26
ET PUIS QUAND LES SERPENTS… L’ARCHÉOLOGUE ET SES/EN SES « ROMPOLS » Une lecture de Fred Vargas Noël Barbe Gallimard | « Les Temps Modernes » 2007/2 n° 643-644 | pages 149 à 173 ISSN 0040-3075 ISBN 9782070785247 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2007-2-page-149.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Noël Barbe, Et puis quand les serpents… L’archéologue et ses/en ses « rompols ». Une lecture de Fred Vargas, Les Temps Modernes 2007/2 (n° 643-644), p. 149-173. DOI 10.3917/ltm.643.0149 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © Gallimard

Et puis quand les serpents... l'archéologue et ses/en ses \"rompols\". Une lecture de Fred Vargas

  • Upload
    cnrs

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

ET PUIS QUAND LES SERPENTS… L’ARCHÉOLOGUE ET SES/ENSES « ROMPOLS »Une lecture de Fred VargasNoël Barbe

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2007/2 n° 643-644 | pages 149 à 173 ISSN 0040-3075ISBN 9782070785247

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2007-2-page-149.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Noël Barbe, Et puis quand les serpents… L’archéologue et ses/en ses « rompols ».Une lecture de Fred Vargas, Les Temps Modernes 2007/2 (n° 643-644), p. 149-173.DOI 10.3917/ltm.643.0149--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

Noël Barbe

ET PUIS QUAND LES SERPENTS... L’ARCHÉOLOGUE ET SES/EN SES « ROMPOLS »

UNE LECTURE DE FRED VARGAS

« Un livre de philosophie doit être pour unepart une espèce très particulière de roman poli-cier, pour une autre part une sorte de science-fiction. Par roman policier, nous voulons dire queles concepts doivent intervenir, avec une zone deprésence, pour résoudre une situation locale. »

Gilles Deleuze, 2003, 3

« Et puis, quand les serpents, chauves-souris, blaireaux et tousles animaux qui vivent dans la profondeur des galeries souterrainessortent en masse dans les champs et abandonnent leur habitat natu-rel ; quand les plantes à fruits et les légumineuses se mettent à pour-rir et à se remplir de vers [...]. » Ainsi commence l’un des romansde Fred Vargas, Pars vite et reviens tard, par cette citation qui rem-plit entièrement le premier de ses chapitres.

Nul n’ignore que Fred Vargas écrit des romans policiers — des« rompols », dit-elle —, désormais reçus de façon élogieuse par lacritique — « star du polar », « reine du polar à la française », « ledernier Vargas est plus qu’excellent. Il est génial » — et régulière-ment primés — prix du Roman policier du festival de Cognac, prixdu Polar de la ville de Saint-Nazaire, prix des Libraires, prix deslectrices de Elle... Nul n’ignore non plus que, sous un autre nom — le « véritable1 » —, Frédérique Audoin-Rouzeau est archéo-

1. Sans pour autant céder à cette « morale d’état civil » dont parleMichel Foucault (1969, 28).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

logue. Cette variation identitaire est d’ailleurs indiquée sur la qua-trième de couverture du roman qui nous intéresse : « L’une desvaleurs sûres de la littérature policière française », « archéologue,spécialiste du Moyen Age ». De cette double appartenance, tempo-rellement distribuée — écrire des romans policiers durant l’été,faire de l’archéologie le reste de l’année —, Fred Vargas/FrédériqueAudoin-Rouzeau2 nous dit qu’elle lui est nécessaire sous peine detomber dans un statut d’écrivain qui, en la paralysant dans son acted’écriture, introduirait les germes de sa propre destruction — neplus être qu’un écrivain qui ne pourrait plus l’être (Cognet, 2001).C’est cette double appartenance que nous voudrions interroger àpartir de l’un de ses romans, Pars vite et reviens tard, publié en2001, puis édité en poche en 2004, sans pour autant nous interdired’en convoquer certains autres quand cela pourra nous paraîtreutile3.

A propos de ces opérations de rabattement et de passage entrel’une et l’autre, notre intérêt se portera plus particulièrement et suc-cessivement à l’objet du transport, aux glissements et aux fragmen-tations de ce qui est transporté, enfin aux modalités de productionde la connaissance du passé dans le roman.

TRANSPORT DOCUMENTAIRE

Au-delà du transport de patronymes d’un monde à l’autre — Brézillon est désormais commissaire divisionnaire au Quai desOrfèvres (FV, 180 et 1994) tandis que Breuil, un « type aimable etcomplexe, un esthète ironiste et un cuisinier talentueux » (FV, 117),occupe « une place influente à la Préfecture » (FV, 118), tout en fai-sant preuve de tolérance pour l’atypisme du personnage central, lecommissaire Adamsberg — dans ce texte, les relations tout d’abord

LES TEMPS MODERNES150

2. Désormais respectivement abrégés par FV et FAR.3. Le choix de ce roman relève d’abord du hasard, mis sur sa piste

lors d’une discussion avec Dominique Montigny, conservateur du muséed’Archéologie de Dijon. Qu’elle en soit remerciée. Il tient cependant uneplace particulière au sein des relations entre les recherches de FAR etl’écriture de FV.

4. FV utilisé comme renvoi bibliographique renvoie à Pars vite etreviens tard, FAR à Audoin-Rouzeau, 2003.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

les plus visibles entre les travaux de FAR et les étés de FV sont del’ordre de la documentation, de la proximité documentaire. DansPars vite et reviens tard, il est question de la peste. En 2003, FARpublie un ouvrage dont l’objet principal est le débat, les contro-verses sur les vecteurs de cette maladie... soit Les Chemins de lapeste que le sous-titre évoque, Le rat, la puce et l’homme. De nom-breux fils entre les « deux auteures » peuvent être tirés, l’une ali-mentant l’autre d’une documentation d’ordre historique, sansd’ailleurs que la publication de celle-ci ne précède l’édition roma-nesque. Qu’ils relèvent de l’histoire de la peste, des conceptions dela maladie, des mécanismes de sa transmission, un tableau de cesliens tissés peut être esquissé.

Les occurrences historiques de la peste présentes dans le romanle sont également dans le travail historique de Frédérique Audoin-Rouzeau : Troyes en 1517, Londres en 1665, Marseille en 1720 etenfin Paris en 1920.

Pour ce qui est de Marseille : « Les voyageurs turcs qui mon-tèrent à bord du Grand Saint-Antoine en 1720 et le contaminèrentsont des colporteurs de tissus » (FAR, 230). « C’est l’arrivée duGrand Saint-Antoine, le 25 mai 1720, aux îles du château d’If, vais-seau venant de Syrie et de Chypre, chargé de ballots de soie infec-tés et portant à son bord un équipage déjà décimé par la maladie »qui, dans le roman, est à la source de l’épidémie (FV, 208).

