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TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION PAR T HOMAS BOCCON-GIBOD & PIERRE CRÉTOIS ..................... 5 LE CHAMP THÉORIQUE DU COMMUN À L ÉPREUVE DE LA CATÉGORIE DE « PUBLIC » 19 LE « COMMUN » CONTRE L ’ÉTAT ? SUR LE DÉBAT ITALIEN AUTOUR DES « BIENS COMMUNS » ET DU « COMMUN » PAR SERGE AUDIER ...................................................... 21 « Biens communs », « Commun », en quête de définitions .................. 24 La grande « alternative » à l’hégémonie néolibérale et à l’État néolibéral ................................................................ 29 Contre la bureaucratisation et l’étatisation du monde ........................ 32 Démocratie participative radicale ou démocratie contre l’État ? ........... 35 Le « commun » comme « praxis » : une nouvelle ontologie du social ? ... 38 La révolution « bienscommuniste » du XXI e siècle ............................ 43 Les limites des versions anti-étatistes du « commun » ........................ 47 AUTOUR DES USAGES DE L HÉRITAGE ALTHUSSÉRIEN DANS LE DISCOURS POST-OPÉRAÏSTE SUR LE COMMUN PAR F ABRIZIO CARLINO ................................................. 51 PROPRIÉTÉ, APPROPRIATION SOCIALE ET INSTITUTION DU COMMUN PAR PIERRE DARDOT & CHRISTIAN LAVAL ........................... 67 La propriété privée ou comment l’exclusion devient droit ................... 68 L’État propriétaire ................................................................... 72 L’appropriation sociale et le principe du commun ............................ 76 Principes du commun ............................................................... 79

Collectif Etat social, propriété publique et biens communs. Le Bord de l'Eau. 2015

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTIONPAR THOMAS BOCCON-GIBOD & PIERRE CRÉTOIS .....................5

LE CHAMP THÉORIQUE DU COMMUN À L’ÉPREUVE DE LA CATÉGORIE DE « PUBLIC » • 19

LE « COMMUN » CONTRE L’ÉTAT ? SUR LE DÉBAT ITALIEN AUTOUR DES « BIENS COMMUNS » ET DU « COMMUN »PAR SERGE AUDIER ...................................................... 21

« Biens communs », « Commun », en quête de définitions ..................24

La grande « alternative » à l’hégémonie néolibéraleet à l’État néolibéral ................................................................29

Contre la bureaucratisation et l’étatisation du monde ........................32

Démocratie participative radicale ou démocratie contre l’État ? ...........35

Le « commun » comme « praxis » : une nouvelle ontologie du social ? ...38

La révolution « bienscommuniste » du XXIe siècle ............................43

Les limites des versions anti-étatistes du « commun » ........................47

AUTOUR DES USAGES DE L’HÉRITAGE ALTHUSSÉRIEN DANS LE DISCOURS POST-OPÉRAÏSTE SUR LE COMMUNPAR FABRIZIO CARLINO ................................................. 51

PROPRIÉTÉ, APPROPRIATION SOCIALE ET INSTITUTION DU COMMUNPAR PIERRE DARDOT & CHRISTIAN LAVAL ........................... 67

La propriété privée ou comment l’exclusion devient droit ...................68

L’État propriétaire ...................................................................72

L’appropriation sociale et le principe du commun ............................76

Principes du commun ...............................................................79

LES MODÈLES DU DROIT PRIVÉ FRANÇAIS POUR ACCUEILLIR LES « COMMUNS »PAR JUDITH ROCHFELD .................................................. 81

La première direction : les communautés négatives ...........................88

La deuxième direction : les communautés positives ...........................93

La troisième direction : les communautés diffuses .............................99

Y A-T-IL UNE ALTERNATIVE À LA CONCEPTION EXCLUSIVISTECLASSIQUE DU DROIT DE PROPRIÉTÉ ? UNE THÉORIE INCLUSIVE DE L’APPROPRIATIONPAR PIERRE CRÉTOIS & CAROLINE GUIBET-LAFAYE ................105

Position du problème : l’abolition de la propriété privée comme promotion d’une conception inclusive du rapport aux ressources ...................... 108

Penser des droits sur les choses sans titulaire ................................114

Des alternatives inclusives au droit de propriété exclusif ...................118

Conclusion ........................................................................... 125

À LA FRONTIÈRE DU COMMUN ET DU PUBLIC :LA PROPRIÉTÉ SOCIALE • 127

LE SERVICE PUBLIC, L’ÉTAT SOCIAL ET L’ESPRIT DU « COMMUN »PAR THOMAS BOCCON-GIBOD .........................................129

Le social saisi par le droit : le rôle de la science sociale dans l’émergence de la notion de service public ................................................... 132

Maurice Hauriou : l’administration raisonnée du libéralisme ............. 133

Léon Duguit : la solidarité au fondement du droit ........................... 135

L’émergence de la notion de service public en droit administratif, un para-digme obscur ........................................................................ 136

Le service public et l’héritage de Duguit ...................................... 142

LA PROPRIÉTÉ SOCIALE CONTRE L’ÉTAT ?FORMES ET RAISONS DE LA SOCIALISATIONDANS LA TRADITION DU SOCIALISME ASSOCIATIONNISTEPAR PHILIPPE CHANIAL ................................................ 149

