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1 DEUX MODES DE GESTION DU TRANSFERT TECHNOLOGIQUE CHEZ RENAULT ARGENTINE Jorge WALTER ( 1 ) Résumé Le présent article examine deux transferts de technologies réalisés parallèlement dans une filiale argentine de Renault. Le premier transfert visait à substituer une production locale à l’importation, le second étant rélisé dans un but d’exportation, et notamment, d’approvisionnement des lignes de montage françaises. Quelles sont les conséquences de ces visées différentes, en matière de réussite industrielle et d’apprentissage collectif? Notre observation montre que le fait de s’adresser à des clients locaux captifs a relégué au rang de préoccupations secondaires les réflexions portant sur l’ organisation et les choix techniques, la préoccupation principale portant sur la conservation des emplois existants. Le deuxième transfert a, lui, bénéficié d’une véritable réflexion en matière de choix techniques, la question de la gestion sociale du transfert passant cette fois au second plan. En matière d’apprentissage collectif, les observations sont encore plus surprenantes. Bien que dans le premier transfert, la pression temporelle était moindre du fait du moindre pouvoir des “clients”, l’essentiel de la conduite et de l’entretien de l’équipement a conservé la forme d’une boîte noire pour les opérateurs. Inversement, on constate que dans le deuxième cas, les opérateurs sont parfaitement parvenus à atteindre les exigences qualitatives et quantitatives du client étranger. Cependant, ce dernier a maintenu une telle pression qu’elle a interdit de vraiment fonder ce succès sur une revalorisation des compétences de la main d’oeuvre locale. Ce dilemne nous semble typique d’une période de transition où se conjuguent une inertie protectionniste désastreuse pour le marché interne et des opportunités exportatrices utilisées pour pallier à une baisse locale de la demande. 1 Une première version en français de ce papier ici legèrement modifiée- est apparue dans DURAND, Claude, La coopération technologique internationale. Ed. De Boeck, Bruxelles, 1994.

Deux modes de gestion du transfert technologique chez Renault en Argentine

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DEUX MODES DE GESTION DU TRANSFERT TECHNOLOGIQUE CHEZ RENAULT ARGENTINE Jorge WALTER (1)

Résumé

Le présent article examine deux transferts de technologies réalisés parallèlement dans une filiale argentine de Renault. Le premier transfert visait à substituer une production locale à l’importation, le second étant rélisé dans un but d’exportation, et notamment, d’approvisionnement des lignes de montage françaises. Quelles sont les conséquences de ces visées différentes, en matière de réussite industrielle et d’apprentissage collectif? Notre observation montre que le fait de s’adresser à des clients locaux captifs a relégué au rang de préoccupations secondaires les réflexions portant sur l’organisation et les choix techniques, la préoccupation principale portant sur la conservation des emplois existants. Le deuxième transfert a, lui, bénéficié d’une véritable réflexion en matière de choix techniques, la question de la gestion sociale du transfert passant cette fois au second plan. En matière d’apprentissage collectif, les observations sont encore plus surprenantes. Bien que dans le premier transfert, la pression temporelle était moindre du fait du moindre pouvoir des “clients”, l’essentiel de la conduite et de l’entretien de l’équipement a conservé la forme d’une boîte noire pour les opérateurs. Inversement, on constate que dans le deuxième cas, les opérateurs sont parfaitement parvenus à atteindre les exigences qualitatives et quantitatives du client étranger. Cependant, ce dernier a maintenu une telle pression qu’elle a interdit de vraiment fonder ce succès sur une revalorisation des compétences de la main d’oeuvre locale. Ce dilemne nous semble typique d’une période de transition où se conjuguent une inertie protectionniste désastreuse pour le marché interne et des opportunités exportatrices utilisées pour pallier à une baisse locale de la demande.

1 Une première version en français de ce papier –ici legèrement modifiée- est apparue

dans DURAND, Claude, La coopération technologique internationale. Ed. De Boeck, Bruxelles, 1994.

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1. Renault en Argentine Nous allons présenter deux études de cas réalisées dans des ateliers de la filiale argentine de Renault. Ces deux cas de transfert technologique obéissent à des logiques différentes en ce qui concerne la prise de décision, les modes d'organisation et les compétences requises, qui nous permettent de les rapporter à deux contextes - l'ancien et le nouveau - caractéristiques d'une transition. Nous essayerons d'établir une comparaison qui nous permette de réfléchir sur les enjeux des restructurations en cours dans l'industrie argentine. 1.1. Stratégie de l'entreprise dans une situation de transition L'installation des constructeurs multinationaux et le développement du réseau de sous-traitance de l'industrie automobile, qui ont lieu à partir du début des années soixante, ont été la source principale du dynamisme socio-économique produit par ce qu'on caractérise comme la deuxième phase du processus de développement industriel fondée sur la substitution des importations. A partir de la deuxième moitié des années soixante-dix, ce secteur clé de l'industrie nationale commence un processus de restructuration et de réorientation stratégique qui continue à l'heure actuelle. 1.1.1. Le contexte économique au moment de la fondation: logique de la substitution d'importations Renault s'installe en Argentine au début des années soixante, en même temps que General Motors, Ford, Fiat, Chrisler, Mercedes Benz, Citroën, Peugeot, etc.2. Le marché intérieur du pays, puissant et insatisfait, attire les investissements étrangers directs promus par un régime spécial approuvé par le Gouvernement développementiste de l'époque. Ce régime prévoyait la substitution progressive des pièces importées d'après un chronogramme qui permettrait le développement du réseau local de sous-traitance. Une fois achevé le processus de substitution, la production locale demeurerait protégée par l'impôt à l'importation de pièces et de voitures3. L'expansion de l'industrie automobile crée alors un dynamisme socio-économique qui se prolonge jusqu'à la moitié des années soixante-dix. Or, une fois la substitution achevée, la fermeture du marché commence à produire des effets pervers. La croissance s'arrête et dans un marché fermé et réduit où s'est installé

2. La longue liste est complétée par 16 autres entreprises automobiles plus petites et éphémères. 3. Cfr. SOURROUILLE, Juan: El complejo automotor en Argentina. Ed. Nueva Imagen,

México, 1980, pag. 47 et ss.; WALTER, Jorge: L'avènement de l'organisation

taylorienne dans une entreprise automobile d'Argentine. Thèse de doctorat du troisième cycle. Université Paris III, octobre 1985, pag. 66-69.

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un nombre d'entreprises démesuré par rapport à la demande potentielle, ni la productivité, ni la qualité des produits ne constituent l'atout déterminant.

1.1.2. Le cercle vicieux de la substitution et la crise

financière de l'entreprise

Dans un marché qui devient oligopolistique, à partir de 1975 s'installe une inflation croissante suivie d'une chute progressive et constante des salaires qui multiplie les inégalités. Symptôme évident, Fiat et Citroën, qui fabriquent des voitures populaires, abandonnent le pays. General Motors aussi, qui concurrence Ford dans un petit marché chaque jour plus réduit. Peugeot vend licences et usines à un groupe industriel national (qui achète aussi les licences de certains modèles de Fiat). Ford et Renault sont les seuls constructeurs qui se maintiennent.

L'obtention du profit se polarise sur la capacité de consommation de la clientèle la plus aisée et les entreprises doivent donc produire de nouveaux modèles pour un public très réduit mais plus exigeant; la fabrication des pièces se fait alors en séries très petites ce qui constitue un obstacle sérieux à l'amortissement des nouvelles installations plus sophistiquées tandis que l'enchérissement des produits réduit encore davantage leur démande potentielle.

Ce processus a provoqué de très fortes économies de main d'oeuvre, a réduit les investissements au minimum et a suscité une restriction très sévère des moyens de fonctionnement qui a obligé les ateliers à vivre dans la pauvreté. Or, comment pouvait-on produire dans ce contexte les nouveaux modèles de voiture, techniquement plus exigeants, que l'on devait offrir au marché argentin sous peine de disparition? Voilà la cause du mélange contradictoire de rationalisation classique et de modernisation organisationnelle qui, nous allons le voir, a été le scénario du transfert technologique.

