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« Échauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille » ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIII e siècle, autour de la Saint-Barthélemy 1 Thibaut JULIAN Université de Paris-Sorbonne Peu lue et encore moins jouée de nos jours, la tragédie du XVIII e siècle reste appréhendée comme une survivance ou un « héritage » du classicisme 2 . Un tel regard est légitimé par les critiques de l’époque qui déjà soulignaient l’épuisement et la facticité du genre. Si dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), Rousseau considère la tragédie moins nuisible que la comédie pour les mœurs, ce n’est que pour mieux en dénoncer l’imposture, tant ce qu’elle représente est étranger à la réalité : Heureusement la tragédie telle qu’elle existe est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’à proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal 3 . Quelques années plus tard, Mercier fait sienne la critique pour mieux exposer par contraste la pertinence du genre nouveau qu’est le drame. Il ne manque pas à son tour d’insister sur les ratés de l’imitation des Anciens. « Notre superbe tragédie si vantée, écrit-il, n’est qu’un fantôme revêtu de pourpre et d’or, mais qui n’a aucune réalité 4 », un « genre factice, faux, bizarre », « efféminé » par la galanterie, « une sorte de farce sérieuse, écrite avec pompe, qui visait à satisfaire l’oreille, mais qui ne disait rien à la nation et ne pouvait lui rien dire 5 ». 1 « Il faut du génie pour mettre la raison en sentiment ; il faut du génie pour échauffer le cœur, pour éclairer l’esprit et pour enchanter l’oreille ». C’est en ces termes que Marie-Joseph Chénier loue l’art tragique de Voltaire, dans le Discours préliminaire de Charles IX, dans Théâtre, Gauthier Ambrus et François Jacob [éd.], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2002, p. 74. Cette réédition de la version princeps, qui fut représentée en 1789, sera notre édition de référence. 2 Jean-Pierre Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, Honoré Champion, 2004. 3 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert [1858], Marc Buffat [éd.], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2003, p. 83. 4 Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, ou Nouvel Essai sur l’art dramatique [Amsterdam, Harrevelt, 1773], Jean-Claude Bonnet [éd.], Paris, Mercure de France, 1999, « Épître dédicatoire », p. 1135. 5 Ibid., p. 1161 et 1167-1168. La critique de la dénaturation se retrouve sous la plume de Rousseau, hostile particulièrement à Racine et à la galanterie.

"Echauffer le coeur, éclairer l'esprit, enchanter l'oreille", ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy

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« Échauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille »

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle,

autour de la Saint-Barthélemy1

Thibaut JULIAN

Université de Paris-Sorbonne

Peu lue et encore moins jouée de nos jours, la tragédie du XVIIIe siècle reste

appréhendée comme une survivance ou un « héritage » du classicisme2. Un tel regard

est légitimé par les critiques de l’époque qui déjà soulignaient l’épuisement et la

facticité du genre. Si dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), Rousseau

considère la tragédie moins nuisible que la comédie pour les mœurs, ce n’est que pour

mieux en dénoncer l’imposture, tant ce qu’elle représente est étranger à la réalité :

Heureusement la tragédie telle qu’elle existe est si loin de nous, elle nous présente des êtres si

gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est guère plus

contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’à proportion qu’elle veut moins nous

instruire, elle nous fait aussi moins de mal3.

Quelques années plus tard, Mercier fait sienne la critique pour mieux exposer par

contraste la pertinence du genre nouveau qu’est le drame. Il ne manque pas à son tour

d’insister sur les ratés de l’imitation des Anciens. « Notre superbe tragédie si vantée,

écrit-il, n’est qu’un fantôme revêtu de pourpre et d’or, mais qui n’a aucune réalité4 », un

« genre factice, faux, bizarre », « efféminé » par la galanterie, « une sorte de farce

sérieuse, écrite avec pompe, qui visait à satisfaire l’oreille, mais qui ne disait rien à la

nation et ne pouvait lui rien dire5 ».

1 « Il faut du génie pour mettre la raison en sentiment ; il faut du génie pour échauffer le cœur, pour éclairer l’esprit et

pour enchanter l’oreille ». C’est en ces termes que Marie-Joseph Chénier loue l’art tragique de Voltaire, dans le

Discours préliminaire de Charles IX, dans Théâtre, Gauthier Ambrus et François Jacob [éd.], Paris, Flammarion,

coll. « GF », 2002, p. 74. Cette réédition de la version princeps, qui fut représentée en 1789, sera notre édition de

référence. 2 Jean-Pierre Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, Honoré Champion, 2004. 3 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert [1858], Marc Buffat [éd.], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2003, p. 83. 4 Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, ou Nouvel Essai sur l’art dramatique [Amsterdam, Harrevelt, 1773],

Jean-Claude Bonnet [éd.], Paris, Mercure de France, 1999, « Épître dédicatoire », p. 1135. 5 Ibid., p. 1161 et 1167-1168. La critique de la dénaturation se retrouve sous la plume de Rousseau, hostile

particulièrement à Racine et à la galanterie.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

2

Pourtant, on aurait tort de croire qu’entre Racine et Hugo, la tragédie ait traversé un

désert, voire enduré une lente agonie. Au siècle des Lumières, plusieurs innovations ont

été apportées à ce qui reste encore le « grand genre » dramatique6. Voltaire a ainsi

ouvert la voie à des champs inexplorés, notamment sous l’influence de Shakespeare,

« monstre » de génie d’abord loué, puis honni7 ; il a diversifié les sujets dramatiques

dans l’espace et dans le temps et fait de son art une arme au service de la philosophie.