Collectivisme, communisme et associationnisme chez Malon ..............151

La sociocratie de Fournière ou la socialisation par l’association .........155

Solidarité et autonomie ou la socialisation comme individualisation .... 158

Pour conclure ........................................................................161

LA COTISATION SOCIALE, UN COMMUN FONDATEUR D’UNE PRODUCTION ALTERNATIVEPAR BERNARD FRIOT ...................................................165

Rapporter la sécurité sociale à la production et non pas à la couverture de besoins............................................................................ 167

L’impôt-salaire et la cotisation-salaire de la propriété d’usage contre l’impôt-solidarité et la cotisation-prévoyance de la propriété lucrative . 172

La cotisation-salaire, institution centrale du commun ......................178

LA PRODUCTION DE « PROPRIÉTÉ SOCIALE » : DES SERVICES PUBLICS DE L’ÉTAT À L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIREPAR EMMANUEL D’HOMBRES ..........................................183

Introduction ......................................................................... 183

Une définition de la propriété sociale.......................................... 186

Analogie au plan de la substance ................................................191

Usus, abusus, fructus ............................................................. 194

Analogies fonctionnelles .......................................................... 196

La propriété sociale comme critère de démarcation de l’ESS ............ 199

Solidarisme et étatisme ........................................................... 201

ÉTAT SOCIAL, PROPRIÉTÉ COMMUNE ET PROPRIÉTÉ DE SOIPAR FABIEN TARRIT ....................................................205

Le libertarisme traditionnel rejette l’État social au nom de la propriété de soi ..................................................................................... 207

La théorie de la dotation au service du capitalisme ........................ 207

L’argument de la propriété de soi ............................................... 209

Propriété de soi et acquisition initiale : un usage particulier de la clause lockéenne ............................................................................ 210

La philosophie politique égalitaire défend l’État social en écartant la propriété de soi ......................................................................212

Le bien-être, une notion ambiguë ................................................214

Ressources et opportunité de bien-être : un rôle accordé à la responsabili-té individuelle ........................................................................215

Les capabilités : entre richesse et capacité .....................................217

Le libertarisme de gauche s’approprie la propriété de soi au service de l’État social et de l’émancipation ................................................219

Propriété de soi et ressources externes ........................................ 220

Un complément de la valeur travail ............................................ 223

Conclusion ........................................................................... 224

LES INSTITUTIONS PUBLIQUES

PORTEUSES DU COMMUN • 225

URBANISME, PROPRIÉTÉ PUBLIQUE ET COMMUNPAR RÉMI BAUDOUI ....................................................227

Introduction ......................................................................... 227

L’invention de l’urbanisme comme savoir-faire du commun ............... 228

De l’urbanisme de croissance à l’urbanisme managérial : la mise en crise de la ville comme commun et propriété publique ............................ 232

Repenser l’urbanisme comme outil de production du commun ........... 236

Conclusion ........................................................................... 242

LE RÔLE DES COLLECTIVITÉS LOCALES DANS LA GESTION DES BIENS PUBLICS CONSIDÉRÉS COMME BIENS COMMUNSPAR DANIELA MONE ...................................................245

À propos du fondement juridique de la notion de biens communs ....... 248

La délibération de la commune de Naples sur les biens publics considérés comme biens communs ............................................................ 257

DE LA CONCEPTION EUROPÉENNE DES « SERVICES D’INTÉRÊTGÉNÉRAL » À LA CRÉATION D’UN STATUT D’ENTREPRISE

PUBLIQUE EUROPÉENNE ?PAR PIERRE BAUBY & MIHAELA M. SIMILIE .......................263

Introduction : L’UE n’est pas un « État-nation » traditionnel, mais en a certains attributs ................................................................... 263

La lente émergence d’une conception européenne des SIG ................ 265

L’UE a-t-elle besoin de l’outil « entreprise publique » ? ................... 270

Les « entreprises communes » ................................................... 271

Galileo entreprise publique de facto ? ......................................... 274

Les agences européennes ......................................................... 276

Le financement des infrastructures européennes ............................ 277

Vers un statut d’« entreprise publique européenne » ? ...................... 278

ÉCONOMIE DES BESOINS ET GESTION PUBLIQUEPAR JACQUES FOURNIER ................................................283

L’économie des besoins, communisme du XXIe siècle ?Le point de départ est une analyse de l’évolution historique de l’ac-tion publique dans le domaine économique et social depuis le début du XIXe siècle. .......................................................................... 284

Nous sommes maintenant engagés dans une nouvelle étape, celle de la mondialisation de l’économie. ................................................... 285

Cette économie des besoins n’est pas un appendice du marché mais bien une voie propre de développement, qui vient équilibrer celle que permet le marché. .............................................................................. 286

L’économie des besoins, une nouvelle approche du service public ....... 288

Le pilotage : gouvernance collective ............................................ 289

Les opérateurs : articulation maîtrisée du public et du privé .............. 290

Le service public à la rencontre du besoin ................................... 291

La gestion : moderniser sans banaliser ........................................ 291

LISTE DES CONTRIBUTEURS ............................................295

Composition : Le Bord de L’eau éditions

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en mai 2015

pour le compte des éditions Le Bord de L’eau par

Dépôt légal : juin 2015

Imprimé en Europe

État social, propriété publique, biens communs

COLLECTION « LES VOIES DU POLITIQUE »

