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Michel Haab
Eyes Wide Shut ou le regard mis en scène
Introduction
Le regard a toujours fasciné le photographe qu’est demeuré Kubrick tout au long de sa
carrière. Regard de la caméra ou de l’appareil photo, qui enregistre la réalité se présentant
devant eux. Regard du spectateur, qui reçoit l’image enregistrée par l’appareil et la décode,
l’analyse et la transforme en pensée ou en émotion. Regard que le cinéaste-photographe pose
sur son sujet et qu’il communique de façon complexe au spectateur, sans être toujours sûr
qu’il y a adéquation entre ce qu’il voulait montrer et ce que celui perçoit. Enfin, regards que
les personnages s’échangent, regards complexes, fenêtres de l’âme, adjuvants de l’action, purs
réceptacles de la perception.
Kubrick, dans tous ses films, interroge, met en scène, utilise et éprouve le regard. Regard lié à
l’amour, à la séduction, au sexe, et à la violence, autant de thèmes clefs d’Eyes Wide Shut. Le
regard apparaît également comme une énigme insondable. Il est le médium vers l’intériorité.
L’œil perçoit les images, mais qui peut savoir comment la conscience les décode ?
Dans Eyes Wide Shut, Kubrick interroge le regard dans sa fonction agissante (le trouble que
le regard du marin a causé chez Alice ; la mort que cause le regard de voyeur de Bill), mais
aussi dans son mystère : Alice se regarde de façon énigmatique dans le miroir pendant que
son époux l’embrasse (image iconique du film), le regard de Mandy, allongée à la morgue, est
tourné vers un au-delà que nul ne peut voir. Enfin, le regard de Bill ne cesse de scruter la
réalité qu’il parcourt, sans parvenir à la saisir ni à la comprendre, car elle est comme pervertie
par l’aperçu qu’il a eu des désirs inconscients mais bien réels d’Alice.
Kubrick aura attendu son dernier film pour introduire le mot « œil » dans le titre d’un de ses
films et, ludique, il l’interroge grâce au jeu de mot « grands fermés », suggérant un
énigmatique œil qui ne voit pas ou plus, un regard vide, dépourvu de toute fonction.
Ainsi, nous nous pencherons sur la question du regard et tenterons de mettre en lumière les
différents aspects d’une focalisation complexifiée à l’extrême.
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I. Une focalisation complexe
A. Le plan inaugural
Le premier plan du film est d’emblée problématique. Les quatre premiers cartons du
générique sont accompagnés de la musique Jazz suite n°2 de Chostakovitch, puis, sans
transition apparaît le premier plan qui nous montre Alice (Nicole Kidman), ôtant sa robe en
esquissant un léger déhanché. A ce plan succède immédiatement le dernier carton « Eyes
Wide Shut ». Ce plan inaugural est pour le moins troublant puisqu’il rend dans un premier
temps incertaine la nature narrative précise de l’image. En effet, on peut se demander si l’on
se trouve face à l’image subjective d’une personne regardant Alice, ou plutôt face à une image
de l’ordre du fantasme ou de la remémoration, comme la tonalité nostalgique de la musique
pourrait le laisser supposer ; enfin, sommes-nous seuls spectateurs de ce plan ?
Dans un second temps, on peut observer que la mise en scène de cette image mère est
construite avec une forte densité symbolique (laquelle peut apparaître à posteriori comme une
mise en abyme du film dans son ensemble.)
La première séquence d’Eyes Wide Shut tendrait à orienter notre compréhension du plan
inaugural vers le fantasme ou le souvenir. En effet, le fait que Bill éteigne la musique, que
nous pensions extradiégétique puisque présente dès le générique, nous amène à envisager le
plan préliminaire comme intrinsèque au psychisme du héros. Cette première lecture paraît
d’autant plus plausible que le contraste entre le premier plan (glamour) et la deuxième
apparition (triviale) d’Alice assise sur les toilettes est fort.
Cependant, la suite du film vient nuancer cette première interprétation, comme si Kubrick se
plaisait à faire coïncider le fil de notre interprétation au fil du déroulement narratif : de retour
de chez les Ziegler, Alice et Bill se retrouvent, nus, face à un miroir, à proximité de l’endroit
où celle-ci avait ôté sa robe de soirée dans le premier plan. La musique n’est plus la même –
on entend désormais la chanson de Chris Isaak (Baby did a bad bad thing) – cependant, le
mouvement des hanches d’Alice est identique à celui du premier plan.
De fait, le plan inaugural apparaît rétrospectivement comme un flash-forward. Mais doit-on
en déduire pour autant qu’il correspond au regard de Bill, d’abord hors champ lors de cette
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séquence ? Ou bien correspondrait-il au regard neutre que le réalisateur et le spectateur posent
sur le personnage d’Alice ? Le doute surgit à nouveau.
Comme le montre la nature polysémique et essentiellement complexe de ce plan inaugural, et
comme aurons l’occasion de le voir par la suite cette analyse, Kubrick s’emploie à faire naître
doutes et interrogations chez le spectateur, ceci afin de donner une dimension métafilmique à
EWS.
L’image filmique chez Kubrick est rarement aussi simple ou monosémique que pourrait le
croire le spectateur. En effet, l’image est regard du cinéaste, parfois regard d’un personnage,
et aussi regard du spectateur.
En rendant incertaine la présence ou non dans cette équation du regard d’un des personnages,
Kubrick rend tangible ce problème au spectateur. Cette interrogation que soulève le
visionnage des ces séquences nous amène, en tant que public, à nous interroger sur la nature
même de notre activité de regardant.
B. Tripartition des points de vue
La séquence qui succède au générique est introduite par un plan de transition d’une rue de
New York. On passe ensuite en cut sur un long plan d’exposition qui démarre sur le
personnage de Bill immobile, regardant par la fenêtre. On constate que le héros est d’emblée
caractérisé comme un personnage qui regarde : il regarde par la fenêtre, de sorte que l’on peut
envisager le plan de rue qui précède comme un plan subjectif.
