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Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 30 | 2017 Perspectives Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2650 ISSN : 2235-7688 Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée Date de publication : 10 décembre 2017 ISBN : 978-2-88474-471-3 ISSN : 1662-372X Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017, « Perspectives » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2019, consulté le 02 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2650 Ce document a été généré automatiquement le 2 juin 2020. Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

Cahiers d'ethnomusicologie, 30 - OpenEdition Journals

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Cahiers d’ethnomusicologieAnciennement Cahiers de musiques traditionnelles 

30 | 2017Perspectives

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2650ISSN : 2235-7688

ÉditeurADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition impriméeDate de publication : 10 décembre 2017ISBN : 978-2-88474-471-3ISSN : 1662-372X

Référence électroniqueCahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017, « Perspectives » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2019,consulté le 02 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2650

Ce document a été généré automatiquement le 2 juin 2020.

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

La profonde dynamique de changement que connaissent toutes les sociétés

contemporaines impose désormais de centrer le regard sur l’évolution des pratiques,

des contextes, des modes de représentation et de diffusion, des modalités de

transmission ou des phénomènes de revitalisation et de patrimonialisation. Ce dossier

propose une réflexion prospective, s’appuyant sur les nouveaux axes de recherche, les

terrains et les méthodes récemment apparus, ainsi que l’interdisciplinarité de plus en

plus marquée qui caractérise l’ethnomusicologie aujourd’hui.

La prise en compte de la mobilité, des phénomènes de migration, de la globalisation et

de l’appropriation de cultures musicales exogènes, notamment par les outils issus de la

« révolution numérique », ont imposé aux chercheurs de s’adapter et d’inventer une

ethnomusicologie différente, à partir d’ethnographies inédites (par exemple sur les

réseaux sociaux ou sur des terrains multi-situés), et nécessitant un nouveau type de

positionnement.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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SOMMAIRE

Dossier : Perspectives – Quel devenir pour l’ethnomusicologie ?

Zoom arrière. L’ethnomusicologie à l’ère du Big DataFlorabelle Spielmann, Aurélie Helmlinger, Joséphine Simonnot, Thomas Fillon, Guillaume Pellerin, Bob L. Sturm, Oded Ben-Talet Elio Quinton

L’ethnomusicologie computationnelle : pour un renouveau de la disciplineStéphanie Weisser, Olivier Lartillot, Matthias Demoucron et Darrell Conklin

Approche interdisciplinaire du geste musical : nouvelles perspectives en ethnomusicologieFabrice Marandola, Marie-France Mifune et Farrokh Vahabzadeh

L’ethnographie de la musique écrite. Fabrication, usages et circulation des partitionsLucille Lisack

Musique, mémoire et émotion : les lamentations, un objet de la psychanalyse et de l’art-thérapie ?Mina Dos Santos

Nouveaux terrains, nouvelles méthodes : enquête en groupe fermé. Étude du chant militairedans les Troupes de MarineAdeline Poussin

Vers une ethnomusicologie du studio d’enregistrement. Stonetree Records et la parandagarifuna en Amérique centraleOns Barnat

Du Caire à Nantes. Parcours et reformulations du zār, de ses musiques et de ses acteursSéverine Gabry-Thienpont

Cosmopolitisme musical. Dynamiques plurielles dans les groupes de batucada en FranceAna Paula Alves Fernandes

Quand l’accordéon diatonique nous invite à interroger les méthodes et les objets del’ethnomusicologieRaffaele Pinelli

Entretiens

Un éclectisme assumé. Entretien avec Denis-Constant MartinEntretien réalisé à Paris le 13 juin 2016Emmanuelle Olivier et Denis-Constant Martin

Le maloya, une expérience spirituelle et un écosystème. Entretien avec Danyèl WaroVincent Zanetti et Danyèl Waro

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Livres

Simha AROM et Denis-Constant MARTIN : L’enquête ethnomusicologique. Préparation,terrain, analyseParis : Vrin, coll. Musicologies, 2015Yves Defrance

Svanibor PETTAN et Jeff Todd TITON, dir. : The Oxford Handbook of AppliedEthnomusicologyNew York : Oxford University Press, 2015Lucille Lisack

Catherine DEUTSCH et Caroline GIRON-PANEL, dir : Pratiques musicales féminines.Discours, normes, représentationsLyon : Symétrie, coll. Symétrie Recherche, série Histoire du concert, 2016Lorraine Roubertie Soliman

Samuel Baud-Bovy (1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicienPublié sous la direction de Bertrand Bouvier et Anastasia Danaé Lazaridis, avec la collaboration de Hionia SaskiaPetroff. Genève : Droz, avec la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, 2016Kyriakos Kalaitzidis

Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammairemusicale pour les traditions monodiquesHadath-Baabda, Liban : Les Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016Fériel Bouhadiba

CD | DVD | Multimédia

Around Music – Ecouter le MondeCoffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret. Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015),bilingue français-anglais, 52 pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/Société Françaised’Ethnomusicologie, 2015Ariane Zevaco

AMAZONIE. Contes sonoresEnregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schianoet D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/VDE 1480, 2016Jean-Pierre Estival

URUGUAY. De tambores y amores, Chabela RamírezEnregistrements studio réalisés à Montevideo en 2013, textes du livret : Chabela Ramírez, 12 pages (espagnol). PerroAndaluz, Montevideo, 2016Ignacio Cardoso

Une anthologie du khöömii mongol/An anthology of Mongolian khöömii/Mongolkhöömijn songomolEnregistrement et production : Johanni Curtet, assisté de Nomindari Shagdarsüren ; texte : Johanni Curtet. 2 CDs,livret 48 p. Routes Nomades/Buda Musique 4790383, 2016Emilie Maj

LAOS. Musique des KhmouEnregistrements et texte : Véronique de Lavenère, notice français-anglais 39 pages. Photos et carte couleurs. CDMEG-AIMP CXIII/VDE-GALLO CD-1490, 2017Stéphanie Khoury

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Thèses

Marie-Pierre LISSOIR : Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux. Etudeethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du LaosThèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences du Langage, soutenue le 27 avril 2016 àl’Université Libre de Bruxelles, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

Yohann JUSTINO LOPES : La concertina portugaise dans l’Alto-Minho : un son, unrépertoire, une traditionThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 3 octobre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne

Elizabeth ROSSÉ : Ancestralité et migrations urbaines. Le cas des Tandroy de Toliara(Madagascar)Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 10 octobre 2016à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense

Arash MOHAFEZ : Approche comparative des systèmes musicaux classiques persan etturc. Origines, devenirs et enjeuxThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 octobre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre

Kisito ESSÉLÉ ESSÉLÉ : Continuités et innovations sonores des cérémonies funérairesdes Eton du Sud-CamerounThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre-la Défense

Ariane ZEVACO : Les enjeux de la « tradition ». Identités, pouvoirs et réseaux dansles pratiques musiciennes au TadjikistanThèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 5 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes enSciences Sociales

Estelle Weiping WANG : Les partitions pour pipa de Dunhuang : édition etinterprétationThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne

Lúcia CAMPOS : Les modes d’écoute d’une poésie chantée : le maracatu de baque solto,de la cultura popular à la scène musicale globalisée (Brésil-Europe)Thèse de doctorat en Musique, Histoire, Société, soutenue le 14 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes enSciences Sociales (EHESS), Paris

Marie-Françoise PINDARD : Les rythmes fondamentaux de la musique traditionnellecréole de Guyane : signes, symboles et représentations d’un fait social total originalThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le le 15 décembre 2016 à l’Université des Antilles

Simone VAITY : La question de la modernité dans l’art Bèlè martiniquaisThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 16 décembre 2016 à l’Université des Antilles

Anis FARIJI : La tradition musicale au prisme critique de la contemporanéité.Exemple de la modernité musicale arabo-berbère à travers les cas des troiscompositeurs : Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed HaddadThèse de doctorat en musicologie, soutenue le 26 janvier 2017 à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Publications reçues

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Dossier : Perspectives – Quel devenirpour l’ethnomusicologie ?

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Zoom arrière. L’ethnomusicologie àl’ère du Big DataFlorabelle Spielmann, Aurélie Helmlinger, Joséphine Simonnot, ThomasFillon, Guillaume Pellerin, Bob L. Sturm, Oded Ben-Tal et Elio Quinton

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article a été écrit dans le cadre du projet de recherche « Le calypso à travers

l’histoire : une approche en science des données » (DaCaRyH, mars 2016-juillet 2017). Ce

projet de recherche franco-britannique est financé par le Arts and Humanities Research

Council Care for the Future (AHRC Grant No. AH/N504531/1) et le LABEX Les passés dans le

présent.

1 Si l’ethnomusicologie s’est développée sur la base de l’observation participante et

d’analyses ponctuelles détaillées, des sortes d’observations en gros plan, les nouveaux

usages qui accompagnent le développement du numérique et des réseaux sont en train

de conduire la discipline à enrichir ses méthodes et à repenser sa pratique de recherche

en permettant une observation en grand angle.

2 Les techniques d’extraction automatique d’information musicale appliquées à des

répertoires de musiques traditionnelles ont ouvert de nouvelles perspectives dans le

champ de l’ethnomusicologie. Si les chercheurs anglophones ont adopté le terme de

computational ethnomusicology pour désigner cette branche spécifique de

l’ethnomusicologie, une même segmentation disciplinaire n’a pas eu lieu en France où

ce nouveau champ de la recherche en ethnomusicologie s’inscrit plus globalement dans

le domaine des humanités numériques2.

3 Cet article collectif se propose de faire un état des lieux de la recherche dans ce

domaine émergent. Après une première partie portant sur la place des outils

informatiques dans la pratique de l’ethnomusicologie, une synthèse des publications

anglophones puis francophones nous permettra d’examiner les thèmes et

problématiques soulevés par les chercheurs. Enfin, nous nous interrogerons sur le

devenir de l’ethnomusicologie dans ce contexte de « révolution numérique » où les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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dispositifs informatiques sont d’ores et déjà en train de bouleverser les pratiques de

recherche.

Ethnomusicologie et dispositifs technologiques

4 A la différence de disciplines des sciences humaines où le tournant numérique a fait

irruption dans un environnement de travail jusqu’alors peu technique, la pratique de

l’ethnomusicologie a toujours été affaire de technologies. Plus encore, la structuration

de l’ethnomusicologie en tant que discipline est intrinsèquement liée au

développement des techniques d’enregistrement, une belle illustration de la

consubstantialité entre moyens de communication et modes de pensée pointée par Jack

Goody (1979). Ces améliorations techniques (support, qualité, durée d’enregistrement)

ont permis de systématiser la collecte de matériaux musicaux sur le terrain et de

préciser peu à peu un protocole méthodologique. Fixés sur des supports, ces matériaux

musicaux pouvaient alors devenir des objets d’étude à part entière.

5 L’association entre technologie et recherche musicale est ainsi aux fondements de

l’ethnomusicologie, au point que la discipline a pu être présentée comme la « fille de

Charles Cros et d’Edison » par Lortat-Jacob & Rovsing Olsen (2004 : 10), synthétisant la

pensée de Bartók qui déclarait en 1937 : « Je l’affirme sans hésiter, la science du folklore

musical doit son développement actuel à Edison. La science du folklore musical est

relativement jeune ; pour ainsi dire, ses tâches, son objectif et ses points de vue

nouveaux surgissent pour l’analyse du matériau, des points de vue que nous n’avions

pas même imaginés par le passé. L’ autre grand avantage des enregistrements, c’est

qu’avec une vitesse de rotation diminuée de moitié nous pouvons les écouter et les

étudier dans un tempo très lent, comme si nous analysions un objet à la loupe »

(Bartók 1995 [1937] : 33-34). Illustrant ces propos, l’historien Brice Gérard montre le

« renversement méthodologique » qui s’opère au cours de la mission Ogooué-Congo,

Gilbert Rouget rompant avec les modalités de recueil et d’interprétation des données

en choisissant d’inscrire l’enregistrement au cœur du protocole ethnographique. Objet

d’étude à part entière, le matériau sonore est « sinon la seule, du moins la plus

importante source d’information pour l’ethnomusicologie » (Gilbert Rouget 1956, cité

par Brice Gérard 2014 : 288). Pour Gilbert Rouget, qui succède à André Schaeffner à la

direction du département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme en 1965,

l’enregistrement sonore se situe au cœur du travail du chercheur et le travail d’enquête

doit permettre une analyse du matériau collecté (ibid. : 223).

6 Cette « prééminence épistémologique de l’enregistrement sonore » oriente la pratique

de la recherche aussi bien sur le terrain que dans l’analyse des matériaux collectés.

Construire le matériau sonore comme objet scientifique nécessite de la part du

chercheur un savoir-faire technique qui va de l’appropriation des possibilités

d’enregistrement à la maîtrise d’outils analytiques.

7 La présence d’un laboratoire d’enregistrement et d’analyse du son permettant le

développement de recherches en acoustique musicale témoigne des besoins techniques

requis par l’ethnomusicologie telle qu’elle s’institutionnalise dans le cadre de la

formation de recherche au CNRS. Au sein de ce laboratoire se développent dans les

années 1960 l’utilisation du Stroboconn, puis celle du Sonagraphe. Ainsi, « la

“spectrographie” du son musical appliquée à la recherche ethnomusicologique en est

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venue à prendre une place importante dans (les) travaux (de l’équipe) » (Rouget 2004 :

520).

8 Parallèlement, les relations régulières de l’équipe de recherche du Laboratoire

d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme avec Emile Leipp puis Michèle Castellengo

du Laboratoire d’Acoustique Musicale ont permis d’approfondir les analyses

spectrographiques du son. Cette collaboration s’est notamment concrétisée par des

publications telles que le CD Les voix du monde, une anthologie des expressions vocales (Le

chant du Monde, Collection CNRS-Musée de l’Homme, 19963 ), dont le livret est illustré

par des sonagrammes réalisés par Michèle Castellengo.

Fig. 1. Stroboconn, Archives du CNRS-Musée de l’Homme.

9 En 1968, Gilbert Rouget publie un article où il revient sur ce que la discipline

ethnomusicologique doit aux progrès technologiques notamment en ce qui concerne la

collecte de matériaux sonores sur le terrain. L’ analyse musicale est une étape

méthodologique intermédiaire qui conduit le chercheur à formuler des hypothèses et

des questions de recherche. En l’absence d’énoncés spontanés dans le discours des

acteurs, le chercheur doit mettre en œuvre des outils et des protocoles pour rendre

compte du fonctionnement sémiologique de l’objet musical. La technique

d’enregistrement en re-recording mise au point par Simha Arom pour analyser les

musiques polyphoniques d’Afrique centrale a ouvert la voie à une méthodologie

d’expérimentation interactive où le protocole repose sur la conception empirique

d’outils technologiques adaptés aux besoins du terrain. Ainsi, l’informatique s’est

invitée dans le dispositif expérimental avec l’utilisation d’un synthétiseur Yamaha DX

7-II FD couplé à un ordinateur Macintosh SE/30 au cours de deux missions conduites en

1989 et 1990 par Simha Arom et Susanne Furniss. Ce dispositif a permis d’élaborer des

outils en permettant aux musiciens d’interagir au sein du protocole sans modifier leur

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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geste musical. Cette méthodologie a initié une nouvelle approche de l’enquête de

terrain et a ouvert de nouvelles perspectives dans la pratique de recherche de

l’ethnomusicologue. Les publications de Fabrice Marandola (1999), et de Nathalie

Fernando (2004), décrivent les principes de cette méthode qui s’inscrit plus largement

dans le domaine « des sciences cognitives sur la modélisation de systèmes complexes »

(Fernando 2004 : 296).

Fig. 2. Sonagramme de Gilbert Rouget (tiré de Rouget 2001 vol. 2, feuillet MdR 7).

Ce sonagramme illustre l’exemple musical du CD 2, plage 1, fin de la stance V, Sakpata de Vakon(enregistré à Vakon le 31 janvier 1969).

Consultation en ligne en accès restreint : http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2001_025_001_002_01/

10 Certains dispositifs technologiques, en complément à la pratique de l’observation

participante, ont en effet favorisé des recherches inspirées des sciences cognitives.

Jean-Pierre Estival (1994) a ainsi mis en œuvre des algorithmes de segmentation et de

composition automatique sur la base d’une analyse musicale, et établi un protocole

expérimental inspiré de la psychologie cognitive, dans le but d’évaluer le poids

respectif des différents paramètres de classification dans des répertoires du moyen

Xingu et de l’Iriri (Brésil). A sa suite, Aurélie Helmlinger a également réalisé des

protocoles expérimentaux en vue de répondre à des questions sur la mémorisation

induites par son travail de terrain dans les steelbands de Trinidad et Tobago (2006,

2010, 2012). Les techniques informatiques audiovisuelles ont permis de réaliser un

programme d’apprentissage standardisé, puis, par la vidéo, d’objectiver les

performances mnésiques de plusieurs groupes de panistes (musiciens de pan) dans

différents contextes d’apprentissage (solitaires ou collectifs). Les taux d’erreur évalués

dans chaque situation ont été ensuite analysés statistiquement. Sans l’apport

technologique, il n’aurait pas été possible de tester des hypothèses issues de

l’observation et de la pratique musicale avec la rigueur requise en science cognitive.

Enfin, dans sa recherche sur les émotions musicales dans une communauté de

Transylvanie, Filippo Bonini Baraldi a également enrichi son analyse musicale et

rythmique d’un travail pluridisciplinaire utilisant des techniques basées sur la capture

de mouvements (2009, 2013).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Fig. 3. Schéma du protocole expérimental mis en place par Aurélie Helmlinger.

11 Au delà de son usage dans l’analyse des données, l’informatique devient, au début des

années 2000, un outil permettant le traitement et la diffusion de résultats de recherche,

avec un potentiel pédagogique décuplé : des publications multimédias deviennent ainsi

descriptives de savoirs ethnomusicologiques. Construisant du sens en articulant textes,

images animées et son dans un but narratif précis, l’expérimentation de différentes

formes d’écriture multimédia s’appuie sur la notion développée par Bernard Lortat-

Jacob d’« oreille culturelle ». Il s’agit de concevoir des représentations multimédias du

matériau sonore qui soient culturellement pertinentes. Marc Chemillier (2003) décrit

quelques-unes des clés d’écoute développées à l’initiative du Laboratoire

d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme dans le but de rendre compte d’un

raisonnement scientifique à travers « la scénarisation d’une animation musicale

interactive » (Chemillier 2003 : 72). Ces parcours d’écoute permettent de faire interagir

l’utilisateur avec l’image et le son et ainsi d’orienter sa perception musicale et le

phénomène cognitif qui lui est associé et ce, d’une « manière culturellement

déterminée ».

12 Marc Chemillier décrit différents procédés techniques permettant de « polariser

l’écoute » de l’utilisateur et détaille deux exemples particulièrement aboutis d’écriture

multimédia du discours ethnomusicologique : l’animation interactive consacrée aux

Pygmées Aka qui permet à l’utilisateur d’activer et de désactiver les différentes voix de

la polyphonie, et celle consacrée aux polyphonies vocales de Sardaigne (2002) qui

permet d’isoler au sein du spectre harmonique les quatre voix chantées ainsi que la

quintina, cinquième voix non chantée qui apparaît dans le spectre polyphonique des

quatre chanteurs sardes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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13 Ainsi, les outils technologiques et informatiques se sont imposés dans la pratique de

l’ethnomusicologie bien avant l’émergence des humanités numériques et de

l’ethnomusicologie computationnelle. Plus encore, ces dispositifs ont accompagné

l’ethnomusicologie et contribué à la façonner en tant que discipline en servant

notamment de support à l’analyse du matériau sonore.

Etat des lieux

Synthèse des travaux anglophones

14 Si l’un des tout premiers travaux d’ethnomusicologie computationnelle fut présenté à

la conférence ICMC de 1978 par Halmos et. al. (1978), c’est à la suite de l’article de

Tzanetakis et al. (2007) que s’impose l’appellation computational ethnomusicology définie

par les auteurs comme « conception, développement et usage d’outils informatiques

qui ont la capacité d’assister la recherche en ethnomusicologie ». Cet article présente

différentes situations de recherche où des outils informatiques ont été intégrés à la

méthodologie comme support d’analyse du matériau sonore et du geste musical. Ces

outils permettent notamment de concevoir des applications transcrivant

automatiquement des hauteurs de notes et/ou de rythmes (Askenfelt 1976, Schloss

1985, Bilmes 1993) et des dispositifs informatiques permettant la synthèse informatique

de séquences mélodiques et/ou rythmiques culturellement pertinentes (Kippen 1980,

Arom 1989 et 1990, Dehoux et Voisin 1993). Le champ d’application de ces outils est lié

aux spécificités d’un terrain donné : l’outil technologique se conçoit et se co-construit

dans le cadre d’un protocole expérimental dans une indispensable interaction entre

l’homme et la machine. Si Tzanetakis et al. soulignent la difficulté que représente pour

les chercheurs l’absence d’une méthodologie établie, les auteurs souhaitent sensibiliser

la communauté scientifique au potentiel de développement des techniques d’extraction

musicale pour assister la recherche en ethnomusicologie. Afin d’illustrer leur propos,

les auteurs mentionnent trois de leurs projets de recherche qui se proposent

d’identifier des paramètres musicaux pertinents quant à la discrimination de catégories

vernaculaires. Ainsi, ils explorent les possibilités offertes par les techniques de machine

learning pour catégoriser automatiquement trois expressions de la clave afro-cubaine :

la clave rumba et la clave son (2-3 et 3-2). Des algorithmes de recherche d’information

musicale sont testés sur des mélodies monophoniques pour modéliser et catégoriser

des caractéristiques relevant tant des propriétés formelles que du contexte culturel. Les

variations de tempo entre deux performances d’un joueur de luth kazakh dombra sont

analysées à partir de représentations graphiques produites informatiquement à l’aide

d’algorithmes de détection de pulsations.

Big Data

15 Les technologies informatiques associées à des méthodes statistiques rendent possibles

des études à de très larges échelles. Ces études, qui ne vont pas sans nombre de

difficultés (Huron 2013), se réalisent en une succession d’étapes : 1) création ou choix

d’un corpus d’étude, 2) extraction automatique de descripteurs quantitatifs, 3)

conception et/ou mise en place de procédures quantitatives pour décrire différentes

caractéristiques du corpus, 4) comparaison statistique des caractéristiques.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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16 Cette approche permet de rechercher et quantifier des tendances au sein de larges

corpus. Ainsi, à partir d’un corpus regroupant 464 411 morceaux de « musique

populaire » (rock, pop, hip-hop, metal et musique électronique), Serra et. al. (2012)

s’intéressent à trois caractéristiques musicales de la période 1955‑2010 : le timbre, les

hauteurs de notes et le volume sonore. Leur analyse montre que, sur cette période, la

diversité des intervalles mélodiques et des timbres s’amenuise tandis que le volume

sonore augmente. Mauch et al. (2015) ont sélectionné au sein du Billboard Hot 100

américain 17 094 chansons qui ont connu la gloire de ce hit-parade de 1960 à 2010 et

ont extrait pour chaque chanson des échantillons de 30 secondes. Deux corpus, l’un de

« thèmes harmoniques » et l’autre de « types de timbres », ont été élaborés. Leur

analyse a permis de reconstruire 13 styles musicaux et de mettre en évidence trois

grands cycles de créations musicales (1964, 1983 et 1991).

17 Cette approche permet également de concevoir des modèles informatiques s’appuyant

sur des descripteurs quantitatifs afin de réaliser des classifications automatiques

d’extraits musicaux (Panteli et al. 2016, 2017). D’autres travaux, (Huron 1996, Boo et al.

2016 et Shanahan et al. 2016) portent sur l’analyse de représentations symboliques et

non sur celle d’enregistrements audio.

