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219
Chapitre 4
Entre intégration culturelle et formation
d’une judéité pauliste :
De multiples interpénétrations
220
Après la Seconde Guerre mondiale, l’insertion culturelle se fait sur la base d’un
élargissement et d’une diversification de la « communauté » (1). Celle-ci va répondre
différemment à la destination brésilienne. Profitant des réseaux mis en œuvre par leurs
prédécesseurs, les nouveaux venus devraient théoriquement connaître une insertion plus
facile et plus rapide. Ils apportent aussi de nouvelles pratiques au sein de la
« communauté », à tel point que des mariages entre ashkénazes déjà arrivés depuis
longtemps et sépharades nouveaux venus pouvaient être considérés comme mixtes.
Justement, si ces mariages sont perçus comme mixtes, c’est car le mariage est un
curseur important permettant de comprendre comment s’organisent les relations
sociales. L’exogamie est un des points témoignant le plus nettement d’une intégration
culturelle conçue comme l’adoption de valeurs et de normes de la société globale et
témoigne de l’ouverture de la société d’accueil qui évolue au contact de la population
juive. Les normes culturelles au Brésil étant très clairement définies et largement
partagées (nourriture, musique, perception même de la société comme métissée),
l’intégration culturelle des juifs brésiliens au cours de la seconde partie du 20ème siècle
est clairement visible, estimable. Nous démontrerons que plusieurs curseurs vont dans
la direction d’une intégration culturelle (2) jusqu’aux années 1980.
221
I. Le renouveau de la population juive de
São Paulo
A. De nouvelles migrations éminemment
politiques
Le bilan de la guerre est particulièrement lourd pour les juifs européens : « sur
8 300 000 Juifs vivant en Europe en 1939, 5 978 000 périssent dans les camps de la
mort, soit 72% de la communauté juive »311. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale
se pose alors la question des réfugiés. De nombreux juifs, réchappés des camps
d’extermination mais ne s’imaginant plus vivre en Europe, prennent de nouveau le
chemin de l’exil. En réalité, les différents pays occidentaux, dont les Etats-Unis, ne sont
que peu disposés à les accueillir sur leur sol. Par ailleurs, les rescapés considèrent
fréquemment le sionisme comme la seule solution véritable pour prévenir d’éventuelles
nouvelles persécutions. C’est pourquoi on assiste à des départs vers la Palestine. Malgré
les réticences anglaises et à la faveur de l’émotion soulevée par la découverte de
l’holocauste, la présence juive en Palestine augmente. L’Etat d’Israël est proclamé dès
1947 par Ben Gurion, puis reconnu en 1948 par l’ONU. L’histoire d’Israël commence
sous les auspices de la tension et de la guerre avec ses voisins arabes. Parallèlement, le
monde arabe sort progressivement de la domination coloniale européenne. Le
nationalisme arabe et le panarabisme se développent, refusant officiellement de choisir
entre l’URSS et les Etats-Unis et ses alliés et optant pour le non-alignement
(Conférence de Bandœng, 1955). Le rejet de l’Occident et de ce qui est étranger est
particulièrement sensible en Egypte où un nationalisme tant économique que politique
s’affirme.
311 BERNSTEIN, Serge ; MILZA, Pierre (dir.), Histoire du XXème siècle, t.1 « 1900-1945 : La fin du
"monde européen" », Paris, Hatier, 1996, p. 488.
222
Les migrations juives reprennent donc après 1945, elles sont marquées par quatre
facteurs : le traumatisme laissé par l’holocauste, le communisme (et notamment la crise
hongroise), le nationalisme arabe, et aussi la création de l’Etat d’Israël. Ces migrations
concernent tout à la fois des juifs européens et des juifs des pays du Maghreb et du
Moyen-Orient. On peut imaginer qu’en raison de l’existence d’Israël, l’exil
s’envisagerait désormais comme une aliyah. Qu’en est-il ? Comment se répartit
l’émigration juive après guerre ? Nous verrons ainsi, et ce sera d’autant plus vrai pour
les juifs du bassin méditerranéen, qu’Israël n’est pas la seule option et pas
nécessairement la plus désirée. On sait que de nombreux juifs issus des colonies
françaises ont ainsi opté pour la France. Mais on assiste aussi, et notamment pour les
juifs d’Egypte que nous étudierons plus particulièrement, à des départs vers d’autres
pays, souvent des pays « neufs » comme le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, mais
aussi le Brésil. Pourquoi ce choix ? Est-ce un réel choix ? Comment le Brésil s’est-il
présenté comme une option face à la nécessité d’un départ ?
a. Une répartition des migrations juives dans l’après
Seconde Guerre mondiale
Dans la seconde moitié du 20ème siècle et plus particulièrement après 1948, on peut
observer une redistribution des migrations internationales des juifs. On assiste dès
l’après-guerre à un mouvement de population connu sous le nom de Ha-Brika, « la
fuite ». Ce mouvement comprend des retours – parfois temporaires comme en
Pologne312 – sur les terres d’origine ; le déplacement dans des camps dits de
« personnes déplacées » installés en Allemagne et en Autriche par les Alliés et
312 Comme le signale Idith Zertal, « De l’U.R.S.S., où avaient trouvé refuge quelque 400 000 d’entre eux,
les Juifs polonais, qui ont fui devant la conquête allemande, commencent à rentrer "chez eux". En moins
d’une année, 200 000 Juifs se retrouvent sur le sol polonais. Comme le gouvernement provisoire les
encourage vivement à reconstruire leur communauté, il peut sembler à certains, pendant un bref moment,
que le cauchemar est vraiment terminé. Le pogrom de Kielce, perpétré en juillet 1946 en plein jour, met
fin à l’illusion. 100 000 Juifs quittent aussitôt le pays ». ZERTHAL, Idith, « Les Survivants », In :
BARNAVI, Elie, Histoire universelle des Juifs, Paris, Hachette, 1992, p.240.
223
rassemblant quelques 250 000 personnes ; d’autres se dirigent vers les ports européens
pour quitter l’Europe et se diriger notamment vers la Palestine via des filières
clandestines. L’affaire de l’Exodus en 1947, en sensibilisant l’opinion publique,
précipite la partition de la Palestine et la reconnaissance d’Israël.
Les mouvements de population entre 1945 et 1947 montrent que la Palestine est la
destination d’environ 4 juifs sur 10 parmi ceux qui quittent l’Europe. Les Etats-Unis
absorbent environ 20% d’entre eux, l’Amérique latine 5%, le Canada 2.5%, l’Afrique
du Sud et l’Australie moins de 1%. Et ce sont ainsi 7 000 personnes qui se dirigent vers
l’Amérique latine. On peut observer ces flux migratoires sur la carte ci-dessous.
Carte 4 : Un peuple en mouvement, 1945-1947.
Cartographie : Michel Opatowski.
Source : Idith ZERTHAL, « Les Survivants », in Elie BARNAVI, Histoire universelle des Juifs,
Paris, Hachette, 1992, pp.240-241.
Ce flux migratoire de rescapés de la Shoah se poursuit après 1947. C’est ainsi que la
population juive de São Paulo connaît une partie de son renouveau. De nouveaux juifs
ashkénazes viennent s’installer au Brésil, mais aussi des sépharades vivant jusque là
dans les Balkans. Numériquement, ce mouvement migratoire n’est toutefois pas
comparable à celui des années 1920 et 1930. On a pu voir en effet sur les graphiques 4,
224
6 et 8 ainsi que sur le tableau 5 précédemment utilisés313 que les migrations sont
presque inexistantes pendant la guerre pour reprendre faiblement à partir de 1945 pour
les pays européens, tandis que la majorité des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du
Nord voyaient l’essentiel de ses migrants partir dans la seconde moitié du 20ème siècle.
Le Brésil a en effet accueilli des réfugiés de guerre comme on peut le voir dans ces
nouveaux graphiques, toujours établis selon les données recueillies à l’AHJB de São
Paulo, qui montrent les migrations juives en provenance de Belgique, Grèce, Hongrie et
Pologne. On y voit bien cette césure, cette suspension des migrations pendant la guerre
et le recommencement d’après-guerre s’y confirment.
313 Respectivement aux pages 145, 147, 149 et 151 (chapitre 2) et consacrés aux migrations juives
allemandes, italiennes, russes et aux migrations juives recensées par les témoignages de l’AHJB.
225
Graphique 9 : Immigrations juives en provenance de Belgique et à destination du Brésil, d’après les
témoignages recueillis à l’Arquivo Historico Judaico Brasileiro, São Paulo.
Source : AHJB, São Paulo.
226
Graphique 10 : Immigrations juives en provenance de Grèce et à destination du Brésil, d’après les
témoignages recueillis à l’Arquivo Historico Judaico Brasileiro, São Paulo.
Source : AHJB, São Paulo.
227
Graphique 11 : Immigrations juives en provenance de Hongrie et à destination du Brésil, d’après
les témoignages recueillis à l’Arquivo Historico Judaico Brasileiro, São Paulo.
Source : AHJB, São Paulo.
228
Graphique 12 : Immigrations juives en provenance de Pologne et à destination du Brésil, d’après
les témoignages recueillis à l’Arquivo Historico Judaico Brasileiro, São Paulo.
Source : AHJB, São Paulo.
229
Ces migrations juives d’après guerre se font soit à titre individuel, soit dans le cadre de
migrations « encadrées ». En effet, la politique migratoire brésilienne est revue à la fin
de l’Estado Novo314. Après de longues discussions, notamment au sein de la revue
Revista de Imigração e Colonização315, concernant l’intérêt ou non de rouvrir les
frontières aux candidats à l’immigration, le décret-loi n°7.967 du 18 septembre 1945 est
sanctionné. C’est la date à laquelle s’ouvre une nouvelle phase migratoire316, moindre
en nombre. Un système de quotas est maintenu mais de façon plus lâche. Les migrations
de l’après-guerre diffèrent des migrations antérieures : elles sont tout d’abord très
inférieures en nombre absolu et divergent dans leur composition socioprofessionnelle,
« la grande majorité étant constituée par des techniciens se dirigeant vers les
villes et l’industrie en expansion et une moindre part vers l’agriculture qui
elle-même commence à requérir un autre type d’immigrant, plus qualifié,
dans la mesure où elle se modernisait et se diversifiait »317.
Parmi ces nouveaux immigrants, on trouve des « déplacés de guerre ». Ces « personnes
déplacées »318 sont quelques 7 millions au sortir de la guerre, originaires d’Europe
orientale et majoritairement regroupées en Allemagne. On les nomme Displaced
314 L’Estado Novo dure jusqu’au 29 octobre 1945. 315 PERES, Elena Pájaro, « Proverbial hospitalidade ? A Revista de Imigração e Colonização e o discurso
oficial sobre o imigrante (1945-1955) », Revista do Arquivo Nacional, col. 10, n°2, juil./déc. 1997, pp.53-
70. 316 Sur les différentes phases migratoires du Brésil et les lois s’y afférant, nous renvoyons aux écrits de
Bassanezi et Levy. Cf. LEVY, « O papel da imigração internacional na evolução da população brasileira
(1872-1972) », Revista da Saúde Pública, n°8 (supplément), 1974, pp.49-90. Et BASSANEZI, Maria Silvia
C. Beozzo, « Imigrações internacionais no Brasil : um panorama historico », In : PATARRA, Neide (ed.),
Emigração e imigrações internacionais no Brasil contemporâneo, São Paulo, FNUAP/NESUR/NEPO,
1996, pp.46-65. Sur le cas plus précis de la Pologne, cf. DECOL, René Daniel, Anais do XII Encontro
Nacional des Estudos Populacionais da ABEP, Grupo de Trabalho « Migração », 2000. Disponible à
l’adresse suivante : www.abep.nepo.unicamp.br/docs/anais/pdf/2000/Todos/migt22_1.pdf 317 « a grande maioria sendo constituída por técnicos que se dirigem às cidades e à industria em expansão
e em menor número à agricultura que também passa a requerer um outro tipo de imigrante, com maior
qualificação, na medida em que se modernizava e diversificava. » SALLES, Maria do Rosário R.,
« Imigração e politica imigratória brasileira no pós-Segunda Guerra Mundial », Cadernos CERU, série 2,
n°13, 2002, p.100. 318 Le statut de réfugié n’existe que depuis 1952.
230
Persons (DP), entre 1945 et 1951, et sont placées « sous l’égide successive de deux
organisations internationales, l’UNRRA et l’OIR. »319 La première, l’UNRRA, est la
United Nations Relief and Rehabilitation Agency, elle s’occupe de cette question de
1943 à 1947. Elle est relayée par l’OIR ou IRO en anglais, Organisation Internationale
des Réfugiés, toujours sous l’égide des Nations Unies, entre 1947 et 1951.
« A partir de 1947, cette appellation (Displaced Persons) ne devait plus
s’appliquer qu’au "dernier million" de réfugiés originaires d’Europe de l’Est
et qui pour des raisons multiples et complexes refusent définitivement le
rapatriement vers leurs pays d’origine nouvellement convertis en démocratie
populaires »320.
Le Brésil s’est très tôt intéressé à ces personnes déplacées, non par pur humanisme mais
en raison de leur potentiel pour le développement du pays. C’est pourquoi il a été l’un
des premiers pays à signer l’accord321 visant à créer l’OIR pour régler ce problème des
déplacés et surtout, comme le signale Maria do Rosário R. Salles, « il a été le premier à
envoyer une commission en Allemagne pour la sélection initiale de 1000 familles, pour
un total de 5000 personnes »322. Parmi ces personnes déplacées se trouvent des juifs.
Des questionnements ont vu le jour quant à l’adéquation de ces personnes cherchant à
quitter l’Europe d’après-guerre et pas simplement les juifs. Les trois questionnements
les plus importants étaient : est-ce que ces personnes ne sont pas trop traumatisées, ne
sont-elles pas « névrotiques » ? Ont-elles un profil en adéquation avec les besoins de
l’économie brésilienne ? Sont-elles facilement intégrables ? En effet, le Brésil en
expansion recherche alors des éléments populationnels en accord avec leur objectif de
modernité, c’est-à-dire des personnes éduquées capables de contribuer à l’essor du pays
et n’ayant pas de difficultés d’adaptation donc psychologiquement stables et avec une
affinité avec la mentalité latine. Les contributeurs des revues spécialisées sur
319 COHEN, Daniel G., « Naissance d'une nation: les personnes déplacées de l'après-guerre, 1945-1951 »,
Genèses, 38, 2000, p. 57. Disponible à l’adresse suivante :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_2000_num_38_1_1608 320 Id. 321 Mais pas à le ratifier. 322 SALLES, Maria do Rosário R., op. cit., p. 101. « foi o primeiro a enviar uma comissão à Alemanha para
a seleção inicial de 1.000 famílias, num total de 5.000 pessoas. »
231
l’immigration ont en effet remarqué que les Portugais, Espagnols et Italiens s’inséraient
très rapidement à la population locale contrairement aux Allemands ou aux Polonais qui
avaient tendance à se regrouper en communautés. Dans la mesure où les déplacés de
guerre regroupaient une population très composite et essentiellement d’Europe de l’Est,
certains auteurs doutaient de leur intérêt. Mais là encore, le facteur économique a été
déterminant. Et surtout les autorités ont pu mettre en place des modes de sélection. La
question de la sélection est ainsi liée, comme le remarque Salles323, à la condition
sanitaire et de santé des candidats, aux besoins de l’économie et aussi à la capacité
d’intégration à la société brésilienne.