Parallèlement, les goûts évoluent, et la conception de la tragédie s’en trouve modifiée,

infléchie vers l’édification et le goût des larmes qui font le succès du drame, comme l’a

montré Sophie Marchand8. En effet, si les notions aristotéliciennes de « terreur » et de

« pitié » hantent toujours les définitions théoriques de l’« effet » tragique dans la plupart

des écrits, on observe que la « sensibilité » en forme désormais la clef de voûte, ce qui

permet une réorientation du spectre pathétique vers les émotions tendres et morales.

Marmontel l’écrit par exemple dans l’Encylopédie au détour de l’article « Comédie »

(preuve s’il en est que les genres se pensent en relation les uns aux autres) : « La

sensibilité humaine est le principe d’où part la tragédie : le pathétique en est le moyen ;

l’horreur des grands crimes & l’amour des sublimes vertus sont les fins qu’elle

propose9. »

Aussi, face à la concurrence du drame sérieux, les auteurs tragiques explorent-ils

de nouvelles directions au XVIIIe siècle. À côté du « genre terrible » introduit par

Crébillon père, poursuivi dans la seconde moitié du siècle avec le romanesque macabre

prisé par un Baculard d’Arnaud ou un De Belloy, s’affirme, dans le sillage de Voltaire

et chez ces derniers, la « tragédie nationale ». Ce sous-genre n’est pas radicalement

inédit : plusieurs pièces tirées de l’actualité récente des guerres civiles avaient vu le jour

6 Pour un aperçu global de ces enjeux au XVIIIe siècle, on se reportera à Pierre Frantz et Sophie Marchand [dir.], Le

Théâtre français du XVIIIe siècle, histoire – textes choisis – mises en scène, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2009.

7 Dans une lettre à d’Argental du 19 juillet 1776, Voltaire déverse ainsi sa bile : « Il y a déjà deux tomes imprimés de

ce Shakespeare qu’on prendrait pour des pièces de la foire, faites il y a deux cents ans. […] Il n’y a pas en France

assez de camouflets, assez de bonnets d’âne, assez de piloris pour un pareil faquin. […] Ce qu’il y a d’affreux, c’est

que le monstre a un parti en France, et pour comble de calamité et d’horreur, c’est moi qui, autrefois, parlai le premier

de ce Shakespeare ; c’est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que j’avais trouvées dans son

énorme fumier ». Cité par Jean-Jacques Jusserand dans Shakespeare en France sous l’Ancien Régime, Paris, Armand

Colin, 1898, p. 299. 8 Sophie Marchand, Théâtre et pathétique au XVIII

e siècle : pour une esthétique de l’effet dramatique, Paris, Honoré

Champion, 2009. Voir en particulier les pages 122 à 144. 9 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [1752], en ligne sur

http://portail.atilf.fr/encyclopedie. Jaucourt conserve, lui, une approche plus classique dans l’article « Tragédie » :

« Représentation d’une action héroïque dont l’objet est d’exciter la terreur & la compassion. »

Thibaut Julian, « chauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy »

3

à la fin du XVIe et au début du XVII

e siècles, mais il s’agissait d’un phénomène assez

isolé qui ne survécut pas à la théorisation de l’âge classique10. Ainsi, l’abbé

d’Aubignac – non sans ambiguïtés si l’on se rappelle qu’il composa La Pucelle

d’Orléans, en 1642 – jugeait : « C’est une pensée bien ridicule d’aller au théâtre

apprendre l’Histoire11

. » Les pièces ayant pour sujet des événements marquants tirés de

l’histoire moderne disparurent donc peu à peu, avant de renaître avec Le Siège de Calais

de De Belloy, pièce patriotique composée et jouée en 1765, qui connut un immense

succès dans le contexte morose consécutif à la défaite de la guerre de Sept Ans12

. Elle

ouvrit une nouvelle voie durable qui sera en partie à l’origine du drame romantique13

.

On observe donc un net revirement par rapport au siècle précédent. Désormais, voir des

pièces historiques n’est en rien « ridicule » ; c’est au contraire utile et patriotique. D’un

art de l’éloignement par la médiatisation de la fable tel qu’on le concevait au Grand

Siècle, on évolue vers une esthétique de la proximité visant l’empathie directe, comme

le conçoit Burke :

Nous nous tromperions pourtant beaucoup à ce que je crois, si nous attribuions une grande part

du plaisir que nous donne la tragédie à la pensée que la tragédie est une imposture, et que ce

qu’elle représente est dépourvu de réalité. Plus elle approche de la réalité et plus elle éloigne de

nous toute idée de fiction, plus son pouvoir est parfait. Mais quel que soit son pouvoir, il

n’atteindra jamais celui de la réalité qu’il représente14

.

Aussi imparfaite soit-elle, la mimesis se départit de ces sujets « si loin de nous »

qu’évoquait Rousseau, et se frotte non plus à des simulacres fictifs, mais à des réalités

qui ont laissé des traces dans les mémoires, sinon dans les corps.

