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Miroir/Miroirs n° 6 Dirigé par Jean Zaganiaris CORPS ETRANGE(R)S Corps maghrébins, corps noirs, corps trans… Pourquoi tant defascination ?

\"De Caitlyn Jenner aux drag balls : 2015, année queer ? Année queen ?\"

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Miroir/Miroirs n° 6 Dirigé par Jean Zaganiaris

CORPS ETRANGE(R)S Corps maghrébins, corps noirs, corps trans… Pourquoi tant de… fascination ?

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CONTREPOINT : Les corps étranges

Par Lucille Toth1

De Caitlyn Jenner aux

drag balls : 2015, année queer ? Année

queen ?

Si en 2015 on peut désormais se marier entre personnes

du même sexe autant en France qu’aux Etats-Unis (et ce, dans

tous les états !), et si ceci annonce d’ores et déjà une

‘normalisation’ de l’homosexualité en Occident, 2015 a aussi

été une année queer, voire trans. On pourrait même

1Aujourd’hui Visiting Assistant Professor { ScrippsCollege (Californie), Lucille Toth est diplômée en danse contemporaine en France. Elle a reçu son doctorat à la University of SouthernCalifornia à Los Angeles et travaille sur les relations entre littérature, danse et médecine. Elle a récemment co-dirigé, avec Magali Nachtergael, l'ouvrage Danse contemporaine et littérature: entre fictions et performances écrites (Centre National de la Danse à Paris, 2015). Également dramaturge, elle a collaboré, en 2013, à la création de Trois décennies d’amour cerné du chorégraphe Thomas Lebrun, spectacle qui interroge l'état du corps et de la sexualité après trente ans d'épidémie du sida.

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s’aventurer à dire qu’elle a peut-être été l’année de la

mainstream-isation du queer, de son entrée dans la culture

populaire et grand public.

Et pas n’importe quel queer : le queer qui nous dit que le genre assigné à la

naissance n’est pas toujours le bon - celui qui renverse les (dress)codes - celui qui nous

fait repenser les définitions binaires du féminin et du masculin pourtant bien ancrées

dans nos corps sur-éduqués à la prévention sexuelle uniquement (ou presque) destinée

à une audience hétérosexuelle – comme pour ne pas tenter le Diable trop tôt, au cas où

nous n’aurions pas encore pensé { homo-désirer. Dans ce contexte, que penser de la

popularisation de ce qui désigne par définition le bizarre, l’étrange(r) ?

Les transgenres, drag queens et autres vogueurs ont connu une grande visibilité

médiatique en 2015 ; eux qui sont habituellement rassemblés sous le même drapeau du

‘queer’ qui, par définition, cherche avant tout à déconstruire des « ‘allants de soi’

producteurs de hiérarchies, d’inégalités, d’invisibilités et d’empêchements, »2et à

contester une vision hétéronormée de la société. Comment alors interpréter l’insertion

voire l’acceptation du queer dans cette même société hétéronormée ? Comment

comprendre la sur-médiatisation dont a fait l’objet Caitlyn Jenner en 2015 ainsi que

l’entrée dans la culture grand public de la figure de la drag queen ? Est-on ou fait-on

encore du queer quand on devient mainstream? Devons-nous nous réjouir de ce

phénomène ou nous en inquiéter ?

Caitlyn et Sigmund: même combat ?

- Caitlyn Jenner: « I want to normalize my body. »

- Kate Bornstein: « Because you’re afraid of being a

freak. »3

2Alessandrin A. Miroir/Miroirs – Hors série 1, Editions des ailes sur un tracteur, 2015, p. 63. 3Dialogue tiré de l’émission I amCait, diffusé sur HBO depuis Juillet 2015.

