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Des figurines aux collines. Contribution à la topographie d'Epidamne-Dyrrhachion (2010)

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L’ILLYRIE MÉRIDIONALE

ET L’ÉPIRE DANS L’ANTIQUITÉ- V

Actes du Ve colloque international de Grenoble (8-11 octobre 2008)

réunis par Jean-Luc LAMBOLEY et Maria Paola CASTIGLIONI

VOLUME I

L’ILLYRIE MÉRIDIONALE

ET L’ÉPIRE DANS L’ANTIQUITÉ- V

Actes du Ve colloque international de Grenoble (8-11 octobre 2008)

réunis par Jean-Luc LAMBOLEY et Maria Paola CASTIGLIONI

Publiés par le CRHIPA avec le concours du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes

du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et du Conseil Régional Rhône-Alpes

Diffusion DE BOCCARD 11 rue de Médicis- 75005 Paris

ARTHUR MULLER, FATOS TARTARI

DES FIGURINES AUX COLLINES CONTRIBUTION À LA TOPOGRAPHIE D’ÉPIDAMNE-

DYRRHACHION

Cette recherche n’était pas prête pour le volume de Mélanges offerts naguère à Pierre Cabanes par l’Université de Clermont-Ferrand. Nous espérons qu’elle a désormais assez mûri pour constituer ici un hommage digne de celui qui a ouvert la voie à tant de chercheurs en Albanie et à qui l’amitié franco-albanaise doit tant.

La topographie de la cité d’Épidamne-Dyrrhachion – Dyrrachium reste très mal connue, surtout pour les siècles qui vont de la fondation de la colonie jusqu’à la fin de l’époque hellénistique1. L’histoire de la recherche n’est pas seule en cause : il y a surtout le fait que la ville antique est exac-tement recouverte par les agglomérations médiévales, modernes et surtout contem-poraines. Non seulement l’exploration n’est donc pas libre de se développer sur des zones étendues, comme à Apollonia par ex-emple, mais elle est trop souvent compro-mise par le récent développement d’un urbanisme mal contrôlé, en conflit récurrent avec les contraintes de l’archéologie pré-ventive2. Aussi le moindre progrès de la connaissance, le moindre point d’ancrage topographique supplémentaire est-il le bienvenu. Celui qui fait l’objet de cette con-tribution n’est pas le résultat d’une fouille récente, mais celui d’une fouille ancienne ; il n’est pas non plus le résultat d’une en-quête topographique, mais la retombée an-nexe, si l’on peut dire, d’un programme de recherche qui se déroule entre les murs du Musée archéologique, qui nous a fait passer des figurines aux collines.

* Abréviations bibliographiques : voir en fin d’article. 1 Voir le bilan établi par SANTORO 2003, p. 176-183. 2 La carte du risque archéologique (SANTORO, BUORA 2004) a été l’occasion d’un repérage des trouvailles dans la ville moderne des plus utiles pour la recherche : il serait évidemment souhaitable qu’il puisse aussi guider l’urbanisation actuelle.

1. L’identification de l’Artémision d’Épi-damne-Dyrrhachion Notre équipe s’est constituée en 2002-2003, à l’invitation de l’Institut d’Archéo-logie, pour étudier les très nombreuses figu-rines de terre cuite – 1800 kg de fragments – recueillies en 1970-1971 par Vangjel et Ilia Toçi dans une fouille de 18 mois à l’emplacement d’un col dans la chaîne des collines de Dautë, au nord-ouest de la ville (fig. 1). Le site passait depuis la fouille pour être celui d’un sanctuaire d’Aphrodite, en raison de la présence de très nombreuses protomés féminines, dans lesquelles on re-connaissait des représentations de la déesse, sous des traits « illyriens »3 ; de fait, à en croire Catulle (36, 15), Vénus était fami-lière de Dyrrachium, « taverne de l’Adria-tique ». Dans une présentation préliminaire de nos travaux en octobre 2002, nous avi-ons déjà mis des guillemets à « Aphro-dision », émis des réserves sur cette identification et proposé d’autres hypo-thèses, dont celle d’un Artémision4. Celle-ci est devenue certitude désormais5.