L’immigration dirigée doit ainsi venir soutenir le rebond économique. En effet, la crise
de 1929 a profondément bouleversé la structure économique du pays. Subissant la
baisse des cours de ses exportations, principalement le café324 et secondairement le
sucre, le gouvernement prend toute une série de mesures de soutien à l’économie. Des
stocks considérables de café sont détruits pour maintenir au mieux leur cours sur le
marché. La monnaie est dévaluée pour décourager la consommation de biens
d’importation. Les importations sont très contrôlées. Ces mesures visent à soutenir le
développement d’une industrie naissante325 et donc une industrialisation par substitution
des importations. Ces mesures de soutien sont efficaces, elles ont
« limité les effets de la crise en maintenant la demande intérieure et en
dynamisant l’industrie nationale. Au creux de la dépression, en 1931, le
produit intérieur a seulement diminué de 5,1% par rapport à 1929. En 1932,
323 SALLES, Maria do Rosário R., « Imigração, Famíla e redes sociais : a experiência dos « deslocados de
guerra » em São Paulo, no pós Segunda Guerra Mundial », XIV Encontro Nacional de Estudos
Populacionais, ABEP, Caxambú – MG – Brasil, 20-24 septembre 2004. 324 Le café représente alors près des trois quarts de la valeur des exportations brésiliennes. 325 La Première Guerre mondiale avait déjà contribué au développement de l’industrie par la raréfaction
des possibilités d’importation : « La Première Guerre mondiale, en réduisant les importations de produits
manufacturés, favorise la croissance du secteur, dominé, pour le capital investi, par le textile (coton) puis
les industries alimentaires. Au recensement industriel de 1920, on dénombre 13 376 établissements. Plus
de 40% ont été créés à partie de 1915. L’Etat de São Paulo occupe déjà la première place et l’ensemble du
Sudeste concentre 55% des unités de production, 64% de la main d’œuvre ouvrière et 68% de la force
motrice. » MARIN, Richard, « La République des fazendeiros : 1889-1930 », p. 285, In : BENNASSAR,
Bartolomé & MARIN, Richard, op. cit., pp. 277-335.
232
il a repris une progression de 4% puis de 9% par an pour les deux années
suivantes. En 1934, la crise est déjà surmontée ce qui, en regard d’autres
pays, représente un niveau de récupération exceptionnellement rapide. »326
En revanche, l’économie ne sera réellement planifiée que sous l’Estado Novo : mise en
place d’une politique fiscale, salariale, de change, de crédit ; développement d’un
enseignement dirigé vers l’industrie ; soutien de l’investissement privé pour le
développement de secteurs clés tels que le fer, l’acier, l’électricité, la chimie lourde ;
musellement d’une éventuelle opposition par la mise en place d’un syndicat unique et
l’interdiction de la grève ; développement des transports par le tissage d’un réseau
routier ; enfin développement d’une économie de guerre. Au sortir de la guerre,
l’économie brésilienne a donc entamé sa mue. L’industrie, essentiellement concentrée
dans le Sudeste, à Rio et encore plus à São Paulo, apporte ainsi 43% du PIB en 1939
contre 21% en 1919. Les restrictions portées à l’immigration dans les années 1930 sont
alors remises en cause car certains nouveaux immigrés pourraient contribuer à soutenir
cette économie en mutation. Une fois réglée la question de la santé des candidats, une
immigration sélectionnée serait ainsi la bienvenue. C’est pourquoi, le décret 7.967 du
18 septembre 1945 prévoit qu’
« il devient nécessaire, maintenant que la guerre mondiale est terminée,
d’imprimer à la politique brésilienne relative à l’immigration une orientation
nationale et définitive qui réponde au double objectif de protéger les intérêts
du travailleur national et de développement de l’immigration qui soit un
facteur de progrès pour le pays »327.
C’est ainsi que l’immigration des déplacés de guerre devient la première tentative
d’immigration organisée de la part de l’Etat brésilien après 1945. En effet,
l’immigration d’après-guerre, comme l’ensemble des migrations après 1945, peut se
326 MARIN, Richard, « L’ère Vargas : la naissance du Brésil moderne », pp. 359-360, in : BENNASSAR,
Bartolomé & MARIN, Richard, op. cit., pp. 337-364. 327 « se faz necessário, cessada a guerra mundial, imprimir à política imigratória do Brasil uma orientação
nacional e definitiva que atenda a dupla finalidade de proteger os interesses do trabalhador nacional e de
desenvolvimento da imigração que for fator de progresso para o país ». Décret n°7.967 du 18 septembre
1945, cité par SALLES, Maria do Rosário R., op.cit., 2004, p. 10.
233
concevoir suivant deux modalités. La première est une migration individuelle, par le
biais de cartas de chamada envoyées par des parents ou la conclusion d’un contrat de
travail à titre individuel. La seconde option est la migration par le biais d’accords
bilatéraux conclu entre le Brésil et des organisations internationales – avec l’ONU dans
le cas des personnes déplacées – ou avec des Etats328. C’est par le biais de cette seconde
option que l’Etat peut, à proprement parler, choisir les migrants qu’elle souhaite
recevoir. Ce seront environ 11.000 déplacés de guerre, parmi lesquels quelques juifs,
qui profiteront de la mise en place des accords conclu entre le Brésil et l’ONU entre
1947, date d’arrivés des premiers, et 1952. Mais très souvent les juifs européens arrivent
au Brésil par le biais de cartas de chamada envoyées par leurs proches qui s’étaient
enfuis avant le début de la guerre. Ceci confirme le caractère familial de cette migration
d’après-guerre. D’ailleurs, l’Etat aussi choisit ce type d’immigration quand elle conclut
des accords.
Trudi Landau, d’origine allemande explique ainsi comment329 elle a réussi à échapper
aux camps durant la guerre en sillonnant l’Europe et grâce à une opération chirurgicale
de son nez avant de partir pour São Paulo. Cette rhinoplastie a, selon elle, largement
contribué à la faire passer inaperçue puisqu’elle dissimulait ainsi un ce que les nazis et
les antisémites avaient défini comme une caractéristique physique typiquement juive,
comme un marqueur, un stigmate. En raison de la montée de l’antisémitisme, les
parents de Trudi et elle-même ont pris certaines précautions : la famille a quitté la ville
de Opladen, à 18 kilomètres de Cologne, où elle vivait, sa mère est partie s’installer en
Palestine en novembre 1938 où son mari devait la rejoindre, Trudi s’est donc fait opérer
et, avec son père, est partie à Bruxelles, en Belgique, en 1939. C’est là que leurs
chemins se séparent. Le père est arrêté, il passera de camp de travail en camp de
concentration et périra à Majdanek, près de Lublin, où il est envoyé en mars 1943. Trudi
vit en exil en France et en Belgique et se marie pendant la guerre. Les époux émigrent
définitivement, à titre individuel, en novembre 1945 et arrivent à São Paulo le 1er
janvier 1946. Ce n’est pas un hasard si leur destination est São Paulo car ses beaux-
328 Cf. SALLES, Maria do Rosário Rolfsen, « Política imigratória brasileira na pós- Segunda Guerra Mundial »,
Cadernos CERU, vol. 2, n°13, 2002, pp. 99-124. 329 LANDAU, Trudi, « Childhood in Germany », In : MORRIS, Katherine (éd.), Odyssey of exile : Jewish
women flee the Nazis for Brazil, Detroit, Wayne State University Press, 1996, pp. 27-35.
234
parents, français, avaient déjà émigré en 1936. Ils viennent donc à l’invitation de leur
famille330. Sa mère bénéficiera aussi d’une carta de chamada, elle quittera donc Israël et
arrivera en 1949. C’est aussi en tant que couple qu’émigrent Miriam et Szlama
Grywacz. Originaires de Pologne, ayant tous deux étudié en France, ceux-ci vivent un
temps en Corée puis émigrent pour le Brésil à cause de la guerre. Ils s’installent à São
Paulo en 1951.
Les migrations de la fin des années 1940 et du début des années 1950 sont tout à fait
particulières car elles interviennent après la prise de connaissance du génocide qui
remet entièrement en question le mode d’intégration des juifs en Europe, notamment en
Allemagne et en France où elle se caractérisait par une adoption des normes nationales.
C’est pourquoi il sera reproché à certains juifs français de s’être trop assimilés et
d’avoir voulu se définir comme israélites. Les juifs allemands sont l’objet de critiques
similaires. Mais, pour Trudi Landau, cette porosité des juifs vis-à-vis de la société dans
laquelle ils vivent et dont ils sont membres va de soi. Il n’y a pas de contradiction ou
d’opposition entre être juif et être le national d’un pays, bien au contraire :
« au Brésil, j’ai entendu le reproche que les Juifs Allemands avaient été
"Allemands" d’abord et Juifs ensuite (…). Mais comment aurait-il pu en être
autrement ? Mon père avait combattu pour l’Empereur et la patrie durant la
première Guerre Mondiale. Il avait même été blessé au front et avait reçu la
Iron Cross pour son courage. (…) Mes grands-parents et aïeux depuis
plusieurs générations étaient nés à Nettesheim. La famille de ma mère aussi,
les Stiels de la ville de Eschweiler, vivaient en Rhénanie depuis des siècles.
(…) Tout ce que je savais venaient de livres allemands : mon regard sur la
vie, mon éducation, ma conception de l’éthique, de l’honnêteté et de
l’honneur étaient tous allemands. »331
330 Entretien avec Trudi LANDAU, réalisé par Marilia Freidenson le 11/07/1996, AHJB, Nucléo de
História Oral. 331 « in Brazil, I heard that the German Jews had been "Germans" first and Jews second (…). But who
could have we been otherwise? My father had fought for Kaiser and fatherland during World War I. He
had been wounded on the front and had been given the Iron Cross for bravery. (…) My grandparents and
great grandparents many generations back had been born in a place called Nettesheim. Also, my mother’s
family, the Stiels of the city of Eschweiler, had lived in Rhineland for centuries. (…) Everything I knew
235
Ces migrations sont également très singulières car elles ont lieu souvent après la
reconnaissance d’Israël. C’est pourquoi on peut affirmer que ces personnes font
désormais le choix de la diaspora. C’est le choix du Brésil, et plus précisément de São
Paulo qui est le pôle majeur d’attraction, alors en croissance économique, qui entre dans
une phase démocratique, où des parents sont généralement déjà installés, au détriment
d’Israël. Nous allons voir comment ce choix du Brésil se reproduit dans le cas très
précis des juifs d’Egypte.
b. De l’Egypte au Brésil
La population juive de São Paulo continue sa diversification dans les années 1950 avec
notamment l’arrivée des juifs d’Egypte. Alors que les migrants de la première moitié du
20ème siècle se sont implantés et que l’on peut commencer à parler d’une véritable
intégration, de nouvelles personnes vont à leur tour faire l’expérience de l’exil vers ce
pays d’Amérique du sud, généralement peu connu et souvent perçu comme un second
choix au moment du départ, un pis aller. C’est une expérience de l’exil que vont
partager les juifs résidant, parfois depuis plusieurs générations, en Egypte. Au bout d’un
long voyage, ressemblant parfois à une épopée, les juifs sortent à nouveau d’Egypte,
majoritairement pour se rendre en Israël, puis en France ou aux Etats-Unis, enfin pour le
Canada, l’Australie, l’Afrique du sud ou encore le Brésil. Comment et pourquoi ont eu
lieu ces migrations ? Pourquoi peut-on parler d’un exil ? Nous verrons que la logique
politique locale et internationale constitue dans ce cas également un facteur déterminant
pour le départ des juifs mais qu’elle intervient aussi dans la destination retenue. Nous
montrerons aussi comment ces départs se sont déroulés sans espoir de retour, ce qui
contribuera à une intégration particulière.
Après la défaite contre Israël en 1949, une instabilité politique commence en Egypte,
elle conduit à un coup d’Etat militaire en 1952 qui porte Naguib au pouvoir. Ce dernier,
was from German books: my outlook on life, my education, my concept of ethics, honesty and honor
were all German. » LANDAU, Trudi, « Childhood in Germany », op.cit., p. 28.
236
démis en 1954, Nasser lui succède. Son régime est placé sous les auspices du
nationalisme, du tiers-mondisme et de l’arabisme sur le plan extérieur, du
développement économique sur le plan intérieur. Avec la nationalisation du Canal de
Suez (26 juillet 1956), les tensions augmentent d’un cran. Israël, la France et
l’Angleterre entrent en guerre. Un cessez-le-feu est vite imposé, mais l’Egypte renvoie
tous les étrangers ou ceux qui sont ressentis comme tels. En Egypte, les juifs sont soit
égyptiens, soit étrangers : même s’ils résident parfois depuis quelques générations sur le
sol égyptien, nombreux sont ceux qui ont des passeports grecs ou italiens, voire
français. Ils sont donc touchés par cette injonction de Nasser. Mais les juifs égyptiens
sont eux aussi concernés. En effet, les juifs ont commencé à incarner l’étranger parfait
et les relations avec Israël ne sont pas étrangères à ce fait. Etrangers certes, mais avec
un passeport égyptien, les juifs sont en réalité expulsés. En partant, ils doivent renoncer
à leur citoyenneté, ils ne pourront pas revenir et sont alors apatrides.
En 1948-1949, la population juive d’Egypte est estimée à 75 000 personnes332 sur une
population totale de 19 090 000 individus. C’est un chiffre relativement faible, il
signifie que 4 personnes sur 1000 sont juives. Leur présence est cependant assez
significative car la participation des juifs à la vie économique est très importante en
Egypte. Ils sont principalement urbains, polyglottes, commerçants de classe moyenne
ou professions libérales. Et ils vivent au sein de la société égyptienne, parmi la société
égyptienne. « Ils ont rapidement évolué dans un milieu urbain et cosmopolite. La
plupart n’était pas strictement religieuse et ne vivait pas comme une communauté à
part »333. Jusqu’aux années 1920, la langue majoritaire des juifs d’Egypte est l’italien
qui cède alors le pas au français. Sarina Marcelle Roemer que j’ai pu entretenir sur la
base d’un questionnaire explique ainsi comment, bien que ses parents soient tous deux
soient nés en Egypte et de nationalité grecque, que sa « première langue a été l’italien
332 D’après les estimations du American Jewish Year Book, vol. 50 (1948-1949). 333 « Rapidamente ambientaram-se nos meios urbano e cosmopolita. A maior parte não era estritamente
religiosa e não vivia como uma comunidade à parte ». ROUCHOU, Joëlle, Noites de verão com cheiro de
jasmin : memórias de judeus do Egito no Rio de Janeiro, 1956/57, Thèse de doctorat sous la direction de
la Prof. Solange Martins Couceiro de Lima, Communcation et Culture, Universidade de São Paulo, 2003,
p.82.
Voir aussi BEININ, Jeel, The Dispersion of Egyptian Jewry, University of California Press, Berkeley,
1998, 329p.
237
qu’(elle) parlait avec (ses) grands-parents jusqu’à la fin et avec ses parents pendant
assez longtemps »334. Ses parents ont par ailleurs confié son éducation au Lycée
Français du Caire, le Lycée Pasteur, tenu par la Mission laïque. Elle a donc acquis une
culture française et a pris plaisir à parler français avec moi. Aujourd’hui encore, alors
qu’elle vit au Brésil depuis plusieurs décades, elle « communique en français avec (son)
mari et (ses) amis »335. Cette instruction française est partagée par de nombreux juifs
d’Egypte. Frida Lagnado336 est ainsi professeur de français au Lycée Pasteur ; Marie
Azar Gormezano337 parle ladino avec sa famille mais connaît le français ; quant à
Michelle Bousso338, elle est même de nationalité française. Pendant longtemps, il n’y a
pas de confrontation majeure entre les juifs et le reste de la société égyptienne avant la
montée brutale des tensions qui vont provoquer leur départ. Comme l’explique Joëlle
Rouchou, des juifs d’Egypte, sensibles au communisme et anti-impérialistes participent
même à la vie politique. On trouve ainsi Henri Curiel à la tête du Mouvement Egyptien
pour la Libération Nationale, Hillel Schwartz à l’Iskra, et Marcel Israël à la Libération
du peuple.
