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Comment pratiquer la critique des institutions ? Luc Boltanski De la critique Précis de sociologie de l’émancipation } Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2009, 294 p. Dans une parenthèse inattendue d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust interrompt un instant sa des- cription émerveillée de l’aquarium bourgeois de son adoles- cence, et pose en quelques mots métaphoriques « une grande question sociale ». Comment savoir « si la paroi de verre pro- tégera toujours le festin des bêtes merveilleuses » ? Qui peut assurer que « les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger 1 » ? Ceux que la société a placé dans des positions favorables et dominantes devraient pourtant se rassurer. D’ordinaire, l’aquarium proustien reste bien étanche. Et mieux encore, les tentatives pour éprouver sa solidité sont bien moins fréquentes que ce à quoi l’on pourrait s’attendre, au vu du nombre de gens obscurs, et de la pluralité des cau- ses possibles de leur avidité. Pourquoi l’ordre social tient-il malgré son caractère pro- fondément inégalitaire ? Pourquoi les multiples raisons de le remettre en cause ne sont-elles pas constamment formulées, et les diverses opportunités de le subvertir, systématique- ment saisies ? La question est ancienne en philosophie poli- tique, puisqu’elle a été posée au moins depuis le XVI e siècle, autour de la notion de « servitude volontaire 2 ». D’une cer- taine manière, la sociologie politique contemporaine s’est à son tour saisie de cette question, avec des travaux qui s’inté- 1. M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [1918], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1954, p. 310. 2. É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire [1576], Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2002.

Comment pratiquer la critique des institutions ? [Lecture de L. Boltanski, De la critique (Gallimard, 2009) dans Critique, 2010]

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Comment pratiquerla critique des institutions ?

Luc BoltanskiDe la critique

Précis de sociologiede l’émancipation

} Paris, Gallimard,coll. « NRF essais »,

2009, 294 p.

Dans une parenthèse inattendue d’À l’ombre des jeunesfilles en fleurs, Marcel Proust interrompt un instant sa des-cription émerveillée de l’aquarium bourgeois de son adoles-cence, et pose en quelques mots métaphoriques « une grandequestion sociale ». Comment savoir « si la paroi de verre pro-tégera toujours le festin des bêtes merveilleuses » ? Qui peutassurer que « les gens obscurs qui regardent avidement dansla nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et lesmanger 1 » ? Ceux que la société a placé dans des positionsfavorables et dominantes devraient pourtant se rassurer.D’ordinaire, l’aquarium proustien reste bien étanche. Etmieux encore, les tentatives pour éprouver sa solidité sontbien moins fréquentes que ce à quoi l’on pourrait s’attendre,au vu du nombre de gens obscurs, et de la pluralité des cau-ses possibles de leur avidité.

Pourquoi l’ordre social tient-il malgré son caractère pro-fondément inégalitaire ? Pourquoi les multiples raisons de leremettre en cause ne sont-elles pas constamment formulées,et les diverses opportunités de le subvertir, systématique-ment saisies ? La question est ancienne en philosophie poli-tique, puisqu’elle a été posée au moins depuis le XVIe siècle,autour de la notion de « servitude volontaire 2 ». D’une cer-taine manière, la sociologie politique contemporaine s’est àson tour saisie de cette question, avec des travaux qui s’inté-

1. M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [1918], Paris,Gallimard, coll. « Folio », 1954, p. 310.

2. É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire [1576],Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2002.

ressent aux conditions concrètes dans lesquelles des person-nes et des groupes, notamment « minoritaires », sont conduitsà s’engager, à se mobiliser 3. Mais philosophie et sociologiepolitiques ne semblent pas parler le même langage. Quandbien des philosophes livrent un message normatif sur lesmanières de réduire en acte la domination, les sociologuess’en tiennent d’habitude à un registre descriptif et à des objetsspécifiques : ils détaillent les raisons d’agir, les formesd’actions, les ressources mobilisées par ceux qui contestenteffectivement l’ordre établi des rapports de pouvoir.