18 Si ce « big data » offre de nombreuses opportunités pour la recherche musicale (Huron

2013, Wallmark 2013), l’approche statistique soulève des questions sur le plan

méthodologique. En effet, ce type de travaux compare des représentations assez

grossières d’un phénomène très complexe et ignore quantité d’aspects importants du

rapport de l’humain à la musique (Byrd & Crawford 2002, Wiggins 2009, Marsden 2015).

Ainsi, Fink (2013) interroge la validité de l’analyse de Serra et al., qui ne porte pas

directement sur le matériau musical mais sur des descripteurs extraits avec des

algorithmes qui sont bâtis sur des représentations du matériau dont la pertinence est

discutée. Des critiques similaires peuvent être formulées à l’égard des travaux de

Mauch et al. (2015) et Panteli et al. (2016, 2017), qui fondent leur analyse sur des corpus

d’échantillons musicaux d’une durée de 30 secondes.

19 Aussi, certains chercheurs (Cornelis et al. 2009, Oramos et Cornelis 2012) insistent sur la

nécessité de systématiser des approches interdisciplinaires qui permettent de

construire des outils techniques en réponse à des questions de recherche

ethnomusicologique.

20 En 2013, un numéro spécial de la revue britannique Journal of New Music Research a porté

sur les perspectives et les enjeux de l’ethnomusicologie computationnelle. Dans l’article

introductif, Gómez et al. reprennent et développent la définition de Tzanetakis et al. en

affirmant que l’informatique ne sert pas seulement à concevoir des outils mais aussi à

poser des questions de recherche. A cette fin, il est nécessaire de concevoir des outils de

manière empirique et ce, par la mise en œuvre d’un ensemble de traitements efficaces

des signaux choisis en fonction de problématiques ethnomusicologiques.

Synthèse des travaux francophones

21 Dans le domaine des publications francophones, le premier article portant sur les

techniques informatiques appliquées aux objets de l’ethnomusicologie est publié dans

les Actes des JIM (Journées d’Informatique Musicale) qui se sont tenues à Mons en

Belgique au mois de mai 2012. Dans cet article, Stéphanie Weisser s’intéresse au

développement de l’ethnomusicologie computationnelle qu’elle définit comme « la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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création, le développement et l’utilisation d’outils informatiques potentiellement utiles

à la recherche ethnomusicologique » (Weisser 2012 : 193). Elle fait un état des lieux et

dresse une hiérarchie des outils utilisés par les ethnomusicologues dans leurs pratiques

de recherche. Mais Stéphanie Weisser déplore le manque d’acuité de ces outils pour

l’analyse des musiques traditionnelles et souhaite le développement d’outils

informatiques qui incluent « la pertinence culturelle et la prise en compte de l’altérité

des systèmes et des concepts musicaux et sonores » (ibid.).

22 Le travail de recherche de Patrice Guyot, « Réalisation d’une application informatique

pour l’analyse des échelles musicales de chants traditionnels du Sud de l’Italie »,

illustre les possibilités offertes par les techniques d’extraction de descripteurs

musicaux dans le cadre d’un travail ethnomusicologique. Il situe son travail dans le

champ de « l’ethnomusicologie computationnelle » (Guyot 2010 : 3), discipline qu’il

place au croisement de l’ethnomusicologie et de l’extraction automatique

d’information musicale. Réalisé au Laboratoire Informatique Acoustique Musique de la

Faculté de musique de l’Université de Montréal en collaboration avec l’IRCAM et

l’Université Pierre et Marie Curie Paris VI, ce travail a été l’objet d’une collaboration

fructueuse avec Flavia Gervasi alors doctorante en ethnomusicologie à l’université de

Montréal.

23 Un corpus d’enregistrements effectués depuis les années 1950 et les matériaux

musicaux collectés par Flavia Gervasi ont fait l’objet d’une analyse par traitement du

signal à l’aide du logiciel Melodyne (fréquences fondamentales, hauteurs de notes,

geste vocal). A partir des données extraites, un protocole expérimental a été mis en

place dans le but de rendre compte de la perception des intervalles musicaux par les

chanteurs. La mise en œuvre de ce test perceptif s’est directement inspirée de la

méthodologie développée par Simha Arom et l’équipe du département LACITO-CNRS

notamment lors de leurs missions de 1989 et de 1993 en Afrique centrale pour étudier

les échelles utilisées par les pygmées Bedzan et les flûtistes Ouldémé. Ainsi, des chants

originaux et des chants contenant des hauteurs modifiées ont été soumis à l’évaluation

de chanteurs du Salento.

24 A la suite de ce test perceptif, il a été décidé de réaliser une application informatique

pour assister le travail d’analyse. Ainsi, l’outil informatique a été conçu pour d’abord

extraire automatiquement des descripteurs musicaux pertinents au regard du test

perceptif effectué (fréquence fondamentale, énergie, segmentation de notes), puis

permettre la visualisation et la comparaison des données extraites à l’aide de

diagrammes : histogrammes d’intervalles permettant une représentation des échelles

et des modes utilisés, affichage simultané des fréquences fondamentales de différents

extraits, affichage des intervalles utilisés… Cette application informatique s’est avérée

utile et adaptée à l’analyse du geste vocal des chanteurs du Salento en rendant

notamment compte de la présence caractéristique d’inflexions mélodiques de type

ornementation ou trille dans la mélodie chantée. En cela, il est apparu que cet outil

permettait une modélisation des descripteurs acoustiques plus fine que celle proposée

par le logiciel Melodyne.

25 Une même approche méthodologique, construite en vertu de caractéristiques

spécifiques à une culture musicale donnée, se retrouve dans le travail de Cazau et al.

(2016), qui ont développé un système d’enregistrement de la cithare malgache par

captation optique dans le but d’analyser son jeu musical. A partir d’un corpus de pièces

ainsi enregistrées sur le terrain, la recherche d’information musicale a permis

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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d’identifier des descripteurs acoustiques caractéristiques de ce répertoire puis de

concevoir un dispositif informatique de transcription automatique des mélodies jouées

par la cithare marovany. A plus longue échéance, cet outil informatique doit permettre

d’envisager une classification systématique des airs de marovany en fonction de critères

déterminés par leur contexte d’exécution, celui du culte de possession tromba.

26 Le développement des techniques de numérisation et de traitement du son a ouvert le

champ des possibles. Pour être pertinents au regard de la discipline

ethnomusicologique, ces dispositifs technologiques doivent répondre à des questions

de recherche élaborées dans le cadre d’enquêtes de terrain. Dans cette perspective, on

commence à percevoir la structuration d’une démarche scientifique interdisciplinaire

au fil des projets de recherche : Antonopoulos et al. (2007), Bonada et Gomez (2008),

Guastavino et al. (2009) ou encore Kroher et al. (2014) ont mis au point une

méthodologie hybride (traditionnelle et computationnelle) pour analyser et comparer

des aspects de la mélodie chantée d’un martinete (chant de la forge de tradition gitane)

et d’un inshâd (chant religieux arabo-andalou). Ainsi, le développement des techniques

informatiques appliquées au champ de l’ethnomusicologie doit intégrer des

descripteurs musicaux qui soient à la fois acoustiques et culturels, c’est à dire liés au

contexte d’exécution du matériau sonore et musical.

Fig. 4. Music Information Retrieval (MIR) : analyse de corpus d’enregistrements musicaux avec desméthodes scientifiques et technologiques de la science des données (data science). Compte tenude la quantité de données disponibles, ce domaine de recherche peut être appréhendé comme le big data à visée musicologique.

Archives sonores et programmes de recherche innovants

27 Dans ce contexte de « révolution numérique », l’utilisation de données sonores en

quantité suffisante est indispensable pour tester et valider les outils d’analyse

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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computationnelle en ethnomusicologie. L’ accès à des bases de données structurées et

documentées est une question récurrente et cruciale pour les Data Scientists dans

chaque colloque de la discipline. Lors du Workshop « Computational Ethnomusicology »

organisé à Leiden aux Pays-Bas en mars 2017, un groupe de travail s’est constitué sur

cette problématique, intitulée « MIRchiving » (contraction de MIR et archives)4.

28 La révolution numérique se traduit en effet par de nouveaux modes d’accès aux

données5. De nombreuses ressources sont aujourd’hui accessibles via internet (comme

par exemple archives.org) mais les sites dédiés aux archives ethnomusicologiques sont

rares. Concernant les références éditées anciennes, Gallica (Exposition coloniale de

1931 ou les archives de la Parole), la British Library et le Musée d’ethnographie de

Genève offrent des accès en ligne aux enregistrements discographiques. Quant à la

fondation Smithsonian Folkways (USA), elle propose à la vente des disques de musiques

traditionnelles.

Fig. 5. Collection de cylindres des Archives du CNRS-Musée de l’Homme.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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29 Pour ce qui est des enregistrements de terrain, des collections sont accessibles sur le

site des archives du Musée Royal d’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) et sur celui

de la British Library. Mais, en raison d’un moteur de recherche non adapté à la

discipline ethnomusicologique, des recherches par origine géographique ou par

instrument s’avèrent difficiles. Dédiée aux données orales de la collecte en ethnologie,

la Phonothèque de la MMSH d’Aix-en-Provence propose en ligne des documents

sonores de l’aire méditerranéenne. Une grande partie de ces archives ainsi que celles de

diverses collections européennes (Irlande, Ecosse, Portugal, Grèce, Lituanie…) ont été

intégrées au portail Europeana dans le cadre du projet Europeana Sounds (2013-2017).

Cependant, le moteur de recherche actuellement disponible ne permet pas d’effectuer

de recherches précises sur des enregistrements à partir de critères culturels et/ou

musicaux.

30 Concernant les archives sonores d’ethnologie de la France, autrefois conservées au

Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), un projet intitulé « Les

Réveillées » impliquant l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain

(LAHIC-IIAC, EHESS) est dédié à la valorisation de ce fonds dispersé dans des centres

régionaux et partiellement accessible sur le site de la Fédération des Associations de

Musiques et Danses Traditionnelles. Citons également l’accès sur abonnement à la base

documentaire de Dastum sur le patrimoine oral de Bretagne.

31 Par ailleurs, le site web des Archives sonores du Centre de Recherche en

Ethnomusicologie (CREM) du CNRS, qui rassemble des enregistrements de terrain et des

enregistrements publiés de toutes origines géographiques, propose en accès libre

24 000 références de 1900 à nos jours, via un moteur de recherche adapté à la discipline

et une plateforme web6 contenant des outils de visualisation utiles pour la navigation et

l’annotation. Issue des archives sonores du CNRS-Musée de l’Homme, et avec le soutien

du Ministère de la Culture, cette base de données gérée par l’application Telemeta

comporte 60 250 fiches descriptives de documents audio et vidéo dont 40 200 sont

sonorisées.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Fig. 6. Interface Telemeta consultable sur le site du CREM.

32 La spécificité de cette base de données musicales, documentée et disponible en ligne

dès 2011, est telle qu’elle suscite l’intérêt des chercheurs spécialisés dans l’extraction

automatique d’informations musicales et dans l’analyse du signal (Music Information

Retrieval, MIR). La plateforme web a ainsi été au cœur du projet DIADEMS (Description,

Indexation, Accès aux Documents Ethnomusicologiques et Sonores) financé par

l’Agence Nationale de la Recherche (2013-2016). L’objectif de ce projet était d’améliorer

l’accessibilité aux archives sonores en utilisant des outils d’analyse pour identifier les

contenus et faciliter l’analyse musicale. Des algorithmes spécifiques ont ainsi été

développés en lien étroit avec les besoins des ethnomusicologues et des archivistes

(détection de zones de parole ou de chant, détection de zones de musique, de

polyphonie, localisation de démarrage de bande). Le projet DIADEMS, impliquant trois

laboratoires de recherche en informatique et des ethnomusicologues, fut le premier

programme national de recherche en France mobilisant des techniques d’extraction

automatique d’information musicale pour analyser des corpus d’enregistrements

ethnographiques. En effet, la majorité des expérimentations computationnelles porte

pour l’heure sur la musique pop, classique ou jazz. Les enregistrements de terrain de

musiques traditionnelles disponibles dans la base de données du CREM-LESC présentent

donc un défi important pour les spécialistes des données et ce, en raison du caractère

« brut » et de l’immense diversité des musiques archivées. En 2016, le projet franco-

britannique DaCaRyH7 s’inscrit dans la continuité de cette expérimentation. Ces projets

contribuent ainsi à la recherche musicale, en enrichissant de problématiques propres a

l’ethnomusicologie, les méthodes et les approches qui se développent dans le domaine

de l’intelligence artificielle. En effet, le nouvel écosystème du web, avec ses pratiques

d’utilisation et de partage de la musique, ne doit pas être réservé à la musique

occidentale et à son système musical.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Quel devenir pour l’ethnomusicologie ?

33 En son temps, l’invention du Stroboconn élargissait les possibilités de l’analyse

musicale, du matériau mélodique à sa substance sonore. Depuis lors, le développement

des technologies informatiques et des possibilités de traitements des signaux

audionumériques ont apporté de nouveaux outils pour l’analyse de la musique et

permis l’exploration d’hypothèses de recherche établies par des ethnomusicologues

s’intéressant à la perception et/ou à la réception de l’objet musical. Ainsi, depuis les

années 1980, le développement d’outils technologiques a facilité la mise en place de

protocoles expérimentaux susceptibles de rendre compte de processus cognitifs et de

modéliser des savoirs musicaux selon des catégories émiques. D’autres recherches

s’intéressent aujourd’hui à la « modélisation stylistique » du matériau musical, c’est-à-

dire aux modalités/probabilités d’enchaînements mélodiques spécifiques. En effet, les

nouvelles possibilités offertes en matière d’analyse et de synthèse du signal sonore sont

capables d’appréhender, en situation d’exécution, les logiques qui sous-tendent une

pratique musicale donnée.

34 Par ailleurs, grâce au développement des techniques d’extraction automatique

d’information musicale, il devient possible de dégager des tendances statistiques au

sein de larges corpus musicaux. Ainsi, la base de données musicales valorisées par la

plateforme Telemeta, couplée au développement de technologies web de traitement du

signal, offre la possibilité de mettre en œuvre des études computationnelles d’analyse

musicale a grande échelle tout en stimulant une réflexion sur la sémantique

d’indexation utilisée pour l’organisation des contenus sonores.

Fig. 7. Interface Telemeta montrant l’emploi de l’outil de segmentation monophonie/polyphoniedéveloppé dans le cadre du projet de recherche ANR-DIADEMS.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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35 Dans cette perspective, le projet DaCaRyH a favorisé une homogénéisation des

métadonnées associées aux items sonores mobilisés dans le cadre du projet. Cette

indexation rétrospective, qui s’est faite de manière collaborative (ethnomusicologues,

professionnels de l’information et spécialistes des données), a valorisé les contenus

sonores et la constitution de corpus d’études pertinents sur le plan culturel. Des

analyses automatiques d’informations musicales ont ainsi pu être réalisées au sein de

corpus d’enregistrements de steelbands de Trinidad couvrant une période de 50 ans.

Pour apporter des éléments de réponse à des hypothèses et questions de recherche

ethnomusicologiques, ces analyses automatiques ont notamment porté sur des

informations relatives au tempo, au rythme, à la dynamique de jeu, au timbre. Si

l’utilisation de technologies audionumériques peut ainsi donner à voir un niveau

supérieur de détails, rendre visible des régularités collectives, vérifier la validité de

questions de recherche, les différences d’approche des données entre

ethnomusicologues et scientifiques nécessitent l’élaboration concertée d’un cadre

théorique et méthodologique. Ce dialogue entre disciplines induit la construction d’un

espace heuristique où s’élaborent de nouvelles formes de recherches musicales dans

une tension paradigmatique.

36 La technologie a, selon la formule de Bartók citée plus haut, permis une observation à la

loupe des phénomènes musicaux. Inversement, avec l’apport des MIR, la discipline peut

opérer un « zoom arrière », pour reprendre la formule de Latour (2006, cité par Morin

2011 : 177). A l’instar des sciences naturelles qui pratiquent tour à tour le microscope

ou les statistiques sur de vastes corpus, l’ethnomusicologie a tout à gagner à manier le

changement d’échelle, en s’appropriant les outils permettant de traiter de grandes

quantités de données. S’approprier les outils, cela signifie mettre ces outils au service

des problématiques de la discipline. En effet, un projet pluridisciplinaire où

l’ethnomusicologie est présente n’est pas toujours un projet ethnomusicologique : le

centre de gravité du questionnement qui guide la recherche n’est pas nécessairement

du côté de notre discipline. Car s’il existe des cas intermédiaires où les

questionnements se nourrissent mutuellement de façon équilibrée, il faut bien souvent

distinguer deux tendances au sein des projets pluridisciplinaires : ceux où

l’ethnomusicologue est un collaborateur − l’ethnomusicologie comme pourvoyeuse de

données (au service de la psychologie cognitive, des sciences des données…) − et ceux

dont le fil rouge problématique est bel et bien ethnomusicologique.

37 Le premier cas, celui de l’ethnomusicologue comme collaborateur, doit être intégré

comme une dimension normale de l’activité scientifique à l’ère de la société de

l’information. Le second type de projets pluridisciplinaires est celui qui, par des

méthodes issues de différents horizons scientifiques, est inscrit dans un

questionnement ethnomusicologique et qui vise donc à « connaître une société par sa

musique » (Lortat-Jacob & Rovsing-Olsen 2004 : 17). Projet anthropologique s’il en est,

l’ethnomusicologie nécessite autant d’analyser la musique elle-même que le cadre

social dans lequel elle s’inscrit, puisqu’il s’agit de comprendre leurs liens mutuels.

Notre discipline rassemble par conséquent une variété de thématiques et d’angles

d’approche à la mesure de la complexité de son objet (humain, social, musical), et

celles-ci ne passent pas nécessairement par un travail pluridisciplinaire sur une large

échelle. Certaines choses n’apparaîtront toujours que par les conversations intimes

recueillies sur le terrain à la lueur d’un feu de bois. Ce niveau d’analyse est sans doute

nécessaire pour garder une vision nette lors d’un zoom arrière. Car l’observation

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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ethnomusicologique a aussi besoin d’élargir son champ de vision. Changer d’échelle est

certainement l’un des moyens les plus solides pour accéder au niveau d’abstraction

requis pour discuter de propositions théoriques qui permettront à la discipline de faire

des avancées décisives orientées vers la compréhension des phénomènes culturels

(Atran 2003).

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NOTES

2. Voir à ce propos l’article de Stéphanie Weisser et al. dans ce même dossier, 29-44.

3. http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_1996_013_001

4. Un site web a également été créé pour la communauté, à laquelle le Centre de Recherche en

Ethnomusicologie du CNRS/Université Paris-Nanterre participe : https://

computationalethnomusicology.wordpress.com/

5. A cet égard, il faut noter l’évolution actuelle de la législation concernant la fouille de données

scientifiques (voir notamment l’exception Text et Data Mining (TDM) dans la loi « Pour une

république numérique » (France 2016)).

6. Cette plateforme est développée depuis 2007 par l’entreprise Parisson : https://github.com/

Parisson/Telemeta

7. Financé conjointement par l’AHRC Care for the Future (AHRC Grant No. AH/N504531/1) et le

LABEX Les passés dans le présent, le projet « Le rythme calypso a travers l’histoire : une approche

en sciences des donne es » (DaCaRyH, mars 2016 – juillet 2017) associe des ethnomusicologues et

des ingénieurs du CREM-LESC, CNRS – Université Paris-Nanterre et des spécialistes des données

du Centre de Musique Numérique (C4DM) de l’Université Queen Mary de Londres (QMUL, UK).

RÉSUMÉS

Les techniques d’extraction automatique d’information musicale appliquées à des répertoires de

musiques traditionnelles ont ouvert de nouvelles perspectives dans le champ de

l’ethnomusicologie. Si les chercheurs anglophones ont adopté le terme computational

ethnomusicology pour désigner cette branche spécifique de l’ethnomusicologie, une même

segmentation disciplinaire n’a pas eu lieu en France où ce nouveau champ de la recherche

s’inscrit plus globalement dans le domaine des humanités numériques. Cet article collectif se

propose de faire un état des lieux de la recherche dans ce domaine émergent. Nous nous

interrogerons sur le devenir de l’ethnomusicologie dans ce contexte de « révolution numérique »

où les dispositifs informatiques bouleversent d’ores et déjà les pratiques de recherche.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

24

AUTEURS

FLORABELLE SPIELMANN

Florabelle SPIELMANN est chercheuse post-doctorante en ethnomusicologie (CREM-LESC, UMR

CNRS 7186) dans le cadre du projet interdisciplinaire du Labex Les passés dans le présent « Le

calypso à travers l’histoire : une approche en science des données ». Elle mène des recherches

depuis plus de dix ans à Trinidad sur la pratique des combats de bâtons.

AURÉLIE HELMLINGER

Aurélie HELMLINGER, spécialiste des steelbands de Trinidad et Tobago, est ethnomusicologue,

chercheuse au Centre de Recherche en Ethnomusicologie du CNRS/Université Paris-Nanterre.

Son travail de doctorat sur la mémorisation du répertoire dans les steelbands a été salué par le

prix de thèse du musée du quai Branly (2007). Egalement musicienne, Aurélie Helmlinger

pratique le steel-drum depuis plus de quinze ans.

JOSÉPHINE SIMONNOT

Joséphine SIMONNOT est ingénieur de recherche au Centre de Recherche en Ethnomusicologie du

CNRS/Université Paris-Nanterre et chef de projet de la plate-forme web Telemeta. Elle veille à

conserver et à améliorer l’accès aux archives sonores en ethnomusicologie. Ses recherches

s’orientent vers le développement d’outils d’analyse innovants pour faciliter l’indexation et la

représentation des données audio.

THOMAS FILLON

Thomas FILLON est le directeur scientifique de Parisson, société qui conçoit, développe et intègre

des systèmes informatiques dédiés à la production et à la valorisation des archives numériques.

GUILLAUME PELLERIN

Guillaume PELLERIN est le directeur général de Parisson. Passionné des technologies de

traitement audiovisuel, il se consacre aujourd’hui à la programmation de logiciels audio et à la

conception d’applications web dynamiques dédiés au mixage, à l’archivage, à l’indexation et à la

publication audio (projet Telemeta).

BOB L. STURM

Bob L. STURM est Lecturer en Digital Media au Centre for Digital Music à l’université Queen Mary de

Londres. Ses recherches portent sur le traitement des signaux et l’apprentissage statistique de la

musique et des données audio.

ODED BEN-TAL

Oded BEN-TAL est compositeur et chercheur. Ses travaux associent musique, informatique et

cognition. Maître de conférences à l’université Kingston de Londres, il enseigne la composition, la

musique électronique et la psychologie musicale.

ELIO QUINTON

Elio QUINTON est un chercheur post-doctorant au Centre for Digital Music à l’université Queen

Mary de Londres. Ses recherches concernent principalement l’analyse musicale automatique,

domaine mieux connu sous le terme de « Music Information Retrieval » (MIR). Plus

particulièrement, il est spécialiste de l’analyse des attributs rythmiques de la musique.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

25

L’ethnomusicologiecomputationnelle : pour unrenouveau de la disciplineStéphanie Weisser, Olivier Lartillot, Matthias Demoucron et Darrell Conklin

1 De nombreuses recherches sont actuellement menées par différentes équipes sous le

nom générique « d’ethnomusicologie computationnelle ». Sous cette dénomination

popularisée notamment par Tzanetakis (Tzanetakis et al. 2007, Tzanetakis 2014) sont

regroupées des approches et des démarches très variées. Leur point commun : aborder

les musiques dites « traditionnelles » avec l’aide d’un ordinateur1.

