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SOMMAIRE
7 Stefan Zweig, le chasseur d'âmes Par Lionel Richard
13 l. UN ESPRIT PROTÉIFORME 15 Les heures étoilées de l'humanité
Par Jean-Michel Palmier
25 1942 images seconde Par Isabelle Rabineau
33 Ëclats de lumière sur l'obscurité de l'être Par Claude Mettra
39 Au malheur des dames, au bonheur des lectrices Par Erika Tunner
43 Les valses-hésitations de Vienne Par Serge Niémetz
49 2. UN CITOYEN DU MONDE 51 Dernières nouvelles de Vienne
Par Yves /eh/
59 « Le sort de mes camarades de sang m'est mille fois plus important que la littérature» Par Michelle Cayrol
67 « Il faut se défaire de tout espoir» Par Alexis Lacroix
73 Le Brésil, ou l'exil dans le monde de demain Par Michel Riaudel
81 Un Européen en terre d'utopie Par Guillermo Pino-Contreras
85 Désillusions sud-américaines Par Georges Lomné
93 L'Europe, sa ferveur puis son tourment Par Jacques Le Rider
103 Un exil avant tout intérieur Par Lionel Richard
219
220 Stefan Zweig
113 f!3. ADMIRATIONS ET AMITIÉS 115 Une lecture vitaliste de Rimbaud
Par Rémy Colom bat
125 Zweig et Rolland, trente ans d'une haute amitié Par Wolfgang Klein
131 Freud,« l'incurable désillusionniste » Par Colette Soler
137 Verhaeren, une affection passionnée Par Fabrice Van De Kerckhove
149 t:ombre du nazisme sur le duo avec Richard Strauss Par An toi ne Livia
159 4. DOCUMENTS 161 « Aujourd'hui, un homme comme Érasme serait
on ne peut plus nécessaire » Entretien avec André Rousseaux
167 Pour des États-Unis d'Europe Par Stefan Zweig
177 Deux lettres inédites de Stefan Zweig
183 Pour une Europe de l'esprit Par Stefan Zweig
187 5. REPÈRES 188 Chronologie
Par Michelle Cayrol
210 Bibliographie
214 Contributeurs
Un citoyen du monde
Désillusions sud-américaines Par Georges Lomné
« Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c'est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais. »
Montaigne, Essais 1, XXVI
85
DÈS AVRIL 1941, A PEINE ACHEVÉ Ameriga Vespucci, Stefan Zweig donna libre cours à l'ambition qui l'avait toujours habité de guetter son « soy-même » dans le miroir du monde. Ce regard de « bon biais » , qui le fera communier si intimement avec Montaigne dans l'ultime refuge de Petr6polis, le conduit dan s son autobiographie à s'autoriser quelques accommodements à propos de l'image qu'il a souhaité léguer de l'Amérique du Sud. Ainsi, la préséance que Le Monde d 'hier accorde à l'Argentine au détriment du Brésil inverse-t-elle la chronologie du voyage effectué au cours de l'été 1936, de même que la hiérarchie affective qu'il établissait entre les deux pays dans sa correspondance privée.
À cette dissemblance viennent s'ajouter des angles morts : Le Monde d'hier ne dit mot du premier voyage au Brésil ni de la tournée triomphale en Argentine et en Uruguay de l'automne
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1940. Faut-il induire de ces distorsions et silences quel' Amérique du Sud n'aurait été pour Zweig, en fin de compte, qu'un alibi à la « ressouvenance » de l'Europe ?