3 Voir par exemple Albanien. Schätze aus dem Lande der Skipetaren, Catalogue de l’exposition de Hildesheim, Mayence, 1988, p. 390-391, à propos du no 307 ; P. FRANKE, Albanien im Altertum, Antike Welt 14 (1983), p. 63. 4 A. MULLER, F. TARTARI, I. TOÇI, Les terres cuites votives du sanctuaire « d’Aphrodite » à Dyrrhachion. Artisanat et piété populaire, dans P. CABANES, J.-L. LAMBOLEY (éd.), L’Illyrie méridionale et l’Épire dans l’antiquité IV, Grenoble, 2004, p. 618-621 ainsi que MULLER, TARTARI et alii 2004, p. 476-481. 5 MULLER, TARTARI 2006, p. 84-86.

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La première série d’arguments vient du répertoire des terres cuites figurées, que notre équipe a examiné dans son intégralité depuis 2003. J’ai démontré ailleurs que les protomés féminines, classe d’offrande si fréquente, ici sur la colline de Dautë – plus de 80 % des trouvailles, donc des milliers d’exemplaires – et en général dans les sanc-tuaires de divinités féminines, principa-lement ceux de Déméter-Korè et d’Artémis, ne représentent pas la déesse dédicataire comme généralement admis mais la person-ne qui fait l’offrande et se place ainsi sous la protection de la divinité6. Autrement dit, les très nombreuses protomés ne repré-sentent pas plus Aphrodite que Déméter ou Korè ou même Artémis mais, de façon conventionnelle, des femmes anonymes : elles ne peuvent donc rien nous apprendre sur l’identité de la déesse à qui est faite l’offrande pour demander protection.

Fig. 1 : Épidamne-Dyrrhachion. Site et enceintes de l’antiquité tardive, situation de la fouille de 1970-1971. Fond de carte : Rosemary Robertson, par courtoisie du Département des Études classiques de l’Université de Cincinnati. Dessin : Martyne Bocquet, CNRS, Halma-Ipel – UMR 8164 (D’après MULLER, TARTARI 2006, fig. 1). Il faut donc se tourner vers les autres terres cuites figurées, les statuettes donc, classe d’offrande minoritaire. Parmi celles-

6 S. HUYSECOM-HAXHI , A. MULLER, Déesses et/ou mortelles dans la plastique de terre cuite. Réponses actuelles à une question ancienne, Pallas 75 (2007), p. 242-245 ; A. MULLER, Le tout et la partie. Encore les protomés : dédicataires ou dédicantes ?, dans S. HUYSECOM-HAXHI & C. PRETRE (éd.), Le donateur, l’offrande et la déesse, Kernos Suppl. 23 (2009), p. 81-95.

ci, il y a un certain nombre de divinités. De rares Aphrodites : un très beau surmoulage d’un type célèbre du Louvre, dit « Aphro-dite au livre », accostée d’un Éros7, et trois fragments de deux exemplaires, de géné-rations successives, représentant la nais-sance d’Aphrodite entre les valves d’un coquillage. Trois images d’Aphrodite donc en tout et pour tout. Aucune figurine ne peut être identifiée comme représentation de Déméter, ou de Korè-Perséphone8. En revanche, il y a un grand nombre de représentations d’Artémis, qui se comptent désormais par dizaines d’exemplaires. En terre cuite d’abord : du type le plus fré-quent, représenté par de nombreux frag-ments, nous avons pu reconstituer un ex-emplaire complet (fig. 2) ; il s’agit d’Ar-témis, du type iconographique bien connu dit Artémis Bendis, en chiton court, avec nébride, léontè, qui tient un objet que nous n’avons pas encore identifié ; elle est accostée d’un chien. De nombreux autres fragments attestent l’existence d’exemplai-res plus ambitieux (jusqu’à une soixantaine de centimètres de hauteur) qui représentent la déesse dans ce même schéma icono-graphique, reconnaissable tantôt à la léontè, tantôt à la nébride, tantôt au chiton court, selon les fragments (fig. 3). À ces objets, datables du IVe siècle et de l’époque hellé-nistique, on peut peut-être ajouter des sta-tuettes plus anciennes, qui montrent une femme trônant, coiffée d’un « bonnet phry-gien »9 ; on a proposé de reconnaître dans ce type iconographique aussi des images d’Artémis10, ce que nous voulons bien con-sidérer comme moins sûr. Mais il y a dans

7 Illustré MULLER, TARTARI 2006, p. 82, fig. 19. Pour « l’Aphrodite au livre » du Louvre, voir par ex. LIMC II (1984), Aphrodite 863, p. 92 et pl. 85. 8 Rappelons que les protomés sous diverses formes – masques d’époque archaïque, bustes des époques classiques et hellénistiques, et forme particulière dite « shoulder-bust », toutes massivement représentées sur la colline de Dautë, passent traditionnellement pour des représentations de Déméter et Korè. Voir n. 6. 9 Exemple illustré MULLER, TARTARI 2006, p. 82, fig. 17. 10 LIMC II (1984) p. 670-672 et p. 691.