10 Deux récentes thèses ont étudié ces pièces : Kistern Postert, Tragédie historique ou Histoire en tragédie ? Les

sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715), Tübingen, Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », n° 185,

2010, et Charlotte Bouteille, Représenter le présent : formes et fonctions de « l’actualité » dans le théâtre

d’expression française à l’époque des conflits religieux (1554-1629), soutenue en octobre 2011. 11 François Hédelin d'Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], Hélène Baby [éd.], Paris, Honoré Champion, 2001,

p. 113. 12 Voir notamment Margaret Moffat, « Le Siège de Calais et l’opinion publique en 1765 », dans Revue d’histoire

littéraire de la France, n° 39, Paris, Armand Colin, 1932, ou encore Edmond Dziembowski, Un nouveau patriotisme

français, 1750-1770. La France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire

Foundation, coll. « SVEC », n° 365, 1998. 13 Sur ce théâtre historique, depuis les travaux déjà anciens de Clarence Brenner, L’Histoire nationale dans la

tragédie française du XVIIIe siècle, University of California Publications in Modern Philology, n° 14, 1929 et de

Lennart Breitholtz, Le Théâtre historique en France jusqu’à la Révolution, Uppsala, Lundequista, 1952, voir Anne

Boës, La Lanterne magique de l’histoire. Essai sur le théâtre historique en France de 1750 à 1789, Oxford, Voltaire

Foundation, coll. « SVEC », n° 213, 1984, et Michèle Jones, Le Théâtre national en France de 1800 à 1830, Paris,

Klincksieck, 1975. 14 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757], Baldine

Saint-Girons [trad.], Paris, Vrin, 1998, p. 92.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

4

Telle est la voie que je voudrais explorer, à partir de la réception de deux pièces

séparées d’un demi-siècle mais réunies par leur sujet polémique et mémoriel : la

Saint-Barthélemy. Il s’agit d’une part du Coligni, tragédie en trois actes de Baculard

d’Arnaud15

; et d’autre part de Charles IX ou l’École des rois de Marie-Joseph Chénier,

pièce qui a marqué les débuts de la Révolution16

. Par-delà leur sujet commun, il

conviendra de se demander ce qui unit ces pièces en termes génériques, mais aussi

comment elles se distinguent en diachronie par leur idéologie et leur traitement du

pathétique17

.

Les deux pièces n’ont pas connu pareille fortune. Celle de Baculard d’Arnaud est

restée dans l’ombre pour de multiples raisons : cette transposition d’un temps fort de La

Henriade fut qualifiée de « pitoyable rapsodie » par Voltaire, qui faisait office de

précepteur pour le jeune Baculard18. De fait la pièce trouve sa matière dans l’épopée

voltairienne – et plus précisément au sein du récit pathétique des guerres civiles que fait

dans le deuxième chant Henri de Navarre à lisabeth d’Angleterre. L’accent est mis en

particulier sur la mort en martyr de l’amiral de Coligny, chef du parti protestant,

assassiné par les sbires des Guise avec l’aval du roi Charles IX. Bien que le roi ne soit

pas représenté dans la pièce, celle-ci ne pouvait être représentée sous l’Ancien Régime

pour des raisons évidentes de censure, et lorsque son heure arriva, à l’été 1791, l’ironie

de l’histoire la fit passer pour une pâle imitation du premier succès dramatique de

Chénier qui occupait depuis deux ans la scène avec bien plus de bruit et de fureur.

Présentons rapidement la composition des deux pièces. Celle de Baculard, en trois

actes, est formellement manichéenne et dialectique : le premier acte expose la jalousie et

15 Le Coligni est le titre donné à la réédition de 1744 que nous utilisons, alors que la version princeps parue

anonymement en 1740 à Amsterdam avait pour titre Coligni, ou la St. Barthelemi [sic]. La pièce ne fut pas jouée sur

un théâtre public avant 1791, où elle eut onze représentations au Théâtre Molière entre le 30 juillet et le 26 novembre,

ainsi que l’atteste le catalogue numérique cesar.org (voir : http://www.cesar.org.uk/). 16 La pièce fut jouée par à-coups à partir du 4 novembre 1789 à la Comédie-Française. Initialement intitulée

Charles IX ou la Saint-Barthélemy, elle fut qualifiée par un spectateur patriote d’« école des rois » lors de la troisième

représentation, et Chénier adopta immédiatement ce titre pour l’édition princeps chez Didot, en 1790. 17 Une autre pièce partage le même sujet : Jean Hennuyer, évêque de Lisieux (1773) de Mercier. Or l’auteur l’aborde

par un versant positif (le refus de l’évêque de livrer les protestants au massacre) et dans un genre différent, celui d’un

drame en prose. La Villehervé, dans François-Thomas de Baculard d’Arnaud, son théâtre et ses théories dramatiques,

Paris, Honoré Champion, 1920, p. 103, relie à juste titre les trois pièces en écrivant que « d’Arnaud dit le Crime,

Chénier, le Coupable, Mercier, la Réconciliation ». 18 Bertran de La Villehervé, François-Thomas de Baculard d’Arnaud, son théâtre et ses théories dramatiques, op. cit.,

p. 12.

Thibaut Julian, « chauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy »

5

l’ambition d’Hamilton, vil manipulateur qui représente le Cardinal de Lorraine19

, et se

clôt sur l’endoctrinement fanatique des conjurés catholiques au nom de « l’Ange

exterminateur », avec la bénédiction des armes (tableau que reprendra Chénier).