En mettant explicitement au centre de son travail actuella notion philosophique de « critique » et en affichant dans lesous-titre de son dernier ouvrage un parti-pris normatif– c’est l’« émancipation » que visent les pages qu’on va lire –le sociologue Luc Boltanski brouille d’emblée les genres. Surle fond, De la critique, texte sociologique, propose bien unedescription de l’ordre social dans lequel nous sommes pris,et des conditions de sa subversion politique. Mais cette des-cription est très générale, particulièrement chargée enconcepts, et quasiment formalisée. Boltanski mêle par ail-leurs à des problèmes théoriques classiques en sociologie– qu’est-ce que la réalité sociale, la pratique, une institution,la domination ? – une forme d’urgence militante. Commentpenser la société pour agir sur elle, dans le contexte complexed’inégalités et de dominations croisées qu’imposerait le capi-talisme d’aujourd’hui ? De la critique parle à la fois de la pos-sibilité de la critique et de sa nécessité.

Une politisation accrue de la sociologie pragmatique

La forme du livre de Boltanski, singulière, s’inscrit dansun moment particulier de sa trajectoire intellectuelle. Commeil l’a récemment raconté dans un livre 4, la sociologie a com-

3. Pour un bilan des recherches françaises récentes en sociologiede l’engagement et de la mobilisation, voir F. Sawicki et J. Siméant,« Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique surquelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du tra-vail, vol. 51, 2009, p. 97-125.

4. L. Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Paris, Démopolis,2008.

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mencé pour Boltanski avec un « patron », Pierre Bourdieu,autour d’une aventure scientifique et politique, celle de larevue Actes de la recherche en sciences sociales lancée en1975 – sorte de fanzine savant dont l’ambition était de réin-venter la manière d’écrire les sciences sociales, d’éviter l’espritde sérieux, sans en rabattre pour autant sur la qualité scien-tifique. Dans l’équipe de chercheurs constituée à l’époqueautour de Bourdieu, Boltanski n’est-il pas alors un peu dif-férent des autres ? Jean-Louis Fabiani, sociologue qui parti-cipait alors à ce petit groupe, se souvient d’un « autodidactebien connecté à la vie parisienne, aux audaces de la bandedessinée et de la bohême post-soixante huitarde » – un stylebien distinct, par exemple, de celui des jeunes normaliens quifréquentent Bourdieu au même moment 5. Du point de vue dela sociologie, Boltanski se distingue aussi : il travaille sur desobjets originaux parce que triviaux (la bande dessinée, l’auto-mobile, la culture des cadres, les courriers de lecteur dans lapresse) ; il reprend à son compte l’esprit de la sociologie bour-dieusienne, davantage que sa lettre, usant avec parcimoniede ses concepts phares, comme l’« habitus » ou le « champ ».

Par rapport à ce premier moment de sa carrière, le milieudes années 1980 marque une rupture évidente. Boltanskiquitte le centre de recherche de Bourdieu pour fonder, avecquelques autres, un nouveau laboratoire, le Groupe de Socio-logie Politique et Morale. Sur le fond, il va développer unesociologie appelée « pragmatique » dans la mesure où elle secentre désormais sur l’action, dans son contexte à la foismatériel et symbolique. Le changement de focale théoriqueprocède d’abord d’une insatisfaction épistémologique et poli-tique à l’égard du point de vue trop « surplombant » de lasociologie bourdieusienne. Bourdieu, comme tant de socio-logues, paraît n’accorder de capacités critiques qu’aux seulschercheurs en sciences sociales, les acteurs ordinaires sem-blant quant à eux passifs, muets face à des déterminationssociales qui les dépassent, et dont ils n’ont d’ailleurs la plu-part du temps pas conscience. Contre cette sociologie critiquequi semble donc s’interdire d’étudier les actes critiques, Dela justification, publié en 1991 (avec Laurent Thévenot), met