Dans la recomposition du passé qu'il nous livre, la République argentine endossait en 1936 les habits d'une Espagne « à la vieille culture gardée et protégée », loin du poison de la haine qui commençait de ravager la Péninsule. Le congrès des Pen Clubs, auquel il participa au début de septembre à Buenos Aires, revêtait de facto le caractère d'une tribune de « l'unité spirituelle » qu'il était urgent de reconstituer pour s'opposer aux avancées de la barbarie. Le Brésil tenait le second rôle bien qu'il incarnât, mieux que tout autre, le refus des « absurdes théories du sang, de la souche, de l'origine ». Or l'écho de ses impressions premières est en contradiction formelle avec Le Monde d'hier sur nombre de ces points. Le 25 août, une dizaine de jours avant son embarquement pour Buenos Aires, Zweig écrivait à Friderike : « Le Brésil est un pays incroyable, je hurlerais comme un chien à la chaîne de devoir le quitter. [ ... ] Si je pouvais seulement leur rembourser leur argent et rester à Rio ! » Dans les faits, la féerie brésilienne allait reléguer au rang de « foire aux vanités » le congrès de Buenos Aires.
L'image que Zweig en restitue à Friderike est sans détours : « Le congrès est ponctué de heurts entre les fascistes et les autres, puis retombe dans un ennui mortel - tout est traduit en trois langues ! Cette « École Berlitz », où les conflits de personnes prennent le pas sur le règne de l'Esprit, l'incommode au plus haut point. D'autant plus que la presse se montre bien peu respectueuse de sa ligne de conduite volontairement effacée. « Une photo format géant me représente en train de pleurer ( ! ) au discours de Ludwig. Oui, voilà ce que l'on pouvait lire en caractères énormes! En vérité, j'étais tellement écœuré lorsqu'on nous
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présenta comme des martyrs que je m'étais caché la tête dans les mains pour ne pas être photographié, et c'est justement cela qu'ils ont pris, puis ils ont inventé une légende adéquate » , écritil à Friderike le 12 septembre.
Le malentendu de Zweig avec l'Argentine touchait à son comble. En cela réside, sans doute, la raison de son refus péremptoire d'accéder à la demande officielle qui lui fut faite de rédiger une biographie du Libertador San Martin. L'amertume transparaît, y compris dans sa perception de la ville : « Buenos Aires est d'une beauté ennuyeuse, comparable en rien, même en rêve, avec le sublime Rio dont je suis tombé amoureux. » Il la compare à Birmingham ou à Gênes, alors qu'il avait dépeint Rio dans son Journal sous les traits de Vénus Anadyomène ...
Dès lors, on comprend mieux les réticences de Zweig à l'égard de la nouvelle « excursion » en Argentine qu'il entreprend en octobre 1940, sur l'insistance de son traducteur et ami Alfredo Cahn. Le « dur moment à passer » qu'il redoutait se mua cependant en tournée triomphale. Sa notoriété avait grandi et Alfredo Cahn avait pris soin de lui faire prodiguer des honneurs dignes de ceux dont le Brésil l'avait gratifié. Surtout, l'engouement que suscitèrent les conférences de Zweig fut extraordinaire. Plusieurs milliers de personnes étaient accourues à la première d'entre elles et la police avait dû interdire la circulation alentour. « Jamais auparavant, ni depuis, Buenos Aires n'a rien connu d'analogue » ,
écrira Alfredo Cahn à Friderike. Le fait que Zweig se soit adressé au public en espagnol pour lui présenter « La Vienne d'hier »
avait fait sensation. Le jeune chargé d'affaires à l'ambassade de Colombie, German
Arciniegas , qui se trouvait au premier rang de l'assistance, se présenta à lui en ces circonstances mouvementées. Cette rencontre mérite d'être mentionnée, car elle constitue l'un des rares
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témoignages que l'on possède sur l'intérêt porté par Zweig à l'égard de la réalité andine. Lors de sa traversée de New York à Rio, en août 1940, Zweig avait lu et beaucoup apprécié l'ouvrage d'Arciniegas Los Comuneros.
« Pour un Européen comme Zweig, une telle littérature, quelque peu rude, crue, comportant la description de paysages et d'hommes à l'état brut, dépourvue des apprêts de la civilisation contrastait à coup sûr avec ce qu'il venait de quitter. Il s'enthousiasma », selon les propres termes d'Arciniegas en octobre 1944. Le récit de cette aventure humaine dont il ignorait tout, la révolte des créoles de Nouvelle-Grenade (actuelle Colombie) en 1780, l'avait incité à s'enquérir de l'auteur avec insistance, dès son arrivée à Buenos Aires.