Le personnage de Bill se détourne de la fenêtre et avance vers l’objectif. La caméra le précède
en opérant un travelling arrière, figure de style qui sera présente durant tout le film. Ce
procédé souligne la domination de l’espace par le personnage et met l’accent sur son regard.
La caméra se fige en même temps que Bill, qui prend des clefs sur une table. De la sorte,
Kubrick établit un lien entre le mouvement de la caméra et celui du personnage.
En opérant un pivot droite/gauche, la caméra suit Bill alors qu’il ouvre un tiroir et fouille,
tout en demandant où se trouve son portefeuille. Alice, qui lui répond hors champ, est
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introduite par sa parole avant même que nous l’ayons vue, contrairement à Bill, présenté
d’emblée comme un personnage qui regarde.
La caméra suit le mouvement de Bill en sens inverse, de gauche à droite, en direction de la
table de nuit, où il prend son portefeuille. Puis la caméra recule en opérant un travelling
arrière et pivote de gauche à droite, laissant le personnage passer devant elle. Bill se trouve
alors de dos et la caméra le suit en travelling avant. Ensuite le personnage nous devance dans
la salle de bains et nous guide vers Alice, que nous découvrons ainsi en regardant presque par-
dessus l’épaule de celui-ci.
Le moment intime de la salle de bains, où les deux personnages sont réunis à l’écran pour la
première fois est filmé depuis le pas de la porte ; la caméra ne se rapproche en un lent
travelling avant que lorsque les deux personnages sont debout l’un près de l’autre. Cette scène
qui réunit les deux protagonistes fait intervenir la présence de l’objet symbolique qu’est le
miroir et dont on a pu noter l’omniprésence, le trouvant déjà dans le plan inaugural ainsi que
dans presque tous les plans de la séquence suivante.
A la question d’Alice « How do I look ?», Bill répond « Perfect » en baissant la tête et
regardant sa propre chemise. On observe un décalage entre la parole « mécanique » de Bill et
son regard, qui ne se porte pas sur sa femme. De la même façon, Alice lui demande ensuite.
« Is my hair OK ? » et Bill lui répond encore une fois de façon mécanique. « Great »,
« Always great », ce qui confère à son propos un caractère général, non ancré dans la réelle
présence du moment. Bill embrasse à la hâte Alice sur le cou et sort du champ. La caméra
reste alors fixée alors sur le personnage d’Alice, au lieu d’accompagner Bill, comme elle le
faisait depuis le début de la séquence. On voit Alice se laver les mains et ôter ses lunettes
avant de quitter la salle de bains. Cette sortie est accompagnée d’un mouvement de la caméra,
bien que plus rapide, en partie identique à celui qui a accompagné l’entrée de Bill : travelling
arrière, panoramique gauche –droite.
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Le panoramique marque un instant de pause lorsqu’Alice prend son manteau et Bill éteint la
musique, puis les deux personnages quittent la pièce. Bill éteint alors la lumière. Cependant,
l’obscurité n’est pas totale dans la pièce : il reste la fenêtre bleue du fond qui initiait la
séquence ainsi que la chaude lueur jaune du couloir par lequel le couple s’en va.
Cette première séquence, dont la construction visuelle est assez complexe, nous fait passer
d’un personnage à l’autre pour finalement nous laisser seuls un bref instant dans l’obscurité
de la chambre, ce qui nous conduit à nous demander dans quel regard nous sommes. Est-ce
celui de Bill, celui d’Alice, ou bien celui d’un troisième personnage non visible? Dans cette
séquence, Kubrick nous fait transiter d’un point de vue à l’autre afin de mettre en place une
dynamique narrative qui va perdurer dans toute la première partie du film. Il en profite aussi
pour caractériser ses deux personnages, l’un par le regard, l’autre par la parole, en mettant
l’accent sur le fait que Bill est, d’une certaine façon, un metteur en scène : il interrompt la
musique du film et opère un fondu au noir en éteignant la lumière.
Au terme de cette séquence, le cinéaste a introduit un élément fondamental de son film : son
héros est avant tout un personnage de regard et ses actions peuvent être comparées à celles
d’un réalisateur. Quant à Alice, elle est davantage ancrée dans l’univers du film et y agit de
façon très prosaïque. Ce rapport du personnage au quotidien sera décliné pendant toute la
durée du récit.
En alternant les regards des deux protagonistes, Kubrick souligne leurs dimensions
différentes, tout en leur accordant un intérêt particulier, en opérant un mouvement circulaire
entre ces derniers.
La brève éclipse de point de vue qui clôt la séquence nous rappelle à notre position extérieure
avant de nous replonger dans le va-et-vient des perspectives qui va s’établir durant toute la
première partie du film.
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C. Bill et Alice : un point de vue en alternance
L’alternance des points de vue trouve son apogée lors du bal chez les Ziegler. Nous entrons
dans la fête avec Bill et Alice. Cependant un élément du montage peut faire penser que nous
adoptons plutôt le point de vue de Bill : un plan montrant de façon appuyée le pianiste Nick
Nightingale est placé juste avant que Bill ne regarde dans sa direction et attire l’attention
d’Alice sur lui, en le présentant comme un ancien collègue. Mais une véritable scission des
points de vue s’opère dès lors qu’Alice quitte Bill. Nous sommes alors avec Alice, puis avec
Bill et Nick, puis à nouveau avec Alice.
Lorsque le Hongrois apparaît, durant un bref instant, on peut se poser la question de savoir qui
regarde : le Hongrois a les yeux fixés sur Alice, tandis qu’elle n’est pas consciente de sa
présence. Le troisième regard invisible, évoqué brièvement lors de la première séquence, est
réintroduit ici pour un bref instant. La scène de séduction avec le Hongrois est ensuite
développée en se recentrant sur le regard et l’écoute d’Alice.
Ce resserrement est particulièrement perceptible au moment où Bill réapparaît, entrevu en
compagnie des deux jeunes femmes, à travers l’encadrement d’une porte de la salle.