2 Catégorie a priori « fourre-tout », donc, dans laquelle on retrouve pêle-mêle des

approches expérimentales assistées par ordinateur, des instruments augmentés, des

bases de données (parfois intelligentes), des logiciels d’extraction automatisée

d’informations musicales, etc. Souvent menées par des équipes relevant de

départements de mathématiques ou de sciences de l’information, ces recherches font

appel à des paradigmes et à des méthodes très éloignées de celles établies par

l’ethnomusicologie « traditionnelle ». Elles utilisent des modèles mathématiques,

statistiques ou acoustiques complexes, qui nécessitent une expertise technique

(programmation, manipulation de logiciels spécialisés). Par conséquent, les réseaux de

présentation des résultats (conférences et publications) diffèrent également2.

3 Se dirige-t-on vers un fossé irréconciliable entre l’ethnomusicologie « classique »

héritière de la musicologie et de l’anthropologie, condamnée à rester « molle », et

l’ethnomusicologie computationnelle, menée par et pour des scientifiques « durs », qui

traiteraient la musique comme n’importe quelle autre source d’information ? La réalité

est évidemment bien plus nuancée.

Voyage en terre computationnelle

4 En prélude, nous souhaitons préciser que nous n’aborderons pas ici la phénoménologie

du numérique en ethnomusicologie. Il a déjà été noté3 que les pratiques musicales

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

26

étudiées par les ethnomusicologues intègrent de plus en plus les outils numériques, et

que l’analyse de ces pratiques (qu’elles soient musicales, performatives ou

commerciales) sont un objet d’étude légitime pour l’ethnomusicologie. Tel n’est pas ici

notre sujet. Il ne s’agit pas non plus seulement de réfléchir aux technologies de la

communication (internet, réseaux sociaux) comme outil de collecte et/ou objet de

recherche. Notre objectif est de présenter, sans visée exhaustive, certaines démarches

computationnelles menées dans le champ de l’ethnomusicologie, et de proposer une

réflexion sur le rôle que ces démarches ont eu, ont, ou pourraient avoir dans une

discipline qui est, depuis sa naissance, en quête de sens.

5 La numérisation de la musique peut être considérée, ainsi que l’a souligné Stiegler

(2002 : 41), comme le début d’une « nouvelle ère du musical ». Pour l’ethnomusicologue,

elle est d’abord vue comme une amélioration susceptible de faciliter la partie technique

du travail de recherche : l’enregistrement, le stockage, la reproduction et le montage

des sons (et des images, fixes ou animées) sont très largement aidés par le codage

numérique du signal – sans compter que la plupart des outils analogiques utilisés

auparavant ont maintenant quasiment disparu.

6 L’utilisation de l’outil informatique s’est aussi largement généralisée dans les pratiques

de recherche de toutes les disciplines. En ethnomusicologie, la plupart des chercheurs/

euses utilisent aujourd’hui des logiciels informatiques, à quasi tous les stades de leur

travail : recherches bibliographiques et discographiques, collecte sur le terrain

(enregistrements, interviews) et organisation des informations collectées, analyse des

données récoltées (mesures sur le signal pour l’analyse rythmique et acoustique,

transformations temporelles ou de hauteur, etc.) et visualisation des résultats

d’analyse4. Cependant, l’immense majorité des outils utilisés par les ethnomusicologues

ne sont pas développés spécifiquement pour cette discipline (Weisser 2012). Comme

tout outil, le logiciel est conçu pour un usage défini (souvent pour l’étude des musiques

occidentales tonales), et reflète, dans ce qu’il produit, les présupposés de ses

concepteurs. Souvent, les possibilités offertes sont limitées et la paramétrisation ardue,

même si le développement rapide et la démocratisation des équipements permettent le

développement d’outils alternatifs – pour certaines musiques tout au moins.

7 Conscient-e-s du potentiel que l’environnement informatique peut constituer pour leur

travail, la plupart des ethnomusicologues « traditionnel-le-s » qui s’intéressent à

l’approche computationnelle le font pour résoudre des problèmes ethnomusicologiques

classiques : analyse du rythme, du timbre, de la structure musicale, etc. Cependant, la

route est parsemée d’obstacles.

Un premier obstacle : la diversité des approchescomputationnelles

8 Lorsqu’un-e ethnomusicologue s’aventure en terre computationnelle, deux obstacles

principaux se dressent devant lui/elle. Tout d’abord, comme mentionné plus haut, la

diversité des questions et approches rassemblées sous cette dénomination a de quoi

décontenancer.

9 Il est cependant possible de grouper ces approches en différentes catégories :

La démarche appliquée, qui vise à résoudre un problème pratique lié à l’utilisation d’un

objet ethnomusical dans un environnement informatique ;

1.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

27

La démarche d’analyse, dans laquelle des outils informatiques sont utilisés pour aborder une

question d’ethnomusicologie « classique » ;

La démarche de simulation, qui vise à produire une réplique de la réalité.

10 Il faut d’emblée préciser que, du point de vue de l’ethnomusicologue, l’intentionnalité

du/de la chercheur/euse et la finalité de l’outil développé ne sont pas des critères

déterminants pour évaluer l’intérêt ou l’utilité de chacune de ces approches pour la

recherche ethnomusicologique. En effet, quelle que soit la démarche adoptée et en

fonction de la manière dont elle est réalisée, chacune peut apporter sa contribution à la

recherche ethnomusicologique. Il est en outre fréquent que les approches précitées

soient couplées.

1. La démarche appliquée

11 Dans cette catégorie, on peut regrouper une série d’outils (logistiques pour la plupart)

qui ont une finalité appliquée. On y trouve des bases de données (notamment

d’archives audiovisuelles), des applications multimédia telles que Telemeta5 et Dunya6,

ainsi que les outils de classement automatique par genre musical. On peut également y

intégrer les instruments augmentés et virtuels (eSitar, iTabla, etc.) et les logiciels

développés spécifiquement pour certains types de musique.

12 Parce qu’ils ont un objectif pratique et sont utilisés concrètement, ces outils doivent

fonctionner de manière sémantiquement pertinente. L’ingénierie nécessite, pour être

correctement menée, une réflexion critique sur la méthodologie adoptée et les critères

choisis, et en particulier lorsque l’outil développé a pour ambition de traiter une

grande quantité de données. Ainsi, dans le cadre du projet MIMO, par exemple, la

nécessité de disposer d’une classification des instruments de musique à la fois

opérationnelle et scientifiquement correcte a conduit plusieurs organologues à

repenser et redéfinir certains aspects de la classification Hornbostel-Sachs7.

13 A contrario, un projet tel que Tarsos, par exemple, qui a pour objectif « d’extraire et

d’analyser la hauteur musicale et l’organisation scalaire, spécialement orientée vers

l’analyse de la musique non-occidentale8 », originellement conçu dans un contexte

d’exploitation d’archives ethnomusicologiques numérisées, pose immédiatement la

question de la pertinence du questionnement initial, puisqu’une méthode unique est

proposée pour extraire la hauteur et l’échelle musicale de toutes les musiques. Ce n’est

pas la finalité « appliquée » de cet outil qui est à l’origine du problème, mais l’absence

de questionnement sur les limites conceptuelles de son postulat de départ. En affirmant

que « there is a need for a system that can extract pitch organisation – scales – from

music in a culture-independent manner » (Six et Cornelis 2011 : 170), les auteurs

admettent que l’organisation des hauteurs musicales est bien dépendante de la culture

(musicale), mais ils choisissent une approche qui laisse de côté cette dimension sans

discuter l’impact que ce choix peut avoir sur le résultat final.

2. La démarche d’analyse

14 La démarche d’analyse consiste à utiliser, adapter ou développer des outils

computationnels pour résoudre une question d’ethnomusicologie. Elle peut être

réalisée à l’aide d’outils existants (logiciels pour la plupart) ou en créant un nouvel outil

en fonction de la question de recherche abordée. Le deuxième cas de figure est le plus

2.

3.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

28

fréquent : comme l’a noté Weisser (2012 : 193), « [l]es outils actuels disponibles ne

semblent pas non plus avoir convaincu les utilisateurs ethnomusicologues […] ».

15 En l’absence d’outils existants et accessibles à un utilisateur non-expert, il n’y a donc

pas d’autre solution que d’utiliser des outils computationnels dont la manipulation

nécessite des connaissances approfondies dans le domaine informatique. Ces derniers

sont nombreux. Le champ de la Music Information Retrieval (MIR), en particulier, a

développé une série de descripteurs, calculables à partir du niveau symbolique

(partition, encodage MIDI) ou directement à partir du signal audio9. Les descripteurs

extractibles à partir du signal audio, élaborés à l’origine dans une optique d’ingénierie

(le développement de la norme MPEG7), permettent de quantifier différentes

caractéristiques du son10. Les descripteurs de bas niveau consistent en des

caractérisations mathématiques relativement simples du signal ; les descripteurs de

haut niveau cherchent à évaluer des qualités pertinentes du point de vue de la

perception humaine (y compris sémantiquement). Ils sont évidemment plus complexes

à élaborer, puisque la relation entre la nature du signal et la perception humaine doit

être explicitée et validée via une approche psychoacoustique – et encore faudrait-il

s’assurer que les perceptions humaines qui servent à valider les descripteurs sont

statistiquement similaires partout dans le monde.

16 Plusieurs travaux ont ainsi montré qu’un trait aussi fondamental que la hauteur

musicale (pitch), par exemple, est culturellement construit, même si la sensation de

hauteur perçue peut être corrélée avec des caractéristiques acoustiques du son

(notamment sa fréquence fondamentale). Pour être utiles et pertinents, les

descripteurs doivent donc être adaptés au sujet de l’analyse et ils doivent être utilisés

en connaissance de cause (ce qui nécessite souvent une connaissance assez fine du

principe de leur calcul). La dimension culturelle doit être prise en compte, et les

descripteurs doivent être évalués (et éventuellement adaptés) en fonction du contexte

étudié11.

17 Ce positionnement méthodologique est indispensable lorsqu’on choisit d’explorer la

dimension du timbre musical dans un contexte non-occidental. Déjà complexe dans un

univers « connu » (celui de la musique occidentale « savante »), l’analyse du timbre

nécessite une grande dose de créativité lorsqu’on l’aborde dans le contexte de cultures

musicales moins étudiées.

18 A titre d’exemple, l’exploration de l’effet produit par le jawari, large chevalet courbe

présent sur de nombreux cordophones indiens et responsable du timbre grésillant

spécifique à ces instruments, a nécessité le développement de deux descripteurs

nouveaux, ainsi que la représentation des résultats dans des espaces

multidimensionnels (Weisser et Lartillot 2013) afin de pouvoir prendre en compte la

variabilité individuelle repérée dans des objets sonores pourtant classés comme

appartenant à une même catégorie (jawari « ouvert » ou jawari « fermé »). De même,

l’analyse de la contribution du jawari et des cordes sympathiques taraf au son global de

l’instrument (Demoucron, Weisser et Leman 2012) a nécessité une approche

computationnelle spécifique, intégrant à l’analyse computationnelle des données issues

de la conceptualisation esthétique de la musique étudiée (l’idéal de continuité de la

ligne mélodique couplée à la recherche de richesse de texture).

19 L’ analyse motivique et structurale, centrale pour un des courants de

l’ethnomusicologie « classique », peut également bénéficier d’une approche

computationnelle. De nombreuses recherches sont actuellement menées pour détecter

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

29

les répétitions, qui sont au cœur de la démarche de l’analyse musicale. Dans l’approche

computationnelle, la détection des motifs répétés (souvent dénommés patterns) peut

être réalisée à partir d’un fichier son ou à partir d’un encodage (qui n’est pas forcément

une transcription musicale). L’objectif est ici que le système computationnel réplique le

comportement du chercheur, tout en le réalisant plus vite, avec plus de précision et

moins d’erreurs que l’être humain – ce qui est loin d’être négligeable, mais nécessite,

encore une fois, d’être pensé correctement.

20 Une telle analyse motivique a été menée sur des transcriptions12 de chants de bagana

des Amhara d’Ethiopie (Conklin et Weisser 2016 ; Conklin, Neubarth et Weisser 2015).

Fondée sur la pertinence culturelle (les motifs considérés en priorité pour l’analyse

avaient été collectés auprès d’un maître reconnu13), cette analyse a permis d’aller plus

loin que l’analyse manuelle, notamment en multipliant les angles d’approche : les choix

des motifs ont été examinés sur l’ensemble du corpus et par groupements plus

spécifiques. Une corrélation a pu être trouvée avec le mode musical utilisé, le niveau de

virtuosité et même les caractéristiques stylistiques individuelles.

21 Ces analyses ont également démontré la rareté de l’intervalle de quinte dans un

système pentatonique anhémitonique. Il a fallu se poser la question du pourquoi : cet

intervalle est-il envisagé comme une référence mentale non actualisée dans ce système

musical ? Le système musical auquel appartient le corpus étudié favorise-t-il la ligne

mélodique conjointe ? Il est certes probable qu’une recherche manuelle aurait pu

détecter cet élément, mais l’approche computationnelle a permis de faire émerger la

question alors qu’elle ne s’était pas originellement posée.

22 L’ analyse opérée par des moyens computationnels a aussi mené à une réflexion sur la

difficulté d’utiliser, de manière opérationnelle, le critère d’équivalence et de variation.

En effet, lorsqu’un énoncé est répété, ornementé, varié (toutes réalisations étant

considérées comme culturellement équivalentes), comment doit-on considérer ces

occurrences, computationnellement parlant ? Dans ce système musical fondé sur la

répétition, les ornementations (optionnelles) doivent-elles être intégrées ? Si oui,

comment ? Une variation rare ou singulière doit-elle être encodée différemment qu’une

variation répétée plusieurs fois ?

23 Ces questions sont « forcées à être traitées » (et tranchées) par la mise en oeuvre

computationnelle. Il ne suffit plus de dire que « c’est culturellement équivalent ». En ce

sens, l’intégration dans un univers computationnel rend indispensable de clarifier et de

systématiser les présupposés qui sous-tendent les démarches d’analyse.

3. La démarche de simulation

24 La troisième approche vise à la construction de simulations, c’est-à-dire d’une

reproduction de la réalité, fondée sur une représentation de celle-ci (le modèle). Les

travaux de Simha Arom ont magistralement démontré l’intérêt de la démarche de

simulation comme outil d’exploration, d’affinage et in fine de validation de l’analyse et

du modèle. Dans le cas de l’étude menée sur les motifs des chants de bagana, les

relations entre les motifs ont pu être examinées, en générant de nouveaux chants, qui

ont été soumis à une évaluation par des connaisseurs (Herremans et al. 2015). Des

ajustements ont pu être apportés au modèle élaboré par des moyens computationnels,

qui ont intégré des dimensions musicales. Par exemple, une des séquences générées

était formellement correcte, mais musicalement inintéressante. Une autre comportait

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

30

un enchaînement qui, pour des raisons pratiques, aurait généré, dans un contexte

performatif, une stratégie d’évitement. Il est intéressant de noter que ce sont les

séquences problématiques qui ont été les plus intéressantes en termes d’informations :

elles ont permis d’adapter le modèle, d’inclure des restrictions liées à l’intérêt musical

et de formaliser certaines intuitions concernant les motifs.

25 Du point de vue de l’ethnomusicologue, ce travail a donc permis d’amender, d’affiner et

de valider la théorie construite sur la base de la parole de l’informateur et sur des

analyses préalables. Il a également permis de susciter de nouvelles questions de

recherche, liées notamment à la combinaison de paramètres musicaux traités à

l’origine séparément lors de l’analyse (dans ce cas précis : le lien entre les motifs

mélodiques et le rythme). C’est précisément dans cet aspect que l’apport de la

démarche de simulation est le plus prometteur : actuellement, la plupart des travaux de

simulation se concentrent sur certains aspects (structures formelles, rythmes, échelles,

etc.) des musiques étudiées – ce en quoi ils se rapprochent de la démarche d’analyse.

Or, de nombreux travaux ont montré que les différents traits d’une musique sont

interdépendants : la modélisation de la hauteur musicale doit souvent intégrer la

dimension du timbre ; le rythme, comme l’a souligné Jérôme Cler (2010 : 79),

« s’incarn[e] en des accents de natures diverses : agogique, mélodique, dynamique, de

timbre, de hauteur… ». Il semble donc, à plus ou moins long terme, que le projet de

simulation pourra (et devra) envisager une pluriformalisation14 de la musique en tant

qu’objet composite et complexe.

Un deuxième obstacle : les barrières disciplinaires

26 Outre la variété d’approches rassemblées sous la terminologie « ethnomusicologie

computationnelle » et sa complexité technique, mathématique et informatique,

d’autres obstacles, liés aux barrières disciplinaires, aux présupposés ontologiques, à l’

habitus épistémologique et à l’ancrage académique, font barrage à l’ethnomusicologue.

Parmi ceux-ci, les plus notables sont :

1. La faible prise en compte de la dimension émique et des aspects

culturels, anthropologiques et, plus largement, contextuels

27 Si l’importance de l’intégration de données issues des théories musicales des cultures

étudiées semble désormais bien comprise pour que les opérations computationnelles

puissent être réalisées avec pertinence sur un corpus donné (voir notamment les

travaux du projet CompMusic15), la mise en œuvre de cette intégration semble encore

lointaine.

28 Les travaux présentés plus haut ont montré que, en dépit des apparences, la question

du terrain demeure centrale dans une ethnomusicologie computationnelle bien menée :

il ne s’agit pas simplement d’ajouter une ressource supplémentaire à la « boîte à

outils (analytiques) » de l’ethnomusicologue en se centrant uniquement sur des fichiers

informatiques.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

31

2. L’ethnocentrisme, visible notamment dans la terminologie utilisée

dans les publications des computationnels qui travaillent sur les

musiques non occidentales

29 Les termes « folklorique », « populaire », « ethnique », « world music » sont souvent

utilisés dans les articles d’ethnomusicologie computationnelle, constituant autant de

« repoussoirs » pour les ethnomusicologues. Il faut cependant souligner que ce

problème a été souligné par plusieurs chercheurs computationnels eux-mêmes

(Lartillot, Toiviainen et Eerola 2008b). Il a été aussi souligné plus haut que les outils

informatiques ne sont pas exempts de défauts, d’autant plus difficiles à détecter que

l’ethnomusicologie « classique » ne maîtrise pas toujours les connaissances

mathématiques et informatiques nécessaires pour les identifier.

30 Il est aussi intéressant de noter que la délimitation culturelle et/ou géographique du

corpus étudié n’est que rarement mentionnée dans le titre des publications

computationnelles : il semble donc qu’un des impératifs disciplinaires de

l’ethnomusicologie computationnelle soit de travailler sur des approches à visée

universaliste, ou du moins aisément transférables – à l’opposé donc d’un certain

courant de l’ethnomusicologie « traditionnelle » (cf. ci-dessous).

3. L’ambition, souvent affichée ou plus discrète, d’universalité ou de

transférabilité de la démarche computationnelle

31 Les ethnomusicologues, héritier-e-s de leur histoire disciplinaire, adoptent souvent une

position de méfiance face à une approche universaliste (Nattiez 2015), a fortiori

lorsqu’elle ne s’appuie pas sur une connaissance exhaustive des objets spécifiques

étudiés par l’ethnomusicologie. A l’inverse, l’ambition des computationnels a

longtemps été de développer une approche généralisable et automatisable – ce qui ne

veut d’ailleurs pas forcément dire universaliste. Il est d’ailleurs intéressant de noter

que de plus en plus de chercheurs computationnels intègrent désormais dans leur

travail des questionnements et positionnements méthodologiques proches de ceux de

l’ethnomusicologie « classique16 ».

4. La dimension « opérationnelle » des publications

computationnelles

32 Les publications computationnelles sont largement centrées sur l’opérationnalisation

(les méthodologies employées et les résultats computationnels obtenus en appliquant

ces méthodes), au détriment des questions considérées comme fondamentales pour les

ethnomusicologues. Comme le signale justement Alan Marsden à propos des

musicologues (Volk et Honingh 2012 : 79), « they care most for the contribution of a

model to explaining the musical phenomena. Therefore, the musicologist will hardly be

convinced that a model is useful, unless its application has proven to provide important

insights they care most for the contribution of a model to explaining the musical

phenomena ».

33 Il faut bien reconnaître aussi que les ethnomusicologues « classiques » sont

relativement méfiants face aux outils permettant un traitement automatique ou

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

32

automatisé dans leur pratique de recherche, suite aux multiples déceptions rencontrées

dans l’histoire de la discipline (Will 1999).

5. La possibilité même de comprendre la musique par la

« computation »

34 Il est probable que l’accent mis en ethnomusicologie sur l’importance du terrain a

favorisé l’idée que certains aspects n’en sont accessibles que par cette approche,

mystérieuse et finalement peu théorisée : comme Jean Lambert (1995) et Jérôme Cler

(2001) le signalent, le terrain ethnomusicologique se construit sur un dialogue

permanent, entre les temporalités, les distances, les discours voire même les

intimités17.

35 Cette approche n’est évidemment pas (facilement) transposable dans un

environnement favorable à la computation. Ce qui rend, au point de vue

computationnel, les approches ethnomusicologiques « classiques » souvent intuitives,

les théories peu formalisées, les corpus réduits et les concepts imprécis.

36 On voit donc que la distance à parcourir entre les disciplines (et entre les personnes qui

les pratiquent) est considérable. Pourquoi dès lors tenter de la franchir ? Non

seulement parce que l’approche computationnelle permet d’envisager de développer de

nouvelles questions de recherche (Cook 2004 : 121) ou de traiter des questionnements

plus anciens d’une manière nouvelle, mais aussi parce que l’environnement

computationnel peut constituer un tournant majeur pour la manière d’approcher les

objets dont l’étude relève aujourd’hui de l’ethnomusicologie.

L’ethnomusicologie computationnelle : uneopportunité pour redéfinir l’ethnomusicologie ?

37 Lorsqu’on cherche à définir l’ethnomusicologie computationnelle, c’est

paradoxalement bien souvent le premier terme de l’expression qui pose problème. La

définition de l’ethnomusicologie est une question sensible depuis longtemps. Les

approches sont souvent tranchées et mutuellement exclusives sur ce qu’est la

discipline, sur les objets qu’elle doit étudier, et sur comment elle doit le faire.

38 La porosité des catégories et l’imprécision des dénominations a été constatée dans le

champ de l’ethnomusicologie. Il est de plus en plus évident, comme l’affirme Laurent

Aubert (2011 : 90), que « l’ethnomusicologie ne devrait pas avoir pour vocation

première de s’intéresser à un domaine musical particulier […] ; l’ethnomusicologie se

caractérise d’abord par ses méthodes, et j’ajouterais même par la diversité de ses

méthodes, tant il est vrai que l’objet de la recherche détermine dans une large mesure

la manière de l’appréhender ».

39 Cet élargissement considérable du champ des objets qu’il est légitime pour un-e

ethnomusicologue de traiter, correspond à une évolution du domaine et de la praxis de

recherche dans la discipline.

40 Si l’ethnomusicologie est née en se distançant de la musicologie, aucune de ces deux

champs n’est plus exempt d’un éclatement disciplinaire : la multiplication des objets

d’étude, des approches, des positionnements académiques et scientifiques plaident en

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

33

faveur de ce que Nattiez (2015) a appelé une unification ou une réconciliation de la

musicologie.

41 La révolution computationnelle peut, à notre sens, constituer une opportunité sans

précédent pour cette unification, et ce, pour deux raisons principales.

La dimension intégrative multiniveau

42 L’atout fondamental de l’environnement informatique et computationnel réside, nous

l’avons dit plus haut, dans la potentialité d’explorer, de représenter et de simuler des

objets à plusieurs niveaux en même temps. Cette possibilité permet donc, sans

exclusive, de multiplier les angles, démarches et approches d’analyse et de les mettre

en relation. Frank Varenne a montré que dans d’autres domaines, il était possible et

fructueux d’intégrer, dans un environnement de simulation pluriformalisée, des

« perspectives formelles différentes [qui] […] appartiennent souvent à des disciplines

scientifiques différentes ». L’intérêt de la démarche est d’envisager « la prise en compte

simultanée et pas à pas de certains aspects distincts » de l’objet étudié, « exprimés eux-

mêmes dans des formalismes distincts » (Varenne 2009 : 148) et portant sur des

échelles différentes.

