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Pour une étude de la finance à Lyon, le cas de Giuliano da Gagliano,
florentin à Lyon.
Giuliano di Piero da Gagliano, un florentin à Lyon, une aventure politique?
En 1489, « Giuliano da Gagliano di Firenze abitante al presente a Lione », ouvre son
Grand Livre qu’il intitule A1. Ce livre est clôt en 1495, quand Giuliano rentre à Florence. Le
séjour de Giuliano da Gagliano à Lyon est court puisqu’il se déroule sur six ans. Cependant
l’analyse de ses affaires ainsi que des clients qui sont présents dans son livre de compte
justifie pleinement l’intérêt que l’on porte à cette période lyonnaise. Les activités lyonnaises
du florentin Gagliano s’inscrivent en effet dans le double contexte des Guerres d’Italie
voulues par le roi de France Charles VIII et des problèmes de la banque des Médicis de Lyon.
Dans les années 1490, Charles VIII prépare la descente de son armée en Italie et dans
l’année 1494-1495 est présent à Lyon avec ses conseillers pour trouver des financements. Les
Florentins, regroupés dans la « nation florentine » à Lyon, sont dans la ville depuis 1466, date
de l’arrivée de la filiale des Médicis, transférée de Genève à la ville française2. La mauvaise
gestion de la filiale dans les années 1490 et les choix de Pierre, le fils de Laurent, face aux
revendications du roi de France, entrainent des difficultés et la fermeture puis l’expulsion du
personnel de la filiale de la ville française en 1494.
La présence à Lyon d’un proche des Médicis, Giuliano da Gagliano, au moment même où la
filiale connait ces difficultés, est à regarder avec attention pour comprendre le sens de sa
présence dans la ville.
La présence des marchands italiens, dont les florentins à Lyon, à la fin du XVe siècle,
est bien connue et a été étudiée par de nombreux historiens3. Richard Gascon, dans son
1 SCUOLA NORMALE DI PISA ARCHIVIO SALVIATI (AS), serie IV, 2. Les livres comptables de la famille
Gagliano ont été conservés dans l’archive Salviati déposée à la Scuola Normale de Pise. La quatrième série
correspond aux dépôts pour les familles liées aux Salviati comme c’est le cas pour les Gagliano. Ces livres sont
essentiellement ceux de Giuliano da Gagliano même si deux livres de son frère Filippo ont également été
conservés. Les sources que nous avons étudiées pour cette recherche sont essentiellement deux : le Grand livre
de Gagliano pour les années 1489-1495 à Lyon ainsi que le livre des Ricordanze pour ces mêmes années. Nous
avons aussi utilisés les Grands livres de Gagliano à son retour à Florence à partir de 1495. 2 G. MASI, Statuti delle colonie fiorentine all’estero (seccoli XV-XVI), Milano, Dott.A. Giuffrè-editore, 1941-
XIX, pp. 195-234, sur l’histoire de la banque des Médicis et leurs filiales à l’étranger, notamment celles de
Genève et de Lyon, on renvoie à l’étude fondamentale de R. DE ROOVER, Il banco Medici dalle origini al
declino (1397-1494), trad. italienne, Firenze, La Nuova Italia, 1970, pp. 401-449. 3 Des ouvrages écrits au 19
ème siècle recensent la présence des Italiens et plus précisément des Florentins en
France et à Lyon, c’est le cas de CHARPIN-FEUGEROLLES, Marquis de la Rivière, H. de, Les Florentins à
2
ouvrage fondamental sur Lyon et ses marchands au XVIe siècle, y consacre de nombreuses
pages4. A sa suite, les nombreux écrits de Michele Cassandro et plus récemment le livre
d’Angela Orlandi se sont intéressés aux groupes des italiens à Lyon à la fin du Moyen-Age et
au début de l’époque moderne5. Ces études montrent l’importance et le rôle essentiel des
Italiens et des Florentins en particulier, dans le commerce et l’invention des techniques
bancaires et commerciales. Cependant, c’est plus pour le XVIe siècle que pour le XVe siècle
que les Italiens sont considérés. Richard Gascon propose dans son introduction une
chronologie d’histoire lyonnaise. Pour lui, la fin du XVe siècle est le moment de la
« naissance » de la prospérité de la ville. Pour sa part, il a plus travaillé sur le siècle successif,
celui, écrit-il de « l’épanouissement et de la retombée » de la ville6.
L’étude des sources des marchands florentins datant de la fin du XVe siècle, comme
nous envisageons de le faire, permet de donner un autre regard sur cette période de la
naissance de l’histoire commerciale de la ville. En effet, les sources comptables permettent de
suivre les mouvements de capitaux, les circuits de marchandises et de mettre en lumière une
carte géographique des relations commerciales et bancaires de l’époque. Ce dynamisme
économique qui apparaît déjà bien installé dans la dernière décennie du XVe siècle nous
amène à nous interroger sur la chronologie proposée par R. Gascon.
Quelques livres des activités de Gagliano, tant à Lyon qu’à Florence ont été
conservés7. Nous sont parvenus le Grand Livre, le livre de Ricordanze et des lettres qui
montrent la diversité et la complexité des parcours des marchands-banquiers florentins à
Lyon. En effet, plus que faire du commerce de tissus ou d’épices, comme le font
Lyon, Lyon, 1893 et de l’ouvrage d’Emile Picot, PICOT E., Les Italiens en France au XVI
e siècle, Vecchiarelli
Editore, 1995. 4 R. GASCON, Grand commerce et vie urbaine au XVI
e siècle. Lyon et ses marchands (environs de 1520
environs de 1580), Paris, SEVPEN, 1971, principalement t. I, pp. 203-233 et 357-364. « Les Italiens dans la
renaissance économique lyonnaise au XVIe siècle », Revue des Etudes Italiennes, 1958. 5 M. CASSANDRO, Le fiere di Lione e gli uomini d’affari italiani nel Cinquecento, Firenze, tip. Baccini &
Chiappi, 1979. Banca e commercio fiorentini alle fiere di Ginevra nel secolo XV, pp. 567-611, Revue suisse
d’histoire, 1976,« Strategia degli affari dei mercanti-banchieri italiani alle fiere internazionali d’oltralpe (secoli
XIV-XVI) », in Aspetti della vita economica medievale, Atti del convegno di studi nel X anniversario della
morte di Federigo Melis-Firenze, Universita degli studi di Firenze, Firenze 1985.« Economia e politica nelle
città di fiera : Ginevra e Lione (secoli XIV-XVI) », in Strutture del potere ed élites economiche nelle città
europe dei secoli XII-XVI, a cura di Giovanna Petti Balbi, Europa mediterranea quaderni 10, « Le élites
internazionali a Ginevra e Lione nei secoli XV-XVI », in Sistema di rapporti ed élites economiche in Europa
(secoli XII-XVII) a cura di Mario del Treppo, Europa mediterranea quaderni 8, Gisem Liguori editore, 1994.
ORLANDI A., Le grand Parti, Fiorentini a Lione e il debito pubblico francese nel XVI secolo, Firenze, L.
Olschki, 2002. 6 R. GASCON, Grand Commerce, t.I, p. 50.
7 Les livres Gagliano sont conservés dans la 4
ème série de l’archive Salviati de Pise.
3
traditionnellement les Florentins présents à Lyon8, Gagliano a un rôle politique notamment
avec la cour du roi de France et dans les liens avec la famille des Médicis. Sa présence à Lyon
apparaît comme la pièce d’un jeu précis qui implique la filiale des Médicis de Lyon et
l’entourage du roi ainsi que l’étude des ses documents comptables permet de le comprendre.
La personnalité de Giuliano et de son frère Filippo et ses activités en France permettent
d’avancer quelques hypothèses quant à la raison de sa présence à Lyon.
I. Giuliano di Piero da Gagliano florentin à Lyon, un homme, une
famille dans le réseau des Médicis.
1. Un marchand en lien avec les Médicis ?
La famille da Gagliano, florentine, est assez connue dans la ville par les deux frères
Filippo et Giuliano. Leurs archives conservées dans les archives Salviati déposées à la Scuola
Normale de Pise. A la suite du mariage de la petite-fille de Gagliano avec l’arrière-petit fils
d’Alamanno Salviati, les archives Gagliano sont entrées dans la maison Salviati. En effet,
lorsque Lucrezia di Piero da Gagliano, épouse en 1575 ou en 1570 Antonio di Filippo
Salviati, elle apporte dans la famille Salviati, outre des biens immobiliers, les archives des
Gagliano9. Le palais Gagliano, situé via del Cocomero et dans lequel ont vécu Filippo et
Giuliano, devient ainsi possession des Salviati10
. Les manuscrits des Gagliano sont importants
numériquement et permettent de présenter une histoire de la famille et de leurs affaires pour la
branche représentée par Giuliano. Il y a 64 livres qui s’échelonnent de 1473 au milieu du
XVIe siècle. Pour l’activité lyonnaise de Giuliano da Gagliano, le Grand Livre ainsi que des
carnets de foires et de caisse, nous sont parvenus permettant de bien reconstituer ses activités.