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L’année queer de 2015 aura révélé la très blanche et très républicaine Caitlyn Jenner,

personnalité américaine controversée du clan des Kardashian, qui fût champion

olympique d’athlétisme et symbole de la masculinité dans les années 1980. En 2015,

Caitlyn a fait trois coming out consécutifs: le premier lors de l’émission de Diane Sawyer

du 24 Avril sur la chaine américaine ABC, vue par 6.9 millions de personnes, où Caitlyn

confie pour la première fois la douleur d’une vie passée dans un corps qui lui semblait

étranger ; le deuxième en faisant la couverture du magazine Vanity Fair en juillet 2015

(qui enregistre le chiffre record de 9 millions de visiteurs sur le site internet) ; et

finalement lors de son émission de télé réalité I am Cait, unique dans l’histoire visuelle

des LGBT, qui suit son adaptation à sa vie post-transition. Nouvelle porte-parole et

héroïne de la culture trans, Caitlyn partage désormais la cause de Laverne Cox et autres

Jack Halberstam. Pourtant, si la sur-médiatisation dont elle fait l’objet sert

indéniablement la cause LGBT en donnant une visibilité au discours, en lui donnant une

voix et un corps, en la rendant publique et donc légitime (voire légiférable), elle

participe et entretient toutefois un certain folklore du féminin qui s’éloigne radicalement

du queer pour laisser ce dernier dans ce que Sigmund Freud appelle le unheimliche,

l’« inquiétante étrangeté ». Le unheimliche est ce qui aurait dû rester secret et caché,

mais qui, pourtant, se manifeste ; il est cet inconfortable, ce bizarre qui surprend :

« Quand la frontière entre fantasme et réalité se trouve effacée, quand

se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions

considéré jusque-là comme fantastique. »4

Selon Freud, nous évitons le unheimliche, en nous détournant systématiquement de ce

qui pourrait provoquer l'inquiétude. Nous l'évitons parce que, comme il l'explique,

l’inquiétante étrangeté perturbe notre relation { l'Autre en nous forçant { nous

confronter à nous-mêmes et à nous définir par rapport à cette étrange. Le unheimliche

est donc ce qui nous rappelle inconsciemment notre propre identité, nos pulsions

cachées et réprimées. En se révélant au grand public et en perdant de son inquiétant, où

se situe alors l’étrange, le queer ?

4Freud S. (2001). DasUnheimliche, Folio, p. 111.

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Caitlyn Jenner n’est pas la première femme trans à défrayer la chronique.

L’histoire de Christine Jorgensen fut largement médiatisée lorsque, après avoir servi

comme soldat lors de la Deuxième Guerre Mondiale, Christine révéla son identité

féminine. Les journaux aux titres racoleurs – « Ex GI Becomes Blond Beauty » -

s’emparèrent de son histoire, révélant alors l’existence de la transidentité qui passa du

mythe à la réalité.

Cette fascination pour le transgenre révèle une fascination plus large pour les

phénomènes corporels inexplicables, les anormalités du corps, et tout ce qui nous parait

non maîtrisé dans l'humain. Que ce soit les maladies qui intriguaient et dont on

cherchait une explication spirituelle, ou encore les transformations corporelles radicales

rendues possibles par la chirurgie d'aujourd'hui, le corps doit trouver un sens, la

médecine doit le rendre lisible. Les choses et les individus sur lesquels nous projetons

nos pulsions réprimées étaient pendant longtemps ces menaces et boucs-émissaires que

nous blâmions pour les calamités, maladies et misères du monde.

Caitlyn Jenner rejoint une partie de la communauté trans qui résiste à cette

acceptation du queer comme identité propre et cherche à normaliser leur corps5.La

limite, dans le cas de Caitlyn, réside dans le fait qu’elle perpétue par la même les codes

qui renforcent la prédominance de l’hétéronormé et affiche un certain besoin de

séduction, de conformité : elle se sent, par exemple, ‘femme’ lorsqu’elle « fait ses ongles

et porte des robes, » comme elle l’explique { Diane Sawyer ; vision conservatrice de la

manière de performer le féminin qui peut décourager plus d’une féministe !