1.1.3. Un nouveau contexte : ouverture et intégration régionale.

Les opportunités créées par le modèle de développement fondé sur la substitution d'importations et la fermeture du marché sont aujourd'hui virtuellement épuisées et le Gouvernement pousse l'industrie automobile vers l'ouverture. La discussion reste néanmoins ouverte en ce qui concerne le rythme de changement qu'il conviendrait d'adopter : l'ouverture doit-elle être graduelle ou immédiate? Le nouveau régime négocié récemment par le Gouvernement et les constructeurs d'automobiles prévoit une réduction progressive des impôts à l'importation qui devrait être totale en 1995. La première des options s'est apparemment imposée, mais le Gouvernement continue à faire pression sur les entreprises dans le but d'accélérer le processus d'ouverture.

Dans ce nouveau contexte, la stratégie des entreprises vise l'ampliation du marché dans le cadre de l'intégration économique du Cône Sud latino-américain. Les constructeurs installés en Argentine et au Brésil (les autres pays de la région ne possèdent pas une industrie automobile intégrée) s'associent pourarriver à une division du travail qui leur permette d'élargir leurs échelles de production. Le

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leadership revient dans ce domaine à Ford (Argentine) et à Wolkswagen (Brésil) qui ont créé une nouvelle firme connue comme Autolatina. RASA (Renault Argen-tine S.A.) cherche en ce moment un partenaire brésilien.

Malgré son retard relatif en matière d'intégration, RASA réalise actuellement les meilleures performances à l'exportation. Sa main d'oeuvre hautement qualifiée dans la fabrication d'outils (tôlerie) lui permet de vendre ces produits dans plusieurs pays du monde. A travers une filiale chilienne (qui dépend fonctionnelle-ment de la filiale argentine), elle monte et vend au Chili des voitures dont les pièces sont fabriquées en Argentine et exporte en France des boîtes de vitesse dont les pièces principales sont fabriquées au Chili. L'exportation est néanmoins un phénomène nouveau qui, dans le cas de Renault, s'est manifesté au cours de la deuxième moitié de la décennie qui vient de s'écouler. Cette tendance est très claire et elle se retrouve maintenant, avec une intensité variable, dans la plupart des branches de l'industrie nationale. Dans cet article nous décrirons la fabrication d'un bloc moteur en aluminium pour l'exportation en France.

La baisse des prix et l'amélioration de la qualité des voitures dépend d'une série d'efforts réalisés au niveau de la fabrication de chaque pièce composant le produit final. L'exportation ne peut donc concerner à court terme que certaines pièces détachées (blocs moteurs, par exemple) ou certains sous-ensembles (boîtes de vitesse). Il est très intéressant de remarquer à cet égard que les investissements les plus récents effectués par la filiale sont toujours en rapport avec des projets qui visent l'exportation. Nous allons donc comparer deux cas de transfert de technologie réalisés dans le but de produire certaines pièces de nouveaux modèles de voiture; le premier s'inscrit dans la logique de la substitution et le second dans la nouvelle logique d'ouverture vers le marché international. Les deux machines ont été installées chez un sous-traitant qui appartient à la filiale argentine à une époque où celle-ci restructurait les entreprises du réseau.

1.2. La filiale "X": deux ateliers, deux machines, deux marchés

1.2.1. Présentation

"X" fait partie, avec deux autres filiales (Y et Z), d'une même organisation connue comme ILASA (Industria Latinoamericana de Accesorios S.A.). Celle-ci regroupe sous une même Direction des sous-traitants dont RASA était la propriétaire.

En 1986 ILASA employait un total de 546 personnes (cadres inclus). Sa filiale "X" employait 71 personnes, "Y" 221 et "Z" 153. La filiale "X, achetée en 1966 par RASA, se spécialise dans l'injection d'aluminium. Elle possède deux ateliers : un atelier traditionnel d'injection d'aluminium (1966) et un atelier nouveau (1985) d'injection de plastiques.

La restructuration du réseau de sous-traitance entreprise vers la moitié des années '80 par RASA n'a pas impliqué de changements structurels dans ces ateliers mais elle en a eu des conséquences directes et indirectes très importantes. Au niveau notamment du management, elle a été accompagnée

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d'une politique de renouvellement de l'encadrement supérieur dans le but d'élever son niveau professionnel. Dans la filiale "X" cela signifiait, très concrètement, le passage d'une politique de gestion de main d'oeuvre fondée sur l'apprentissage du métier à une politique où l'on valorise la possession du diplôme universitaire. L'heure était ainsi arrivée pour les jeunes diplômés qui travaillaient dans les bureaux, de venir remplacer dans la conduite des ateliers les anciens cadres formés sur le tas qui arrivaient à l'âge de la retraite. RASA essayait d'ailleurs d'introduire cette nouvelle culture dès la base de l'organisation à travers le recrutement de jeunes étudiants en ingénierie. Nous y reviendrons dans la mesure où certains changements dans la composition du personnel destiné aux nouvelles machines relèvent clairement de cette politique. 1.2.2. L'atelier d'injection d'aluminium et la production de blocs moteurs pour l'exportation La production de cet atelier (1990) était de 150 tonnes par mois et sa capacité de production installée de 170 tonnes. Il produisait 39 pièces d'aluminium différentes, d'un poids allant de 0,1 a 19 kg Après avoir été l'objet d'un petit agrandissement, il a accueilli (1985) une nouvelle machine (la Wotan 2000) achetée à une filiale mexicaine de Renault. Cette machine a produit d'abord une pièce d'embrayage du modèle Traffic et elle a été destinée ensuite à la fabrication de blocs moteurs (R18 et R21) pour l'exportation en France. Il s'agit d'une presse semi-automatique de 2000 tonnes (de 300.000 U$S) conçue à l'origine pour la fabrication de pièces moins lourdes. Il fallait donc l'adapter pour la nouvelle fabrication. Sa technologie, essentiellement mécanique, hydraulique et électrique, était connue mais le nouveau produit était en revanche particu-lièrement sophistiqué (demandant un réglage très précis de la machine et des contrôles de qualité très évolués), très délicat à manier (en ce qui concerne les cadences et les modes opératoires à respecter) et d'un poids très supérieur à ceux fabriqués habituellement dans l'atelier. La conduite et le réglage de la machine se réalisent manuellement à partir d'un panneau qui enregistre la vitesse, la température et la puissance d'injection. L'installation de cette machine a été accompagnée par l'introduction de changements importants dans la composition du personnel et le système traditionnel de travail 4 . D'après une formule copiée des usines françaises 5 ,

4. Le procès de travail traditionnel (celui de la plûpart des postes de l'atelier) comportait les opérations suivantes : l'ouvrier surveille d'abord la fusion de l'aluminium et sa coulée automatique dans le cylindre. Une fois celui-ci rempli, l'exécutant presse un bouton et la machine injecte le métal à pression dans le moule de la pièce, qui possède un système de refroidissement. L'ouvrier attend alors un moment, ouvre la porte de la machine et un bras manipulateur retire automatiquement la pièce, la déposant sur une table où elle est inspectée visuellement par un autre ouvrier. La tâche des exécutants est essentiellement manuelle mais très délicate : le nettoyage et la lubrification du moule et de la machine sont essentiels pour éviter la déformation des pièces. L'équipe de travail est intégrée par un ouvrier qui surveille la machine, un ouvrier qui vérifie visuellement la pièce fabriquée

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l'ouvrier est surveillé par un assistant technique (étudiant d'ingénierie) qui dépend directement du Chef d'atelier6. Celui-ci (un ingénieur formé dans les bureaux) a été informellement promu7 au moment de l'installation de la machine à la place d'un cadre très ancien (qui avait fait toute sa carrière dans les ateliers). D'après la stratégie du nouveau Chef, une fois leur formation achevée les assistants techniques (3 individus travaillant en 3x8) devaient remplacer les contremaîtres d'origine ouvrière; l'atelier devait avoir ainsi une maîtrise technicienne. 1.2.3. L'atelier nouveau d'injection de plastiques et la substitution de pare-chocs importés Une presse automatique Billion (Oyonnax) d'injection de plastiques, a été achetée en 1985 dans le but de substituer l'importation de pare-chocs et des tableaux de bord en plastique requis par les nouveaux modèles construits à RASA. S'agissant d'une machine de grande taille, on a dû construire un atelier nouveau (1.350 m2) à côté de celui des machines d'injection d'aluminium. La machine (de 5.000.000 U$S) possède un système électronique de conduite et de contrôle. Chaque modèle de pièce est fabriqué d'après un soft spécifique au moyen d'un moule sophistiqué (de 500.000 U$S). Six moules ont été achetés en France à l'occasion de l'importation de la machine. Les pièces finies sont retirées de la machine par un bras programmable indépendant. Il s'agit donc d'une machine très en avance par rapport à la technologie existante dans la filiale, mais elle fabrique un produit relativement simple avec détail très important une nouvelle matière première8.