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le dépotoir de la colline de Dautë d’autres Artémis, d’identification certaine : en pierre – trois statuettes en marbre, d’excellente facture, et de nombreux fragments d’autres exemplaires – et une en bronze, sans né-bride celle-ci.

Fig. 2 : statuette représentant Artémis Bendis. Photographie : Gilbert Naessens, Lille 3, Halma-Ipel – UMR 8164. C’est au vu de ce répertoire iconogra-phique des trouvailles de la colline de Dautë que nous avions acquis dès 2004-2005 la certitude d’étudier le dépôt d’of-frandes déclassées d’un sanctuaire d’Ar-témis. Mais pour convaincre ceux que la démonstration, en particulier sur les pro-tomés, laissait sceptiques, il nous fallait aussi des textes. En avril 2006, dès la mise en route, par Eduard Shehi, de l’étude des vases recueillis dans la fouille, est reparu, au nettoyage, un tesson inscrit de la plus haute importance : il s’agit du bord d’un grand skyphos du IV

e siècle, décoré en fi-gure rouge, qui porte sur le bord, une ins-cription peinte dans la même technique de

la figure rouge. Ce n’est pas cette technique exceptionnelle qui nous intéresse ici, mais bien le texte, pourtant des plus banals : il s’agit d’une dédicace « [Untel] a consacré à Artémis », qui apporte l’éclatante confirma-tion que nous étudions bien les offrandes d’un sanctuaire d’Artémis. Depuis, on a réuni quelques autres fragments de ce vase, et surtout, en 2008, trois fragments d’un deuxième skyphos avec inscription peinte : on y lit le dernier mot avant l’anse d’une autre dédicace, à Hékate cette fois11 : on sait que son culte est souvent associé, sinon confondu, avec celui d’Artémis, et qu’elle a en tout cas les mêmes attributions qu’elle en ce qui concerne l’initiation des jeunes filles et l’accouchement12.

Fig. 3 : fragments de grandes statuettes représentant Artémis. Photographies : Gilbert Naessens, Lille 3, Halma-Ipel – UMR 8164. Est donc identifié un sanctuaire d’Ar-témis à Épidamne-Dyrrhachion. Rendons justice, au passage, à Vangjel Toçi : dans les toutes premières semaines de la fouille, il a laissé le site anonyme. Mais à la date des 15 et 16 juin 1970, le carnet de fouille porte l’indication « Sanktuari Artemisit (?) ». Le 16 juin encore, il porte à la page suivante la mention « Sanktuari Veneris

11 Ces dédicaces, peintes dans une technique sans parallèle connu, seront publiées dans une prochaine livraison du BCH par Marion Muller-Dufeu et Eduard Shehi. 12 Pour une rapide synthèse sur la personnalité de cette déesse, voir par exemple DNP 5 (1998), s.v. Hekate, col. 267-270.

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(?) », qui devient à partir du 17 juin13 et jusqu’à 2002, « Sanktuari Afrodites », Aphrodision donc. Nous ignorons le pour-quoi de cette identification : sans doute le très grand nombre de protomés, l’Aphrodite au livre n’ayant été trouvée que bien plus tard. Quoi qu’il en soit, sur la colline de Dautë, un peu à l’écart du cœur de la ville, on célébrait sous le patronage d’Artémis, à en croire d’autres catégories d’offrandes que nous n’évoquons pas ici14, des rituels qui accompagnaient le passage des jeunes filles de l’adolescence vers l’âge adulte, la maturité sexuelle et le mariage. Cet Artémi-sion, qui d’après les trouvailles mobilières aurait connu son maximum de fréquentation aux IVe-IIe siècles, cadre bien avec ce que l’on sait par ailleurs de l’importance du culte de la déesse en Épire et en Illyrie méridionale15. 2. Un sanctuaire péri-urbain Comment cadre-t-il avec la topographie ? Autrement dit, où cet Artémision se situe-t-il par rapport à la ville ? Dans ou hors les murs, à quelle distance de ceux-ci ? L’iden-tification de l’Artémision est d’autant plus intéressante qu’il s’agit en fait très certainement du sanctuaire mentionné par Appien, dans son récit des démêlées de 48 av. J.-C. entre Pompée, qui tenait la place de Dyrrachium, et César qui en faisait le siège : « Une trahison s’étant produite à Dyrrachium, César s’approcha comme convenu, de nuit et avec une petite troupe, des portes et de l’Artémision […]. » (Appien, BC II. 60). Le texte est corrompu à partir de là : mais on y gagne l’indication précieuse de la proximité de l’Artémision et d’une porte de la ville. Il est donc sur la périphérie, que ce soit hors les murs ou à