Ce plan, que l’on peut considérer comme subjectif, correspond précisément au regard
qu’Alice lance dans cette direction. Dès cet instant, la discussion entre le Hongrois et Alice
opère un changement de direction et la caméra accentue son mouvement circulaire.
Sandor évoque alors la nécessité, dans le mariage, d’une double infidélité, et soudain nous
repassons sur Bill, en galante compagnie, illustration ironique des paroles du séducteur.
Ce plan nouveau est très proche du plan subjectif précédent, cependant il est davantage serré
sur le personnage de Bill et ses compagnes (plan taille) et nous avons distinctement quitté le
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point de vue d’Alice pour celui de son époux : le plan qui suit nous montre l’action d’Alice en
parallèle, discutant avec le Hongrois et ne regardant nullement dans la direction de Bill.
Ce changement de point de vue est rendu sensible également par un changement de
focalisation sonore : lorsque nous épousions le point de vue d’Alice, nous ne pouvions pas
distinguer les propos que Bill et les femmes échangeaient.
Désormais, leur discussion, assez badine, nous est dévoilée, plus innocente qu’elle ne pouvait
le paraître à distance. La séparation des points de vue est rapidement confirmée par une
séparation spatiale radicale, puisque Bill est appelé au premier étage, dans les lieux d’aisance
de Ziegler.
Cette rupture est renforcée par le fait que, de façon ponctuelle, on adopte le point de vue de
Ziegler, lorsqu’il ouvre la porte à Bill. C’est la première occurrence du film où ni Bill ni Alice
ne sont présents dans un plan.
Après être resté un long moment avec Bill dans la salle de bains, et une fois Mandy réanimée,
on adopte de nouveau le point de vue d’Alice. Ce changement nous permet de mesurer la
distance entre les deux situations, en effet, les deux personnages continuent de danser comme
s’il ne s’était pas passé de temps depuis que nous avons quitté la salle de bal.
En alternant les points de vue, Kubrick nous fait ressentir la différence de perception de la
réalité des deux époux. La scène de séduction tend à s’effacer devant l’intensité dramatique de
la scène de réanimation. Kubrick nous égare en brouillant notre perception de l’intrigue.
Avec la fin de la musique et de la danse, Alice reprend conscience, ouvrant les yeux, comme
si elle émergeait d’un songe, et quitte son cavalier.
Sans transition, nous nous retrouvons alors dans l’appartement des Harford.
En clôturant cet épisode sur le regard d’Alice refusant la tentation, et non sur le regard de Bill
venant d’être confronté à la mort, la narration facilite la transition vers la scène d’amour
conjugal qui suit. Le sens de la séquence aurait été très différent si l’on était passé directement
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de la salle de bal à la scène du miroir : on aurait alors pu penser que l’une était la conséquence
de l’autre.
Or, dans l’ordre présenté par le film, l’interprétation s’oriente volontiers vers le désir suscité
par le Hongrois dans la psyché d’Alice : le regard qu’elle jette dans le miroir est à cet égard
assez peu équivoque et annonce la scène du joint.
La question du point de vue apparaît donc plus complexe qu’un simple choix narratif. En
effet, en opérant le passage d’une perspective à l’autre, Kubrick introduit l’idée d’un décalage
entre les personnages qui se pensent proches et cependant ne vivent absolument pas les
mêmes choses. Ce décalage n’est pas uniquement conjecturel, mais aussi perceptif : les
personnages n’appréhendent pas le temps de la même façon. Tout semble plus dilaté pour
Alice, alors que pour Bill tout paraît plus intense.
D. Un autre regard : les inserts.
A la fin de cette première journée parallèle du couple, rythmée par la Jazz Suite n°2 de
Chostakovitch, la caméra nous rattache à nouveau à la perspective d’Alice dans l’appartement
et s’approche du lieu où se trouve Bill. Dans un premier mouvement, elle la suit en travelling
latéral, puis pivote pour continuer en travelling avant. A ce moment, Alice devient notre guide
dans cet intérieur.
La musique cesse et Bill apparaît alors hors champ par son dialogue, à l’instar d’Alice lors de
la première séquence du film. Elle le rejoint sur le canapé.
Nous la laissons un instant pour intégrer un troisième point de vue, invisible, dans la salle de
bain. Durant un bref moment, nous contemplons l’armoire à pharmacie, dotée d’un miroir, et
reflétant le décor vide de la salle de bain, puis Alice pénètre dans le champ. Comme dans la
séquence iconique du miroir, elle entre dans le champ par le biais de celui-ci.
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Elle s’y mire longuement comme si elle prenant une décision, puis l’ouvre. Derrière le miroir
se trouve un peu de cannabis ainsi qu’une boîte de sparadraps contenant des feuilles à rouler.
Kubrick place là un des rares inserts du film. Ce plan concerne la feuille remplie d’herbe ainsi
que les mains d’Alice qui montrent une certaine habileté dans le roulage du joint.
Le choix de ce découpage à ce moment du récit n’est pas anodin. En effet, un insert peut
suggérer une focalisation appuyée du regard du personnage sur son action. Cependant, la
rareté du procédé dans EWS peut le faire interpréter autrement.
Les trois autres inserts du film sont : la serviette en papier sur laquelle Nightingale a inscrit le
mot de passe « Fidelio », le message de mise en garde que Bill reçoit lorsqu’il retourne au
Somerton, et enfin, l’article de journal relatant la mort de Mandy.
On constate que chacun de ces inserts marque un tournant qui va fortement influencer le
déroulement des événements. Ainsi, l’effet psychotrope du joint va amener Alice à dévoiler sa
psyché à son mari : elle ouvre une porte mentale qui va entraîner ce dernier dans une errance
bien physique. On peut dire que « Fidelio » ouvre la porte de l’orgie et de la tentation, tandis
que la carte la referme, la peur l’empêchant désormais de franchir la grille bleue. Enfin,
l’article constitue une nouvelle clef qui mène le protagoniste à la conclusion du récit, dans la
morgue.
