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232Au cours de l’année 2005, une série de chefs-d’œuvre de la section
d’ethnographie du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren
(Belgique) ont été transportés à l’hôpital d’Ixelles pour y être scannés.
Nous n’entreprenions pas cette opération pour mettre à jour des pro-
blèmes d’authenticité1 liés à ces objets mais bien pour entrer au cœur
même de leur structure et tenter de deviner quelle fut leur histoire
intime au moment de leur création2. Nous voulions en quelque sorte
écrire une page de plus de ce que fut leur « vie sociale » pour
reprendre le titre, maintenant célèbre, de l’ouvrage d’Arjun Appadurai3,
dans le sens où les objets peuvent eux aussi suivre un parcours social
et avoir une biographie à l’instar des êtres humains4.
Et de fait, la vie sociale de ces pièces africaines fut mouvementée !
Nombre d’entre elles sont arrivées au musée dans le contexte, pour le
moins controversé, de la colonisation du Congo. D’abord considérées
comme curiosités mises en scène pour servir de décor exotique au
cours d’expositions de valorisation de l’entreprise coloniale, elles
furent ensuite propulsées au rang de chefs-d’œuvre5. Ce changement
de statut opéré par le regard occidental s’est confirmé à la suite d’une
réhabilitation à laquelle quelques grands artistes européens ont contri-
bué. En effet, en avouant et en démontrant s’être laissés inspirés par
l’audace des formes et des compositions de l’art dit « primitif »6, ces
artistes leur ont donné des lettres de noblesse et les ont conséquem-
ment introduites dans le marché de l’art. Cette démarche, artificielle si
l’on considère les critères qui ont prévalu au moment de leur création,
a aussi complètement bouleversé leur vie sociale. A partir de ce
moment-là, certaines d’entre elles ont entamé une carrière de chef-
d’œuvre, voyageant d’exposition en exposition, pour s’offrir à la
contemplation esthétique.
C’est donc avec un réel plaisir intellectuel non dénué d’ironie que
nous leur offrons, par le biais d’une technologie sophistiquée et indé-
niablement occidentale, un retour fulgurant au moment précis de leur
naissance lorsque les mains et le savoir-faire des artistes africains, ces
grands oubliés de leur « success story », ont produit leurs formes
étonnantes. Car, outre les détails sur la structure des matières utili-
sées, ce que le scanner à rayons X permet de retrouver, ce sont les
hésitations de l’artiste au travail : son adresse, sa compétence, ses
coups de génie, parfois même son émotion, mais aussi ses erreurs et
ses rattrapages. De la manière la plus paradoxale qui soit le scanner
devient un outil de réhabilitation de la mémoire de ces « auteurs
systématiquement bâillonnés7 ». L’oubli, parfois inévitable, parfois
délibéré8, dont ils firent les frais les a longtemps privés, à quelques
exceptions près, d’une quelconque reconnaissance et c’est seulement
ces dernières années que l’on assiste à la multiplication d’événements
mettant en avant tant les artistes africains que leurs œuvres9.
Par le biais de deux œuvres, nous avons choisi de montrer, dans cet
article, certaines des nouvelles opportunités de recherche qu’offrent
les analyses au scanner après leur interprétation. En effet, ce mode
d’investigation emprunté à la médecine permet, comme pour le
dépistage de maladies ou de malformations internes, de répondre à
certaines interrogations et de révéler des aspects inattendus sur
base des différentes coupes réalisées dans les trois plans de l’espace
et complétées par des reconstructions informatiques sous forme
d’images en trois dimensions. Le bois, la terre cuite, la pierre et
bien d’autres matières laissent les rayons X fouiller leurs entrailles.
Seul le métal renvoie des images parasitées bien que la technologie
du scanner industriel qui permet de l’étudier sans écueil est déjà au
point mais reste peu accessible et ne l’est en tout cas pas en milieu
hospitalier10.