13 V. et I. TOÇI, Carnet de fouille 1, pages des 15, 16 et 17 juin 1970 (archives de la famille Toçi). 14 Pour une description complète du répertoire des terres cuites votives, voir MULLER et alii 2004, p. 475-476 et MULLER, TARTARI 2006, p. 78-82. 15 F. QUANTIN , Artémis à Apollonia aux époques hellénistique et romaine, dans P. CABANES, J.-L. LAMBOLEY (éd.), L’Illyrie méridionale et l’Épire dans l’antiquité IV, Grenoble, 2004, p. 607-608.

l’intérieur, mais dans leur proximité immédiate. Malgré les incertitudes qui subsistent en-core sur l’extension, aux différentes épo-ques, de la lagune qui isolait la ville sur une véritable presqu’île, on sait que celle-ci n’était accessible que depuis le nord, par une route qui longeait les collines depuis le site de Portes (ou Porto Romano), et surtout depuis l’est, par l’étroit cordon littoral qui fermait la lagune au sud (fig. 4)16 : c’était à l’intersection de ces deux routes avec le rempart que se trouvaient les deux portes principales d’Épidamne-Dyrrhachion. C’est celle de l’est, qui donnait passage à la via Egnatia, qui était la plus importante. Dès 1920, l’officier autrichien Georg Veith, dans son étude des événements de 48 du double point de vue militaire et topogra-phique, avait démontré que César avec sa petite troupe avait dû arriver par le nord, à l’écart de la porte orientale, pour des rai-sons évidentes de discrétion, et devait viser la porte nord17. Conformément à l’idée que l’on se faisait alors de l’extension de la ville antique, Georg Veith imaginait cette porte nord au pied oriental de la colline de Stani (fig. 4 et 5). Ce point de vue avait été con-testé : il se trouve aujourd’hui conforté et surtout précisé par l’identification de l’Ar-témision dans la chaîne de collines de Dautë, au nord-ouest du cœur de la ville, antique comme moderne. C’était bien une « Hintertür », une porte secondaire, comme la qualifiait Georg Veith, qu’attaquait la petite troupe de César : car il ne s’agit donc pas non plus de la porte nord, qu’il faut sans doute chercher au pied oriental des collines de Dautë mais, plus à l’écart encore, d’une porte plus à l’ouest, dans les collines mêmes à côté de l’Artémision. La limite du périmètre protégé, sur lequel se trouvent la porte et le sanctuaire,

16 Voir aussi la carte RE V2 (1905), s.v. Dyrrhachion, col. 1882. 17 G. VEITH, Der Feldzug von Dyrrhachium zwischen Caesar und Pompejus, mit besonderer Berücksichtigung der historischen Geographie des Albanischen Kriegsschauplatzes, Vienne, 1920, p. 170-171.