Ces quatre inserts apparaissent comme autant de repères qui orientent le parcours de Bill et
orchestrent son aventure à différents niveaux.
Lors de l’insert du joint, on peut envisager que l’on quitte le point de vue subjectif d’Alice
pour adopter brièvement celui, omniscient, d’un narrateur externe, qui placerait les jalons de
son histoire face aux yeux du spectateur, insistant sur tel ou tel détail afin de le guider dans
son récit.
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Les inserts peuvent donc être considérés comme des plans ayant une nature narrative duale.
En effet, ils correspondent, d’une part, à ce que le personnage voit, puisque c’est ce qu’il a
devant les yeux, mais peuvent, d’autre part, être envisagés comme une intervention d’un
narrateur externe, permettant au réalisateur de guider le regard du spectateur, en mettant
l’accent sur tel ou tel élément.
II. Une constriction de la focalisation sur Bill
A. Les fantasmes
Une fois passée la scène du joint, Kubrick nous associe étroitement au point de vue de Bill.
Pour ce faire, il emploie différents procédés. A cinq reprises, il nous fera partager les images
mentales de Bill, en train de visualiser une scène de sexe entre sa femme et le marin.
La musique de Ligeti très proche de celle qu’on avait pu entendre lors de l’aveu d’Alice,
retentit à chaque fois, annonçant et accompagnant la vision fantasmée du personnage, et
disparaissant en même temps que celle-ci, lui donnant par là une coloration angoissante.
Ce fantasme, autant par sa couleur que par la vitesse altérée de son défilement, présente une
vision clairement distincte, très stylisée, de la réalité dans laquelle évolue Bill.
Contrairement à d’autres films qui recourent au fondu enchaîné ou au flou pour introduire
dans la psyché du personnage, EWS se contente de nous faire passer cut dans le fantasme. La
musique assurant le lien entre les deux niveaux de réalité.
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La première occurrence du fantasme de Bill advient juste après l’appel de Marion. Le
protagoniste est alors assis à l’arrière d’un taxi et filmé en plan fixe. On voit défiler derrière
lui, par la fenêtre, des plans de rues new-yorkaises incrustés.
La musique monte sur ce plan. On passe ensuite au plan du fantasme à proprement dit, puis on
revient sur le plan de Bill. La caméra opère un lent travelling avant en direction de son visage
tandis que la musique se dissipe. Elle s’interrompra totalement au passage du plan suivant,
avec le « ding » retentissant de l’ascenseur.
Le second fantasme a lieu peu de temps après, alors que Bill quitte l’appartement du défunt
Lou Nathanson. Il est entrain de marcher dans la rue, filmé en plan américain, la caméra le
suivant en travelling latéral. Au moment où il tourne la tête et suit quelque chose du regard
sans interrompre sa marche, la musique démarre, puis un plan subjectif montrant précisément
ce qu’il voit : un couple qui s’embrasse, adossé à une vitrine. Les mouvements de l’homme
(baiser, caresses) ne sont pas sans rappeler ceux du marin dans l’ensemble des visions
fantasmées de Bill. On passe ensuite en cut sur le plan du fantasme, puis on revient sur le
protagoniste filmé en plan américain. La caméra le précède en travelling arrière et la rue
apparaît cette fois incrustée derrière lui, ce qui génère une impression d’étrangeté.
Enfin la musique s’interrompt subitement lorsque Bill frappe dans ses mains, comme pour se
réveiller. On ne peut pas véritablement savoir s’il est au même endroit. Y a-t-il eu une ellipse,
et si c’est le cas, de quelle durée ?
Le troisième fantasme est très similaire au premier. Il a lieu dans le taxi qui emmène le
protagoniste à la soirée orgiaque. Cette fois, la caméra s’approche rapidement de Bill alors
que la musique va crescendo. Derrière lui défile un paysage incrusté. Bill ferme les yeux et
cette fois Alice apparaît complètement nue, la caméra est mobile et suit ses mouvements en
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plan assez serré. On revient ensuite sur le protagoniste en plan fixe, qui rouvre les yeux, la
musique s’évanouissant tandis qu’un fondu enchaîné introduit une ellipse spatio-temporelle.
Ce fondu démarre exclusivement sur le visage de Bill, ce qui donne l’impression qu’il a
littéralement lieu dans sa tête, pour se répandre ensuite au reste du plan.
Le quatrième fantasme est le seul qui a lieu durant le jour, en l’occurrence après la seconde
rencontre entre Bill et Milich. Alors que celui-là est assis à son bureau, dans son cabinet
médical, la musique va crescendo, puis intervient, cadré un peu plus près que précédemment,
le plan du fantasme. On retourne ensuite sur le docteur Harford, toujours dans la même
position, puis la musique s’interrompt enfin soudainement lorsque des coups brefs sont
frappés à la porte par la secrétaire.
Le dernier fantasme se déroule au même endroit, mais durant la nuit, après que Bill s’est
remémoré le rêve de sa femme. La musique démarre sur le plan d’ensemble de l’entrée du
cabinet médical. Le plan est d’abord constitué d’un panoramique gauche-droite, qui peut
évoquer le mouvement d’une caméra de surveillance, puis est combiné avec un travelling
latéral qui nous fait glisser jusqu’au couloir menant au bureau du docteur.
Durant un court instant, nous nous trouvons hors du regard de Bill, nous l’épions avec
quelqu'un d’autre, cette même présence invisible évoquée précédemment.
Le plan qui suit nous montre Bill, en plan taille, installé à son bureau, l’air songeur. Le plan
du fantasme suivant est très semblable au plan précédent, en termes d’échelle et de cadrage.
Enfin, nous revenons sur le protagoniste, la musique allant decrescendo jusqu’au moment où
il décroche le téléphone.