L’acte II, par contraste, est centré sur les protestants. Il s’ouvre sur le tableau du

massacre rapporté par des figurants, et présente ensuite le vertueux Coligni [sic],

chrétien jusqu’à l’abnégation par loyalisme envers son roi. Le dernier acte est la scène

du meurtre en tant que tel, meurtre qui tarde à se réaliser parce que tous les conjurés

admirent leur victime et se montrent sensibles à « la voix de la nature ». Seul Hamilton

échappe au repentir, et force Bême à tuer son rival. La tragédie se clôt sur la promesse

de vengeance des protestants.

Pour être plus complexe, plus vraisemblable et plus riche, la pièce de Chénier n’en

est pas moins manichéenne par l’antagonisme des discours qu’elle présente. Elle

s’apparente étrangement à Britannicus (l’intrigue amoureuse en moins), et tient au

suspens de la décision royale prise entre l’acte III et l’acte IV, après plusieurs scènes de

Conseil. Tel Néron, Charles IX est tiraillé entre deux camps : celui de la sagesse et de la

paix prônée par le trio Coligny – chancelier de L’Hôpital – roi de Navarre, auquel

s’oppose le trio Catherine de Médicis – cardinal de Lorraine – duc de Guise, ambitieux

partisans du massacre pour diverses raisons théologico-politiques. Les deux derniers

actes donnent à voir tour à tour la sortie résignée du clan protestant, suivie de la

bénédiction des poignards par le cardinal de Lorraine, puis, dans le cinquième acte, le

récit du carnage par le chancelier de L’Hôpital au roi de Navarre, qui déverse ses

imprécations sur le roi de France, lequel sombre dans une folie empreinte de remords.

Voyons plus en détail les principales forces de leurs effets tragiques respectifs.

Le Coligni : de l’épopée à la tragédie héroïque chrétienne

La mémoire des guerres de religion est très prégnante au XVIIIe siècle, en grande

partie du fait du rayonnement considérable de la Henriade20

. Tout particulièrement, la

19 Soit par souci de respecter l’histoire (le Cardinal de Lorraine était à Rome lors des événements), soit plutôt par

volonté prudente de dépersonnaliser le Criminel au profit d’un « Fanatisme » abstrait, l’auteur n’ose le représenter

dans sa pièce, de même qu’il évite la famille royale en scène. Cela ne l’empêcha pas de faire un bref séjour à la

Bastille, en 1740, pour d’obscures raisons. 20 Voir Jacques Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard [dir.], La Mémoire des guerres de religion, t. II (Enjeux

historiques, enjeux politiques, 1760-1830), Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », n° 75, 2009, et le

numéro spécial de la RHLF sur « La Saint-Barthélemy dans la littérature française », Paris, Armand Colin, 1973.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

6

Saint-Barthélemy, blessure durable pour les Français, apparaît comme le « sujet le plus

tragique de l’histoire moderne21

» sous la plume de nos deux auteurs :

L’ANTIQUITE ne nous opposera jamais un sujet plus tragique que celui-ci : l’Œdipe de

Sophocle qui est plein de situations touchantes, excite moins la pitié, qu’un vieillard de

quatre-vingts ans, qu’égorgent avec zèle ses Compatriotes. […] ce n’est point dans la Grece, à

Thèbes ou à Argos, que s’est passée cette sanglante catastrophe ; c’est à Paris, dans le sein d’une

Ville où les Etrangers venoient déjà recevoir des leçons de justice & d’humanité, & il n’y a pas

encore deux siecles22

.

Mais alors que Chénier choisira de mettre en relief la dimension politique à travers

la préparation du massacre collectif, Baculard se focalise sur le meurtre même du héros

éponyme. C’est ce motif individuel que peint quelques années plus tard Suvée pour le

Salon de 1787 avec sa toile L’Amiral de Coligny en impose à ses assassins23

. Dans les

deux cas, l’Amiral est dépeint en véritable héros-père du peuple, et son sacrifice

sublime constitue le cœur pathétique de la pièce ; il prime, aux yeux de l’auteur, la haine

ou la terreur que l’on peut éprouver pour les scélérats et le fanatisme, et plus encore la

galanterie dont la pièce est exempte :

La situation de Coligni qui embrasse ses Assassins, les appelle ses enfans, les presse de lui

arracher une vie qu’il eût voulu perdre pour eux dans les combats, qui leur découvre enfin son

estomac tout couvert de blessures ; tous ces traits ne produisent-ils point sur les cœurs les mêmes

impressions, qu’une femme qui reproche à son Amant ses infidélités, ou lui fait de nouvelles

assurances de sa tendresse ? D’ailleurs, ces ressorts, pour émouvoir l’âme du Spectateur, sont si

usés, que souvent loin de toucher, ils jettent dans les sens une langueur qui va jusqu’au dégoût &

à l’ennui. Cette Scene de COLIGNI, quoique sans amour, parut si interessante, que dans sa

nouveauté on la nommoit la Scene des femmes24

.