AUX ORIGINES DU NÉO-LIBÉRALISME. LE COLLOQUE LIPPMANN, Serge Audier, 2008SOCIALISME LIBÉRAL, Carlo Rosselli, présentation & traduction Serge Audier, 200.LA DÉLICATE ESSENCE DU SOCIALISME. L’ASSOCIATION, L’INDIVIDU, ET LA RÉPUBLIQUE, Philippe ChanialPARTICIPER. ESSAI SUR LES FORMES DÉMOCRATIQUES DE LA PARTICIPATION, Joëlle ZaskRÉPUBLICANISME, Maurizio Viroli (Traduction Christopher Hamel & postface Serge Audier)LA SOCIÉTÉ DU MÉRITE IDÉOLOGIE MÉRITOCRATIQUE ET VIOLENCE NÉOLIBÉRALE, Dominique GirardotPRINCIPE RESPONSABILITÉ OU PRINCIPE ESPÉRANCE ? Arno MünsterUNE LOI POUR LES RETRAITES. DÉBATS SOCIALISTES ET SYNDICALISTES AUTOUR DE LA LOI DE 1910, Gilles Candar & Guy DreuxLE PRAGMATISME COMME PHILOSOPHIE SOCIALE ET POLITIQUE, Roberto Frega (textes choisis) (traduction Jim Gabarret)

© Éditions LE BORD DE L’EAU 2015www.editionsbdl.com

33310 Lormont

ISBN : 978-2-915651-4047

Thomas Boccon-Gibod & Pierre Crétois

ÉTAT SOCIAL, PROPRIÉTÉ PUBLIQUE, BIENS COMMUNS

LE BORD DE L’EAU

Avec le soutien de la Fondation Jean-Jaurès Reconnue d’utilité publique dès sa création, en 1992, par Pierre Mauroy,

la Fondation Jean-Jaurès est la première des fondations politiques françaises. Lieu de réflexion, de dialogue et d’anticipation, elle agit depuis vingt ans pour construire un monde plus démocratique, comprendre l’histoire du mouvement socialiste et inventer les idées de demain. Elle est aujourd’hui présidée par Henri Nallet et dirigée par Gilles Finchelstein.

C’est dans cette perspective qu’elle engage des partenariats éditoriaux, avec l’ambition d’être le creuset où naissent analyses pertinentes et propositions audacieuses, mais aussi de mettre cette production intellectuelle et politique au service de tous.

Fondation Jean-Jaurès | 12, cité Malesherbes 75009 Paris | +33 1 40 23 24 00 | [email protected] – www.jean-jaures.org

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INTRODUCTION

PAR THOMAS BOCCON-GIBOD & PIERRE CRÉTOIS

Depuis Platon et Aristote au moins, le problème du commun et du propre constitue un lieu vif de la réflexion sociale et po-litique. Chacun se souvient de la manière dont, au livre I des Politiques, Aristote récuse l’idée de la communauté des biens, des femmes et des enfants développée par Platon dans le livre V de la République. Aristote affirme que quand tous disent de la même chose : « Ceci est à moi », se déclenchent immanqua-blement des conflits. Il estime, à l’inverse, que l’on ne prend jamais autant soin d’une chose que quand elle nous appartient en propre, lors même que les choses communes, bien qu’elles soient souvent exploitées par les individus, ne sont, paradoxa-lement, guère entretenues. Il insiste ainsi sur la manière dont la distribution des biens participe de l’ordre de la cité et de la vertu des citoyens, attribuant à chacun sa place et sa charge. La propriété n’est pas pour lui une norme fondamentale irrécusable mais doit être considérée dans et justifiée par sa fonction so-ciale. Pour Platon, c’est, au contraire, la communauté des biens qui assure au mieux la réalisation des fins civiques, en tant que moyen d’éviter la divergence des intérêts dans la cité, c’est-à-dire de produire un être en commun substantiel. Il souligne que cet être en commun ne manque pas en effet d’être mis en péril par l’atomisation des intérêts (des sources de bonheur et de malheur individuels) qui résulte de la division des terres et des familles. À l’inverse, la communauté des biens, des femmes et des enfants implique que tous s’identifient à toutes les parties de la cité comme les concernant au premier chef. Comme en té-moigne ce débat bimillénaire, la propriété des biens a longtemps été tout sauf une évidence. Au contraire, les régimes juridiques d’appropriation et d’organisation des rapports sociaux quant aux

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État social, propriété publique, biens communs

choses ont relevé de discussions sérieuses, argumentées et es-sentielles 1.

Sous d’autres formes, assurément, ces questions font au-jourd’hui retour. Ainsi le thème des « biens communs », à la fois comme modalité économique de production et de distribu-tion des ressources, comme modalité de préservation des droits, de l’équité, de l’égalité et de la subsistance des personnes dans les théories contemporaines de la justice, mais aussi comme condition de l’existence d’un être en commun partagé entre les hommes, connaît actuellement une attention renouvelée. Il est débattu non seulement dans le champ académique – depuis en particulier les travaux pionniers d’Elinor Ostrom –, mais aussi dans le domaine de la recherche militante en économie, notam-ment de la part de David Bollier 2 qui se consacre à la recherche sur le bien commun depuis plus de dix ans à travers, entre autres, l’économie coopérative et solidaire, ou encore de Gene-viève Azam 3, économiste co-présidente d’ATTAC.