« Elle [la peste] prit domicile, pendant les premiers jours, dansles quartiers bas, humides et sales. Pendant quelque temps, elle faitpeu de progrès. Elle semble même avoir disparu. Mais peu de moissont à peine écoulés, qu’enhardie elle s’avance lentement d’abord,dans des rues populeuses et aisées, et enfin, pleine d’audace, elle semontre dans tous les quartiers, où elle répand son poison mortel.Elle est partout. » (FAR, 209 ; FV, 252). Ce texte est convoqué parFAR comme un témoignage de périodes de latence lors des épidé-mies, parmi une quarantaine d’exemples qui « permet ici de seconvaincre de la réalité historique de ce silence épidémique révéla-teur » (FAR, 208), qui contribue à disqualifier la puce de l’hommecomme vecteur. Il devient, dans Pars vite et revient tard, le signeannonciateur de l’apparition de la maladie à Troyes. La différencedans sa transcription consiste en l’usage par FAR de parenthèsespour indiquer les coupures opérées dans le corps du texte ; paren-thèses que FV fait disparaître. Ce texte est extrait d’un ouvrage du

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 151

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

XIXe siècle traitant de la peste du XVIe (Boutiot, 1857, 15 et 22). Bienqu’il ne soit pas cité dans le roman, sa postériorité quant à l’épidé-mie est indiquée : « J’ai passé la nuit à chercher ce foutu extrait, ditMarc. La version que vous m’avez lue était modernisée, refondueau XIXe siècle. » (FV, 254). Petite leçon introductive à la critique dessources, ici les écarts entre un document du XVIe siècle et sa recopietrois siècles plus tard.

La peste « qui éclate à Paris en mai 1920 [...] fait 92 cas confir-més (166 déclarations), dont 32 victimes sur les 44 non traités et2 victimes sur les 52 cas traités » (FAR, 140) ; 34 morts et 96 casdécompte, au prix d’une simplification, Marc Vandoosler l’un despersonnages (FV, 204). Cette peste affecte principalement les bor-dures nord et est de Paris, les banlieues de l’est et du nord, parmilesquelles Clichy, « foyer le plus important de toute l’épidémie »(FAR, 144), et plus particulièrement la Cité Hauptoul et la familleFournier (FAR, 144). C’est dans cette Cité, « le cœur de l’épidé-mie » avec « les baraquements des chiffonniers » (FV, 293), que l’undes protagonistes du roman acquiert — ou du moins croit le faire —un certain nombre de ses caractéristiques physiques qui le condui-ront à adopter la propagation de la peste comme moyen d’action.Bref un lieu et une date qui le définissent pour partie.

Dans le roman policier, des immeubles dans le 13e, dans le 18e

puis d’autres arrondissements parisiens, puis à Marseille, se couvrent de « 4 » dessinés sur les portes. Leur premier signalementest effectué par une jeune femme, pas très assurée d’une prise au sérieux par les policiers :

Adamsberg lui tendit son carnet et Maryse s’appliqua à repré-senter un grand quatre fermé, en typographie d’imprimerie, au traitplein, à la base pattée comme une croix de Malte, et portant deuxbarres sur son retour.

— Voilà, dit Maryse.— Vous l’avez fait à l’envers, dit doucement Adamsberg enreprenant le calepin.— C’est parce qu’il est à l’envers. (FV, 40)

Ce 4 à l’envers sera diversement identifié par les policiers — signe de reconnaissance d’une bande de malfaiteurs (FV, 37),œuvre de tagueurs (FV, 53) ou d’un peintre (FV, 71) — jusqu’à ce

LES TEMPS MODERNES152

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

que Camille, amie intime du commissaire, ne se souvienne avoir vu pareil signe, chez l’une de ses relations — Marc — « femme deménage en journée et médiéviste le soir » (FV, 85), dans un livreouvert. Ce personnage bifront, répondant par/à un fax du commis-saire Adamsberg, le reconnaît comme « une reproduction exacte du chiffre dont on frappait autrefois les portes ou les linteaux desfenêtres en temps de peste, dans certaines régions. On croit son origine antique, mais il fut absorbé par la culture chrétienne qui yreconnaissait un signe de croix, tracé sans lever la main. C’est unchiffre marchand, un chiffre d’imprimeur aussi, mais il est surtoutfameux pour sa valeur de talisman contre la peste. On se protégeaitdu fléau en le traçant sur la porte de sa demeure » (FV, 104). Il estprobable que la page du livre ouvert à laquelle allusion est faite soitla page 61 de l’ouvrage de Jean-Noël Biraben, Les Hommes et lapeste en France et dans les pays européens et méditerranéens, paruen 1976. Mêmes citations sont faites des imprimeurs et de l’inté-gration de ce signe dans la grille en fer forgé du balcon du Tribunalde commerce de Nancy (Biraben, 1976, 62). Cette dernière étanttraitée sous la forme d’une réminiscence de Danglard, adjointd’Adamsberg : « Je me souviens maintenant, de mon 4. » (FV, 105).

Ce « 4 » est accompagné d’une seconde inscription, « CLT »...dont la police pense qu’il s’agit des initiales d’un individu — Chris-tian Laurent Taveniot (FV, 178) —, « une piste sérieuse » (FV, 163).Marc l’identifie comme l’abréviation du remède des trois adverbescité par les traités de peste comme « le meilleur des conseils ».« CLT » correspond à « Cito, Longe, Tarde » — Vite, Loin, Long-temps — de « Cito, longe fugeas et tarde redeas », c’est-à-dire« Fuis vite, longtemps et reviens tard ». « En d’autres termes,casses-toi en vitesse et pour un bail », écrit FV (163) là où FARénonce que « l’une des protections les plus connues était le fameuxélectuaire des trois adverbes : Cito, longe, tarde (Fuis vite, loin,longtemps) » (FAR, 14). Le remède, en tout cas, inspire le titre duroman.

D’autres sont évoqués. Ainsi des onguents dont le commissairefait, à la demande de Marc (FV, 160), rechercher des traces sur leslieux des meurtres (FV, 169), sans succès d’ailleurs (FV, 199).Matières que l’on peut mettre en parallèle avec le graissage invo-lontaire du corps des marchands d’huile du Levant alors épargnéspar la maladie et du coup accusés de l’avoir colportée (FAR, 14).Ainsi des pierres précieuses dont Jean-Noël Biraben (1976, 60-61)

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 153

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

note qu’au XIVe siècle l’enseignement médical conseille le port pourla prophylaxie de la peste, pratique provenant de la pharmacopéearabe. Dans le roman, le personnage qui croit transmettre la pesteporte un diamant (FV, 298-299) alors que Marc renvoie le pouvoirattribué aux pierres à la distribution différentielle de la maladieentre riches et pauvres (FV, 157). « La peste des pauvres, la pestedes riches » est l’une des parties d’un chapitre du travail de FAR(238-251) qui, citant de nombreux chroniqueurs, note que « la pestefut une maladie de pauvres, une maladie des quartiers insalubres,des logements misérables » (238). Ce qui, dans un cas comme dansl’autre, nous ramène à la Cité Hauptoul.

L’attribution de causes à la peste est aussi présente dans lesdeux ouvrages : les comètes (FV, 159 ; FAR, 14), l’infection de l’air(FV, 159 ; FAR, 14), Dieu (FV, 159 ; FAR, 13), les semeurs de pestes(FV, 159 ; FAR, 14)... et bien sûr les types de puces. FAR entend« réexaminer le vaste dossier de la peste à la recherche des pucesvectrices. Puces de l’homme? Puces du chat ? Autres puces? Tellepourrait être sommairement résumée l’enquête que propose cetouvrage » (FAR, 8). Pour conclure in fine à l’identification despuces du rat et non pas celles de l’homme comme agent propa-gateur, conclusion employée par FV : « S’il s’agit de puces de chatou de chien, rien à craindre, dit Marc en allant et venant le long dela table. Elles sont incompétentes. Mais s’il s’agit de puces de rat,si le gars a vraiment infecté des puces de rat et qu’il les lâche dansla nature, bon sang, c’est la catastrophe. » (FV, 160).