La famille Gagliano vient de Galliano dans le Mugello au nord de Florence. Le
registre du Catasto de Florence nous donne des indications précises sur la famille11
. En 1468,
le père, Piero di Filippo di Piero da Gagliano, est mort et c’est sa veuve, donna Ginevra âgée
de 38 ans qui reste à la tête de la famille. Celle-ci comprend neuf enfants : Filippo âgé de 17
8 Ce type d’activité est celle la plus classique pour les Italiens à Lyon, comme le montre R. Gascon. Les deux
exemples d’Italiens qu’il prend sont ceux des Bonvisi de Lucques et des Salviati de Florence, tous deux grands-
marchands de soie, R. GASCON, Grand commerce, t. I, pp. 214-219 9 Sur la date du mariage de Lucrezia da Gagliano avec Antonio di Filippo Salviati deux dates sont possibles :
celle de 1570, Ceramelli Papiani, fasc. 2180 ou celle de 1575 présente dans l’inventaire des archives Salviati de
Pise. 10
Actuelle via Ricasoli. 11
ARCHIVIO DI STATO DI FIRENZE (ASF), Catasto 925, fol. 370 « figliuoli e erede di piero di filippo di
piero da gagliano a donna ginevra loro madre ».
4
ans, il est né le 4 janvier 1452, Giuliano âgé de 10 ans, Chaverino 14 ans, Lossandra ou
Caterina, 13 ans, Chostanza de 12 ans, Chornelia, 9 ans, Lena 8 ans, Chassandra 7 ans et
Roderico, fils naturel de Piero âgé de 24 ans. Excepté Giuliano et Roderico les enfants
apparaissent dans le catasto cités selon leur rang d’âge. La famille possède déjà la maison
située dans la via del Cocomero pour laquelle Filippo et Giuliano font des améliorations à la
fin du XVe siècle12
.
Leur père, Piero da Gagliano, est un artisan peu connu mais fidèle des Médicis et c’est
lui, qui le premier, s’introduit dans le cercle des proches de la famille la plus puissante de
Florence, en faisant preuve d’une fidélité indéfectible à la famille lors de son exil de 143413
.
Cette fidélité s’exprime ensuite dans la carrière de ses deux fils, Filippo et Giuliano. Des deux
frères, nous possédons plus d’informations sur Filippo.
Il est né en 1451, (soit deux ans après Laurent le Magnifique) et appartient aux
« uomini nuovi » dont Laurent de Médicis s’est entouré14
. Ce sont des hommes qui, à la
différence ceux qui sont traditionnellement chargés de fonctions importantes dans la ville de
Florence, ne sont pas issus des familles patriciennes de la ville mais sont issus de familles
modestes, comme les Gagliano15
. Laurent de Médicis leur confie cependant des
responsabilités importantes au sein de sa banque. Filippo da Gagliano devient ainsi vice-
directeur de la banque de Médicis de 1490 à 1494 alors que Giovambattista Bracci en est le
directeur après la mort di Francesco Sassetti16
. On retrouve Filippo dans plusieurs compagnies
avec d’autres marchands florentins. En 1491, il est ainsi associé à Lanfredino Lanfredini et à
Laurent de Médicis dans une compagnie de laine17
, dans les années 1485, il était également
12
AS, IV, Debitori e creditori rosso di Filippo di Piero da Gagliano, (1473-1483) dont les Ricordanze vont
jusqu’en 1495, cc. 192 s., d. « E poi a di xx di ditto mese la [Alessandra Soderini] menay a chaxa mia nella via
del cocomero ». 13
D. KENT, The Rise of the Medici : faction in Florence 1426-1434, Oxford, Oxford University press, 1978, p.
86. 14
A. BROWN, The Medici in Florence. The Exercise and language of power, Leo Olschki Editore, University of
Western Australia Press Perth, 1992; idem « Insiders and Outsiders : the changinig boundaries of exile » in
Society and Individual in Renaissance Florence, ed. William Connel, Berkeley, 2002, pp. 358-359; idem
« Lorenzo’s new men and their mores », Renaissance Studies 16 (2002), pp. 113-143. 15
Sur l’histoire de Florence, R. von ALBERTINI, Firenze dalla Republica al principato, storia e coscienza
politica, Einaudi, 1995 (3ème
édition). 16
Mort de Francesco Sassetti 31 mars 1490. R. De Roover a établit la liste des directeurs et vice-directeurs de la
banque des Médicis à Florence et des filiales, R. DE ROOVER, pp. 571-574. Sur les fonctions au sein de la
banque voir ASF Strozz. Ser. I, 10, ff. 186-189. Lettres in BNF Ginori Conti, 29, 69 (22 août 1479) ASF, MAP
48, 260 et MAP 39, 91 (11 septembre 1484, 23 février 1485). Lettres de F. da Gagliano, ASF Dieci, Entrate e
Uscite 8, f. 6r. 17
Laurent de Médicis investit 2 216 florins s. 13 et d. 4 dans cette compagnie dirigée par Paolo Benci, in A.
BROWN, « Lorenzo’s new men and their mores », Renaissance Studies 16 (2002), pp. 122-123.
5
associé dans la compagnie de Bartolomeo Bartolini installée à Lyon18
. Il participe aussi, aux
côtés de Niccolò Michelozzi, à une compagnie de laine dirigée par Michele Ubaldini en
149219
.
Filippo est élu en septembre 1482 à la charge de trésorier des Dieci di Balià et reçoit à
ce titre, un salaire important. De 1488 à 1491, Filippo est un des cinq officiers du Monte.
Lors de l’exercice de ses fonctions, il semble qu’il ait transféré à Laurent de Médicis de
l’argent qui appartenaient aux fonds publics20
. Celui-ci reçoit en effet beaucoup d’argent de
Filippo « per vigore di legie » 21
. En tant qu’ami de Niccolò Michelozzi et de Bartolomeo
Bartolini, Filippo joue un rôle très important dans le monde de la finance privée et publique. Il
aurait ainsi détourné de l’argent du Monte au bénéfice de Laurent de Médicis pour plus de 50
000 florins. Même s’il n’y a pas de certitudes concernant la poursuite des opérations de
Filippo après la mort de Laurent, Filippo continuerait à verser de l’argent à Pierre de Médicis.
Après la chute et l’exil de ce dernier, Filippo apparaît comme de ses soutiens inconditionnels
et serait un de ses créditeurs.
En 1481, Filippo da Gagliano se marie avec Alessandra Soderini, petite-fille de
Tommaso Soderini avec laquelle il vit dans le palais via del Cocomero22
. Ce mariage, avec
une fille d’une grande famille de l’aristocratie florentine, très proche des Médicis, renforce sa
position au sein de la ville23
. Il aura avec cinq enfants avec Alessandra Soderini, qui meurt en
couches le 2 juin 1495 après avoir mis au monde son dernier fils. Filippo, lui, meurt en 1517.