43 Dans l’étude d’un phénomène aussi complexe que la musique, cette opportunité

méthodologique est sans précédent. En termes épistémologiques également : si l’on

poursuit le raisonnement, on peut imaginer qu’il soit envisageable – à plus ou moins

longue échéance – qu’une approche computationnelle de la musique permette de

transformer des approches, jusqu’à présents opposées, en démarches

complémentaires : culturaliste et structuraliste, universaliste et culturellement

spécifique, perceptive et performative, etc.

44 Cette plurivocalité possible pourrait s’avérer précieuse : en considérant, avec Jérôme

Cler (2001 : 29), que « le travail herméneutique propre à l’ethnomusicologue s’opère

sans cesse dans un mouvement d’oscillations multiples, entre performance provoquée

et performance observée, entre “terrain” et “laboratoire”, entre les hypothèses

théoriques et leurs validations », il nous paraît que l’environnement computationnel

pourrait contribuer à rendre compte de ces processus et à les intégrer pleinement au

travail d’analyse.

45 Comme souligné par de nombreux chercheurs/euses, l’ethnomusicologie produit un

discours. Sur le terrain même, l’expérience vécue est textualisée, comme le souligne

Barz (2008 : 206) : « In recent literature on field research and representation,

ethnographers assign greater importance to writing in the field ; experiences are

transformed into texts, and fieldworkers, informants, friends, and teachers emerge as

actors in a social drama ». Si l’on considère, avec Titon (2008 : 28-29), que cette

hypertextualisation est problématique18 et avec Kilani (1994 : 48) que la nature du

terrain est dialogique et que cette nature dialogique est déterminante dans la

construction de l’objet anthropologique, alors on peut imaginer qu’à (long) terme

l’environnement computationnel puisse constituer une opportunité de rendre compte

autrement que par le texte, de formaliser et d’analyser les expériences vécues par les

chercheurs/euses et les musicie-ne-s, les multiples discours et les interactions

interpersonnelles – voire même les émotions ressenties « sur le terrain ».

46 En termes de praxis de recherche également, la dimension intégrative de

l’environnement computationnel et informatique pourrait constituer un changement

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

34

important. La possibilité de travailler sur de grandes quantités de données hétérogènes

(big data) rend désormais envisageable d’accéder à, et de travailler sur des corpus

importants. Il est aussi possible d’imaginer un environnement de recherche intégré,

dans le sens où la quasi totalité de la recherche (de la recherche bibliographique à la

publication des résultats, en incluant la publicité des corpus audiovisuels) pourrait être

menée dans un même environnement, facilitant le travail collaboratif et

pluridisciplinaire, et constituant ainsi un « terrain dialogique » virtuel19.

47 L’environnement computationnel possède donc le potentiel pour favoriser une

véritable heuristique disciplinaire qui serait donc, outre une opportunité

épistémologique et méthodologique sans précédent, l’occasion d’une réconciliation

disciplinaire plus que bienvenue. Cependant, il convient de s’interroger sur l’impact de

l’organisation actuelle de la recherche scientifique sur la manière dont un tel projet

pourrait se réaliser : la généralisation de projets de courte durée, évalués sur le nombre

de publications, conduit à adopter des stratégies qui mènent à des résultats rapides et

souvent peu enclins à modifier en profondeur un cadre de pensée bien établi.

48 Car c’est bien de modifier un cadre de pensée qu’il s’agit ici. Comme le souligne

Nicholas Cook (2005 : 2), « we’re all engaged in music information retrieval, but within

very different frameworks, and the better we all understand that the better the

chances for meaningful interaction will be ». Il s’agit en effet de créer un champ de

recherche doté d’une organisation et d’un ancrage institutionnels nouveaux : les music

studies ou « études de la musique ». Liées par l’objet de recherche (les musiques), les

recherches menées pourraient déborder les « barrières corporatistes et

institutionnelles » (Nattiez 2015 : 14), proposer une véritable pluridiscipline, inscrite

dans une logique commune, non exclusive et collaborative. Les music studies

intégreraient toutes les recherches qui portent sur la musique, indépendamment de

l’orientation théorique et ontologique choisie, de la méthodologie adoptée et de

l’affiliation institutionnelle et académique de ceux et celles qui la pratiquent. Dans ce

cadre, la nécessité d’une proximité (de personnes, de publications, de langage, de

réflexion) est évidemment cruciale. L’environnement computationnel, intégratif et

multidimensionnel, peut permettre et favoriser cette proximité.

49 Et si, comme l’affirme Nattiez (ibid.), toute analyse d’un objet musical doit s’intéresser

aux structures (formelles), aux stratégies (perceptuelles et de production) et aux

contextes (culturels et individuels) et que ces trois grands niveaux d’organisation sont

liés, il devient alors légitime et même nécessaire que toute contribution à l’un ou à

l’autre aspect soit considérée comme une contribution à l’ensemble, chaque approche

renonçant à vouloir rendre compte, seule et exclusivement, du phénomène musical. Il y

a donc, pour les ethnomusicologues, une identité disciplinaire à redéfinir, une logique

de territorialité à abandonner, une technicité à intégrer, et, comme les

computationnels l’ont déjà bien noté, une humilité à adopter.

50 Comment dès lors travailler dans ce champ mouvant, sans définition opératoire et sans

méthodologie fondamentale bien définie ? Comme le font déjà les ethnomusicologues

aujourd’hui. Mais avec une différence fondamentale : par choix, et non plus par défaut.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

35

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NOTES

1. Tzanetakis, Kapur, Schloss et Wright définissent l’ethnomusicologie computationnelle comme

« the design, development and usage of computer tools that have the potential to assist in

ethnomusicological research » (Tzanetakis et al. 2007 : 3). En 2014, Tzanetakis (2014 : 112)

transforme cette définition en « the use of computational techniques for the study of musics

from around the world ». Les auteurs sont donc bien conscients que la finalité des techniques et

outils utilisés ne relève pas forcément de l’ethnomusicologie.

2. L’imperméabilité respective des réseaux de communication des recherches en

ethnomusicologie « classique » et « computationnelle » est manifeste. A quelques rares

exceptions près comme l’International Workshop on Folk Music Analysis (FMA), les travaux

d’ethnomusicologie computationnelle sont majoritairement publiés dans des revues mettant

l’accent sur l’aspect musico-computationnel, sans intérêt particulier pour l’ethnomusicologie,

telles que Journal of Mathematics and Music, le Journal of New Music Research, le Computer Music

Journal et via les conférences de l’International Society of Music Information Retrieval (ISMIR). Les

revues « traditionnelles » d’ethnomusicologie, d’autre part, ne publient que très rarement des

articles relevant de l’ethnomusicologie computationnelle. La Society for Ethnomusicology ne

comporte d’ailleurs pas de « special interest group » ni de « section » consacrés à

l’ethnomusicologie computationnelle. Il est probable (et regrettable) que la moindre valeur

d’évaluation (impact factor) des publications ethnomusicologiques « traditionnelles » au regard

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38

des publications computationnelles joue un rôle non négligeable dans les stratégies de

publications adoptées par les chercheurs/euses utilisant des méthodes computationnelles.

3. Voir notamment Wood 2008.

4. Voir notamment Chemillier 2003.

5. http://www.telemeta.org/

6. https://dunya.compmusic.upf.edu/

7. La base de données intégrée MIMO ( Musical Instruments Museums Online : www.mimo-

online.com) contient des informations relatives à plus de 50 000 instruments de musique

conservés dans des institutions publiques. Il était donc indispensable, d’un point de vue

opérationnel, de disposer d’une manière univoque de classer ces instruments puisque de très

nombreux intervenant-e-s devaient réaliser l’encodage dans la base de données, souvent avec des

données très hétérogènes. C’est pourquoi de nombreuses tentatives ont été menées par le le

groupe de travail « Classification and Thesauri » pour tenter d’améliorer la taxonomie

descendante élaborée par Hornbostel-Sachs. Même si l’on peut se poser la question de la

pertinence de cette démarche (est-il vraiment possible d’amender ce système jusqu’à le rendre

entièrement satisfaisant scientifiquement ?), cette discussion a néanmoins eu le mérite de

ramener la question de la classification des instruments de musique à l’ordre du jour.

8. « A modular software platform to extract and analyze pitch and scale organization in music,

especially geared towards the analysis of non-Western music » (Six et Cornelis 2011 : 169).

9. Voir notamment la MirToolbox (Lartillot, Toiviainen et Eerola 2008a)

10. Voir notamment Peeters 2004.

11. Schedl, Gómez et Urbano (2014 : 154) notent en effet : « up to our knowledge there is no

standard method capable of working well for any sound in all conditions ». Les travaux de Simha

Arom ont eux aussi montré la nécessité de travailler sur la perception humaine (tonie), sans se

limiter à la mesure de la fréquence fondamentale (Marandola 1999).

12. Seules les hauteurs relatives des notes ont été transcrites, sur base du système de notation

numérique des hauteurs élaboré par un maître de bagana et utilisé par lui dans un contexte

d’enseignement.

13. Même si des descripteurs de haut niveau existent, permettant de détecter directement des

segments musicaux similaires à partir du fichier son, il n’est pas certain que leur calcul aurait

permis de détecter ces motifs puisque la similarité est, comme l’ont démontré de nombreux

travaux d’ethnomusicologie, culturellement déterminée. Cependant, on peut considérer que

cette segmentation opérée par le musicien a fonctionné comme une sorte de descripteur de haut

niveau culturellement valide pour cette musique spécifique.

14. Varenne 2009.

15. http://compmusic.upf.edu/

16. Comme le questionnement sur les défauts induits par la transposition de la théorie musicale

occidentale à d’autres musiques, l’importance de travailler sur un corpus cohérent (van

Kranenburg et Tzanetakis 2010), l’utilité d’intégrer les connaissances intuitives des experts et le

point de vue émique dans la démarche analytique, intégrant les contextes culturels et musicaux,

les analyses ethnomusicologiques « classiques » déjà existantes, ainsi que l’adaptation des

opérations computationnelles en fonction du but recherché.

17. « Il n’est pas facile pour un ethnomusicologue de décrire le déroulement de ses recherches

sur le terrain, car c’est la partie de son travail qui fait le plus appel à son expérience personnelle,

à son intuition, voire à sa sensibilité artistique » (Lambert 1995 : 85).

18. « I have more recently become critical of the poststructuralist tendency to textualize

everything, musical experience included […] ».

19. Il est évident que le « terrain » évoqué ici n’est pas celui désigné habituellement sous ce nom

en ethnomusicologie, à savoir, pour reprendre les termes de Timothy J. Cooley et Gregory Barz

(2008 : 4) : « the observational and experiential portion of the ethnographic process during which

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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the ethnomusicologist engages living individuals as a means toward learning about a given

music-cultural practice ». Néanmoins, ne serait-il pas intéressant d’intégrer une réflexion

épistémologique sur la place et le rôle des « autres » terrains de l’ethnomusicologue ?

RÉSUMÉS

Près de dix ans après la publication de l’article Computational Ethnomusicology (2007),

l’ethnomusicologie computationnelle s’est largement développée et a conquis une légitimité

institutionnelle et académique. Pourtant, peu d’ethnomusicologues – au sens traditionnel du

terme – investissent ce champ de recherche. A la lumière de collaborations menées ces dernières

années sur des problématiques diverses (le timbre instrumental de cordophones indiens ou la

construction motivique de chants éthiopiens), nous examinons la nature des différentes

approches de l’ethnomusicologie computationnelle, les obstacles qui se dressent lorsqu’on

aborde cette discipline et enfin en quoi l’approche computationnelle peut apporter un renouveau

épistémologique et méthodologique, et constituer une véritable opportunité de renouveau

(inter)disciplinaire pour l’ethnomusicologie.

AUTEURS

STÉPHANIE WEISSER

Stéphanie WEISSER, titulaire d’un DFS en Acoustique Musicale du CNSM de Paris et d’un doctorat

en musicologie de l’Université Libre de Bruxelles, a été chargée de recherches et conservateur f.f.

au Musée des Instruments de Musique de Bruxelles (Belgique). Depuis 2010, elle est Maître de

Conférences en ethnomusicologie à l’Université Libre de Bruxelles. Elle a publié deux CD aux

AIMP (Musée d’ethnographie de Genève) : Ethiopie, les chants de bagana (2006) et Kenya. L’obokano,

lyre des Gusii, qui a obtenu en 2014 le Prix « Coup de Cœur - Mémoire Vivante » de l’Académie

Charles-Cros.

OLIVIER LARTILLOT

Olivier LARTILLOT est docteur en informatique de l’Université Paris 6-IRCAM. Il est membre du

Music Informatics and Cognition Group (MusIC), qui fait partie du Aalborg Media Technology Section

(MTA) de l’Université d’Aalborg (Danemark). Il a précédemment mené des recherches au Finnish

Centre of Excellence in Interdisciplinary Music Research et au Swiss Center for Affective Sciences

(Genève). Il a notamment développé MirToolbox, un environnement computationnel permettant

d’extraire des informations musicales et sonores à partir de fichiers audio.

MATTHIAS DEMOUCRON

Matthias DEMOUCRON est docteur en Acoustique, traitement du signal et informatique appliqués

à la musique (IRCAM, Paris 6 - Royal Institute of Technology, Suède) et a mené des recherches

postdoctorales à l’Institute for Psychoacoustics and Electronic Music (IPEM, Université de Gand,

Belgique), notamment sur les instruments à cordes frottées et l’analyse des musicales.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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DARRELL CONKLIN

Darrell CONKLIN est docteur en Science de l’Informatique (Queen’s University, Canada, 1995). Il

dirige le Music Informatics Group, groupe de recherche spécialisé au sein du Department of Computer

Science and Artificial Intelligence de l’Université du Pays Basque (San Sebastián, Espagne).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

41

Approche interdisciplinaire du gestemusical : nouvelles perspectives enethnomusicologieFabrice Marandola, Marie-France Mifune et Farrokh Vahabzadeh

NOTE DE L'AUTEUR

Les recherches ayant mené à la rédaction de cet article ont été menées dans le cadre de

la Chaire Geste-Acoustique-Musique (GeAcMus) de l’IDEX « Sorbonne Universités »

(ANR-11-IDEX-0004-02). Les auteurs tiennent à remercier tous leurs collègues et

partenaires et plus particulièrement l’équipe du laboratoire de BioMécanique et de

BioIngénierie (BMBI) de l’Université de Technologie de Compiègne dirigée par Frédéric

Marin et le Pôle Supérieur de Paris Boulogne Billancourt et ses professeurs Christophe

Bredeloup et Julien André.

Introduction

1 La naissance de l’ethnomusicologie fut marquée par l’invention de l’enregistrement

audio avec le phonographe de Thomas Edison puis le gramophone d’Emile Berliner à la

fin du XIXe siècle. Le développement des technologies de captation du son puis de

l’image a permis la collecte et l’analyse des musiques, la création d’archives sonores,

leur sauvegarde et leur diffusion. L’ethnomusicologie, née de l’interdisciplinarité entre

la musicologie et l’anthropologie, a progressivement développé de nouvelles approches,

méthodes et outils pour étudier les pratiques musicales de tradition orale. Cette

approche interdisciplinaire a par la suite été étendue à d’autres domaines

complémentaires à l’ethnomusicologie : s’affranchir des frontières disciplinaires

permet en effet de mieux appréhender la complexité des objets que nous étudions, et

c’est dans le cadre d’une démarche volontairement pluridisciplinaire qu’a été initiée la

Chaire GeAcMus (Geste-Acoustique-Musique) de Sorbonne Universités réunissant

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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plusieurs ethnomusicologues2 et chercheurs en biomécanique, acoustique, musicologie

et pédagogie de la musique pour étudier le jeu instrumental. En effet, l’étude de

l’interaction musicien-instrument nécessite de prendre en compte les différentes

dimensions constitutives du jeu instrumental que sont l’ergonomie et l’acoustique de

l’instrument, la gestuelle du musicien, la musique produite, l’esthétique et les valeurs

socioculturelles associées à la pratique. A visée méthodologique et comparative, le but

du projet GeAcMus est d’étudier le geste instrumental en tenant compte de ses

dimensions fonctionnelles, esthétiques et socioculturelles. L’ analyse comparative du

geste instrumental a été réalisée entre six types d’instruments (tambour, xylophone,

luth, harpe, flûte, cornemuse) provenant d’aires géoculturelles distinctes (Europe, Asie

centrale, Afrique subsaharienne, Amérique du Sud) afin de mieux comprendre les

différents processus sous-tendant l’interaction musicien-instrument. L’une des

innovations du projet est d’inclure dans l’approche ethnomusicologique de nouvelles

méthodes de capture et d’analyse du mouvement provenant notamment du domaine de

la biomécanique.

2 Cet article propose une réflexion sur les nouveaux enjeux, tant épistémologiques que

méthodologiques, de l’utilisation des nouvelles technologies d’analyse du geste

instrumental en ethnomusicologie. Après un bref état des lieux des recherches sur

l’étude du geste, nous montrerons de quelles manières ces nouvelles technologies de

captation du mouvement permettent :

d’élaborer de nouvelles méthodes d’analyse qualitative et quantitative du geste,

d’accéder à des dimensions qui étaient jusque-là impossibles à analyser à partir de

l’observation directe,

d’expérimenter et d’interagir avec les musiciens pour comprendre leur conception,

perception et pratique musicale,

d’entreprendre des analyses comparatives intra- et interculturelles,

et de réaliser des analyses entre différentes familles d’instruments ainsi qu’à l’intérieur

d’une même famille.

3 L’utilisation de ces méthodes a nécessité de développer de nouveaux protocoles de

collecte et d’analyse. Ces éléments seront illustrés à partir de trois études de cas

réalisées au sein du programme GeAcMus (luths d’Iran et d’Asie centrale, harpes du

Gabon, xylophones et tambours du Cameroun, de France et du Canada).

L’étude du geste et les technologies de captation dumouvement en ethnomusicologie

Etat de la recherche sur le geste musical

4 Dès 1936, André Schaeffner, dans son livre Origine des instruments de musique, introduction

ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, définit l’instrument de musique en

rapport avec le corps du musicien et propose une origine corporelle de la musique

(Schaeffner 1936). Mais ce n’est que récemment que les ethnomusicologues se sont

intéressés de près au geste musical, dont la thématique a fait l’objet d’un numéro

spécial dans les Cahiers de musiques traditionnelles (14, 2001). Les études montrent que les

gestes et la posture du musicien sont porteurs de significations et sont marqueurs

d’identités (During 2001, Martinez 2001, Vahabzadeh 2010, 2012), et que la signature

stylistique d’une musique ne reside pas uniquement dans le son mais également dans la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

43

performance globale du musicien (Desroches 2008). Comme le souligne Jean Molino

(1988), « un geste musical peut renvoyer à d’autres gestes sociaux, et c’est ce renvoi qui

constitue une des premières strates de sa signification. Ce jeu de renvoi est d’autant

plus riche que les gestes instrumentaux sont l’objet d’un long apprentissage, au cours

duquel ils cristallisent autour d’eux toutes sortes d’expériences physiques et

symboliques » (ibid. : 12).

5 D’autres études ont porté sur l’aspect cognitif et ergonomique de la pratique

instrumentale. John Baily montre, en comparant deux luths à cordes pincées

d’Afghanistan, que chaque instrument est une sorte de transducteur qui convertit les

schémas de mouvements corporels en structures sonores (Baily 2001). Dans cette même

perspective, Aurélie Helmlinger (2001, 2012) s’appuie sur l’étude des processus

d’apprentissage des steelbands de Trinidad et Tobago pour démontrer que le geste

musical a un rôle-clé dans la composition, la performance et la mémorisation visuelle

du répertoire par les musiciens. Vincent Dehoux (1991), Sylvie Le Bomin (2001, 2004) et

Marie-France Mifune (2012, 2014) ont quant à eux montré que, dans plusieurs pratiques

musicales en Afrique centrale, le langage musical, la technique instrumentale et le

répertoire sont intégrés dans un même processus d’apprentissage.

6 Concernant la définition du geste musical en ethnomusicologie, Martinez propose

d’aller au-delà d’une définition trop restrictive qui désignerait les « mouvements

participant directement à la production du son ». Elle adhère à la proposition de Van

Zile (1988), « movements in the context of the music event », qui ouvre de nouvelles

perspectives d’observation et permet d’intégrer deux catégories de mouvements dont

la valeur opérationnelle est particulièrement intéressante : des mouvements

locomoteurs ou non-locomoteurs, concomitants à la production sonore mais n’agissant

pas directement sur elle, et des mouvements non concomitants à l’émission des sons,

c’est-à-dire ayant lieu avant ou après la performance (Martinez 2001).

7 Le rapport instrument/interprète a fait l’objet d’une attention toute particulière de la

part des concepteurs de nouveaux instruments et interfaces musicales numériques :

ceux-ci sont en effet confrontés au problème du mapping, qui consiste à assigner des

gestes ou combinaisons de gestes spécifiques à des sons donnés – ou à certains types de

contrôle relevant du domaine sonore (Delalande 1988, Wanderley 1997, Cadoz 1999,

Jensenius et al. 2010).

8 Ces recherches ont proposé une première grille d’analyse de la performance musicale,

regroupée dans Jensenius et al. (2010) et qui est constituée d’un environnement :

où se situe l’action de la performance, qui peut être un espace dédié (une scène dans le

contexte de la musique classique) ou qui relève d’une construction sociale (« performance

scene »),

au sein duquel le musicien a un positionnement général qui contient en quelque sorte la

somme de ses actions possibles – c’est la kinesphère de Laban (1963) (« performance position »,

« set of performance spaces »),

et où il adopte différentes positions, qui sont autant de postures à partir desquelles il

interprète la musique et qui se décomposent en une catégorisation plus fine du geste

instrumental en tant que tel (« gesture spaces »).

9 A ce niveau plus fin, on retrouve un certain nombre de catégories fonctionnelles qui

caractérisent le geste musical de l’interprète, c’est-à-dire celui qui est responsable de la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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production du son. Les catégories suivantes font également référence à la classification

de Jensenius et al. (2010) :

geste producteur de son, qui en est à la source (« sound-producing gestures »3),

geste ancillaire, subordonné à la production du son (« sound-facilitating gestures »4 ),

geste de communication, impliqué dans la communication entre musiciens ou entre

musiciens et audience (« communicative gesture »5 ),

geste accompagnateur, concomitant à la production sonore mais qui ne lui est pas nécessaire

(« sound-accompanying gestures »).

10 Etant donné les nombreuses définitions et propositions de catégorisation du geste, nous

souhaitons tout d’abord préciser ce que nous désignons ici par geste musical : soit tout

geste ou mouvement du corps impliqué directement ou indirectement dans la

production sonore, et plus intégralement dans la performance musicale. Dans le cadre

de cet article, nous parlerons essentiellement du geste instrumental, objet de notre

projet de recherche au sein de la chaire GeAcMus. Quant à l’étude des différentes

catégories de geste, la grille de lecture proposée par Jensenius et al. (2010), définie dans

le cadre spécifique de l’étude des musiques contemporaines et classiques occidentales,

devra être examinée à travers les pratiques musicales de tradition orale, notamment en

rapport avec les catégories endogènes existantes. En effet, la définition des catégories

de gestes est essentielle comme outil analytique pour une meilleure caractérisation des

gestes que nous étudions ; cependant leur définition doit également prendre en compte

le contexte de performance pour une meilleure compréhension du geste musical de la

culture étudiée.