Enfin, après les causes et les protections, la normalité de l’as-pect des morts pestiférés est en débat dans le roman où il permet derenseigner sur leur meurtrier. Les morts romanesques sont noirs,recouverts de charbon de bois alors que Pestis atra signifie la « Morthorrible » et non la « Mort noire » selon Marc, empruntant audouble de sa créatrice : « Cette appellation de “mort noire” ou de“peste noire”, tardive, ne fait pas référence à la couleur des cadavresdes pestiférés, qui n’étaient pas noirs, comme on l’a trop souventimaginé aux XIXe et XXe siècles. L’expression se rapporte au sensfiguré de l’adjectif, dans l’acception de lugubre, d’effroyable. »(FAR, 13, note 7).

LES TEMPS MODERNES154

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

ANACHRONISMES ?

C’est donc à un transport massif de documentation et deconnaissances élaborées par un travail relevant des sciences histo-riques auquel nous assistons. Pour autant les rapports entre le travailde Fred Vargas et celui de Frédérique Audoin-Rouzeau ne sont passeulement de l’ordre du calque documentaire, même si FV utilise lathèse retenue par FAR : la puce du rat comme vecteur de transmis-sion de la peste.

Tout d’abord, ce transport de matériau documentaire utilisé etinjecté dans le roman ne se fait pas sur un mode euchronique.Contrairement à d’autres, comme Christian Goudineau — exempleparmi d’autres —, titulaire de la chaire Antiquités nationales au Collège de France, auteur de nombreux ouvrages scientifiques5

mais aussi d’un roman Le Voyage de Marcus : les tribulations d’unjeune garçon en Gaule romaine, FV ne situe son roman ni dans les espaces, ni dans le temps des périodes étudiées par FAR. Lespersonnages de Pars vite et reviens tard n’évoluent pas à Troyes en 1517, ni à Marseille en 1720, ni à Londres en 1665 ou dans lenord et l’est parisien des années 20, même s’ils ont à voir avectoutes ces dates et tous ces lieux.

Reprenons donc. « Et puis, quand les serpents, chauves-souris,blaireaux et tous les animaux qui vivent dans la profondeur desgaleries souterraines sortent en masse dans les champs et aban-donnent leur habitat naturel ; quand les plantes à fruits et les légu-mineuses se mettent à pourrir et à se remplir de vers [...]. » Cettephrase est prononcée, plutôt criée, par un ancien marin, au carrefourEdgar-Quinet-Delambre. Plaçant une urne en forme de bateau àproximité de la gare Montparnasse, il fait profession de recueillirdes messages, une soixantaine par jour, dicibles ou non, sous enve-loppe et accompagnés d’une pièce de cinq francs destinée à le rétri-buer. Joss Le Guern crie ainsi trois fois par jour des annonces devente et d’achat, des recherches diverses, des déclarations d’amouret autres, éliminant « tout ce qui promettait de pilonner les femmeset tout ce qui balançait aux enfers les blacks, les crouilles, lescitrons et les têtes de pédés » (FV, 17), sans oublier une météo

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 155

5. Parmi lesquels Le Dossier Vercingétorix, Arles, Actes Sud, 2001.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

marine inutile, et, pour terminer, une Page d’Histoire de Francepour tous.

D’autres phrases tout aussi curieuses mais d’une autre nature se succèdent également, durant ce mois d’août, dans le Vent deNorois II. « A pied avec mon petit valet (que je n’ose pas laisser à lamaison, car avec ma femme il est toujours à fainéanter) pour m’ex-cuser de n’avoir pas été dîner chez Mme [...] qui, je le vois bien, estfâchée parce que je ne lui ai pas procuré le moyen de faire ses achatsà bon compte pour son grand festin en l’honneur de la nominationde son mari au poste de lecteur, mais cela m’est égal » (FV, 24).

Un habitant de la place note ces phrases qui l’intriguent,convaincu de les avoirs lues « quelque part, un jour, une fois, danssa vie. Où? Quand? » (FV, 24). Tout à la fois loueur de chambres,vendeur de dentelles et « conseiller en choses de la vie », Decam-brais est également un « homme de lettres » (FV, 21), qui se diffé-rencie des autres auditeurs de la criée par le « livre qu’il tenait en main » (FV, 21). Il possède des livres mais fréquente aussi lesbibliothèques :

... je file en bibliothèque ;— En bas, dans votre bureau?— Non, Le Guern. Je n’ai pas tous les livres.— Ah bon, dit Joss, surpris. (FV, 79-80)

Contrairement à l’ancien marin qui, lisant les messages, pro-nonce les « s » « f », lui sait que « à l’époque on formait les sà peu près comme des f » (FV, 49). Ce qui lui permet d’ailleursd’identifier les messages comme des copies de textes du XVIIe siècle.

Latiniste, c’est un terme d’origine arabe dans l’un des mes-sages, en latin, qui le met sur la voie du Liber canonis d’Avicenne,et par conséquent sur celle de la nature des messages : une descrip-tion des signes précurseurs de la peste.

« J’ai identifié un des auteurs, dit-il. Il s’agit d’un médecin per-san du XIe siècle, Avicenne [...] J’ai localisé le passage, dans sonLiber canonis [...] Les autres auteurs n’ont guère fait que recopierAvicenne... » (FV, 90-91).

Restent les phrases d’une autre nature, mais tout aussi énigma-tiques : « A pied avec mon petit valet... » que Ducambrais identifiecomme extraite du journal d’un Londonien du XVIIe siècle, datantplus précisément de l’année 1665, l’année de la grande peste (FV,

LES TEMPS MODERNES156

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

93). Il s’agit de Samuel Pepys, notable londonien, cité par FAR(245)6, tout comme par Biraben (1976, 343).

De même une partie des Chemins de la peste s’intéresse plus par-ticulièrement aux témoignages historiques sur la multiplication desrongeurs qui précède l’épidémie. « La liste est très longue, et répé-titive, des textes médiévaux et modernes qui font état en Occident decette brutale profusion animale, ou bien de la fuite, voire de la mort,des bêtes à la surface de la terre, annonçant l’arrivée d’une peste »(FAR, 264). Et de mentionner Savonarola, Creighton, Helwig,Schnurrer, Massa, Aurbach, Colbenschlag... Une citation de ThomasLodge, médecin anglais, tirée de son traité contre la peste, présented’ailleurs une forte parenté avec la phrase introductive du roman deFV : « Lorsque les rats, les taupes et autres animaux qui vivent habi-tuellement sous terre quittent leurs trous et leurs habitats, c’est lesigne que des émanations putrides les en chassent. » (FAR, 266).

Ce transport de connaissances historiques se fait sur le mode de l’anachronisme7, plus exactement, paraphrasant Georges Didi-Huberman (2000, 26), l’anachronisme est à la pliure entre FAR et FV, ce qui fait passer de l’une à l’autre tout en transformant lesarticulations entre ce qui passe. Les temporalités sont transformées,les rôles des documents historiques redistribués.

Les traités de peste utilisés par FAR pour argumenter en faveurde la puce du rat comme vecteur deviennent, par la diction de leursextraits, les signes annonciateurs d’une situation qu’ils entendentperformer : l’apparition imminente de la peste. Leur répétition aucarrefour Edgar-Quinet-Delambre, sous la plume du semeur depeste et dans la bouche de Joss, semble faire écho, tout en lacondensant, à la répétitivité des auteurs se recopiant l’un l’autre,soit la multiplication des sources historiques. Leur vocation des-criptive devient là prédictive, tout comme les messages extraits deSamuel Pepys qui indiquent la temporalité du surgissement de l’épi-démie. La criée d’un extrait de son journal, écrit à la veille de sa rencontre avec le premier mort pestiféré londonien du XVIIe siècle,

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 157

6. Il y a évidemment une parenté des extraits entre FV et FAR.7. Pour les historiens, l’anachronisme renvoie à une précaution épis-

témologique, celle de refuser d’expliquer le passé par une projection deréalités présentes. Ici, s’agissant de faire surgir le passé dans le présent, lemouvement est inverse.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

veut désigner le lendemain du jour de diffusion comme celui du surgissement de la peste dans le Paris du XXe siècle.