5. J.-L. Fabiani, « “Rendre la réalité inacceptable” : merci LucBoltanski », Mediapart, 4 oct. 2008.

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en place les éléments principaux d’une sociologie alternative,et va de fait fonctionner comme un cadre théorique généralpour de nombreux travaux ultérieurs, menés par Boltanskilui-même ou par d’autres 6. Ce cadre peut être grossièrementrésumé de la façon suivante. Lorsqu’ils agissent, les acteursne sont pas acritiques, mais font au contraire en sorte queleur action soit justifiable socialement, c’est-à-dire accepta-ble aux yeux des autres sans que cette acceptation soit leproduit d’une violence. Cet impératif de justification, quis’impose à eux non de l’extérieur et après-coup, mais intime-ment et in situ, prend des formes diverses, dans la mesureoù les répertoires d’évaluation des actions sont (historique-ment) divers. L’un des objets de la sociologie est de repérerces répertoires – appelés « cités » – et de montrer comment ilssont pratiqués concrètement. C’est à ce niveau que la socio-logie se fait « pragmatique de la réflexion ».

Par rapport à la période ouverte par De la justification,Boltanski semble prendre, à la fin des années 2000, un nou-veau tournant. Lui qui a pu regretter, à la mort de Bourdieuen 2002, l’« espèce d’agit prop des dernières années » de la viedu sociologue 7, consent à participer à divers forums organi-sés par des militants de gauche, à dialoguer avec le NouveauParti Anticapitaliste (NPA 8). Cette politisation sensible trouveune traduction dans sa production sociologique, qui passepar une interrogation sur la force critique du travail intellec-tuel mené ces vingt dernières années. « La sociologie pragma-tique, écrit Boltanski dans un texte de 2008 qui annonce Dela critique, [...] [a] cherché à se rapprocher des situationsconcrètes dans lesquelles les personnes agissent. Mais, cefaisant, la sociologie pragmatique a [...] tendu à valoriser lacréativité de l’agir [...] et, par contrecoup, à dévaloriser ce quipouvait apparaître comme stable, contraignant, imposé pardes forces extérieures à l’action développée ici et mainte-

6. Notons toutefois que De la justification « ne prétend[ait] pasrendre compte des conduites des acteurs dans l’ensemble des situa-tions auxquelles ils peuvent être confrontés » (L. Boltanski et L. Thé-venot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Galli-mard, coll. « NRF essais », p. 426).

7. Le Monde, 24 janv. 2002.8. « Socialiser la révolte. Entretien avec Luc Boltanski et Olivier

Besancenot », site internet de la revue Contretemps.

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nant 9 ». Certes, le cadre théorique de De la justificationn’exclut pas un usage militant, puisque, notamment, la miseen exergue du point de vue des acteurs peut être mise auservice d’une critique sociale, en révélant par exemple le« décalage entre le monde social tel qu’il est et ce qu’il devraitêtre pour satisfaire aux attentes morales des personnes »(p. 56). Mais comment répondre, dans ce cadre théorique, àdes questions comme celle des conditions de possibilité (etpas seulement des modalités) de prise de distance critiquedans la pratique ordinaire ? Comment envisager, lorsqu’estrésolument pris le parti des acteurs, la nature et le fonction-nement de la domination, qu’on peut définir comme unecontrainte stable et générale sur l’action ? Ce problème estau centre du travail actuel de Boltanski. Cela ne signifie pasque De la critique devrait plus justement être titré « De l’auto-critique ». Cela signifie plutôt que Boltanski, avec un courageintellectuel qui n’est pas si fréquent, n’hésite pas à mettre àl’épreuve plusieurs des concepts et des perspectives qu’il alongtemps défendus, pour faire de nouvelles propositionssociologiques – au gré, en quelque sorte, d’une tentative expli-cite de re-politisation de la sociologie pragmatique.

Les moments pratiques... et les autres ?