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Ces cinq fantasmes peuvent être considérés comme autant de différents moments d’un même
récit, qui, pris dans son ensemble, forme une scène de sexe complète. On notera que le
fantasme est initié et se conclut avec Bill qui décroche le téléphone pour parler au même
interlocuteur (Marion). Ces scènes fantasmées sont développées selon une logique de
rapprochement progressif des sujets et interviennent soit dans un cadre artificiel qui tend à
placer brièvement Bill hors de la réalité (incrustations), soit dans un univers neutre et aseptisé
(cabinet médical). La musique vient délimiter le moment du fantasme et suggère l’instant où
cette pensée s’immisce dans l’esprit du personnage, pour s’arrêter lorsqu’il reprend contact
avec le réel, par l’intermédiaire d’une action, d’un montage, voire d’un fondu.
Du point de vue de la structure globale, on peut dire que ces fantasmes délimitent le cœur du
récit, le moment où l’errance de Bill nous attache le plus étroitement à ses pas et à son regard.
Après avoir imaginé l’intégralité de cet « adultère » et après avoir plongé son regard dans les
yeux morts de Mandy, Bill sera libéré de ces visions et nous ne plongerons plus dans son
intériorité de façon aussi directe.
Kubrick, en utilisant ces moments comme des jalons qui structurent le périple de son héros,
crée un lien étroit entre ses choix de mise en scène, son mode de narration et son propos.
Il apparaît avec évidence que la forme du film est fondamentalement liée à la construction de
son sens.
Le cheminement de Bill se révèle être aussi bien physique que mental : la jalousie, qui s’est
immiscée dans son esprit, et qui se manifeste par le biais de ces scènes érotiques fictives, va
influencer son rapport à la réalité, sa perception du monde.
Cette capacité d’une image à se régénérer et à prendre des proportions importantes entraîne
une altération des sens du personnage. Le monde ressemble avant tout au regard que l’on
porte sur lui.
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B. Le moment orgiaque comme apogée du subjectif.
Tout au long d’Eyes Wide Shut, Kubrick recourt à un nombre important de plans subjectifs
qui nous associent étroitement au personnage de Bill. On peut considérer que le moment de
l’orgie constitue le point culminant de ce procédé. En effet, nous adoptons le regard du héros
dès son entrée dans l’assemblée de l’orgie. Une fois franchies plusieurs portes et un dernier
rideau, qui nous dévoile les nouveaux personnages de cette soirée, Bill se place parmi les
spectateurs en bas à droite de l’écran, se posant ainsi comme relais du regard.
Le plan qui suit est filmé dans la perspective précise où se situe Bill et peut, de la sorte, être
considéré comme subjectif. Ces deux types de plan qui associent le spectateur au regard du
protagoniste sont suivis du travelling circulaire, lequel nous fait adopter tour à tour les regards
des spectateurs qui entourent le cercle magique, lieu du rituel. Nous pouvons donc considérer
que nous épousons un point de vue collectif. Si nous repassons momentanément dans un plan
où Bill observe la cérémonie, en amorce, c’est pour quitter ce point de vue unique et adopter
celui des autres spectateurs. Un plan nous montre les convives masqués qui regardent (sans
pour autant que nous voyions leur regard) alignés les uns à côté des autres. Le regard du
docteur Harford n’est pas unique, mais s’inscrit dans une communauté de voyeurs. Enfin, le
mouvement circulaire de la ronde est alors renforcé par le baiser que s’échangent les femmes
à travers leur masque. La caméra suit la circulation de ce baiser et souligne la nature
mécanique de ce dernier.
Cependant, cette hypnotique circularité est soudainement rompue par un zoom, contre-
plongée d’un balcon chargé de spectateurs, qui démarre sur un plan d’ensemble pour
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s’achever sur deux personnages. Au début de ce plan, tous les personnages regardent dans la
même direction, mais durant le zoom, deux personnages centrés se tournent dans une parfaite
simultanéité vers la caméra et lui adressent un regard.
Ce plan est pour le moins énigmatique : la coordination du mouvement des deux individus à
quelque chose de robotique ; ils regardent l’objectif bien en face, comme s’ils s’apprêtaient à
s’adresser à nous, spectateurs, abolissant ainsi la frontière entre le film et l’espace où nous
nous trouvons (salle de cinéma, salon, etc.).
De fait, on peut légitimement se poser la question suivante : sommes-nous passés dans le
regard de Bill ?
Or, le plan suivant vient infirmer cette hypothèse : il nous montre le « visage » du héros en
plan rapproché, regardant droit devant lui, puis levant les yeux vers le balcon.
Qui les deux personnages regardent-ils lorsqu’ils ont plongé leurs regards vers la caméra ?
Serait-ce un troisième regard malicieux qui a joué à nous placer en avance sur le regard de
Bill ? Cette supposition semble confirmée par le fait que le montage nous ramène sur les deux
personnages énigmatiques dont l’un adresse un signe de tête en direction de la caméra.
Nous revenons alors sur le protagoniste, qui répond en inclinant le chef.
Ce regard lui était donc bien destiné. Enfin, nous retournons une dernière fois sur les deux
individus qui s’orientent de façon parfaitement synchronisée pour regarder le spectacle.
Ce brouillage du point de vue, opéré par l’intermédiaire de ce qu’on pourrait envisager
comme un plan subjectif de Bill, intervient à un moment fondamental de la séquence. C’est un
moment de reconnaissance : le regard, puis le salut sous-entendent que le personnage masqué
(Ziegler, on s’en doute) a reconnu le docteur Harford.
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Le fait de dissocier le zoom du regard de Bill introduit une distance, un décalage, qui génère
un sentiment de malaise et surtout la sensation que tous ces personnages sont observés par une
instance invisible, dont l’identité nous est occultée.
En contrebas, la cérémonie du baiser se poursuit. Tour à tour les femmes quittent le cercle
pour choisir un partenaire ; l’une d’elles choisit Bill et l’emmène.