Si les pestes moyenâgeuses sont portées à la fiction par l’irrup-tion et la transformation de leur narration, le mode de présence et les effets des différentes épidémies amenées au présent varient etl’une d’entre elles est singularisée. La peste parisienne de 1920 nefournit pas — ou pas seulement — la romancière en textes annon-ciateurs ou en linéarité temporelle prédictive. Son entrée dans lerécit se fait par voie de presse (FV, 201-202). Elle est référée à untemps familial et à un lieu où celui qui croit semer la peste penseavoir acquis, par héritage, une immunité et une capacité à larépandre. Parce qu’il a sauvé la vie de son capitaine, pendant laGrande Guerre, son arrière-grand-père revient avec, comme récom-pense, une bague en diamant que lui a donnée le rescapé. Lorsquela peste surgit à Clichy où il habite, sa famille est épargnée. Il se voitaccuser de la semer et il doit fuir, avant de revenir après l’épidémieet d’être considéré comme maître du fléau de Dieu.

Enfin troisième registre temporel, l’histoire individuelle dusemeur de peste, alors jeune physicien, inventeur d’un acier alvéoléléger, peu enclin aux failles, important donc pour l’industrie aéro-nautique, fabriqué par un procédé que six personnes entendent, surcommande, lui arracher en le torturant et en violant sa petite amie.Quelque temps après, celle-ci se jette par la fenêtre et notre semeurest accusé de sa défenestration et condamné. Pour sa vengeance,il entend se servir de ce pouvoir auquel il croit, convoquant « lagrande maladie du vieux temps » (FV, 91) pour tuer ses tortion-naires tout en couvrant de 4 et de CLT les portes de leurs voisinspour les protéger. Un peu plus tôt dans sa vie, a eu affaire à un pèrebrutal qui finit par abandonner « plus ou moins sa famille » (FV,306).

Ce sont ainsi trois niveaux de temporalités qui sont convoqués :les temps historiques de la peste, le temps familial lié à la peste avecl’héritage supposé de l’immunité, et donc de la capacité à la trans-porter, le temps individuel de la souffrance et de la brisure multipled’une vie — brutalité et abandon du père, torture de son amie et delui-même, suicide de celle-ci. Le semeur de peste, à partir de sonhistoire individuelle, connecte ces trois temporalités en s’appuyantsur des capacités transmises par sa grand-mère maternelle, il se sertdes traces et des témoignages des temps historiques en les transfor-

LES TEMPS MODERNES158

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

mant en signes prédictifs, introduisant à leur répétition. Encore faut-il que l’idée d’une répétitivité de l’épidémie de peste soit recevable,que les Parisiens du roman soient disponibles pour cela. Ce qui estmanifestement le cas puisque certains d’entre eux peignent eux-mêmes des 4 sur leurs portes pour se protéger. « Mais ne mésesti-mez pas cette vieille peste. Elle a encore du ressort, et elle intéressedéjà beaucoup plus de monde qu’elle ne devrait » (FV, 191), répondle commissaire à son adjoint trouvant cette idée de peste grotesquepuisque les victimes meurent étranglées. Ou encore dans une dis-cussion sur la nature du réel avec un autre policier : « CLT manipuleun univers imaginaire qui lui semble tenir debout. Ce n’est pas sirare [...] La limite, lieutenant, entre l’idée du réel et le réel n’estqu’affaire de point de vue, de personne, de culture. » (FV, 136-137).

D’une certaine manière, la peste ici pourrait être caractérisée,dans son rapport au temps, par un caractère uchronique, empruntantà l’archéologie des paysages qui entend par là « une modalité spa-tio-temporelle qui se constate lorsqu’une structure ou un élémentformel d’une structure imprime dans le sol un potentiel qu’un faitsocial fait rejouer à un moment imprévu de l’histoire du site »(Chouquer, 2000, 190).

Un autre roman, L’Homme à l’envers, emploie le même étage-ment. John N. Padwell torture et tue l’amant de sa femme. Plus tard,le fils commencera par tuer des brebis dans le Mercantour, réintro-duisant l’hypothèse de l’existence d’un loup-garou en utilisant lamâchoire d’un loup de l’Articque, avant, se déplaçant, de s’attaqueraux amants de sa mère qu’il considère comme les seuls respon-sables du drame familial (Vargas, 2002b, 311). Même brisure initiale, même actualisation uchronique, même proximité avec lemoyen d’action manipulé puisque Lawrence Donal Johnstone, spé-cialiste des grizzlis canadiens, venu du Canada pour filmer les loupsdu Mercantour, « était tombé cinglé d’une poignée de loups d’Eu-rope » (Vargas, 2002b, 8), après avoir fréquenté quinze ans ceux duCanada, à côté des ours et des caribous.

PRODUIRE DE LA CONNAISSANCE

Le roman policier a pour objet la production d’un savoir sur unesituation passée ou plutôt, de façon plus précise, met en scène desacteurs qui ont cette production pour but. Voilà sans doute ce qui fait

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 159

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

parenté avec la pratique de l’histoire ou la médecine légiste (Barbe,2005), mais laisse aussi supposer que le roman policier produit enles mettant en œuvre tout à la fois des figures du savoir, des moda-lités d’attention et de saisie du réel et une théorie de production dela connaissance.

Gilles Deleuze, dans l’un de ces textes dont il avait le secret,décrit une conception ancienne du roman policier où un détective de génie consacre toute sa puissance psychologique à la décou-verte de la vérité, alors pensée comme le produit de l’effort et desopérations de l’esprit (2002, 114). Face à cette conception ancienne,la première des remarques que l’on peut faire, c’est que Pars vite et reviens tard met en branle un collectif de productions d’uneconnaissance sur ce qui s’est passé et ce qui va se passer au nom de ce qui est passé — le commissaire Adamsberg, son adjoint Danglard, Decambrais, Marc Vandoosler —, figure de la produc-tion collective qui n’est pas sans rappeler les modalités de larecherche en archéologie, ce que d’ailleurs dit FV/FAR8. Ce collec-tif est composé d’individus porteurs de qualités, de compétences etde caractéristiques propres dont le concours conduit à la productionde la vérité.