Baculard, puis Suvée, transposent fidèlement, chacun dans un genre distinct, le

récit pathétique que Voltaire donne à entendre dans son épopée nationale :

Le héros malheureux, sans armes, sans défense,

Voyant qu’il faut périr, et périr sans vengeance,

Voulut mourir du moins comme il avait vécu,

Avec toute sa gloire et toute sa vertu. […]

A cet air vénérable, à cet auguste aspect,

Les meurtriers surpris sont saisis de respect ;

Une force inconnue a suspendu leur rage. […]

« Frappez, ne craignez rien ; Coligny vous pardonne ;

21 Discours préliminaire de Charles IX, op. cit., p. 75. 22 Baculard d’Arnaud, Discours préliminaire du Coligni, dans Le Coligini, Lausane & Genève, Bousquet, 1744, p. 12. 23 Tableau reproduit en annexe. Voir l’article de Florence Ferran, « L’Amiral Coligny en impose à ses assassins,

exposé par Joseph-Benoît Suvée au Salon de 1787. Entre tableau d’histoire nationale, peinture religieuse et scène de

chasse », dans La Mémoire des guerres de religion, t. II, op. cit. 24 Discours préliminaire du Coligni, op. cit., p. 18-19.

Thibaut Julian, « chauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy »

7

Ma vie est peu de chose et je vous l’abandonne…

J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous… »

Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux :

L’un, saisi d’épouvante, abandonne ses armes ;

L’autre embrasse ses pieds, qu’il trempe de ses larmes

Et de ses assassins ce grand homme entouré

Semblait un roi puissant par son peuple adoré. […]

[Voilà Bême qui surgit pour accomplir son forfait]

A travers les soldats il court d’un pas rapide ;

Coligny l’attendait d’un visage intrépide,

Et bientôt dans le flanc ce monstre furieux

Lui plonge son épée, en détournant les yeux,

De peur que d’un coup d’œil cet auguste visage

Ne fît trembler son bras, et glaçât son courage25

.

Voici à présent sa transposition dramatique par Baculard (étalée sur trois scènes assez

longues et nourries de rebondissements) :

COLIGNI

Hâtez-vous donc… levez, levez vos mains parjures

Approchez… qui de vous r’ouvrira ces blessures…

Il découvre son Estomac. […]

Vous fûtes mes enfans… soyez mes assassins…

Que d’un si tendre amour ma mort soit le salaire…

Embrassez-moi, mes fils, souvenez-vous d’un père

Qui jusques au tombeau vous soutint… vous chérit…

Qui vous pardonne encor les coups dont il périt… […]

TAVANNE

Ce silence… ces yeux… cette tranquillité…

Ce front où la douceur règne avec la fierté…

Ces cheveux blancs… les traits d’une auguste vieillesse…

Tout s’arme contre nous… pour lui tout s’interesse…

Ne pouvons-nous du moins épargner ce vieillard ? […]

[Mais le féroce Hamilton force Bême à tuer

l’Amiral.]

COLIGNI, prêt d’être tué par Bême.

Dieu, dans ton sein reçois mon âme fugitive.

HAMILTON

Méprisable ennemi qu’il a dû condamner

Que peux-tu contre nous encor ?…

25 Voltaire, La Henriade, [Londres, 1728], O. R. Taylor [éd.], dans Les Œuvres complètes de Voltaire, t. II, Genève,

Institut et musée Voltaire, 1970, p. 401-403.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

8

COLIGNI

Te pardonner.

Bême détourne les yeux, frappe Coligni, & tous les

Conjurés saisis d’horreur, fuyent ce spectacle

affreux, Hamilton seul le regarde avec joye26

.

Les effets pathétiques sont ici mis en abyme : plus que la pitié ou l’horreur d’un

crime qu’on ne cautionne plus, c’est l’admiration pour un héros qui domine. Ce

vénérable martyr rassemble les figures divines du Père et du Fils par son généreux

pardon et son sublime sacrifice. À la fin de la pièce, le motif christique est repris et mêlé

à la tradition des tragédies de vengeance telles que Hamlet ou Mithridate. On assiste en

effet à une transmission de la vertu à travers une double mort en scène absolument

transgressive eu égard aux bienséances : Coligni est rejoint par son gendre Téligni,

mourant, qui confie à ses amis, avec le « voile sanglant » qui pansait sa blessure, le soin

de les « venger27

». Cette tragédie peu connue mériterait de l’être davantage, ne serait-ce

que parce qu’elle inaugure, aux dires de France Marchal-Ninosque, une série de pièces

« qui auront vocation à exalter "la malheureuse victime", en la faisant noble, sanglante

et généreuse comme l’illustre Sacrifié, vivifiant la poétique pathétique née d’un

imaginaire chrétien qui a hanté la littérature du XVIIIe siècle

28 ».

Charles IX, école du jour et mémoire de la nuit

La Saint-Barthélemy n’a rien perdu de sa force polémique sous la Révolution : le

public tend à projeter Necker sur le personnage du chancelier de l’Hôpital,

Marie-Antoinette sur celui de Catherine de Médicis, et espère d’abord que Louis suivra

l’exemple du premier Bourbon plutôt que celui des derniers Valois. C’est pourquoi

Chénier dédie sa pièce à « la Nation française », mais s’adresse aussi à son premier

représentant, le roi Louis XVI « plein de justice et de bonté, […] digne d’être le chef

des Français29

». La société entière a tout à gagner à voir « cette tragique et austère

26 Baculard d’Arnaud, Le Coligni, acte III, sc. II-IV, op. cit., p. 57-65. 27 Ibid., acte III, sc. VII, p. 69-70. Voir la gravure du dénouement reproduite en annexe. « Venger » est le dernier mot

de la pièce. L’allusion à Hamlet se justifie car Baculard s’est toujours montré admiratif de Shakespeare

(contrairement à Chénier). Dès Le Coligni, « Shakespear » est convoqué comme modèle alternatif pour créer de

nouveaux effets dramatiques, à côté des Anciens et des pièces sanglantes telles que Médée (cf. Discours préliminaire

du Coligni, op. cit., p. 17). Rappelons que Baculard d’Arnaud s’illustrera ensuite dans le « genre terrible ». 28 France Marchal-Ninosque, Images du sacrifice, 1670-1840, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 183. 29 « Epître dédicatoire à la Nation française » en tête de Charles IX, dans Théâtre, op. cit., p. 67.