Mais les événements en Palestine, la défaite égyptienne face à Israël, l’épisode du Canal
de Suez vont, les uns après les autres, remettre en question la présence des juifs et plus
tard de l’ensemble des étrangers sur le sol égyptien. Ainsi, dès novembre 1945, un
quartier où vivent de nombreux juifs est attaqué en réponse à l’afflux de réfugiés du
nazisme en Palestine. « Un hôpital, une synagogue, un asile pour les personnes âgées
(sont) incendiés et des juifs (sont) tués ou blessés »339. En 1947, une loi limite à 25% la
part d’étrangers autorisés à travailler dans les entreprises du pays. Or, seuls 20% des
juifs d’Egypte ont la nationalité égyptienne, les autres sont étrangers ou apatrides. Après
la proclamation d’Israël et à la suite de la guerre, apparaissent des persécutions, des
334 « Minha primeira lingua foi o italiano que falava com meus avós até o fim e também muito tempo com
meus pais. » Entretien de Sarina Marcelle ROEMER, São Paulo, juin 2007. 335 « Me comunico em francês com meu marido e amigos », Id. 336 Entretien de Frida LAGNADO, réalisé le 25/07/1995, réf. 171EG16, Nucléo de História Oral, AHJB. 337 Entretien de Marie Azar GORMEZANO, réalisé le 01/06/1996, réf. 106EGII-MH, Nucléo de História
Oral, AHJB. 338 Entretien de Michelle BOUSSO, réalisé le 01/04/1998, réf. 295EG22, Nucléo de História Oral, AHJB. 339 ROUCHOU, Joëlle, op.cit., p.82. « Foram incendiados um hospital, uma sinagoga, um asilo para idosos,
e judeus foram mortos ou feridos ».
238
confiscations de biens, des emprisonnements et des morts. Selon André Chouraqui340,
entre 1948 et 1950, 25 000 juifs fuient l’Egypte parmi lesquels 14 000 se rendent en
Israël. La chute du roi Faruk en 1952 ouvre un intermède politique moins hostile aux
juifs sous la direction de Muhamad Naguib qui cumule les fonctions de Président et de
Premier ministre. Mais dès 1954, quand Nasser prend la place de Premier ministre341, la
situation se dégrade de nouveau. Dans une optique nationaliste et panarabe, beaucoup
de juifs sont accusés de sionisme ou de communisme. Parallèlement, les tensions
augmentent dans la région du Moyen-Orient. Un point de non-retour est atteint quand
Nasser décide la nationalisation du Canal de Suez en juillet 1956. Le conflit ouvert
entre la France, l’Angleterre et Israël d’une part et l’Egypte d’autre part est bref mais
ses séquelles sont profondes car la tension montait depuis longtemps. Le 25 janvier
1952, les Britanniques attaquent un « point d’appui de la résistance »342, à Ismaïlia.
L’attaque fait 41 morts et 68 blessés. « Le lendemain, en réponse à ce massacre, la
capitale égyptienne est incendiée »343, les cibles sont prioritairement britanniques et
globalement occidentales. Précisons que cette révolte n’est pas organisée par les
autorités égyptiennes, même si les britanniques ont dénoncé le laxisme, l’inaction des
dirigeants, leur laisser-faire. L’armée n’intervient qu’en fin de journée lorsque les
manifestants se sont rassemblés devant le Palais présidentiel.
« La matinée du 26 janvier débute par la manifestation des buluk nizâm344
cairotes non loin du palais royal. Les étudiants viennent rapidement se mêler
au cortège dont l'atmosphère est déjà électrique. Mouvement de la colère
populaire ou, plus vraisemblablement, action de quelques gangs organisés,
imités, probablement, plus tard, par de petits groupes surexcités et des
pillards, plus de 250 foyers sont allumés à travers la ville à partir de midi.
Plusieurs heures durant, le centre européen du Caire est la proie des
340 CHOURAQUI, André, Histoire des Juifs en Afrique du Nord, Monaco, Editions du Rocher, 1998, 293p. 341 Naguib est démis de ses fonctions de Premier ministre mais il reste Président. 342 GAYFFIER-BONNEVILLE, Anne-Claire de, « La guerre du canal 1951-1952 », Cahiers de la
Méditerranée [En ligne] , 70 | 2005 , mis en ligne le 12 mai 2006, Consulté le 23 février 2011. URL :
http://cdlm.revues.org/index881.html 343 Id. 344 Les buluk nizâm sont la police auxiliaire. Celle-ci ainsi que les Frères musulmans et les « escadrons de
la libération » (katâ!ib al-tahrîr) ont largement contribué à dénoncer la présence britannique et à faire
monter la pression allant jusqu’aux menaces physiques à leur égard.
239
flammes. La police, en ne cherchant pas à arrêter les meneurs ou à calmer la
foule, contribue indirectement à amplifier le désastre. »345
Micheline Bousso témoigne ainsi que les endroits ciblés étaient « tout lieu qui
appartenait à des étrangers ou fréquenté par des étrangers, donc cinéma, hôtels, tout ce
qui faisait partie de la vie des étrangers, pas des juifs en particulier, mais étrangers,
anglais, américains »346. Des mesures drastiques sont prises contre les étrangers et tous
ceux qui sont considérés comme des étrangers. Les biens sont confisqués et ils sont
expulsés. Micheline Bousso obtient un visa pour quitter Le Caire pour Paris en 1956,
mais c’est un « aller simple ». À partir de 1956,
« tout le monde est parti, tout le monde est parti, tout le pays qui n’était pas
arabe, musulman est parti hein, et les Français, Italiens, Anglais ; Français et
Anglais ont été expulsés, les autres ont fui… Il n’y a avait plus à manger
parce que les entreprises les renvoyaient, ils allaient manger quoi ? » 347
La réminiscence d’une vie en Egypte paisible que les témoins évoquent souvent avec
une « saudade » toute brésilienne, mêlant plaisir et nostalgie, est aussi douce que le
souvenir de ce basculement est brutal. Le retournement de situation a choqué de
nombreux témoins qui n’ont souvent que très peu perçu la montée des revendications
arabes. En effet, bien que possédant souvent des passeports étrangers, beaucoup de juifs
d’Egypte résidaient dans le pays depuis plusieurs générations et se vivaient égyptiens.
C’est pourquoi certains témoins m’ont évoqué des slogans marquants qu’ils ont pu
entendre dans les rues du Caire ou d’Alexandrie, comme « Egorgeons les Juifs ! »348, en
même temps qu’ils se souvenaient de leur jeunesse les yeux brillants de tendresse. Une
des témoins349 a même tenu à m’expliquer qu’au pire moment, celui de leur départ, un
345 GAYFFIER-BONNEVILLE, Anne-Claire de, op. cit. 346 Entretien de Micheline BOUSSO, op. cit. « todo lugar que era de estrangeiro, então cinéma, hotéis, eh,
tudo que pertencia a vida do estrangeiro, não judeus especialmente judeus, inglês, américano ». 347 Id. « todo mundo saiu, todo mundo saiu, o país inteiro que não era árabe, muçulmano saiu eh, e
francês, italiano, inglês ; francês inglês foi expulsão, os outros fugia… não tinha como comer, porque as
firmas mandaram embora e vai comer o que ? ». 348 Entretien de Sarina Marcelle ROEMER, São Paulo, juin 2007. 349 Entretien de Mireille DAL-MEDICO BARKI, São Paulo, juin 2007.
240
des hommes qui travaillaient au port d’Alexandrie et que son père connaissait avait
témoigné à sa famille de sa tristesse de les voir partir. Ce sont donc des souvenirs très
contradictoires qu’emportent avec eux les juifs en sortant d’Egypte.
Les statistiques que nous avons élaborées d’après les témoignages recueillis à l’AHJB
de São Paulo nous permettent de montrer une vague migratoire soudaine, rapide et
« massive ». On voit en effet sur le graphique ci-dessous que les migrations des juifs
d’Egypte à destination de São Paulo dans leur majorité, se condensent sur quatre
années, de 1956 à 1959. D’une migration quasiment nulle, on atteint des pics peu
recensés même dans la grande période migratoire des ashkénazes des années 1920 et
1930.
241
Graphique 13 : Immigrations juives en provenance d’Egypte et à destination du Brésil, d’après les
témoignages recueillis à l’Arquivo Historico Judaico Brasileiro, São Paulo.
Source : AHJB, São Paulo.
Ces chiffres sont corroborés par la décrue rapide de la population juive d’Egypte telle
qu’elle est présentée par Hayim Cohen d’après les données du recensement. Entre 1947
et 1960, sept juifs sur huit ont quitté l’Egypte et il estime qu’ils ne sont plus que trois
cents en 1972. C’est donc une disparition pure et simple de la population juive d’Egypte
que l’on peut voir dans le tableau suivant.
Année Le Caire Alexandrie Ailleurs Total
1840
(estimation) / / / 5000
1897 11.608 9.831 3.761 25.200
1907 20.281 14.475 3.879 38.635
1917 29.207 24.858 5.516 59.581
1927 34.103 24.829 4.618 63.550
1937 35.014 24.690 3.249 62.953
1947 41.860 21.128 2.651 65.639
1960 5.587 2.760 214 8.561
1968
(estimation) / / / 2.500
1972
(estimation) / / / 300
Tableau 6 : Population juive en Egypte, 1840-1972.
Source : COHEN, Hayim, The Jews of the Middle East, 1860-1972, New York, Wiley, 1973, p.70.
D’après Ruth Leftel350, reprenant les travaux de Daniel J. Elazar351 qui ne part pas
exactement des mêmes chiffres initiaux, entre 1949 et la disparition des juifs d’Egypte, la
dispersion se répartit dans l’ordre suivant :
350 LEFTEL, Ruth, A comunidade sefaradita Egípcia de São Paulo, thèse de doctorat sous la direction du Prof.
Nachman Falbel, Histoire sociale, Departamento de História da Faculdade de Filosofía, Letras e Ciências
Humanas da Universidade de São Paulo, São Paulo, mai 1997, 259p. 351 ELAZAR, Daniel J., The Other Jews: The Sephardim Today, New York, Basic Books, 1989, p. 99.
1er Israël 55.000
2e Brésil 15.000
3e France 5.000
4e Angleterre 2.000
5e Canada 2.000
6e Australie 500
7e Argentine et Venezuela 500
Tableau 7 : Approximation de la dispersion des juifs d’Egypte, depuis 1949.
Source : LEFTEL, Ruth, A comunidade sefaradita Egípcia de São Paulo, thèse de doctorat en
Histoire sociale, Departamento de História da Faculdade de Filosofía, Letras e Ciências Humanas
da Universidade de São Paulo, sous la direction du Prof. Nachman Falbel, São Paulo, mai 1997.
D’après Leftel, le Brésil est ainsi la seconde destination des juifs d’Egypte. Durant la
seule année 1957, ce sont environ 10.000 personnes qui se sont exilées vers le Brésil352,
ce qui confirme le pic observé dans le graphique 13. Ruth Leftel explique la date de
migration ainsi que la répartition des migrants dans les différents pays en fonction de
leur niveau économique et social. Il apparaît ainsi que les premiers départs, qui se font
dès 1948-1950, concernent plutôt les familles qui ont le moins de biens et notamment
qui n’ont pas d’entreprise. Ceux-là se dirigent alors vers Israël. Cette tendance se
confirme aussi lors de la seconde vague, bien plus massive, lancée en 1957. Les classes
les moins favorisées vont vers Israël, les classes moyennes au Brésil et principalement à
São Paulo353, les plus aisées en France et aux Etats-Unis354. Mais le choix du Brésil et
son corollaire la vie en diaspora ne s’expliquent pas uniquement par des raisons
économiques. En effet, il est très net que des personnes, souvent choquées par le
retournement de situation en Egypte, mais aussi désireuses de vivre à l’abri de la
tourmente politique dans laquelle semblait déjà s’enfoncer le Moyen-Orient, aient
délibérément choisi de ne pas s’installer en Israël. C’est notamment le cas du père de
352 Id. 353 Des migrations se font aussi à destination de Rio de Janeiro, mais on pourra alors observer parmi les
égyptiens de Rio une nouvelle migration, intérieure cette fois, vers la ville de São Paulo, souvent dans les
années 1970. 354 Cf. LEFTEL, Ruth, op.cit., p.129.
244
Mireille Dal-Medico Barki qui ne souhaitait pas, compte tenu de la situation en Israël,
que ses enfants s’installent dans ce pays en raison du service militaire obligatoire et de
la probabilité pour eux de se trouver en situation de conflit armé. Cette immigration est
rendue possible grâce aux cartas de chamada mais aussi par l’obtention de visas
négociés avec l’Etat Brésilien. Ainsi, en 1956, le Président Juscelino Kubitschek octroie
des visas pour l’immigration de 1000 familles d’Afrique du nord, principalement du
Maroc. La HIAS, Hebrew Imigration Assistance Service, intervient alors et obtient
auprès du gouvernement du Maroc un transfert de ces visas pour des candidats
égyptiens.
Ce départ est bien un exil, dans le sens donné par Denise Rollemberg car il est le « fruit
de l’exclusion, de la négation, de la domination, de l’annulation, de l’intolérance »355 à
l’égard des juifs vivant en Egypte et aussi des étrangers. L’émigration se fait sans espoir
de retour et sans pouvoir emporter ses biens. Le gouvernement égyptien autorise les
migrants à ne prendre avec eux que 20 livres égyptiennes par personne, l’équivalent de
3 à 4 dollars de l’époque, et leurs effets personnels mais aucun objet de valeur comme
les bijoux ou les œuvres d’art. Les migrants vendent alors tout ce qu’ils possèdent pour
payer la traversée, certains dissimulent des biens. Une des personnes356 avec lesquelles
j’ai pu entretenir m’a ainsi expliqué comment sa grand-mère a caché dans sa gaine les
bijoux dont elle ne voulait pas se séparer et qui avaient, m’a-t-elle affirmé, plus de
valeur sentimentale que pécuniaire. À leur arrivée au Brésil, ils vont devoir ainsi tout
reconstruire, s’adapter à la vie dans ce nouveau pays, dans un cadre judaïque à
dominance ashkénaze alors qu’ils sont sépharades. Leurs atouts principaux seront
l’existence d’un réseau d’assistance déjà constitué ainsi que leur éducation, notamment
la maîtrise de langues étrangères. Le premier défi est donc d’intégrer la société juive
pauliste dont nous allons démontrer à présent que si elle est hétérogène, elle se
consolide en société juive entre 1945 et 1985.
355 « fruto da exclusão, da negação, da dominação, da anulação, da intolerância ». ROLLEMBERG, Denise,
Exílio : entre raízes e radares, Rio de Janeiro, Ed. Record, 1999, p.24. 356 Entretien de Mireille DAL-MEDICO BARKI, São Paulo, juin 2007.
245
B. Des communautés juives et une société
juive pauliste, 1945-1985
Les juifs exilés à São Paulo après 1945 sont dans une situation très différente de ceux
installés pendant l’entre-deux-guerres. En effet, alors que les uns doivent mettre en
place les premières organisations communautaires qu’elles soient religieuses,
éducatives, philanthropiques ou de loisir, comme nous l’avons vu précédemment, les
seconds vont pouvoir profiter d’un réseau constitué dès leur arrivée. Cette organisation
va leur permettre de s’intégrer plus rapidement à la société brésilienne. Néanmoins, ils
vont aussi organiser leur propre réseau religieux et culturel. En effet, comme l’on fait
avant eux les ashkénazes, les nouveaux venus qu’ils soient sépharades d’Egypte,
rescapés de la guerre ou encore en fuite du monde communiste ou moyen-oriental, les
juifs qui s’installent pendant la seconde moitié du 20ème siècle vont chercher à recréer, à
São Paulo, un cadre spirituel et culturel semblable à celui dans lequel ils évoluaient
auparavant. On va ainsi pouvoir observer un renforcement de la diversité par laquelle
s’exprime la judéité au Brésil et la formation de nouvelles kehillot. Ceci est d’autant
plus vrai qu’après 1945, avec la chute de Vargas, les associations communautaires se
développent plus librement, ce qui facilite leur diversification et leur croissance
numérique, et alors que certains juifs brésiliens faisant partie de la deuxième ou
troisième génération dans le pays envisagent leur judéité autrement que leurs parents.