18
ARCHIVIO BARTOLINI (AB), Vicchio del Mugello, n°224, libro secreto verde’ 1482-1487 et 225 libro
secreto D 1489-1494. Filippo a plus de 7000 écus de participation au capital de la compagnie en 1489, f. 2. 19
AS, IV, 2, c. 5 « nota che detto filippo me scrisse a(ve)re messo la detta som(m)a di fl. 600 l(argo) di g(rosso)
in (un)a bottega d’arte di lana di garbo a comp(agni)a di ser nincolo michelozzi e michele ubaldini sotto
l’aministraz(ion)e … di michele nella quale bottega e comp(agni)a participo». Ser Niccolò Michelozzi, notaire,
est associé à différents marchands florentins dans les premières années du XVIe siècle. Il est notamment associé
à Francesco et Giovanni de Médicis et Giovanni Maringhi, voir G. R. B. RICHARDS, Florentine merchants in
the age of Medicis, Cambridge, 1932. Sur le notaire Niccolò Michelozzi, voir l’article de F. GUIDI BRUSCOLI,
« Politica matrimoniale e matrimoni politici nella Firenze di Lorenzo de’ Medici, Uno studio del ms. Notarile
antecosimiano 14099», Archivio Storico Italiano, Leo S. Olschki Editore, 1997 20
A. BROWN, The Medici in Florence, p. 172-175. “as dependents of the commune, were to be repaid after
private creditors and before the commune itself, raising again the possibility that these payments were made
from communal rather than private funds.” 21
Filippo se serait chargé de transférer à Laurent de Médicis de l’argent qui provenait du Monte. Sur les
institutions florentines et celle du Monte en particulier, voir I. CHABOT, « Le gouvernement des pères : l’Etat
florentin et la famille (XIVe-XVe siècles) » pp. 241-263 in J. BOUTIER, S. LANDI, O. ROUCHON (dir.),
Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles, Les dynamiques d’un Etat italien, PUR, 2004. 22
AS, Serie IV, 1 (1) debitori e creditori rosso, segnato A di Filippo di Piero da Gagliano, 1473-1495, c. 192
“ricordo come questo dì iii di marzo 1480 ... p(er) donna l’alessandra figluola di lorenzo di ser Tommaso
Soderini”. Sur Tommaso Soderini et son rôle auprès de Laurent de Médicis, voir P. C. CLARKE, “Lorenzo
de’Medici and Tommaso Soderini” a.c. di G.C.GARFAGNINI, Lorenzo de Medici. Studi, Florence, 1992. 23
Si la famille Gagliano n’a pas d’origine noble, les mariages que font les deux frères et les liens qu’ils tissent
avec les grandes familles de l’aristocratie florentine leur permettent de s’insérer dans la noblesse de la ville. Pour
P. Hurtubise, auteur d’un livre sur la famille Salviati, ils font même partie des patriciens de la ville, P.
6
Sur la vie et les activités de Giuliano, moins d’informations nous sont parvenues mais
nous pouvons cependant reconstituer son parcours. Il est né en 1458 et meurt en 1525. Il passe
vraisemblablement vingt ans en France. En 1475, à l’âge de 17 ans, il est à Avignon, sur
ordres de Filippo, sans que l’on sache la raison précise pour laquelle il se rend dans cette
ville24
. Il est à Lyon en 1487 où il signe les statuts de la nation florentine et ouvre son Grand
Livre en 148925
. Son séjour lyonnais se termine en 1495, date à laquelle, à l’âge de 37 ans il
repart à Florence. A partir de cette date, il ne semble pas avoir quitté la Toscane, comme en
témoignent ses livres de comptes après 1495. Il se marie avec Lucrezia Cambi, mais excepté
un fils, Piero, père de Lucrezia, future épouse d’Antonio Salviati, nous ne savons pas s’il a eu
d’autres enfants.
Avant d’ouvrir son Grand Livre en 1489, Giuliano est associé de Bartolomeo
Bartolini, de Filippo da Gagliano et de Lorenzo Spinelli, dans une compagnie à Lyon, qui a
pour directeur Spinelli. Giuliano a les fonctions de caissier de la compagnie jusqu’en 148726
.
Il investit dans sa banque à Lyon la part de capital qu’il avait placée dans la compagnie
Bartolini comme nous le verrons plus loin27
. Pour sa part, la compagnie Bartolini de Lyon est
reformée à Florence en 148928
.
En 1489, quand Giuliano ouvre son Grand Livre, il possède aussi un compte dans la
filiale des Médicis de Rome comme cela apparait dans le bilan de la filiale en 149429
.
Sa vie quotidienne et les détails de son installation lyonnaise sont dans son Grand
Livre. Au détour des comptes « dépenses et pertes » et « pertes et profits »30
, nous avons un
HURTUBISE, Une famille-témoin, les Salviati, Città del Vaticano, Biblioteca apostolica vaticana, 1985, p. 231.
Cependant, la question de l’appartenance au patriciat pour cette famille n’est pourtant pas simple, car elle n’est
pas inscrite comme telle dans le deputazione sopra la nobilta’ e cittadinanza, source à laquelle ne fait pas
référence P. Hurtubise. 24
AS, IV, 1, Filippo da Gagliano, carta 163 : « ricordo come questo dì 27 di maggio 1475 parti di firenze
giuliano da gagliano mio fratello per andare a stare a vignone ». 25
Cf. Gino MASI, Statuti delle colonie fiorentine all’estero (seccoli XV-XVI), Milano, Dott.A. Giuffrè-editore,
1941-XIX, pp. 195-233. 26
AB, n°106, libro secreto 1482-1489, carta 5 d. 1483 «conto di chassa deve avere add 25 d’aghosto (...) conto
della chassa tenuta per Giuliano di Piero da Gagliano». 27
AB, n°225, libro secreto D 1489-1494, «io giuliano di piero da gagliano tanto in mio nome che in nome di
bartolomeo Bartolini e compagnie di lione afermo avere fatto fine essendo daccordo detta compagnia con
lorenzo spinelli (...)questo dì 24 marzo 1488». 28
AB, 225, c. 1, « Riformata in Firenze da nostri maggiori del mese di novembre 1489 come per la scritta
ampliamente si dichiara ». 29
Le bilan de la filiale des Médicis à Rome a été publié par A. Sapori. SAPORI A., « Il « bilancio » della filiale
di Roma del Banco Medici del 1495 », in Scritti di storia economica, Firenze, L. Olschki editore, 1975. 30
Un grand Livre comprend toujours des comptes « pertes et profits »-« avanzi/disavanzi ». La particularité du
Grand Livre de Gagliano est qu’il comporte aussi des comptes « dépenses et pertes »-« spese e disavanzi ». Dans
ces comptes, Gagliano inscrit les dépenses qu’il fait pour lui ou pour ses serviteurs à Lyon. Il inscrit aussi les
pertes ou les gains effectués lors de jeux d’argent. Les paris faits entre marchands sur le sexe des enfants à naître
est une pratique, semble-t-il, particulièrement répandue à l’époque. AS, IV, 2, c. 76 «E ad p(ri)mo giungno sc.
7
aperçu de sa vie quotidienne à Lyon. Il a pris une maison en location et il a deux serviteurs
français : Stephane Ynbert originaire du Bourbonnais et un Toulousain, Etienne Doliveres. Il
achète des chevaux, une mule, envoie chercher le médecin pour soigner son serviteur, achète
des chapeaux ou des épingles chez les merciers de Lyon, ou encore se fait faire des chaussures
chez le cordonnier installé devant « l’ostellerie du porcelletto ». Il rentre à Florence en 1495
avec des cadeaux pour ses proches, ainsi il achète des ciseaux d’argent pour sa nièce, Cornelia
« figluola di Filippo mio fratello ».
Gagliano vit entre la France et l’Italie depuis les années 1480. Il est lié à des grandes
familles de marchands florentins pour lesquelles il travaille : les Médicis et les Bartolini.
Nous ne savons au final que peu de choses sur lui et ses activités avant 1494, mais il s’installe
à Lyon au moment où la filiale des Médicis, qui est dans la ville depuis la fin des années
1460, est en difficultés.
2. La filiale des Médicis à Lyon dans les années 1489-1494 : des années difficiles.
L’histoire de la filiale des Médicis de Lyon est au cœur des rapports France-Italie de
l’époque. Elle est installée à Lyon depuis 1466. C’est au départ la filiale de Genève qui a été
transférée à Lyon après l’ouverture sous Louis XI (1462-1483) de la quatrième foire. Les
foires de Lyon ont lieux aux mêmes dates que celles de Genève, signent le déclin commercial
de la ville suisse. Le transfert de la filiale des Médicis de Genève à Lyon est le premier signe
de ce passage d’une ville à l’autre. Après les Médicis, ce sont tous les marchands florentins
puis italiens qui viennent s’installer en France31
.
La filiale des Médicis à Lyon a une importance particulière en France. Sa banque
lyonnaise prête au roi de France, à de nombreux membres du clergé français et gère l’argent
de proches du roi, comme Philippe de Commynes et le seigneur du Bouchage (Ymbert de
Batarnay)32
. De fortes sommes sont en jeu et les intérêts entre la filiale et la cour sont
complexes.
Xxi del sol pagai a Giorgio colombini senese e marsilio suo f(rate)llo p(er) u(na) scomessa perduta co(n)lluy del
parto della donna di giovamfran(cesco) m(ar)telli». 31
Sur l’histoire des foires de Lyon et de la filiale des Médicis en particulier, R. DE ROOVER, Il banco, pp. 417
et suivantes. 32
D’après le bilan de la filiale publié par R. DE ROOVER, Il banco, pp. 420, tab. 59. Outre le roi de France, on
trouve aussi dans le duc de Savoie et le duc de Bourgogne.