Geste musical et captation 3D

11 L’étude du geste musical a débuté assez tardivement, en raison peut-être du manque

d’outils permettant d’analyser finement, et de manière objective, les paramètres

constitutifs du geste. La capture tridimensionnelle des mouvements humains est

aujourd’hui une technologie en rapide évolution visant à l’analyse et à la quantification

des cinématiques des segments corporels et des objets en interaction avec le sujet

(Robertson et al. 2014). La captation a le plus souvent recours à l’utilisation de caméras

optoélectroniques (OptiTrack, Qualisys, Vicon Motion Systems, etc.)6, situées autour de

la scène a mesurer, qui émettent une lumière infrarouge et enregistrent la position de

réflecteurs placés sur l’instrument et le corps du musicien dont on souhaite suivre le

mouvement. Ces réflecteurs, aussi appelés marqueurs rétro-réflexifs, se présentent

comme de petites sphères argentées dont les tailles varient selon les parties du corps à

étudier. A partir de la position des marqueurs vue dans les plans de chacune des

caméras et d’une calibration préalable de la géométrie des marqueurs, un logiciel

permet d’identifier chaque marqueur et de reconstruire la position et l’orientation

tridimensionnelle du musicien et de ses mouvements dans l’espace. L’utilisation de

telles méthodes de captation aide à réaliser une analyse physique du mouvement qui

rende compte des déplacements de différentes parties du corps et donne des

informations sur des schèmes de mouvement, souvent impossibles à détecter à l’œil nu.

Ces méthodes peuvent également mettre en œuvre différents types de mesures :

l’analyse des trajectoires de certains points privilégiés (comme par exemple les doigts

moteurs de la mise en vibration de l’instrument), l’analyse des variations angulaires de

différentes articulations du corps pour comprendre la structure du geste ou encore la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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vitesse ou le rythme de certaines trajectoires de mouvements. On parvient ainsi à

caractériser une posture ou un mouvement par la quantification fonctionnelle du

système neuro-musculo-squelettique de la personne (Marin et al. 1999).

12 Les différents champs d’application de la capture tridimensionnelle du mouvement

concernent, par exemple, l’évaluation d’une performance sportive (Fradet et Marin

2016), l’appréciation d’un risque à l’exposition d’un trouble musculo-squelettique pour

l’ergonomie (Vignais et al. 2013) ou encore l’étude des performances artistiques, avec,

dans le domaine musical, un accroissement constant de la littérature au cours des vingt

dernières années. Ces études ont notamment porté sur les mouvements du bras

contrôlant l’archet au violoncelle (Winold et al. 1994), l’analyse d’aspects tels que la

modélisation de modes de jeu et de paramètres de contrôle (Demoucron 2008) ou les

stratégies gestuelles pour le violon (Rasamimanana et al. 2009), ainsi que l’interaction et

l’expressivité au sein de quatuors à cordes (Maestre et al. 2017). D’autres catégories

d’instruments ont aussi fait l’objet de recherches abordant par exemple la nature des

gestes dans le jeu de la clarinette (Wanderley 2002), la caractérisation des stratégies

respiratoires à la flûte (Cossette et al. 2008) et à la trompette (Fréour et al. 2010), les

modes de vibration des cordes pour la harpe de concert (Chadefaux 2012), le jeu des

percussionnistes (Dahl 2004, Bouënard et al. 2011), ou encore différents aspects du jeu

pianistique (Goebl et Palmer 2008 et 2009, Dalla Bella et Palmer 2011).

13 En ethnomusicologie, la capture du mouvement tridimensionnelle a été récemment

utilisée pour étudier les musiques tsiganes de Transylvanie (Bonini Baraldi et al. 2015),

plus spécifiquement les paramètres musicaux du répertoire d’air de chagrin (de jale). La

captation et la modélisation du geste musical ont permis d’étudier la manière dont les

musiciens conçoivent le rythme aksak et les types de désynchronisation entre mélodie

et accompagnement générant un effet de balancement typique du swing (Bonini Baraldi

2010). Dans le domaine de la musique indienne, les travaux de Benning et al. (2007) ont

utilisé la capture du mouvement de la main droite d’un joueur de tablas exécutant des

variations sur un cycle rythmique de 16 temps (tîntâl theka).

14 Concernant le projet de la Chaire GeAcMus, les enregistrements de capture de

mouvements ont été réalisés avec un harpiste gabonais, deux joueurs (professionnel et

amateur) de luths iraniens et centrasiatiques et trois élèves du conservatoire en

percussions du Pôle Supérieur de Paris Boulogne Billancourt. Ces captations ont été

menées en collaboration avec l’équipe du laboratoire de BioMécanique et de

BioIngénierie (BMBI) de l’Université de Technologie de Compiègne, dirigé par Frédéric

Marin, spécialiste des méthodes de capture et d’analyse des mouvements et de leur

modélisation 3D. D’autres enregistrements ont été réalisés sur la plateforme du Centre

Interdisciplinaire de Recherche en Musique, Médias et Technologies (CIRMMT) avec

neuf étudiants en percussions de l’Université McGill à Montréal.

15 Afin de mener à bien les protocoles de capture 3D, des marqueurs rétro-réflexifs ont été

placés sur le corps des musiciens, avec une attention toute particulière portée à leurs

mains, ainsi que sur les instruments (harpe, luth à manche long, xylophone, tambours).

La localisation adéquate des marqueurs sur le corps des musiciens et sur leurs

instruments a nécessité une adaptation selon les spécificités de chaque pratique

instrumentale.

16 Pour chaque type d’instrument, un corpus a été préalablement défini afin d’établir des

comparaisons inter-sujets, en laboratoire et sur le terrain, incluant différentes

techniques de jeu et des pièces de référence, de manière à observer la singularité

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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gestuelle de chaque musicien et/ou de chaque école. Les données spatio-temporelles

ont été traitées pour quantifier et qualifier la posture et la coordination de chaque

segment du corps. Ces différents types d’analyse ont permis d’obtenir des données

qualitatives et quantitatives sur la reproductivité spatio-temporelle des doigts moteurs

de la génération du son pour le jeu instrumental des luths d’Asie centrale et celui des

harpes du Gabon, sur la latéralité et l’effet de l’expertise dans le jeu des xylophones au

Cameroun, en France et au Canada, ainsi que sur la différenciation du geste selon

chaque musicien, avec par exemple des profils de trajectoire de poignet spécifiques à

chacun des percussionnistes observés tant en laboratoire qu’en situation de concert7.

17 Un tout autre type de captation concernait le suivi du regard des instrumentistes dans

le jeu du xylophone, afin de mieux comprendre les phénomènes de synchronisation et

d’anticipation entre l’œil et la main8. Cet aspect est tout particulièrement pertinent

dans le jeu du xylophone, où le musicien n’est en contact avec son instrument qu’en de

brefs moments, lors du contact entre les baguettes qu’il tient en main et les lames de

l’instrument. Afin de les percuter, surtout à haute vitesse, son regard joue ainsi un rôle

primordial dans l’apprentissage et l’exécution musicale.

Fig. 1. Les protocoles de captation pour :

a) la harpe (musicien : Yannick Essono Ndong), b) les instruments à percussion (musicien : Maxime Chatal ; schémas Mélissa Moulart), c) le luth (musicienne : Shadi Fathi) ; d) scène globale de captation.

18 Les appareils permettant de mesurer le déplacement du regard (eye-trackers)

connaissent une constante évolution et le développement d’unités réellement

portatives est actuellement en plein essor, chaque compagnie développant des

solutions différentes. Quels que soient les modèles, les principes de fonctionnement de

ces dispositifs reposent sur un ensemble de caméras fixées sur des montures de

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

47

lunettes, avec au moins une caméra filmant la scène depuis le point de vue de

l’utilisateur, tandis qu’au moins une autre est braquée sur son œil. Lorsqu’une seule

caméra est utilisée pour suivre le déplacement de l’œil, un système de points lumineux

projetés sur un point fixe de la cornée permet de mesurer la distance entre ce point (ou

groupe de points) et la position de la pupille, ce qui permet de déduire la direction du

regard, tandis que d’autres systèmes font appel à deux caméras par œil. Dans tous les

cas, des logiciels combinant les données des deux types de caméras permettent de

reconstituer et de visualiser le déplacement du regard dans le champ de vision capté

par la caméra filmant la scène, et de fournir des informations quantitatives sur les

mouvements de l’œil (fig. 2, voir document 1 pour la vidéo).

Fig. 2. Dispositif eye-tracking porté par Zebe Bienvenue, village eton de Emana (Cameroun), aveccaméra GoPro en surplomb.

Photo Fabrice Marandola, 12.12.2015.

19

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http://

journals.openedition.org/ethnomusicologie/2666

20 Les défis principaux tiennent à la possibilité de capter au mieux le déplacement du

regard à l’aide d’un dispositif qui permette une pleine liberté de mouvement sans

toutefois entraver le champ de vision, au processus de calibration qui peut être long et

complexe, et à l’adaptabilité du système à des profils de visages fort différents (largeur

du nez par exemple). Le modèle utilisé sur le terrain au Cameroun, comme en

laboratoire au Canada, était un Mobile Eye-XG de ASL, fonctionnant à une fréquence de

60Hz.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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21 Les résultats préliminaires montrent que les musiciens aguerris, quelle que soit leur

culture, adoptent des stratégies similaires d’anticipation du regard par rapport aux

notes qu’ils doivent jouer, c’est-à-dire que leur regard fonctionne par fixations

successives des lames à frapper (sans toutes les fixer, allant souvent de deux en deux),

et précède l’exécution du mouvement de la main – le regard étant en avance sur le

geste d’une ou plusieurs notes, et presque toujours de manière systématique. Par

ailleurs, ce type de dispositif permet de recueillir des renseignements sur les modes de

communication visuelle mis en œuvre par les instrumentistes, entre eux (avec les

autres musiciens) et avec leur environnement (avec les danseurs et spectateurs) : les

données recueillies au Cameroun dans les ensembles de xylophones eton montrent ainsi

que les musiciens passent une partie importante de leur temps de jeu à regarder leurs

partenaires (ou les parties qu’ils exécutent sur leurs instruments, tambours ou

xylophones), ces moments étant le plus souvent liés à des changements en cours – ou

anticipés – dans la structure musicale.

Terrain et expérimentation

Du laboratoire au terrain

22 Les séances de captation en situation de laboratoire à l’Université de Technologie de

Compiègne ont servi de terme de référence pour l’analyse comparative avec les

données collectées sur le terrain (au Gabon pour les harpes, en Iran pour les luths à

manche long9, au Cameroun et en France pour les percussions). Le système de captation

du mouvement utilisé en laboratoire est extrêmement coûteux et complexe à

transférer sur le terrain, ce qui nous a conduit à élaborer différents protocoles

d’enregistrement utilisant un système de petites caméras portatives de type GoPro

(Hero4 Black). Les principales raisons nous ayant conduits à l’utilisation de ces caméras

tiennent à la qualité de leur image, à leur possibilité de filmer jusqu’à 240 images par

seconde – permettant d’obtenir un ralentissement des mouvements avec une précision

très fine –, et à leur maniabilité caractérisée par leur légèreté, compacité et résistance à

la poussière et à l’humidité, couplée à différentes possibilités de fixation sur les

instruments.

Protocole avec deux caméras

23 Pour le luth, les enregistrements sur le terrain ont été réalisés en novembre et

décembre 2015. Le corpus comprend à la fois la musique régionale (mousighi-e navâhi)

mais aussi la tradition de musique d’art savante (mousighi-e sonnati-e irâni), qui

coexistent et dans lesquelles les luths à manche long ont une place importante. Les

enregistrements de la musique régionale en Iran concernent la province du Khorâssân

(tradition du Nord) et celle du Golestan (tradition turkmène) pour le dotâr et aussi la

diaspora des musiciens afghans du Khorâssân pour le rubâb10. Le corpus comprend

également des enregistrements de musiciens étudiants de l’Ecole de musique de la

faculté des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran jouant différents luths à manche

long : târ, setâr, shurangiz et tanbur ainsi que rubâb et oud (luths à manche court)11.

24 Dans un premier temps, il a fallu définir un protocole commun pour la collecte des

données vidéo en deux dimensions (2D) valable pour tous les types de luths étudiés sur

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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le terrain. Nous avons choisi pour chaque musicien de réaliser un enregistrement vidéo

en haute définition (HD) de chaque main séparément. Nous avons fixé une caméra

GoPro sur chaque extrémité de l’instrument (sur le bas de la caisse pour la main droite,

et sur le manche pour la main gauche) afin de pouvoir visualiser de manière précise la

main droite réalisant le rythme et la main gauche jouant la mélodie. Nous avons

également enregistré avec une autre caméra la performance globale de chaque

musicien.

Protocole avec trois caméras

25 Les tambours et xylophones12 ont fait l’objet de captations avec trois caméras

permettant de couvrir autant de plans complémentaires : frontal, transversal et sagittal

(c’est-à-dire des vues de face, de côté et de dessus), de manière à couvrir au mieux tous

les angles possibles d’observation. Un enregistrement vidéo conventionnel couplé à un

enregistrement audio stéréo visait à documenter systématiquement chacune des prises

réalisées selon ce dispositif statique, qui était rendu possible par l’absence de

déplacement des instruments eux-mêmes, contrairement aux luths décrits ci-dessus.

On a ainsi étudié au Cameroun, en novembre et décembre 2015, des ensembles de

xylophones sur caisse à résonateurs multiples chez les Eton et les Tikar, ainsi que des

xylophones sur troncs de bananiers et des tambours sur pied chez les Tikar et les

Bedzan. Dans le cas des xylophones, le protocole était répété pour chacun des

musiciens, au cours de plusieurs prises successives de la même pièce. Des captations

ont également été réalisées sur des harpes-cithares chez les Tikar et les Bedzan : le

procédé consistait alors à installer sur le manche même de l’instrument une des trois

caméras de manière à obtenir une vue simultanée, détaillée et distincte du jeu de

chacune des mains, en plus des prises de vue transversale et frontale. Il est à noter que

les enregistrements ont tous eu lieu dans les villages camerounais, dans

l’environnement habituel de jeu.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Fig. 3. Protocoles de captation sur le terrain pour :

a) 2 GoPro pour le luth ; b) 3 GoPro pour les xylophones (musiciens : Aboubakar et Charles-André Nanga) ; c) 5 GoPro pour la harpe (musicien : Pierre Ondong Ndo) ; d) 12 caméras infrarouge pour les percussions (musicien : Antoine Brocherioux).

Protocole avec cinq caméras

26 La collecte des données au Gabon a été réalisée en février et en mai 2016 avec plusieurs

musiciens13 (experts et apprentis) de trois populations (Tsogho, Massango, Fang). En

collaboration avec l’équipe de biomécaniciens, nous avons conçu un premier dispositif

portatif de captation du mouvement en 2D avec cinq caméras GoPro synchronisées

permettant d’obtenir cinq points de vue de la performance du musicien (face, profils

droit et gauche, ¾ avant droit et ¾ avant gauche), couplées à un enregistrement audio

stéréo. Ce dispositif tout à fait nouveau a nécessité de modifier le protocole réalisé

habituellement avec les musiciens au Gabon : les séances d’enregistrement ont dû être

réalisées à l’Université Omar Bongo afin de pouvoir disposer d’une salle permettant

d’installer les cinq caméras sur trépied, des tissus noirs autour de la scène permettant

de mieux visualiser les gestes du musicien portant lui-même un débardeur noir et des

gommettes de couleur sur les bras et les mains pour aider à l’analyse a posteriori. Avant

chaque séance, il a fallu calibrer les cinq caméras en plaçant un objet de calibration

comportant une dizaine de marqueurs à l’endroit où était ensuite placé le musicien.

L’utilisation de cinq caméras a pour but de réaliser a posteriori une possible

reconstitution 3D des captations du mouvement en 2D (travail en cours) et de vérifier si

le protocole peut être amélioré pour de prochains terrains.

27 Un autre protocole a également été testé en attachant une caméra en haut du manche

afin de pouvoir mieux visualiser le pincement des cordes par les doigts des mains. Ce

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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dernier test a présenté des difficultés au niveau de l’attache de la caméra qui nécessite

un bras extensible assez long pour pouvoir visualiser l’ensemble des doigts qui, selon

les musiciens, sont plus ou moins espacés au niveau du plan vertical des cordes.

Protocole avec douze caméras infrarouge en situation de concert

28 Une seule expérience de transfert du protocole de laboratoire sur le terrain – dans le

contexte de la musique contemporaine occidentale, une salle de spectacle – a pu être

réalisée avec succès : il s’agissait d’une séance de captation réalisée en situation de

concert avec les étudiants du Pôle Supérieur de Paris Boulogne Billancourt, le 14 mai

2016. La captation a été réalisée avec douze caméras infrarouge, installées et calibrées

quatre heures avant le concert par l’équipe de l’UTC dirigée par Frédéric Marin14. Les

œuvres interprétées étaient toutes issues du répertoire soliste de la percussion

contemporaine15, dont certaines avaient été préalablement enregistrées en laboratoire

par les mêmes interprètes, trois étudiants en fin de Licence. Pour compléter la

comparaison entre laboratoire et situation de concert, des extraits de partitions

d’orchestre (communément appelés « traits d’orchestre ») enregistrés eux aussi en

laboratoire ont été joués par chacun des musiciens lors du concert.

29 Cette expérience de captation en concert visait à valider la possibilité de réaliser de

telles mesures sans que le dispositif technique ne perturbe le déroulement habituel du

concert, ce qui a été réussi. Les différents modes de représentation de la captation en

temps réel étaient projetés sur un écran au-dessus de la scène, procurant au public une

vision augmentée de la performance musicale. Les musiciens, familiarisés avec le port

des marqueurs lors des captations en studio, n’ont pas signalé de différence notable, ni

d’effet inhibiteur particulier du fait du port des marqueurs en concert. Il est à noter

que des aménagements quant au positionnement des marqueurs avaient été réalisés

après la séance en laboratoire pour éliminer des placements qui auraient pu réduire la

pleine liberté de mouvement des interprètes. Les premiers résultats des comparaisons

entre les données recueillies en laboratoire et celles recueillies lors du concert

confirment la différenciation des musiciens en fonction de leurs signatures gestuelles,

quelles que soient les conditions de jeu. On note cependant quelques différences,

notamment dans le jeu de la caisse claire, où la posture globale est légèrement

différente (poignets légèrement plus éloignés du rebord de l’instrument).

30 Si les données recueillies lors de ce travail comparatif constituent une collection unique

à ce jour (3 musiciens différents, plusieurs œuvres ou extraits d’œuvres captés en

laboratoire et en concert), soulignons que la possibilité de réaliser une captation de

qualité en concert reste une opération complexe, et que le traitement de ces données

requiert un travail colossal de préparation avant de procéder aux analyses elles-mêmes.

De la captation à l’expérimentation

31 Les nouvelles techniques de captation du mouvement ne représentent pas seulement

une nouvelle étape dans l’évolution des outils technologiques à la disposition de notre

discipline. En renouvelant notre regard sur la relation entre geste et pratique musicale,

elles nous encouragent à mettre en œuvre des méthodes expérimentales qui aident à

mieux distinguer le rôle de chacun des paramètres participant à la mise en œuvre de

l’interprétation musicale, et à tester de nouvelles hypothèses. Le recours aux méthodes

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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expérimentales donne aux ethnomusicologues la capacité de travailler sur des aspects

difficiles à mettre au jour avec les méthodes d’enquête et d’observation habituelles,

notamment en interrogeant directement les savoir-faire sans passer par la

verbalisation16. Les enregistrements en re-recording développés par Arom dans les

années 1970 (Arom 1976) ont ainsi pavé la voie aux travaux sur les échelles musicales

mettant en œuvre l’utilisation de sons de synthèse et de synthétiseurs adaptés au jeu

du xylophone et du gamelan (Arom et Voisin 1998, Analyse musicale 23, 1991), à la

combinaison de techniques d’enregistrement multipistes numériques et d’analyse-

synthèse du son par ordinateur (Marandola 1999, 2004, 2014), ainsi qu’à la création

d’instruments numériques imitant les instruments traditionnels dans le cas des flûtes

Ouldémé (Cuadra et al. 2002).

32 Pour l’étude du geste instrumental, nous avons eu recours à trois types d’approche

expérimentale.

Nous avons enregistré des éléments musicaux isolés de leur contexte de jeu habituel (par

exemple des techniques de variation rythmique de la main droite au luth, des gammes

conjointes ou en intervalles de tierce au xylophone, des techniques de base de pincement

des cordes à la harpe) afin de mieux appréhender les gestes fondamentaux qui entrent dans

la production musicale. Ces gestes ou séquences de gestes correspondent à la segmentation

que les interprètes font de leur propre pratique instrumentale.

Pour l’étude des luths, chaque séquence comprenait ainsi plusieurs répétitions de la même

technique de jeu isolée, enchaînées à un court extrait musical qui intègre cette technique

dans des conditions habituelles de jeu. Ces enregistrements font suite aux travaux

préliminaires sur le dotâr iranien et centrasiatique (Vahabzadeh 2012 et 2014), mais cette

fois-ci en élargissant le corpus à d’autres luths de la région.

Nous avons demandé aux interprètes de varier la vitesse d’interprétation d’un même extrait

musical, de manière à vérifier par exemple l’influence du niveau d’expertise sur la

performance musicale. Ces variations de vitesse ont été mises en œuvre essentiellement

pour les instruments à percussion, et principalement auprès des musiciens occidentaux afin

d’observer l’effet de l’expertise à la fois sur la précision de la réalisation du geste

instrumental et, dans le jeu du xylophone, sur un lien possible avec l’anticipation par le

regard. Une corrélation forte a été notée, d’une part entre le niveau d’expertise et le

maintien du contrôle du geste à des vitesses élevées, et d’autre part entre la perte de

contrôle de l’anticipation du regard (due à la vitesse d’exécution) et l’apparition d’erreurs

dans le jeu.

Nous avons testé différentes combinaisons de paramètres entrant dans le jeu instrumental

pour mieux comprendre quel était leur rôle respectif. Ces tests consistaient à jouer sur la

présence ou l’absence de l’instrument, combinée à la présence ou à l’absence de retour

sonore. Ce troisième type d’expérimentation, que nous avons qualifié de « air playing », a été

réalisé pour chaque type d’instrument (luth, harpe et percussions) afin d’interroger

l’incidence de l’instrument dans la gestuelle du musicien. Le protocole expérimental que

nous avons élaboré permet de mettre au jour les relations entre l’anatomie du corps du

musicien, l’organologie de l’instrument, l’ergonomie et l’acoustique, qui toutes sont

associées au geste instrumental.

33 Le protocole expérimental débute avec l’enregistrement de pièces sélectionnées au

préalable avec le musicien. Vers la fin de la session d’enregistrement, on demande à

l’interprète de choisir une des pièces préalablement enregistrées, qu’il maîtrise sans

aucune difficulté. Le protocole consiste ensuite à lui demander de rejouer la pièce, sans

instrument mais en disposant simultanément d’un retour sonore, au moyen

d’écouteurs, de la version de la pièce qu’il vient d’enregistrer. Cette expérimentation

1.

2.

3.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

53

peut être désignée par le terme de « air playing » dans le sens où le musicien reproduit

dans l’air son jeu sans aucun contact physique avec l’instrument17. L’étape suivante

consiste à rejouer la même pièce, toujours sans instrument, et en l’absence de retour

sonore.

34 Les premières observations concernant l’expérimentation avec les harpistes gabonais

nous confirment que le jeu instrumental se fonde sur une interaction effective entre le

corps du musicien et l’instrument. La posture et le jeu instrumental des musiciens sont

perturbés en raison de l’absence des trois points de contacts-clés avec l’instrument, à

savoir, la poitrine où est apposée la harpe, les poignets des mains posés de chaque côté

de la caisse de la harpe et les deux pouces et index pinçant les cordes. A partir de la

comparaison entre le jeu avec et sans instrument, on peut observer que le jeu sans

instrument repose sur une mémoire cinético-gestuelle, et que l’absence des points de

contact avec l’instrument se traduit notamment par un positionnement plus espacé des

mains l’une de l’autre et le corps plus figé (voir documents 2 et 3). Quant aux

trajectoires des doigts, elles semblent compenser l’absence des points de contact avec

l’instrument par des mouvements plus amples et plus marqués.