Thibaut Julian, « chauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy »

9

peinture des forfaits politiques », car « Un théâtre de femmelettes et d’esclaves n’est

plus fait pour des hommes et pour des citoyens. […] Il fut longtemps une école

d’adulation, de fadeur et de libertinage ; il faut en faire une école de vertu et de

liberté30

. » La « tragédie nationale » sera dès lors le genre le plus approprié pour réaliser

ce but didactique et civique, poursuit le tribun :

Il ne m’appartient pas de juger du mérite de la tragédie de Charles IX […] mais du moins la cour

de Charles IX y est peinte de ses véritables couleurs ; il n’y a pas une scène dans la pièce qui

n’inspire l’horreur du fanatisme, des guerres civiles, du parjure et de l’adulation cruelle et

intéressée. La vertu y est exaltée, le crime puni par le mépris et par les remords, la cause du

peuple et des lois défendue sans cesse contre les courtisans et la tyrannie. J’ose donc affirmer

que c’est la seule tragédie vraiment nationale qui ait jamais paru en France ; qu’aucune autre

pièce de théâtre n’est aussi fortement morale ; et, par une conséquence nécessaire de ces deux

propositions incontestables, j’ose affirmer qu’il faut être ennemi de la raison pour craindre la

représentation d’une pareille pièce31

.

Les paroles sont ici véhémentes ; qu’en est-il des actes ? Comme Baculard, Chénier

recourt aux effets de tableau spectaculaire, quitte à reprendre les motifs de l’exhibition

des cicatrices de Coligny, ou la bénédiction des poignards :

LE DUC

Pour nous, le glaive en main, nous jurons à genoux

De venger Dieu, l’Etat, le roi, l’Eglise, et nous.

Roi, chassez maintenant ces stériles alarmes ;

Exhortez-nous, pontife, et bénissez nos armes.

(La cloche sonne trois fois lentement. Le duc de

Guise et tous les autres courtisans mettent un genou

en terre, en croisant leurs épées. Ils restent dans

cette position pendant le discours du cardinal de

Lorraine.)

LE CARDINAL

Au nom du Dieu vengeur je conduirai vos coups. […]

Couvrez-vous saintement du sang des criminels :

Si dans ce grand projet quelqu’un de vous expire,

Dieu promet à son front les palmes du martyre.

LE ROI DE FRANCE

D’une héroïque ardeur mon cœur se sent brûler.

Acceptez, ô mon Dieu ! le sang prêt à couler32

.

30 Ibid., p. 65 et 67. 31 Discours préliminaire de Charles IX, op. cit., p. 80. Je souligne. 32 Charles IX, acte IV, sc. VI, dans Théâtre, op. cit., p. 136-137.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

10

En même temps, Chénier ajoute de nouveaux effets, comme ici le bruit du tocsin,

ou les hallucinations finales du roi qui s’inscrivent dans la topique des fureurs. De plus,

il a trouvé dans l’actualité une prodigieuse caisse de résonance pour ses discours. La

prophétie de l’émancipation du peuple par le chancelier de L’Hôpital, opportunément

ajoutée après l’été 1789, était parmi les morceaux les plus applaudis de la pièce :

Chénier y évoquait des « bastilles affreuses » vouées à s’écrouler « sous des mains

généreuses », et des générations futures de citoyens enfin libres du joug despotique et

« Heureux sous un monarque ami de l’équité, / Restaurateur des lois et de la liberté33

».

Du reste, malgré les distorsions que Chénier fait subir à l’Histoire34

, la pièce est

bien plus réaliste que celle de Baculard, et diversifie aussi les émotions. De même qu’on

admire la valeur politique de Coligny et la pureté du roi de Navarre, de même on

éprouve un sentiment de malaise vis-à-vis du roi de France, manipulé et incertain. Or

c’est sur lui en définitive que retombe la faute, comme le dévoile la comparaison du

massacre dans les deux pièces35

. Des images communes surgissent, puisées dans

l’hypotexte voltairien – telles que les cadavres ensanglantant la Seine ou la mort

contre-nature des enfants sous les yeux de leurs parents –, mais la responsabilité est

différemment imputée. Rome seule et le fanatisme étaient vilipendés par les protestants

dans Le Coligni ; au contraire, Chénier délivre une interprétation toute politique. Le Roi

lui-même (comble de l’ignominie) exécute au sens propre, à travers les vœux de sa

mère, ses propres sujets : on se représente

Charle au milieu du Louvre, une arquebuse en main

S’enivrant à long traits d’un plaisir sanguinaire

Et cherchant son devoir dans les yeux de sa mère.