Une certaine forme de judéité pauliste se met donc en place, elle ne repose plus
exclusivement sur la reproduction des cadres européens, elle acquière des spécificités
brésiliennes, elle ne se fonde plus exclusivement sur la pratique religieuse, en d’autres
termes elle se sécularise. Nous démontrerons que cette période se caractérise par une
double évolution : d’une part la diversification croissante de la judéité pauliste qui se
constitue en diverses communautés en fonction des sensibilités religieuses et culturelles
et, d’autre part, son rassemblement au sein d’une société juive dans le cadre de la
Fédération Israelita do Estado de São Paulo – FISESP.
L’immigration de la seconde moitié du 20ème siècle provoque un grand renouveau au
sein de la population juive de São Paulo, d’abord parce qu’elle la diversifie, ensuite car
elle l’accroit numériquement, enfin car elle constitue un souffle nouveau au sein d’une
246
population juive dont près de nombreux membres sont nés au Brésil. Ainsi, selon les
données rassemblées par Henrique Rattner dans son livre Tradição e Mudança et basées
notamment sur les données des recensements et sur sa grande enquête de 1968, près de
la moitié des juifs de São Paulo (48,21%) sont nés au Brésil étant enfants ou petits-
enfants d’immigrés. Ensuite, sur les 14228 juifs qui ont immigré et se sont installés à
São Paulo, la moitié est arrivée après la guerre. La migration juive d’après 1945
provoque donc un renouvellement d’un quart de la population juive pauliste. Ce
renouvellement est essentiellement soutenu par l’émigration sépharade. Au total, ces
personnes qui arrivent à São Paulo, « entre 1951 et 1968, (viennent) de plus de
soixante-dix pays différents »357. Cette pluralité de provenance était déjà perceptible
mais demeurait globalement européenne jusqu’à 1945, et ce même si nous avons
indiqué des migrations marocaines au 19ème siècle. Après 1945, elles s’enrichissent avec
de nouvelles migrations européennes mais aussi maghrébines, moyen orientales,
asiatiques et américaines. Si Rattner parle de 70 pays de provenance, il ne cite, chiffres
à l’appui, que 38 pays auxquels il ajoute deux catégories, celles des « Autres » et des
« non déclarés ». Nous avons, quant à nous, relevé 29 pays de provenance parmi les
personnes ayant témoigné de leur expérience de la migration et de la vie au Brésil pour
le projet de collecte de l’AHJB.
En 1968, selon les chiffres de Rattner358, la population juive pauliste se répartit donc
ainsi, en fonction des pays de naissance des personnes entretenues : 48% de Brésiliens
natifs, 2% de latino-américains, 29% de personnes d’Europe orientale, 1% d’Europe
occidentale, près de 6% d’Europe Centrale, 1% d’Europe méridionale, 10% du Moyen-
Orient et du Maghreb, et 3% pour les autres pays incluant les Etats-Unis, le Canada et la
Chine. Ces données sont détaillées dans les tableaux ci-dessous :
357 RATTNER, Henrique, Tradição e Mudança : A comunidade judaica em São Paulo, São Paulo, Ática,
coll. Ensaios, vol.27, 1977, p. 98. 358 Notons que l’étude démographique de Rattner est la seule dont nous disposons à ce jour. Elle a été
parrainée par la FISESP et le Human Relations Institute du American Jewish Committee. Six cents jeunes
gens ont collaboré à cette recherche qui a duré 18 mois et dont les entretiens ont été réalisés entre la mi-
avril et la fin août 1968. Une étude du même type est prévue dans les mois à venir.
247
Tableaux 8 a, b, c, d: Distribution de la population juive à São Paulo suivant le lieu de naissance
(régions et pays) en 1968.
Source : RATTNER, Henrique, Tradição e Mudança : A comunidade judaica em São Paulo, São Paulo,
Perspectiva, 1977, pp.107-108.
Brésil Amérique latine
En chiffres En % En chiffres En %
São Paulo –
Capitale
11 171 39.19 Argentine 354 1.24
São Paulo –
Interior
696 2.44 Bolivie 132 0.46
Autres Etats 1898 6.58 Chili 25 0.08
Cuba 1 -
Uruguay 103 0.36
Total 13765 48.21 Total 615 2.14
Europe Orientale Europe Occidentale
En chiffres En % En chiffres En %
Bessarabie 286 1.00 Belgique 56
Bulgarie 73 0.25 France 148
Hongrie 576 2.02 Grande-Bretagne 30
Yougoslavie 142 0.49 Hollande 25
Lettonie 75 0.26 Suède 6
Lituanie 295 1.03 Suisse 15
Pologne 4227 14.83
Roumanie 1609 5.64
Russie 767 2.69
Tchécoslovaquie 169 0.59
Ukraine 72 0.25
Total 8291 29.05 Total 280 0.96
248
Europe Centrale Europe Méridionale
En chiffres En % En chiffres En %
Allemagne 1355 4.75 Italie 165 0.57
Autriche 251 0.88 Grèce 103 0.36
Portugal 16 0.05
Total 1606 5.63 Total 284 0.98
Moyen Orient Autres pays
En chiffres En % En chiffres En %
Egypte 1386 4.86 Canada 10 0.03
Iran 16 0.05 Chine 19 0.06
Iraq 42 0.14 Etats-Unis 57 0.20
Liban 241 0.85 Autres 165 0.56
Maghreb* 147 0.52 Non déclarés 572 2.01
Israël 607 2.13
Syrie 257 0.91
Turquie 137 0.46
Total 2855 9.92 Total 823 2.86
* Maroc, Algérie, Tunisie.
249
De ces données, il apparaît que la population juive de São Paulo est de plus en plus
composée de Brésiliens natifs. Les chiffres des juifs nés au Brésil, en dehors de São
Paulo mais y résidant, montrent ensuite que la population juive brésilienne est attirée,
au même titre que l’ensemble des Brésiliens, par la vie urbaine en général et par São
Paulo en particulier. Ils démontrent la multiplicité kaléidoscopique des profils des juifs
de São Paulo. Combinés aux données migratoires dont nous disposons (cf. tableau ci-
dessous), il apparaît enfin, que la grande période des migrations juives s’achève à la fin
des années 1950. En effet, ce que nous observons par la suite, grâce aux graphiques
établis d’après les données de l’AHJB, sont des arrivées sporadiques, individuelles,
dispersées.
Epoque En chiffres En %
Avant 1900 3 0.01
De 1901 à 1910
De 1911 à 1920
De 1921 à 1930
44
395
2371
0.31
2.36
16.74
De 1931 à 1940
De 1941 à 1950
De 1951 à 1960
De 1961 à 1968
Non déclarés
3552
1313
5189
1321
40
25.08
9.27
36.63
9.32
0.28
Total 14228 100.00
Tableau 9 : Distribution de la population juive de São Paulo selon les périodes d’arrivée au Brésil.
Source : RATTNER, Henrique, Tradição e Mudança : A comunidade judaica em São Paulo, São
Paulo, Perspectiva, 1977, p.109.
Pour ces populations juives, l’après Vargas est placée sous le signe d’un renouvellement
d’abord parce qu’elles sont plus diverses que jamais et ensuite parce que la
libéralisation de l’Etat va leur permettre de développer pleinement, librement, sans
contrainte, toute sorte d’associations. Les conditions sont ainsi requises pour que l’on
observe une permanence des entités préexistantes qui peuvent dorénavant fonctionner
sans la moindre réserve et aussi un foisonnement de nouvelles organisations culturelles
250
et cultuelles. Tout comme on avait pu constater une répartition des juifs arrivés dans
l’entre-deux-guerres au sein d’organisations répétant leur zone de provenance
géographique et culturelle, on va ainsi voir que les nouveaux migrants vont à leur tour
créer des associations cherchant à recréer, à São Paulo, la communauté d’origine. La
première association fondée par les « Egyptiens » à São Paulo est la Associação Mekor
Haim (Source de vie), en hommage au Grand Rabbin d’Egypte, à l’époque de l’exode,
Hayim Nahum Effendi. Elle est créée officilellement le 15 juillet 1959 et ses statuts sont
enregistrés le 6 août 1959. C’est donc une création très rapide qui a été notamment
rendue possible par la disponibilité d’un local, une maison louée Rua Brigadeiro
Galvão, dans le quartier de Barra Funda, à proximité du lieu de résidence des
immigrants, au nord-ouest de l’Avenida Pauliste et à l’ouest du Bom Retiro. Ce lieu « a
servi durant plus de deux décennies comme siège de la Congregação Israelita Pauliste
(CIP), fondée en 1936 par les juifs sortis de l’Allemagne nazie et qui a été transférée en
1958 dans des locaux propres à la rue Antonio Carlos359, où elle est encore
aujourd’hui »360. Cette organisation devient par la suite une congrégation et s’affilie à
d’autres entités alors en développement. Les femmes de la Congrégation forment ainsi
le groupe Monte Sinai. Globalement, la structuration communautaire des sépharades est
atomisée, reproduisant les centres des pays et même des villes d’origine.
On assiste à une multiplication des possibilités d’affiliation grâce aux nombreuses
organisations représentant des tendances très diverses et à la tentative parallèle de
communaliser, de fédérer ces tendances afin de donner une voix et une représentation
identifiable à l’ensemble des juifs paulistes. Une des grandes tendances d’organisations
communautaires, en dehors de la facilitation de la pratique religieuse et de
l’enseignement, est l’organisation d’entraide. C’est grâce à ces organisations que les
nouveaux venus vont bénéficier d’une assistance, d’un soutien pour leur installation à
São Paulo. C’est une des tâches que va remplir la FISESP, Federação Israelita do
Estado de São Paulo361. La FISESP est créée le 23 décembre 1946 à la suite de la
359 Voir une photo de ce lieu en annexe. 360 « serviu durante mais de duas décadas como sede da Congregação Israelita Pauliste (CIP), fundada em
1936 pelos judeus oriundos da Alemanha nazista e que se transferiu para sua sede própria à Rua Antonio
Carlos, onde está até hoje », In : LEFTEL, Ruth, op. cit., p.127. 361 Fédération Israélite de l’Etat de São Paulo.
251
réunion tenue à l’initiative du Directoire du Centro Hebreu Brasileiro de Socorro aos
Israelitas Vítimas da Guerra362. Cette conférence a réuni « en Assemblée générale les
46 entités israélites alors existantes dans l’Etat de São Paulo, avec pour objectif de
fonder une entité de tutelle qui coordonne les activités de la communauté judaïque de
São Paulo et qui la représente devant les pouvoirs publics »363. La FISESP coordonne
ainsi les activités communautaires et constitue un organe représentatif. Elle va
également s’engager dans l’action d’assistance par le biais de son Service Social. Ce
Service va profiter aux Egyptiens venant à São Paulo « depuis le jour de leur arrivée (à
l’Hospedaria) jusqu’à leur indépendance économique »364. La FISESP crée ainsi un
Comitê de Colocação365, dirigé par Isac Amar366, dont les attributions concernent la vie
pratique : il fournit une aide pour l’apprentissage du portugais, pour l’accès médical, les
écoles, le logement. La FISESP est ainsi l’autre élément important concernant
l’organisation communautaire car elle va tenter de rassembler le plus grand nombre
d’associations communautaires. La FISESP fait elle-même partie de la CONIB,
Confederação Israelita do Brasil367, qui chapeaute l’ensemble des fédérations israélites
des Etats Brésiliens. La tâche de la FISESP est assez rude en raison de la multiplicité
des conceptions de la judéité : la FISESP doit réunir et assurer la cohésion et la
pérennité d’un groupe très divers. C’est pourquoi il nous semble plus juste de parler non
pas d’une communauté juive pauliste mais de communautés juives paulistes. Et selon la
distinction opérée par Tönnies368 entre communauté et société, la FISESP tiendrait alors
ce rôle de représentant de la société juive pauliste. En effet, suivant les catégories
analytiques de l’auteur allemand, la communauté ou Gemeinschaft repose sur des
relations affectives, durables, instinctives, sur une volonté organique dit Tönnies, tandis
que la société ou Gesellschaft est une construction intellectualisée, créée en vue
362 Centre Hébreu Brésilien d’Aide aux Israélites Victimes de Guerre. 363 « reuniram-se em Assembléia Geral, as 46 entidades israelitas existentes no Estado de São Paulo,
objetivando fundar uma entidade de cúpula que coordenasse as atividades da comunidade judaica de São
Paulo, e a représentasse perante os poderes públicos », FALBEL, Nachman, 1977, op. cit., p.82. 364 « desde o dia de sua chegada (na Hospedaria) até sua independência econômica », in LEFTEL, Ruth,
op. cit., p.116. 365 Comité de Placement (ou Installation). 366 Isac Amar deviendra par la suite le Vice-Président de la Comunidade Israelita Sefardita. 367 Confédération Israélite du Brésil. 368 TÖNNIES, Ferdinand, Communauté et Société, 1887.
252
d’atteindre un but déterminé et guidée par une volonté réfléchie369. Dans ce cadre, les
organisations en fonction des pays et villes d’origines des juifs paulistes, et notamment
la reproduction des stetls d’Europe de l’Est, s’insèrent dans la définition de la
communauté, d’autant que Tönnies insiste sur le caractère spatial restreint de la
communauté. La FISESP en revanche, créée dans un but déterminé et rassemblant des
personnes n’étant pas liées organiquement et sans lien hérité, prend le caractère de la
société.
À titre plus individuel, plus interpersonnel, se joue une autre forme d’intégration. Les
juifs nouvellement arrivés au Brésil doivent trouver et prendre leur place sein de la
population juive déjà établie. Ils doivent s’intégrer à la fois à la société globale et à la
société juive. Cette intégration à la société juive n’est pas nécessairement la plus facile.
En effet, s’ils ont le judaïsme en commun, leur façon de le pratiquer, de le concevoir, de
le vivre au quotidien ne sont pas identiques. Les plus anciens sont majoritairement
ashkénazes quand la plupart des nouveaux venus sont sépharades. Ils n’ont pas la même
histoire. Ils n’ont pas la même culture. Les incompréhensions sont multiples. Comme
on le voit en France après la Seconde Guerre Mondiale et la décolonisation, l’arrivée
des sépharades sur un territoire où les ashkénazes étaient majoritaires et quasiment les
seuls juifs n’est pas simple. L’incompréhension, voire la défiance, malgré des attaches
communes se ressent. Au Brésil, les immigrants arrivent souvent en couple ou en
famille. La question du mariage entre ashkénaze et sépharades est donc souvent reportée
à la génération suivante. Et, alors que les mariages mixtes commencent à croitre,
l’exogamie est presque appréhendée à l’intérieur de la communauté. C’est pourquoi la
dénomination « mariages mixtes » est parfois utilisée pour qualifier les unions conclues
entre sépharades (minoritaires) et ashkénazes. Dans les années 1990 encore, Misha
Klein370 faisant ses recherches au sein de l’association culturelle et sportive Hebraica,
découvre avec étonnement que le club possède un « sauna mixte ». Alors qu’elle
s’attend à découvrir un sauna où hommes et femmes se réunissent, ses guides lui disent
369 Cette distinction est revisitée par Max Weber sous le binôme communalisation / sociation qui est
particulièrement développé dans le deuxième tome d’Economie et Société, paru pour la première fois en
1922. 370 KLEIN, Misha, « Afro-Ashkenazim and Other Identity Experiments », Eleventh International Research
Conference, Latin American Jewish Studies Association, Federal University of Rio de Janeiro, 23-26 juin
2002.
253
que ce n’est qu’une blague, il s’agit juste d’un sauna pour ashkénazes et sépharades.
Cependant, les frontières ne sont pas étanches.