(celui-ci travaille sur deux ou trois machines) et un technicien du service du contrôle de qualité qui effectue chaque heure des vérifications plus détaillées sur une seule pièce, avec des instruments de mesure appropriés. L'ensemble de l'atelier est contrôlé para un ancien ouvrier promu contremaître. 5. Par l'actuel Chef d'atelier qui dit l'avoir observée dans les ateliers de la maison-mère française où il a fait un long stage après l'installation de la machine. 6. L'assistant technique règle la machine et contrôle les paramètres (vitesse, puissance, température) en cours de fabrication (tâche réalisée dans le reste des machines de l'atelier par les ouvriers eux-mêmes). L'activité de l'ouvrier se réduit ici au "poteillage" (nettoyage et lubrification du moule) à une cadence de travail et avec des modes opératoires très précis qu'il doit respecter soigneusement. L'élévation du niveau profes-sionnel de la maîtrise équivaut donc, indirectement, à une taylorisation. 7. Dans le cadre de la politique de "professionnalisation du management" promue par RASA, suivie un peu à contrecoeur par le PDG de la filiale (qui hésitait au moment de formaliser la promotion du nouveau Chef). 8. Le procès de travail peut être décrit ainsi : (1) Installation des moules (opération très complexe à cause de la taille et du poids -15/17 tonnes- des outils, réalisée à l'aide d'une grue) qui demande 2-4 heures de travail. (2) Réglage de la machine (de la température du moule, du cylindre et de la matière première à partir des contrôles périphériques) qui exige deux heures de travail; (3) Conduite de la machine, qui comporte, <a> Dosage automatique de la MP (à partir de réservoires chargés manuellement), <b> Essais (plusieurs pièces de rebut sont fabriquées jusqu'à la mise au point du processus); <c> Cycle automatique de fabrication (machine ouverte - fermeture de la machine - injection - ouverture et expulsion de la pièce - le bras manipulateur retire la pièce et la pose sur une

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Il est étonnant de constater que la division du travail et la composition du personnel qui travaille autour de cette machine - d'une technologie beaucoup plus avancée que la presse Wotan - est, comparativement, beaucoup plus conforme à la configuration dominante dans l'atelier traditionnel d'injection d'aluminium. L'ensemble du personnel destiné à l'injection de plastiques provient de l'atelier ancien et la machine a été prise en charge (y compris en ce qui concerne sa conduite) par des individus provenant de son service d'entretien. A cause de difficultés rencontrées avec le comportement de la nouvelle matière première (le plastique) cette configuration initiale a dû être modifiée plus tard avec le recrutement extérieur d'un ingénieur spécialisé dans l'injection de plastiques. Celui-ci a été situé pendant un moment au même niveau que le contremaître chargé de la conduite de la machine qu'il a ensuite remplacé ayant été promu simultanément au poste de Chef d'atelier. Le poste de contremaître a donc été supprimé. Nous verrons plus loin que ces changements ont eu lieu d'une manière qui, paradoxalement, s'écartait de la politique de recrutement très contraignante, fixée par RASA. En effet, RASA voulait professionnaliser le management mais, simultanément, elle interdisait le recrutement de gens extérieurs pour les postes d'encadrement. Or, dans ce cas il n'y avait pas d'autre solution. 2.. Enjeux techniques, commerciaux, sociaux, et décision du transfert. 2.1. L'histoire des acquisitions Cette monographie a été rédigée sur la base d'une série d'entretiens réalisés en octobre 1990. Il faut néanmoins préciser que nous avions déjà examiné le cas de la machine d'injection de plastiques à l'époque où l'on était en train de l'installer et de la mettre au point dans la filiale. Nous avons donc estimé qu'il serait très intéressant de revenir sur le cas cinq ans plus tard dans le but de refaire le bilan des progrès accomplis dans la maîtrise de la nouvelle technologie et de remettre en question les hypothèses émises à l'occasion de la première enquête. La presse Billion La conclusion de notre première enquête était très optimiste. Nous avions considéré le cas comme un véritable modèle à suivre. Beaucoup de problèmes étaient apparus mais ils avaient été maîtrisés progressivement grâce à la très forte implication des ouvriers professionnels qui avaient été promus dans le nouvel atelier avec l'appui des anciens cadres de la filiale. Ils étaient tout près de la retraite mais ils s'étaient soudain retrouvés face à une opportunité très stimulante qu'ils avaient pris comme un véritable défi. Leur capacité professionnelle avait sans doute des limites mais ils avaient su les reconnaître (le recrutement de l'ingénieur n'avait pas provoqué leur jalousie et ils avaient

table de réfroidissement - fermeture de la machine et retour du bras à la position initia-le...); (4) Finition (inspection et élimination de matière excédente, perçage et soudure des supléments qui assurent la résistance du matériel); (5) Peinture et embalage.

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collaboré avec lui dans la mise au point définitive de la machine. Du point de vue de l'analyse organisationnelle, il s'agissait à notre avis d'un bel exemple de changement fondé sur les capacités d'apprentissage du personnel de l'entreprise. Un fait dû en partie au hasard (l'existence d'un stock important de pièces importées au moment de l'achat de la machine) avait d'ailleurs favorisé l'apprentissage par essais et erreurs qui demandait plus de temps mais qui convenait si bien aux habitudes de travail des gens qui avaient pris en charge la machine. Quelle a été notre surprise nous retrouvant cinq ans après face à une machine dont 75% de la capacité de production demeurait encore sous-utilisée9. Le tonus initial des responsables de son pilotage s'était transformé en détresse à peine dissimulée. Pouvait-on attribuer la faute uniquement à la crise du marché argentin? Nous avons posé la question au PDG de la filiale et sa réponse a été la suivante : même terriblement sous-utilisée la machine avait été amortie en deux ans, ¿co-mment?, selon un calcul réalisé sur la base du coût de l'importation des pièces (comptabilisant les frais de transport et un tarif douanier très élevé). Nous lui avons posé alors la question suivante : votre argument est sans doute rationnel mais, n'oublie-t-il pas le consommateur argentin ? Pourquoi n'a-t-on pas cherché des productions alternatives qui permettent d'exploiter la très grande flexibilité potentielle de la machine ? Sa première réaction a été de nous comparer "aux touristes français - il parlait ainsi des techniciens de la maison-mère qui faisaient périodiquement le tour des filiales à l'étranger - qui me disent la même chose parce qu'ils ne comprennent rien à la situation argentine". Mais, après avoir réfléchi quelques instants, il nous a confié qu'il partageait la même inquiétude et que celle-ci l'avait conduit à n'écarter aucune hypothèse dans le but de faire échapper la machine à l'impasse où elle était tombée. Nous verrons plus loin que la volonté du PDG se heurtait peut-être à un obstacle plus sérieux : même s'il était capable - et ceci n'était pas évident - le personnel ne pouvait pas exploiter la flexibilité potentielle de l'équipement à cause de certaines décisions techniques qui avaient été prises par RASA au moment où elle a décidé l'achat de la machine10. Notre dialogue a alors glissé immédiatement vers un contre-exemple évident : celui de la machine Wotan 2000 qui était utilisée à cent pour cent de sa capacité produisant pour l'exportation. Nous avons demandé au PDG de nous raconter l'histoire de cet investissement et c'est alors, en écoutant sa relation, que nous avons compris l'intérêt de comparer les deux machines.