35

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Fig. 4. Comparaison de la trajectoire du pouce et de l’index de chaque main d’une même piècejouée avec la harpe (à gauche) et sans la harpe avec retour sonore (à droite).

Image Marie-France Mifune, 2016.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

54

37 Les expérimentations réalisées avec les percussionnistes en laboratoire, en France et au

Canada, ont porté sur le jeu du marimba18 et des expérimentations avec et sans

instrument, et, dans ce deuxième cas de figure, avec et sans baguettes. A l’instar de la

harpe gabonaise, l’absence d’instrument perturbe le positionnement dans l’espace,

mais à l’inverse des harpistes gabonais, les gestes sont légèrement plus réduits dans la

version sans instrument. La hauteur des mains par rapport au reste du corps est

également variable, puisqu’elle ne dépend alors plus des contraintes physiques

imposées par la présence de l’instrument, et les instrumentistes tendent à aller vers la

position la plus confortable possible. On constate également de plus grandes différences

dans la réalisation du geste lorsque les musiciens jouent à la fois sans instrument et

sans tenir de baguettes dans les mains : la distance entre les mains est beaucoup plus

réduite, tandis que les schèmes de déplacement montrent, d’une part, une moins

grande variabilité due aux déplacements latéraux et, d’autre part, une augmentation de

la trajectoire des poignets, comme si l’instrumentiste cherchait à compenser l’absence

de baguettes par des mouvements plus marqués. De fait, on se rapproche de la mise en

œuvre de ce qui semble être la référence mentale du geste instrumental de

l’instrumentiste, un modèle qui retient l’essentiel des éléments relatifs aux

déplacements dans l’espace, mais qui fait abstraction des contraintes physiques réelles

de la facture de l’instrument.

38 Pour les travaux sur la famille des luths, le protocole expérimental a été prolongé selon

les configurations suivantes :

les cordes de l’instrument ont été recouvertes (enregistrement du jeu avec et sans retour

sonore avec des écouteurs), afin de conserver la présence physique de l’instrument, mais

sans que celui-ci ne puisse produire de son [enregistrement du jeu avec (fig. 5b) et sans

retour sonore (fig. 5c)],

l’instrument a été remplacé par une référence physique non-acoustique (comme une barre

métallique ou un bâton de golf), afin de conserver certains repères dans l’espace

(enregistrement du jeu avec et sans retour sonore),

« air playing », en absence totale d’instrument donc [enregistrement du jeu avec (fig. 5d) et

sans retour sonore (fig. 5d), voir document 4].

Fig. 5. Les expérimentations avec la famille des luths : Khorshid Dadbeh enregistrée à l’Universitéde Téhéran.

Image Farrokh Vahabzadeh, 29.11.2015.

39

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40 La figure suivante montre la comparaison des différentes séquences de jeu d’une

joueuse iranienne de oud dans l’interprétation d’une pièce sans instrument, avec pour

chaque séquence le retour sonore par des écouteurs (à droite) et sans le retour sonore

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

55

(à gauche). Dans la première séquence a), nous pouvons constater que les mesures des

angles19 des différentes parties du corps sont similaires pour les deux

expérimentations. La dernière séquence d) montre la fin de trajectoire du geste final de

la musicienne, identique dans les deux conditions de jeu. Les résultats préliminaires

suggèrent l’existence d’une mémoire cinético-gestuelle et un niveau élevé de

mémorisation du geste par le corps de l’interprète. Cela se manifeste à la fois au niveau

des gestes et de la posture du corps du musicien.

Fig. 6. Comparaison des différentes séquences de jeu d’une pièce pour le oud, pour chaqueséquence : sans instrument et avec le retour sonore (à droite), sans instrument et sans retoursonore (à gauche).

Chaharmezrâb-e Mahour interprété par Yasamin Shah-Hosseini.

Enregistré à l’Université de Téhéran. Image Farrokh Vahabzadeh, 28.11.2015.

41 Concernant la main gauche, qui s’occupe plutôt du jeu mélodique, nous constatons

l’utilisation moins systématique du vibrato dans le jeu sans instrument. Cela peut être

lié à l’absence des retours tactilo-kinesthésique et acoustique20. Le jeu mélodique des

doigts de la main semble également être perturbé dans le jeu sans instrument, et il

nous est apparu que, dans le jeu sans instrument, les musiciens sont plus concentrés

sur le jeu de la main droite que de la main gauche.

42 La figure 7 montre la superposition des images de quelques instants synchronisés, issus

de deux enregistrements du jeu du târ iranien : avec l’instrument couvert avec retour

sonore (à droite) et en version normale (à gauche). Nous constatons dans cette

expérimentation moins de mouvements du corps et de l’instrument par rapport au jeu

normal. Le fait de couvrir l’instrument semble avoir également un impact sur les gestes

ancillaires (le mouvement de la tête de l’interprète ainsi que le mouvement du manche

de l’instrument). Il est possible que ces changements soient le résultat du manque de

retour/contact tactilo-kinesthésique car c’est la seule différence entre les deux

expérimentations.

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56

Fig. 7. Superposition des images de quelques instants synchronisés issus de deux enregistrementsdu jeu du târ iranien : avec l’instrument couvert avec retour sonore (à droite) et la version normale(à gauche).

Pishdarâmad-e Dashti interprété par Ashkan Shahriari. Enregistrée à l’Université de Téhéran.

Image Farrokh Vahabzadeh, 28.11.2015.

Bilan et perspectives

43 Tout geste exprime diverses significations d’ordre fonctionnel, esthétique,

interactionnel et socioculturel. En effet, l’analyse du geste musical nous révèle les

manières dont le musicien produit de la musique avec son instrument d’un point de vue

tant cognitif que sensoriel, comment il interagit avec les autres musiciens, le type

d’émotion qu’il souhaite partager avec les musiciens et auditeurs et comment ses gestes

sont des marqueurs stylistiques et socioculturels d’une pratique à la fois collective et

individuelle. C’est donc par l’étude du geste que nous pouvons accéder à ces différentes

significations. Comment y parvenir ?

44 En réalisant une étude comparative inter-instruments et interculturelle du geste

musical, il est possible d’accéder à une meilleure compréhension du rôle et des

relations de ces différentes dimensions dans la performance musicale et de comprendre

les spécificités qui prévalent entre types d’instruments et pratiques socioculturelles.

45 Puisque les pratiques instrumentales sont des pratiques culturelles, souvent peu

verbalisées par les musiciens et intégrées selon un long processus d’apprentissage

faisant largement appel à l’imitation, accéder aux savoir-faire ne peut se faire qu’en

étudiant la pratique elle-même. Quel est donc l’apport des nouvelles technologies pour

l’étude du geste en ethnomusicologie ?

Les techniques de captation du mouvement

46 Les nouvelles technologies de captation 3D permettent d’accéder aux dimensions du

geste impossibles à étudier à l’œil nu et d’offrir de nouveaux outils pertinents pour une

analyse quantitative et qualitative du geste qui soit la plus objective possible. Cette

analyse permet de décrire et de caractériser une pratique qui doit être ensuite validée

auprès des musiciens spécialistes, car le but final de l’ethnomusicologue est bien de

comprendre ce qui fait sens pour le musicien et dans sa culture.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

57

47 La collecte des données 3D présente l’avantage de pouvoir sélectionner les éléments les

plus pertinents selon les contextes de recherche (par exemple, les trajectoires de

chacune des phalanges de la main droite dans l’étude du jeu des instruments à cordes

pincées), et il convient de souligner que les informations obtenues permettent de

parvenir à un degré de précision extrêmement élevé. Les données 3D donnent

également accès à l’observation d’un même mouvement se développant dans l’espace

sous tous les angles possibles, ce qui n’est pas le cas en 2D. Malgré cela, il est possible

avec les données 2D enregistrées avec les GoPro de quantifier différents types de

mesures (trajectoires des segments corporels, variations angulaires de différentes

articulations du corps et de l’instrument, vitesse des trajectoires de mouvements), à

condition de prendre soin d’incorporer dans le protocole de captation des repères de

distance qui permettent de calibrer ces mesures. L’utilisation de logiciels, comme

Kinovea, permettent ces analyses mais sont nettement moins efficaces que les logiciels

d’analyse tridimensionnelle du mouvement, car beaucoup plus coûteux en temps et

moins précis.

48 Les données 2D restent toutefois pertinentes car elles donnent accès à la visualisation

d’éléments du corps du musicien dont la représentation 3D ne peut rendre compte : les

deux types de données sont donc complémentaires pour l’analyse, l’une (2D)

comprenant l’image complète du musicien, de son instrument et de son

environnement, l’autre (3D) proposant une représentation schématique du corps du

musicien et des objets étudiés (fig. 8).

Fig. 8. Comparaison des mouvements de la main droite des musiciens durant un cycle complet dela même pièce, mesurés à l’extrémité de la baguette avec le logiciel Kinovea, à partird’enregistrements vidéos réalisés à l’aide d’une caméra GoPro à 240 images/seconde.

Mgbe Moussa (à gauche) et Nestor Mvoutikoin (à droite), village tikar de Beng-Beng (Cameroun).

Image Fabrice Marandola, 7.12.2015.

49 Avec l’utilisation des technologies de captation du mouvement dont les systèmes sont

pour le moment utilisés principalement en laboratoire, l’enjeu pour

l’ethnomusicologue est alors de pouvoir transférer ces méthodes sur le terrain. Des

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

58

systèmes portatifs sont en train d’être développés dans différents domaines (sport, jeu,

création) mais ne sont pas optimisés pour l’ethnomusicologie. Les différents protocoles

que nous avons développés avec les caméras GoPro montrent, selon les types

d’instruments, diverses possibilités d’analyse.

50 Du point de vue des difficultés techniques pour le protocole de captation 3D, le

problème majeur tient au maintien de la visibilité des marqueurs positionnés sur les

mains par les caméras infrarouges disposées autour du musicien. Dans le cas du jeu du

luth, certains procédés de mise en vibration des cordes impliquant les doigts (pour le

dotâr) ou l’ongle (ou onglet pour le setâr) empêchent la captation systématique des

marqueurs : le suivi des marqueurs par les caméras n’est pas toujours possible lorsque

les doigts sont soit positionnés face au sol, soit cachés par les autres doigts ou par la

caisse de résonance de l’instrument. Pour le protocole avec les caméras GoPro,

l’installation de la caméra sur le manche (harpe, harpe-cithare et luth) déséquilibre le

poids initial de l’instrument et peut perturber dans certains cas le jeu du musicien,

biaisant ainsi l’analyse.

51 La collaboration entre ethnomusicologues et biomécaniciens est essentielle si l’on

souhaite développer des systèmes de captation 2D et 3D pour le terrain, de manière à

concevoir des outils de collecte et d’analyse pertinents pour l’ethnomusicologie.

L’évolution dans le domaine des capteurs de mouvements, et en particulier des

centrales inertielles (IMU) est très prometteuse puisqu’elle devrait permettre de

collecter le même type de données sans avoir recours à un système de caméras

entourant le sujet, tout en proposant une grande diversité de modes d’utilisation.

L’expérimentation

52 Que nous apporte l’expérimentation dans l’analyse ? Le recours aux méthodes

expérimentales est un moyen privilégié pour étudier les savoir-faire. Les différentes

expérimentations que nous avons présentées (isolation des techniques de jeu, mesure

de l’influence de la vitesse de jeu, « air playing ») aident à mieux comprendre et à définir

le rôle de chacun des paramètres constitutifs du jeu instrumental. En effet,

l’expérimentation du « air playing » pour les trois types d’instruments provenant de

trois cultures différentes nous a permis d’observer une forte mémoire cinético-

gestuelle, l’influence du retour tactilo-kinesthésique et acoustique de l’instrument dans

la gestuelle du musicien, ainsi que celle du retour sonore sur l’action du musicien :

lorsque ce retour sonore est absent, le musicien éprouve le plus souvent le besoin de le

produire lui-même, en le fredonnant ou en se le remémorant.

53 Les expérimentations nous permettent, d’une part, d’étudier la pratique instrumentale

selon différents critères d’analyse en isolant certains paramètres de jeu pour en

comprendre les liens mutuels, et, d’autre part, d’impliquer les musiciens dans l’étude,

ce qui permet de provoquer une certaine verbalisation sur leurs propres pratiques, de

même que des échanges fondés sur les savoir-faire qui n’auraient pu exister autrement.

54 L’expérimentation ne peut négliger la prise en compte du contexte culturel. Par

exemple, dans le cadre des expérimentations mesurant l’impact de l’absence de retours

tactiles et acoustiques dans le jeu instrumental, la musicienne iranienne Targol

Khalighi a perçu son instrument de musique, enveloppé dans un tissu blanc, comme

« mort ». En effet, le luth enfilé dans un tissu blanc lui rappelait l’usage du drap

mortuaire dans lequel le corps du défunt est enveloppé avant d’être enterré. Ainsi,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

59

l’aspect symbolique fort qui se dégageait de cette situation a donné à l’expérimentation

un autre sens que celui qui avait été prévu au départ.

55 C’est bien l’expérimentation sur le terrain qui permet de valider ce qui est pertinent ou

non dans l’analyse, par la validation par les musiciens eux-mêmes. Ce n’est pas le

contexte « laboratoire » ou « terrain » qui doit être examiné ; mais c’est bien la

validation et le jugement culturel du musicien sur le sens de l’expérimentation et de ses

résultats, quel que soit l’environnement, qui garantissent la valeur de

l’expérimentation. L’une des difficultés méthodologiques tient alors à la nécessité

d’élaborer un protocole commun pour pouvoir faire des comparaisons inter-

instruments et interculturelles tout en prenant en compte les spécificités des pratiques

instrumentales et du contexte d’enregistrement dans le protocole de collecte et

d’expérimentation.

Nouvelles perspectives

56 Ce n’est qu’à partir de collaborations pluridisciplinaires que les ethnomusicologues

pourront prendre conscience des potentialités des outils de recherche utilisés en

biomécanique et d’établir une méthode et un vocabulaire sur lesquels les chercheurs

pourront s’appuyer. Cela nécessite un apprentissage des savoir-faire (captation et

analyse quantitative) et des outils numériques de la part des chercheurs pour une réelle

intégration dans le domaine de l’ethnomusicologie, notamment dans la formation des

étudiants. Le travail collaboratif entre disciplines est nécessaire. L’enregistrement

simultané du geste et de la production sonore du musicien est fondamentale pour

l’ethnomusicologue et nécessite une réelle adaptation des outils de captation du

mouvement utilisés en biomécanique pour synchroniser mouvement et son, afin de

pouvoir analyser le geste instrumental de manière pertinente. L’ethnomusicologue doit

également prendre en compte la notion de validité culturelle pour l’étude du geste

musical, élément qui n’est pas toujours présent dans les approches expérimentales en

biomécanique ou en sciences cognitives. Cette prise en compte de la validation

culturelle passe d’abord dans le choix des séquences musicales, lesquelles sont

sélectionnées avec les musiciens afin qu’elles aient un sens pour eux. Les

expérimentations permettent de discuter avec les musiciens de ce qui est

culturellement pertinent, au niveau de l’expérimentation elle-même, des paramètres

constitutifs du jeu instrumental et des représentations associées à la performance

musicale. Il est enfin essentiel de pouvoir déterminer les critères qui permettent de

juger de la qualité d’un geste producteur de son : ce n’est pas parce que l’on joue plus

vite ou plus fort que le geste est de meilleure qualité. Il est donc primordial de pouvoir

accéder aux références culturelles qui sous-tendent l’exécution du geste si l’on souhaite

en réaliser une analyse pertinente. En ce sens, les protocoles d’analyse habituellement

mis en œuvre en biomécanique doivent être ajustés à la réalité culturelle.

57 L’étude du geste instrumental nous entraîne également vers un dépassement des

frontières traditionnelles qui prévalent entre musiques de l’écriture et de l’oralité,

puisque les protocoles de recherche mis en œuvre avec les musiciens sont, dans leurs

principes, exactement les mêmes pour les deux traditions. Le point central est en effet

celui de l’étude d’une interprétation réalisée au moment de son exécution,

problématique essentielle de l’ethnomusicologie, des musiques de tradition orale et des

performance studies pour le domaine des musiques occidentales savantes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

60

58 L’ approche comparative et pluridisciplinaire permet de renouveler les méthodes

d’analyse du geste ainsi que leurs modes de représentation. Ceci offre de nouvelles

perspectives notamment pour la sauvegarde des patrimoines immatériels. Les données

3D des pratiques sur le terrain enrichiront les archives audiovisuelles et les bases de

données numériques diffusées notamment dans les musées d’instruments de musique

et les plateformes multimédia.

59 Ces nouvelles méthodes de représentation fournissent également de nouveaux outils à

visée pédagogique : les étudiants ayant participé aux études sur le geste, tant en Iran

qu’en France ou au Canada, ont tous reconnu une attention différente portée à leur

propre gestuelle, et ont fait état d’une plus grande sensibilité aux différents aspects qui

entrent dans la préparation et l’exécution du geste musical au sein de leur propre

pratique. Certains ont également mentionné l’apport bénéfique de cette étude dans

leur enseignement pédagogique, actuel et futur.

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NOTES

2. Susanne Fürniss et François Picard (coordinateurs du projet), Fabrice Marandola, Farrokh

Vahabzadeh, Sylvie Le Bomin, Marie-France Mifune et Cassandre Balosso-Bardin.

3. Voir aussi « Instrumental gestures » (Cadoz 1988), « Geste effecteur » (Delalande 1988).

4. Voir aussi « geste accompagnateur » (Delalande 1988), « non-obvious performer gestures »

(Wanderley 1999), « ancillary gestures » (Wanderley et Depalle 2004). Soulignons que la distinction

entre geste producteur et geste ancillaire n’est pas toujours facile à déterminer et peut dépendre

du contexte (des mouvements de bras d’un pianiste peuvent ainsi être tantôt considérés comme

producteurs de son, tantôt comme secondaires.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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5. Aussi appelé « semiotic gestures » (Cadoz et Wanderley 2000).

6. L’évolution des capteurs de mouvements, utilisés indépendamment ou en combinaison, rend

leur utilisation de plus en plus courante dans la mesure du geste musical. On a ainsi testé, dans le

cadre des travaux de la chaire GeAcMus, l’utilisation de centrales inertielles (IMU) constituées

d’une combinaison de magnétomètres, accéléromètres et goniomètres, pour la captation des

mouvements des percussionnistes. Voir par exemple K. Lepetit et al. (2015) à propos de

l’utilisation des centrales inertielles. Des systèmes tels que Microsoft Kinect, beaucoup moins

précis que les systèmes 3D cités ici, ont aussi été utilisés, par exemple pour l’analyse du jeu du

Taïko (Cuykendall et al. 2015).

7. Travaux en cours, voir notamment Moulart et al. 2016.

8. Cette partie de la recherche a été rendue possible grâce au soutien de la Fondation Canadienne

pour l’Innovation, programme Fonds des Leaders.

9. Cette étude se focalise principalement sur la famille des luths à manche long. Deux luths à

manche court de la région (le oud et le rubâb afghan) font également partie de l’étude.

10. Un luth à manche court mais dont le jeu de la main gauche se développe sur une grande

partie de la touche, présentant ainsi des caractéristiques similaires au jeu des luths à manche

long.

11. Les enquêtes ont été menées en collaboration avec l’Université de Téhéran grâce au

Professeur Azin Movahed, doyenne de l’Ecole de musique de la faculté des Beaux-Arts, ainsi

qu’aux bardes et musiciens qui ont collaboré à ce projet : Saleh Astaraki, Amin Ataii, Sepand

Dadbeh, Khorshid Dadbeh, Shadi Fathi, Isa Gholipour, Ali Haj Malek, Targol Khalighi, Nasim

Khushnawaz, Eugene Leung, Homa Meyvani, Hamid Nashvadian, Alireza Paknia, Ashkan

Shahriari, Yasamin Shah-Hosseini, Hossein Valinejad, Arash Zarin.

12. Les enquêtes au Cameroun ont été rendues possible grâce au soutien de l’Institut de

Recherche et de Développement au Cameroun, et à tous les musiciens Bedzan, Eton et Tikar qui

ont accepté de participer à cette étude, trop nombreux pour être cités ici individuellement.

Martin Mgbédié et Valentin Angoni ont contribué à la réalisation des enquêtes.

13. Les séances d’enregistrement ont été menées en collaboration avec les harpistes gabonais à

l’Université Omar Bongo de Libreville au Gabon (Emmanuel Esso Ndo, Pierre Ondong Ndo,

Arnaud-Patrick Nze Eyeghé, Madouma Jean-Claude, Brice Mouanga Ekouanga, Moukala Kombé

Théophile, Paul Moukani, Donatien Nda Ngoula) et à l’Université de Technologie de Compiègne

(Yannick Essono Ndong).

14. Outre Frédéric Marin, l’équipe comprenait Khalil Ben Masour, Kevin Lepetit et Lise Ochej. Le

dispositif IMU, testé en laboratoire, complétait l’appareillage de mesure.

15. Heng Chen, Tsuyuno ; Philippe Hurel, Loops II ; Iannis Xenakis, Rebonds A ; Elliot Carter, Canaries

et Improvisation ; Kevin Volans, She who sleeps with a small blanket ; Philippe Manoury, Solo du Livre

des Claviers ; Minoru Miki, Time for marimba ; Nicolas Martynciow, Impressions (mvt 1) ; Bruno

Mantovani, Moi, jeu…

16. Voir à ce sujet Arom et Fernando (2002) et Fernando (2004).

17. Pour notre expérimentation, nous préférons utiliser le terme « air playing » plutôt que celui

de « air-instrument » (Godoy et al. 2005) car l’usage commun de « air-instrument » renvoie aux

compétitions bien connues de « air guitar » dont l’enjeu repose sur une imitation des gestes d’un

guitariste. Ces gestes sont le plus souvent exagérés et exacerbés ; ils relèvent de gestes

communicatifs, et plus rarement de réels gestes producteurs de sons. Notre expérimentation ne

repose pas sur un jeu d’imitation mais sur une reproduction du jeu réel du musicien sans

l’instrument.

18. La largeur des lames du marimba est similaire à celle des xylophones à résonateurs multiples

qui étaient étudiés au Cameroun, afin de faciliter des comparaisons interculturelles.

19. Ces mesures ont été réalisées à l’aide du logiciel Kinovea (Kinovea 0.8.15, www.kinovea.org).

20. Voir Wanderley et al. (1999) pour la notion de retour dans le geste instrumental.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion épistémologique et méthodologique sur l’utilisation des

nouvelles technologies pour l’analyse du geste instrumental en ethnomusicologie. Après un état

des lieux des études sur le geste, nous montrons la nécessité de développer de nouveaux

protocoles de collecte et d’analyse du geste instrumental sur le terrain. A partir de trois études

de cas réalisées au sein du programme Geste-Acoustique-Musique de Sorbonne-Universités (luths

d’Iran et d’Asie centrale, harpes du Gabon, xylophones et tambours du Cameroun, de France et du

Canada), nous illustrons ce que nous permettent ces nouvelles technologies dans

l’expérimentation et l’interaction avec les musiciens pour mieux comprendre le rôle de chacun

des paramètres constitutifs du jeu instrumental et accéder notamment aux phénomènes de

corporalité musicale. En conclusion, nous proposons quelques pistes de réflexion suscitées par

ces technologies de capture du mouvement pour l’ethnomusicologie.