8
Quand Giuliano da Gagliano ouvre son Grand Livre, la filiale des Médicis connait des
difficultés liées à sa mauvaise gestion33
.
Depuis les années 1480, la filiale est dirigée par Lionetto de Rossi, le beau-frère de
Laurent, depuis son mariage avec Maria, demi-sœur de Laurent en 147034
. Mais celui-ci ne
sait pas profiter du nouvel essor économique que les foires donnent à Lyon, il conduit, comme
l’écrit Yves Renouard, une gestion « mauvaise et malhonnête ». Laurent tente à plusieurs
reprises de mettre sous contrôle Lionetto de Rossi en envoyant à Lyon en 1480 Lorenzo
Spinelli, qui est alors à Montpellier pour le compte des Médicis puis Cosimo Sassetti, le fils
de Francesco Sassetti, le fidèle directeur de la banque Médicis à Florence. L’arrivée de ces
hommes que Lionetto prend pour des espions à la solde de Laurent, ne fait qu’envenimer une
situation déjà bien compliquée.
En effet, les fonds de la compagnie étaient immobilisés en marchandises non vendues
et en créances non recouvrées. Pour trouver de l’argent, Lionetto de Rossi tirait ou faisait tirer
par ses clients des lettres de change sur la filiale de Rome, dirigée par Giovanni Tornabuoni.
Malgré les efforts de ce dernier qui tente de ralentir ces pratiques, Lionetto continue et
provoque le refus en 1485, par la filiale de Rome de payer une traite à un Français, Jules
Thierry. Ce faisant, c’est la crédibilité de la filiale de Lyon qui est mise en doute. A cette
même date, Lionetto de Rossi est rappelé à Florence par Laurent lui-même pour lui rendre des
comptes et est emprisonné à Florence en 1485 et 1487 pour fraudes.
Francesco Sassetti, le directeur général de la banque en lequel Laurent à toute
confiance, est envoyé à Lyon en 1486 pour remettre de l’ordre dans les comptes. Il y reste
jusqu’à sa mort en mars 1490. Pour sauver la filiale, il fonde avec Lorenzo Spinelli et
Giovanni Tornabuoni une nouvelle compagnie avec une nouvelle raison sociale qui reste ainsi
jusqu’en 1490 : « Francesco Sassetti et Giovanni Tornabuoni et compagnie ». Lorenzo
Spinelli en est le directeur. L’arrivée de Sassetti, bien connu dans la ville, inspire confiance et
la filiale repart attirant de nouveaux clients. Cependant, elle ne peut pas solder toutes ses
33
Sur l’histoire de la famille Médicis et le rôle de Laurent et de Pierre dans la gestion de la banque voir Y.
RENOUARD, Etudes d’histoire médiévale, S.E.V.P.E.N., 1968, t. 1, pp. 444 et suivantes. L’auteur estime que
Laurent puis son fils Pierre ensuite, sont de mauvais gestionnaires qui s’entourent de personnel « médiocre ou
franchement mauvais » p. 445. 34
R. DE ROOVER, Il banco, p. 433-434.
9
dettes, comme celle contractée envers Philippe de Commynes qui commence alors une longue
correspondance avec Laurent pour tenter de récupérer ses fonds35
.
La situation difficile des foires de Lyon après la mort de Louis XI en 1483 fait le reste.
En effet les Etats généraux convoqués en 1484 à Tours, obtiennent la suppression des foires
de 1484 à 148936
. Ce sont les revendications portées par les marchands français depuis des
années dans un contexte de « nationalisme économique » qui l’ont emporté. Les marchands
français protestent contre les avantages accordés aux marchands italiens, accusent ces derniers
d’être responsables de la pénurie des espèces, d’importer des fausses monnaies et dénoncent
une domination des grands marchands italiens sur les petits marchands français. Pour Richard
Gascon, il faut voir dans ces récriminations la volonté des villes comme Montpellier, Aigues
Mortes, Tours ou Bourges de supprimer les foires pour retrouver une place dans les réseaux
commerciaux. Charles VIII donne gain de cause à ces demandes en supprimant les quatre
foires officiellement pendant 10 années comme nous l’avons vu précédemment. Elles se
tiennent pendant ces années à Bourges mais la position géographique de cette dernière,
éloignée des routes commerciales ne leur permirent pas d’y prospérer. Elles furent rétablies
officiellement à Lyon en 1494. Même si dans les faits, deux sont rétablies dès 1489, le Grand
Livre de Gagliano en est la preuve.
Dans ces conditions, les affaires de la filiale lyonnaise, déjà fragilisée par la gestion de
Lionetto, sont encore plus difficiles. La mort de Laurent de Médicis et les relations
diplomatiques entre la France et l’Italie à l’occasion des Guerres d’Italie, portent un coup
d’arrêt à la filiale. En 1492, Laurent de Médicis meurt et son fils Pierre n’est pas capable de
bien gérer les biens de la famille. La direction de la filiale de Lyon est alors assurée par deux
hommes : Lorenzo Spinelli et Cosimo Sassetti, le fils de Francesco Sassetti. Le 2 septembre
1494, Charles VIII à la tête des troupes françaises franchit le col du Mont-Genèvre et entre
ainsi en Italie. C’est le début des guerres d’Italie que le roi Charles VIII mène pour
revendiquer le royaume de Naples en vertu des droits transmis à la couronne de France en
1481 par l’héritier de René d’Anjou. Le roi présente aussi son entreprise comme la première
35
Cette correspondance a été publiée par KERVYN DE LETTENHOVE Joseph M., Bruno Constantin baron,
Lettres et négociations de Philippe de Commynes, Académie royale des sciences, des lettres et des Beaux Arts de
Belgique, Bruxelles, Devaux, 1867 et J. Blanchard, Lettres de Philippe de Commynes, Droz, 2001. 36
Sur la rivalité entre Lyon et Genève et le problème des foires, voir R. GASCON« Nationalisme économique et
géographie des foires, la querelle des foires de Lyon (1484-1494) », in Cahiers d’Histoire, 1956. Les foires de
Lyon traversent une grave crise dans les années 1484-1494.
10
étape d’une croisade contre les Turcs pour délivrer Jérusalem. Les relations diplomatiques
entre la France et l’Italie s’intensifient37
.
Dans cette même année 1494, le roi de France prépare sa venue en Italie. Il fait
envoyer quatre ambassadeurs à Rome, Bérauld d’Aubigny, Denis de Bidant, général des
finances de la langue d’oïl, Jean Mathéron de Salignac et Perron de Baschi déjà ambassadeur
en 149338
. Ces hommes ont pour consigne de s’arrêter à Florence pour négocier avec la ville
et ses représentants le passage des troupes du roi de France sur le territoire florentin. Pierre de
Médicis, au nom des Florentins, mais agissant, écrit F. Guicciardini, selon ses propres
intérêts, refuse aux ambassadeurs du roi de France le passage des troupes par le territoire. En
réaction au mois de juin 1494, Charles VIII expulse de Lyon les facteurs de la banque de
Pierre de Médicis, et leurs biens sont confisqués. Il s’agit pour le roi de signifier aux
Florentins que c’est bien contre la famille des Médicis qu’il est en conflit et non pas contre
toute la ville. Le personnel de la filiale de Lyon est expulsé à Chambéry et le crédit de la
filiale réduit à néant.
Le mois de novembre 1494 marque un tournant pour l’histoire des Médicis à Florence.
Le 4 novembre 1494, Charles VIII et ses ambassadeurs rencontrent une première ambassade
florentine conduite par Pierre de Médicis auprès de Florence39
. Les Florentins ne sont pas en
position de force. Depuis le mois de septembre, le roi de France et ses troupes ont connu leurs
premières victoires en Italie et souhaitent entrer sur le territoire florentin. Pierre de Médicis
accepte les demandes du roi de France et lui accorde les forteresses de Pietrasanta, Sarzana,
Pise et Livourne. Ces deux dernières villes devaient revenir à Florence une fois Naples
conquise par le roi de France. Au son retour de son ambassade, Pierre doit affronter une
révolte des Florentins qui n’acceptent pas qu’il ait pu ainsi disposer des possessions de la
ville.