Prenons tout d’abord ceux qui se constituent ou sont constituésen experts pour/par le commissaire. Le premier à apparaître dans leroman, Ducambrais, de son vrai nom Ducouëdic, est un lettré, unconnaisseur et un homme de textes, fils d’un professeur d’histoire à Tréguier, lui-même enseignant accusé à tort du viol d’une enfantde douze ans et ayant dû pour cela abandonner l’enseignement. Seslectures ne constituent plus qu’une des facettes de ses activités. Ilest introduit dans le récit sur le mode de la mémoire et de la rémi-niscence : les messages criés par l’ex-marin lui donnent l’impres-sion d’un déjà lu. C’est une caractéristique interne, l’incohérenceou la particularité linguistique de l’un d’entre eux — un terme arabedans un texte en latin — qui le met sur la piste de son auteur puis deceux des autres textes. Enfin l’irruption de ces textes du passé dansle présent vaut irruption de ce qu’ils décrivent — la peste — commeréalité. Ducambrais-Ducouëdic traite de suites événementielles

LES TEMPS MODERNES160

8. L’Humanité, 27 février 1998.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

« réelles » et n’élabore pas de textes historiques (Greimas, 1976,169). Il est dans l’en deça d’un discours historique, dans une tech-nicité transposable de la chaîne épidémique9. Il partage finalementcette posture avec le semeur de peste et sa grand-mère qui entendentreproduire la maladie en l’installant à partir de textes tirés de leurcollection de livres sur l’épidémie de 1920 et les autres, et de pucesde rat qu’ils pensent infectées. Il arrive à pénétrer le sens de l’en-treprise du semeur alors qu’il note au début qu’« il choisit des textesanciens qui n’ont de sens que pour lui » (FV, 65). C’est au nom deces connaissances communes qu’il pense que Damas10 n’est pas lecoupable, un lecteur de traités de peste ne pouvant recouvrir ses vic-times d’une couleur noire, puisque dans les textes elles ne le sontpas. Ou alors ce ne serait pas un bon lecteur de textes.

Sa découverte d’un texte premier — celui d’Avicenne — à partir duquel tous les autres dérivent fait penser à la recherche de lapremière occurrence d’un fait par les érudits locaux, au paradigmede l’origine explicatrice. De fait Ducambrais-Ducouëdic est installédans la situation que le commissaire doit démêler, dans la localitéoù sont diffusés les messages et où tout se noue, où évoluent lesacteurs de l’intrigue, y compris le semeur de peste. Cette connais-sance intime de la place est mobilisée par le commissaire commelorsqu’il se fait commenter les visages familiers de la criée. C’est àpartir de ce qui se passe dans cette localité qu’il va voir le commis-saire pour lui annoncer l’arrivée de la peste.

Bref l’expert qui se désigne à Adamsberg est caractérisé par unethéorie de la connaissance marquée tout à la fois par une corres-pondance entre réalité et récit, le recours à la critique interne desdocuments, la recherche de l’origine comme ressource compréhen-sive, un régime de la familiarité depuis cette impression de déjà lujusqu’à la connaissance des protagonistes de la place.

Toute différente est la posture de Marc. Jeune, mince, nerveux,les cheveux noirs et vêtu tout de noir, il cohabite, rue Chasle, avectrois autres personnes dans un pavillon délabré de quatre étages,en comptant les combles. Avec deux d’entre eux, Marc forme un

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 161

9. Une ethno-archéologie à faible niveau de généralité ?10. Tel est le nom du semeur de peste, nom à clé puisque les mar-

chandises du Grand Saint-Antoine ont transité par la ville du même nom.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

trio d’historiens11 installés en ce lieu par/dans un autre roman,Debout les morts. Ils ont alors la trentaine, tous historiens et sansposte, vivant d’expédients, nègres dans l’édition, vendeurs d’af-fiches dans le métro, mécaniciens, enseignants à temps partiel dansl’enseignement privé, femmes de ménage, bref « trois chercheursdans la merde » (Vargas, 2000a, 25). Ces travaux alimentaires ne les empêchent pas pour autant de produire dans leurs spécialités respectives : travaux sur archives ou ossements, écritures ou confé-rences. Le regroupement dans cette maison découverte par Marc se fait malgré « leurs gros conflits de périodes12 » (FV, 163) et lefossé disciplinaire qui les sépare. Si Marc est médiéviste, Mathiasest préhistorien et Lucien contemporanéiste, spécialiste de la Pre-mière Guerre mondiale13. Cette baraque où « ça lisait et écrivaitbeaucoup » (Vargas, 2000a, 29), « chacun sur son grand œuvre »(Vargas, 2000a, 44), s’étage sur plusieurs niveaux que le trio se partage selon le principe de la « couche stratigraphique » (Vargas,2000a, 62), montant « l’échelle du temps » (Vargas, 2000a, 61) en même temps que l’escalier, soit de bas en haut le préhistorien,le médiéviste, le contemporanéiste14. Restent les combles, « lesdéshonorants niveaux des temps actuels » (Vargas, 2000a, 62), oùloge, évitant la maison de retraite (Vargas, 2000a, 21), un quatrième

LES TEMPS MODERNES162

11. Nous laisserons là de côté la qualification de ce trio comme « lesévangélistes ».

12. Parmi les jugements respectifs sur leurs périodes de spécialités etsans souci d’exhaustivité. Marc sur Mathias : « [...] ce choix aberrantqu’avait fait Mathias, cette consternante époque des chasseurs-cueilleurs à silex. » (Vargas, 2000a, 16). Lucien sur Marc : « Marc ne s’intéressequ’au Moyen Age, dit la voix avec un insensible mépris » (FV, 103).

13. Rappelons que FAR est tout à la fois préhistorienne et médiéviste,que son frère est spécialiste de la Grande Guerre dont il a largement contri-bué à renouveler l’approche. Dans Debout les morts — titre qui évidem-ment rappelle cette guerre — Marc, le médiéviste, s’adresse tout d’abordau préhistorien pour partager la maison. C’est ce dernier qui suggère lecontemporanéiste.

14. Marc : « Au premier étage, légère émergence du chaos, balbutie-ments médiocres, l’homme nu se redresse en silence [...] le glorieuxdeuxième millénaire, les contrastes, les audaces et les peines médiévales,bref moi au deuxième étage. [...] Lui, au troisième étage, fermant de la hon-teuse Grande Guerre la stratigraphie de l’Histoire et celle de l’escalier. »(Vargas, 2000a, 61).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

habitant, Arnaud Vandoosler, vieil homme souriant et ironique, par-rain de Marc, le fils d’une sœur. Comme Adamsberg il s’agit d’unflic — les stups, la brigade des jeux, la Criminelle — ou plutôts’agissait parce que renvoyé, lui, pour atypisme. Une parenté estdressée entre l’enquête historique et l’enquête policière, tant par la coexistence sous le même toit que par la proximité entre un oncleet son neveu sans père, ou une commune capacité « à fouiner » (Vargas, 2000a, 41).

C’est donc à un historien que nous avons à faire, appartenant àla maison délabrée Histoire, fractionnée en disciplines cohabitanteset non sans parenté avec les méthodes de l’investigation policière15.

C’est par le 4 à l’envers, vu dans un livre d’histoire, que FredVargas introduit Marc dans le roman ; il partage avec Decambrais le fait de ne pas vivre de l’Histoire, mais qualifié d’historien médié-viste. Sa relation aux documents est différemment construite, lelivre où le 4 a été vu appartient aux productions de la discipline historique, énonçant une connaissance historienne contemporainesur l’histoire de la peste. Decambrais n’est pas spécialiste de lapeste ou de l’histoire de la médecine (FV, 177), là où Marc dit s’yconnaître en peste parce que médiéviste. Là où Decambrais est prisdans les signes de la reproductibilité, Marc donne au passage unepetite leçon de critique des sources en matière de reproduction detexte, et son discours, plus qu’un discours annonciateur décryptantles signes de ce qui va arriver, vise à contenir les pratiques dusemeur de peste. Si dans d’autres romans — comme Un peu plusloin sur la droite — Marc et certains de ses cohabitants historienssont emmenés « sur le terrain » par un policier, ici les relations sefont « à distance16 » : Adamsberg se rend rue Chasle ; il correspondavec Marc par téléphone, fax et répondeur. C’est un savoir distantsur la situation locale que le commissaire mobilise là. Marc,contrairement au « conseiller en choses de la vie » se voit attribuerdes compétences non seulement de l’ordre de la temporalité maisaussi de la spatialité, trouvant, à partir de son message, la ville où lesemeur va frapper.