9. Elle travaillait à peine six heures sur 24 et fabriquait encore les mêmes pièces! 10. RASA a décidé, sachant que la filiale manquait de savoirs et d'expérience en matière d'informatique, de réduire son niveau de complexité (et peut-être aussi le coût de l'investissement).

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La presse Wotan L'achat de cette machine et l'exportation des blocs moteurs nous ont été décrits par le jeune ingénieur devenu Chef informel d'atelier comme le résultat d'une véritable partie d'échecs (c'est lui qui a utilisé le mot) gagnée par le PDG d'ILASA et par son bras droit, le Directeur de la Filiale "X". L'installation de la machine dans la filiale mexicaine avait été réalisée sous la responsabilité du Directeur de la filiale "X" quelques années auparavant. Cette machine était destinée à la fabrication du bloc moteur 1600 pour l'exportation en France mais au moment où elle commençait à produire, la maison-mère a décidé d'arrêter la production de ce modèle de moteur. La machine est restée abandonnée et c'est alors que la filiale "X" a envisagé la possibilité de l'acheter. Le PDG d'ILASA justifie l'achat auprès de RASA en disant qu'il s'agit d'une machine nécessaire mais, en réalité, "nous l'avons destinée à la fabrication du carter d'embrayage du Trafic, avec énormément de problèmes de qualité. Elle était manifestement trop puissante pour la fabrication de cette pièce mais, enfin, il fallait faire quelque chose pour justifier l'investissement... Nous avons payé la machine à un prix d'occasion (u$s 300.000); elle coûtait presque le double" (témoignage du nouveau Chef d'atelier). Voilà la première partie du jeu qui s'achève un an plus tard quand on prend la décision d'exporter en France le bloc moteur. La décision de produire le bloc en Argentine a été le résultat de la rencontre d'une série d'événements aléatoires et de la mobilisation du réseau français d'influences du PDG et du Directeur de la filiale "X"11. Vingt ans de travail chez Renault leur avaient permis de cultiver l'amitié d'hommes situés à des postes-clé dans la maison-mère 12 . Ceux-ci ont mis les argentins tout de suite au courant du problème apparu en France les aidant simultanément à profiter de l'opportunité. "En France il y avait 50% des gens qui étaient pour et 50% qui étaient contre (notamment les Chefs de réception et d'usinage de la Française de Mécanique)", nous dit le PDG. "Leur opposition était pleinement justifiée. L'injection est une technologie difficile, de pointe. Peu de constructeurs maîtrisent la spécialité et il y avait une difficulté réelle à faire ce travail à 12.0000 km. de la France. La pièce fabriquée en Argentine arrive en France un mois et demi plus tard; en cas de problème il est déjà trop tard pour le corriger. Dans l'industrie automobile le coût de l'erreur est très élevé : des centaines de voitures qui ne peuvent pas être vendues. S'il n'y avait pas eu 50% de gens favorables, l'exportation n'aurait pas eu lieu".

11. La pièce était fabriquée dans une machine louée à Ford (Strasbourg) mais la location finissait en février 1988 et son propriétaire voulait la reprendre. Renault avait à cette époque des problèmes économiques très sérieux et cherchait à réduire les investissements au minimum ("c'est alors - nous dit le PDG - qui entrent en jeu nos amis français qui étaient au courant de la présence de la machine dans notre atelier et qui pariaient sur notre capacité"). Il y a eu enfin un troisième facteur, qui finalement a été décisif au moment de la décision : l'urgence ("ils manquaient d'un stock suffisant, chaque pièce fabriquée chez-nous leur permettrait de vendre une voiture en France") et le fait que la machine était déjà installée et fonctionnait correctement en Argentine. Une preuve de l'urgence : le premier embarquement (140 tonnes) a été effectué par avion en juin 1988. Coût de l'opération : 300.000 dollars. 12. Qui avaient été détachés à RASA où ils avaient occupé des postes de direction.

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Il faut rappeler maintenant que le Directeur de la filiale "X" (un technicien ayant une grande expérience en matière d'injection d'aluminium) avait été le responsable de l'installation et de la mise au point de la machine dans la filiale mexicaine et, quelques années plus tard, le promoteur de l'idée du déménagement de la machine vers la filiale "X". Il se considérait lui-même, et à juste titre, comme le "père" de la machine. Or, l'arrivée de six techniciens français venant la modifier et la remettre au point risquait d'être vécue par lui comme une sorte d'invasion difficile à accepter... 2.2. Les acteurs des décisions d'investissement. L'achat de la presse Wotan 2000 et sa mise au point pour l'exportation du bloc moteur ont été le résultat de transactions qui ont eu lieu au sein de l'entreprise (filiale/filiale, maison-mère/filiale). Ils ont donc adopté la modalité "d'agréments fonctionnels"13. L'achat et la mise au point de la presse Billion ont été réalisés en revanche par le biais d'un contrat signé avec des fournisseurs français indépendants de Renault. Nous allons voir que l'influence d'ILASA sur la prise des décisions concernant le transfert s'exerce d'une manière tout à fait différente dans un cas et dans l'autre. La presse Billion Dans le cas de la presse Billion la décision a été prise à l'intérieur de RASA dans le cadre de sa politique de substitution de pièces importées. Les priorités de cette politique ont été fixées d'après un calcul de l'amortissement dont la rationalité a été expliquée plus haut par le PDG d'ILASA. Une fois établies ses priorités d'investissement, RASA a bien entendu demandé l'autorisation de la maison-mère. Mais la décision a été prise essentiellement dans la filiale argentine où l'enjeu principal devait normalement porter sur la localisation de la machine. Or, celle-ci a été décidée dans le cadre de la politique plus générale de restructuration du réseau de sous-traitance de RASA et elle n'a pas pu susciter la rivalité des sous-traitants dont RASA était le propriétaire. L'achat et l'installation de la machine dans la filiale "X" a été inscrite dans une logique "technocratique" des choses qui - malheureusement - a échappé à la volonté et à l'influence du PDG d'ILASA et du Directeur de la filiale "X" qui a été choisie pour l'accueillir. Une fois prise la décision et approuvée par la maison-mère, la filiale a donc apporté l'argent nécessaire pour l'achat de la machine et des moules des pièces dont on voulait arrêter l'importation. La presse Wotan

13 . Le terme est utilisé par BOUTAT, Alain; Les transferts internationaux de

technologie. Presses universitaires de Lyon, 1991, pag.64.

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L'achat de la machine Wotan et l'exportation des blocks moteur ont été en revanche, l'un après l'autre, le résultat de stratégies où l'initiative locale des managers a eu une influence déterminante dans la prise des décisions au sein de la filiale argentine et même de la maison-mère française. La machine a été d'abord achetée d'occasion à la filiale mexicaine à un prix très convenable, et dans un contexte de limitation généralisée des investissements, ce pari risqué (comme nous l'avons remarqué la filiale n'avait pas vraiment besoin de cet équipement) est devenu rapidement très payant. En effet, le moule nécessaire pour la fabrication du bloc moteur, le coût des modifications introduites dans la machine, l'appareillage complexe de contrôle de qualité qui était nécessaire, les missions des techniciens argentins dans les usines françaises et l'assistance technique de longue durée réalisée par un groupe nombreux de techniciens français ont été payés intégralement par la maison-mère française. 2.3. Les enjeux de la décision Dans un contexte de crise et de réduction des effectifs comme celui des années '80 les enjeux sociaux ont toujours été présents dans les décisions d'investissement prises par la filiale argentine. Le maintien de l'emploi était d'ailleurs une préoccupation particulièrement ressentie par le PDG d'ILASA, son père fondateur qui, dans le but de créer de nouvelles activités, déployait des trésors d'imagination et mobilisait sans hésiter son réseau de relations cultivé depuis longtemps au sein de l'entreprise. Le transfert était l'investissement qui venait contrecarrer la tendance à la réduction des effectifs. Il est néanmoins vrai que les investissements se faisaient rares et que les effets positifs du transfert étaient, par définition, très ponctuels. Les enjeux sociaux constituent donc un point de convergence entre les deux cas mais à bien y regarder, la presse Billion et la presse Wotan constituent deux solutions très différentes qui s'affrontent implicitement au plan des objectifs : celle, conservatrice, consistant dans la poursuite de la substitution dans un marché fermé aux importations et celle, novatrice, consistant dans l'ouverture du marché pariant sur l'exportation. Or, au début de cet article nous avons constaté que le diagnostic de la crise du modèle de développement fondé sur la substitution était aujourd'hui partagé par la plupart des acteurs socio-économiques et politiques du pays, même si la manière et surtout le rythme de l'ouverture étaient encore matière à controverse 14 . Les deux exemples présentés ici montrent d'ailleurs qu'un accent exagéré sur l'affrontement des objectifs risque d'être un peu artificiel. En effet, dans un contexte de transition les deux modèles inévitablement coexistent : le même PDG qui a géré la logique de la substitution s'est battu bec et ongles pour l'ouverture quand il a entrevu l'opportunité. La différence de fond entre les deux cas ne se situe donc pas au plan des enjeux sociaux mais au niveau des enjeux commerciaux propres à deux contextes (de fermeture et d'ouverture du marché) dans une conjoncture de transition entre