A mon grand étonnement, I am Cait ne fut pas le freak show attendu. Le corps

trans, habituellement médiatisé comme étranger, bizarre, queer, unheimliche, devient ici

le « new normal » : la fascination semble prendre le dessus. Les corps en transition, en

devenir, post-opératoires, promettent un avenir meilleur et rassurent notre idéal de

l’homme en tant qu’être perfectible. Ceci peut peut-être expliquer pourquoi Caitlyn et

5Face à Caitlyn et à son désir de normalisation, le film Tangérine, réalisé par Sean Baker, suit deux prostituées interprétées par les actrices trans KitanaKik Rodriguez et Mya Taylor qui déambulent dans un Los Angeles bien loin de celui de Jenner. Rien n’est oublié dans ce film : les difficultés financières et médicales, les violences de race et de genre rencontrées quotidiennement par les deux héroïnes.

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ses amies ont intéressé les auditeurs de la chaine américaine E !, davantage habitués aux

émissions de mode et de people qu’aux problématiques LGBT. Ce qui est toutefois

intéressant { noter, c’est que l’émission I am Cait –version ‘en mouvement’ de Caitlyn

Jenner - rencontre un audimat beaucoup moins élevé que la version papier ; comme si la

voir évoluer, constater son existence et son insertion/acception dans la société était plus

difficilement soutenable qu’une version figée, retouchée et imprimée sur papier glacé. Le

corps trans semble ici mieux accepté en mythe (photo) que dans sa potentielle

téléréalité. Si elle n’est plus physique, l’inquiétude est donc morale, quasi éthique.

Ce combat de l’inquiétante étrangeté, du trans, du flottement, ne s’arrête pas l{.

Car 2015 fut aussi une année importante pour la scène drag, autres grands serviteurs de

la cause queer, autres ambassadeurs de l’étrange et de l’étranger.

Is Paris Still Burning ?

Aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle, le travestissement était interdit par la loi.

Il était non seulement un crime légal mais également social, de mœurs ; une indécence à

combattre.6 Ces lois témoignaient d’un désir d’établir une norme de genre, de race et de

créer des nouveaux modes d’exclusion de l’espace public. Les stratégies de gouvernance

des corps imposées par les pouvoirs en place n’ont pourtant fait que renforcer l’aspect

politique du travestissement et du drag qui proposaient des modèles de résistance face à

une instauration policée de ce qu’un homme ou une femme devait avoir l’air, la manière

dont chaque genre devait agir, sentir et penser. Car le queer et la queen ne sont pas

qu’un folklore. Ils émergent de ces restrictions légales et sociales pour créer de

nouveaux terrains de résistance qui transforment l’inquiétant en acceptable. Derniers

représentants d’une mise en scène du dégoût, de l’excès, du débordement (Divine en

tête !), les drag queens imposent tout à la fois une vision décadente, poétique, voire

romantique du genre. Ils contaminent le dominant.

Lors du RuPaul Drag Con qui s’est tenue au Convention Center de Los Angeles en

mai 2015, auquel j’ai eu la chance d’assister, le groupe des « Sisters of Perpetual

6Pour en savoir plus l’Histoire du travestissement aux Etats-Unis, lire Sears, Clare (2015), ArrestingDress. Cross-Dressing, Law, and Fascination in Nineteenth-Century San Francisco, p. 3.

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Indulgence » ont rappelé le rôle qu’avaient jouées les drag queens au début de

l’épidémie du sida aux Etats-Unis lorsque des adolescents infectés, jetés à la rue par leur

famille avait été ‘adoptés’ par la communauté drag. Ces figures maternelles ont eu un

rôle préventif d’accompagnatrices et de médiatrices au sein de la communauté LGBT.