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
233
Pour l’instant donc, les scanners réservés aux objets d’art sont tribu-
taires de l’appareillage médical. Les radiologues sont seuls habilités à
les utiliser et ils sont pratiquement seuls, également, à pouvoir en
interpréter les résultats. Autre paramètre important, le volume de
l’œuvre ne peut excéder celui d’un corps humain pour passer dans le
tunnel où elle est bombardée de rayons.
La figure yaka11 que l’administrateur territorial A. Verschaffel a
collectée puis offerte au musée en 1931 présente, sous la tête
sculptée, une masse compacte et sphérique, recouverte
d’une enveloppe textile, à laquelle de nombreux
éléments ont été fixés : petits sacs de tissu,
morceaux de bambou, quatre nœuds de
Moebius formés par des fibres tressées,
coquillages, etc. (fig. 1). La tête, au nez
particulièrement épais, et à la coiffure en
forme de calotte ornée de clous de tapissier,
n’est pas très spécifiquement caractéris-
tique du style yaka12.
Elle pourrait faire partie de la catégorie des
objets dénommés phuungu dans la classi-
fication des statuettes (biteki) qu’Arthur
Bourgeois13 a proposée, bien que, contrai-
rement à la plupart des exemples connus,
l’amas de matières composites qui forme
la masse sphérique, l’enveloppe de haut
en bas, du cou aux pieds, ne laissant pas
apparaître les jambes14. Les phuungu sont
détenus par les chefs de lignage qui les
conservent dans leur maison et les utilisent pour
leurs qualités apotropaïques15. La figure est sculptée dans le
bois n-hala (Crossopteryx febrifuga) connu pour ses propriétés
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels
Fig. 1. Figure yaka EO 0.0.32982, République démocratique du Congo.
Photo R. Asselberghs © Musée royal de l’Afrique centrale.
234
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
Fig. 2. Scanner de la figure yaka EO 0.0.32982, coupes MPR (multi-planar reconstruction) de face. © Marc Ghysels. Quatre coupes successives d’une épaisseur de 0,75 mm effectuées de
l’avant vers l’arrière de la figure. Dans les coupes MPR, les différentes tonalités de gris reflètent des densités différentes : du gris clair, pour les matières de densité faible comme le bois et le
textile, au gris très foncé pour celles de densité élevée comme la terre cuite, les cailloux ou les clous.
Fig. 3. Scanner de la figure yaka EO 0.0.32982, images VRT (volume rendering technique) de face. © Marc Ghysels. Les images VRT sont des reconstructions en trois dimensions obtenues par
l’addition informatique de toutes les coupes en deux dimensions, empilées comme dans un jeu de cartes. Une couleur peut ensuite être attribuée arbitrairement aux différentes tonalités de
gris et donc aux différentes densités, ce qui revient à dire que l’échelle des gris est transformée en échelle de couleurs et que pour chaque couleur donnée, on peut ensuite jouer artificielle-
ment avec les degrés d’opacité ou de transparence, avec la luminosité, avec les ombres portées, etc.. Nous regardons la même chose sur chaque image VRT ; seuls y ont été modifiés les para-
mètres d’affichage par type de densité. Enfin, le contraste des interfaces peut aussi être augmenté, ce qui permet de bien marquer les passages entre l’air et la matière.
236
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
Fig. 4. Scanner de la figure yaka EO 0.0.32982, coupes MPR (multi-planar reconstruction) de profil. © Marc Ghysels. Quatre coupes successives, dans la partie droite de la figure,
s’échelonnent de l’extérieur vers l’intérieur (du coude droit au nombril avec sa charge magique).
Fig. 5. Scanner de la figure yaka EO 0.0.32982, images VRT (volume rendering technique) de profil. © Marc Ghysels.