La première intégration qui se joue est donc une intégration interne à la diaspora juive
pauliste. On observe ainsi une forme de métissage culturel, de mélange et donc de
recréation, au sein du groupe qui passe certes par le mariage mais aussi par la posture
réflexive des juifs paulistes sur leur judéité. C’est pourquoi si l’on assiste à des
« transferts », c’est-à-dire à la fréquentation de juifs sépharades de synagogues
ashkénazes (notamment la CIP), ce n’est pas uniquement pour une question de
proximité géographique mais aussi par un choix liturgique et d’orientation religieuse.
Grâce à la multitude de façons de concevoir la judéité à São Paulo et à l’offre croissante
en matière de judéité, il devient possible de faire un choix, d’individualiser les
pratiques. En effet, on peut noter, dès la fin des années 1960, que les juifs paulistes
couvrent une palette de plus en plus large de la judéité : de l’orthopraxie à la
sécularisation avec une tendance très nette à la substitution de la pratique religieuse par
l’engagement dans la vie communautaire et de bienfaisance. Rattner constate ainsi, dès
les années 1970, une diminution des pratiques religieuses juives en dehors de
l’observance des grandes fêtes et des grands événements de la vie des individus371.
Toutefois l’auteur observe que si ces rites de passage que sont la naissance et la
circoncision, les mariages, les enterrements sont toujours essentiellement pratiqués de
façon religieuse, « ils semblent plus répondre aux exigences et aux attentes de la famille
et des relations sociales qu’aux convictions et nécessités spirituelles des intéressés »372.
En fait, ce qu’observe Rattner c’est un double phénomène. Il parle d’assimilation et de
sécularisation de la communauté juive pauliste : diminution de la transmission
religieuse au sein des familles ; mobilité sociale et géographique au sein de la ville qui
signifie une sortie du quartier du Bom Retiro qui symbolisait le judaïsme traditionnel de
371 Voir en annexe un tableau représentant l’observance des préceptes et rites religieux parmi la
population juive pauliste à la fin des années 1960. 372 « Nã há dúvida, a maioria dos casamentos são celebrados nas sinagogas e, indubitavelmente, os
mortos são enterrados no cemitério dos judeus, mas os ritos e cerimônias religiosas associados com os
principais eventos na vida dos indivíduos, tais como nascimento e circuncisão, casamento e morte,
parecem atender mais as exigências e expectativas da família e das relações sociais, do que às convicções
e necessidades espirituais dos implicados. » RATTNER, 1977, op. cit., p.138.
254
São Paulo ; ascension sociale ; augmentation des mariages mixtes373 qui est valable
dans les autres pays de diaspora ; et sans doute le facteur très déterminant du
changement de cause de gratification : le « bon juif » est désormais non plus celui qui
s’investit à la synagogue mais dans des associations ou clubs sportifs, sionistes,
d’assistance. Quant à nous, nous qualifions ce processus contradictoire et non rectiligne
plutôt comme celui d’une dissolution des frontières des différentes communautés,
parallèlement d’un développement de nombreuses communautés juives et de
l’affirmation d’une société juive pour reprendre la terminologie de Tönnies. S’opère en
outre un mouvement de sécularisation des Brésiliens natifs qui propose une redéfinition
de l’identité juive en termes ethniques, culturels, et nationaux.
Dans la période allant de l’après-guerre aux années 1980, le groupe continue à se
diversifier par l'apport migratoire nouveau, par la croissance démographique portée par
des brésiliens juifs natifs et par la sécularisation croissante des membres. S’il y a donc
la mise en place de différentes communautés, comme ce qu’on a pu observer à New
York par exemple374, l’organisation des juifs paulistes se formalise de plus en plus grâce
à la création de la FISESP, membre de la CONIB, qui continue aujourd’hui d’être
l’organe considéré comme le plus représentatif et l’interlocuteur de l’Etat brésilien.
C’est pourquoi, suivant la distinction établie par Tönnies, on peut parler à São Paulo de
la mise en place d’une société juive incarnée par la FISESP et de multiples
communautés juives d’affinités, soit héritées, soit électives.
Ces évolutions multiples de la judéité pauliste sont aussi liées à l’intégration culturelle
des individus dans la nation brésilienne dont ils font désormais partie. Cette
participation à la vie locale et nationale est facilitée par la dynamique d’une société
brésilienne faisant peu de cas du passé et tournée vers l’avenir.
373 SORJ, Bila, « Conversãos e casamentos "mistos" : a produção de "Novos Judeus" no Brasil », In :
SORJ, Bila (org.), Identidades judaicas no Brasil contemporâneo, Rio de Janeiro, Imago, 1997, pp.67-86. 374 LEVITT, Corinne, Les Juifs de New York à l’aube du XXIe siècle : communauté juive ou identités
juives ?, Paris, Editions Connaissances et Savoirs, 2006, 442p.
255
II. Une intégration culturelle au cœur de
l’intimité et tournée vers le futur
En 1941, Stefan Zweig revient au Brésil. Son premier séjour remonte à l’entre-deux-
guerres, alors que l’Allemagne et l’Italie ont déjà basculé dans le nazisme pour l’un, le
fascisme pour l’autre. Il témoigne ainsi :
« Appelé à me rendre en Argentine, en 1936, au Congrès du Pen-Club de
Buenos-Aires, je fus aussi invité à visiter en même temps le Brésil. Je n’en
attendais rien de très particulier. Je me faisais du Brésil la représentation
moyenne et dédaigneuse des Européens et des Américains du Nord, que je
m’efforce à présent de reconstituer : une de ces Républiques sud-américaines
qu’on ne distingue pas très exactement l’une de l’autre, au climat chaud et
malsain, dont la politique est troublée et dont les finances sont désolées,
l’administration déficiente, dont seules les villes côtières sont à demi
civilisées, mais aux beaux paysages et avec de nombreuses possibilités
inutilisées – en somme, un pays pour émigrants désespérés ou pour colons,
mais dont on ne pouvait à aucun titre attendre une impulsion pour
l’esprit ».375
Or, cette impulsion, Zweig va l’avoir. Il est saisi par une « forme toute nouvelle de
civilisation »376 qu’il perçoit comme non discriminante, tendue vers le métissage,
composée de personnes très diverses mais n’ayant qu’ « une seule ambition : celle de
faire disparaître tout particularisme et de devenir aussi complètement et aussi
rapidement que possible brésiliens, d’être fondus en une nation nouvelle »377. Cette
civilisation, il ne peut s’empêcher de la comparer à celle du Vieux Continent, surtout
lorsqu’il revient en 1941. Ceci lui fait négliger l’existence de la dictature gétuliste et la
volonté de blanchiment de la population qui fait partie de la démocratie raciale et de
375 ZWEIG, Stefan, Le Brésil, terre d’avenir, Paris, Editions de l’Aube, 2005 (1992), pp. 15-16. Le Livre
est paru pour la première fois sous le titre original « Brasilien, ein Land der Zukunft » en 1941. 376 Ibid., p.17. 377 Ibid., p.22.
256
l’idée de miscégénation. En revanche, Zweig perçoit une des caractéristiques majeures
de la société brésilienne, sa tension perpétuelle vers le futur. Le titre qu’il donne à son
livre continue aujourd’hui encore d’être utilisé et il devient dans les années 1950 un
leitmotiv, le Brésil est das Land der Zukunft, o país do Futuro, le pays du futur.
Convaincu du potentiel du pays, Zweig affirme : « le Brésil est sans aucun doute destiné
à être un facteur des plus importants dans le développement ultérieur de notre
monde »378.
Comme le note Bernardo Sorj, cette idée du Brésil comme étant le pays du futur a
commencé à se concrétiser dans les années 1950 grâce au développement, à
l’industrialisation et à la modernisation qui ont permis la formation de classes
moyennes. Cette propension à penser le pays et la nation « en puissance », c’est-à-dire
comme jamais achevés, à imaginer que lendemain sera toujours meilleur, ce que
Bernardo Sorj appelle un « fatalisme optimiste », conduit à se retourner peu sur le passé
et à valoriser la nouveauté. C’est pourquoi
« L’ascension sociale des immigrants, au lieu de générer des idéologies
racistes ou des sentiments anti ethniques, est perçue comme un facteur
positif et valorisant de la personne. Ceci parce que la culture, l’identité et le
mythe d’origine brésilien favorisent le changement, la nouveauté et la
transformation qui permettra de réaliser ses potentialités comme pays du
futur. »379
De là, il découle que « dans un contexte où la nouveauté, le changement et le futur sont
valorisés, l’étranger, au lieu d’être porteur de valeurs étrangères à la nationalité, en
378 Ibid., p.16. 379 SORJ, Bernardo, Sociabilidade Brasileira e Identidade Judaica : As origens de uma cultura não anti-
semita, p.1. « A ascensão social dos imigrantes no lugar de gerar ideologias racistas ou sentimentos
antiétnicos, é vista como fator positivo e valorizador da pessoa. Isto porque a cultura, a identidade e o
mito de origem brasileiro favorecem a mudança, o novo e a transformação que permitirá realizar suas
potencialidades como pais do futuro ».
Article non publié sous cette forme mais dont une version antérieure est disponible : SORJ, Bernardo,
« Sociabilidade Brasileira e Identidade Judaica », In : SORJ, Bila (org.), Identidades Judaicas no Brasil
Contemporâneo, Rio de Janeiro, Imago, 1997, pp.9-31.
257
devient le principal constructeur »380. Cette société ouverte permet la rencontre et donc
l’intégration comme nous l’avons expliqué dès l’introduction. L’intégration culturelle
des juifs brésiliens conduit à une pénétration des codes de la société brésilienne et elle
permet la création d’une diaspora juive typiquement brésilienne et plus précisément
d’une société juive pauliste. Cette intégration se manifeste à travers certains marqueurs
culturels que sont l’usage de la langue, l’acquisition d’une culture populaire et savante,
l’évolution des pratiques alimentaires. Mais cette intégration est aussi visible, ce qui est
vrai pour l’ensemble des groupes constitués, à travers la conclusion croissante de
mariages exogamiques. L’intégration culturelle s’inscrit ainsi au cœur des sphères les
plus intimes des individus.
A. De langue véhiculaire à langue
vernaculaire : le portugais, une « vie
intérieure »381
L’acquisition de la langue du pays d’adoption382 est la condition sine qua non de la
participation à la vie sociale hors du groupe de provenance. Dans le cas des juifs de São
Paulo, elle est même nécessaire à l’échange au sein d’un groupe si pluriel que le
portugais devient la langue véhiculaire en dehors de la cellule familiale ou de la
communauté d’origine. C’est pourquoi nous nuancerons les propos d’Henrique Rattner
selon lequel
« il est toutefois caractéristique des groupes immigrants et des juifs en
particulier d’utiliser la langue adoptive seulement dans leurs contacts
extérieurs, c’est-à-dire dans la vie économique, professionnelle et dans leurs
relations avec l’administration et les pouvoirs publics. À la maison et dans
380 Ibid. p. 6. « Num contexto em que se valoriza o novo, a mudança e o futuro, o estrangeiro, no lugar de
ser portador de valores estranhos à nacionalidade, passa a ser o principal construtor desta ». 381 Clarice Lispector. 382 Surtout quand il y a une langue officielle, ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis par exemple.
258
les centres communautaires, la langue d’origine et traditionnelle continue
d’être parlée : le yiddish par tous ceux venant d’Europe Orientale,
l’allemand pour les réfugiés d’Allemagne et d’Autriche, mais aussi le
hongrois, l’arabe et le français »383.
L’usage de la langue d’origine se vérifie surtout pour les personnes ayant effectué la
migration d’une part et entre les personnes issues de cette même zone de migration
d’autre part. Pour celles nées à São Paulo, le portugais du Brésil est la langue parlée
dans la rue, à l’école, au travail et le plus souvent à la maison. Ce qui signifie aussi le
maintien d’un polyglottisme parmi les juifs paulistes surtout pour la première
génération et un glissement progressif vers le portugais dans l’ensemble des sphères de
la vie quotidienne au fil des générations. C’est pourquoi de nombreux témoins
interrogés dans le cadre du projet de l’AHJB font régulièrement de petits commentaires
dans la langue du pays dont ils viennent. Les transcriptions sont régulièrement
agrémentées de références en français pour les paulistes venant d’Egypte, du Liban ou
de France par exemple. Ce maintien de la langue d’origine de la part des migrants, je
l’ai vérifié à plusieurs occasions en parlant avec le personnel et les bénévoles des
archives lors de mes différents terrains, notamment avec l’une des employées qui,
venant d’Egypte, s’est toujours adressée à moi en français. Elle utilisait cette langue
avec certains des bénévoles. Mais elle en changeait quand elle parlait avec une autre des
employées venant d’une famille d’origine marocaine, installée à Recife au cours du
19ème siècle, mais ne pratiquant plus que le portugais. On voit donc que le glissement se
fait progressivement vers le portugais, au fur et à mesure de l’intégration dans la société
brésilienne et quand il s’agit de communiquer avec des personnes pratiquant une autre
langue maternelle. Le portugais est peu à peu devenu la langue véhiculaire et parfois
l’unique parlée par les juifs paulistes.
383 « Foi, todavia, característica geral dos grupos imigrantes e dos judeus, em particular, usar o idioma
adotivo somente em contatos externos, ou seja na vida econômica, profissional e em relações com a
administração e os poderes públicos. Em casa e, tanto mais nos próprios núcleos comunitários,
continuava a ser falada a língua de origem e tradicional, o iídiche, para todos aqueles que vieram de
Europa Oriental, o alemão para os refugiados da Alemanha e Áustria, o húngaro, árabe e o francês. »
RATTNER, Henrique, 1977, op. cit., pp. 122-123.
259
Dans l’enquête dirigée par Rattner, à la fin des années 1960, on voit ainsi que les juifs
paulistes parlent plusieurs langues, que le portugais est l’idiome utilisé en première
intention, à la maison, par 57,65% d’entre eux, que seul un juif de São Paulo sur dix
n’utilise pas le portugais comme langue de communication au sein de la famille, et que
le yiddish, bien que maîtrisé par plus de 40% de la population juive, n’est concrètement
parlé au quotidien et dans la sphère privée que par 15,43% d’entre eux.
Classement Langue parlée
En 1er lieu En 2nd lieu
Portugais 57.65% 33.24%
Yiddish 15.43% 27.46%
Français 6.05% 2.97%
Allemand 4.75% 4.00%
Hébreu 1.76% 2.67%
Roumain 1.93% 0.81%
Hongrois 1.73% 0.90%
Espagnol 1.60% 1.47%
Arabe 1.05% 2.00%
Polonais 0.70% 0.90%
Anglais 0.71% 2.62%
Italien 0.45% 0.74%
Autres 1.25% 0.96%
Tableau 10 : Répartition de la population juive de São Paulo selon les langues les plus parlées au
domicile, en pourcentage, à la fin des années 1960.
Source : RATTNER, Henrique, op. cit., p.131.
On peut dégager de cette étude une rapide acquisition de la langue portugaise, ce qui
facilite la participation à la vie de la société mais aussi les échanges internes de la
judéité pauliste. Le portugais devient en une génération la principale langue véhiculaire
et aussi, rapidement, l’idiome utilisé en famille. Le facteur chronologique joue donc en
faveur du portugais et en défaveur des langues d’origine. La disparition du yiddish est
un phénomène observé non seulement au Brésil mais aussi dans la plupart des pays
occidentaux. En effet, l’intégration avançant, la fréquentation des écoles publiques, de
260
l’université, du marché du travail, l’élargissement de l’univers dans lequel évoluent les
populations migrantes et leurs descendants font que les frontières entre les
communautés juives paulistes sont mouvantes et qu’elles ont tendance à ne plus attirer
leurs membres selon leur provenance mais de plus en plus en fonction de leur
commodité d’accès et de leur affinité intellectuelle et cultuelle. L’appartenance à telle
ou telle communauté est de plus en plus élective et non héritée. En outre, que d’autre
part les individus s’intéressent non seulement à la vie communautaire mais à la vie du
Brésil. Ce dernier point est notamment visible à travers la consultation croissante de la
presse nationale ou locale en langue portugaise tandis que la lecture de la presse en
yiddish décline. Concernant le yiddish encore une fois, cette diminution très sensible de
sa pratique s’explique aussi par le fait qu’au sein même des écoles judaïques créées par
les immigrants venant d’Europe orientale et où l’enseignement était dispensé
partiellement en yiddish à l’origine, on a peu à peu abandonné cette pratique. Apparue
au cours des années 1950384, après la phase de nationalisme gétuliste, cette évolution
n’est donc pas le fruit des politiques d’uniformisation linguistique menées sous
l’impulsion de Vargas.