Pepper La Beija, mère de la house of La Beija, raconte le même phénomène dans le

documentaire Paris is Burning de l’américaine Jennie Livingston, sorti en 1990. Ce

documentaire marqua profondément la culture queer et drag queen occidentale en

montrant « de manière très réaliste comment une communauté, reliée par le sentiment

commun de rejet, a créé sa propre sous/contre-culture possédant ses propres normes,

valeurs et langage »7, comme l’expliquent Tiphaine Bressin et Jérémy Patinier dans

Strike a Pose : Histoire(s) du voguing, un des seuls ouvrages consacrés à cette culture en

France. Ces témoignages montrent la manière dont la drag queen, qui fut une figure

politisée et contestataire, semble à présent parfois vidée de son discours militant, pour

être reléguée au statut de performeur. Aujourd’hui, l’inquiétante étrangeté n’est plus

constituante au queer. Dans cette normalisation du queer– une normalisation souvent

contestée par la communauté LGBT puisqu’elle enlève la radicalité constitutive du

discours queer, - Jenner a toute sa place puisqu’elle cherche { normaliser le queer, { le

fondre dans la masse en le médiatisant dans la télé populaire, la télé réalité, la presse

« people » ou grand public, entre autres. Au lieu de s’attaquer { la culture dominante

pour la modifier, au lieu de queeriser le non-queer, elle cherche, { l’inverse, { normaliser

l’inquiétant, { rendre « dociles »8 des corps indociles, comme le déplorait déjà Michel

Foucault. Pour entrer dans le populaire, il faut dociliser le discours davantage encore

que le corps.

En juin 2015 avait lieu une projection en plein air de Paris Is Burning au Prospect

Park à Brooklyn où des milliers de personnes s’étaient réunies pour célébrer ce moment

charnière de l’histoire du documentaire et de la culture LGBT. Récitant les répliques

qu’elle connaissait par cœur, la communauté s’assumait élargie, puisqu’elle intègre {

présent dans son public, comme dans ses performeurs, des blanc(he)s,

hétérosexuel(le)s, souvent éduqué(e)s et de classe moyenne, passionné(e)s par la

7Bressin T. et J. Patinier. (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur, p. 117. 8Foucault, Michel (1975), Surveiller et punir: Gallimard, p. 162.

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queerisation de notre époque. Phénomène underground issu de la culture black

américaine gay des années 1980, le drag ball est remis { l’honneur depuis quelques

années. Beaucoup de capitales culturelles occidentales ont aujourd’hui leurs bals où le

voguing tient une place privilégiée et où les différentes houses9 s’affrontent { coup de

walks10 et de realness11. Pour avoir assisté à plusieurs de ces bals tant { Los Angeles, qu’{

New York et Paris, il est étonnant de constater la sortie de ce phénomène du

communautaire, sa récupération par la culture blanche. Si les bals new-yorkais et

parisiens12 ont conservé une certaine fidélité { la culture d’origine – très noire, très gay

et trans et encore underground -, { Los Angeles, l’audience s’est blanchie13, pour

emprunter le terme { l’écrivain postcolonial Frantz Fanon. En se blanchissant, le voguing

s’est surtout hipsterisé. Le lieu déjà : un des bars les plus connus et branchés de Los

Angeles, ‘The Standard’, dans une salle d’un haut immeuble du centre-ville où la clientèle

principalement constituée d’hommes et de femmes d’affaire blancs se rejoint après le

travail. Ironiquement, le bal s’appelle « banjee », ce qui signifie « look de gars de la

rue. »14Pourtant, rien de la rue ou du banjee ne transparait dans ce bal, rien de ce qui

fondait la culture des drag balls, du discours qui cherchait à affirmer des corps rejetés et

à mettre en avant le combat des oubliés. D’autres danses avant le voguing ont connu le

même sort : le rock fut vidé de ses racines afro-américaines pour devenir une danse

patriotique essentiellement dansée par les soldats blancs lors de la Libération. Ses

origines se retrouvaient pourtant dans une danse appelée Cake-walk, qui parodiait les

maitres esclavagistes dans les années 1880. Le rock, le lindy-hop, le jerk, le jitterbug,