14. Le PDG de RASA, un argentin, a proclamé publiquement ne pas avoir peur de l'ouverture totale et immédiate.

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deux modèles de développement. Nous venons de voir que, dans le cas de la

presse Billion, l'enjeu commercial est presque inexistant et l'enjeu technique

est en conséquence peu présent dans la prise de décision alors que dans le

cas de la presse Wotan, où l'enjeu commercial est très fort, l'enjeu

technique (la capacité de la filiale à maîtriser la nouvelle technologie) se

trouve au centre de la décision du transfert. Nous verrons maintenant les conséquences qui en découlent au plan de l'organisation du transfert, c'est-à-dire de la mobilisation des ressources nécessaires de la part du récepteur et de l'émetteur de la technologie et du processus d'apprentissage et d'adaptation des machines. 3. Réalisation du transfert 3.1. De l'organisation du transfert à la coopération technologique Une fois prise la décision du transfert le moment arrive de l'organiser et de le réaliser. Nous incluons dans l'organisation du transfert l'installation, la mise au point et l'utilisation (au cours de laquelle le transfert peut se poursuivre). Nous mettrons l'accent sur la mobilisation du personnel nécessaire (émetteur et récepteur) et sur les conditions matérielles et immatérielles d'adaptation et d'apprentissage technologique chez le récepteur. Les conditions immatérielles d'apprentissage et d'adaptation technologique résultent de l'interaction d'un certain nombre de variables telles que la nature et le nombre des domaines concernés par le transfert 15 , son niveau d'exigence technique16 et de pression "temporelle"17, compte tenu de l'écart existant entre les qualifications requises et les qualifications disponibles chez le récepteur. Les conditions matérielles constituent le support physique du transfert : disponibilité chez le récepteur de matières premières, d'instruments de mesure et de contrôle de la qualité, etc.; manuels d'entretien, plans des machines, etc., fournis par l'émetteur. Nous suivrons cette grille d'analyse en filigrane privilégiant dans la description la logique événementielle du processus de transfert. 3.2. La presse automatique d'injection de plastiques : une réussite culturelle et un échec technique Nous avons déjà vu que la décision d'achat de la machine a été prise d'abord par RASA et la maison-mêre française qui l'ont ensuite communiquée au PDG

15. Programmation, entretien, contrôle de qualité, conduite de la machine, etc. 16. Les marges de tolérance à respecter, la précision du réglage de la machine, les méthodes de travail et la cadence exigée, etc. 17. Délais d'apprentissage.

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d'ILASA. Compte tenu du manque d'expérience de la filiale "X" dans ces domaines, les techniciens de RASA estimaient que la machine devait être achetée à l'exclusion du système de conduite informatisée et du bras manipulateur programmable. Au cours d'un stage effectué par trois techniciens de la filiale "X" chez le constructeur de la machine, le Directeur de la filiale18, membre de ce groupe, réussit à infléchir la décision concernant le bras programmable. Malheureusement la machine était déjà conçue et construite et l'adaptation du bras a posé des problèmes importants au cours de sa mise au point dans l'atelier de la filiale. L'installation et la mise au point de la machine a lieu "en temps record" au cours des mois de juillet et d'août 1985. Participent le Directeur de la filiale ("qui avait une très grande expérience en matière d'installation de machines de grande taille"), le Chef d'atelier (ancien chef du service d'entretien) et le contremaître qui prendrait en charge la conduite de la machine (ancien contremaître du service d'entretien). Ils se mettent au service des trois techniciens européens qui prennent en charge respectivement la mise au point de la machine, du bras programmable et des moules. Les techniciens français réalisent des essais de fonctionnement et élaborent ensemble un registre de la mise au point des contrôles périphériques. Ils rentrent en France immédiatement fournissant aux argentins les manuels et les plans des circuits électroniques de la machine. Aucune assistance technique n'avait été prévue mais les argentins ont essayé d'apprendre un maximum à partir de l'observation du travail des français19. Quant à la composition de l'équipe argentine, il faut rappeler que le Directeur de la filiale voulait recruter dès le début un ingénieur spécialisé dans l'injection de plastiques. Ceci n'avait pas été possible à cause de la politique définie par RASA interdisant ce genre de recrutement. L'équipe argentine commence alors une très longue période (août 1985-février 1986) de mise au point de la machine par essais et erreurs. Ils se familiarisent avec la manipulation des contrôles périphériques et adaptent le bras manipulateur introduisant une modification dans la morphologie de la main. Ils réalisent très peu de pièces et il s'agit toujours de pièces d'essai, mais RASA disposait encore d'un stock considérable de pièces importées. Février 1986 arrivent deux nouveaux moules et avec eux le même technicien français spécialisé dans ce domaine qui était venu en juillet 1985. C'est l'occasion de faire le point avec lui sur l'expérience acquise. Le stock de pièces importées ayant été épuisé, mars 1986 commence la production. Les essais et les modifications continuent mais le pourcentage de pièces de rebut s'installe inflexiblement à un niveau très élevé (autour du 20%). Aucune solution n'est d'ailleurs durablement acquise.

18. Il s'agit du même individu qui avait d'abord installé la machine Wotan dans la filiale mexicaine et l'avait plus tard installé en Argentine.

19. Ils prenaient des photos, enregistraient les discussions techniques...

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C'est alors (juillet 1986, un an après l'installation de la machine) que, sous la pression du montage, apparaît une opportunité qui permet au Directeur de la filiale d'effectuer le recrutement extérieur d'un ingénieur spécialisé dans l'injection de plastiques. Celui-ci devait d'ailleurs remplacer le Chef d'atelier et le contremaître qui étaient arrivés à l'age de la retraite. C'est à ce moment précis que la filiale semble enfin pouvoir véritablement s'approprier la machine Billion. En effet, l'ingénieur travaille pendant une période avec le Chef d'atelier et le Contremaître qui lui transmettent l'expérience qu'ils ont acquise dans la conduite de la machine. Ils accomplissent ensemble des progrès importants mais ils s'aperçoivent rapidement de la nécessité d'une assistance technique qui leur permette d'achever leur apprentissage. Le Directeur de la filiale passe alors un contrat direct - l'autorisation de RASA n'est pas demandée - avec le technicien qui était déjà venu à deux reprises et qui était devenu un ami des membres de l'équipe argentine. Celui-ci signe le contrat à titre personnel et réalise le travail pendant la période de vacances de l'entreprise française où il travaille.