Petit à petit donc, le portugais s’affirme d’abord une langue véhiculaire avant de
s’imposer comme une langue vernaculaire, les parents pouvant ainsi s’exprimer dans
leur propre langue maternelle tandis que les enfants répondent en portugais. Ce cas nous
a été rapporté directement par quelques témoins venant d’Egypte, il est lisible dans les
entretiens conservés à l’AHJB et il était déjà énoncé par Rattner. L’acquisition rapide de
la langue portugaise donne aux juifs paulistes l’outil indispensable pour prendre part à
la vie de la société brésilienne. Mais il imprime aussi des modes de pensée et s’inscrit
dans l’intimité des juifs paulistes. C’est le sens de la proposition de l’écrivaine Clarice
Lispector quand elle affirme : « J’ai fait de la langue portugaise ma vie intérieure »385.
La maîtrise du portugais donne aussi accès à l’éducation supérieure. En effet, et c’est ici
un des traits particuliers de cette immigration, la formation intellectuelle des enfants
384 RATTNER, Henrique, 1977, op. cit., p.124. 385 « Fiz da língua portuguesa minha vida interior », Clarice Lispector citée par Grinberg, Keila, « Nova
língua interior. Os judeus no Brasil », In : IBGE, Centro de Documentação e Disseminação de
Informações, Brasil : 500 anos de povoamento, Rio de Janeiro, IBGE, 2000, p.139.
261
étant un des objectifs des parents. Cette éducation doit permettre une insertion
économique, nous y reviendrons, mais elle contribue pour beaucoup aussi à
l’intégration culturelle des enfants et jeunes adultes. L’université est un lieu majeur de
sociabilité, il ouvre un moment temporel durant lequel le jeune adulte sort du cadre
familial pour se mêler à la société environnante, se projeter dans l’avenir, créer de
nouvelles amitiés, élargir son univers pratique et mental. L’université n’est donc pas
uniquement le lieu de l’acquisition d’un métier mais bien plus largement et
profondément le temps durant lequel l’individu constitue un nouveau réseau social,
choisi et formateur. C’est un moment de sortie – temporaire ou non – du groupe hérité
pour l’entrée volontaire dans un nouveau groupe. Tout comme ce mouvement n’est pas
définitif, il n’exclut pas non plus la participation à la fois au groupe hérité et à celui qui
a été choisi. Il invite toutefois à une relecture des appartenances qui va dans le sens
d’une multiplication de celles-ci, leur superposition, et aussi leur mélange.
B. Incorporer une culture : les pratiques
alimentaires
Les pratiques alimentaires des juifs paulistes dans cette phase qui va de l’après guerre
aux années 1980 se caractérisent par une forme d’acculturation. En effet, nous verrons
que si l’alimentation est une des pratiques les plus longues à évoluer et que si le
cacherout impose des contraintes très fortes aux modes de consommation, la tendance
des juifs à s’adapter au milieu ambiant, la prédominance du courant libéral ainsi que la
propension de la société brésilienne à normer le quotidien, concourent à une
modification progressive des pratiques alimentaires des juifs paulistes. Cette évolution
des habitudes alimentaires n’est pas anecdotique, elle révèle et participe d’un
changement de l’inscription des individus dans le monde en général et dans la société
locale en particulier.
Comme le souligne Marta Topel, les pratiques alimentaires des juifs sont « um prato
cheio para a antropologia ». Et ceci pour deux raisons. La première n’est pas spécifique
aux coutumes alimentaires juives et est valable pour l’ensemble des populations et elle
262
est donc l’objet courant de l’attention des anthropologues qui étudient l’évolution de ces
pratiques, notamment pour les populations migrantes : c’est le lien existant entre
alimentation et représentations culturelles, les habitudes alimentaires étant le lieu intime
où se joue le rapport au monde présent et passé, à l’héritage familial et culturel, à
l’inscription dans la société. Le second point, spécifique aux juifs cette fois, est que ce
rapport au monde est lié à une alimentation et plus généralement un mode de vie cacher.
Précisons toutefois que le respect d’un cacherout – strict ou non – n’est pas partagé par
l’ensemble des juifs, ce qui n’empêche pas certains aliments comme le porc de
continuer de faire l’objet d’une prohibition ou d’un dégoût assez marqué. En d’autres
termes, pour les juifs paulistes comme pour l’ensemble des populations, l’alimentation
n’est pas juste une affaire de coutumes transmises au sein de la famille et n’impliquant
qu’une affaire de goût, qu’une question de palais. Certes, il est bien question de palais
mais impliquant aussi une vision très particulière de ce qui est bon ou non, mangeable
ou non, pur ou impur386… C’est pourquoi ce que Sophie Pillarella, Lise Renaud et
Marie-Claude Lagacé affirment en préambule à une étude sur les pratiques alimentaires
des immigrés d’Afrique occidentale francophone récemment installés à Montréal est
aussi valable pour les juifs paulistes :
Les « habitudes alimentaires (…) relient l’individu à son milieu de manière
intime et fondamentale. En effet, l’alimentation implique directement le
corps, en vertu du principe d’incorporation, de même que l’esprit, par le
truchement des composantes symboliques et culturelles qu’implique la
consommation de nourriture. » 387
Dès lors que l’on connaît l’importance signifiante de l’alimentation dans la mesure où
celle-ci « fait appel à des représentations sociales basées sur des croyances, normes et
valeurs propres à chaque culture »388, comment expliquer l’acculturation alimentaire des
386 DOUGLAS, Mary, De la souillure : Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La
Découverte, 2001, 207p. 387 PILLARELLA, Sophie ; RENAUD, Lise ; LAGACE, Marie-Claude, «Acculturation alimentaire des
immigrants récents de l'Afrique de l'Ouest francophone établis à Montréal : une analyse écologique», In :
Les médias et le façonnement des normes en matière de santé, Presses de l'Université du Québec,
Collection Santé et Société, 2007, pp. 236. 388 Id.
263
juifs paulistes ? La seule source dont nous disposons concernant les pratiques
alimentaires des juifs paulistes dans cette période est à puiser dans les témoignages de
l’AHJB. La question n’est que rarement posée, mais elle apparaît souvent autour de la
question du cacherout. Est-ce que les témoins avaient une alimentation cacher ou non
dans leurs pays d’origine et maintenant au Brésil ? L’étude menée par Rattner, bien que
très complète, n’aborde ce sujet que de façon allusive. Cette faible attention portée à
l’alimentation est assez sensible et procède de deux facteurs : le premier est le désintérêt
marqué pour les pratiques389 communes contrairement à l’abondante littérature
consacrée aux élites ou aux personnalités charismatiques ; le second facteur tient au fait
que les auteurs sont le plus souvent historiens ou sociologues et s’intéressant plus aux
« grandes questions » que sont l’antisémitisme, le nationalisme, les rapports entre la
« communauté » juive et la société globale que les évolutions internes à la « société »
juive et à sa pluralité. Ces perspectives évoluent quelque peu aujourd’hui notamment
grâce aux travaux de l’anthropologue Marta Topel qui défriche au sens propre du terme
les évolutions de la judéité pauliste depuis les années 1980. Pour obtenir des
informations sur l’évolution des pratiques des juifs paulistes, nous devons donc étudier
avec attention les témoignages. En ce sens, l’histoire orale nous fournit des informations
sur le quotidien qui ne sont transcrites nulle part et qui seraient certainement tombées
dans l’oubli. De l’étude d’Henrique Rattner, on apprend qu’une alimentation cacher est
« toujours » observée par 21,45% des familles de São Paulo à la fin des années 1960 et
par 20,55% « de temps en temps »390. D’après ces chiffres plus de la moitié n’observent
« jamais » une diète cacher. Rattner estime que
« L’indication selon laquelle 21,4% des familles mangent toujours cacher
paraît relativement élevée. Toutefois, les données ne nous permettent pas de
vérifier si l’observance s’étend seulement à la maison, en évitant de
mélanger aliments et vaisselle pour la viande et le lait et, surtout, en
empêchant l’entrée dans la maison d’aliments considérés impurs, ce qui
389 Alors que la frontière entre judaïsme libéral et orthodoxe ne se fait pas sur une distinction de foi mais
bien sur des pratiques différentes. 390 Voir le tableau posé en annexe représentant l’observance des préceptes et rites.
264
signifie s’abstenir de consommer de la nourriture préparée en désaccord avec
les principes (du cacherout), même en dehors de la maison. »391
Ces chiffres semblent élevés car, d’après les témoignages où la question de
l’alimentation est abordée, le cacherout n’est que peu respecté. On ne peut utiliser ces
données de façon scientifique car la question n’est pas posée de façon systématique.
Mais il apparaît que la plupart des témoins affirment être de sensibilité plutôt libérale,
ce qui les rend moins susceptible de suivre une diète cacher. Il semble ensuite que
nombreux sont ceux qui ne consommaient pas cacher dans leur pays d’origine (les
références à une alimentation cacher concernent plutôt les juifs d’Europe orientale –
comme l’explique Abram Liwschitz392 de Bessarabie – et de certains pays du Moyen-
Orient) ou, si c’était le cas, ont peu à peu abandonnée ce régime. Lina Candi, une
immigrante ayant quitté le Liban en 1960, affirme qu’elle « maintient une maison
cacher »393 mais elle apparaît très seule dans ce cas. Nachim Zeilich est le cas
intermédiaire. Venant de Roumanie en 1964, à 59 ans, ayant l’habitude de manger
cacher, il affirme « plus ou moins » continuer à manger cacher à São Paulo, il dit qu’il
« achetait toujours ses œufs dans le Bom Retiro (…). Ce n’était jamais à 100% (cacher)
parce que ce n’était pas possible »394. Quant à Wolf A. Wolf, né en Allemagne en 1922
et élevé en bonne partie en Suisse dans une famille qu’il qualifie de « progressiste », il
ne maintenait déjà pas une diète cacher étant enfant car son père « considérait qu’il y
avait des choses plus importantes dans le judaïsme qu’une complication de la vie qui
pour lui n’avait aucun sens »395. On observe donc une corrélation entre la
391 « A indicação de que 21,4% das famílias comem sempre casher parece relativamente alta. Entretanto,
os dados não nos permitem verificar se a observância estende-se somente à casa, evitando-se misturar
alimentos e louça para carne e leite e, sobretudo, impedindo-se a entrada em casa de alimentos
considerados como impuros, ou se significa abstenção de comida preparada em desacordo com os
preceitos, também fora da casa. » RATTNER, Henrique, 1977, op. cit., p.120. 392 Entretien de Abram LIWSCHITZ, réalisé en 1998, AHJB. 393 « mantenho uma casa Cacher », Entretien de Lina CANDI, réf. 223-LIB-06, réalisé le 03.06.1996,
AHJB, p.25. 394 « Mais ou menos. Sempre comprava aves là no Bom Retiro (…) não era sempre cem por cento porque
não tinha nem as possibilidades », Témoignage de Nachim ZEILICH, réalisé le 14.04.1992, AHJB, p.26. 395 « meu pai (…) considerava que teve coisas mais importantes no judaísmo que uma complicação da
vida que pour ele não teve sentido », Témoignage de Wolf A. WOLF, réf. 142-AL-46, réalisé le
30.11.1994, AHJB, p.3
265
consommation de produits cacher et les habitudes dans le pays d’origine, l’âge de la
migration, le temps passé au Brésil, la disponibilité des produits, et la tendance libérale
ou orthodoxe des personnes.
En effet, la différence entre juifs libéraux et orthodoxes ne se fait pas sur le terrain de la
foi mais des pratiques, les orthodoxes respectant la Halacha396, c’est-à-dire les 613
préceptes de la Loi. Ceci signifie qu’ils doivent mettre en pratique le repos de shabbat,
les lois de pureté familiale et les lois régissant le système complexe du cacherout. La
signification du terme cacher est apte, idoine. Comme le signale Marta Topel, le terme
s’applique aussi aux objets et aux personnes397. Une alimentation cacher suppose donc
le respect d’un grand nombre de règles et rituels relatifs au choix des aliments, à leur
préparation, à leur modalité de consommation, et de n’en violer aucune.
« Concernant la nourriture, elle peut être considérée comme non cacher pour
différents motifs, incluant les espèces concernées (comme par exemple la
prohibition de la consommation de la viande ovine), la façon dont l’aliment
est préparé (le mélange de viande et de lait ou un animal abattu de façon
inappropriée, principalement en rapport à l’interdiction d’ingérer du sang
animal), ou les questions relatives au temps (comme la consommation
d’aliments cuisinés le samedi). »398
Selon Topel qui se réfère au rabbin Hayim Halevy Donin et à Mary Douglas, le
cacherout n’est pas question d’hygiène ou de santé mais bien d’un commandement
divin. En ce sens, la séparation des aliments en pur (tahor) ou impur (tamé) se retrouve
pour caractériser un état « spirituel et moral – du peuple, de l’individu, du Temple –
396 Qui signifie « le chemin » en hébreu. 397 TOPEL, Marta, « As Leis dietéticas judaicas : um prato cheio para a antropologia », Horizontes
Antropológicos, Porto Alegre, vol. 9, N°19, juillet 2003, p. 206. 398 Id. « No que diz respeito à comida, ela pode ser considerada como não cacher por diferentes motivos,
que incluem desde as espécies envolvidas (como por exemplo, a proibição do consumo de carne suína) à
forma com que o alimento é processado (a mistura de leite e carne ou o abatimento de modo impróprio do
animal consumido, principalmente, no que diz respeito à interdição de ingerir sangue animal), ou
questões relativas ao tempo (como ingestão de alimentos cozinhados no sábado). » Pour un détail de ces
pratiques, on peut consulter l’intégralité de l’article.
266
mais jamais pour décrire la propreté ou la saleté physique »399. En ce sens, le cacherout
alimentaire suit le principe d’incorporation que nous soulignions plus haut et il participe
à la sanctification du corps.
L’observance du cacherout est une obligation stricte pour les orthodoxes. Or, comme on
l’a vu, la majorité des juifs paulistes est très nettement libérale. Dans la plupart des
témoignages, on note cette prédilection pour le judaïsme libéral ou « traditionnel » mais
pas « orthodoxe ». Cette attirance pour un judaïsme « traditionnel » ou « libéral » est
sensible également parmi les personnes en provenance d’Afrique du Nord ou du
Moyen-Orient400. Dans les années 1950, on ne compte ainsi que dix rabbins orthodoxes
dans la ville401 et la CIP, en raison de son orientation libérale, attire au-delà de son
noyau d’origine, à savoir au-delà des juifs d’origine allemande. On constate donc
l’intrication de facteurs inhérents aux individus (la volonté ou non de maintenir une
diète cacher) et de facteurs indépendants de leur volonté. En effet il existe également
des facteurs extérieurs qui ne facilitent pas l’observance du cacherout.
D’après le modèle établi par Satia-Abouta et alii, Sophie Pillarella, Lise Renaud et
Marie-Claude Lagacé affirment qu’un certain nombre de facteurs concourent au
maintien, ou non, d’habitudes alimentaires. Ces facteurs sont d’ordre
« socio-économique, démographique et culturel. (…) Cet ensemble de
caractéristiques et le degré d’exposition à la société d’accueil de l’immigrant
permettent de comprendre dans quelle mesure les facteurs psycho-sociaux,
comme les attitudes et croyances face à l’alimentation et les préférences
gustatives, pourraient changer. Les facteurs environnementaux sont aussi
impliqués, telles les stratégies d’approvisionnement des denrées, les modes
de préparation culinaire, la présence de restaurants ethniques, le coût et la
399 Ibid., p.211 « tahor (puro) e tamé (impuro), ambos utilizados para caracterizar uma determinada
condição espiritual e moral – do povo, do indivíduo, do Templo – mas nunca utilizadas para descrever
limpeza ou sujeira físicas ». 400 Voir par exemple le témoignage de David Chalabi GORMEZANO qui émigre de Turquie en 1958, réf.