De telles recherches s’inscrivent, bien souvent, dans la pour-suite de nouvelles formes de sociabilité dont on peut voir la manifestation intellectuelle, par exemple, dans les recherches du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences-sociales), et notamment dans l’approche convivialiste d’Alain Caillé 4 ou de François Flahault 5. Ces approches insistent, dans le sillage de l’anthropologie – singulièrement, bien sûr, de Marcel Mauss –, sur l’existence de rapports humains non-réductibles à la forme

1 Pierre Crétois, L’Émergence de la notion contemporaine de droit de propriété dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Juliette Grange, soutenue à Lyon 2 le 24 novembre 2012, disponible en ligne http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2012/cretois_p#p=0&a=top.2 David Bollier, La Renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014.3 Genevière Azam, Le Temps du monde fini, vers l’après capitalisme, Paris, Les Liens qui libèrent, 2010 ; Geneviève Azam, Jean-Marie Harribey et Dominique Plihon, Construire un monde écologique et solidaire, Économie politique, n° 34, 2007 ; voir également Les Possibles (ATTAC), n° 5, Hiver 2015, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-5-hiver-2015/, consulté le 2 février 2015].4 Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2011 ; Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2013.5 François Flahault, Où est passé le bien commun ?, Paris, Mille et une nuits, 2011.

Introduction

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du contrat libéral entre individus indépendants, qui fonde une certaine vision dominante du marché. L’idée serait donc ici de revenir à la réalité anthropologique qui lie les hommes les uns aux autres comme à leur environnement, en deçà de la logique conquérante du marché.

Des préoccupations de cet ordre trouvent sans doute des racines plus anciennes, aussi bien dans la critique adressée aux Lumières par Rousseau, par exemple, que dans le mouvement ouvrier associationniste du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ou encore, plus récemment, dans des considérations « décrois-santistes » et altermondialistes qui recherchent des futurs dési-rables loin des propositions prédatrices, inégalitaires et violentes que légitime l’économie orthodoxe, laquelle tend à s’imposer comme le seul fondement normatif des sociétés modernes, de plus en plus conquises par le fameux principe thatchérien TINA (There Is No Alternative) 1.

Le thème des « communs » (commons) a récemment ressurgi à la faveur, tout d’abord, des spécificités de l’économie du sa-voir, notamment dans son versant numérique. Durant les années 1970, Richard Stallman a créé les licences-libres avec la GPL (General Public Licence). Ce mouvement du « logiciel libre » s’est trouvé confronté aux nouvelles « enclosures » numériques 2. Contre la privatisation, l’utopie de certains chercheurs du MIT a consisté au fond à promouvoir de nouvelles formes de produc-tion du code informatique qui soient les plus éloignées possible du brevetage ou des licences propriétaires. De telles pratiques de production et d’utilisation collectives visaient à ouvrir pour la plus large communauté d’utilisateurs, testeurs et codeurs, des codes informatiques entiers ou des portions de ces derniers, afin

1 Voir, par exemple, Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006 ; Paul Ariès, La Simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte, 2010 ; Émeline De Bouver, Moins de biens, plus de liens : La Simplicité volontaire, un nouvel engagement social, Charleroi, Couleur livres, 2008. L’expression est reprise par Paul Ariès, De la décroissance à la gratuité : moins de biens plus de liens, Villeurbanne, Golias, 2010.2 En référence au mouvement des « enclosures » qui désigne le mouvement de mise en clôture des champs qui eut lieu en Angleterre au XVIIe siècle et en France au XVIIIe siècle. Voir notamment les travaux d’E. P. Thompson sur la question.

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État social, propriété publique, biens communs

d’en optimiser la production et la distribution. Ces pratiques ont eu pour effet de créer un domaine de produits informatiques gratuits ainsi que de nouvelles communautés, à l’inverse des dispositifs propriétaires du marché des biens informationnels qui excluent plus qu’ils n’incluent 1.

La pratique des communautés de production et de distribu-tion en ligne a trouvé un prolongement matérialisé inattendu dans des dispositifs, certes encore marginaux, qui visent par des techniques comme l’impression 3D à créer un système de production collaboratif à échelle humaine, court-circuitant, au-tant que possible, le recours à la production industrielle. Les « hackerspaces » (plus encore que leur pendant technophiles, les « fablabs ») 2, communautés de bricoleurs souvent organi-sés en associations, apparaissent ainsi comme la tête de proue de nouvelles pratiques coopératives qui pourraient bien porter en elles les germes d’une société post-capitaliste et post-indus-trielle. Ces pratiques inédites ont le « commun » pour principe et mode opératoire, à travers de formes de socialisation des ressources matérielles et intellectuelles au profit des membres de la communauté qui sont gouvernés (se gouvernent ?) collecti-vement selon des règles organisationnelles horizontales (du type « holacratie » ou autorité distribuée).

Toute cette nébuleuse d’activités et d’organisations naissantes qui ont recours au « commun » comme à une revendication par-tagée, apparaît bien comme étant décentralisée, spontanée et indépendante de l’État, alors même que, traditionnellement, ce-lui-ci semblait avoir en charge le « commun » sous la forme de la propriété publique. Pour éclairer cette autonomie des communs à l’égard de la propriété publique, les économistes nous livrent, avec la typologie proposée par Paul Samuelson, un instrument incontournable 3. Dans leur perspective, en effet, un « bien pu-blic » est défini par son caractère non-exclusif et non-rival, ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il n’y aurait aucun intérêt

1 Voir Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre, Paris, Le passager clandestin, 2013.2 Voir Michel Lallement, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil, 2015.3 P. A. Samuelson, « The pure Theory of public expenditure », Review of Economics and Statistics, vol. 36, nov. 1954, p. 387-389.