Les Médicis doivent quitter Florence, leurs biens sont saisis, des administrateurs sont
nommés pour gérer les biens de la famille. La tête de Pierre de Médicis est mise à prix pour
37
Sur les relations diplomatiques entre la France et l’Italie outre la correspondance de P. de Commynes déjà
mentionnée, voir H. DELABORDE, L’expédition de Charles VIII en Italie, Paris, 1888 et A. DESJARDINS,
Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, Paris, 1849, T. 1. Sur les Guerres d’Italie, voir J.-L.
FOURNEL et J.-C. ZANCARINI, Les Guerres d’Italie. Des batailles pour l’Europe (1494-1559), Découvertes
Gallimard, 2003, B. CHEVALIER, « le financement de la première Guerre d’Italie » dans L’impôt au Moyen
Age. L’impôt public et le prélèvement seigneurial, fin XIIe-début XIVe, Paris, Comité pour l’Histoire
économique et financière de la France, 2002, pp. 42-66. 38
F. GUICCIARDINI, Histoire d’Italie, t. I, VI, pp. 43-44. H. DELABORDE, L’expédition de Charles VIII en
Italie, Paris, Firmin-Didot et cie, 1888, p. 495. 39
A. DESJARDINS, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, Paris, 1849, T. 1, pp. 594 et
suivantes.
11
2000 ducats. Cet exil marque la fin des filiales et désorganise la banque des Médicis. La
famille ne recouvre son crédit que quelques années plus tard sous la conduite de Jean de
Médicis, en septembre 1512 alors qu’il n’est pas encore pape (il sera élu six mois plus tard, en
mars 1513 sous le nom de Léon X). Dans son Grand Livre qu’il a ouvert à Florence, Gagliano
prend note de l’arrivée du nouveau pape le 30 novembre 151540
. Les Médicis ont retrouvé
leur pouvoir dans la ville.
C’est dans ces années 1494-1495 qui sont des années de grande difficultés, tant pour
les Médicis que pour leur filiale, que Giuliano da Gagliano, installé à Lyon, va jouer un rôle
majeur.
II. Les activités de Giuliano da Gagliano, un marchand-banquier
florentin atypique à Lyon.
1. Les activités de Giuliano da Gagliano à Lyon.
L’étude des activités de Gagliano à Lyon soulève beaucoup d’interrogations.
Contrairement à d’autres marchands florentins, comme les Salviati qui s’installent à Lyon
quelques années plus tard pour faire du commerce de tissus ou d’épices, Gagliano poursuit
essentiellement des activités bancaires : prêts d’argent ou commerce des lettres de change. Il
accomplit quelques activités marchandes, tissus, fourrures, parmesan mais de manière
occasionnelles et pour des clients avec lesquels il est engagé dans des opérations de banques.
Dans tous les cas, il est à l’écart du commerce classique de Lyon que sont les épices ou les
tissus. D’après son Grand Livre, Gagliano est seul à Lyon, il n’a pas de personnel mais il a
dans sa maison les deux serviteurs français dont nous avons déjà parlé. Il n’a donc pas de
compagnie.
Son Grand Livre est lui aussi, assez déroutant : il l’ouvre en 1489, date à laquelle il quitte
la compagnie de Bartolini où il occupe la fonction de caissier. Mais il ne débute ses premières
activités que cinq ans plus tard, en 1494, soit l’année des difficultés pour les Médicis, tant à
Lyon qu’à Florence. Il est présent à Lyon pendant ces années mais il ne semble pas travailler
pour une compagnie à cette époque. Les premières opérations notées dans son Grand Livre
sont des dépôts de participation au capital de la banque. Gagliano les a inscrits dans son
Grand Livre comme il est d’usage de le faire, dans le cas d’une compagnie, dans un Livre
40
AS, IV, 5, Debitori e creditori rosso, in Firenze, 1495-1509, inscrit sur la couverture du livre, « entrò in
Firenze Papa Leone X della casa dei Medici con gran trionfo ».
12
secret. Trois personnes participent au capital : Giuliano da Gagliano pour 1000 écus le
premier janvier 1489, Bartolomeo Bartolini, marchand florentin présent à Lyon pour la même
somme à la même date et « un ami qui s’appelle G » qui fait le dépôt le plus important,
puisqu’il s’élève à 2467 écus 17 sous 6 deniers. Cette somme provient du capital de Giuliano
lui-même qui avait été investi dans la compagnie qu’il formait avec Bartolomeo Bartolini
jusqu’en 1489. Il est donc tout à fait vraisemblable de penser que cet ami est Giuliano lui-
même41
. Le premier capital de la banque Gagliano s’élève donc à plus de 3000 écus, somme
modeste, si l’on compare avec le capital de la filiale des Médicis de Lyon qui est de plus de
12000 écus en 1466 ou avec les 15000 écus de la compagnie Salviati de Lyon en 1508.
Cette absence d’activités inscrites dans le Grand Livre pendant cinq ans montre bien que
le séjour de Gagliano à Lyon n’est pas comme celui d’autres marchands florentins, comme
celui des Salviati par exemple, qui s’installent à Lyon pour étendre leurs affaires. Il faut
chercher d’autres raisons pour expliquer la présence de Gagliano dans la ville à cette période.
C’est donc dans l’étude de ses clients et de ses opérations que l’on peut trouver la spécificité
de l’activité de Gagliano.
2. Giuliano da Gagliano aide les Médicis depuis Lyon.
Les Médicis, en exil ont besoin de liquidités et d’hommes à même de régler leurs
affaires. Giuliano da Gagliano semble avoir fait partie de ces hommes là. En effet, même
pendant les années d’exil, les Médicis possèdent des comptes dans des Grands Livres de
marchands florentins42
. C’est le cas notamment chez Giuliano da Gagliano qui ne possède pas
moins de sept comptes ouverts à Piero de Médicis ou aux héritiers de Laurent, il faut ajouter
également à ces comptes personnels, ceux ouverts pour des marchandises négociées à Lyon
pour la famille. A travers eux, c’est la structure des relations bancaires et commerciales entre
les Médicis et Gagliano qui apparaît. Gagliano et les Médicis sont correspondants et
possèdent chacun un compte dans la compagnie de l’autre : mio conto, conto loro. Les
Médicis possèdent aussi un compte courant. Un autre intitulé à la ragione vecchia est aussi
ouvert qui permet le transfert d’argent vers la ragione nuova de la compagnie. Tous sont
41
AB, Vicchio del Mugello, ms. 106 et 225. Giuliano participait à une compagnie Bartolini à Florence avant
d’ouvrir son activité à Lyon, comme nous l’avons déjà indiqué. 42
Sergio Tognetti a bien montré que cette pratique a déjà été expérimentée dans les années 1433-1434. En effet,
lors du premier exil des Médicis, en 1434, la famille confie ses affaires aux Serristori qui gèrent, de manière
discrète, leurs affaires et celles des autres partisans des Médicis. S. TOGNETTI, Da Figline a Firenze, ascesa
economica e politica della famiglia Serristori (secoli XIV-XVI), opuslibri, 2003, pp. 76-77.
13
soldés créditeurs, excepté pour le compte della ragione vecchia43
. Les comptes montrent des
opérations de prêts d’argent, d’endossement mais aussi de ventes de marchandises
appartenant aux Médicis et vendues par Gagliano pendant les foires de Lyon, ainsi pour les
tissus et les fourrures. Les sommes sont importantes, elles dépassent les 20 000 écus et
représentent les plus gros chiffres du Grand Livre de Gagliano. Les Médicis s’appuieraient
donc sur un de leurs proches à l’étranger pour mettre à jour leurs affaires et pouvoir avoir des
liquidités. Le lien avec les Médicis se poursuit avec le personnel de la filiale de Lyon.
Giuliano Biliotti, Antonio Mellini et Cosimo Sassetti, vice-directeur de la filiale sous la
direction de Lorenzo Spinelli depuis 1490, possèdent tous les trois des comptes ouverts dans
la banque de Gagliano44
. Gagliano leur prête de l’argent, comme à Antonio Mellini en août
149545
. Giuliano da Gagliano, lié aux Médicis par des liens de famille et d’intérêts forts, leur
vient donc en aide au moment des difficultés de la filiale et de son personnel à Lyon. A côté
de ses activités bancaires de soutien aux Médicis, il poursuit aussi des opérations de banque
avec de nombreux français, parmi les plus grands de l’époque et aussi les plus proches
conseillers du roi de France, Charles VIII.
3. Les clients français de Giuliano da Gagliano, des grands marchands et des politiques
de l’entourage du roi de France.