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 163

15. L’Humanité, 27 février 1998.16. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Ginzburg. C’est d’ailleurs

Marc et non Decambrais qui va identifier les messages qui, une fois la pesteinstallée, l’annoncent à Marseille et Troyes, ainsi que les pratiques extra-textuelles du semeur.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

S’il peut y avoir forme de concurrence entre ces deux person-nages17, entre une connaissance en familiarité et une connaissance à distance, Adamsberg les utilise tous les deux, la proximité et ladistance, la connaissance intime par une pratique de la place etd’ouvrages similaires à celui du semeur et une vision historienne de la peste, son appréhension par les textes des traités et un discourscapable de contenir des pratiques extra-textuelles, extra-locales,textuelles hors des traités de peste. Et c’est lui, Adamsberg, qui faitla jonction entre la situation constituée par Ducambrais et le recoursà l’expertise historienne, le premier message tout comme les pein-tures sur les portes étant apparus le 17 août, il devient urgent d’iden-tifier ces 4. Ces deux personnages et leurs modes de connaissancesont nécessaires pour installer l’action, répondant chacun à unchamp d’intervention du semeur. Ils permettent également au com-missaire l’établissement d’un savoir sur la situation par une mise enordre des événements qui leur donne sens.

Il faudrait ajouter à ce dispositif Danglard qui, s’il n’est ni cher-cheur comme Marc, ni lettré comme Decambrais, est un amoureuxdu savoir.

— Mais comment vous savez ça, Danglard? dit Adamsberg[...]— Bon. Disons que je connais des trucs sur Byzance.— Mais pourquoi ?— J’aime bien savoir, c’est tout. (Vargas, 2002a, 151)

Il connaît par ses lectures un certain nombre d’aspects de l’his-toire de la peste, les cadres généraux de ses occurrences. Sesconnaissances ne jouent dans ce roman qu’un rôle réduit, commecelui de rappeler — en la résumant ! —, aux vingt-trois agents de laBrigade, l’histoire de la maladie.

A côté de la production de ces figures du savoir, le roman metaussi en place un tableau des ressources cognitives nécessaires àl’établissement du passé. Bien sûr il y a la mobilisation de connais-sances, nous venons de l’évoquer mais plus que cela, avec le couplequ’ils forment, ce sont deux régimes complémentaires d’attention

LES TEMPS MODERNES164

17. « S’il trouve la ville à partir de cet extrait-là, bravo. Il sera plus quedoué, il sera visionnaire. Ou coupable », dit, à propos de Marc, Decambraisau commissaire (FV, 258).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

et de saisie au/du réel que font fonctionner le commissaire et sonadjoint.

En premier lieu Danglard. L’adjoint aime la paperasse, il s’attache à mettre en ordre les informations et à convoquer la documentation, s’appuyant à l’occasion sur un recours à l’informa-tique et ses réseaux. Il enregistre, classe, manipule, les fichiers, lesbases de données et les données croisées (FV, 33). A ses yeux, seull’exercice de la raison peut produire des idées recevables, la penséeréfléchie une idée estimable (FV, 33). Les pensées sans « attachesrationnelles » sont illégitimes (FV, 55).

Adamsberg ensuite, dont on sait qu’il est atypique et se comporte comme une « boule de billard dans les rayons de la hiérarchie » (FV, 154), flic tout en essayant de ne pas le devenir (FV, 32). Tout d’abord le commissaire donne à des situations unesignification policière avant qu’elles ne le soient, l’investigationqu’il déclenche alors n’est pas encore criminelle. RappelonsMaryse venant signaler la présence de ces 4 inversés. Alors qu’au-cun crime ne peut être à ce moment-là attaché à ces peintures,Adamsberg, responsable d’une brigade criminelle, va les voir et lesfait photographier.

— Mais pour quoi faire ? répéta Danglard?Je n’aime pas ces 4. Pas du tout. (FV, 56-57)

Cette capacité de s’intéresser et de constituer un dossier à propos de faits, qui n’ont rien à voir avec une situation criminelle aumoment où il s’y intéresse, est présente dans d’autres romans. DansL’Homme aux cercles bleus, il collectionne, sous le pied de salampe de bureau, les coupures de presse sur l’apparition, la nuit, decercles bleus, tracés à la craie sur les trottoirs parisiens. De la mêmemanière, il met en route une campagne de photographies au granddam de Danglard (Vargas, 2002a, 29-30)... jusqu’à ce que l’onretrouve, au milieu de l’un des cercles, une femme égorgée.

Dans L’Homme à l’envers, il s’intéresse aux attaques de brebispar les loups du Mercantour avant qu’elles ne soient intégrables/grées dans une longue chaîne criminelle :

— C’est un loup qui mange des moutons, mais très loin d’ici.— En quoi ça vous concerne?— Je ne sais pas.

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 165

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

« “Je ne sais pas” était une des réponses les plus usuellesd’Adamsberg. Ce n’était pas par flemme ou par distraction qu’il y recourait, mais parce qu’il ignorait réellement la bonne réponse et qu’il le disait. Cette ignorance passive fascinait et irritait sonadjoint Danglard, qui n’admettait pas qu’on puisse agir avec perti-nence en toute méconnaissance de cause. Au contraire, ce flotte-ment était l’élément le plus naturel d’Adamsberg, et le plus pro-ductif. » (Vargas, 2002b, 86-87).

Le processus de réflexion tel qu’il est mis en œuvre par Adam-sberg est bien différent de celui de Danglard. Là où son adjoint trie,classe et stocke, Adamsberg ne possède aucune mémoire de ce quiest écrit, des noms propres qu’ils soient ceux de ses collaborateursou des victimes. Là où Danglard prône l’exercice de la réflexion,son chef, se jugeant lui-même « si peu logique » (Vargas, 2002a,187), marche en rêvant et ne cherche pas à démêler ce qui est issude la pensée réfléchie et de l’intuition (FV, 33). La méditation leconduit d’ailleurs à un état somnolent, un vide (FV, 40).

Dans la description de son attention au monde, les sens tiennentune place importante. Sa mémoire est essentiellement visuelle :« Adamsberg était un visuel surdoué captant l’intégralité du spec-tacle de la vie, depuis les lumières des nuages jusqu’au bouton man-quant [...]. L’image se reconstitua, très nette. » Par cette mémoirevisuelle Adamsberg regroupe sous un même type les enveloppesutilisées pour placer les messages dans l’urne et celles servant autransport des puces par le semeur (FV, 129). Cette modalité d’ap-proche du réel a pour moyens l’attention flottante et la sensation.Ainsi sur la place, à la fin d’une criée,

« [...] alors que Joss abordait sa conclusion naufragée, il sur-sauta, comme si un caillou aigu avait durement heurté l’éponge18.Ce choc lui fit presque mal et le laissa interdit, aux aguets. Il étaitincapable d’en définir la provenance. C’était une image qui l’avaitcogné, forcément, alors qu’il s’endormait presque contre le tronc duplatane. Un bout d’image, quelque part sur la place, venu le croiseren un dixième de seconde. Adamsberg se redressa, cherchant detoutes parts l’image inconnue pour renouer avec le choc. » (FV, 231).