Les travellings suivants dans un étroit couloir ne sont pas sans rappeler l’arrivée du couple
Harford à la soirée des Ziegler. Alors qu’ils arrivent dans un hall, la femme masquée met en
garde Bill et l’enjoint à quitter la soirée, cependant un homme masqué s’interpose et emmène
la femme à l’étage. Intervient alors un plan subjectif, le premier d’une longue série. Bill suit
du regard la femme et l’homme gravissant les marches d’un escalier. Enfin, cette séquence
s’achève sur le masque du protagoniste regardant l’énigmatique femme.
Un fondu enchaîné particulièrement lent, donnant l’impression que le visage masqué de Bill
se dissout dans le décor, nous fait passer dans un long travelling avant subjectif.
C’est ce regard à la limite du surnaturel qui nous guidera dans le Somerton labyrinthique.
Pour la première fois dans le film, le travelling avant ne précède plus Bill mais est devenu
Bill. Au niveau sonore, la musique carnatique envahit tout, les bruitages sont absents.
Ce choix renforce l’irréalité du moment et tend à resserrer la focalisation autour de la
perception du héros. En effet, le travelling avant nous fait progresser à l’intérieur d’un monde
figé, aux éclairages très marqués, à la composition éminemment picturale. En outre, ce
mouvement souple et aérien de la caméra acquiert une vertu hypnotique, associé au lent
tempo de la musique indienne. Il s’en suit un plan qui se raccorde à 180° avec le précédent, en
miroir : Bill avance en regardant, alors que la caméra le devance en travelling arrière.
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Ces deux plans coïncident parfaitement et confirment l’idée que le travelling avant correspond
au point de vue de Bill. Kubrick nous offre un panoramique complet à 360° de cette scène
orgiaque, et met l’accent sur le regard du protagoniste mais aussi sur son rôle de spectateur en
mouvement ; mouvement fortement contrasté par la fixité des autres personnages, lesquels
semblent s’abîmer dans la vision qui s’offre à eux.
Le héros progresse dans un espace labyrinthique où chaque pièce débouche sur une autre par
une porte visible au fond. Nous découvrons ainsi avec lui que l’orgie est constituée d’une
multiplicité de scènes sexuelles que les spectateurs, groupés, observent immobiles.
Cet univers s’apparente fortement à celui du théâtre, avec tout ce que cela implique de
stylisation dans la restitution de l’acte sexuel, et de passivité de la part du public.
Le regard de Bill est quant à lui différent, on pourrait dire que c’est un regard de filmique,
toujours en mouvement, scrutant l’espace dans son déploiement, comparant les scènes les
unes avec les autres.
Ensuite, durant le temps d’un plan, le mouvement se fait latéral, accompagnant le regard du
héros qui progresse le long de tables où des femmes nues prennent des poses lascives
évoquant les peep-shows. Un fondu enchaîné nous entraîne dans une nouvelle pièce où la
figure du labyrinthe apparaît exacerbée : la caméra subjective se rapproche d’une scène de
fornication, qu’un personnage à gauche, de dos, regarde, et qu’un couple, face à nous observe,
en retrait. Une porte s’ouvre, au centre du cadre, sur une autre scène sexuelle.
La caméra, par un mouvement de balayage rapide, hésite entre la scène et le couple de
spectateurs, faisant surgir la question suivante : qu’est venu faire Bill dans cette orgie ? A
l’évidence, il observe, mais n’observe-t-il pas autant les spectateurs que les scènes sexuelles
pour interroger ce regard de voyeur ?
Le protagoniste passe ensuite dans la pièce suivante, au milieu de laquelle se déroule la scène
qu’on entrevoyait par l’embrasure de la porte. Scène où l’on peut observer un majordome
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Michel Haab
servant de reposoir à un couple forniquant. Cette tendance à la réification n’est pas sans
rappeler les tables et le mobilier du Korova Milk Bar dans A Clockwork Orange.
Ensuite, le travelling arrière succède au travelling subjectif, et pour la première fois, Bill et la
caméra marquent un temps d’arrêt pour observer le spectacle. Comme pour indiquer qu’en se
figeant à l’instar des autres spectateurs, Bill s’inscrit dans le tableau. Le plan suivant reprend
exactement le plan subjectif précédent, mais cette fois avec le protagoniste dans le champ.
Cette extériorisation soudaine du regard du héros, redevenu objectif, a quelque chose de
surnaturel. En effet, cette stratégie de dédoublement du regard, lequel se fait à la fois objectif
et subjectif, peut évoquer la façon dont les gens décrivent leurs rêves. On dit souvent que dans
un rêve, on voit les choses, mais qu’on peut également se voir soi-même en train d’agir ou de
regarder. De fait, par cette alternance intrigante entre objectif et subjectif, Kubrick donne à
l’aventure de Bill dans le manoir une texture onirique.
Cependant, le réalisateur ne s’arrête pas là, et complexifie encore le problème en nous faisant
brièvement sortir du point de vue de Bill.
C’est alors que l’homme masqué qui salué Harford lors du zoom apparaît dans l’embrasure
d’une porte accompagné d’une femme inconnue. On peut légitiment imaginer que ce plan est
perçu du point de vue de Bill (le plan précédent le montrait en train de regarder en face de
lui). Or, cette hypothèse est immédiatement démentie par le plan suivant. En effet, contre
toute attente l’homme masqué passe la porte que Bill vient de franchir. L’homme se situe
donc derrière le héros et, à posteriori, le spectateur réalise que ce dernier n’a pas pu voir
l’individu. Enfin, l’homme masqué profère quelques paroles à l’oreille de sa compagne qui
s’en va rejoindre Bill, toujours inconscient de leur présence. Puis la parenthèse se clôt avec la
disparition de l’inconnu, qui repart par la même porte.
Une lecture synoptique du film peut mettre en lumière cette parenthèse.
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Michel Haab
En effet, l’un des seuls décrochages du point de vue principal qu’on ait observé jusqu’à
présent a lieu lorsqu’on adopte le point de vue de Ziegler dans sa salle de bain. Un tel procédé
se reproduira également, lorsque Bill rejoindra Victor dans la salle de billard.
Ces petits a parte narratifs constituent une manière de signaler aux spectateurs que l’homme
masqué n’est autre que Ziegler (hypothèse largement confirmée par la séquence du billard).