Pour les figures 2, 3, 4 et 5 :
1. clou de tapissier – 2. bambou externe – 3. os de petit animal – 4. enveloppe textile externe – 5. boite à poudre #1 – 6. enveloppe textile interne – 7. fragment de terre cuite
8. cavité ombilicale – 9. caillou ovale – 10. genou droit – 11. nœud de Moebius – 12. tube métallique (douille ?) – 13. épaule gauche – 14. boite à poudre #2 – 15. coquillage
16. boite à poudre #3 – 17. coude gauche – 18. coude droit ligaturé – 19. lanière de cuir – 20. aiguille métallique – 21. clou de cordonnier – 22. perle de verre
23. charge magique ombilicale – 24. graine – 25. boite à poudre #4 – 26. coquille d'œuf – 27. coquille d'escargot
238toxiques (mais parfois curatives en fonction des quantités administrées
et des affections traitées), ce qui corrobore le rôle protecteur, même
éventuellement agressif de l’objet et de ses multiples charges magiques16.
L’analyse au scanner révèle que la tête qui émerge de l’amas composite
est en réalité le sommet d’une figure de bois en position accroupie,
entièrement sculptée en ronde bosse (fig. 3, 5). Une cavité contenant
des substances magiques est aménagée dans son ventre. L’examen
informe sur le caractère évolutif de la confection de l’objet et peut-
être même sur un changement de destination en cours d’utilisation.
Il n’était certainement pas utile de sculpter entièrement une figure
destinée à être totalement emmitouflée dans ses charges. A-t-elle
d’abord rendu des services en tant que petit personnage sculpté
accroupi et investi de pouvoir par l’intermédiaire d’éléments consacrés
logés dans son corps ?
La position adoptée n’est pas habituelle dans les arts yaka. On trouve
quelques personnages agenouillés mais très peu sont accroupis. Dans
les collections de Tervuren, il en existe quelques uns assis dans une
attitude plus ou moins accroupie (voir fig. 6). Un autre, illustré dans
l’ouvrage de Bourgeois, appartient plutôt à un sous-groupe yaka,
voire à un groupe apparenté17 et représente une jeune femme dans
une position rappelant celle des parturientes et dont les seins dressés
sont valorisés par le mouvement des bras levés, maintenus en arrière
au niveau de la nuque. Si ce n’est la figuration d’un accouchement, la
sculpture symbolise, certainement, la féminité dans tout son potentiel
fécondant (fig. 7).
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
Fig. 6. Figure yaka EO 12354, République démocratique du Congo.
Photo R. Asselberghs © Musée royal de l’Afrique centrale.
239Par ailleurs, dans la figure scannée, le bras droit du personnage a subi
une restauration par ligature au niveau du coude (fig. 4). Ce détail
ajoute un argument supplémentaire à l’hypothèse que la pièce aurait
fait l’objet d’un usage antérieur à son empaquetage.
On observe ensuite, tout autour de la représentation, la présence
d’une seconde enveloppe textile, interne cette fois (fig. 2, 4, 5), peut-
être destinée à homogénéiser la surface sculptée avant d’y ajouter ce
qui allait constituer le bourrage de la forme sphérique qu’elle affecte
à présent. De la terre, des morceaux de bambou remplis de poudres
diverses et des blocs de substance compacte (notamment des frag-
ments de terre cuite) ont contribué au remplissage. Ensuite, une série
d’éléments visibles à l’œil nu (petits sacs de tissu, noeuds de Moebius
en fibres végétales, tiges de bambou, coquillage…) en partie décora-
tifs, en partie rituels ont été adjoints pour obtenir un objet percutant
tant par la forme que par la fonction. Nul doute que l’artiste, tout en
ajoutant des ingrédients au potentiel magique efficace, ait sacrifié au
plaisir esthétique d’harmoniser l’ensemble.