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coïncide en effet avec la chaîne de collines de Dautë, qui égrène ses sommets en un arc de cercle grossièrement est-ouest (fig. 5). Le site fouillé en 1970-1971 se situe préci-sément à l’emplacement d’un col entre deux de ces hauteurs, aux cotes 72 (au nord-est) et 90 (au sud-ouest). Ce col est aujourd’hui encore franchi par une route, relativement escarpée certes, mais dont le tracé a toujours constitué le lien le plus direct entre le cœur de la ville et le fond occidental de la large vallée entre les collines de Dautë et celles de Kokomanë, où cohabitent tombes et artisanat céramique18. La présence d’une porte à cet endroit n’a donc rien de surpre-nant, pas plus que celle d’un sanctuaire d’Artémis : gardienne des passages impor-tants dans la vie des femmes, Artémis est aussi dans le paysage naturel, comme l’a montré récemment Susan Guettel Cole, la gardienne des frontières et des passages potentiellement dangereux pour la cité19. Celui de Dautë l’est à l’évidence, comme l’a montré le raid de César. Les nécropoles, qui dessinent en creux l’extension de la ville, viennent confirmer que la chaîne de colline de Dautë constitue bien le front nord-ouest et nord de la ville antique. En effet, c’est pratiquement à partir de la ligne de crête de ces collines et en direction du nord que s’étend la nécropole archaïque, classique et hellénistique d’Épi-damne-Dyrrhachion, celle qu’ont révélée les fouilles de Vangjel Toçi et de Hava Hi-dri dans les années 1960 et 1970 (fig. 5). Cette nécropole occupe les deux versants de la vallée que délimitent les collines de Dautë et celles de Kokomanë vers le nord20. Sur le versant sud de Dautë en revanche et au-delà dans cette direction, n’ont été re-connues que de très rares tombes ar-

18 MULLER, TARTARI 2006, p. 75. 19 S. GUETTEL COLE, Landscapes of Artemis, Classical World 93.5 (2000), p. 474-475 ; S. GUETTEL COLE, Landscapes, Gender and Ritual Space. The Ancient Greek Experience, Los Angeles – Londres, 2004, p. 183-185. 20 SANTORO 2003, p. 176, n. 81, et p. 180 avec le renvoi à la bibliographie ; cartes fig. 4, p. 153 et fig. 5, p. 157 ; SANTORO, MONTI 2004, site ID 157.

chaïques. L’Artémision s’ajoute donc à la liste des quelques sanctuaires périurbains ou de frontière plus ou moins proches pré-cédemment repérés aux alentours d’Épi-damne-Dyrrhachion21.

Fig. 4 : la presqu’île d’Épidamne-Dyrrhachion et le raid de César (d’après VEITH 1920, fig. 2).

3. Conséquences pour la topographie d’Épidamne-Dyrrhachion 3.1. Le cadre naturel de la ville antique On est obligé désormais d’imaginer l’es-pace d’Épidamne-Dyrrrhachion bien plus vaste que ne le suggèrent les quelques plans publiés jusqu’à présent22 : tous se canton-nent en fait quasiment à la ville basse et n’englobent de la zone collinaire vers l’ouest et le nord que les hauteurs parcou-rues par l’enceinte protobyzantine, excluant donc toutes celles qui se trouvent au nord – nord-ouest d’une ligne allant de la hauteur

21 Pour une liste – sans doute provisoire – de ces sanctuaires, avec les renvois bibliographiques, voir MULLER et alii 2004, p. 474-475. 22 Voir dans l’illustration de SANTORO 2003, fig. 2 à 6, et SANTORO, MONTI 2004, fig. 6 à 14, l’essentiel de cette documentation ancienne.

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98 au sommet de la colline de Stani. Or il faut considérer le relief dans son ensemble pour avoir une bonne idée de l’implantation de la ville.

Fig. 5 : Épidamne-Dyrrhachion. Site, périmètre protégé de la ville hellénistique et romaine, nécropoles. Fond de carte : Rosemary Robertson. Dessin : Martyne Bocquet, CNRS, Halma-Ipel – UMR 8164, et Eduard Shehi. Depuis Portes (Porto Romano) au nord jusqu’à l’extrémité méridionale de Durrës, s’allonge le long de la mer une arête côtière nord-sud, qui culmine à près de 200 m par endroits ; il s’en détache des chaînes de col-lines est-ouest parallèles et très rappro-chées, qui s’abaissent vers la lagune en dé-limitant des vallées très étroites. Mais entre les chaînes de Kokomanë au nord et de Dautë au sud, la vallée est bien plus large, au point d’isoler la partie du système colli-naire qui se trouve plus au sud23. La chaîne de Dautë rejoint progres-sivement l’arête côtière : du col où se situe l’Artémision on rejoint directement la hau-teur 90 vers le sud-ouest, puis en suivant la crête vers le sud, on arrive sans difficulté à la hauteur 106 – celle que couronne au-jourd’hui le phare –, de là vers le sud-est à la hauteur 98 – celle de la villa du roi Zog – puis à la hauteur 59, où se trouve le château médiéval, au-dessus du site de l’amphi-théâtre. Autrement dit, à l’extrémité sud du système collinaire qui commence à Portes – 23 La carte publiée par DAVIS et alii, The Durrës Regional Archaeological Project: Archaeological Survey in the Territory of Epidamnus/Dyrrachium in Albania, Hesperia 72 (2003), p. 45, donne une idée plus précise du relief que celle que nous reproduisons ici fig. 4.