AUTEURS

FABRICE MARANDOLA

Fabrice MARANDOLA est Professeur agrégé de percussion et de musique contemporaine à l’Ecole

de Musique Schulich de l’Université McGill à Montréal. Il est très actif dans le domaine de la

musique de création, notamment avec l’ensemble canadien à percussion Sixtrum dont il est l’un

des fondateurs. Fabrice Marandola est membre du CIRMMT (Centre Interdisciplinaire de

Recherche en Musique, Médias et Technologie) dont il a été Directeur adjoint – Recherche

artistique de 2009 à 2014. Titulaire d’un doctorat en ethnomusicologie, il a réalisé de nombreuses

recherches de terrain au Cameroun. En 2015-16, il occupait une Chaire de Recherche Senior au

Muséum National d’Histoire Naturelle (Paris), pour le projet Geste-Acoustique-Musique de

Sorbonne-Universités.

MARIE-FRANCE MIFUNE

Marie-France MIFUNE, après une thèse en anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences

Sociales sur le rôle de la performance dans la construction identitaire rituelle du culte du bwiti

fang au Gabon, a été post-doctorante au sein de plusieurs projets interdisciplinaires (ANR

DIADEMS, NATIV et Chaire Geste-Acoustique-Musique de Sorbonne Universités). Ses travaux ont

porté sur l’indexation automatique des archives sonores ethnomusicologiques, l’étude

interdisciplinaire de la voix et sur l’étude multidimensionnelle du geste instrumental. Elle

enseigne également à l’Université de Lorraine à Metz et est responsable du module

« anthropologie de la performance » (cours muséum) au Muséum National d’Histoire Naturelle où

elle est chercheure associée.

FARROKH VAHABZADEH

Farrokh VAHABZADEH est maître de conférences invité au Musée de l’Homme et chercheur

associé au Muséum National d’Histoire Naturelle. Ses recherches portent notamment sur les

traditions musicales iranienne et centrasiatique. Après avoir obtenu son doctorat en

Anthropologie Sociale et Ethnologie à l’EHESS de Paris et passé trois années de recherches

postdoctorales à la faculté de musique de l’Université de Montréal, il s’intéresse à l’étude des

instruments de musique, le symbolisme, le geste instrumental et la corporalité musicale. Il a

détenu la Chaire de Recherche Junior GeAcMus, Sorbonne Universités de 2015 à 2017.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

66

L’ethnographie de la musique écrite.Fabrication, usages et circulationdes partitionsLucille Lisack

1 Que faire avec les partitions ? La question est souvent revenue au cours de mes

recherches doctorales concernant la jeune génération de compositeurs en Ouzbékistan

postsoviétique. Lors de mes études de terrain, j’ai accumulé des partitions, souvent

photocopiées, parfois transmises sur une clé USB ou par email, que j’ai précieusement

mises de côté. Puis je retournais à mes observations de répétitions – où, là encore, les

partitions étaient un objet central – et de cours de composition, où professeurs et

étudiants se penchaient sur les partitions apportées par ces derniers. Les partitions

étaient omniprésentes, sous des formes diverses, sur des supports variés. Je

m’interrogerai dans cet article sur la place que peut occuper l’étude des partitions en

ethnomusicologie. En abordant depuis une vingtaine d’années des musiques dites

« savantes occidentales » (même si leur scène est désormais largement mondialisée),

l’ethnomusicologie entre dans un domaine où la place de la partition est prépondérante

et où elle a été analysée par une longue tradition musicologique. Que peut apporter

l’ethnomusicologie à l’étude des partitions ? Que peut apporter la prise en compte des

partitions à l’ethnomusicologie ?

2 Le dictionnaire du Centre national des ressources textuelles et lexicales indique à

l’entrée « partition » : « Réunion synoptique de toutes les parties (voix et/ou

instruments) d’une composition musicale […] ; par métonymie, partie spécifique à

interpréter par un instrumentiste ou un chanteur. […] Par métonymie, cahier où est

écrite, imprimée une partition1 ». C’est cette dernière acception, très concrète, qui

prévaudra dans cet article.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Partitions, notation, transcription : l’ethnomusicologieet la musique écrite

3 Dans la littérature ethnomusicologique, la musique écrite l’est souvent par la main de

l’ethnomusicologue. Une abondante littérature a été consacrée à l’art de la

transcription, faisant de cette étape le point de départ indispensable de toute

entreprise ethnomusicologique (voir entre autres Nettl 1964 : 98-130, Hood 1971 :

50-122, Stockmann 1979, Arom et Alvarez-Pereyre 2007). Bruno Nettl résume cette

attitude largement répandue qui faisait de la transcription le b.a.-ba de

l’ethnomusicologie dans son chapitre intitulé : « Can’t say a thing until I’ve seen the

score : Transcription » (Nettl 2005).

4 L’usage de la transcription en notation occidentale est cependant vivement remis en

question à partir des années 1990. Udo Will critique en 1999 l’usage largement admis de

la notation occidentale : « Elle ne décrit qu’un choix limité d’événements perceptibles,

et ce en termes de catégories engendrées par la notation comme système d’écriture,

combiné à des considérations abstraites et théoriques » (Will 1999 : 12). Ainsi, ces

processus de transcription en disent plus long sur les théories qui président à

l’établissement du code que sur les musiques transcrites. C’est aussi ce qu’avance en

1996 Denis Laborde à propos de l’analyse d’une transcription de chanson basque :

« Notre analyse a consisté à retrouver dans la transcription de l’énoncé les outils

(notes, échelles, rythmes, strophe, vers, mots, etc.) que nous nous sommes donnés a

priori pour réaliser cette transcription. La boucle se referme sur ce constat quelque peu

décevant : l’analyse fait du connaître de l’activité conceptuelle un simple reconnaître »

(Laborde 1996 : 110). Pour pallier à ces défauts de la transcription en notation

occidentale, certains ethnomusicologues ont développé d’autres outils d’écriture

comme la « transcription multimédia » défendue par Chemillier (2003) permettant de

créer des animations interactives sur lesquelles l’utilisateur peut intervenir.

5 Les critiques à l’encontre de la notation occidentale apparaissent à un moment où la

transcription semble occuper une place de moins en moins importante dans la boîte à

outils de l’ethnomusicologue. En 1995, Peter Manuel remarquait le recul des analyses de

partitions en ethnomusicologie et le faisait remonter aux années 1970, l’attribuant à

une orientation de la discipline de plus en plus tournée vers l’anthropologie et de

moins en moins vers la musicologie (cf. aussi Bohlman 2001), et à l’hermétisme des

analyses techniques pour les lecteurs qui ne lisent pas la notation musicale occidentale

et ne maîtrisent pas le jargon musicologique. Il faut certes nuancer cette évolution, qui

est peut-être moins affirmée en France, où Arom et Alvarez-Pereyre consacrent en 2007

une partie de leur Précis d’Ethnomusicologie aux questions de transcription ; de plus,

certains travaux comme ceux de Tenzer (2006 et 2011) replacent l’analyse de partitions

au centre de la discipline. Mais l’article « Ethnomusicology » du Grove (Pegg et al. 2001)

mentionne à peine les questions de transcription, absentes également de la Very Short

Introduction de Bohlman sur la World Music (Bohlman 2002). Quant à la Very Short

Introduction de Rice sur l’ethnomusicologie, elle relègue à l’histoire de la discipline la

période où la transcription d’importants corpus constituait un élément essentiel de

tout travail ethnomusicologique (Rice 2014 : 40-41). Or au moment où l’analyse de

transcriptions commence à tomber en désuétude chez les ethnomusicologues, la

discipline se tourne peu à peu vers des objets d’étude inédits : les musiques savantes

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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occidentales, musiques écrites justement dans ce système de notation que les

ethnomusicologues ont cherché à appliquer à des musiques auxquelles il était étranger.

6 Avec ce répertoire, la notation occidentale n’est plus un moyen de transcrire des

musiques par une notation descriptive ; elle est le système de notation indigène,

prescriptif, employé par les compositeurs à l’intention des musiciens. Si d’autres

systèmes de notation indigènes ont fait l’objet d’analyses ethnomusicologiques (cf.

entre autres Helffer 2004 sur la notation musicale employée dans les rituels

bouddhiques tibétains, ou encore Guillebaud 2004 sur la conjugaisons de dessins au sol

et de musique dans certains rituels du Kerala), les partitions de musique occidentale

sont longtemps restées hors du champ de l’ethnomusicologie.

7 En effet, en approchant la musique dite savante occidentale, souvent appelée

simplement « la musique classique » (comme s’il n’y en avait qu’une seule), les

ethnomusicologues ont empiété sur la chasse gardée de la musicologie, suscitant

parfois une certaine incompréhension : « la ‘musique savante occidentale’ était

imperméable au préfixe ‘ethno’, elle l’est encore » (Laborde 1997 : 9)2. Cependant, ce

que Nettl a nommé en 1995 le « dernier bastion des cultures musicales non étudiées

[par les ethnomusicologues] » (Nettl 1995 : 2) fait l’objet des investigations de ces

derniers depuis la fin des années 1980. Nettl lui-même (1989) a enjoint les

ethnomusicologues à analyser l’image des compositeurs du panthéon occidental ; les

systèmes d’enseignements ont été abordés par Kingsbury (1988) et Nettl (1995) ;

Laborde (1997) s’est penché sur trois œuvres de Bach dans un recueil qui revendique

son rattachement à une « anthropologie de la musique » (ibid : 12), puis sur la création

d’une œuvre de Steve Reich (2008) ; Shelemay (2001) a abordé les cercles de musique

ancienne, Cottrell (2004) a observé le monde des musiciens professionnels à Londres… Il

est impossible de faire ici une liste exhaustive des études d’ethnomusicologie portant

sur des musiques dites savantes occidentales, tant ces travaux se multiplient ; je

renvoie ici au numéro de la revue Ethnomusicology Forum entièrement consacré à

« l’ethnomusicologie de la musique savante occidentale » (Ethnomusicology of Western Art

Music) en décembre 2011 (Nooshin 2011).

8 Dans ce contexte où les frontières entre disciplines ne sont plus clairement

déterminées par un « grand partage » des objets d’études, Stobart (2008 : 13) voit la

présence d’analyse musicale technique comme l’un des derniers marqueurs de la

distinction entre musicologie et ethnomusicologie. Tandis que l’histoire de

l’ethnomusicologie reposait, jusqu’au deuxième tiers du XXe siècle, en grande partie sur

la transcription et l’analyse d’objets sonores, les ethnomusicologues semblent

désormais éviter de se pencher de trop près sur les partitions lorsqu’ils étudient les

musiques déjà écrites en notation occidentale – comme si, sans l’obstacle de la

transcription préalable, l’étude de la musique écrite n’avait plus d’intérêt pour eux. Si

les notions de notation et de transcription ont fait l’objet de nombreux développements

et conseils de la part des ethnomusicologues, les partitions sont au contraire peu

présentes sur leurs terrains, qu’elles soient transcrites par les chercheurs ou écrites par

les praticiens de la musique observée ; le terme score est presque absent de l’ouvrage

récapitulatif de Nettl (2005) et n’apparaît pas une seule fois dans Shadows in the Field

(Barz et Cooley 2008), ouvrage de référence traitant des changements des conditions de

l’étude de terrain en ethnomusicologie. Absentes du recueil dirigé par Nooshin (2011)

comme de l’ouvrage de Cottrell (2004) ou de l’article de Shelemay (2001), les partitions

n’apparaissent qu’implicitement dans l’étude de Nettl, lorsque ce dernier signale en

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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quelques pages l’importance de la notation pour la musique occidentale, tant dans les

processus de transmission que de création (1995 : 35-38) – sans pour autant développer

cette question de manière plus approfondie.

9 Lorsqu’elles sont présentes, les analyses de partitions écrites par les compositeurs ont

souvent pour but d’examiner les influences extra-occidentales chez des compositeurs

européens et américains (Taylor 2007) ou chez des compositeurs venant d’Asie (Everett

et Lau 2004, Bernard 2011). Mais si les partitions sont bien présentes, citées et

analysées, elles sont traitées avec les outils de l’analyse musicologique, si bien que le

propos semble alterner entre des considérations d’ordre sociologique ou

anthropologique sur le « contexte » de la production musicale, et des analyses

musicologiques de partitions abordant ce qui serait alors la musique « elle-même ».

C’est le cas dans l’étude de Lau sur les avant-gardes chinoises (Lau 2004 : 22-39) : la

partition citée est analysée en tant qu’œuvre musicale, et non en tant qu’objet

participant au monde social, économique, politique, symbolique de la création musicale

en Asie de l’Est. Si l’importance des contrats de publication pour lancer la carrière des

compositeurs est rapidement mentionnée (Ibid. : 33), elle n’est pas suivie d’études de

cas présentant les conditions juridiques, économiques ou esthétiques de ces contrats.

L’ auteur mentionne l’hégémonie de l’industrie du disque (Ibid. : 38), mais ne parle pas

des questions d’édition et de circulation des partitions.

10 On trouve cependant d’autres approches pour intégrer les partitions à une étude

ethnomusicologique des institutions de la musique savante « occidentale ». Dans son

chapitre sur les « leçons avec le maître », Kingsbury (1988 : 85-110) observe l’« autorité

contingente de la partition musicale » (ibid. : 87). Il souligne la relation problématique

entre la partition et la performance et observe le rôle de la partition dans les relations

d’autorité qui se tissent entre le maître et ses étudiants : la partition apparaît comme

un objet central dans les négociations des relations de pouvoir et se voit conférer ou

dénier une autorité, en fonction de la qualité attribuée à l’édition. Laborde (1997), pour

sa part, analyse la partition des Variations Goldberg sous l’angle de la croyance. Il montre

les usages contrastés que font le pianiste Glenn Gould et le claveciniste Gustav

Leonhardt de la partition de Bach. Leonhardt s’efface pour laisser place au texte, qu’il

respecte dans ses moindres détails pour une interprétation « ‘au plus près’ de ce que

l’inscription graphique signifie » (Ibid. : 81) ; la partition est alors « un idéal à tout

moment convoqué en référence » (Ibid. : 82). Gould, au contraire « s’affiche » (ibid.), en

musicien « habité par la Musique » (Ibid. : 80). Il fait oublier le texte pour faire croire à

un rapport direct avec Bach et la Musique. Laborde montre ainsi le mécanisme de

croyance en la « Musique », Bach et Gould : « l’adhésion du spectateur est assurée dès

lors qu’il invoque l’objet de la croyance, en passant sous silence l’administration du

culte » (Ibid. : 84).

11 Les analyses de Kingsbury et Laborde sont fondées sur la place de la partition, l’une

dans l’établissement de rapports d’autorité entre maître et étudiants, l’autre dans

l’administration d’un culte de la Musique et de ses saints. Dans ces deux cas, il ne s’agit

pas d’analyse de partition au sens où elle est pratiquée dans les « cours d’analyse » des

conservatoires – analyse harmonique, mélodique, formelle…3 – mais d’une prise en

compte du rôle du document écrit et de ses supports dans les phénomènes sociaux que

sont les pratiques musicales.

12 Plus récemment, Maÿlis Dupont a analysé le mode d’existence des œuvres musicales à

l’aide de la notion de « prolifération » : « prolifération des objets, des discours, des

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

70

acteurs » (2011 : 186) peu à peu « enrôlés » pour faire exister l’œuvre Sur Incises de

Boulez. L’ auteure abandonne aux musicologues la partition comme texte pour se

concentrer sur l’œuvre en devenir et ses manifestations multiples. Dans cette

perspective, l’objet « partition » fait partie des « figures » (Ibid. : 217) de l’œuvre, au

même titre qu’un article de presse ou un programme de concert.

La fabrique des partitions

13 C’est en tant qu’objet (fabriqué, manipulé, discuté, modifié par des acteurs multiples :

étudiants et professeurs de composition, musiciens, chef d’orchestre, musicologues)

que j’aborderai ici la partition. Je m’appuierai sur le cas d’un ensemble de musique

contemporaine à Tachkent, sur l’ethnographie de ses répétitions et de la master class

pour de jeunes compositeurs organisée par ses directeurs. Je tenterai de mettre en

lumière les divers usages possibles de la partition, qui peut être lue, jouée, analysée,

mais aussi louée, achetée, donnée, photocopiée, imprimée, stockée, découpée, collée,

perdue, éparpillée, scannée et postée sur internet, projetée sur un écran… Les jeunes

compositeurs n’apprennent pas seulement à concevoir des structures sonores qu’ils

fixeraient ensuite par écrit au moyen des partitions ; leur formation consiste à

apprendre à fréquenter ces objets d’une manière que leurs professeurs jugeront

appropriée, digne d’un « professionnel ». La partition devient alors une entrée

fructueuse pour aborder les institutions d’un univers musical, ici la création

« contemporaine » inspirée des avant-gardes occidentales dans l’ancienne république

soviétique d’Ouzbékistan. Cette étude de cas ne prétend pas épuiser les possibilités

d’analyse des partitions dans le cadre d’une étude ethnomusicologique, mais attirer

l’attention sur cet objet souvent négligé.

14 En octobre 2010, l’ensemble Omnibus de musique contemporaine, fondé à Tachkent en

2004 par Artyom Kim et Jakhongir Shukurov, organise pour la sixième année

consécutive sa master class de composition « Omnibus Laboratorium ». De jeunes

compositeurs, pour la plupart étudiants au Conservatoire national de Tachkent,

viennent suivre les conférences et cours particuliers dispensés par les professeurs

invités : Seung-Ah Oh, compositrice coréenne qui enseigne à Chicago, et Peter

Adriaansz, compositeur néerlandais ; de plus, l’ensemble Omnibus répète en présence

des étudiants et joue lors de la journée portes ouvertes des œuvres que ces derniers ont

écrites spécialement pour l’occasion. L’événement est financé par des ONG et des

ambassades étrangères. La description de quelques situations observées pendant les

répétitions, les cours particuliers et les conférences permettront de saisir un aspect du

métier de compositeur : la fabrication des partitions.

15 Lorsque Boris4, étudiant de la master class, arrive aux répétitions de sa propre pièce, il

commence en général par passer quelques minutes à brasser des feuilles de papier,

classer ses pages dans l’ordre, chercher celles qui manquent… Il avait donné une

première version à l’ensemble Omnibus, mais a fait ensuite des modifications. Artyom

Kim a toujours la première version, les musiciens ont l’une ou l’autre, parfois les deux…

La pagination est différente d’une version à l’autre, et seule l’une des deux versions

comporte des lettres repères. Boris va de pupitre en pupitre, remplace une feuille par

une autre, cherche les pages manquantes… La plupart des problèmes musicaux

achoppent à des problèmes de partitions. Artyom Kim le fait remarquer à Boris à la fin

de la séance : « ce n’est pas pour nous, c’est pour toi : si nous passons tant de temps à

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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régler ces problèmes pratiques, nous n’avons plus de temps, ensuite, pour travailler les

questions d’interprétation. Il faut nous fournir du matériel facile à utiliser ». Lors des

conférences auxquelles les étudiants assistent, Artyom Kim rappelle l’importance

d’écrire clairement, pour que les musiciens puissent comprendre facilement ce que

veut le compositeur ; il cite comme exemple de clarté et de lisibilité les partitions de

Boulez. Ce n’est pas le style musical du compositeur qui est évoqué, mais sa

présentation, la mise en forme du matériau écrit.

16 Feuilles volantes qui tombent des pupitres, se mélangent, ne sont jamais dans le bon

ordre… Les musiciens se retrouvent esclaves de ces papiers récalcitrants. Ce

« matériel » d’orchestre, qui appesantit les répétitions et réduit la musique évanescente

à des problèmes « bassement matériels », fait en effet figure d’autorité, comme l’a

montré Kingsbury (1989 : 87-94). L’ auteur est pourtant présent dans la salle, en chair et

en os, mais c’est à la partition qu’obéissent A. Kim et, par son intermédiaire, les

musiciens de l’ensemble. Alors qu’un étudiant ne peut s’empêcher d’aller de pupitre en

pupitre pour donner des conseils aux musiciens, Artyom Kim lui demande de rester

assis, faisant remarquer qu’il voit et entend lui-même ce qu’il faut améliorer. « Tu fais

un crescendo alors que ce n’est pas écrit », « c’est écrit détaché », « ta nuance

commence plus tard »… Dans ses indications, Artyom Kim fait constamment référence à

ce qui est écrit. L’ apprenti-compositeur, assis sur le côté, derrière le chef, a délégué son

autorité aux feuilles de papier. Artyom Kim semble vouloir lui faire prendre conscience

de l’importance de ces petits signes imprimés, de la responsabilité du compositeur, des

conséquences qu’entraîne son travail d’écriture : ce qu’il écrit doit être clair, précis,

lisible, chaque signe sera interprété par les musiciens, qui devraient pouvoir se passer

de lui en répétition.

17 Le compositeur n’est pas seul responsable de la fabrication de la partition. Les pièces

ont été envoyées par mail à l’ensemble Omnibus et la violoncelliste, qui est la

« bibliothécaire » de l’ensemble, s’est occupée de les imprimer et de les photocopier.

Mais elle les a imprimées en format « portrait », en prenant les feuilles verticalement.

Artyom Kim doit constamment tourner ses pages, qui ne comportent chacune que

quelques mesures. Ce dernier lui fait remarquer que c’est très peu pratique : « je suis

obligé de diriger ainsi », et il fait semblant de battre la mesure de la main droite tandis

que, de la main gauche, il tourne sans arrêt des pages imaginaires. Tout l’ensemble rit,

y compris les deux intéressés, puis A. Kim précise : la prochaine fois, il faut que tu dises

à l’imprimeur que ce format ne te convient pas, qu’il doit prendre les feuilles dans

l’autre sens, cela s’appelle « format italien ».

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Fig. 1. Seung-Ah Oh et une étudiante travaillent sur la partition apportée par cette dernière.

Goethe-institut de Tachkent, 29 octobre 2010.

Photo Lucille Lisack

18 Ecrites en amont de la master class, jouées en répétition, les partitions des étudiants

sont aussi observées et parfois modifiées lors des cours particuliers. Les corps se

penchent vers la partition comme un médecin vers son patient ; il s’agit cette fois de

porter un diagnostic sur ses qualités et ses faiblesses. Certes, lorsque l’étudiant possède

un enregistrement (parfois produit automatiquement à l’aide du logiciel « Sibelius »), le

cours peut commencer par une écoute. Ainsi, Seung-Ah Oh écoute avec Ravshan un

enregistrement de son Elégie ; mais ce dernier n’a pas apporté la bonne clef USB, il n’a

pas la partition avec lui. Impossible alors de travailler sur cette pièce. Seung-Ah Oh

cherche une solution, essaie d’intervertir des cours pour laisser à Ravshan le temps

d’aller chercher sa clef USB ; mais les autres étudiants qui assistent au cours n’ont pas

leurs partitions sur eux. Sans partitions, pas de cours. Seung-Ah Oh examine alors une

autre pièce de Ravshan dont il a apporté le manuscrit. Si l’on reprend les analyses de

Goody sur l’écriture, la partition écrite, en donnant une perception visuelle et non plus

seulement auditive de l’œuvre musicale, permet qu’elle soit « examiné[e] bien plus en

détail, pris[e] comme un tout ou décomposé[e] en éléments, manipulé[e] en tous sens,

[…] soumis[e] à un tout autre type d’analyse et de critique qu’un énoncé purement

verbal [ou sonore] » (Goody 1979 : 96). L’événement temporel qu’est le son d’une œuvre

musicale est spatialisé par l’écriture ; mais il n’est pas réduit à des signes immatériels

qui se déploient en deux dimensions : c’est du papier qui se froisse, glisse du pupitre,

tombe… Le cours se passe à brasser du papier, revenir en arrière pour comparer deux

passages ou se rendre compte de la durée d’une section ; le volume du papier est

l’indicateur de la durée des parties. Les feuilles, indisciplinées à nouveau, tombent et se

mélangent. Plusieurs passages sont juxtaposés pour être comparés. Seung-Ah Oh insiste

sur la nécessité d’analyser ses propres œuvres ; l’analyse en question se concentre sur

la temporalité de la pièce et son rendu sonore. Seung-Ah Oh demande à l’étudiant :

« quel est le tempo ? », « combien de temps dure cette phrase ? », « est-ce que cet

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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instrument a le temps de finir son geste avant que l’autre ne commence ? », « si vous

êtes le public, quelle partie est au premier plan ? », « vers quoi ce geste va-t-il ? »… Si

l’on reprend l’opposition établie par Cheyronnaud entre d’une part une « description

interne de l’énoncé et de son fonctionnement formel » et d’autre part une description

de « son ‘rendement’ dans un cadre énonciatif donné » (1992 : 292), l’analyse des

compositeurs insiste surtout sur ce deuxième aspect. La partition est ici l’outil qui

permettra de communiquer avec un public, de lui faire entendre tel geste sonore, de

faire ressortir tel instrument. En cours de composition, elle est modifiée, raturée,

réécrite, elle est un objet sur lequel s’opère un traitement du temps et des gestes

sonores. Si l’on parle, comme Revolon, Lemonnier et Bailly, de « mise en objets » des

relations (2012 : 17), la partition cristallise les relations entre professeur et élève au

moment de son élaboration, et est façonnée en vue des relations futures avec les

musiciens qui l’interprètent et le public.