Introduction

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économique, aucun bénéfice à espérer de son exploitation. C’est le cas, par exemple, des fonds marins, de l’éclairage public, des forêts domaniales etc. L’État est réputé avoir la charge de ces biens publics qu’aucun acteur privé n’a intérêt d’exploiter. Les « biens communs », de leur côté, sont des biens appropriés par une communauté. Ils sont définis par leur caractère non-exclusif (tous les membres de la communauté y ont accès et peuvent les exploiter) mais rival. Une pêcherie en est un exemple typique : elle peut être exploitée par une communauté (non-exclusivité) dont chacun des membres est autorisé à prélever des unités de poisson, ce qui retire aux autres une partie de la ressource commune (rivalité). C’est autour des travaux de la « prix No-bel » d’économie, Elinor Ostrom, sur les CPR (Common Pool Ressources) – notamment les pêcheries ou les forêts exploitées en commun – que ces développements se sont opérés 1.

D’un point de vue économique, l’approche des « biens pu-blics » relèverait donc d’une autre logique que celle des « biens communs ». Il y aurait, en effet, une distinction (sans pour au-tant qu’il y ait opposition) entre la logique du « commun », qui relève d’une appropriation collective de certains biens exploités, gérés et gouvernés par un groupe plutôt que par une personne physique et morale, et celle du « public » qui, elle, assume la charge des biens qui doivent être conservés ou entretenus au nom de l’intérêt général, sans pour autant qu’un bénéfice écono-mique puisse en être espéré.

Au-delà de cette distinction tout économique, certains voient dans l’État une puissance capable de capter le commun, en monopolisant la gestion des ressources socialisées par l’impôt notamment. Ainsi, d’un point de vue plus politique cette fois, l’État est toujours soupçonné de capter les « biens communs » (les ressources socialisées) pour les soumettre aux intérêts de

1 Voir l’ouvrage d’Elinor Ostrom, La Gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck, 2010, ainsi que le numéro 14 de la Revue de la régulation coordonné par Benjamin Coriat et Fabienne Orsi, à l’initiative d’un projet de recherche en économie portant sur les biens communs : B. Coriat et F. Orsi (coord.), « Autour d’Ostrom : communs, droits de propriété et institutionnalisme méthodologique », Revue de la régulation, n° 14, 2e semestre / Autumn 2013. En ligne : http://regulation.revues.org/10287 [dernière consultation le 25 septembre 2014].

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État social, propriété publique, biens communs

l’administration et à la décision unilatérale de la puissance pu-blique. De ce point de vue, il n’y aurait aucune différence entre la propriété publique et la propriété privée, car la première ne serait que le déplacement de la seconde dans les mains d’un État-propriétaire.

Contre cette conception de l’État-propriétaire, la perspective des « communs » reviendrait alors à affirmer des exigences de démocratie radicale et de socialisation réelle des ressources que leur captation par la personne publique ne satisfait pas. C’est dans cette perspective, par exemple, que s’inscrit le mouvement de remunicipalisation de la distribution de l’eau à Naples. Elle ne consiste pas seulement à remettre celle-ci sous la tutelle de la commune, mais aussi à instaurer des logiques participatives vi-sant à inclure les usagers dans des décisions qui les concernent directement. Cette approche des communs qui tend à distinguer, voire à opposer « commun » et « public », relève de partis pris non-étatistes, voire tout bonnement anarchistes : elle insiste sur l’auto-organisation et le spontanéisme ainsi que sur la différence essentielle entre le « commun » (ressource autogérée par des processus de gouvernance collectifs) et le « public » (détenu par l’État).

Ce point de vue a trouvé un écho ces dernières années en philosophie notamment sous la plume d’Antonio Negri et Mi-chael Hardt 1, dans des écrits qui ont connu un écho mondial, mais aussi en France, bien plus récemment, avec Pierre Dar-dot et Christian Laval 2. Par-delà leurs divergences, ces deux approches ont en partage la critique de l’État, voire (pour les premiers) un anti-étatisme, en posant le « commun » comme émergeant de la praxis humaine dans une perspective tantôt

1 Michael Hardt et Toni Negri, Commonwealth, Belknap Press of Harvard University Press, 2010. Voir, en français, la recension de l’ouvrage par Stéphane Haber dans La vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/La-puissance-du-commun.html [dernière consultation le 25 septembre 2014].2 Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. De nombreuses recensions et discussions autour de cet ouvrage ont été publiées en ligne : voir notamment le dossier du Journal du MAUSS (mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) : « Communs, vous avez dit communs », http://www.journaldumauss.net/?+-Commun-vous-avez-dit-commun-+ [dernière consultation le 25 septembre 2014].

Introduction

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« post-opéraïste », avec Negri-Hardt, tantôt se réclamant de Cornelius Castoriadis avec Dardot-Laval. Cependant, l’approche de ces derniers tient davantage compte de la nécessité des modes d’organisation propre à « l’institution du commun » que Hardt et Negri, qui s’en tiennent à des considérations plus radicalement spontanéistes.