105-EGIO-MH (1958), AHJB, p.22. Ou celui de Moshe BEKOR né en Irak mais émigrant d’Israël en
1960, réf. 185-IRQ-02, AHJB, p.23. 401 D’après TOPEL, Marta, « As Leis dietéticas judaicas : um prato cheio para a antropologia », Horizontes
Antropológicos, vol. 9, n°19, pp. 203-222.
267
disponibilité des aliments traditionnels et locaux. D’après ce modèle, ces
variables peuvent affecter les habitudes alimentaires de l’immigrant de trois
manières : en maintenant les habitudes alimentaires traditionnelles, en
adoptant complètement celles de la société d’accueil ou en ayant un régime
alimentaire biculturel, c’est-à-dire qui incorpore des éléments de la culture
alimentaire locale tout en conservant certaines pratiques traditionnelles. » 402
Ce que nous observons à São Paulo entre globalement dans ce que les auteurs nomment
un « régime alimentaire biculturel ». Nous n’utiliserions cependant pas le vocable
« biculturel » dans la mesure où premièrement il n’est pas question d’ « une » cuisine
juive mais de « plusieurs » variant selon les pays de provenance403, deuxièmement entre
en jeu le caractère cacher ou non de la diète, et troisièmement la combinaison de la
cuisine traditionnelle avec la cuisine brésilienne. C’est pourquoi nous lui préférons
l’appellation plus simple d’alimentation « mixte » ou « mêlée » qui prend mieux en
compte les pratiques alimentaires multiformes des juifs paulistes en dehors même du
facteur brésilien.
Outre la faible proportion de juifs orthodoxes, la faible disponibilité de produits cacher
et l’existence d’un réseau de distribution assez faible ont donc certainement joué en
faveur d’une « acculturation » alimentaire. Ces facteurs sont encore perceptibles
aujourd’hui avec un tissu médiocre de magasins proposant un panel très restreint de
produits cacher, les deux pôles étant constitués par les petites échoppes du Bom Retiro,
échoppes disposant souvent d’une lanchonete (qui par ailleurs ne propose pas
nécessairement des produits cacher mais plutôt une cuisine locale) et des corners
proposant quelques produits cacher dans différents supermarchés de Jardins404 et
Higienópolis mais avec un choix très restreint. L’autre pôle est constitué par les petits
restaurants de l’association Hebraica, mais cela ne permet pas de produire « à la
402 PILLARELLA, Sophie, RENAUD, Lise, LAGACE, Marie-Claude, «Acculturation alimentaire des immigrants
récents de l'Afrique de l'Ouest francophone établis à Montréal : une analyse écologique», In : Les médias et le
façonnement des normes en matière de santé, Presses de l'Université du Québec, Collection Santé et Société, 2007,
p.240. 403 Et dont plusieurs variétés peuvent coexister au sein des familles. 404 Voir en annexe une photo du corner dédié aux produits cacher dans le supermarché chic de Jardins,
Santa Luzia, à l’occasion de Pessach.
268
maison » un dîner cacher. De façon générale, ces échoppes et corners dans les
supermarchés sont d’une part concentrés dans les endroits fréquentés par les juifs
paulistes, peu nombreux et mal achalandés. Dès les débuts de l’installation des juifs
dans le quartier du Bom Retiro, cette difficulté d’approvisionnement est soulignée par
les témoins. On pourrait penser alors qu’un développement de l’offre se serait produit.
En réalité, même si l’on a pu constater une offre plus abondante qu’auparavant, elle
reste minime. Ceci tient certainement au facteur économique classique que constitue
l’équation entre l’offre et la demande. La demande existe mais de façon finalement peu
primordiale. Il est donc difficile de suivre une diète purement cacher et cette offre
réduite ne permet que difficilement un échange en termes alimentaires.
Peu de non-juifs sont ainsi amenés à consommer des produits cacher. Ceci s’oppose à la
capacité d’attraction de la cuisine japonaise. Estimés à environ un million dans la ville
de São Paulo, les Japonais et descendants de Japonais ont développé un riche tissu de
restaurants. Cette capacité est sans doute à relier à leur participation très prégnante dans
le développement et la diversification de l’agriculture, notamment maraîchère, dans la
région de São Paulo au début du 20ème siècle. La création de restaurants a pu constituer
un débouché logique pour les agriculteurs et un moyen d’ascension sociale. Par ce biais,
les sushis et l’ensemble de la cuisine japonaise sont devenus des incontournables de la
gastronomie pauliste. On peut d’ailleurs observer que des buffets de sushis sont
fréquemment servis dans les réunions des organisations juives, démontrant cette
circulation des pratiques alimentaires dans la ville.
On peut ainsi remarquer une intégration des pratiques alimentaires brésiliennes par les
juifs paulistes. Cette intégration est parfois totale, à l’identique, elle est parfois
modifiée, adaptée. Le plat certainement le plus typique de la gastronomie brésilienne est
la feijoada, une sorte de ragout ou cassoulet. Elle se compose de riz, haricots noirs et
viande de porc. Le porc est l’un des aliments les plus prohibés pour les juifs pourtant il
est parfois consommé comme l’indique Wolf A. Wolf. La feijoada peut aussi être
adaptée en remplaçant la viande ovine par du poulet. L’acculturation alimentaire n’est
donc pas univoque, mais bien protéiforme. Elle révèle la capacité de la société
brésilienne à normer les pratiques aussi intimes et signifiantes que sont les habitudes et
coutumes alimentaires. Elle témoigne aussi de la diversité des pratiques judaïques
relatives à l’alimentation et donc à la religion. Elle corrobore, d’après l’étude des
269
témoignages, l’idée de Satia-Abouta et alii selon laquelle « l’ampleur des changements
alimentaires irait de pair avec la durée du séjour dans le pays d’accueil, l’âge auquel les
individus sont soumis à ce nouveaux aliments, la capacité de parler la langue du pays,
ainsi que le degré d’ouverture405 à la nouvelle culture »406. Elle démontre enfin, comme
le soulignait Martin Buber407 et comme nous le rappelle Bernardo Sorj408, la capacité
répétée des juifs à absorber des éléments de la culture et du milieu environnants. Ce
mélange s’évalue aussi à la lumière de la croissance des mariages exogamiques, autre
curseur privilégié pour étudier l’intégration des juifs paulistes à la société brésilienne.
C. Le curseur du mariage : du mariage
mixte intracommunautaire au mariage
mixte extracommunautaire
Dans la pensée des opposants à l’immigration juive dans les années 1920-1930,
l’intégration signifiait miscégénation et donc mariage hors de la communauté d’origine.
En effet, dans le cadre de la démocratie raciale, la nation brésilienne se crée sur la base
d’un mélange culturel et racial. Et les juifs étaient perçus comme imperméables au
mélange. Cette appréhension n’était pas dénuée de sens théorique. En effet, la
continuité de la communauté passe, pour les juifs comme pour de nombreux groupes
minoritaires, par la transmission des valeurs, coutumes, religion, pratiques au sein des
familles et par la conclusion de mariages endogamiques capables de reproduire ces
noyaux de transmission et garantie que les enfants seront juifs. Autrement dit, « les
mariages endogamiques maximisent les chances que les enfants élevés au sein de ces
mariages reconnaitront l’identité partagée de leurs parents et la transmettront à la
405 Notamment grâce au fait d’avoir des activités professionnelles en dehors du foyer, d’avoir des enfants
en âge scolaire, de vivre en milieu urbain. 406 PILLARELLA, Sophie et alii, op. cit., p.240. 407 BUBER, Martin, Moïse, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, 286p. 408 SORJ, Bernardo, Judaísmo para todos, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2010, 172 p.
270
prochaine génération »409. Les objectifs des uns et des autres semblent de prime abord
inconciliables. Or, si l’endogamie est recherchée pour la préservation et la transmission,
dans la pratique, dans les pays européens, les mariages mixtes étaient déjà très répandus
au début du 20ème siècle 410. En outre, qui dit mélange ne dit pas nécessairement
dissolution. Enfin, on a vu que la transmission du judaïsme au sein des familles était
relativement faible voire défaillante, mettant en évidence un groupe ouvert et
perméable. La question qui se pose alors est la suivante : sur cette période 1945-1985, le
mariage endogamique est-il appréhendé comme une nécessité impérieuse par les
individus en âge de se marier, par leur famille et par les institutions juives ? Et, dans les
faits, comment cela se passe-t-il ? Nous verrons que cette période 1945-1985 montre
une proportion signifiante et relativement stable de mariages exogamiques. C’est
pourquoi on peut considérer que le discours du « Second Holocauste » et de « Génocide
Spirituel »411, bien qu’il commence à se faire entendre, ne soit pas encore assimilé par la
majorité des juifs paulistes et ne soit pas coercitif au moment de conclure une union
maritale. En effet, qu’ils se marient à l’intérieur ou à l’extérieur de la communauté
d’origine, les individus le font sur la base du mariage romantique. Cependant, il apparaît
409 « Endogamous mariages maximize the chance that the children raised within the mariages will
recognize their parents’ shared identity and carry that identity forward into the next generation ».
ROSENFELD, Michael J., « Racial, Educational and Religious Endogamy in the United States : A
Comparative Historical Perspective », Social Forces, vol. 87, n°1, 2008, p.1. 410 D’après Arthur RUPPIN, cité par RATTNER (1977), les mariages mixtes sont à Berlin, entre 1901 et
1904, de 35.4% et 44.4% en 1905 ; 49.5% à Hambourg entre 1903 et 1905 ; 61.5% à Trieste entre 1900 et
1903 ; 55.8% entre 1880 et 1889 ; 68.7% entre 1890 et 1899 ; 82.9% entre 1900 et 1905. RUPPIN, Arthur,
Les Juifs dans le Monde Moderne, Paris, Payot, 1934, 387p. 411 La formule de « génocide spirituel » a été employée par le théologien Abraham Joshua Heschel qui fut
l’un des premiers, avec Elie Wiesel, à dénoncer le silence des juifs étatsunien face aux difficultés
rencontrées par leurs coreligionnaires d’URSS qui voulaient tenter de vivre leur religion. La formule vise
à dénoncer la disparition subie de la religion juive. Par extension, elle a été employée, à fin d’analyse
pour les uns, de combat pour d’autres, pour désigner l’assimilation des juifs dans les pays occidentaux
notamment du fait du mariage mixte qui éloignerait et conduirait à la disparition des juifs par dissolution
progressive du groupe. Dans les années 1960, les sociologues américains qui analysaient jusque là le
mariage mixte comme la preuve d’un véritable melting-pot commencent à percevoir dans ce phénomène
un risque de disparition des juifs. Sur ce sujet et les relations entre sociologie et formation des cadres de
pensée des organisations communautaires juives face aux mariages exogamiques, voir CORWIN BERMAN,
Lila, « Sociology, Jews, and Intermarriage in Twentieth-Century America », Jewish Social Studies :
History, Culture, Society, vol. 14, n°2, 2008, pp.32-60.
271
que plusieurs facteurs entrent en ligne de compte, venant favoriser ou au contraire
limiter la conclusion d’unions mixtes.
Le mariage exogamique est, aux yeux des anthropologues, un des facteurs privilégiés
pour évaluer l’intégration culturelle d’un groupe donné. Au contraire, l’endogamie est
présentée par Milton Gordon412 comme un « indicateur fondamental de la cohésion et
de la solidarité d’un groupe et aussi de son isolation sociale vis-à-vis des autres
groupes »413. Comme l’affirme Sylvia Barack Fishman au sujet des Etats-Unis, « la
frontière entre Juifs et Gentils est devenue si fluide en Amérique que les personnes
peuvent se mouvoir facilement entre différentes fois »414. En effet, le mariage
exogamique démontre à la fois la propension d’un groupe à se mêler à la société globale
et aussi la capacité de la société d’adopter pleinement les membres d’un groupe. C’est
un lieu d’interpénétration. Il prouve aussi, mais dans une moindre mesure,
l’individualisation des membres d’une société donnée. Dans une moindre mesure car
l’attrait d’une personne peut justement résider dans le fait qu’il appartiendrait à une
« communauté » valorisée. Enfin, ces mariages exogamiques sont dans le cas des juifs
de différents types : ils peuvent donner lieu à des mariages entre un juif et une
catholique (ou de toute autre religion), une juive et un non-juif, un juif et une convertie,
une juive et un converti. En ce qui concerne les convertis, on peut soit penser qu’il
s’agit d’un mariage exogamique car les deux individus n’ont pas été éduqués dans le
même environnement, soit que cette union deviendrait endogamique car l’un des deux
choisit la conversion et donc devient par là même un des membres de la
« communauté ». Les deux points de vue sont défendables et sont, d’une certaine façon,
valides. Il nous semble toutefois que l’union d’un juif (ou d’une juive) par héritage avec
une juive (ou un juif) par conversion tient plus du mariage exogamique car il nécessite
un mouvement vers l’altérité caractéristique du mariage mixte.
412 GORDON, Milton, Assimilation in American Life : The Role of race, Religion and National Origins,
New York, Oxford University Press, 1964, 288p. 413 « (Endogamy) is a fundamental indicator of group cohesion and solidarity, and also of social isolation
from other groups ». ROSENFELD, op. cit., p.1. 414 BARACK FISHMAN, Sylvia, Jewish and Something Else. A Study of Mixed-Married Families, New
York, The American Jewish Committee, 2001, p. v.
272
Les chiffres des mariages mixtes concernant São Paulo sont malheureusement assez
anciens. Là encore, l’unique étude dont nous disposons est celle menée par Rattner à la
fin des années 1960. Elle vient compléter deux précédentes enquêtes menées auprès des
étudiants en 1964-1965 et questionnant leur propension à s’unir au-delà de leur
communauté d’origine. Toutefois ces chiffres sont d’une part établis au cours de la
période étudiée et d’autre part confirmés par une étude ultérieure menée à Rio de
Janeiro par Bila Sorj. Ce qu’il ressort de l’enquête menée en 1964-1965415 c’est une
tendance très nette à la possibilité envisagée pour eux-mêmes, à 46%, ou les autres, à
67%, de se marier en dehors de la communauté, quand seuls 18% condamnent les
mariages exogamiques juifs. L’autre élément d’information important est l’attitude
qu’aurait leur famille face à la possibilité d’une telle union. Pour 20% d’entre eux, la
famille accepterait, pour 75% cette union donnerait lieu à une opposition absolue, et
pour 5%, les témoins ne savent pas quelle serait la réaction de leurs parents s’ils
venaient à choisir un mariage mixte. Dans les faits, l’étude menée en 1968 montre que
73% des foyers interrogés affirment qu’il n’y a pas de mariage exogamique dans leur
famille ; 15% témoignent de l’existence d’une ou plusieurs unions mixtes ; 3% disent ne
pas savoir et près de 9% n’ont pas répondu. Voici la répartition exacte des réponses
données par les foyers interrogés :
Familles Nombre Pourcentage
Sans mariage mixte
1 mariage mixte
2 mariages mixtes
Plus de 2 mariages mixtes
6636
907
261
225
73
10
2.88
2.48
Ne savent pas 278 3.06
Erreurs/omissions 780 8.58
Tableau 11 : Fréquence des mariages mixtes parmi les familles juives de São Paulo, 1969.
Source : RATTNER, Henrique, Tradição e Mudança, op.cit., p.144.
415 RATTNER, Henrique & BOLAFFI, Gabriel, O Estudante Universitário Judeu perante o Judaísmo – Um
Estudo Sociológico, São Paulo, AJC – Institute of Human Relations, 1964, 26p.