Plusieurs études ont révélé que, chez les Yaka, le sculpteur est
détenteur de savoirs ésotériques, de recettes, de remèdes qu’il met
en œuvre au moment de la création18 et ce, contrairement à d’autres
populations proches, comme les Kongo par exemple, qui confient au
ritualiste nganga la responsabilité de « charger » les pièces créées par
les artistes19. Pour sa part, le ritualiste - devin (nganga) yaka prescrit
un certain type d’objet à son client20 qui s’adresse ensuite à un sculpteur
dont les qualités avérées pourront lui garantir un « fétiche » conforme
à ses besoins. Le terme fétiche, souvent controversé, a donné lieu ces
dernières décennies à une série d’études qui ont largement réhabilité
son emploi21. C’est probablement le mot qui convient le mieux au
type d’œuvre en question ici : objet-force qui relève de ce que l’on
pourrait appeler une « esthétique du sacré »22.
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels
Fig. 7. Figure féminine yaka EO 1955.32.1. République démocratique du Congo.
Photo J.-M. Vandyck © Musée royal de l’Afrique centrale.
Fig. 8. Pipe à eau luba EO 1973.73.1. République démocratique du Congo.
Photo R. Asselberghs © Musée royal de l’Afrique centrale.
240R. Devisch avait risqué une hypothèse : « Il se pourrait que les petites
bourses évoquent les graines toxiques du n-hala23. »24 Les nombreux
petits sacs tubulaires en tissu qui entourent le cou de la figure sont
plus qu’une évocation de graines, ils en contiennent de différents
types (fig. 4). Cependant, celles identifiées sur la fig. 4, confrontées à
des exemplaires récoltés25 apportent la certitude qu’elles ne sont pas
de l’espèce Crossopteryx febrifuga. Elles n’ont donc pas de rapport
avec le bois dans lequel la figure est sculptée ni, par extension, avec
ses propriétés médicinales.
La pipe à eau luba26 (fig. 8) fait partie des incontestables chefs-
d’œuvre du musée de Tervuren. Sculptée au XIXe siècle, elle fut
ramenée par le commandant Hennebert, probablement au début
du XXe siècle. La section d’ethnographie l’inscrivit dans ses collections
en 1973, après l’avoir achetée au petit-fils du militaire belge.
Les pipes étaient d’un usage courant chez les Luba (fig. 9). Ils fumaient
surtout le tabac et parfois d’autres substances narcotiques en fonction
des circonstances. Pour être consommable, le tabac devait être
longuement séché. Les pipes à eau offraient l’avantage de rendre la
fumée plus douce à consommer, moins irritante pour la gorge et les
poumons que les pipes traditionnelles ; elles permettaient aussi de
fumer des feuilles qui n’auraient pas subi une dessiccation complète
et prolongée au soleil27. La plupart des pipes à eau étaient générale-
ment réalisées en utilisant des calebasses. Ces dernières contenaient
l’eau par laquelle transitait la fumée à rafraîchir avant d’atteindre la
bouche du fumeur. C’est précisément la forme d’une calebasse qui
est, à dessein, reprise dans cet objet skeuomorphe28 dont la qualité
exceptionnelle indique qu’il devait appartenir à un dignitaire ou à
une personne de haut rang. Le fourneau d’argile a disparu ainsi que
la tige de roseau qui servait à assurer le transfert de la fumée vers la
réserve d’eau.
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
241
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels
Fig. 9. Homme luba avec pipe à eau (calebasse). Photo C. Lamotte (Inforcongo) EP.0.0.8783 © Musée royal de l’Afrique centrale.
243Les nombreuses recherches menées chez les Luba, notamment celles
de Mary Nooter Roberts, ont démontré l’extrême complexité de
l’organisation sociale, religieuse et politique de cette population. Plus
précisément, ses études ont mis en évidence le rôle de la mémoire et
de la mémorisation dans le contexte d’une royauté sacrée dont la sta-
bilité et la puissance reposaient sur la tradition orale. Certains initiés,
ritualistes et devins revalorisaient, retravaillaient, voire réinterprétaient
sans cesse les actes héroïques des ancêtres des différents lignages de
chefs afin d’en asseoir la légitimité.