Il reviendra au futur Henri IV de « purifier un jour ce trône ensanglanté36

». Comme

l’écrit Jean-Marie Roulin, « Chénier fait du roi et des siens les seuls coupables. La

représentation théâtrale prend ainsi un sens nouveau et fort, celui d’une catharsis où la

nation se purifie du crime perpétré par les boucs émissaires que sont Catherine (la reine

33 Ibid., acte III, sc. I, p. 115. 34 Distorsions avouées et justifiées par Chénier dans son « Discours préliminaire », op. cit., p. 77 : « Au moment du

massacre de la Saint-Barthélemy, le cardinal de Lorraine était à Rome, et le chancelier de L’Hôpital avait quitté la

cour depuis quatre ans […]. » 35 Le Coligni, op. cit., acte II, sc. I. (récit par un figurant protestant à un autre) ; Charles IX, op. cit., acte V, sc. I (récit

par le chancelier de l’Hôpital au roi de Navarre). 36 Charles IX, acte V, sc. II, op. cit., p. 140.

Thibaut Julian, « chauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy »

11

étrangère), les Guises et Charles IX37

». S’il y a des « boucs-émissaires » politiques, le

peuple violent de 1572 n’est pas responsable, ce qui laisse entendre par analogie qu’aux

yeux de l’auteur, les patriotes de 1789 seraient dédouanés de leurs débordements

sanglants.

Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que la pièce fût vécue par le public comme

un événement politique à part entière. On connaît la fameuse phrase prêtée à Danton :

« Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté38

. » Dès le départ, deux camps

se forment dans l’opinion : d’un côté, les patriotes, emmenés par Chénier et Talma,

incluant les grands orateurs de l’Assemblée nationale comme Danton et Mirabeau ; de

l’autre, les conservateurs de toute obédience. Chez les critiques de la pièce s’entremêle

un discours politique de violence, et un pathétique de l’effroi et de la douleur. Michel

Delon a notamment étudié l’importance de la métaphore électrique dans la réception de

la tragédie de Chénier, bien que cette métaphore soit courante aux abords de la

Révolution39

. Voici de fait comment Étienne et Martainville décrivent la création de

cette « première tragédie nationale », une dizaine d’années plus tard, dans leur Histoire

du théâtre Français :

Cette représentation marquera long-tems dans les annales dramatiques : toutes les têtes étaient

électrisées par la révolution ; il était nouveau de voir sur le théâtre un roi français ordonnant le

massacre de son peuple ; et ce spectacle de la royauté égorgeant avec le fer du fanatisme, n’était

pas peu propre à accélérer l’époque de la grande crise nationale40

.

La presse et les correspondances confirment cette analyse. On trouve dans la presse

patriote tel jugement : « Loin de penser que cette pièce soit dangereuse, elle fait haïr la

guerre civile et aimer la tolérance et nous la regardons comme le dernier coup porté à

l’aristocratie41

. » En écho, les opposants usent aussi d’un lexique des affects étendu au

corps social tout entier. Telle est notamment la position du modéré Beaumarchais,

révulsé par les « barbares excès » de la populace :

37 Jean-Marie Roulin, « Guerres de religion et Révolution : Charles IX de Marie-Joseph Chénier », dans Jacques

Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard [dir.], La Mémoire des guerres de religion, op. cit., p. 194. 38 Cité par Daniel Hamiche dans Le Théâtre et la Révolution. La lutte de classes au théâtre en 1789 et 1793, Paris,

UGE, coll. « 10/18 », 1973, p. 62. 39 Michel Delon, « L’électricité au théâtre : la théorie de la tragédie nationale selon Marie-Joseph Chénier », dans

Convegno di studi sul teatro e la Rivoluzione francese, Vicenza, Academia Olimpica, 1991. 40 Charles-Guillaume Étienne et Alphonse Martainville, Histoire du théâtre français, depuis le commencement de la

révolution jusqu’à la réunion générale, t. I, Paris, Barba, an X (1802), p. 36-37. 41 Chronique de Paris du 5 novembre 1790, cité par Michel Biard, « La bataille des "rois de papier" sur la scène

théâtrale parisienne (1789-1790) », dans Paul Mironneau et Gérard Lahouati [dir.], Figures de l’histoire de France

dans le théâtre au tournant des Lumières 1760-1830, Oxford, Voltaire Foundation, 2007, p. 125. Je souligne.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

12

En ce moment de licence effrénée où le peuple a beaucoup moins besoin d’être excité que

contenu, ces barbares excès, à quelque parti qu’on les prête, me semblent dangereux à présenter

au peuple et propres à justifier les siens à ses yeux. […]

La pièce de Charles IX m’a fait mal sans consolation, ce qui en éloignera beaucoup

d’hommes sages et modérés ; et les esprits ardents, Messieurs, n’ont pas besoin de tels modèles !

Quel délassement de la scène d’un boulanger innocent, pendu, décapité, traîné dans les rues par

le peuple, il n’y a pas huit jours, et qui peut se renouveler, que de montrer au théâtre Coligny

ainsi massacré, décapité, traîné par ordre de la Cour !

Nous avons plus besoin d’être consolés par le tableau des vertus de nos ancêtres qu’effrayés

par celui de nos vices et de nos crimes42

.

Tout est dit dans cette ferme condamnation. Mais un élément doit attirer l’attention.