C'est alors que la véritable traduction 20 est commencée. Tous les savoirs nécessaires ayant été réunis sur place, la machine est rapidement mise au point atteignant un pourcentage raisonnable de pièces de rebut21. Un échec sans conflit Pourquoi avons nous donc intitulé ce point "une réussite culturelle et un échec technique"? Il s'agit d'une réussite culturelle parce que l'apprentissage s'est fait sur la base de la mobilisation prioritaire des capacités disponibles dans la filiale. Maîtriser la nouvelle technologie est devenu ainsi un véritable "défi mobilisa-teur"22. A cause du manque de savoir sur le comportement de la nouvelle matière première ce défi semblait néanmoins voué à l'échec. Une longue période d'essais avait été possible grâce à la disponibilité d'un stock important de pièces importées. Or, quand la pression du montage est enfin apparue, le recrutement d'un ingénieur a eu lieu rapidement et sans conflit puisque l'équipe de la filiale

20. Nous utilisons plus systématiquement cette notion dans l'analyse du rapport entre les ingénieurs français et argentins qui ont développé conjointement - avec l'assistance technique des premiers - l'ingénierie de détail d'une installation de stockage et de traitement de pétrole construite en Terre de Feu. Cf « Un caso exitoso de transferencia de tecnologías en el ramo petrolero. La adaptación tecnológica y el aprendizaje en cooperación » (también disponible en esta home page). A propos de la notion de traduction, cf CALLON, Michel : "L'opération de traduction comme rélation symbolique".

Dans Incidences des rapports sociaux sur le développement scientifique et

technique. Offset, Maison des Sciences de l'Homme. Paris, 1975, pp. 105-139.

21. Nous avons recueilli plusieurs témoignages concernant la période préalable qui étaient tous du genre suivant : "le technicien français nous l'avait déjà expliqué mais nous ne l'avions pas compris". 22. Au sens attribué à ce terme par Michel Crozier : l'appropriation d'un projet très exigeant de la part du personnel de base de l'entreprise peut accélérer le changement

culturel dont dépend sa réussite. CROZIER, Michel. L'entreprise à l'écoute. InterEdi-tions. Paris, 1989.

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avait compris la nécessité et avait donc collaboré avec lui. La traduction "interne" a été d'ailleurs élargie et complétée avec la participation du technicien étranger. Il s'agit d'un échec technique parce que l'absence du système de conduite informatisée a fait plafonner l'apprentissage à un niveau qui interdisait l'usage flexible de la machine : cinq ans après, comme nous l'avons déjà dit, la machine continuait à fabriquer les mêmes pièces et restait encore sous-utilisée pour 75% de sa capacité. 4.3. La presse d'injection d'aluminium: une réussite technique et un échec culturel. L'histoire commence au moment où s'établissent les premières communications entre le PDG d'ILASA, le Directeur de la filiale "X" et les gens de la fonderie de Cléon, Monsieur G., Directeur du bureau de Méthodes des Pièces (DMPB) et Mr. B., Directeur du bureau de Méthodes d'Assistance à l'Etranger (DMAE). Le Directeur de la DMAE voyage alors en Argentine avec Mr. L. (assistant du Directeur de la DMPB) pour évaluer sur place la possibilité de fabriquer la pièce dans la machine Wotan 2000. Le résultat de cette évaluation est positif23 et en janvier 1988 voyagent en France Mr. R. (futur "Chef informel" de l'atelier) et Mr. G. (Chef d'inspection). Ils effectuent des stages de formation où ils sont mis au courant des procédés de fabrication, finition et contrôle de qualité (radioscopie) du bloc moteur. Mars 1988 arrivent en Argentine les quatre techniciens de Renault qui travaillaient sur la machine louée à Ford. Ils s'installent plein temps dans la filiale jusqu'au mois d'août. Deux autres techniciens (hydraulique, électronique) sont envoyés par la DMAE pendant une période de trois mois au cours de laquelle ils introduisent dans la machine la modification conseillée (la "phase cero") avec la collaboration du service d'entretien de la filiale. C'est alors que les problèmes commencent. Peu de temps après le début du travail des techniciens français, le Directeur de la filiale "X", "père de la machine", abandonne l'entreprise. "Mr. F. (le PDG d'ILASA) a dû rappeler aux gens que les propriétaires de l'entreprise étaient les français. Mr. V. (le Directeur de la filiale) s'est senti un peu blessé", nous dit Mr. R. futur Chef informel de l'atelier. Le PDG d'ILASA veut en revanche dédramatiser la situation : "Mr. V. n'était pas en désaccord avec la venue des techniciens français. Il est parti parce qu'il a eu une offre d'emploi qui triplait le salaire qu'il avait chez nous. Plus tard nous avons passé un contrat avec lui parce que son nouveau salaire était tombé très rapidement et il avait renoncé à ce travail. Mais il est parti tout de suite au Brésil où il est maintenant le Directeur de Fabrication d'une entreprise très importante spécialisée dans l'injection d'aluminium". L'argument instrumental est sans doute très diplomatique mais il nous semble un peu faible. Mr. V. n'était pas seulement le père de la machine mais aussi de la filiale elle-même, où il travaillait depuis vingt ans.

23 . Ils conseillent l'introduction de certaines modifications dans la machine et le développement des capacités de la filiale notamment en matière de contrôle de qualité.

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Tout de suite après le départ de Mr. V., Mr. R., futur Chef informel de l'atelier part en France pour un stage prolongé. "Mr. F. (PDG d'ILASA) a demandé à Mr. P. (PDG de RASA) le financement d'un stage pour former un technicien spécialisé dans l'injection qui puisse remplacer Mr. V."24. Le futur Chef informel de l'atelier d'injection d'aluminium passe alors deux mois dans l'usine de Cléon où il travaille à côté des Chefs de Fabrication (des carters des cylindres, des boîtes de vitesse), de Contrôle de Qualité, d'Outillage et d'Entretien. "J'avais l'impression d'être chez-moi. Ils étaient très ouverts et ils me permettaient d'intervenir dans la résolution des problèmes". Il réalise ensuite un stage de 15 jours chez Bhüler (constructeur de machines d'injection) où il fait un cours sur l'informatique appliquée à l'injection. Il fait enfin un tour rapide des spécialistes européens en fonderie (en Italie, en Allemagne et en France). Ce stage lui permet d'établir un rapport de confiance avec des gens situés à des postes clés (par exemple, le Directeur de la Fonderie de l'usine de Cléon) qui l'ont aidé à résoudre des problèmes quand il a pris en charge la machine Wotan au moment où les techniciens qui étaient venus la mettre au point sont rentrés en France : "je prends le téléphone, j'envoie des fax ou des télex et ils m'aident toujours à trouver les solutions". Il s'agissait néanmoins de contacts que Mr. V. (le Directeur qui abandonne la filiale) n'avait pas besoin de nouer parce qu'il l'avait

déjà fait au cours de vingt ans de travail chez Renault. Il fallait en fait rétablir des

rapports de traduction qui s'étaient défaits en l'absence de l'individu qui était localement capable de communiquer avec les experts français. Nous verrons plus loin que les communications de ce genre les plus importantes ont été nouées sur place avec les techniciens de l'équipe envoyés par Renault. Le stage dans la maison-mère lui a d'ailleurs donné une vision d'ensemble des problèmes concrets de la fabrication au niveau d'exigence qui était celui du marché français. Il y aura ici une deuxième conséquence importante : le jeune

ingénieur argentin est rentré dans son pays avec une image de l'organisation25 qui était nécessaire pour l'exportation du bloc moteur. Cette image était d'ailleurs celle qui convenait le mieux à sa propre trajectoire d'ingénieur formé dans les bureaux et à la politique de professionnalisation promue par RASA. Nous nous référons à sa stratégie de formation d'une maîtrise technicienne qui prenne la relève des anciens contremaîtres formés sur le tas26. Nous verrons plus loin que cette image est adaptée à ce qu'il considérait comme des contraintes propres à la situation locale.

24 . Il s'agissait d'une démande cohérente avec la politique d'élévation du niveau professionnel de l'encadrement formulée par RASA. Le candidat du PDG de la filiale était un ingénieur formé dans les bureaux et ceci, comme nous l'avons déjà dit, signifiait un virage important par rapport à la culture de l'entreprise qu'il dirigeait. 25. Cfr. MORGAN, Gareth, Images of Organization. Sage pulications Inc., Beverly Hills, Calif., U.S.A.

26. Monsieur V. avait recruté aussi des étudiants d'ingénierie à l'occasion de l'installation de la machine Billion, mais il les avait placés en revanche au niveau des simples exécutants. Ils devaient payer leur droit de cité en début de carrière, "comme tout le monde", au plus bas niveau de l'atelier.