La matrilinéarité était, dans ce contexte, un élément fondamental qui
participait de l’ambiguïté même de la notion de pouvoir sacré, à la
fois bénéfique et dangereux. Dans ce système, les héritiers d’un roi
sont choisis parmi les enfants de ses sœurs, ce qui donne aux femmes
un rôle important dans toute accession au pouvoir.
Les objets de la culture matérielle luba relaient l’ensemble de ces
notions capitales et nombre d’entre eux semblent notamment vaciller
entre les genres : non seulement ils tentent de représenter les compo-
santes masculine et féminine de la personne du chef, mais encore ils
se doivent d’évoquer le potentiel fécondant nécessaire à la production
du pouvoir royal (masculin) dans toute figure féminine. Bien plus, les
femmes symbolisent aussi l’intériorisation indispensable à la préserva-
tion des secrets et des interdits liés à la royauté29. Les pipes à eau
n’échappent pas à ce système de représentations : elles symbolisent
les rapports entre les sexes. Le roseau, élément phallique, pénètre le
fourneau d’un côté et la calebasse d’eau fraîche de l’autre ; ce faisant,
il crée un lien entre deux composantes féminines et facilite le passage
du chaud dans le froid. Le processus évoque aussi les natures antago-
nistes (chaude/froide) de la femme. Cette interprétation est en outre
confirmée par le fait que, sur certaines pipes à eau, la calebasse et le
fourneau sont décorés de fils de cuivre suivant le motif des scarifica-
tions génitales féminines30.
L’analyse au scanner nous permet de suivre une étape importante de
la création de l’objet. Nous voyons précisément que l’artiste a raté son
premier essai d’aménagement du conduit qui est censé acheminer la
fumée de tabac rafraîchie vers la bouche du fumeur. Cette tentative
l’a amené dans l’épaule droite de la sculpture, ce qui l’a obligé à pré-
voir une réparation de fortune pour boucher la mauvaise cheminée
(fausse voie) avec des morceaux de bois (fig. 10, 11). Deux endroits
précis ont fait l’objet du rebouchage : la longueur du cou où l’on voit
que la paroi est abîmée et rafistolée ainsi que le creux axillaire propre-
ment dit dans lequel le sculpteur avait erronément abouti et où la
réparation n’est pratiquement plus visible à l’œil nu. On pourrait croi-
re, sans l’examen au scanner, que c’est la structure du bois qui a posé
problème mais, en fait, le mauvais conduit est passé trop près de la
surface externe droite du cou et l’a traversée. L’artiste a finalement
décidé d’utiliser la brèche pour bénéficier d’un accès facile de
l’extérieur et colmater son erreur (fig. 10, 11), non sans avoir profité
au préalable de ce même accès pour rediriger correctement la tige de
fer rougi afin qu’elle amène la cheminée directement dans le réservoir
d’eau. Dans ce cas-ci, l’analyse solutionne une question et enrichit
notre connaissance de la structure profonde de l’objet qui pourrait
être extrêmement utile en cas de restauration ou de dégât supplé-
mentaire inattendu. L’artiste, qui a créé ce que l’on considère désor-
mais comme une pièce majeure des arts de l’Afrique, nous apparaît
tâtonnant pour réaliser cette opération et c’est particulièrement
émouvant de parcourir à nouveau, avec lui, les différentes étapes de
la confection de l’œuvre.
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels
Fig. 10. Scanner de la pipe à eau luba EO 1973.73.1, images VRT. © Marc Ghysels.
a. Image VRT opaque.
b. La même image VRT mais présentée avec des paramètres translucides.
c. La même image VRT translucide à laquelle est superposé un schéma coloré soulignant
le trajet de la cheminée ainsi que la réparation de la fausse voie.
244
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
a. b. c.
d.