Ce type d’approche connaît un large écho. Mais cette diffu-sion ne doit pas cacher les très nombreux projets de recherche, en économie et en droit notamment, qui ont vu le jour depuis le début des années 2000 (et même bien avant) autour des commu-nautés numériques, de la gouvernance des « biens communs », du droit de l’environnement, des droits fondamentaux à une « vie bonne », de l’économie du partage, de l’économie colla-borative, sociale et solidaire (ESS)… Autant d’approches qui cherchent de toutes autres voies que celles actuellement propo-sées par l’économie « orthodoxe » de marché (qui s’appuie en partie, de fait, sur les États-nations traditionnels) pour articuler l’individuel et le « commun » sans nécessairement passer par l’appareil d’État et en favorisant les capacités des communautés à s’auto-organiser. Le « commun » apparaîtrait alors comme un enjeu sinon opposé, au moins indépendant, de celui de l’État social.

Dans cette perspective, l’État est en effet perçu comme une institution émanant de l’organisation des hommes, mais aussi comme un dispositif susceptible d’en biaiser ou d’en interdire le libre déploiement, en court-circuitant l’être en commun, no-tamment par l’appropriation et la monopolisation des « biens communs » sous la catégorie de « biens publics », assujettissant ainsi le citoyen au simple rôle, mineur, d’usager. L’État s’au-torise alors à vendre, à modifier les conditions d’accès et de gestion de biens qui, pourtant, devraient être subordonnés à la volonté de ceux qui ont mis en commun des ressources en vue de satisfaire des besoins partagés qui ne le seraient pas sans la socialisation. L’État est-il donc la forme pertinente de gestion du « commun » ou obère-t-il la logique même de celui-ci par un tour de force illégitime ? En outre, la question du « commun » a-t-elle vocation à disparaître dans, ou à se réduire à, celle du

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État social, propriété publique, biens communs

« public », ou bien relève-t-elle d’une logique sociale et institu-tionnelle indépendante de la sphère publique ?

De fait, d’un autre point de vue, le rôle de l’État et des organisations internationales semble indiscutable pour ce qui concerne les « biens communs mondiaux », tant leur sauvegarde conditionne la satisfaction de certains droits fondamentaux hu-mains (accès à l’eau, à une nourriture suffisante, à un envi-ronnement non-pollué, à la préservation du patrimoine com-mun…). Dans ce cadre, l’approche strictement économiciste qui sous-tend cette notion de « biens publics mondiaux », s’avère limitée et peut se voir substituer la notion de « patrimoine com-mun de l’humanité », dont nous tous avons la charge collecti-vement et dont nous devons prendre notre part à travers des leviers organisationnels institués à des niveaux multiples : des municipalités aux inter-nations, en passant par les régions et les États 1. La conservation de ce patrimoine commun non-ré-ductible au profit économique à court terme suppose en effet la mise en place d’une forme de représentation spécifique des intérêts des peuples qui ne saurait, a priori, qu’être assumée par des institutions publiques, du moment qu’elles ne captent pas le « commun » dans des logiques d’intérêts propres 2. Ainsi, la lutte contre les logiques prédatrices et, à long terme, des-tructrices du marché, passe par une reconquête démocratique qui, certes, peut relever d’une praxis décentralisée du « com-mun » à travers la réappropriation des procès de production et de distribution des ressources, mais qui semble aussi difficile à être menée à bien sans représentation de la volonté populaire à travers des institutions publiques capables de faire contrepoids aux logiques économiques déjà installées. Si l’approche institu-tionnaliste apparaît nécessaire, elle ne saurait donc promouvoir un « commun » véritable sans une exigence de démocratie et de représentativité. Ainsi, les crises et les déséquilibres envi-ronnementaux et économiques engagent les collectivités à se doter d’instances chargées de représenter, de promouvoir et de

1 Revue Développement Durable & Territoire, n° 10, « Biens communs et propriété », Bruno Boidin, David Hiez et Sandrine Rousseau (coord.), http://developpementdurable.revues.org/5143 (consulté le 2 février 2015).2 Voir par exemple le chapitre 2 de la Constitution équatorienne qui porte sur le « Buenvivir ».

Introduction

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garantir le(s) bien(s) commun(s). Mais ces « biens communs », ce patrimoine mondial, doivent-ils pour autant être considérés comme des propriétés publiques, c’est-à-dire appartenant aux États ou aux inter-nations ?

Aussi est-il important de poser à nouveaux frais la question du rapport entre l’État social, la propriété publique et les biens communs. L’État social français, comme son analogue allemand bismarckien, s’est présenté comme garant du bien commun ou de l’intérêt général. L’État, le service public, l’administration, bref les institutions publiques sont conçues comme l’incarna-tion de finalités collectives 1. Le rapport de l’État à l’appropria-tion collective s’est avant tout présenté comme un pouvoir de faire valoir des droits spécifiquement sociaux, irréductibles aux simples compétences régaliennes de l’État ou à la seule préser-vation des droits formels des individus 2. Aussi, la question du statut de la propriété publique constitue une porte d’entrée stra-tégique pour comprendre les modes de socialisation des biens dans une société composée d’individus organisés par le droit et pour saisir la mise en œuvre d’une démocratie réelle dans les États modernes. Elle invite, en particulier, à confronter la notion de « propriété publique » à celles de « propriété commune » et de « biens communs », lesquelles évoquent un fondement radi-calement égalitaire des relations sociales, qui se situerait en deçà des institutions politiques, et notamment étatiques. On peut ainsi se demander ce que peuvent être concrètement les « biens com-muns », et comment ils ont été ou sont encore pensables dans un cadre juridique fortement marqué par la notion de propriété. Quelles sont les voies d’institutionnalisation du « commun » ? Peut-on considérer que, historiquement, l’État républicain en France en ait été une forme à un degré ou à un autre ? Quelles seraient les voies, enfin, d’une prise en charge du « commun » par le « public » ? En d’autres termes, quelle place la notion de « biens communs » est-elle susceptible de jouer dans l’invention de nouvelles formes publiques de solidarité et de protection ?