Les gens ne sont sans doute pas autant sur le qui-viveque ce que suggère la sociologie pragmatique habituelle, etcela a un sens politique. Parfois, souvent sans doute, ce quel’on vit ne fait débat pour personne, et d’abord pas pour soi-même : l’attitude critique est loin, la réalité va de soi. La« réalité », pour Boltanski, qui n’a pas rompu avec sa tendanceà redéfinir de façon spécifique des termes ordinaires, se dis-tingue du « monde ». Alors que ce dernier désigne, commechez Wittgenstein, « tout ce qui arrive », pêle-mêle, de façoninstable et incertaine, la réalité est une construction humaineà partir du monde, qui s’en différencie par conséquent parcequ’elle est ordonnée, relativement connaissable et prévisible,d’une part, et parce qu’elle est, d’autre part, « le plus souventorientée vers la permanence » (p. 94).

9. L. Boltanski, « Institution et critique sociale. Une approchepragmatique de la domination », Tracés, Hors-série, déc. 2008, p. 18.

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Boltanski parle de « moments pratiques » pour désignerces moments où les acteurs sont pris dans ce qu’ils font, ettellement absorbés par leur tâche qu’ils ont tendance à mini-miser la question de la consistance, de la pertinence de laréalité, dans laquelle cette tâche prend sens. Dans cesmoments, si au cours de l’action l’incertitude du monde faitsurface (par exemple, une pluie non prévue par la météo vientperturber l’organisation d’un mariage), les acteurs s’efforce-ront de contenir cette incertitude (en protégeant les convivesde l’averse, ou en se disant qu’un mariage sous la pluie a soncharme), plutôt que de lui donner de l’importance, d’en fairel’occasion d’une remise en cause plus ou moins radicale dela réalité (Pourquoi fallait-il qu’ils se marient aujourd’hui ?Pourquoi se marier ?).

Les moments pratiques sont distingués, dans De la criti-que, des moments dits « métapragmatiques » : « Je propose,écrit Boltanski, d’appeler métapragmatiques des momentsmarqués par une élévation du niveau de réflexivité [...]. Lesattentions et les énergies se détournent de ce qu’il y a à faire,pour faire face aux urgences de la réalité, et s’orientent versla question – si l’on veut autoréférentielle – de savoir ce quel’on fait, au juste, et qu’elle serait la façon dont il faudrait agirpour que ce que l’on fait soit fait, en vérité. » (p. 107). Dansces moments-là, la situation peut prendre un tour critique,mais pas nécessairement. Si l’action et son cadre sont consi-dérés, à bien y réfléchir, comme justes et authentiques, lepassage par le registre métapragmatique débouchera sur uneconfirmation de la réalité – malgré tout ce que la situation enquestion pourrait éventuellement contenir, d’un point de vueforcément extérieur, de domination et d’exploitation. Ce n’estque lorsque la réflexivité est l’occasion de mettre au jourl’injustice, le caractère artificiel, au sens littéral et moral dumot, de la situation, que la réalité peut être mise en cause,puisqu’elle se trouve dès lors définie comme inacceptable.

La distinction pratique / métapragmatique, qui constitueune première étape dans la restitution des conditions socialesqui rendent possible la critique, peut paraître discutable.Autour d’une première question, d’abord : des moments uni-quement pratiques sont-ils vraiment possibles ? Un incondi-tionnel de De la justification pourrait à ce titre s’alarmer dupeu de cas que semble faire à présent Boltanski de la pré-

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gnance de l’attitude réflexive dans le cours le plus ordinairede l’action. En réalité, cette objection ne tient que pour autantqu’on identifie la réflexivité de l’acteur ordinaire avec cetteréflexivité publique à laquelle correspond le moment méta-pragmatique. Ce n’est pas la même chose d’avoir une certainedistance à ce qu’on fait en propre, par exemple, de se deman-der si ce qu’on est en train de faire « se fait », et d’interrompreune action collective, pour interroger ouvertement, devanttous, la manière dont les choses se passent. On peut déve-lopper un exemple pris par Boltanski pour le montrer. Lorsd’une réunion d’enseignants, à la fin de laquelle les derniersdossiers d’étudiants à traiter le sont de manière expéditive,un des participants se lève et s’exclame que c’est injuste pourles étudiants et indigne de la part de ses collègues. Cetteréaction (forme de réflexivité publique) crée une situationnouvelle par rapport à la précédente, où cette injustice pou-vait pourtant déjà être perçue consciemment par certains,tout en restant tue (réflexivité privée 10).