Deux rencontres eurent lieu par la suite durant lesquelles Arciniegas eut le loisir d'initier Zweig à une nouvelle « heure étoilée » : la quête de l'El Dorado par Don Gonzalo Jiménez de Quesada, thème d'une biographie qu'il venait de publier à Bogota. Ce fut l'occasion pour Zweig de manifester de nouveau son enthousiasme. En moins de trois jours, il fit une lecture minutieuse de l'ouvrage et suggéra à l'auteur de le faire traduire en anglais. Il lui conseilla de changer le titre de ce livre et tous deux tombèrent d'accord pour l'appeler désormais : The Knight of El Dorado ( « Le Chevalier d'El Dorado »).Zweig offrit son concours pour convaincre Ben Huebsch, son propre éditeur new-yorkais, de le publier.
Zweig se passionna pour la théorie émise par Arciniegas selon laquelle Cervantès se serait inspiré de la vie du conquistador de la Nouvelle-Grenade pour écrire celle du Don Quichotte. A l'époque, l'idée que Cervantès était un conversa (un juif converti) commençait à se répandre. Zweig a pu percevoir dans le « Chevalier à la triste figure » une sorte de transposition épique de
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l'archétype d'Ahasvérus, le Juif errant. Mais, ce qui passionna le plus Zweig était qu'un personnage de chair ait pu l'incarner. N'avait-on pas également émis l'hypothèse que Quesada, né à Cordoue, aurait été lui aussi un conversa en raison de son ascendance? La remarque a été faite qu'à la ville qui lui servit de base pour sa conquête du Haut Magdalena il donna le nom de La Tora. Il est malaisé, à moins de retrouver l'exemplaire du livre annoté par Zweig, de savoir si l'auteur autrichien avait relevé ce dernier élément. Sans conteste, un conquistador qui maniait la plume à l'égal de l'épée, et qui avait résolument choisi d'être au lieu d'avoir méritait de figurer de plein droit au panthéon des grands héros de l'Esprit.
Cet intérêt participait de la fascination des écrivains de langue allemande pour là catégorie du quichottisme. Que l'on songe inter alia à la biographie de Cervantès de Bruno Frank, en 1934, ou à l'ouvrage de Jakob Wassermann, réédité à Buenos Aires en 1938 sous le titre Crist6bal Col6n, Quijote del Océano. Zweig, qui reprend ce dernier qualificatif pour désigner Colomb au chapitre V de sa biographie de Magellan, ne pouvait ignorer non plus l'essai rédigé en 1934 par Thomas Mann sur le vapeur Volendam: Traversée avec Don Quichotte.
Ces ouvrages avaient déjà pu fournir à Zweig le thème d'une méditation sur l'image réflexive du chevalier errant dont tout intellectuel fuyant le nazisme pouvait faire son héros emblématique. Ajoutons que Zweig avait reconnu chez Arciniegas des mérites littéraires de nature identique aux siens : « La clarté de l'exposition de la matière, la documentation exacte sans encombrement avec des détails superflus et ennuyeux, et surtout ce style animé qui vous a rendu un des maîtres incontestables de la prose espagnole d'aujourd'hui. »
Leur conception de l'histoire les rapprochait plus encore. Dans sa thèse de doctorat sur Taine, soutenue en 1922, Zweig avait
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dénoncé l'historiographie traditionnelle qui négligeait les « innombrables sans-grade » au profit des Puissants. Il y avait, selon lui, nécessité à déplacer la catégorie des héros en célébrant au premier chef les conquérants du domaine de l'Esprit. Que faisait Arciniegas, sinon célébrer les acteurs impersonnels de la Conquête : le potier indigène ou la « piétaille » espagnole? Ne mettait-il pas également l'accent sur ces destins qui surgissent de la Plèbe et peuvent soudainement étoiler l'Humanité? Victoria Ocampo permit à Arciniegas d'exposer cette conception dans un article de la revue Sur qui parut à Buenos Aires, deux mois à peine après sa rencontre avec Zweig. Par la suite, sa conception de l'histoire ne se départira jamais de celle d'un genre nécessairement proche de la poésie. Là aussi, la concordance avec Zweig est certaine.