9« House (maison) : Un groupe social, une clique, un club, une équipe, une famille, une fraternité (souvent gay) ». Définition tirée de : Bressin T. et J. Patinier. (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur, p. 213. 10« Walk : Participer à une catégorie ». Définition tirée de : Bressin T. et J. Patinier. (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur, p. 216. 11« Realness : Capacité { jouer, interpréter un rôle le plus parfaitement possible, jusqu’au moindre détail ». Définition tirée de : Bressin T. et J. Patinier. (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur, p. 44. 12Les houses parisiennes et européennes sont jeunes par rapport aux houses américaines développées majoritairement dans les années 1980. Il est donc intéressant de constater leur attachement à une vision traditionnelle du bal et du voguing qui n’existait pas en Europe { l’époque. 13« Il faut blanchir la race ; cela, toutes les Martiniquaises le savent, le disent, le répètent. Blanchir la race, sauver la race, mais non dans le sens qu’on pourrait supposer : non pas préserver « l’originalité de la portion du monde au sein duquel elles ont grandi », mais assurer sa blancheur. » in Frantz Fanon (1952). Peau noire, masques blancs, Editions du Seuil, p. 62. 14Bressin T. et J. Patinier. (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur, p. 39.

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autant de danses qui ont perdues de leur radicalité et de leur discours politique et social

une fois devenues populaires, une fois blanchies.15Aujourd’hui, le vogueur noir

homosexuel n’est plus seul sur la piste : des blancs et surtout des blanches voguent, et

voguent bien !

« On voit des garçons, mais surtout des filles, hétérosexuelles en

Europe, en Asie et en Russie, développer le voguing, depuis 2008-

2009… Moins ‘folle’ aussi, le voguing se rapproche des autres danses

urbaines, il est récupéré par les filles hétéros et quelques mecs, qui ne

veulent pas s’y cantonner, ou jouer l’efféminé à tout prix… Le

voguing ne vit plus en vase clos, »16

Les bals et le voguing servaient à se distinguer, à briller dans une société devenue

uniforme où le monde semble s’être standardisé. Comme les drag queens se sont

globalement vidées de leur discours politique, cette danse perd de sa radicalité, de son

essence subversive, de sa prise de risque technique et discursive qui s’éloignait du canon

classique en sortant du communautaire. Son entrée dans l’école de danse et donc dans

l’académisme (avec des échauffements, des chorégraphies, des comptes précis) semble

trahir ce projet ; alors qu’elle est majoritairement performée en improvisation.

Emprunter à l'Autre est constituant du drag. Si la singularité est l'imitation du

monde hétérosexuel blanc riche dominant, traditionnellement inaccessible à la

communauté des vogueurs, cette imitation ne va pas sans une certaine critique voire une

colère envers cette même culture dominante. Les vogueurs, tout en avouant leur

fascination pour la richesse et la célébrité, en montrent également leur méfiance. La

question de la légitimité de ces danseuses blanches s’impose: ont-elles le droit de

s’approprier une culture et une danse construites précisément en réaction { cette

domination blanche, tout en révélant une admiration pour cette même culture du

15Lire à ce sujet le livre de la chercheuse américaine Maxine Leeds Craig (2014), Sorry I Don’t Dance. Why Men Refuse to Move, Oxford University Press. 16Bressin T. et J. Patinier. (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur, p. 156.

10

privilégié ?17 N’est-ce pas un contre-sens que des filles ‘cis’ performent une danse gay,

trans ? Le coming-out du queer semble par la même annoncer sa condamnation à mort

puisque l’Histoire semble se répéter : la sous/contre-culture glisse vers la

popularisation, et se vide de son discours politique. Aussi fascinante que soit l’histoire

de Jenner, sa popularisation est possible parce qu’elle ne dévie pas, elle n’inquiète pas.

Rien en elle ne relève du queer. Au lieu de questionner le dominant en y intégrant du

queer, elle neutralise l’étrange pour rassurer le dominant.

Pourtant, plutôt que de voir dans les phénomènes Jenner et RuPaul une sorte d’amnésie,

plutôt que de voir dans la cis-présence des vogueuses une simple perte de discours,

peut-on y voir également une conquête de l’espace hétéronormé par le queer, une

« coalition »18 des genres, comme le dirait la féministe américaine Judith Butler ?