Plus délicate est par contre la question inverse : est-ilréaliste de considérer que la réflexivité privée ou publique, eta fortiori, que la critique, n’est pas une pratique ? Boltanskiestime que pour penser la pratique dont il parle dans sonlivre, la théorie de la pratique de Bourdieu est adaptée(p. 100). Or la pratique, selon Bourdieu, a certaines proprié-tés – notamment un caractère impérieux (on fait quelquechose parce que « c’est plus fort que nous ») et routinier (onagit par habitude, machinalement) – dont on peut se deman-der pourquoi elles ne concerneraient pas les moments méta-pragmatiques. Pour reprendre l’exemple de la réuniond’enseignants : celui qui s’est finalement décidé à mettre unterme à la comédie académique n’a-t-il pas pu le faire juste-ment parce que « c’était plus fort que lui » ? N’a-t-il pas puutiliser, lorsqu’il a pris la parole, ce que ses collègues ontd’emblée reconnu comme son ton accusateur « habituel » ?Opposer : 1) la prise de distance par rapport à la pratique, à2) la pratique, c’est considérer de façon discutable qu’il n’y a

10. Cette spécification de la réflexivité privée et publique n’estpas présente dans De la critique. Elle m’a aimablement été suggéréepar Luc Boltanski, en réponse à ma demande d’éclaircissement sur cepoint.

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pas de sens à parler du caractère pratique de la prise de dis-tance par rapport à la pratique. C’est estimer, plus spécifique-ment, que la critique est forcément une rupture, une surprisepar rapport au cours des choses, contre, par exemple, le réa-lisme ordinaire qui « sait à quoi il faut s’attendre » de la partde ces personnes qui « ne peuvent pas s’empêcher de criti-quer ».

Confirmations institutionnelles et travail de la critique

À partir d’une analyse plus détaillée du registre méta-pragmatique, Boltanski est amené à mettre en place uneseconde distinction fondamentale dans l’ouvrage : la distinc-tion entre « institution » et « critique ». C’est l’occasion pourlui de proposer une définition très suggestive de l’institution.Quand il s’agit de juger la situation dans laquelle on est pris,

aucun individu, explique Boltanski, ne possède l’autorité néces-saire pour dire aux autres, à tous les autres, ce qu’il en est de cequ’il est, pour la simple raison qu’il a un corps, et qu’ayant uncorps, il est nécessairement situé [...]. [La] seule solution est doncde déléguer la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est à un êtresans corps. [...] Cet être sans corps, qui hante la sociologie, c’estévidemment l’institution. Une institution est un être sans corps àqui est déléguée la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est. C’estdonc d’abord [...] dans ses fonctions sémantiques qu’il faut envi-sager l’institution. Aux institutions revient la tâche de dire et deconfirmer ce qui importe (p. 116 et 117).

En tant qu’elles ne cessent de confirmer et reconfirmerle réel tel qu’il est, les institutions sont ambiguës. D’un côté,elles assurent une « sécurité sémantique » : grâce à elles, laréalité est stable, on peut la décrire, la prévoir, compter surelle. Mais d’un autre côté, elles exercent dans le même mou-vement une « violence symbolique », puisqu’en fixant la réalitéelles sont conduites à trancher, à imposer, à marquer desobjets et surtout des personnes (c’est le droit qui dit « vousêtes un criminel » ; c’est l’école qui recale).

On comprend dès lors que ce que dit l’institution, lamanière dont elle confirme la réalité, fasse l’objet de mises endoute ; que le complémentaire nécessaire de l’institution soitla critique. Des contradictions intrinsèques minent les insti-tutions. En particulier, si elles sont des êtres censés « sans

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corps », et partant à vocation universelle, il faut bien quequelqu’un les fasse parler pour qu’elles jouent leur rôlesocial : ce porte-parole, parle-t-il vraiment pour l’institution,ou pour son propre compte ? La réalité qu’il confirme n’est-elle pas d’abord celle qui l’arrange ? Ce genre de contradictionest en réalité plus général : le travail de confirmation séman-tique d’une institution, idéalement universel, standardisé, nepeut épuiser, dans les faits, la diversité, les spécificités, lesdynamiques propres du monde qu’il s’agit de cadrer. Commeon l’a vu dans le cas du mariage, même quand une institutionsemble recouvrir la totalité d’un situation sociale (situationrituelle), le monde peut refaire surface (il pleut de façonimprévue). C’est cette contradiction fondamentale, dite « her-méneutique » par Boltanski, que la critique peut exploiter.