Ce moment de confusion dans la focalisation donne une sensation de danger, de déséquilibre.
La figure du labyrinthe prend une dimension nouvelle : l’espace recèle de nombreux
mystères, tel cet homme masqué que Bill ne voit pas. Ce plan où l’homme apparaît derrière le
docteur Harford opère une mise en abyme vertigineuse : Bill, avec les spectateurs placé
derrière lui, regarde la scène pour devenir soudain lui-même objet du regard à son insu.
D’une façon générale ces décrochages du point de vue principal tendent à souligner la
maîtrise illusoire du héros dans un univers dont les enjeux et les forces le dépassent.
La stratégie narrative que Kubrick met en œuvre prend un tour très sophistiqué au coeur
même de l’orgie. En effet, en nous rendant très proches du regard de Bill, Kubrick démultiplie
l’effet des moments d’éloignement et de changement de point de vue.
La séquence apparaît a posteriori fortement teintée d’onirisme : le personnage est à la fois à
l’intérieur et à l’extérieur de la scène ; il se fait pur regard, mais, par un retournement, il
devient lui-même objet du regard et se voit dépossédé de la maîtrise de l’espace que lui offrait
son regard mobile. En effet, c’est lorsqu’il s’immobilise et qu’il devient comme les autres
spectateurs un élément du tableau qu’il parcourait, que le danger s’abat sur lui : l’homme
masqué envoie son émissaire tentatrice pour le mener, peut-être, dans un piège.
Kubrick génère un suspense original en se servant du flottement des points de vue. La
sensation de danger ne provient pas seulement de la dimension labyrinthique de Somerton,
mais surtout du fait que le regard du héros n’est ni omniprésent, ni omniscient. Ainsi, le
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Michel Haab
discours visuel du film se fait symbolique, employant une rhétorique onirique pour relayer
certaines thématiques d’Eyes Wide Shut : la transgression de l’interdit, la distance entre le
regard et l’action, le regard envisagé comme acte à part entière.
C. Le jugement ou l’apothéose de la complexité
La stratégie esthétique mentionnée plus haut culmine au moment du jugement de Bill par la
communauté des convives de la soirée. Une rupture est introduite par un plan sans Bill, qui
nous fait voir Nick Nightingale les yeux bandés et conduit par un majordome, traversant une
salle de bal, grotesque décalque de la soirée des Ziegler. Immédiatement nous retrouvons le
héros accompagné de son propre guide et filmé de la façon habituelle en travelling arrière.
Cependant, le travelling s’arrête en même temps que le personnage une fois la porte franchie.
Le silence, puis le morceau lancinant de Ligeti, renforcent ce momentum, véritable suspense
entre les deux plans. Bill regarde alors fixement hors champ, mais contrairement à l’habitude
établie précédemment, le montage tarde à nous révéler ce qu’il voit.
Cette pause vient renforcer l’effet produit par le plan suivant, lequel constitue un plan
d’ensemble des convives, qui ont tous le regard tourné vers le héros. Nous constatons alors
que nous sommes revenus dans la salle de la cérémonie.
Ensuite, une série de plans fixes rapprochés se succèdent, montrant différents masques
orientés vers Bill. Ce moment s’achève par un retour au plan d’ensemble, qui met en exergue
le caractère collectif de ces regards. Le maître de cérémonie demande alors au docteur
Harford de s’avancer vers lui, et pour la dernière fois, le travelling avant subjectif avec lequel
nous avons arpenté l’orgie, reparaît. Ainsi, nous pénétrons le cercle des spectateurs
conjointement à Bill et prenons pied sur le tapis rouge central. Les convives viennent refermer
le cercle derrière lui.
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A cet instant, Bill se retrouve au centre de tous les regards. Dans un premier moment, la
caméra adopte le mouvement circulaire qui avait caractérisé le rituel d’ouverture de l’orgie.
Ce mouvement nous fait épouser successivement le regard de tous les convives disposés en
cercle. Le montage alterne entre un plan large et un plan plus rapproché, tous deux décrivant
une trajectoire circulaire autour de Bill et de l’homme en pourpre.
La façon dont Kubrick raccorde les plans engendre une déstructuration de l’espace : on saute
d’un lieu à l’autre de la salle pour revenir légèrement en arrière par rapport au plan précédent.
Ces raccords anarchiques tendent à suggérer une multiplicité de regards. Nous ne sommes
alors plus dans la vision de Bill mais parmi les spectateurs et nous observons son angoisse
grandissante.
L’homme en pourpre, après avoir fait retirer son masque au protagoniste, lui intime l’ordre de
se dévêtir. La caméra quitte son mouvement rotatif pour cadrer le héros en plan rapproché.
Contrairement à la cérémonie du début de l’orgie, où Bill se fondait dans la multiplicité des
regards des spectateurs et en épousant leurs perspectives circulaires, les regards apparaissent
nettement différenciés. Le protagoniste est encerclé par le regard des spectateurs alors même
que son propre champ de perception semble réduit ; en effet, derrière lui tout devient flou.
Nous quittons le point de vue du personnage et la caméra reprend son mouvement tournant le
temps de deux nouveaux plans successifs.
A cet instant, intervient une première rupture, avec le deuxième zoom du film. Sur un balcon
apparaît en plan d’ensemble la femme masquée qui avait mis en garde Bill. Le zoom passe
rapidement en plan taille, tandis qu’elle crie « Stop » et que la musique marque soudainement
un temps d’arrêt.
Ce plan contraste radicalement avec l’ambiance de l’assemblée. C’est le retour de la nudité,
l’ocre et le bleu reprennent le dessus face au rouge et au noir du tribunal. Ce moment apparaît
comme l’apogée de l’artifice : la fixité du corps de la femme, le timbre de sa voix altérée par
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le masque ainsi que sa diction étrangement surarticulée l’assimilent à un automate sans
spontanéité.