Porto Romano, se détache à partir de la vallée entre Kokomanë et Dautë une sorte d’immense théâtre naturel, ouvert en direc-tion de l’est où se trouvent la plaine côtière et le port protégé dans la rade, mais que d’abruptes falaises rendent parfaitement inaccessible du côté occidental. Ce site réunit de façon parfaite les traits traditionnels d’une ville grecque, avec acro-pole, ville basse et port24. Il est surtout très facile à défendre, à condition évidemment d’inclure dans le périmètre protégé les col-lines du front nord-ouest et nord, à savoir celle de Dautë. Léon Heuzey soulignait déjà l’importance stratégique de cette colline, qu’il désignait par la lettre Z : « Signalons dès maintenant, cette colline voisine des falaises et liée de près à l’arête principale de la presqu’île de Durazzo, comme un point stratégique important pour surveiller et tenir en échec les hauteurs de l’ancienne cita-delle »25 : aussi est-il évident qu’une ligne de défense s’appuyant sur le relief devait dès la fondation d’Épidamne-Dyrrhachion inclure la chaîne de Dautë dans le front nord – nord-ouest, et non la laisser en dehors à la disposition d’un assiégeant éventuel, comme le suggèrent tous les plans proposés jusqu’à présent. Il est évident aussi que sur une grande partie de cette ligne, en particulier le long de l’arête oc-cidentale, le relief abrupt et les falaises formaient une défense naturelle qui n’avait nul besoin d’être fortifiée. 3.2. Le périmètre de la ville basse Ce site urbain ainsi bien plus étendu vers le nord-ouest demande en revanche une protection qui prolonge la colline de Dautë vers l’est, dans la plaine. Nous avons cru pendant quelque temps que cette enceinte de la ville grecque et hellénistique devait correspondre à la « 3e enceinte » de Léon Heuzey, dont le segment ouest-est prolonge les collines de Dautë (fig. 1)26. L’existence

24 R. MARTIN, L’urbanisme dans la Grèce antique2, Paris, 1974, p. 31. 25 HEUZEY, DAUMET 1876, p. 356. 26 HEUZEY, DAUMET 1876, p. 355-356. Cette « 3e enceinte » a été reprise, de façon plus ou moins

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de cette enceinte, encore récemment mise en doute27, vient d’être confirmée par la mise au jour de deux tours dans des fouilles d’urgence : mais cette grande enceinte large n’a apparemment qu’un état proto-byzantin28. En revanche, Eduard Shehi a retrouvé la trace, dans la documentation, d’un segment d’un mur romain long de 40 m, un peu plus au sud, entre les grande et petite enceintes de l’antiquité tardive : son orientation suggère qu’il reliait le pied oriental de Dautë avec la mer vers le sud-est. Immédiatement au nord de ce mur s’étend la nécropole romaine (fig. 5). Nous faisons le pari que c’est sur cette ligne qu’il faut chercher le front nord-est de la ville hellénistique et romaine, avant son élar-gissement jusqu’à la « 3e enceinte » puis sa réduction à la petite enceinte byzantine durant l’antiquité tardive29. Quand au front est jusqu’à la pointe sud de la ville, le tracé du mur a été retrouvé par endroits et décrit, avec les tours M, N et Q, par Léon Heuzey et Henry Daumet en 1876 d’abord, par Léon Rey ensuite en 192530. Ce tracé se lit encore dans le paysage en arrière du port actuel, qui coïncide avec le port antique : un dénivelé prononcé signale la présence du rempart31 là où il a piégé les colluvions arrachées aux pentes, provo-quant à l’intérieur une remontée plus rapide du niveau qu’à l’extérieur. À la pointe sud, près de la porte méridionale, les fouilles de 2001 ont montré que sous le rempart de l’antiquité tardive se trouvaient un état ro-

approximative, sur tous les plans proposés de la ville antique (voir ci-dessus n. 22). 27 GUTTERIDGE et alii 2001, p. 404-405. 28 Pour la première tour (sondage 2001), voir GUTTERIDGE, HOTI 2003, p. 367 et p. 375 ; pour la deuxième (sondage 2007), voir dans ce volume la contribution de Eduard Shehi et Brikena Shkodra. 29 Sur les différents états du front nord-est de l’enceinte de la ville romaine et protobyzantine, voir dans ce même volume, la contribution de Eduard Shehi et Brikena Shkodra. 30 HEUZEY, DAUMET 1876, p. 356 ; L. REY, Les remparts de Durazzo, Albania 1 (1925), p. 44-45. La numérotation des tours est celle établie par Léon Rey, p. 34, fig. 2, et généralement reprise ensuite. 31 GUTTERIDGE et alii 2001, p. 400.