Les intitulés des comptes donnent des indications précieuses sur l’identité de ces
clients. On peut classer les clients Français de Gagliano en plusieurs groupes : les proches du
roi et de la reine de France « les politiques », les gens qui ont un office ou sont artisans, les
marchands, les serviteurs. Il reste aussi quelques Français pour lesquels Gagliano ne nous
donne pas d’indications. Dans ces cas, l’étude de leurs comptes montre des opérations de
change ou de vente pendant les foires de Lyon. Dans tous ces clients, trois villes d’origine
sont très importantes : Tours, Rouen et Lyon.
Ces marchands sont des grands marchands du bas Moyen Age ou qui appartiennent à
des familles très connues. Les ouvrages de B. Chevalier sur Tours et de M. Mollat sur la
Normandie et Rouen en particulier sont très utiles pour comprendre l’importance de ces
hommes. C’est le cas des marchands de Rouen Antoine Caradas, Richard Le Pelletier de
Rouen, ou de Tours comme Guillaume Mesnager de Tours et aussi de la famille Baronnat de
43
AS, IV, 2, c. 49, « 1495 Piero de Medici e comp(agni)a battilori di firenze della rag(ione) vechia per loro conto
corrente d(ev)ono dare addì xv di maggio 1495 sc. lxiiii s.i a o(ro) di m(onet)a ne fo buoni p(er) loro av(er)e di
med(ici) battilori della rag(ione) n(uov)a p(er) loro co(nto) corrente». 44
R. DE ROOVER, Il banco.., p. 448. 45
AS, IV, 2, c. 79, Antonio Mellini reçoit 666 écus et 5 s., sous la forme d’une lettre de change tiré sur Matteo
Strozzi et Piero Corboli.
14
Lyon (associé à Jacques Cœur pour l’exploitation d’une mine d’argent de Pampailly près de
Lyon, dont l’activité est directement liée à celle de la monnaie de Lyon46
). Tous possèdent des
comptes dans le Grand Livre de Gagliano. Ces comptes enregistrent des opérations de banque,
parfois de vente : Gagliano vend ainsi à Maurice Briant une pièce de brocard d’or pour le
compte des Médicis47
.
Parmi les marchands de Tours présents dans le Grand Livre, les plus connus et ceux
qui effectuent les plus grosses opérations sont, sans aucun doute, les membres de la famille
Briçonnet et des Beaune48
. Trois hommes des ces deux familles possèdent des comptes dans
la banque de Gagliano, ainsi que Patrice Binet qui leur est apparenté. Il s’agit de Pierre et
d’André Briçonnet et de Jacques de Beaune. Tous trois occupent des fonctions importantes
dans les institutions royales : Pierre Briçonnet est général des finances du Languedoc, c’est-à-
dire chargé de la comptabilité et de la centralisation pour la perception des finances, André est
argentier du roi Charles VIII et Jacques de Beaune est trésorier de la reine de France, Anne de
Bretagne. A ces trois hommes qui possèdent des comptes dans la banque Gagliano, il faut en
ajouter un quatrième, qui joue un rôle central dans l’histoire de France et des relations
France/Italie pour cette époque : Guillaume Briçonnet, un des proches conseillers du roi, frère
de Pierre et d’André et beau-frère de Jacques de Beaune.
Ces hommes appartiennent à deux grandes familles tourangelles alliées entre elles : les
Briçonnet et les Beaune considérés comme les « financiers du XVe siècle ». Guillaume
Briçonnet est l’homme sur lequel repose la fortune de la maison Briçonnet. Le lien qui unit
Guillaume Briçonnet et Jacques de Beaune cimente « le système Briçonnet » et enrichit les
46
M. MOLLAT, Jacques Cœur ou l’esprit d’entreprise, Paris, éd. Aubier, 1988, p. 238-261. Par ailleurs, la
présence parmi les clients de Gagliano d’un argentier du Royaume, André Briçonnet, d’un maître de la monnaie
et d’un membre de la famille Baronnat évoque la figure de l’argentier du Royaume de Charles VII. 47
AS, IV, 2, c. 55, « una pezza di broncato doro di ragione de medici battilori di firenze ». 48
Les deux familles Beaune et Briçonnet ont été étudiées par de nombreux historiens. Bernard Chevalier dans
ses ouvrages sur Tours leur consacre de nombreuses pages. B. CHEVALIER, Les bonnes villes, l’Etat et la
société dans la France de la fin du XVe siècle, Orléans, Paradigme, 1995 (Varia, 20) et Tours, ville royale :
1365-1520 : origine et développement d’une capitale à la fin du Moyen-âge, Vauder-Nauwelaerts, 1975, C.L.D.
1983, « Guillaume Briçonnet et les financiers tourangeaux au service de la reine Anne de Bretagne », dans
Laurent C., Merdrignac B. et Pichot D. (sous la direction de), Monde de l’Ouest et villes du monde. Regards sur
les sociétés médiévales, Mélanges en l’honneur d’A. Chedeville, Rennes, Presses Universitaires de Bretagne,
1998, p. 339-347, « Du droit d’imposer et de sa pratique. Finances et financiers du roi sous le règne de Charles
VIII », dans J. Blanchard (sous la direction de), Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Age, Paris,
Picard, 1995, p. 45. Voir aussi, L. FEBVRE, « Idée d’une recherche d’histoire comparée : le cas Briçonnet »
dans Au cœur religieux du XVIe siècle, Paris, Editions Jean Touzot, 1968, p. 145-161. Ph. HAMON, L’argent
du roi, les finances sous François Ier, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994, et
« Messieurs des finances ». Les grands officiers de finance dans la France de la Renaissance, Comité pour
l’histoire économique et financière de la France, 1999. A la fin des annés 2000, Bernard Chevalier a consacré un
livre au personnage même de Guillaume Briçonnet. B. CHEVALIER, Guillaume Briçonnet (v. 1445-1514): un
cardinal-ministre au début de la Renaissance : marchand, financier, homme d'État et prince de l'Église, PUR,
2005.
15
deux familles49
. Même si Guillaume Briçonnet n’est pas mentionné dans l’intitulé du compte,
il est évident qu’il faut le voir derrière ses frères et son beau-frère.
Guillaume et Jacques sont tous deux membres de deux vieilles familles de Tours.
Jacques est fils de l’argentier du dauphin Charles, il est marchand et travaille aux côtés de son
père dans l’argenterie du dauphin. En 1491, il devient trésorier et receveur général de la reine
Anne de Bretagne. Il est le beau-frère de Guillaume Briçonnet depuis que celui-ci a épousé sa
sœur, Raoulette de Beaune. Jacques de Beaune et Guillaume Briçonnet sont tous deux des
proches de la reine et jouissent de sa confiance durant toute sa vie. En 1498, lors de la mort
accidentelle de Charles VIII, c’est Jacques de Beaune qui se charge de mettre de sécurité dans
sa propre maison de Tours tous les biens de la reine avant leur transfert à Nantes et c’est
Guillaume Briçonnet qui est appelé auprès de la reine, en qualité d’ami de la reine et du
défunt roi50
. En 1495, il devient général des finances du Languedoc à la suite de Pierre
Briçonnet, le frère de Guillaume et client de Gagliano. Par la suite, il est un des hommes-clé
des finances du Royaume51
.
Jean Briçonnet, le père de Guillaume, est celui qui développe la fortune de la famille
son fils, Guillaume l’augmente et fait bénéficier ses frères de sa réussite. Guillaume débute sa
carrière dans « la boutique de l’argenterie » et le commerce sous le règne de Louis XI. Il est
au service du roi dès 1482 en tant que « secrétaire signant en finance » puis en 1483, devient
général des finances du Languedoc.
A la mort de sa femme, il devient évêque de Saint-Malo puis cardinal en 1495. Il place
rapidement les membres de sa famille au service du roi. Ainsi Pierre Briçonnet son frère, est
général des finances du Languedoc à sa suite de 1494 à 1495 pour le devenir ensuite pour le
Languedoïl en 1495, prenant ainsi la succession de Denis de Bidant. C’est Jacques de Beaune,
qui devient alors général du Languedoc en 1495.
Le personnage de Guillaume Briçonnet est connu et controversé en Italie. De
nombreuses chroniques comme celles de Francesco Guicciardini ou de Francesco Vettori
présentent le personnage. Il est accusé d’avoir obligé le pape Alexandre VI à le faire cardinal.