LES TEMPS MODERNES166

18. Le terme d’éponge désigne là l’état auquel dit être arrivé le commissaire. En situation donc d’imprégnation de ce qui l’entoure.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

Ailleurs, transportant des documents sous sa veste :

— Tu emmènes tout cela avec toi ? demanda Soliman.— Il arrive que les idées me rentrent par la peau. Je préfèreles avoir contre moi. (Vargas, 2002b, 296)

Ou dialoguant avec une scientifique : « Je ne procède pas parces étapes et ces déductions. Mais tout ce que je ressens pour lemoment [...] » (Vargas, 2002a, 75).

La description de sa compréhension du monde par le commis-saire passe par un discours sur le corps, par ce qu’il éprouve, jus-qu’à la douleur. L’information est produite par la sensation, la modi-fication de la répartition du monde entre un intérieur et un extérieur(James, 2005, 118).

Dans les relations entre Adamsberg et Danglard, entre sensua-lisme et rationalisme, si le premier exaspère le second qui resteréfractaire au système de production des idées de son supérieur,tous deux concourent à la production de ce qui s’est passé, l’inspi-ration de l’un pouvant, comme point de départ, conduire à la vérité :« L’expérience lui avait montré trop souvent que, parti d’une inspi-ration désordonnée, Adamsberg avait visé au plein cœur de lavérité. » (FV, 106)19.

Le commissaire distingue informations et connaissance :« [...] pour lui, les informations n’avaient rien à voir avec la connais-sance » (Vargas, 2002b, 62). Se sentant parfois submergé par le tropplein de faits et dans l’incapacité de les traiter, il est alors prêt à donner raison à Danglard et son ordinateur, « à embrasser la totalitédes routes ouvertes, et il se perdait » (FV, 173). Dans Pars vite etreviens tard, le passage des informations à la connaissance, décritcomme la recherche de l’image perdue, se fait lors d’un voyage ducommissaire à Marseille, sur les quais, regardant l’eau sur laquelles’accroche la lumière de la lune. Il a alors le sentiment que lesemeur est là, dans l’eau. « Et comme une mousse se détachant desfonds rocheux et remontant mollement vers le jour, l’image perduela veille, sur la place, amorça sa lente ascension. Adamsberg respi-

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 167

19. Nous n’évoquerons pas ici les différentes intuitions présentesdans l’histoire de la philosophie et de l’épistémologie, et leur articulationà la raison.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

rait à peine, fermant les yeux. Dans l’éclair, l’image était dansl’éclair. » (FV, 253). Il identifie alors l’éclair de la place commecelui du diamant, protecteur de la peste, et fait par conséquent arrê-ter son porteur (FV, 254). Dans cette scène, il y a bien sûr une homo-logie entre l’éclair sur la place et les éclats lumineux de la lune surl’eau, mais aussi un traitement du passage à la connaissance commeun phénomène d’illumination soudaine, assez proche de l’idée del’illumination scientifique dont Poincaré fera l’une des phases del’invention mathématique : « [...] je quittai Caen, où j’habitais alors,pour prendre part à une course géologique entreprise par l’Ecole des Mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travauxmathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans unomnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je met-tais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctionsfuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non eucli-dienne. » (Poincaré, 1993, 144-145).

Poincaré n’est pas le seul scientifique à avoir rapporté cettevenue à l’esprit de la solution d’un problème en cours de travail etnon résolu, comme un surgissement se produisant au cours d’occu-pations qui lui sont étrangères. L’idée d’un inconscient cognitif(Kihlstrom, 1987) suppose un travail dans des couches profondesdu cerveau puis une remontée à la conscience. Sur les quais mar-seillais, l’image se détache du fond et remonte à la surface. Dans unautre roman, Adamsberg espère « qu’un peu de connaissance allaitmonter en lui » (Vargas, 2002b, 62)20.

« Comme en science on progresse par essais et erreurs », dit FV à propos du roman policier21. Deux exemples de ce processus de « compensation d’erreurs » (Deleuze, 2002, 117) et de leursmécanismes sont tout à la fois employés dans le roman et énon-cés dans les tentatives de constitution d’une épistémologie enarchéologie, pour ce qui concerne en particulier la validation empi-rique des constructions interprétatives par leur pouvoir génératif et l’appréciation des vertus prédictives d’une part, la confrontation

LES TEMPS MODERNES168

20. Sur cette question de l’invention comme phénomène psycholo-gique, on se reportera à Stengers et à Schlanger (1991, 72 et sq).

21. L’Humanité, 27 février 1998.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

des conclusions avec des données jusqu’alors inconnues d’autrepart.

Approchant la fin du roman, le commissaire Adamsberg, aprèsson illumination sudiste, fait arrêter le semeur de peste, celui quipose chez ses victimes des puces qu’il croit porteuses du bacille.Les victimes mortes sont retrouvées avec des traces de strangulationet noires de charbon de bois.

— Il y a quelque chose qui cloche, dit Decambrais.— C’est vrai. Il y a quelque chose qui cloche. Le charbon.— Ah, vous le savez?— Une énorme bévue pour un fin pestologue, murmuraAdamsberg. (FV, 309)

Soit, suivant Jean-Claude Gardin (1979), un modèle descriptifconçu pour rendre compte de l’habitat propre au peuple H. Ondemande à des spécialistes de reconnaître le groupe humain où l’onrencontre ce genre de configurations. « Si ces produits “artificiels”n’ont selon eux que peu de rapports avec l’habitat “réel” de H, c’estque le modèle est insuffisant [...] » (Gardin, 1979, 213-225). Soitdonc la proposition — i.e. une cartographie d’êtres munis de quali-tés et entretenant des relations — selon laquelle Damas a tué. Cetteproposition produit un semeur de peste qui n’a que peu à voir avecle « réel », soit Damas en piètre pestologue. De même le pouvoirprédictif de la proposition est nul. Damas, fin pestologue, a tué etpar conséquent les morts ne sont pas noirs. Le modèle est revu :« Mais quelqu’un tuait derrière Damas. Quelqu’un qui se glissaitdans son fantôme et opérait à sa place. Quelqu’un de pratique, quine croyait pas une seconde à la peste et n’y connaissait rien. Quipensait que la peau des pestiférés était noire. » (FV, 325).

Les mêmes remarques pourraient être développées à propos de certaines des discussions sur les rapports entre propagation de la peste et présence du rat noir.

Soit, second exemple, l’interprétation des 4 peints sur lesportes. Decambrais, à partir des messages, annonce au commissairel’arrivée imminente de la peste. La concordance dans le temps del’apparition des 4 et de celle des messages, puis l’interprétation des 4 par Marc, vont à la fois agréger ces faits en une même classeet venir confirmer l’hypothèse de Decambrais par la confronta-tion à des données inconnues lors du processus d’interprétation

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 169

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

(Lagrange, 1987, 270). Ainsi nous dit un manuel récent d’archéolo-gie, la découverte de nouvelles grottes peintes peut confirmer ouinfirmer les théories de André Leroi-Gourhan (Demoule, 2002,191).