main et un état hellénistique32. Il en est sans doute de même sur le segment sud-ouest du rempart, le mieux conservé aujourd’hui, avec les tours A à G. Au-delà vers le nord-ouest, entre les hauteurs 59 et 98 de Kodra Viles ou colline de Çurila, le rempart se perd de nouveau : mais nous ne serions pas surpris que l’on en retrouve des traces à l’occasion des nombreuses constructions d’immeubles, qui envahissent désormais jusqu’aux hauteurs de la ville moderne. 3.3. Superficie de la ville ? Ainsi délimitée, par le relief naturel d’un côté, par un rempart de l’autre, la ville an-tique, hellénistique et romaine, a un péri-mètre de près de 4,5 km, pour une super-ficie d’environ 88 ha. C’est bien plus grand que le périmètre défendu que l’on imaginait jusqu’à présent, réduit en fait à la petite enceinte de l’antiquité tardive, de 3 km de périmètre pour une superficie d’environ 55 ha. C’est bien plus grand, mais c’est loin d’être immense dans le monde colonial. Les comparaisons sont difficiles parce que les superficies sont rarement données, même pour les sites les plus connus. Nous nous bornerons ici à deux comparaisons : – avec Apollonia d’une part, qui a un péri-mètre défensif de 4,509 km pour une super-ficie intra muros de 85,4 ha33 : c’est direc-tement comparable avec Épidamne-Dyrrhachion ; – avec Thasos, dont le rempart du début du V

e siècle est long d’un peu plus de 4 km34, pour une superficie d’environ 55 ha : c’est sensiblement plus petit. Mais si la comparaison avec Thasos s’impose, c’est principalement parce que la configuration du site est quasiment iden-tique à celle d’Épidamne-Dyrrhachion : une série de hauteurs parcourue par une ligne de crête en arc de cercle, facile à défendre avec un abrupt vers l’extérieur, qui forme un théâtre naturel autour d’une plaine côtière et

32 GUTTERIDGE, HOTI 2003, p. 367-373. 33 Apollonia d’Illyrie 1. Atlas archéologique et historique, Coll. EFR 391, Paris, 2007, p. 163. 34 GRANDJEAN, SALVIAT 2000, p. 197.

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d’un port35. Et cela nous amène à prolonger la comparaison sur deux points : la densité de l’agglomération d’abord, la question de l’acropole ensuite. À Thasos, les pentes hautes à l’intérieur du rempart sont occupées de façon bien moins dense que les pentes basses et la plaine côtière ; certes, le ruissellement y a fait disparaître tous les vestiges, mais les arasements sur le rocher qui n’auraient pu disparaître sont suffisamment rares pour suggérer que le périmètre défendu de la ville contenait de nombreuses zones inoc-cupées, pour des raisons faciles à com-prendre. Il en était évidemment de même à Épidamne-Dyrrhachion : les pentes hautes, à l’intérieur du périmètre défendu, n’ont jamais dû être densément occupées : la de-meure hellénistique à pastas du parc Rinia, entre les cotes 59 et 9836 n’était sans doute pas pour autant la seule sur les hauteurs. En tout cas l’érosion, bien plus destructrice sur ces collines de terre, a fait disparaître la plupart des traces d’occupation. 3.4. La question de l’acropole Les chercheurs ont toujours imaginé l’acropole d’Épidamne-Dyrrhachion sur le modèle athénien : une éminence unique et bien circonscrite, siège à la fois d’un réduit défensif – la « citadelle » de Léon Heuzey – et d’un sanctuaire principal. D’où les dis-cussions passées pour savoir sur laquelle des hauteurs de la petite enceinte proto-byzantine, à quoi on a longtemps circonscrit la ville, il fallait chercher cette acropole : – Léon Heuzey la plaçait sur la hauteur 98, où se trouve aujourd’hui la villa du roi Zog ; il imaginait d’ailleurs la ville déve-loppée sur le versant sud de cette hauteur37 ; – Arnold Schober en revanche plaçait l’acropole sur la colline de Stani, qui se détache de l’arête principale à peu près au