L’institution, la réalité qu’elle soutient, sera alors mise àl’épreuve, de deux façons principales. Soit la critique soumet-tra l’institution à une « épreuve de réalité ». Il s’agira alors depointer l’existence d’un « différentiel entre le devoir-être etl’être, entre le jugement de valeur et le jugement de fait »(p. 160). De manière canonique, seront ainsi dénoncés la non-application d’une règle prétendument intangible, ou le dys-fonctionnement d’un protocole. Soit, seconde possibilité, lacritique se fera plus radicale, en se fondant sur des « épreuvesexistentielles ». La réalité sera ici mise en cause au nom d’uneexpérience vécue qui ne correspond en rien au cadre définipar l’institution. On n’entre pas dans le cadre, par exempledans les cases d’un formulaire, et pourtant on existe, onrefuse d’être traité comme un cas irréel. On vit de façon élec-tive une situation que l’institution condamne, et l’on se sentlégitime à le faire. Boltanski prend pour illustrer ce derniercas l’exemple de l’affaire Humbert : on se souvient de cettemère qui, en 2003, refusait d’être traitée comme une crimi-nelle parce qu’elle avait permis illégalement à son fils, devenutétraplégique à la suite d’un grave accident de la route, d’exer-cer ce qu’il nommait son « droit à mourir ». Lors des épreuvesexistentielles, la critique convoque les pratiques ordinairescontre l’institution, le monde contre la réalité.

C’est parce que le travail de mise en doute de la réalitépar la critique est incessant que le travail de confirmation decelle-ci par l’institution l’est également. Boltanski parle tou-tefois de « maintenance » de la réalité par les institutions. Ce

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terme suggère que les institutions sont d’habitude suffisam-ment fortes, suffisamment dominantes pour que la réalité soitrelativement stable. Le dernier chapitre du livre explore cettequestion de la domination, en s’intéressant à la forme parti-culière qu’elle prend dans un régime capitaliste. En écho auxanalyses proposées dans Le Nouvel Esprit du capitalisme 11,le poids de la domination par le « changement » est souligné(la manière de confirmer le réel des institutions capitalistesne cesse d’évoluer, mais son esprit se maintient, ce quidésarme la critique). Mais est aussi pointée de façon plusspécifique ce travail institutionnel particulier qui consiste àconfirmer la réalité comme s’il s’agissait du monde, c’est-à-dire comme une chose inéluctable, incontrôlable, naturelle,indépendante de l’action humaine. On comprend mieux, dece point de vue, pourquoi une sociologie qui insiste sur ladifférence entre réalité et monde, sur ce que la réalité doit àun travail institutionnel, est une sociologie de l’émancipation.

L’institution critique

La force de De la critique repose principalement sur laspécification de la notion d’institution – qui fait le plus sou-vent, en sociologie, l’objet d’usages très vagues. Cela dit, onpeut être surpris du couple antagoniste que, d’après Bol-tanski, l’institution compose avec la critique. L’idée que laconfirmation de la réalité va de pair avec des efforts contrairespour la rendre inacceptable est certes tout à fait parlante.Cependant, institution et critique se situent-elles sur lemême plan, et sont-elles, sinon, opposables l’une à l’autre ?On est tenté de répondre par la négative. Car, sans rompreavec les définitions de l’institution et de la critique proposéespar Boltanski, il semble possible d’attester de l’existencesociale d’institutions que l’on peut d’un certain point de vuequalifier de critiques (et inversement).