Et de nombreuses histoires courent sur lui : il aurait empoisonné le premier mari de sa femme,
prostitué sa belle-fille auprès de Charles VIII, empoisonné ensuite sa femme pour pouvoir
49
Les généraux des finances, au nombre de quatre sous Charles VII, sont chargés des opérations de comptabilité
et de centralisation pour les impôts extraordinaires. Ils centralisent les recettes, préparent les budgets.
André Briçonnet est argentier du roi, c'est-à-dire qu’il est responsable de l’argenterie, magasin organisé pour
assurer la fourniture de l’Hôtel Royal en meubles, de vêtements et de pièces d’orfèvrerie et aussi pour les
conserver. AS, IV, 2, c. 55 « Arnaldo brixonet di tors argentiere del re ». Il achète notamment de l’or filé des
Médicis pour la somme de 247 écus en décembre 1495. 50
B. CHEVALIER, « Guillaume Briçonnet.. », p. 345. 51
Ph. HAMON, « Messieurs des finances », p. 358.
16
devenir homme d’église. Il aurait ensuite poussé Charles VIII à faire les guerres d’Italie pour
servir ses propres intérêts puis voulant se débarrasser du roi, il aurait tenté de l’empoisonner
par l’entremise de sa belle-fille. Cette longue liste de méfaits se termine par la description du
style de vie dépravé du cardinal Briçonnet qui mange et boit trop et ne dit jamais les offices52
.
Vérités ou exagérations, le cardinal Briçonnet est un homme très influent qui joue avec
Jacques de Beaune un rôle essentiel dans les finances du royaume et aussi dans la préparation
des Guerres d’Italie.
Tous ces hommes rassemblent les denrées de luxe dans la boutique de « l’argenterie »
provenant d’Italie et apportées à Lyon par les marchands italiens dans la perspective de les
vendre à la cour. Leurs fonctions dans le royaume en font des hommes d’influence, Guillaume
de plus est au conseil du roi et l’accompagne dans ses déplacements comme le relate
Francesco della Casa, l’envoyé de Pierre de Médicis à la cour de France53
. Les deux hommes
sont présents à Lyon avec le roi de mars à juillet 1494. Guillaume Briçonnet et aussi Jacques
de Beaune mènent les négociations et selon B. Chevalier, c’est à cette occasion qu’ils
acquièrent leur position dominante au sein du royaume.
Pour assurer le financement de l’expédition en Italie, les moyens traditionnels sont
utilisés comme le recours à l’impôt mais les Français s’adressent aussi aux banques italiennes
présentes à Lyon. Le 6 mars 1494, le roi arrive à Lyon, il est entouré entre autres, de l’évêque
de Saint Malo, Guillaume Briçonnet, qui depuis 1493, est membre du conseil préposé aux
affaires d’Italie et général du Languedoc, de Pierre Briçonnet, qui occupe la charge de 1493 à
1495. Mais le recours aux impôts ou au crédit interne ne permet pas de trouver de l’argent en
Italie ni de le faire circuler par lettres de change. Le choix de Lyon est stratégique, car même
si une part importante de l’expédition est financée par la France, le recours aux banquiers
italiens qui sont concentrés sur la place française est envisagé54
. Il faut donc recourir aux
52
Les chroniques italiennes sur G. Briçonnet sont très dures. F. Guicciardini, auteur des Storie Fiorentine dal
1378 al 1509, reste mesuré dans ses propos mais constate que le pape Alexandre VI ne pouvait se défendre face
aux volontés du roi de France et laisse entendre qu’il a fait Briçonnet cardinal malgré sa volonté « papa
Alessandro non si potendo difendere ». Francesco VETTORI, Scritti storici e politici, Laterza, Bari, 1972, pp.
25-28. L’auteur conclut son portrait de Guillaume Briçonnet en décrivant son mode de vie à Rome : il ne fait que
manger et boire tant et si bien « qu’il en devient juif », ne dit jamais les offices et concentre en sa personne tous
les vices de la terre, « plus encore que Lucifer ». L’ouvrage le plus récent de B. Chevalier sur l’évêque de Saint-
Malo donne un autre éclairage sur le personnage et ses motivations. 53
L’influence de Guillaume Briçonnet auprès du roi est souligné à de nombreuses reprises par Francesco della
Casa comme c’est le cas dans cette lettre de Francesco della Casa à Pierre de Médicis, datée du 9 novembre
1493 : « l’évêque de Saint-Malo a eu un entretien secret. Je l’ai su par le seigneur d’Argenton ». Kervyn de
Lettenhove, LETTRES ET NEGOCIATIONS, t. 2 p. 94. 54
B. CHEVALIER,« Le financement de la première guerre d’Italie », dans L’impôt au Moyen Age. L’impôt
public et le prélèvement seigneurial, fin XIIe-début XIVe, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière
de la France, 2002, p. 42-66 p. 59.
17
emprunts auprès des Italiens présents à Lyon. Guillaume Briçonnet, opposé à Philippe de
Commynes, proche des Médicis, ne veut pas pour cette raison contracter des emprunts auprès
des Florentins. Il se tourne donc vers les banquiers génois présents à Lyon : les Saoli55
.
Cependant l’analyse du Grand Livre de Giuliano da Gagliano nous amène à nuancer cette
idée.
Dans le Grand Livre de Giuliano da Gagliano, il y a trois comptes ouverts à ces
personnages, Jacques de Beaune et André Briçonnet ont chacun le leur et celui de Pierre
Briçonnet est ouvert aux deux noms de Pierre Briçonnet et de Jacques de Beaune56
. Gagliano
connaît déjà le trésorier de la reine puisqu’il a déjà fait des affaires avec lui en 1493. Quand
Beaune choisit à nouveau Gagliano pour ces opérations de commerce et pour obtenir une
lettre de change comme nous le verrons plus loin, il le connaît déjà. Il s’adresse donc à lui
parce qu’il est un homme fiable. Il sait aussi que les cercles de marchands et de banquiers,
c’est-à-dire les Médicis, auxquels appartient Gagliano, sont efficaces.
Avec Jacques de Beaune et André Briçonnet, Gagliano fait du commerce. Il vend au
trésorier de la reine des formes de parmesan et à Briçonnet, argentier du roi, des tissus et de
l’or filé de propriété des Médicis de Florence57
. Mais au-delà de ces opérations que l’on peut
qualifier d’anecdotiques, compte-tenu des sommes peu importantes et surtout de la rareté de
ces opérations, la grande opération que fait Gagliano pour le compte des Beaune et des
Briçonnet est une lettre de change d’une valeur de 7440 écus.
III. Gagliano a-t-il participé au financement des Guerres d’Italie ?
Le 17 juillet 1494, Giuliano da Gagliano confie à Pierre Briçonnet une lettre de change,
général du Languedoc, et à Jacques de Beaune, trésorier de la reine58
. Cette lettre, d’une
valeur de 7440 écus sera payable à Rome, par Paolo Rucellai, le correspondant romain de
55
B. CHEVALIER, Guillaume Briçonnet, pp. 211 et suivantes. 56
AS, IV, 2, c. 7 pour Pierre Briçonnet et Jacques de Beaune, c. 55 pour Arnaud Briçonnet, c. 29 pour Jacques
de Beaune seul. 57
AS, IV, 2, c. 29 s., le trésorier de la reine acquiert en novembre 1494 pour la somme de 17 écus 7 s. « per 3
forme di formag(io) p(ar)migiano ». 58
AS, IV, 2, c. 7, «Piero brixonet di tors generale di linguadoc e jac(opo) di bielna di tors tresoriere della reina di
francia devono dare addì xvn di luglio scudi sette mila quatro cento quaranta di grosso 28 per scudi per la valuta
di ducati 6000 di camera che di tanti alloro stanza fece lettera di cambio e detto dì a roma a pagholo rucellai e
c(ompagnie) a pa(gare) a dì p(rim)o dagosto pr(oxi)mo a m(esser) dionigi di bidani cosigliere della m(onet)a del
re di francia generali delle sua finanze et in sua absenza al r(everend)o p(adre) mon(signore) lo v(escovo) di
fregius o pironi du baccieur e ordinai ne pigliassino questo come appare per la lett(er)a copiata alle ricordanze
bianche 75 posto detto rucellai p(e)r mio conto avere in questo 63 ».
18
Gagliano aux bénéficiaires suivants : Denis de Bidant, général de Languedoïl59
, l’évêque de
Fréjus, Nicolas Fieschi et Perron de Baschi qui se rendent à Rome en juillet 1494. Denis de
Bidant et Perron de Baschi sont familiers des missions en Italie. Les mêmes avaient déjà été
envoyés à Rome en mars 1494 pour chercher des financements afin de préparer la guerre60
.