A l’instar du plan précédent, on peut se poser la question de savoir qui regarde ; qui a focalisé
son attention sur la femme masquée, car ce n’est qu’au plan suivant que Bill se retourne et
porte son regard sur la femme. L’espace d’un bref instant, le troisième œil invisible
réapparaît. Cependant cette répétition exacte du premier zoom comporte une variante. En
effet, le regard de Bill n’est plus montré en plan fixe mais dans un mouvement circulaire qui
accentue sa rotation en lui donnant une ampleur et une emphase qui renforcent le caractère
« coup de théâtre » de l’apparition. Ainsi, ce second temps fort est davantage dramatisé et
théâtralisé.
Le montage nous fait repasser sur la femme qui énonce sa revendication « Let him go ! ».
Puis, nous passons à un plan d’ensemble, en plongée, du groupe des spectateurs, masques
tournés vers le haut en direction de la femme. On notera que le temps de ce plan, l’assemblée
toute entière, Bill inclus en son centre, dessine un œil regardant la femme, hors champ.
C’est un regard collectif dirigé vers cet ailleurs énigmatique, cette femme-automate.
La figure de claustration est alors rompue, tandis que Bill est à nouveau inclus dans cette
assemblée de spectateurs, où il est un regard parmi d’autres. La localisation de la caméra en
hauteur, loin de la femme masquée, nous amène à nous interroger une nouvelle fois sur la
question du point de vue. Qui porte ce regard global supérieur et différent sur cette
assemblée ?
La fin de cette séquence exploite la dialectique suggérée sur le plan visuel par les deux
images. A la parole de Bill, qui répète inefficacement les injonctions du maître de cérémonie
et se retranche dans un regard muet, s’oppose la parole performative de la femme.
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Michel Haab
En effet, son impératif (« Take me ») va avoir des conséquences dans la réalité, de la même
façon que la parole d’Alice a modifié la réalité de son mari en prenant une valeur d’acte pour
lui.
Dans cette dernière partie de la soirée orgiaque, Kubrick met en place un jeu de perspectives
assez différent de celui qu’il avait déployé lors de la déambulation de Bill dans le labyrinthe
du Manoir. Tout d’abord, il établit une véritable dialectique entre le regard du protagoniste et
celui de juges qui l’encerclent, obligeant par là le spectateur à tenir une double perspective
peu confortable tout au long de la séquence. Ensuite, il introduit une double rupture dont la
brutalité nous fait sortir de cette problématique bipartite. En effet, en renouvelant le procédé
du zoom décalé du regard des protagonistes, Kubrick fait revenir dans sa narration le
troisième regard invisible.
Cette présence extradiégétique est largement confirmée lors du plan plongeant qui nous
montre l’assemblée sous la forme d’un œil collectif dont les regards convergent vers un point
unique.
Ce brusque recul par rapport à la situation a une valeur symbolique forte, comme si Kubrick
tenait à briser le suspense primaire de la scène et à nous rappeler que ses enjeux sont avant
tout métaphoriques. En effet, ce n’est pas le suspense qui constitue le corps d’EWS.
Après nous avoir plongé dans l’action en nous faisant ressentir fortement la pression que les
regards des convives portent sur Bill, et l’égarement de ce dernier, Kubrick nous force à
prendre du recul par rapport à la situation en nous montrant les choses différemment (vues
d’en haut). La théâtralisation et l’artifice transparaissent de nouveau avec l’intervention de la
femme masquée. La scène change alors de nature : Bill passe du statut d’acteur à celui de
spectateur qui n’a pas son mot à dire. La dialectique développée n’est plus interne au récit
(juges et partie) mais externe (homme/femme, regard/parole, etc.). Kubrick nous invite ainsi à
gagner un niveau de récit plus élevé que le niveau primaire auquel le suspense nous retient.
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Conclusion
Avec Eyes Wide Shut, Kubrick démontre que le récit cinématographique peut devenir un jeu
narratif complexe et brillant, servant les thématiques du film tout en obligeant le spectateur à
s’interroger sur sa propre fonction de regardant. Les alternances entre les personnages et les
décrochements rapides introduisent un nouveau point de vue insaisissable : le resserrement
progressif sur le regard d’un personnage, qui finit par éclater lors de la séquence du jugement.
Voilà autant de différentes pièces constituant une machinerie complexe tout entière au service
du projet de Kubrick.
Film sur le regard et l’aveuglement, Eyes Wide Shut fait ressentir au spectateur combien le
simple acte de voir au cinéma est sujet au questionnement.
Contrairement à la majorité des films narratifs, Eyes Wide Shut ne guide pas le spectateur
d’un bout à l’autre du récit. L’ouverture narrative de ce film laisse le public libre de
déambuler et d’épouser tour à tour le point de vue d’un personnage puis le regard d’un autre.
Ce choix narratif constitue un point majeur de l’œuvre de Kubrick puisqu’elle empêche le
spectateur de regarder passivement le film. Le film devient un miroir que le réalisateur met
face au public.
L’ensemble des éléments cinématographiques que déploie Kubrick dans Eyes Wide Shut
(puissance théâtrale des acteurs, dimension picturale de l’image, narration à la focalisation
changeante, etc.) concourent à faire partager à tous les spectateurs l’aventure du regard. Cette
ambition extrême et finalement assez abstraite a peut-être généré, en partie, les malentendus
qui continuent d’entourer ce film. Cependant, elle en constitue aussi la force vive, laquelle
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Michel Haab
permettra, sans aucun doute, au film de traverser le temps sans subir l’influence des modes et
le changement de regard des spectateurs. La complexité du travail de Kubrick a notamment
pour objectif, comme Kubrick l’a lui-même souligné à maintes reprises, de rendre le film
visible au fil des ans, dans la multitude des contextes où il s’offrira au public.
Labyrinthe où se perd le regard, univers de « l’épanchement du songe dans la réalité », où le
sentiment d’inquiétante étrangeté nous guette à tout moment, Eyes Wide Shut n’a pas fini de
dérouter les amateurs de films à message.
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