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Il faut reprendre maintenant l'histoire de l'adaptation de la machine. Une fois réalisée la modification nécessaire, les quatre techniciens qui restent dans la filiale argentine commencent la mise au point. "En France ils avaient une machine 3D (de contrôle tridimensionnel de qualité) à 100 mètres et ici il fallait se déplacer de 20 Km avec la pièce 27 . L'employé qui l'emportait prenait son temps... En France ils avaient un palpeur qui contrôle des millièmes et ici nous ne l'avions pas. En France ils avaient la radioscopie à 100 m. et ici il fallait l'emprunter à la Fábrica Militar de Aviones. Quand on y arrivait avec la pièce, les gens du service faisaient leur pause café... Et il y avait souvent une autre difficulté : les gens ne savaient pas comment s'y prendre, même s'ils voulaient faire les choses correctement". Il y a dans ce témoignage du Chef d'atelier trois éléments importants qu'il faut bien distinguer : moyens matériels disponibles, savoirs disponibles et habitudes de travail. Après le départ du Directeur de la filiale, les rapports entre les techniciens français et les ouvriers du service d'entretien sont devenus apparemment très coopératifs : "les français ont appris qu'il fallait travailler avec des moyens de fortune et ils ont accepté le défi. Les ouvriers d'entretien ont pour leur part bien réagi : par exemple, au cours d'un week-end de travail acharné ils ont réussi à construire un nouveau système d'alimentation de la machine qui a très bien marché. Les français ont été enchantés par les gens et par leur enthousiasme et ils se sont mis à notre niveau" (Chef d'atelier). Parallèlement ils organisaient des cours de formation destinés aux gens du service des méthodes et du service d'entretien. Il y a donc eu une convergence sur le plan humain et au niveau des capacités qui

a établi finalement la coopération entre les argentins et les français. Ils avaient d'ailleurs un enjeu commun: "les français étaient en mission à l'étranger mais ils étaient, comme nous, confrontés au risque de l'échec. Ils ne pouvaient rentrer en France les mains vides!". Il faut reprendre maintenant le thème de la traduction parce que, justement, "mon meilleur contact en France est Mr. L. (le chef de l'équipe des techniciens français) qui a deux avantages : il parle l'espagnol et il est mon ami. En général c'est à travers lui ou à travers Mr. A. ou Mr. G. (deux autres techniciens de l'équipe) - ça dépend de la nature du problème - que je trouve la solution. Ils considèrent cette machine comme la sienne" (Chef d'atelier). Une fois réalisées les adaptations qui étaient nécessaires commence alors la mise au point de la machine. "Elle avait 200 tonnes de moins que celle louée à Ford. Ils (les techniciens français) utilisaient les mêmes paramètres (vitesse, pression, température) et la machine explosait. Tout le monde souffrait. Ils ont dû la mettre au point par essais et erreurs (en France ils avaient un système de contrôle qui traçait un graphique des principaux paramètres). Un mois s'était écoulé et la pièce ne sortait pas encore. Nous avons dû faire 500 pièces avant de réussir les 48 qu'il fallait envoyer en France pour que la maison-mère approuve l'exportation28. C'est une honte mais c'est la vérité" (Chef d'atelier).

27. La machine 3D se trouvait dans les ateliers de RASA. 28 . L'exportation a été approuvée mais il a fallu introduire certaines modifications supplémentaires dans le moule.

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Nous arrivons maintenant au moment où doit s'installer la routine de la production. Un nouveau conflit éclate, cette fois-ci avec le syndicat ouvrier. "Le début d'une production est compliqué, difficile. Il ressemble à un grand chantier. Le moule n'arrivait pas à fonctionner à plein régime, il n'atteignait pas la température nécessaire et il y avait un pourcentage de rebuts trop élevé. Il fallait augmenter beaucoup la cadence de travail et les gens ont confondu cela avec l'exploitation. Ils diminuaient le rythme de manière à se ménager un travail plus commode à l'avenir. Ils se trompaient parce qu'ils pouvaient détruire ainsi une nouvelle opportunité de travail. Les syndicats ont trop de force et ils sont peu évolués. Il a fallu que j'organise - c'est le PDG de la filiale qui parle - quatre réunions (la machine travaillait en 4x6) avec l'ensemble des ouvriers de l'atelier de manière à leur faire comprendre la difficulté. L'une des réunions a eu lieu à un horaire insolite (six heures du matin). Ce genre de réunion est très peu habituel. Il y a un niveau hiérarchique qu'il faut respecter et il faut savoir préserver la distance". Il constate néanmoins, dans la phrase suivante, "qu'il s'agit d'un bon exemple d'amélioration des rapports avec le personnel".

Depuis 1988 cette machine produit par an 30.000 blocs moteurs que la filiale "X" exporte régulièrement en France, et il faut comptabiliser aussi l'exportation "indirecte" - déjà commentée dans une note précédente - constituée par le regarnissage des moules effectué périodiquement dans l'atelier d'outillage de RASA aux frais de la maison-mère.

Une réussite conflictuelle

Le PDG de la filiale nous propose lui-même une bonne synthèse du cas : "nous devions lutter contre une difficulté technique et il fallait le faire avec des moyens matériels et des capacités humaines qui étaient limitées. Même les gens du métier ne savaient pas comment s'y prendre. Il y avait en plus des problèmes quant à la volonté des ouvriers". Or, il semblerait que la pression exagérée n'a pas fait exploser uniquement la machine : c'est l'organisation et le système de travail eux-mêmes qui ont explosé.

Le témoignage du nouveau Chef "informel" de l'atelier est ici, encore une fois, crucial. "La mise au point de la machine exige des connaissances en matière de paramètres de fabrication (procédés), de comportement de la matière première (au cours de la fusion) et de contrôle de qualité. La formation est essentielle. Les contremaîtres étaient des anciens ouvriers du métier de fonderie habitués à tout faire au pifomètre. Ils voyaient les problèmes mais ils ne savaient pas les analyser et ils en ignoraient les conséquences. Ils disaient : "ces enfants (les étudiants d'ingénierie) ne savent rien", mais en fait le contremaître doit être un ingénieur ou un technicien de bonne formation".

Malgré sa conviction, l'opinion du Chef d'atelier ne nous fait pas oublier la méthode très hétérodoxe, par essais et erreurs, qui avait du être adoptée par les techniciens français dans la mise au point de la machine Wotan. La fonderie et l'injection restent apparemment des métiers où l'expérience est au moins aussi importante que la formation. Et pourquoi serait plus rapide et plus efficace l'acquisition du métier par des universitaires que l'acquisition de connaissances

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par les gens du métier ? Est-il évident que les universitaires vont vouloir rester dans l'atelier une fois acquise l'expérience nécessaire - et leur diplôme ?

En ce qui concerne les exécutants, le Chef d'atelier affirme qu'ils "doivent respecter très strictement une cadence horaire et un mode opératoire bien définis à l'avance". Nous lui avons demandé alors s'il s'occupait de leur formation et il nous a répondu : "quand il y a des problèmes avec les pièces nous leurs expliquons comment ils doivent modifier leurs modes opératoires pour les éviter. Mais en réalité nous n'avons même pas le temps de faire cela systématiquement. Notre planning est trop chargé. Dans l'usine de Cléon chaque ouvrier a 100 heures de formation par an. Chez nous, ils n'ont rien. Nous n'avons pas le temps de les former nous-mêmes et nous n'avons pas non plus la possibilité de les former à l'extérieur parce que nous n'avons pas des écoles de fonderie comme en France".

Le PDG de la filiale, qui hésitait à promouvoir formellement le nouveau chef de l'atelier, avait peut-être raison. Les anciens professionnels de l'atelier avaient été réduits à la condition de simples exécutants comme dans le modèle taylorien le plus pur. Le chef préférait destiner son temps à la formation d'une maîtrise technicienne, choix qui à notre avis n'était nullement évident. De "l'image" de l'usine française, une fois réalisée "l'adaptation" à la réalité locale et aux contrain-tes du planning, ne restait que l'aspect le plus négatif. Voilà pourquoi nous avons intitulé ce point : "une réussite technique et un échec culturel".