ARCHITECTURES HISTORIQUES, ACTEURS SOCIAUX

ET ÉPISTÉMOLOGIE ROMANESQUE

Le transport qu’opère FV des travaux de FAR sur la peste autorise une série de redistributions et d’attributions particulièreparce qu’il se fait sur le mode de l’anachronisme. FV considère,tout à fait légitimement, que le terme de roman archéologique nes’applique que difficilement à ses romans, en seule référence auxmatériaux avec lesquels elle les fabrique22. Il n’en est pas moins vrai que ses romans — du moins tout à la fois Pars vite et reviens tardet L’Homme à l’envers — portent une conception de l’architec-ture historique de nos sociétés qui serait caractérisée par l’existenced’une structure profonde et actualisable par les événements.FAR/FV d’une certaine manière ne fait pas autre chose, lorsque,inventant une cape anti-grippe aviaire, elle pointe les risques de dislocation sociale en cas d’épidémie, rappelant, selon la journalistequi la rencontre, la défenestration des pesteux au Moyen Age ou le siège de la ville de Digne pour empêcher les habitants atteints dela maladie d’en sortir, les tuant au besoin. Et la journaliste de noter« les peurs ancestrales sont son joujou favori23 ». Ou encore lorsqueFV dit que le roman policier manipule des concepts lourds, labeauté et la boue, obligé de réfléchir l’angoisse primaire et primi-tive de l’humanité, celle du passage à la station debout, celle de sonaltérité. « [...] et je trouve que c’est un beau sujet », ajoute-elle

LES TEMPS MODERNES170

22. Parmi lesquels, par exemple, l’usage de son « savoir technique »d’archéologue (L’Humanité, 27 février 1998) pour dénouer l’énigme deUn peu plus loin sur la droite, dont le point de départ est un petit morceaud’os. Pour elle, cela reste du « domaine du détail ». Ce que l’on peut discuter avec Pars vite et reviens tard où la peste est évidemment omni-présente, malgré l’absence du bacille.

23. Il s’agit d’un article d’Isabelle Monnin, « La cape anti-grippeaviaire de Fred Vargas », paru dans le Nouvel Observateur, 1er-7 juin 2006,pp. 80-82.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

(Cognet, 2001). Cette permanence ainsi que les empilements tem-porels qui la recouvrent ne sont pas sans faire penser à l’étagementdes temps historiques de Fernand Braudel par exemple, une struc-ture profonde surmonteé ici dans le roman d’un temps familial etd’un temps individuel.

L’anachronisme laisse place à l’idée d’une permanence décritecomme toute puissante, tout à la fois réelle et illusoire. Réelle parcequ’elle provoque ici et maintenant des actions. Les hommes tententde la constituer en moyen d’action, ils ont toujours peur de l’épidé-mie ou du loup-garou. Illusoire parce qu’elle ne peut être réellementactivée : des puces inoffensives pour transmettre la peste, unemâchoire de loup en guise de loup-garou. Celui qui croit travailleravec le fléau de Dieu ne sème rien et se fait manipuler, telle unemarionnette, par le meurtrier réel, celui qui étrangle ses/leurs vic-times. C’est là une position sur la latitude d’action des acteurssociaux, pris par la structure et agis.

Parce que le roman policier est une enquête et une tentatived’établissement d’une vérité, il est en général porteur d’une théoriede la connaissance. Les figures du savoir, les modes de présence etd’appréhension du « réel », le tableau des ressources cognitivesnécessaires à l’établissement du passé, renvoient ici à des questionstraitées en philosophie ou en sociologie des sciences, comme le rap-port entre sensation et connaissance, cognition et conscience, lesrapports entre le texte et le hors texte, la reproductibilité des faitshistoriques, la distance à l’objet comme moyen ou non de saconnaissance, les procédures de validation des constructions théo-riques.

Bref... les sciences historiques dans le roman... l’archéologueen ses « rompols »...

Au fait, dans tout cela, si Damas n’est pas le meurtrier, qui a tuéles pseudo-pestiférés?

Noël BARBE

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 171

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

BIBLIOGRAPHIE

AUDOIN-ROUZEAU, Frédérique, 2003, Les Chemins de la peste. Le rat, la puceet l’homme, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

BARBE, Noël, 2005, « (D) Ecrire la mine : le corps entre indicateur et ressource », in Exercices sociologiques autour de Roger Cornu. Dansle chaudron de la sorcière, coordonné par Emmanuelle Dutertre, Jean-Bernard Ouedraogo et François-Xavier Trivière, Paris, L’Harmattan,117-139.

BIRABEN, Jean-Noël, 1975, Les Hommes et la peste en France et dans lespays européens et méditerranéens, vol. 1 : La Peste dans l’histoire,Paris/La Haye, EHESS/Mouton & Co.

BIRABEN, Jean-Noël, 1976, Les Hommes et la peste en France et dans lespays européens et méditerranéens, vol. 2 : Les Hommes face à la peste,Paris/La Haye, EHESS/Mouton & Co.

BOUTIOT, M.-T., 1857, Recherches sur les anciennes pestes de Troyes,Troyes, Paris, Schultz et Thuillié.

CHOUQUER, Gérard, 2000, L’Etude des paysages. Essais sur leurs formes etleur histoire, Paris, éditions Errance.

DELEUZE, Gilles, 2002 (1966), « Philosophie de la Série noire », in L’Iledéserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, édition pré-sentée par David Lapoujade, Paris, éditions de Minuit, 114-119.

DELEUZE, Gilles, 2003 (1968), Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France.

DEMOULE, Jean Paul, 2002, « Théories et interprétations en archéologie »,in Jean-Paul Demoule, François Giligny, Anne Lehöerff (dir), Guidedes méthodes de l’archéologie, Paris, La Découverte, 185-231.

DIDI-HUBERMAN, Georges, 2000, Devant le temps. Histoire de l’art et ana-chronisme des images, Paris, éditions de Minuit.

FOUCAULT, Michel, 1969, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard.GARDIN, Jean-Claude, 1979, Une archéologie théorique, Paris, Hachette.GREIMAS, Algirdas Julien, 1976, Sémiotique et sciences sociales, Paris,

éditions du Seuil.JAMES, William, 2005, Essais d’empirisme radical, Marseille, Agone.KIHLSTROM, J.-F. 1987, « The cognitive unconscious », Science, 237.KIPMAN, Simon-Daniel, 1989, La Rigueur de l’intuition, Paris, Métailié.LAGRANGE, Marie Salomé, 1987 (1981), « La systématisation du dis-

cours archéologique » in J. Cl. Gardin, M.-S. Lagrange, J. Molino et al., La Logique du plausible. Essais d’épistémologie pratique ensciences humaines, Paris, éditions de la Maison des sciences del’homme.

POINCARÉ, Henri, 1993 (1908), « L’invention mathématique », in J. Hada-

LES TEMPS MODERNES172

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard

mard, Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathé-matique, Sceaux, éditions Jacques Gabay.

STENGERS, Isabelle et SCHLANGER, Judith, 1991 (1988), Les Concepts scien-tifiques, Paris, Gallimard.

VARGAS, Fred, 2000a (1995), Debout les morts, Paris, J’ai Lu.— 2000b (1996), Un peu plus loin sur la droite, Paris, J’ai Lu.— 2002a (1996), L’Homme aux cercles bleus, Paris, J’ai Lu.— 2002b (1999), L’Homme à l’envers, Paris, J’ai Lu.— 2004 (2001), Pars vite et reviens tard, Paris, J’ai Lu.— 2004 (2002), Coule la Seine, Paris, J’ai Lu.VIGNE, Eric, « Accords et désaccords avec les historiens », Esprit, mars-

avril 2006, 30-42.

Filmographie

COGNET, Christophe, 2001, Carnets noirs : les sentiers de Fred Vargas,Angers/Paris, TV10/La Huit.

UNE LECTURE DE FRED VARGAS 173

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

INIS

T-C

NR

S -

-

193.

54.1

10.5

6 -

17/0

3/20

18 1

7h55

. © G

allim

ard

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - IN

IST

-CN

RS

- - 193.54.110.56 - 17/03/2018 17h55. © G

allimard