245On remarque également que l’épaule, le coude et le sein gauche ont
été cassés à un moment de la vie de cet objet et ont été fixés avec
des pointes métalliques : quatre de ces implants de fer apparaissent
clairement dans le sein, quatre dans le coude et trois dans l’épaule
(fig. 10). A l’œil nu, on peut voir que le bras a été brisé, mais la pré-
sence des pointes est indétectable, cependant on sait qu’en 1973, le
service de restauration du musée a recouvert les endroits endomma-
gés avec un composant coloré pour masquer les dégâts. Est-ce une
réparation d’origine effectuée avec des clous31 occidentaux ? Les Luba
ont certainement eu accès à ce type de matériel dès la fin du XIXe
siècle mais réaliser des restaurations volontairement invisibles ne
semble pas avoir été habituel32. C’est finalement peu probable,
d’autant moins que les images fournies par le scanner indiquent aussi
la présence de colle (fig. 11d coupe S6). En outre, une analyse au
scanner de la structure interne d’une autre pièce luba importante – la
porteuse de coupe du Maître de Buli (fig. 12a) – a également révélé
des clous et de la colle (fig. 12c, d et fig. 13). On pourrait donc ima-
giner, pour ces deux objets33, des réparations occidentales réalisées
dans la première moitié du XXe siècle.
Dans la pipe luba, une perforation, visible à l’œil nu, dans la coiffure,
contient un dépôt de matière à forte densité, probablement métal-
lique, révélé par le scanner (fig. 11d coupe S2). La position centrale
du trou signale probablement l’emplacement d’une épingle de fer en
forme d’enclume qui fut largement décrite dans la littérature anthro-
pologique pour son contenu symbolique important. En effet, de par la
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels
Fig. 11. Scanner de la pipe à eau luba EO 1973.73.1, images VRT et coupes MPR. © Marc Ghysels.
a. Image VRT de face.
b. La même image VRT de face que a est cette fois virtuellement coupée en deux dans le
sens de la longueur, au niveau de la cheminée. La partie antérieure est rendue virtuellement
invisible, alors que la postérieure est maintenue opaque révélant de la sorte la coupe MPR
correspondant au plan de section utilisé. Les bouchons d’obturation de la première chemi-
née apparaissent clairement, maintenus en place par plusieurs coins de bois.
c. Après effacement de l’environnement VRT, ne subsiste plus ici que la coupe MPR
de 0,75 mm d’épaisseur.
d. Six coupes MPR horizontales de 0,75 mm d’épaisseur, étagées de haut en bas aux
niveaux indiqués par les repères horizontaux de la figure a ( S1 à S6 ).
S2- S3 Coupes horizontales passant entre les oreilles qui révèlent la cheminée en train de se
dédoubler et qui adopte de ce fait une section en forme de 8 : le bon conduit qui se
dirige verticalement vers le récipient en forme de calebasse et le mauvais conduit qui va
aboutir dans le creux axillaire en endommageant le cou.
S5 Coupe horizontale au niveau du cou : les deux conduits sont cette fois nettement
séparés, le bouchon supérieur apparaît dans la mauvaise cheminée (fausse voie).
S6 Coupe horizontale au niveau des épaules révélant le bouchon inférieur réalisé dans une
autre essence de bois que le supérieur. Par ailleurs, une ligne de colle traverse le sein et
l’épaule gauches.
Pour les figures 10 et 11 :
1. cheminée supérieure 7. clou de vitrier
2. bouchon supérieur 8. réservoir à eau
3. coin de bois 9. trou d'épingle
4. fausse voie 10. cicatrice parasitaire
5. bouchon inférieur 11. sein gauche recollé
6. cheminée inférieure 12. épaule gauche recollée
246forme, ce type d’épingle évoque le travail de la forge et ses tech-
niques complexes que le héros culturel, Mbidi Kiluwe, a importé en
pays luba en même temps que certaines pratiques cynégétiques34. Par
ailleurs, au cours des investitures royales, l’évocation de la transforma-
tion culturelle des métaux par l’activité forgeronne donne lieu à une
comparaison avec la construction de la personne royale : pour être roi
un homme doit être littéralement forgé et endurci en tant que tel35.