C’est la mention du corps martyrisé de l’Amiral… que Chénier ne montre à aucun

moment dans sa pièce ! Nous sommes dès lors en droit d’interpréter ce détournement et

d’en questionner le statut. Beaumarchais est-il consciemment de mauvaise foi lorsqu’il

verse dans la surenchère macabre, au point de nous faire douter qu’il ait réellement vu la

pièce tout juste créée ? On peut en douter. Serait-ce à dire alors qu’il s’emporte malgré

lui dans une analogie traumatique entre la Saint-Barthélemy et l’épuration sauvage de la

Révolution ? Certainement. L’étrange retour du corps « massacré, décapité, traîné » de

Coligny semble bien avoir le rôle de trace ô combien révélatrice d’une mémoire

collective véhiculée depuis deux siècles par la littérature et l’histoire, et violemment

réactivée par les tueries de la Révolution.

Car effectivement, c’est la mémoire nationale qui est en jeu, avec ses plaies que

l’on préfèrerait cicatrisées alors qu’elles sont rendues béantes par le miroir de la pièce.

« Oh ! d’une affreuse nuit périsse la mémoire ! », s’écrie le chancelier de L’Hôpital

avant de sortir définitivement de scène43

, à quoi fait écho le repentir macabre du roi de

France : « Où fuir ? Où me cacher dans l’horreur des ténèbres ? / Ô nuit ! couvre-moi

bien de tes voiles funèbres44

. »

La douleur mémorielle avec ce motif du voile fut repris par les Comédiens Français

dans un brouillon de lettre ouverte datée du 10 juillet 1790, où ils se disaient « jaloux de

présenter à la nation des rois qui aiment leur peuple, et des peuples qui aiment leur roi,

et non d’offrir encore plus longtemps aux Français patriotiques le spectacle effrayant

42 Lettre à Florence du 9 novembre 1789 (soit cinq jours après la première représentation), citée par Henri

Welschinger dans Le Théâtre de la Révolution, 1789-1799, Paris, Charavay-Frères, 1880, p. 47-48. 43 Charles IX, acte V, sc. II, op. cit., p. 141. 44 Ibid., acte V, sc. IV, p. 145.

Thibaut Julian, « chauffer le cœur, éclairer l’esprit, enchanter l’oreille

ou les effets propres de la tragédie nationale au XVIIIe siècle, autour de la Saint-Barthélemy »

13

d’un trait historique qu’on aurait dû couvrir d’un voile impénétrable45

». Mais les

députés provinciaux, entraînés par Mirabeau, souhaitaient que la pièce fût jouée en

marge de la Fête de la Fédération ; le public et l’auteur la réclamaient à grands cris,

allant jusqu’à interrompre certaines représentations de pièces à l’affiche et menaçant de

confier Charles IX aux théâtres concurrents. Or les Comédiens Français étaient loin

d’être unanimes dans leur volonté de censure, et la crise éclata lorsque le jeune Talma et

quelques autres osèrent briser la loi du refus en se proposant de jouer la pièce le 23

juillet, avec le concours des bonnes volontés pour remplacer les acteurs malades – le

rôle du cardinal de Lorraine fut ainsi lu par Grammont. En réaction, Naudet provoqua

son condisciple en duel le lendemain, lequel fut exclu de la troupe puis réintégré par

l’autorité de la Commune en septembre. Les dommages étaient lourds, si bien que la

troupe finit par se scinder durablement en mai 1791, entre « noirs » du Théâtre de la

Nation et « rouges » du Théâtre de la République. Mais au-delà des dissensions,

« Charles IX avait prévalu46

», et ainsi, l’opinion publique eut raison de la censure, ce

que confirma la loi du 13 janvier 1791 sur la liberté des théâtres47

.

*

En un demi-siècle, du Coligni au Charles IX, on observe une « révolution » à

l’œuvre dans le traitement tragique de la Saint-Barthélemy, comme le souligne bien le

glissement titulaire de la victime au bourreau. C’est que dans l’intervalle, la scène a

changé de fonction, ne visant plus les mêmes effets. La commémoration s’est teintée de

repentance : là où Baculard d’Arnaud avait privilégié l’empathie pour un héros dans

lequel la nation entière aurait pu (voire aurait dû) se retrouver, Chénier jugea plus

fécond de chercher à conjurer le crime d’une monarchie que l’on voulait encore sauver,

tout en permettant la nécessaire « régénération » d’un public de sujets devenus citoyens.

45 Cité par Daniel Hamiche, Le Théâtre et la Révolution, op. cit., p. 82-83. 46 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe [1850], livre IX, chap. II, Jean-Claude Berchet [éd.], Paris, Garnier, 1989,

t. I, p. 479. 47 Sur l’affaire de Charles IX, voir Daniel Hamiche, Le Théâtre et la Révolution. La lutte de classes au théâtre en

1789 et 1793, op. cit.

« L'effet propre de la tragédie » de l'humanisme aux Lumières

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Annexes iconographiques

Joseph-Benoît Suvée, L’Amiral de Coligny en impose à

ses assassins (1787) [alias La Mort de Coligny, huile sur

toile, Dijon, Musée des Beaux-Arts]

Pieter Wagenaar, gravure à l’eau forte illustrant la mort

de Coligny (acte III, sc. VII), dans les Œuvres

dramatiques de Baculard d’Arnaud (Amsterdam, Vlam,

1782)