Les deux hommes ne manquèrent pas de correspondre par la suite et l'on peut affirmer qu'au lendemain de la fin tragique de !'écrivain et diplomate cubain Hernandez Cata, en novembre 1940, Arciniegas fut, aux côtés d'Alfredo Cahn et de Gabriela Mistral, l'un des rares écrivains sud-américains d'expression espagnole avec qui Zweig ait maintenu une relation suivie et amicale. Outre leurs affinités intellectuelles, ces liens d'amitié obéissaient également à une nécessité vitale pour l'écrivain autrichien: celle d'avoir en réserve pour ses proches et pour lui-même une terre d'accueil autre que le Brésil ou l'Argentine.
Le 6 novembre 1940, Arciniegas écrivait à Eduardo Santos, président de la République colombienne: « Zweig m'a dit l'autre jour au cours d'une conversation que j'ai eue avec lui qu'il nous serait très reconnaissant si nous pouvions lui rendre un jour un service d'ordre personnel. Cela consisterait à procurer un visa à deux ou trois personnages éminents, de proches amis, qu'il garantit comme des gens éminemment respectables du point de vue moral et intellectuel, prisonniers de fait aujourd'hui en Hollande
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et en Belgique. » Voilà dévoilée, semble-t-il, l'identité de la « personnalité » à laquelle Zweig fait allusion dans un courrier à Friderike du 30 octobre. Arciniegas obtint effectivement un visa colombien pour le graveur belge Frans Masereel dès l'été 1941, mais celui-ci tergiversa dans l'espoir de se rendre au Brésil au grand regret de Zweig à qui n'échappait pas le raidissement progressif de ce pays à l'encontre des immigrants européens.
La montée en puissance des sympathies pronazies en Argentine et au Brésil, à l'automne 1941, a peut-être incité Zweig à considérer l'option d'un exil au Chili ou en Colombie. À cette époque, il ne dispose plus guère de la bienveillance du dictateur Getulio Vargas et avait perdu certaines illusions à l'égard del' « Éden brésilien ». La rupture officielle des relations diplomatiques entre la Colombie et l'Axe, le 8 décembre 1941, dut le rassurer quelque peu. En outre, le fait qu' Arciniegas, ami personnel de Santos, ait été nommé ministre de !'Éducation, le 13 janvier 1942, constitua pour lui un gage supplémentaire de sécurité. L'invitation que réitère Arciniegas à Zweig, « sur le coup de midi ce même jour », de découvrir la véritable Amérique, c'est-à-dire l'Amérique andine du versant pacifique, et non l'Amérique trop européenne du versant atlantique, ne pouvait qu'éveiller sa curiosité intellectuelle.
Ses derniers propos eurent trait à cette correspondance ainsi que l'a rapporté Ernst Feder: « II était presque minuit lorsqu'ils nous raccompagnèrent jusqu'à la maison. Je marchais devant, avec Zweig. L'ami colombien dont il m'avait montré le livre sur l'Amérique du Sud venait d'être nommé ministre de !'Éducation. En réponse à sa lettre de félicitations, il l'avait invité à Bogota. "Vous devriez y aller", lui dis-je et comme nos épouses nous rejoignaient, je m'adressai à Lotte : "Nous venons d'organiser une expédition commune en Colombie, viendrez-vous?" Ma
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femme pensait qu'un tel voyage en temps de guerre n'était pas sans danger. Lotte répliqua que son voyage jusqu'en Amérique n'avait pas été une partie de plaisir. "Je ne ferai pas ce voyage", dit Zweig ... »
En réalité, il avait déjà scellé lui-même son destin : la séduction émanant des horizons nouveaux que lui offrait l'Amérique andine ne pouvait hélas combler l'abîme creusé par la fin brutale d'une époque.