Enfin, ces épingles étaient utilisées par le roi lui-même36 mais aussi
par différents officiants de cultes afin de s’ « attacher » la présence et
l’activité d’un esprit37. Cet objet de fer concentre donc une série éton-
nante d’informations sur la culture luba et plus spécifiquement sur
l’élaboration de la fonction du souverain. Sa présence dans une coiffure
indiquait indubitablement une personne de très haut rang.
Certains défauts de la structure du bois peuvent également être mis
en évidence : on en voit notamment un, dans la zone postérieure à
l’œil droit de la figure, probablement une cicatrice parasitaire
qui apparaît sous la forme d’une plage hyperdense (tache opaque)
(fig. 11d coupe S3).
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
Fig. 12. Porteuse de coupe luba EO 0.0.14358, République démocratique du Congo.
Musée royal de l’Afrique centrale.
a. Photo R. Asselberghs © Musée royal de l’Afrique centrale.
b. Scanner, image VRT opaque. © Marc Ghysels.
c. d. Scanner, images VRT translucides qui mettent en évidence le fil du bois ainsi que
22 pointes métalliques au niveau de l’épaule droite et des jambes. © Marc Ghysels.
a. b.
c. d.
247L’examen au scanner de la pipe à eau nous a donc proposé un voyage
dans le temps depuis la production de la sculpture jusqu’à son utilisation,
avec les accidents qu’elle a subis, et qu’il nous invite à suivre à la trace.
Ce bref aperçu, sur base de l’analyse d’un fétiche yaka et d’une pipe
à eau luba prélevés dans les collections de la section d’ethnographie
du musée de Tervuren, permet de se faire une idée des multiples
possibilités offertes par l’exploration des œuvres d’art suivant les tech-
niques d’imagerie par scanner à rayons X. A l’aide de cette méthode
d’investigation sophistiquée et non invasive, les coupes et les images
en trois dimensions révèlent une série d’éléments inattendus ; elles
répondent aussi à certaines interrogations. Sans compter que, par ce
biais, on peut aisément dépister des réparations et des restaurations,
ainsi que repérer des remplacements abusifs d’éléments ne provenant
pas de l’objet initial, quelle que soit sa matière.
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels
Fig. 13. Scanner de la porteuse de coupe luba EO 0.0.14358. © Marc Ghysels. Cinq plans
de coupe MPR dont le niveau est repéré sur l’image VRT centrale révèlent les lignes de colle
au niveau de :
- l’oreille gauche (coupe S2 ),
- l’épaule droite (coupe S3 ),
- des avant-bras (coupe S4 ),
- des jambes (coupe S5 ).
248BIOGRAPHIES
Anne-Marie Bouttiaux est chef de travaux et conservatrice en chef de la section d'ethnographie
du Musée royal de l'Afrique centrale à Tervuren, Belgique. Anthropologue et historienne
de l'art, elle a mené des études sur le terrain en Afrique occidentale, notamment en
Côte d'Ivoire, en Guinée-Bissau, en Mauritanie, au Niger, au Sénégal et a organisé de
nombreuses expositions dont L’Autre Visage. Masques d'Afrique occidentale de la collection
Barbier-Mueller à Tervuren, en 1998. [email protected]
Marc Ghysels, diplômé en médecine, est spécialisé en radiologie et imagerie médicale.
Fils d’artiste et de collectionneurs, il a créé à Bruxelles en 2002 un cabinet d’expertise
radiologique d’œuvres d’art et d’antiquités. [email protected]
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ARCHIVES DE LA SECTION D’ETHNOGRAPHIE : dossier ethnographique n° 552.
Explorer l’art au scanner à rayons x : deux chefs-d’œuvre d’Afrique centrale revisités
25. Et analysés en Côte d’Ivoire, grâce à l’aimable contribution du Professeur Zoro Bi Irié,
Faculté d’Agronomie de l’Université d’Abobo Adjamé à Abidjan.