Il faut quand même rendre justice à l'effort et à l'initiative du nouveau Chef d'atelier: sous l'emprise d'une exigence trop forte il avait peut-être, tout naturellement, choisi le terrain où il se sentait le plus à même de prendre en charge la responsabilité. Derrière cette histoire apparaît, encore une fois, la "politique d'élévation du niveau professionnel de l'encadrement" dont il faudrait enregistrer les effets pervers en termes de dévalorisation des capacités d'appren-tissage du personnel.

3.4. Evaluation du transfert : les paradoxes de la transition

Nous avons dit que les ouvriers qui prennent en charge la machine Billion mettent en oeuvre toute leur expérience professionnelle pour la mettre au point. Il s'agit pour eux d'un véritable "défi mobilisateur" qu'ils acceptent parce qu'on leur reconnaît pleinement leur capacité. Or, cette capacité d'apprentissage est insuffisante et cela est évident dès le début parce que la filiale n'est pas spécialisée dans l'injection de plastiques : le comportement de la nouvelle matière première constitue une boîte noire. Or, première difficulté, le Directeur de la filiale ne peut pas recruter un spécialiste dans l'injection de plastiques parce que la machine a été achetée dans une logique de substitution et elle doit donc se soumettre aux contraintes, notamment de recrutement, qui pèsent sur les secteurs de l'entreprise concernés par la restructuration liée à la baisse de la demande locale. A cela s’ajoute une deuxième difficulté, qui est aussi en rapport - mais d'une manière encore plus caricaturale - avec la logique de la substitution : la machine est achetée à moitié, sans le système de conduite informatisée, parcequ’on suppose que le personnel local manquerait des connaissances

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nécessaires. Ceci veut dire que l'on prévoit une dépense de 7 millions de dollars dans la mécanique mais il est parallèlement impensable de destiner un sou à la formation du personnel à la programmation. Et cela malgré que, du fait de l’existence d’un fort stock de pièces importées, on disposait de tout le temps nécessaire à une telle formation29. Cette économie en matière de formation laisse entrevoir une faible préoccupation quand à la sous-utilisation patente de l’équipement. Cette accumulation de faits négatifs conduit à un paradoxe regrettable: de grands efforts ont été accompli, on a réussi à réunir les savoirs nécessaires et à instaurer les communications internes et externes qui permettent la résolution des problèmes de fonctionnement, mais, cependant, la réduction de la partie informatique de l’équipement a en quelques sortes tronqué l’apprentissage. Dix ans après son démarrage, la machine reste utilisée comme au début, à 25% de sa capacité. A l’inverse, la machine Wotan est utilisée au maximum de ses possibilités et l’exportation est un véritable succès, au prix d’un coût humain et organisationnel certainement excessif, qu’il faudra bien un jour payer. Etait-il vraiment nécessaire de tayloriser quand on affirmait vouloir élever le niveau professionnel du contrôle? Peut-on esperer que le modèle organisationnel adopté sera stable et reproductible? La pression du client a été ici si forte qu’elle a déstructuré l’organisation et les relations de travail. Le succès technique s’obtient au prix d’un échec social en ce sens que l’on n’a pu en profiter pour revaloriser les capacités d'apprentissage disponibles dans l'entreprise. En comparant les deux situations, on arrive à une forme de paradoxe: la machine la plus sophistiquée30, qui pourrait ouvrir les portes de la filiale vers les nouvelles technologies, reste inexploitée et n'inquiète personne tandis que la machine obsolète, inadaptée pour la fabrication d'une pièce trop lourde, est l'objet des plus grands soucis de tout le monde et provoque des bouleversements terribles dans l'entreprise. Les paradoxes commentés ici correspondent synthétiquement à une période durant laquelle le modèle de développement fondé sur la substitution des importations se maintient malgré les cercles vicieux qu’il engendre. Il constitue alors un des axes essentiels de la stratégie de la filiale argentine de Renault. Ces cercles vicieux sont particulièrement difficiles à briser et les décisions d’investissement continuent à être prises en fonction de critères qui ont très peu à voir avec l’efficience productive31. Une fois les équipements installés, on n’a pu

29 Cela est d’autant plus regrettable que l’entreprise argentine avait une école de formation professionnelle qui donnait des cours d’informatique à des personnes non salariées chez Renault. 30 De plus elle fabrique un produit d’une grande simplicité, ce qui renforce encore notre opposition (cf note 2) 31 Cet argument vaut également en matière de localisation: était-il rationnel d’installer un équipement d’injection de plastique dans une filiale spécialisée dans l’injection d’aluminium? Toujours est-il que quand la maison mère a pris la décision équivalente,

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que constater que les décisions initiales réduisaient fatalement les possibilités d’apprentissage, et, de ce fait, en permettaient guère une optimisation de l’usage des ressources humaines existantes. Ces cercles vicieux autodestructeurs ont démotivé l’encadrement moyen argentin qui cherchait à tout prix à maintenir l’emploi. C’est d’ailleurs cette raison qui l’a poussé à acheter la machine d’injection de plastique profitant d’un prix apparemment très avantageux. Logique qui explique que la prise d’opportunités d’accès au marché mondial soit ici perçue comme une stratégie complémentaire à celle centrale de substitution des importations. La stratégie d’exportation n’est pas centrale, elle s’appuie sur des occasions aléatoires, conjoncturelles, comme celle que représente l’obligation pour l’entreprise française de rendre un équipement loué, provoquant un blocage de la production. Elle fait de l’usine argentine un édredon qui amortit les oscillations de la demande32. Le caractère aléatoire de cette demande constitue un facteur de pression temporelle sur le mode d’urgence qui s’ajoute à une exigence technique relativement plus forte que celle du marché local. Ces deux pressions sont difficilement conciliables, ce qui rend si difficile la transition. Quand on produit pour le marché interne, l’inertie fait que l’on ne peut tirer profit des ressources existantes, quand on produit pour l’export, la précarité de cette production ne justifie guère l’effort. Peut-être le drame de la transition réside dans la difficulté à la réaliser effectivement, c’est-à-dire à améliorer la production pour le marché interne, alors même que l’on s’appuie surtout sur l’export. Les stratégies défensives de l’encadrement moyen sont un vaste champ d’expérimentation qui préfigure de réels changements, sans réussir à sortir de la marginalité, au moins pour ce qui est du moment et de l’entreprise étudiés. Pour conclure, nous nous permettrons d'imaginer une voie moyenne consistant dans l'inversion des priorités de la gestion : faire les plus grands efforts dans l'amélioration des secteurs concernés par la substitution (par exemple, essayer d'abord de sortir la machine Billion de l'impasse où elle est tombée) et

se sachant incompétente en injection de plastique, elle a opté pour la soutraitance. Cette option existait aussi en Argentine, mais elle n’a pas été choisie. 32 L’atelier de fabrication de moules de RASA exporte une grande partie de sa production pour d’autres motifs qu’il serait passionnant d’examiner. Ainsi par exemple, on y fabrique un moule pour un nouveau modèle sur le point de sortir en France. L’atelier a été retenu parceque les coûts de l’appel à un soutraitant japonais étaient prohibitifs. En effet, ce dernier faisait payer très chers les modifications de dernière minute qui ne manqueraient pas de demander les bureaux d’études. Dans ce dernier exemple, l’opportunité d’exportation se doit à des problèmes de fonctionnement internes de la maison mère et la présence dans l’atelier d’un chef fortement motivé. Cet exemple est passionnant car, en s’appuyant sur des ouvriers professionnels très expérimentés, on a réussi à exporter, et dans la foulée, on a justifié l’achat de machines à contrôle numérique. On peut donc appeler stratégies “émergentes” ces initiatives locales de l’encadrement moyen, lesquelles sont réussies selon nous quand elle aboutissent à une transition.

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dédramatiser les difficultés techniques et culturelles créées par l'ouverture économique (essayer de "fabriquer du temps" pour que les gens puissent s'adapter sans conflit aux niveaux les plus hauts d'exigence technique).