RATTNER, Henrique, « Persistência de Padrões Tradicionais e Problemas de Integração de Universitários
Judeus na Sociedade Brasileira », Sociologia, São Paulo, 1965, vol. 28, n°2, pp.121-152.
273
Compte tenu des omissions et des réponses où le témoins ne « savaient pas », sachant
aussi que certaines familles signalent deux mariages mixtes ou plus, ces données
ramenées non aux familles mais aux individus peuvent être légèrement réévalués pour
une proportion d’environ 20% de juifs mariés en dehors de la communauté. Ce que
nous ne savons pas depuis ces données, c’est si ces unions déclarées « mixtes » ou
« exogamiques » se font avec ou sans conversion du conjoint. Il serait intéressant de
comparer ces chiffres avec ceux des mariages célébrés dans les synagogues paulistes
après la conversion d’un des époux. Nous pourrions alors savoir si ces unions sont
« totalement » mixtes ou si elles occasionnent des conversions et en quelle proportion.
Bila Sorj a ainsi étudié les mariages célébrés par la ARI – Associação Religiosa
Israelita416 – sur une trentaine d’années jusqu’à 1997. Cette étude417 a cependant pour
nous le défaut inverse puisqu’elle exclut de fait les unions mixtes non accompagnées de
conversion. Elle nous démontre cependant une forme de continuité et de stabilité dans la
conclusion de ces unions. D’après les données recueillies par Bila Sorj à Rio de Janeiro,
depuis les années 1970, chaque année, environ 20% des mariages sont célébrés après la
conversion d’un des époux418. Entre 1982 et 1990, la fourchette basse a été de 13%, la
fourchette haute de 32%. D’après ces deux lots d’études, on peut donc estimer que les
mariages mixtes (dans le sens large du terme, c’est à dire avec ou sans conversion)
représentent 20 à 40% des unions conclues par les juifs. On se limitera à 20% si l’on
estime que les chiffres donnés par Rattner et Sorj se superposent, c’est à dire que toutes
les unions dites mixtes conduisent à une conversion. On atteindra 40% si l’on pense au
contraire que ces données s’additionnent, c’est à dire 20% d’unions sans conversion,
20% avec conversion. La réalité se situe entre ces deux chiffres, tout en sachant que les
conversions sont plus courantes pour les femmes d’abord à cause de la matrilinéarité de
la transmission qui fait de la conversion une nécessité pour les couples qui voudraient
des enfants juifs, et ensuite car la circoncision rebute plus d’un homme. Ainsi, d’après
l’enquête de Bila Sorj, 79% des convertis sont des femmes.
416 La ARI a été fondée en 1942 par les immigrants d’origine allemande influencés par le judaïsme
libéral/réformiste. La ARI est en quelque sort l’équivalent carioca de la CIP pauliste. 417 SORJ, Bila, « Conversões e casamentos "mistos" : A produção de "Novos Judeus" no Brasil », In :
SORJ, Bila (org.), Identidades judaicas no Brasil Contemporâneo, Rio de Janeiro, Imago, 1997, pp.67-86. 418 Précisons que les synagogues brésiliennes, dont la ARI, ne célèbrent d’unions qu’entre deux juifs, que
ceux-ci le soient par transmission ou par conversion.
274
D’après ces études et au vu de la littérature, quels sont les facteurs venant contribuer à
l’endogamie ou au contraire à l’exogamie ? D’après Kalmijn419, trois facteurs vont dans
le sens de la perpétuation de l’endogamie. On trouve d’abord la préférence individuelle
pour trouver un compagnon ou une compagne similaire, partageant les mêmes codes,
les mêmes références, les mêmes valeurs. Le deuxième point est constitué par
l’objection, l’interférence jouée par un tiers. Ce tiers peut être la famille au sens large ou
simplement les parents, les lois (certaines unions mixtes ont pu être interdites comme
durant l’apartheid ou en cas de ségrégation raciale), ou la pression sociale. Ces
interférences peuvent donc être d’ordre moral ou légal. Le troisième facteur agissant
pour la perpétuation de l’endogamie selon Kalmijn est la non fréquentation, ou plutôt la
non exposition, à des personnes socialement différentes. En d’autres termes, si la
rencontre n’est pas possible, si la société ou les groupes minoritaires sont fermés, la
conclusion de mariages exogamiques est exclue. Dans le cas des juifs résidant à São
Paulo, deux de ces facteurs ne sont pas réalisés. L’un d’entre eux, à savoir l’interférence
d’un tiers est largement cité par les étudiants du panel de Rattner. À l’opposé, la non
objection familiale favorise les unions mixtes. Ainsi Mireille Dal-Medico Barki affirme
qu’elle vit son judaïsme de façon « bien tranquille, deux de (ses) fils sont mariés avec
des non juifs et tout le monde se respecte sans rien imposer »420. Au long de son
témoignage, elle met aussi l’accent sur les valeurs du judaïsme plus que sur la pratique.
De la même façon, le groupe est largement ouvert sur l’extérieur et, comme nous
l’avons vu plus haut, la société brésilienne n’a pas montré – même à l’époque Vargas –
d’hostilité envers les juifs.
Toujours selon Kalmijn421, l’exogamie serait en revanche favorisée par la diminution
des barrières entre les « races ». Cette théorie est nommée « théorie de la
modernisation ». Selon cette théorie, les séparations héritées ont tendance à décliner.
Ainsi les appartenances ethniques, raciales, religieuses ou sociales d’origine ne
constituent progressivement plus une barrière intangible. Cette théorie implique une
419 KALMIJN, Matthijs, « Intermarriage and Homogamy : Causes, Patterns, Trends », Annual Review of
Sociolgy, n°24, 1998, pp. 395-421. 420 « Bem tranqüila, dois filhos meus são casados com não judeus e todo mundo se respeita sem impor
nada ». Témoignage de Mireille DAL-MEDICO BARKI, op. cit.. 421 KALMIJN, Matthijs, « Shifting boundaries : Trends in Religious and Educational Homogamy »,
American Sociological Review, vol. 56, n°6, 1991, pp.786-800.
275
individuation des personnes qui ne sont plus autant perçues en fonction de leurs
caractéristiques héritées mais en fonction de ce qu’elles sont par elles-mêmes. Et dans
une société hiérarchisée, l’éducation aurait remplacé la position sociale de provenance.
Ainsi, cette « théorie de la modernisation implique que si l’endogamie raciale a décliné,
l’endogamie éducationnelle devrait avoir augmenté »422. Cette importance de
l’éducation est relevée dans l’étude menée par Bila Sorj423 auprès des mariés convertis à
Rio de Janeiro. Selon ses données, les personnes engagées dans ces unions avec
conversion ont un niveau d’éducation scolaire supérieur.
La théorie de la modernisation a son corollaire en matière religieuse, celle de la
sécularisation. D’après la théorie de la sécularisation, la modernité réduirait
progressivement l’influence de la religion organisée sur les personnes. La conséquence
de cette sécularisation serait ainsi une diminution de l’importance de l’appartenance
religieuse dans la conclusion de mariage. La religion cesserait ainsi d’être un facteur de
mariages endogamiques ou du moins ne constituerait pas un argument suffisant pour
empêcher la conclusion d’une union exogamique. Selon les tenants de la sécularisation,
on assisterait ainsi à une dissolution des barrières entre les personnes de foi différente. Il
semble que cette théorie de la sécularisation fonctionne au Brésil. En effet, comme
l’explique Rattner424, l’identité juive après la Seconde Guerre mondiale se définit de
moins en moins par une pratique religieuse soutenue – la fréquentation des synagogues
n’est pas le curseur le plus valorisant – mais plutôt par une attitude « laïque » de
participation dans les associations, d’implication non religieuse dans la vie quotidienne.
De plus, les parents mettent l’accent plus volontiers sur la culture juive que sur la
religion juive. Ce dernier point est aussi observé parmi les convertis de Rio de Janeiro
qui, dans leur majorité, font prévaloir un judaïsme culturel sur un judaïsme religieux425.
422 « Modernization theory implies that as racial endogamy has declined, educational endogamy should
have increased », ROSENFELD, op.cit., p.3. 423 SORJ, Bila, op. cit. 424 RATTNER, Henrique, Tradição e Mudança : A comunidade judaica em São Paulo, São Paulo,
Perspectiva, coll. Ensaios, vol.27, 1977, 198p. 425 SORJ, Bila, op. cit.
276
Pour les opposants de la théorie de la sécularisation426 - mais à notre sens il n’y a pas
incompatibilité entre les deux phénomènes – la modernité, de par son caractère
dissolvant et individualisant, peut rendre croyance et pratique religieuses encore plus
importantes, car pourvoyeuses de sens et de stabilité, et favoriser ainsi l’endogamie.
D’autres facteurs sont moins théorisés mais apparaissent dans diverses études : il s’agit
d’une part l’âge au mariage et d’autre part des structures familiales dysfonctionnelles.
L’âge au mariage plus avancé apparaît dans les études de Bila Sorj pour Rio de Janeiro
et a été aussi relevé par Sylvia Barack Fishman aux Etats-Unis. L’âge serait-il cause ou
conséquence des mariages mixtes ? Il est difficile de savoir si l’exigence des époux
diminue quand l’âge avance et si l’objectif du mariage finit par primer sur l’individu ou
si une éducation supérieure avancée conduit les individus à se marier plus tard ou même
si le temps nécessaire à la réalisation de la conversion fait reculer l’âge au mariage.
Dans les faits, à Rio de Janeiro, quand les mariages juifs endogamiques se font à un âge
moyen de 28 ans pour les hommes et 25 ans pour les femmes, les mariages mixtes avec
conversion sont réalisés en moyenne deux ans plus tard, soit 30 ans pour les hommes et
27 ans pour les femmes. Le facteur des familles dysfonctionnelles, dont l’alcoolisme est
un des aspects, est exclusivement cité par Sylvia Barack Fishman. Dans son étude, elle
relève en effet que « les participants qui ont décrit des situations familiales
dysfonctionnelles ont affirmé qu’elles se mariaient par-delà les barrières religieuses
parce qu’elles cherchaient chaleur et stabilité et un type de famille différent de celui
dans lequel elles avaient grandi »427.
On le voit aisément, les facteurs favorisant ou limitant l’exogamie sont multiples, c’est
pourquoi nous avons cherché à les rendre plus aisément visualisables et accessibles à
l’entendement à travers un tableau récapitulatif ci-après. Les critères que nous allons
énoncer ici sont applicables à la fois au groupe dit minoritaire et à la société
environnante. Chacun d’entre eux est valable pour les deux entités.
426 Voir par exemple BERGER, Peter L., A Rumor of Angels : Modern Society and the Rediscovery of the
Supernatural, Garden City (New York), Doubleday, 1970, 103p ; GREELEY, Andrew M., Unsecular
Man : The Persistence of Religion, New York, Schocken Books, 1972, 280p. 427 « Participants who described familial dysfunctions said that they married accross religion lines
because they were seeking warmth and stability and a different type of family than the one they had
grown up in. » BARACK FISHMAN, Sylvia, op.cit., p. 10.
277
Facteurs favorisants l’endogamie
Facteurs favorisant l’exogamie
- Un groupe (ou société) présentant
une forte cohésion.
- Un groupe (ou société)
relativement fermé sur des
identités et appartenances
ethniques, raciales, sociales
héritées.
- La non exposition, la non
fréquentation de personnes issues
d’univers différents.
- Valorisation du mariage sur des
valeurs traditionnelles communes.
Un mariage de reproduction.
- Valorisation du groupe sur
l’individu.
- La recherche du groupe comme
élément « structurant » face à une
modernité dissolvante.
- L’interférence d’un tiers (famille,
société, loi)
- Groupe (ou société) ouvert avec
peu de préjugés. Des frontières
fluides entre les diverses
composantes de la société.
- Modernisation et dissolution des
barrières sociales et ethniques
héritées.
- Sécularisation et la diminution des
barrières religieuses. Faiblesse des
contraintes religieuses.
- Faiblesse ou absence des
contraintes sociales, familiales,
légales.
- Valorisation de l’individu sur le
groupe.
- Un niveau d’éducation supérieur et
la recherche d’un partenaire ayant
le même bagage éducationnel.
- Valorisation du mariage
romantique.
- Fréquentations de personnes
d’horizons divers.
- Age avancé.
- Dysfonctionnement familial.
Tableau 12 : Facteurs favorisant la conclusion d’unions endogamiques ou exogamiques.
278
A São Paulo, l’augmentation de ces mariages exogamiques révèle aussi l’incapacité de
la société juive pauliste à transmettre un judaïsme fondé sur les pratiques religieuses.
Ces pratiques se limitent de plus en plus à l’observance des grandes fêtes dès les années
1960-1970. La fréquentation des universités, avec l’éloignement de la famille qui en
découle souvent, couplée à cette faille de transmission et à la faible fréquentation des
institutions communautaires à commencer par la synagogue, concourent au fait qu’à
l’heure où les jeunes gens s’installent en couple, cela ne se fait pas nécessairement sur
la base d’une appartenance religieuse mais plutôt sur celle d’une complicité culturelle,
intellectuelle, politique. Ces affinités électives sont conditionnées par la connaissance
de la langue, moteur et vecteur de l’intégration culturelle.
***
L’intégration culturelle des juifs à São Paulo se joue autour de différents points que
nous avons choisi de souligner ici. Elle a lieu alors que la dernière vague d’immigration
juive vers le Brésil apporte de nouveaux éléments venant grossir et diversifier un peu
plus encore un groupe déjà fortement hétérogène. Pratiques, rituels, pays d’origine,
héritage culturel et historique, beaucoup de critères différencient les juifs vivant à São
Paulo. Toutefois, des objectifs communs et une volonté partagée de maintenir une
identification à la judéité sous ses différents aspects font se rejoindre les juifs paulistes.
C’est pourquoi nous préférons employer le terme de société juive que celui de
communauté car il est plus proche de la réalité composite et plus respectueux de la
volonté réfléchie de s’unir. Ce moment où s’installent les derniers venus est celui aussi
où la population juive brésilienne native commence à devenir numériquement plus
importante que la population juive née à l’étranger. Un profil de la judéité brésilienne
commence ainsi à voir le jour. Elle est marquée par une tendance très forte à
l’intégration culturelle qui passe en premier lieu par l’acquisition de la langue
portugaise qui n’est plus simplement une langue véhiculaire comme ce fut le cas pour
les parents mais bien une langue vernaculaire, une langue « maternelle ». L’adoption
d’une alimentation brésilienne traditionnelle ou marquée par les différents apports
migratoires est également signe d’intégration culturelle. Elle démontre aussi la faible
disponibilité de produits cacher à São Paulo. Elle prouve enfin que la population juive
de São Paulo est alors d’orientation globalement libérale ou conservatrice, beaucoup
279
plus souple en matière alimentaire que ne le sont les orthodoxes. Enfin, le curseur
privilégié du mariage nous montre que l’attitude de la société juive pauliste et de la
société pauliste environnante sont toutes deux ouvertes au mélange. Même si le nombre
des unions mixtes reste maîtrisé et ne dépasse pas celui des mariages endogamiques, la
possibilité de conclure une telle union est une possibilité envisagée et non un fantasme.
Le critère qui semble le plus limitatif est finalement l’interférence des familles qui,
même si elles n’insistent que peu sur la transmission religieuse, tendent à vouloir
transmettre autant que possible « les valeurs et l’héritage juifs ». Cette intégration
culturelle est l’inscription, dans les sphères les plus intimes, de la brasilidade. Comme
le signalait Trudi Landau au sujet d’elle-même et des juifs allemands, la judéité est
poreuse et elle n’exclut en rien le partage des valeurs, coutumes, modes de penser et de
se penser nationaux. Cette intégration culturelle s’accompagne à la même période d’une
intégration structurelle grâce à laquelle les juifs paulistes prennent place en tant
qu’acteurs de la société globale. Cela se reflète dans leur participation économique et
politique.