26. N° d’inventaire EO.1973.73.1, objet collecté par le Commandant Hennebert entre 1898
et 1900, République démocratique du Congo (RDC), H. 61 cm, l. 14 cm, bois
(Ricinodendron rautanenii).
27. Roberts 1995, 360-361.
28. Qui affecte spécifiquement dans une matière la forme d’une autre matière ; dans ce
cas-ci la forme d’une calebasse réalisée en bois.
29. Roberts & Roberts 2007, 54-55 ; 57-58.
30. Roberts op. cit., 361.
31. Clous sans tête ou étêtés.
32. Ni chez les Luba ni, de manière générale, dans le domaine des arts de l’Afrique. On
observe le plus souvent des restaurations ligaturées ou éventuellement avec des implants
métalliques mais visibles.
33. D’ailleurs tous deux sculptés dans le Ricinodendron rautanenii, un bois caractérisé par
son extrême légèreté.
34. Roberts & Roberts 2007, 130, notice d’objet n° 39.
35. Ibid., chapitre « Forger la royauté, 41-45 » ; Petit 1993, 482-483.
36. Qui portait d’ailleurs une coiffure féminine au moment de l’intronisation, voir
Roberts & Roberts op. cit., 32-34.
37. Ibid., 32-34 et 131, notices n° 41 et 42.
249NOTES
1. Ce qui peut être, par ailleurs, un des avantages du scanner, nous le démontrerons acces-
soirement dans cette contribution en insistant sur le type de problèmes, de constructions,
de reconstructions et d’assemblages que le scanner peut mettre à jour.
2. Ghysels 2003, 116.
3. Appadurai 1986.
4. Kopytoff 1986, 66-68.
5. Bouttiaux 1999, 595.
6. Barbier-Mueller 2006, 21, 25 ; Madeline 2006, 21.
7. Wastiau 2000, 11.
8. Oubli inévitable parce que lié à l’anonymat de la plupart des artistes et délibéré parce
que cet anonymat semble représenter un attrait particulier pour les collectionneurs (Price
1989, 100) ; sans compter l’avantage non négligeable qu’il rend la spéculation plus aisée.
Voir aussi Martin 2006, 155.
9. Phénomène bien entendu observable avec les arts contemporains urbains mais aussi,
dans une certaine mesure, et malgré l’anonymat de leurs créateurs, avec les arts « traditionnels ».
10. Hardgrove 1997.
11. N° d’inventaire EO.0.0.32982, objet collecté dans la région de Popokabaka, Bandundu
méridional, République démocratique du Congo (RDC), H. 26 cm, bois (Crossopteryx febri-
fuga), clous de tapissier, tissu, fibres, bambou.
12. Devisch 1995, 304.
13. Bourgeois 1984, 107-110.
14. Une photo de terrain de Bourgeois présente cependant un autre phuungu presque
totalement emmailloté dans un ballot sphérique ; 1985, 23, plate XXII.
15. Qui conjure le mauvais sort. Ibid., 110.
16. Devisch op. cit., 304 ; par contre la mention de l’auteur concernant l’éventuelle implica-
tion de l’objet dans la protection des champs de manioc ne semble, au premier abord pas
pertinente. En effet, le courrier du 17 février 1931, de l’administrateur territorial A.
Verschaffel, auquel il fait référence, évoque bien un fétiche protégeant les champs de
manioc mais probablement pas cet objet-ci. En effet,Verschaffel décrit la sculpture comme
« (…) un fétiche malheureusement très vétuste mais dont les têtes sont très bien conservées
et admirablement sculptées. » (dossier ethnographique n° 552).
17. Bourgeois op. cit., 267.
18. Bourgeois 1984, 140 ; 1995, 303.
19. MacGaffey 1995, 286.
20. Bourgeois, 1985, 6.
21. de Surgy 1985, 1993, 1994.
22. Tobia-Chadeisson 2000, 182.
23. Crossopteryx febrifuga.
24. Devisch op. cit., 304.
Anne-Marie Bouttiaux – Marc Ghysels