Dans cette lettre de change, Gagliano est donc le tireur ou prenditore. C’est lui qui écrit la
lettre de change dans laquelle il donne l’ordre au tiré ou trattario, ici son correspondant
romain Paolo Rucellai, de verser la somme d’argent le 1er août 1494. Les bénéficiaires de la
lettre de change sont Denis de Bidant, l’évêque de Fréjus, Rostaing d’Ancezune et Perron de
Baschi. Cette lettre établie à Lyon vaut 7440 écus, la somme que les trois bénéficiaires
toucheront à Rome s’élève à 6000 ducats de la chambre apostolique. Dans son Grand Livre,
Gagliano inscrit la lettre de change au compte débiteur de Briçonnet et de Beaune. Il ajoute en
note, qu’il a reçu une cédule fixant les conditions de remboursement de la lettre : les deux
Français rembourseront les deux tiers de la somme à la prochaine foire du mois d’août et le
reste en décembre61
. La contrepartie du compte confirme que le remboursement a bien été
effectué aux périodes prévues dans la cédule. Cette lettre de change est retranscrite dans le
livre des Ricordanze de Gagliano, et garantie personnellement par Jacques de Beaune le 15
juillet62
. Le contexte des Guerres d’Italie et l’identité des bénéficiaires de la lettre de change,
inscrivent l’argent obtenu à Rome auprès de Paolo Rucellai dans la recherche d’argent menée
par les financiers français proches de Charles VIII. Bernard Chevalier a bien montré qu’à côté
des Saoli, marchands génois, d’autres Italiens ont aussi participé à l’effort de guerre. Les
sommes engagées : 90 000 ducats (162 000 l.t.) empruntés à Gênes, 100 000 ducats à Milan,
ou encore les 18 000 ducats pour lesquels Denis de Bidant offre sa garantie à Rome en juillet
149463
, sont très loin des 6000 ducats de la chambre apostolique prêtés par Gagliano.
Cependant pour un banquier si modeste que peut l’être Gagliano, il est évident qu’il ne faut
pas négliger cet apport. Si l’existence d’une seule lettre de change ne fait pas de Gagliano
n’est pas un des financiers reconnus italiens des Guerres d’Italie. On peut cependant penser
qu’il a été lui aussi mis à contribution par les financiers français pour participer à la
préparation de la guerre. Malgré la réticence de Guillaume Briçonnet à l’égard des Médicis,
59
Denis de Bidant est en 1495 général des finances du Languedoïl et ce, depuis 1483. 60
B. CHEVALIER, « Le financement », p. 51. H. DELABORDE, Expédition, p. 495, F. GUICCIARDINI,
Histoires, t. I, p. 43-44. 61
AS, IV, 2, c. 7 « Nota che q(uesto) dì 18 di luglio e detti mi feciono cedola della detta so(m)ma di sc. 7440 a
p(agare) in sul mercato dagosto p(ro)ximo cioe 2/3 in sc. E il 0/3 in moneta di re». 62
AS, IV, 4, c. 75, « Ricordo q(esto) dì xv di luglio che mo(nsignore) lo trex(oriere) jacie di bielnna di tors me
dette». 63
B. CHEVALIER, « Le financement », p. 56.
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les proches de la famille florentine n’ont été écartés et les petits banquiers, à l’image de
Gagliano, ont été sollicités.
Gagliano n’est pas un grand marchand ou un banquier très connu sur la place de Lyon, son
activité est réduite à une année 1494-1495 et il quitte Lyon à la fin de l’année 1495. Pourtant
cet homme est très inséré dans les cercles du pouvoir à Florence autour des Médicis, et il
participe à des compagnies de grands marchands-banquiers florentins comme les Bartolini. En
France, alors qu’il n’est pas lui-même un grand marchand ou un grand banquier, les plus
grands marchands français, ainsi qu’une partie des conseillers du roi ont un compte dans sa
banque. Ces liens entre Gagliano et les proches de Charles VIII nous permettent aussi de
comprendre que, malgré ses apparences d’un marchand-banquier modeste il est au contraire
assez bien inséré dans les réseaux d’hommes qui comptent dans le Royaume de France. De
toutes évidences, ce sont ses connaissances et ses liens avec les grandes familles florentins qui
font que des proches conseillers du roi font appel à lui pour un prêt.
Ainsi, l’analyse des activités de Gagliano ne peut pas être menée sans le replacer dans un
contexte politique et économique particulier. Homme proche des Médicis, il est aussi un
marchand-banquier auquel les proches du roi de France s’adressent pour mener des affaires
commerciales ou bien pour obtenir des lettres de change.
Conclusion
A ce stade, il est possible de formuler des hypothèses sur Giuliano di Piero da
Gagliano dans ses activités à Lyon. C’est un marchand relativement modeste qui n’est pas à
Lyon pour y faire du grand commerce de marchandises mais plutôt pour une mission précise
semble-t-il, qui se transforme ensuite au gré des rencontres.
Gagliano est-il un homme des Médicis ? Cette première hypothèse vient de l’analyse
de son Grand Livre. Le début des activités de Gagliano coïncide avec les difficultés de la
filiale lyonnaise des Médicis. Les prêts accordés aux membres de la filiale et les ventes
assurées pour le compte de Pierre de Médicis étayent cette hypothèse. Gagliano aurait été
alors considéré comme un homme de confiance à même de régler des affaires sur place. Il est
utilisé comme un relais pour les Médicis. Sa mission terminée, il peut rentrer à Florence, ce
qu’il fait en 1495.
L’analyse des comptes des clients français de Gagliano montre le lien avec les
hommes les plus riches et les plus puissants du royaume à la fin du XVe siècle les Beaune et
les Briçonnet et aussi avec les marchands les plus actifs du Royaume. Ce marchand-banquier
qui semble d’envergure modeste démontre une personnalité bien différente. Comment
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expliquer cela ? Quand Jacques de Beaune et Pierre Briçonnet s’adressent à Giuliano en juillet
1494, pour obtenir la lettre de change, c’est à un homme digne de confiance qu’ils font appel
Ils connaissent sans aucun doute, les liens familiaux et de travail qui l’unissent aux cercles des
Médicis et aux membres de la filiale de Lyon. Cette appartenance a donc joué un rôle
important pour l’insérer dans les milieux marchands lyonnais et inspirer la confiance dans sa
banque. Quand les grands marchands de Tours, de Rouen et de Lyon s’adressent également à
lui pour mener à bien quelques transactions, ils témoignent aussi de la force de cette
réputation sur la place de la ville. Les prêts ou les quelques ventes que Gagliano effectue pour
le tourangeau Maurice Briant, ou les marchands rouennais Antoine Caradas et Richard Le
Pelletier soulèvent cependant des interrogations. Les affaires menées par l’entremise de
Gagliano sont modestes en valeur et très limitées dans le temps. Après son départ en 1495, ces
marchands se tournent nécessairement vers quelqu’un d’autre pour participer au marché
lyonnais. Ces marchands n’auraient-ils pas recours aux services de Gagliano sur commande
des conseillers du roi, Beaune et Briçonnet ?
Enfin, les liens de Gagliano avec Jacques de Beaune et la famille Briçonnet apportent
une autre approche du problème du financement des Guerres d’Italie. Gagliano et derrière lui
les Médicis, auraient été aussi sollicités dans la préparation militaire et ce, malgré l’opposition
affichée de l’évêque de Saint Malo, au nom de sa rivalité avec Commynes.
Giuliano da Gagliano apparaît comme un technicien, un « agent dormant » des
Médicis qui est activé dans la nécessité, pour utiliser un terme volontairement anachronique.
Son apparence de marchand-banquier modeste au regard des sommes de son Grand Livre et
du nombre réduit de clients, cache en réalité une pièce importante d’un jeu complexe entre la
France et l’Italie au moment des Guerres de Charles VIII.
L’étude de ce Grand Livre et de ses opérations démontre aussi la vitalité de la
présence des marchands florentins dans la première période du développement de la ville,
période considérée traditionnellement celle de la naissance du Grand Commerce lyonnais et
qui à ce titre, sert d’antichambre à l’essor économique du siècle suivant. Les lettres de change
tirées sur Rome, Florence ou Venise ou les ventes de marchandises aux foires de Lyon sont
des signes d’un dynamisme économique. Les Florentins, dès la fin du XVe jouent un rôle
important dans l’affirmation de Lyon comme place centrale du commerce et des transactions
bancaires européennes.