Lorsque le transgenre se médiatise, il devient un modèle potentiel au même titre que les

autres genres. De la même manière, la radicalité du drag queen ne semble pas s’être

perdue mais plutôt s’être déplacée en s’insinuant dans la norme pour mieux la

radicaliser de l’intérieur. Dans sa mainstreamisation, le queer gagne avant tout une voix.

Les différents succès médiatiques qu’a connu le queer en 2015 semblent être des signes

non plus d’une simple normalisation mais d’une queerisation de l’hétéronormé et de la

réintégration du politique dans le discours populaire.

Puisse 2016 être queer/n et fierce ! Puisse Paris continuer de s’enflammer !

REFERENCES

Alessandrin A. (2015). Miroir/Miroirs – Hors-série 1, Editions des ailes sur un tracteur.

Baudrillard J.(1976). L'échange symbolique et la mort, Gallimard. Bressin T. et J. Patinier (2012). Strike a Pose. Histoire(s) du voguing. De 1930 à

aujourd’hui, de New York à Paris, Editions des ailes sur un tracteur. Butler J.(2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité,

La découverte. Préface d’Eric Fassin, Traduit de l’anglais par Cynthia Kraus. Frantz Fanon (1952). Peau noire, masques blancs, Editions du Seuil.

17Le voguing est dansé en costumes copiant la culture dominante blanche : les dernières créations de la haute-couture féminine, l’uniforme militaire, le costard de l’homme d’affaire, etc. 18« Ainsi une coalition ouverte mettra en avant des identités qui seront tour à tour prises ou mises de côté selon les objectifs du moment; ce sera un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir { une finalité normative qui clôt les définitions. » in Judith Butler (2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La découverte, p. 83.

11

Foucault, Michel (1975). Surveiller et punir: Gallimard. Freud S. (2001). Das Unheimliche, Folio. Kristeva J. (1980). Pouvoirs de l'horreur, Seuil. Leeds Craig, Maxine (2014).Sorry I Don’t Dance. Why Men Refuse to Move : Oxford

UniversityPress. Sears, Clare (2015). Arresting Dress. Cross-Dressing, Law, and Fascination in

Nineteenth-Century San Francisco : Duker University Press. Vidler A. (1992).The Architectural Uncanny, MIT Press.

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SOMMAIRE

LA REVUE MIROIR / MIROIRS ................................................ Erreur ! Signet non défini.

SUR LE MEME THEME ................................................................ Erreur ! Signet non défini.

LES AUTEUR-ES ............................................................................. Erreur ! Signet non défini.

INTRODUCTION ............................................................................. Erreur ! Signet non défini.

DOSSIER : CORPS ETRANGE(R)S

SOCIOLOGIE > Les LGBT dans les aires « non-occidentales » :

quelles questions pour la recherche ? .. Erreur ! Signet non défini.

LINGUISTIQUE > Homosexualité masculine dans les pays du

monde arabe : une question linguistique ?Erreur ! Signet non défini.

TEMOIGNAGE > Réflexions sur la question gay – Regard

d’Algérie ............................................................. Erreur ! Signet non défini.

RELIGION > Théologien-nes féministes et gay-friendly de

l'islam .................................................................. Erreur ! Signet non défini.

LITTERATURE > Du ré-enchantement de la sexualité et des

corps .................................................................... Erreur ! Signet non défini.

MEDIAS > Portraits de femmes d’origine maghrébine en France

contemporaine ................................................ Erreur ! Signet non défini.

LITTERATURE > Corps et genre dans Infidèles d’Abdellah TaiaErreur ! Signet non défini.

LITTERATURE > Hicham Tahir : Le retour de l’enfant prodigueErreur ! Signet non défini.

NOUVELLE INEDITE > Cinq cent et une nuitErreur ! Signet non défini.

CONTREPOINT : LES CORPS ETRANGES

De Caitlyn Jenner aux drag balls : 2015, année queer ? Année

queen ? ................................................................................................................................... 2