Interroger l’orientation des confirmations institutionnel-les, prises séparément les unes des autres, est une façon depréciser l’objection. Les institutions sont-elles aussi compli-ces, réalisent-elles un travail de confirmation de la réalité

11. L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme,Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 1999.

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aussi univoque que ce que suggère le livre ? Le modèle pro-posé semble exclure l’idée qu’une institution, relativement àune ou à plusieurs autres, puisse jouer un rôle critique, parexemple parce qu’elle requalifie, qu’elle qualifie différemmentdes situations, des choses, des personnes. Ce point aveuglepose une sérieuse difficulté : il confère au modèle un carac-tère irréaliste, qui apparaît nettement quand on pense à desexemples concrets. Soit par exemple celui du droit. Personnene contestera que le droit constitue une institution par excel-lence, surtout si l’on retient la définition boltanskienne. Or ilest patent que l’institution droit fonctionne dans un trèsgrand nombre de cas comme une critique. Ainsi, la réalitéjuridique peut venir contredire la réalité que s’attachent àconfirmer d’autres institutions, comme la famille (droit desenfants), l’entreprise (droit du travail), voire l’État, notam-ment dans certaines conjonctures historiques exceptionnel-les où la légitimité globale de l’État est mise en question 12.Un autre exemple, celui de la science et de l’expertise, permetau passage de montrer que la critique n’est pas forcément lefait des dominés, ce qui la rend moralement et politiquementplus ambivalente que semble le penser Boltanski – la critiquevenant des dominants ne servant le plus souvent que leurpropre émancipation. L’institution scientifique prend réguliè-rement un tour expert, c’est-à-dire qu’elle se trouve souventconvoquée pour dire « sa » réalité dans un cadre institutionnelqui n’est pas immédiatement le sien. Ainsi, par exemple, decette situation observée où des parents d’élèves issus demilieux sociaux favorisés font état, auprès d’un enseignant,d’une réalité psychologique – le quotient intellectuel élevé deleur enfant – pour obtenir de l’école l’autorisation pourl’enfant de sauter une classe 13. L’institution psychologique(et la réalité mentale qu’elle confirme) fonctionne ici commeune critique efficace de l’institution scolaire (son ordre habi-tuel est remis en cause).

12. L. Israël, « Résister par le droit. Avocats et magistrats dansla résistance (1940-1944) », L’année sociologique, vol. 59, no 1, 2009,p. 149-175.

13. W. Lignier, « L’intelligence investie par les familles. Le dia-gnostic de précocité intellectuelle entre dispositions éducatives etperspectives scolaires », Sociétés contemporaines, à paraître.

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Certes l’incohérence, les possibilités de mise en concur-rence des confirmations institutionnelles, demeurent ordi-nairement contenue par le fait que les diverses institutionsont tendance à être relativement coordonnées sous un grandnombre d’aspects – leur non-contradiction étant en l’occur-rence entretenue par cette institution des institutions queconstitue l’État. Mais les exemples cités montrent que ladépendance des institutions vis-à-vis de l’État – qui caracté-rise autant le droit que la science – n’annule pas leur auto-nomie relative, et par conséquent la possibilité que les insti-tutions se critiquent entre elles, voire critiquent l’État 14.

Si l’on veut aller plus loin, on peut même se demander sila figure de la critique non institutionnelle n’est pas chimé-rique. Pour critiquer, ne faut-il pas toujours confirmer uneréalité particulière contre une autre réalité, ne faut-il pastoujours faire jouer une institution contre une autre ? Bol-tanski estime que la critique s’appuie soit sur la réalité confir-mée par l’institution critiquée (cas de l’épreuve de réalité),soit sur une forme d’exhibition de ce qu’il appelle le monde(cas de l’épreuve existentielle). Mais les conditions de cetteexhibition ne sont pas claires. À propos de l’affaire Humbert,qui fonctionne comme un cas paradigmatique de mise àl’épreuve existentielle de la réalité, sont évoquées « les asso-ciations qui militent pour la légalisation de l’euthanasie », quiont pu s’appuyer, dans leur critique du droit existant, sur« les propos de cette mère, sur son visage en larmes montrésur les écrans de télévisions » (p. 165). Ces associations nesont-elles pas des institutions ? Et ce visage qui pleure, est-ceune figure du monde comme le veut Boltanski, ou la réalitéque confirme l’institution médiatique ?