35 GRANDJEAN, SALVIAT 2000, fig. 12 face à la p. 197. 36 F. TARTARI, Une maison antique sur la place du parc Rinia à Durrës, Iliria 1988, p. 108-109 ; SANTORO, MONTI 2004, p. 567, site ID 26. 37 HEUZEY, DAUMET 1876, p. 370-371 ; repris RE V2 (1905), s.v. Dyrrhachion, col. 1884.

centre du théâtre naturel que nous avons décrit38. Ce que nous savons désormais du péri-mètre défendu d’Épidamne-Dyrrhachion invite à renoncer à l’idée d’un réduit défen-sif unique coïncidant avec un sanctuaire principal. Au contraire, l’exemple de Tha-sos, où ce que l’on appelle « acropole » est en fait l’ensemble de la ligne de crête, sur les pointes de laquelle s’égrènent sanc-tuaires anciens et bastions défensifs ar-chaïques réunis au début du V

e siècle par la grande muraille39, suggère une réponse dif-férente à la question de l’emplacement de l’acropole d’Épidamne-Dyrrhachion. Nous proposons de reconnaître celle-ci dans la suite des hauteurs (du nord au sud : cotes 72, 90, 105, 98, 59) reliées par la ligne de crête que nous avons décrite – une acropole en pointillés en quelque sorte. Sans doute l’Artémision n’est-il pas le seul sanctuaire sur cette ligne de crête, et rien n’interdit de penser qu’il n’y en avait pas un autre sur la hauteur de Stani ; en tout cas, la fonction défensive de cette dernière n’a pu être ef-fective que durant l’antiquité tardive, après restriction du périmètre défensif.

Conclusion À propos du passage d’Appien BC II, 60 que nous avons commenté plus haut, Léon Heuzey pressentait que « la découverte de ce hieron d’Artémis serait d’une grande importance pour la topographie de la ville antique »40. Mais au-delà du progrès que nous fait faire l’identification de ce sanc-

38 C. PRASCHNIKER, A. SCHOBER, Archäologische Forschungen in Albanien und Montenegro, Vienne, 1919, p. 37-38. Voir aussi A. SCHOBER, Zur Topographie von Dyrrhachium, ÖJh 23/2 (1926), qui signale col. 234-235, no 6, les vestiges d’un grand édifice romain sur Stani, qui devient col. 238 « peut-être le Capitole de la colonie romaine ». 39 Voir GRANDJEAN, SALVIAT 2000, passim, ainsi que F. BLONDE, A. MULLER, D. MULLIEZ, Évolution urbaine d’une colonie à l’époque archaïque. L’exemple de Thasos, dans J.-M. LUCE (éd.), Habitat et urbanisme dans le monde grec de la fin des palais mycéniens à la prise de Milet (494 av. J.-C.), Pallas 58 (2002), p. 251-265. 40 HEUZEY, DAUMET 1876, p. 373.

DES FIGURINES AUX COLLINES CONTRIBUTION À LA TOPOGRAPHIE D’ÉPIDAMNE-DYRRHACHION

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tuaire dans les collines de Dautë pour la connaissance de l’implantation d’une ville antique en parfaite conformité avec son site naturel, il reste bien des inconnues et des points à vérifier. Les paris que nous avons faits, sur la présence d’un état hellénistique de la muraille sous le mur de l’antiquité tardive, dans la région des tours MNQ et des tours A à G du « plan Rey », pourraient facilement être soumis à une vérification par des sondages. Mais dans le cas d’un paysage mobile comme celui de Durrës – mobilité des falaises ouest qui reculent, mobilité du niveau de la mer qui a modifié l’extension de la lagune et sans doute les accès à la ville – plus que des interventions archéologiques, c’est de la collaboration avec des géographes et des géomorpho-logues que nous avons désormais cruelle-ment besoin, afin d’éclairer dans la durée, de l’antiquité à aujourd’hui, la dynamique urbaine d’Épidamne-Dyrrhachion, Dyrra-chium, Durazzo et même Durrës. C’est cette collaboration que nous appelons de nos vœux.

A.MÜLLER, Université de Lille 3, UMR 8164

F.TARTARI, Institut archéologique de Tirana

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