1 M. Hauriou, Précis de droit administratif (1927), rééd. Paris, Dalloz, 2002.2 Pierre Crétois, Le Renversement de l’individualisme possessif, de Hobbes à l’État social, Paris, Les Classiques Garnier, 2014.

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Il convient ainsi d’éclairer le présent (sinon l’avenir) à la lu-mière des controverses au cours desquelles se sont dessinées les institutions modernes depuis la fin du XIXe siècle, lorsque les pensées socialiste, républicaine et radicale, en particulier, ont tenté de jeter les bases de l’État social en France. Car au-delà du problème de la seule construction historique des institutions de protection et de solidarité, les enjeux en demeurent présents dans les discussions contemporaines autour des notions de com-munauté des biens et dans certaines critiques, tant socialiste que libérale, de l’État ; ainsi que, plus fondamentalement en-core, dans les débats autour de la possibilité de conjuguer l’idéal d’une démocratie radicale avec les contraintes liées à l’institu-tionnalisation de la vie commune.

C’est autour de ces questions qu’a été organisé à l’Université de Nanterre un colloque international pluridisciplinaire les 27 et 28 mai 2014 sous l’égide du Sophiapol (EA 3932) et de la Fon-dation Jean-Jaurès. Ses actes, qui constituent la matière du pré-sent ouvrage, mettent en scène et en réflexion l’articulation du « commun » et du « public » dans ses tensions et ses variantes.

Dans un premier temps, il s’agira de s’attarder sur la manière dont la thématique des « communs » a pu se développer à côté de – voire concurremment à – la promotion d’une socialisation des biens par des mécanismes de nationalisation ou d’appropria-tion publique. La thématique des « communs » est alors portée par un idéal d’auto-organisation sociale et tend à être frileuse, voire critique, à l’égard de toute entreprise de récupération pu-blique. C’est en ce sens que Serge Audier montre que le débat italien, notamment, a pu mettre au jour une telle ligne de faille en promouvant le « commun » contre le « public ». Fabrizio Carlino prolonge cette contribution en analysant, en particulier, l’approche de Negri, dont il met en perspective le « post-opé-raïsme » en remontant à ses origines althussériennes prétendues. Il met ainsi en évidence les difficultés persistantes d’une ap-proche qui fait du commun à la fois la condition préalable d’un capitalisme prédateur et parasitaire, et le résultat quasi spontané de la « praxis » collective. Privilégiant cette dernière perspec-tive, Pierre Dardot et Christian Laval développent, dans le sil-

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lage de leur ouvrage Commun 1, l’idée selon laquelle cette praxis se trouve entravée par les mécanismes d’appropriation privatifs ou publics. Pour eux, en effet, l’État tel que nous le connaissons est partie prenante de la promotion du droit de propriété privée et de l’extension de l’économie de marché. Aussi, le « commun » ne peut-il s’affirmer qu’à côté et contre ce dernier, comme un processus de réappropriation, par les hommes, des conditions de leur existence collective. En outre, comme le montre Judith Rochfeld dans une perspective plus directement empirique et pratique, l’actuelle solution juridique qui consiste à traiter les « biens communs » sous la catégorie des « biens publics » n’est pas suffisante et appelle à introduire des innovations juridiques qui ne relèveraient pas du droit public. Selon elle, les solutions en présence concernant les « communs » passent soit par une promotion de l’inappropriable (communauté négative), soit par l’appropriation collective (communauté positive), ou bien encore par une propriété tempérée de droits d’accès opposables, au bé-néfice d’une communauté diffuse. Enfin, dans le même esprit, Pierre Crétois et Caroline Guibert-Lafaye montrent qu’une des options à explorer relève non du transfert de la propriété privée à l’État mais de la modification des régimes de propriété qui sont, actuellement, fondés pour l’essentiel sur l’exclusivisme et auraient plutôt vocation à devenir de plus en plus inclusifs.

L’institutionnalisation du commun n’en constitue pas moins un aspect historiquement incontournable dans la réflexion qu’il a suscitée. Ainsi, la notion de « propriété sociale » a-t-elle joué un rôle important dans le développement de mécanismes de mutualisation des biens et des ressources – qu’ils soient directe-ment intégrés à l’État ou qu’ils débordent la sphère de ce dernier – et qui constituent une part déterminante de ce qu’on appelle communément l’État social. Thomas Boccon-Gibod explore la manière dont la théorie juridique classique a pu intégrer, non sans difficultés, la problématique socialiste et solidariste de la propriété au projet de refondation du droit public sur des bases républicaines et démocratiques. Il s’attache ainsi, au moyen d’une analyse historique de la doctrine et de la jurisprudence administratives, à relever les ambivalences que masque le statut