Cette difficulté affleure dans le texte, notamment quandBoltanski est conduit à parler d’« instances de la critique »,tout en précisant qu’elles « ne sont pas institutionnalisées etne peuvent l’être » (p. 230). Notons que le problème n’est passtrictement conceptuel. Un problème politique importantn’est-il pas, justement, celui de l’institutionnalisation de lacritique ? Critiquer collectivement et publiquement, c’estsans doute d’abord être confronté à un paradoxe : en étant

14. Une figure limite de cette autonomie est celle du fonctionnaired’État en lutte contre la politique de son ministère.

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une institution, c’est-à-dire en étant organisé, réglé, cohé-rent, on se donne les moyens d’être fort et audible ; mais pourrester critique, il faut en quelque sorte s’efforcer de s’affaiblir,pour limiter la violence sociale inhérente à l’organisation, àla règle, à la cohérence. Si la dénégation de la distinction entremonde et réalité est fréquente chez les dominants, on peutpenser que, parmi ceux qui leur résistent, l’acceptation unpeu romantique d’une distinction tranchée entre critique etinstitution l’est tout autant. Dans ces conditions, le rôle d’unesociologie à visée émancipatrice pourrait bien être, à l’inversede ce que suggère De la critique, de souligner cette indistinc-tion problématique – non par nihilisme politique, mais enayant en vue, au contraire, un renouvellement des pratiquespolitiques concrètes.

Une conception à discuter

Certains détracteurs du travail de Boltanski s’empresse-ront peut-être de reconnaître dans les difficultés soulevéesici les conséquences de ce qui serait sa posture intellectuellehabituelle, très théorique, à distance des données empiri-ques, des « chiffres », du « terrain ». Mais il faut rappeler queles principaux livres de Boltanski n’ont jamais cessé d’entre-tenir un lien direct ou indirect avec le travail empirique (sta-tistiques textuelles, entretiens, ethnographie), et que si celien paraît un peu distendu dans De la critique, on peut cha-ritablement estimer que cela tient au caractère d’esquisse dece « précis », d’ailleurs annoncé d’emblée au lecteur (p. 12).

En fait, si le livre apparaît fragile sous certains aspects,ce n’est pas vraiment parce qu’il ne mobilise pas de donnéesempiriques. C’est davantage parce que Boltanski ne parvientpas toujours à maintenir le difficile équilibre entre force théo-rique et force politique du texte, et semble parfois, pour pré-server la seconde, accélérer, simplifier l’élaboration concep-tuelle, au risque de l’irréalisme sociologique. Ainsi, quand dessituations spécifiques sont abordées – lorsqu’est mobilisé parexemple, à la manière des philosophes analytiques, un casanthropologique fictif comme celui de la réunion d’ensei-gnant – les éléments de la situation convoquée qui pourraientdonner plus de consistance au propos conceptuel ne sont pastoujours mis à profit. Le problème n’est alors pas que ces

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situations ne sont pas réelles, observées empiriquement ; leproblème est plutôt qu’elles ne sont pas envisagées commeune occasion de rendre la construction conceptuelled’ensemble la plus réaliste possible.

Le dernier livre de Boltanski n’en repose pas moins surune manière convaincante de faire de la sociologie politique,qui caractérise du reste l’ensemble de son œuvre, y comprisdans sa période bourdieusienne. Cette sociologie-là fait lepari intellectuel que le développement d’une armatureconceptuelle forte autorise une description du monde socialsuffisamment générale pour fonder des ambitions contesta-taires conséquentes. Parce qu’il est à la fois difficile à tenir etintellectuellement stimulant, un tel pari explique que De lacritique soit un livre sociologiquement discutable, dans lesdeux sens du terme. Reste à espérer, pour la sociologie, queles sociologues prennent effectivement la peine de le discuter.

Wilfried LIGNIER

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