1 Pierre Dardot et Christian Laval, op. cit.

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mythique du concept français de service public. Philippe Cha-nial, prenant le contre-pied d’une approche institutionnaliste, expose, de son côté, l’idée selon laquelle la « propriété sociale », notamment chez Benoît Malon et Eugène Fournière, puis, au-trement, chez Marcel Mauss, fut aussi une proposition libertaire largement indépendante de toute pensée de l’État et que, du point de vue du socialisme associationniste, la captation étatique de la « propriété sociale » était sinon illégitime, du moins large-ment contestée et contestable – ce qui lui apparaît comme une difficulté de cette tradition socialiste. Bernard Friot, prenant la suite d’une conception étatiste du commun, propose ainsi, en contrepoint, une théorisation importante de l’État social comme socialisation des ressources produites collectivement. À travers une généralisation de la cotisation (qui pèse sur la production et fait du travailleur un coproducteur de propriété sociale) au dé-triment de l’impôt (qui pèse sur le salaire et fait du contribuable un consommateur de services publics), il cherche à étendre la propriété sociale comme salaire différé. Il valorise, ce faisant, la propriété d’usage de la valeur collectivement produite et mise en commun plutôt que la gestion des ressources par le marché sous la forme de la propriété lucrative. Emmanuel d’Hombres, également à la recherche d’une théorie de l’État social, montre la continuité entre la théorie solidariste et la récente « économie sociale et solidaire », laquelle gagnerait ainsi sans doute à se réclamer davantage de la notion de « propriété sociale ». Dans ce cadre, la théorie normative de la socialisation des ressources mise en évidence par Fabien Tarrit est originale, car elle plonge ses racines dans un univers assez éloigné de celui de l’État so-cial français. En suivant ceux que l’on appelle les « libertariens de gauche ». Il montre que pour être productif le travailleur doit faire usage de ressources naturelles qu’il n’a pas produites et pour l’exploitation desquelles il faut que le travailleur paye une sorte de redevance aux autres. Cette redevance socialisée n’est pas une manière de prélever une partie des fruits du travail in-dividuel. Elle constitue une justification alternative de la redis-tribution permettant d’éviter les effets de rente et de corriger les différentes distorsions qui résulteraient des inégalités résultant

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non des choix individuels mais du hasard des dotations initiales notamment.

La troisième partie du recueil est consacrée aux institutions contemporaines à travers lesquelles le bien commun peut trou-ver à s’incarner. C’est notamment le cas de la ville, dont Rémi Baudoui nous montre comment elle est, par essence, un bien commun et a pu le devenir peu à peu, en droit, par l’évolution de la réglementation. Sans doute faut-il voir là un appel à prendre l’architecture urbaine comme un objet décisif dont la puissance publique a vocation à se saisir de plus en plus. Daniela Mone expose, à ce sujet, un certain nombre d’initiatives menées par la commune napolitaine en faveur des « biens communs » et de leur gestion participative : notamment la remunicipalisation de la gestion des eaux et la mise en place de mesures d’attribution des biens qui ne seraient pas utilisés selon leur destination sociale aux communautés de citoyens. En droit, le conseil municipal de Naples s’appuie sur certains articles de la Constitution italienne pour promouvoir ces mesures et, en particulier, la conception de l’État comme État-communauté. Pierre Bauby et Mihaela Si-milie exposent quant à eux de façon empirique la manière dont, après qu’eut progressivement émergé une conception commune des services d’intérêt général / services publics, se constitue pragmatiquement un statut d’entreprise publique européenne. De ce point de vue, la promotion du « commun » comme tel ne semble guère pouvoir éviter complètement la question de la re-distribution et de la socialisation des ressources. Ainsi Jacques Fournier propose une vision originale de la gestion publique et du « bien commun » qui doit lui servir de règle. En s’appuyant notamment sur l’économie du développement et sur les travaux d’Amartya Sen, il cherche à montrer que la socialisation des ressources doit avoir pour objectif de permettre la satisfaction des besoins. Il insiste donc, lui aussi, sur le primat de la va-leur d’usage sur la valeur d’échange pour réguler l’économie publique.

Face aux conceptions traditionnelles de la propriété et de l’État, la notion de commun résonne ainsi incontestablement comme un défi. C’est bien, de fait, ce qu’elle connote à l’époque

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contemporaine, faisant peut-être renaître sous une forme renou-velée et sans doute très différente le communisme dont Marx avait fait avec éclat la formule même de sa philosophie sociale et politique. Mais à l’heure de la crise actuelle du capitalisme, qui, sous la forme des excès du néolibéralisme et, plus récemment encore, de la crise des dettes souveraines, vient corroder les institutions publiques elles-mêmes 1, elle révèle les ambiguïtés de l’État autant sinon davantage qu’elle n’en conteste frontalement la légitimité. Bon nombre de travaux récents en sciences sociales et politiques ont ainsi entrepris de transformer l’État social et de refonder la solidarité en prenant acte de la crise des institutions démocratiques et administratives dans le cadre d’une économie de marché désormais mondialisée. En remontant aux origines, tant historiques que théoriques, de l’institution du commun à travers le public, et en évoquant quelques-uns de ses défis ac-tuels les plus saillants, les auteurs ont tenté, sinon d’apporter directement des solutions à ce problème multiforme, du moins d’en dégager autant que possible certains des principaux traits.

1 P. Dardot et C. Laval, La Nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009 – T. Boccon-Gibod, Autorité et démocratie. L’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes, Paris, LGDJ, 2014.

LE CHAMP THÉORIQUE DU COMMUN À L’ÉPREUVE DE LA CATÉGORIE DE « PUBLIC »