19 En cours de composition, pour que le travail puisse avancer, il faut que la partition soit

modifiable. On le constate lorsque c’est au tour de Boris d’examiner sa pièce avec

Seung-Ah Oh. Comme ce dernier a oublié sa copie, ils n’ont sous la main que

l’exemplaire d’Artyom Kim, dont il se sert pour diriger. Dans ces conditions, impossible

d’écrire dessus, ces feuilles imprimées n’appartiennent déjà plus à Boris. Cependant, la

tentation est grande pour Seung-Ah Oh, qui ne peut retenir un trait de crayon de temps

à autre, qu’elle gomme aussitôt en s’excusant. Le cours est laborieux, la partition

semble échapper au professeur et à l’élève, ils ne peuvent la « travailler » ; cette

version-là de la pièce de Boris est déjà définitive puisque c’est celle qui sera interprétée

à la journée portes ouvertes. Le processus de composition, loin d’être purement

abstrait, dépend étroitement de la possibilité de marquer le papier à musique, de le

façonner peu à peu. Les gestes du compositeur – écrire, gommer, estimer d’un coup

d’œil la durée d’une partie, étaler ou rassembler les feuilles, les soupeser – s’avèrent

être des moteurs indispensables au processus de création.

Le matériel des musiciens

20 Une fois fabriquées par les compositeurs, les partitions sont livrées aux musiciens. Elles

leur appartiennent désormais, et ils continuent à les modifier pour en faciliter

l’utilisation : couleurs pour mieux repérer certaines indications, doigtés… Ils se

fabriquent un objet qui conviendra à l’usage qu’ils en font. Comme les musiciens n’ont

pas reçu les parties séparées mais le « conducteur », ils doivent sans arrêt tourner les

pages. L’une des musiciennes a découpé sa partie pour se bricoler une partie séparée

plus facile à utiliser. Chaque musicien conserve précieusement sa partition ; il s’est

habitué à ses annotations, à sa pagination, et aurait des difficultés à jouer sur n’importe

quel exemplaire de l’œuvre. Dans ses textes inspirés du pragmatisme, Hennion met en

avant le rôle des objets et des corps (2003) dans le développement des goûts et des

attachements ; les objets sont « toujours en devenir, indissociablement dépendants de

l’intérêt qu’on leur porte », et les corps sont modifiés par leur fréquentation répétée

des objets. Lorsque les musiciens répètent, la matérialité des partitions recueille des

gestes, les traces du travail effectué ; elle offre aux musiciens les « prises » (Hennion

2009) nécessaires au développement d’attachements. Traits de crayon, coups de

gomme, découpages, coins de page cornés pour tourner plus facilement… Au même

titre que les instruments de musique, les partitions font partie de cette panoplie

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d’objets déployée par les praticiens, investis, modifiés au cours d’un travail

d’appropriation. Si les « gestes du musicien » ont fait l’objet de nombreux

commentaires5, il reste à y inclure le geste du violoniste qui, tenant violon et archet

verticalement de la main gauche, s’avance sur le bord de sa chaise, se penche vers sa

partition, crayon en main, et griffonne quelques traits ; ou celui de la harpiste qui

repose sa harpe et se tord vers son pupitre, à sa gauche, tenant son crayon dans sa main

droite. « Pas de crayon, pas de carrière ! », disent parfois les professeurs d’instruments.

Apprendre à jouer du violon, c’est aussi apprendre à avoir sur soi les outils nécessaires

pour se fabriquer une partition utilisable. A ce stade, les partitions, sorties identiques

de l’imprimante, ne sont plus interchangeables. Elles sont devenues des « objets

irremplaçables », qui « condense[nt] des relations d’une certaine nature » (Revolon,

Lemonnier, Bailly 2012 : 16) ; les partitions recueillent toutes les relations qui se tissent

autour d’elles et à travers elles, en cours de musique ou en répétition.

Fig. 2. Les musiciens d’Omnibus se préparent à jouer les œuvres des étudiants.

Salle de conférences du Goethe-Institut de Tachkent, 27 octobre 2010.

Photo Lucille Lisack

21 Revenons à la master class de l’ensemble Omnibus. Lors des répétitions et des cours

particuliers, les partitions sont sans cesse modifiées, travaillées, « bricolées » suivant

les besoins du moment et avec les « moyens du bord » (Lévi-Strauss 1962 : 31), pour

devenir des objets uniques. En revanche, pendant les conférences tenues par les

professeurs invités, les partitions acquièrent un autre statut. Les conférences font

l’économie du support papier grâce au projecteur branché sur un ordinateur. Les

partitions, scannées au préalable, sont projetées sur le mur blanc de la salle. L’œuvre

reste à distance, elle n’est plus à portée de crayon : projetée, elle prend des dimensions

gigantesques, elle devient plus grande que le professeur, qui se trouve complètement

immergé en elle lorsqu’il passe devant le mur. Peter Adriaansz se promène ainsi entre

les notes de ses Three Vertical Swells qui le submergent et doit avouer qu’il n’a pas pu se

remémorer dans le détail les processus de composition qui l’ont mené à ce résultat.

L’œuvre montrée en exemple est devenue chef-d’œuvre inexplicable et intangible.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Fig. 3. Peter Adriaansz analyse son œuvre Three Vertical Swells.

Goethe-Institut de Tachkent, Conférence du 29 octobre 2010.

Photo Lucille Lisack

22 Mais même « dématérialisée », la partition reste tributaire d’un matériel approprié. Si à

partir de 2009 la master class n’a plus lieu à l’Union des compositeurs mais dans la salle

de conférence du Goethe Institut de Tachkent, c’est, m’explique le vice-directeur

d’Omnibus, entre autres parce que le matériel y est de meilleure qualité. En effet, le

projecteur permet aux conférenciers de montrer facilement aux étudiants les partitions

qu’ils analysent. Mais Seung-Ah Oh n’a pas le bon câble ou le bon adaptateur, et doit

changer d’ordinateur au dernier moment, ce qui perturbe légèrement sa conférence.

Transportées sur une clef USB ou dans un disque dur, projetées sur un mur sous forme

de rayons lumineux, les partitions ne sont pas immatérielles pour autant ; elles

nécessitent au contraire tout un matériel pour être ouvertes, lues, montrées.

Circulation des partitions

23 Enfin, les partitions sont des objets qui circulent, parfois sur de longues distances, sous

diverses formes. En 2007, l’ensemble Omnibus établit sa « bibliothèque », appelée

« Centre de musique contemporaine », dans une petite pièce prêtée par le Goethe

Institut de Tachkent. Y sont conservés et mis à disposition de « toute personne

intéressée » des partitions et enregistrements qui, d’après Artyom Kim, font défaut

dans les autres bibliothèques de la ville (en particulier celle du conservatoire national).

Ces partitions sont pour la plupart offertes par les professeurs invités lors de la master

class. Kopytoff (1986) a montré comment les objets, au cours de leur « biographie »,

entrent dans le statut de marchandise ou en sortent. Les partitions, éditées pour être

vendues ou louées, sortent de leur condition de marchandises lorsqu’elles sont données

à la bibliothèque d’Omnibus. Elles deviennent à Tachkent des objets rares, introuvables

ailleurs en Ouzbékistan.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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24 Cette bibliothèque n’est pas le résultat d’un programme d’acquisition élaboré à

l’avance, et Artyom Kim se défend d’avoir voulu, par cette collection, donner un

échantillon représentatif de ce qu’il considère comme de la « musique

contemporaine » : « Au Centre [de musique contemporaine], il y a la musique qui, à nos

yeux, peut donner aux compositeurs contemporains des instruments techniques pour

être capables d’exprimer leurs idées en musique. Cela ne veut pas dire : voilà ce que

nous considérons comme de la musique contemporaine6 ». Les partitions sont

accumulées au fur et à mesure de leur arrivée, tout comme l’ensemble des moyens du

bricoleur, dont les éléments « sont recueillis ou conservés en vertu du principe que ‘ça

peut toujours servir’ » (Lévi-Strauss 1962 : 31). Elles sont des outils à disposition des

étudiants, qui pourront venir les lire, les étudier, y repérer l’emploi original d’un

instrument, une certaine manière de travailler un motif, une manière d’écrire. Mais

Artyom Kim se plaint de ce que les étudiants n’utilisent pas assez ces ressources. A ses

yeux, ils devraient venir régulièrement voir comment sont écrites les œuvres dont les

partitions sont entreposées là. Cette incompréhension entre A. Kim, qui estime qu’il

met à la disposition des étudiants des partitions d’œuvres essentielles à leur formation

et difficiles à se procurer, et les étudiants, qui ne viennent pas les étudier, provient sans

doute de la complexité de ces œuvres et du manque de temps chez les étudiants. Mais il

se peut aussi que ces partitions, sorties du système d’échanges et du contexte musical

et économique qui leur confère leur valeur, n’exercent plus le même attrait que dans

leur contexte d’origine. La renommée d’une maison d’édition, celle des musiciens qui

ont créé une œuvre, la qualité des bibliothèques qui acquièrent telle ou telle partition,

font partie d’une industrie de la musique contemporaine dont la valeur d’une partition

et l’attrait qu’elle exerce sont indissociables. Isolées à Tachkent, ces partitions sont

négligées par les étudiants : leur statut d’objets rares n’augmente pas leur valeur aux

yeux des étudiants, au contraire ; elles sont des isolats qui ne sont pas en prise sur

l’univers esthétique, politique et économique de la création musicale de Tachkent. Leur

trajectoire est stoppée jusqu’à ce qu’un étudiant s’y intéresse et les remette en

circulation.

25 En revanche, les compositeurs déjà en contact avec les réseaux européens de la création

musicale peuvent faire circuler des partitions d’un continent à l’autre, en marge des

réseaux officiels de circulation régis par les droits d’auteur. Ainsi, alors que j’étais

rentrée en France, l’un des directeurs d’Omnibus m’a envoyé par mail sous forme de

document PDF une partition de Ligeti que j’avais quelques difficultés à consulter dans

les bibliothèques musicales. Il précise alors dans son message que le compositeur lui-

même, quelques années auparavant, lui avait envoyé la partition depuis Paris. Tandis

que cette même partition, dans les bibliothèques parisiennes, est protégée par le droit

d’auteur et qu’il est impossible d’en copier un extrait, elle circule sous forme

électronique entre Paris et Tachkent. En l’envoyant au compositeur de Tachkent, Ligeti

a fait échapper la partition à son statut de marchandise appartenant à une maison

d’édition et à un auteur pour la faire entrer dans un circuit parallèle fondé sur le don.

Dans ce cas, l’objet imprimé sur papier suit la voie officielle prescrite par les droits

d’auteur, tandis que sous forme de document électronique, la partition suit des

chemins détournés – une de ces « déviations » (diversions) dont parle Appadurai

(1986 : 17). On rejoint là les problématiques de l’application des droits d’auteur à l’ère

du numérique, qu’il n’est pas possible de développer dans le cadre de cet article.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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26 Pour un ensemble de musique contemporaine, la question des autorisations et des

droits d’auteur peut devenir un problème difficile à résoudre. La spécificité de la

situation en zone postsoviétique apporte parfois des solutions : Artyom Kim m’explique

en effet que si l’ensemble joue sur des partitions éditées en URSS, il n’y a pas de droits à

payer7. C’est ce qu’ils ont fait lors du premier concert d’Omnibus en octobre 2004,

entièrement consacré à Stravinsky. Comme les musiciens jouaient sur du matériel

soviétique, la question des droits ne se posait pas. Dans ce cas, c’est le lieu de

fabrication de la partition, le pays où elle a été imprimée, qui détermine les règles à

appliquer. Mais une telle solution n’est possible que si les œuvres ont été éditées en

Union soviétique – ce qui ne peut bien sûr pas être le cas pour les œuvres récentes. Les

difficultés s’accumulent alors : d’une part, il faut trouver un sponsor pour payer les

partitions – l’ensemble Omnibus a reçu de l’aide de la Art Mentor Foundation de

Lucerne (Suisse) pour certaines œuvres. D’autre part, acheminer la partition jusqu’à

Tachkent n’est pas aisé. « Même en Europe, quand on commande une partition, il faut

parfois attendre un mois ou deux avant qu’elle n’arrive. Ici, elle n’arrive pas du tout8 »,

déclare Artyom Kim. Il faut donc que la partition soit réceptionnée en Europe, puis

scannée et envoyée par mail. Lorsque l’ensemble interprète des œuvres de Gérard

Pesson le 15 mai 2012 avec la violoniste Melise Mellinger, venue donner une master

class dans le cadre d’un projet d’Omnibus, la partition arrive au dernier moment, ce qui

réduit le temps de préparation du concert.

27 Le compositeur peut parfois intercéder auprès de son éditeur pour demander des

conditions adaptées aux moyens de l’ensemble Omnibus. Ainsi, Seung-Ah Oh a pu

obtenir parfois que l’ensemble joue gratuitement ses pièces. Mais lorsqu’il interprète

son concerto pour hautbois en avril 2012 avec le hautboïste hollandais Ernest Rombout,

venu lui aussi dans le cadre d’une master class organisée par l’ensemble Omnibus,

l’éditeur de Seung-Ah Oh demande 400 euros pour la location des partitions.

L’ensemble Omnibus paie finalement 270 euros grâce à l’intervention de Seung-Ah Oh ;

mais cette somme reste considérable pour un ensemble qui n’a pas de financements

stables de la part de l’Etat ouzbek, et dans un pays où le revenu moyen (revenu national

brut par habitant) est de 1700 dollars par an en 20129.

28 « Les objets-en-mouvement éclairent leur contexte humain et social », écrit Appadurai.

Ce dernier reprend les théories de Simmel suivant lesquelles « l’objet économique n’a

pas de valeur absolue. […] C’est l’échange qui détermine les paramètres d’utilité et de

rareté, et non l’inverse, et c’est l’échange qui est la source de la valeur » (Appadurai

1986 : 4). A partir de là, il « examine des objets spécifiques (ou des groupes d’objets)

circulant dans des milieux historiques et culturels spécifiques » (ibid.). La circulation

des partitions, leur marchandisation, leur location, leur achat, leur don, est un point

particulièrement crucial en musique contemporaine. Entreposées au « Centre de

musique contemporaine », elles n’ont que peu de valeur aux yeux des étudiants qui s’y

intéressent peu, car elles se trouvent hors du système de valeurs qui prévaut au

conservatoire et qui leur permettra d’obtenir leur diplôme. Mais lorsque l’ensemble

Omnibus cherche à se procurer une œuvre qu’Artyom Kim a décidé d’interpréter en

concert, les partitions rares et difficiles à obtenir se trouvent dotées d’une valeur

considérable si l’on compare le prix de location exigé par l’éditeur européen au revenu

moyen du pays et si l’on considère les difficultés à surmonter pour acheminer le

matériel jusqu’à Tachkent. En observant la circulation de ces « objets-en-mouvement »

que sont les partitions, on peut ainsi repérer des rapports de force économiques qui

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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jouent un rôle déterminant dans la diffusion de la musique contemporaine. Il apparaît

alors que la musique composée récemment est une musique qui coûte cher. La

répartition géographique des éditeurs, le plus souvent en Europe occidentale ou aux

Etats-Unis, correspond aux frontières qui délimitent le monde de la musique

contemporaine : El-Ghadban note l’absence de candidats venant d’Afrique, du continent

asiatique et du Moyen-Orient parmi les finalistes d’un concours de composition au

Canada, et souligne ainsi les frontières implicites qui entourent la musique

contemporaine (El-Ghadban 2009 : 143-144). Une étude approfondie de la circulation

des partitions apporterait un éclairage original sur les limites géographiques de la

musique contemporaine : le lieu d’édition des partitions et le jeu des taux de change les

rendent en effet presque inaccessibles dans de nombreux pays.

Conclusion

29 A travers ce tour d’horizon non exhaustif des manières possibles d’aborder les

partitions en ethnomusicologie – leur fabrication, leurs usages, leur circulation –

j’espère avoir attiré l’attention sur cet objet peu étudié. L’ethnomusicologie gagnerait à

faire appel aux outils méthodologiques des disciplines voisines, en particulier

l’anthropologie économique, l’anthropologie des techniques et la sociologie. La

description ethnographique d’un ethnomusicologue peut ainsi se fonder sur le

programme d’observation annoncé par Bartholeyns, Govoroff et Joulian dans leur

introduction à un numéro récapitulatif de Cultures et Technique : « Que décrire ? Non

seulement des entités finies (des objets) mais également les gestes qui les animent, les

savoir-faire nécessaires au bon accomplissement d’une tâche, ou, sur un autre plan, les

innovations ou les significations sociales ou politiques des outils, leurs dynamiques et

trajectoires dans le temps et l’espace » (2010 : 11). En suivant les trajectoires de ces

objets, on apportera ainsi un éclairage sur leur usage qui pourra enrichir l’analyse

musicologique des partitions et permettra de les aborder tout en contournant le

« paradigme graphocentrique » de la musicologie (Campos et al. 2006) ; rendues à leur

contexte de production et d’utilisation, les partitions ne sont plus une réplique en deux

dimensions de l’œuvre sonore, que l’on analyse à la place de l’œuvre pour des raisons

pratiques, mais un outil passant entre les mains de divers acteurs et à l’aide duquel ils

créent de la musique. Bien que « musique » et « partition » soient parfois synonymes

dans le langage familier des musiciens, on pourrait écrire en tête de chaque partition :

« ceci n’est pas de la musique » ; elle est plutôt un instrument de la musique. L’étudier

en tant que tel pourra révéler sous un jour original les conditions sociales,

économiques, ou encore juridiques de la création musicale.

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TAYLOR Timothy, 2007, Beyond Exoticism. Western Music and the World. Duke University Press.

TENZER Michael, dir., 2006, Analytical Studies in World Music. Oxford University Press.

WILL Udo, 1999, « La Baguette magique de l’ethnomusicologue ». Cahiers d’ethnomusicologie 12 :

9-33.

NOTES

1. http://www.cnrtl.fr/definition/partition, consulté le 14 octobre 2016.

2. Bruno Nettl note la même résistance à une ethnomusicologie de la musique savante

occidentale (1995 : xi).

3. Pour une histoire critique de ce type d’analyse musicale, cf. Campos et Donin 2009.

4. Les prénoms des étudiants ont été modifiés.

5. Cf. entre autres Kaddour 2009, et Loiseleux 2014, le carnet de recherche en ligne « Gestes,

instruments, notations dans la création musicale des XXe et XXI e siècles » de Barthel-Calvet,

Canonne, Donin et Trubert : https://geste.hypotheses.org/a-propos, ainsi que le colloque « le

musicien à l’œuvre : le geste et ses représentations », 26-27 novembre 2009, Ecole normale

supérieure, Paris ; ou, pour le point de vue d’une kinésithérapeute, Mathieu 2004.

6. Artyom Kim, entretien du 8 octobre 2010, théâtre Ilkhom, Tachkent.

7. Artyom Kim, entretien du 28 mai 2012, Goethe-Institut de Tachkent.

8. Ibid.

9. Source : Banque mondiale, http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GNP.PCAP.CD?

locations=UZ (consulté le 14 octobre 2016).

RÉSUMÉS

Alors que l’ethnomusicologie se tourne depuis quelques décennies vers les musiques savantes

occidentales, pour lesquelles la notation est particulièrement importante, les ethnomusicologues

ont porté assez peu d’attention aux partitions en tant qu’objets fabriqués, manipulés, investis par

les acteurs. Cet article propose d’explorer des manières possibles d’étudier ces objets à travers le

cas d’un ensemble de musique contemporaine à Tachkent, Ouzbékistan, et de la master class de

composition qu’il organise. On s’attachera en particulier à la fabrication des partitions, à leur

modification, à leur appropriation par les musiciens, et enfin à leur circulation et aux réseaux et

frontières que tracent leurs parcours.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

82

AUTEUR

LUCILLE LISACK

Lucille LISACK a soutenu en 2015 une thèse portant sur la création musicale en Ouzbékistan, à

l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) et à la Humboldt Universität (Berlin). Elle est

actuellement chercheure associée au Centre Georg Simmel.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Musique, mémoire et émotion : leslamentations, un objet de lapsychanalyse et de l’art-thérapie ?Mina Dos Santos

On peut dire que les deux propositions

« L’homme est un être de culture » et « L’homme

est un être de psychisme » sont rigoureusement

équivalentes.

Tobie Nathan (1986 : 32)

1 Les lamentations, entre musique, mémoire, émotion, pleurs, parlé et chanté,

constituent un prisme rêvé pour éclairer les points communs entre musicothérapie et

ethnomusicologie. Elles permettent de préciser le rôle de la pleureuse, la libération

d’affects pénibles en rejouant un drame. Se pencher sur leur forme même, qui semble

révéler une frontière très mince entre l’objet thérapeutique et l’objet

ethnomusicologique invite à se questionner sur les spécificités de l’ethnomusicologie et

son devenir.

2 Si l’ethnomusicologie et la musicothérapie apparaissent bien distinctes, c’est en

reprenant un cursus de musicothérapie à l’Hôpital Sainte-Anne, (Université de

médecine Paris-Descartes Paris V) puis des études de psychologie, que des parallèles

m’ont paru évidents, et vertigineux car ils semblaient ouvrir des champs d’exploration

dans lesquels je pouvais me perdre1…

3 De nombreuses fois, j’ai ressenti l’envie de croiser l’ethnomusicologie avec d’autres

pratiques professionnelles. Il y a quelques années, je m’étais interrogée sur la place du

Patrimoine Culturel Immatériel, notamment celui des lamentations, dans l’espace

muséal. Aujourd’hui, cet article m’offre la possibilité d’éclairer le parallèle avec les

pratiques de musicothérapie, en empruntant aussi à la psychanalyse et

l’ethnopsychiatrie.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Les interactions entre ethnologie et psychanalyse

Œil et mémoire : de l’observation à l’anamnèse

4 Le premier élément commun entre musicothérapie et ethnomusicologie est la part

dévolue à l’humain et à la musique. Le vocabulaire même peut être commun aux deux

champs d’investigation ; « terrain », « anamnèse » sont des termes utilisés avec le

même signifié et l’histoire de l’« observé » musical semble tout aussi importante pour la

construction d’un corpus ethnomusicologique, que pour constituer les éléments

d’anamnèse d’un dossier de patient.

5 Au sujet de l’anamnèse, Joël Candau écrit dans son Anthropologie de la mémoire :

Plusieurs observations incitent à penser que les souvenirs autobiographiquesspontanés sont plus souvent exacts lorsqu’ils sont suscités, par exemple, par unequestion posée par le narrataire. Par conséquent, lorsque des informateurs ensituation d’anamnèse font preuve d’une rétention mémorielle, le fait de solliciteravec trop d’insistance peut induire un assez grand nombre de souvenirs inexactsvoire même inexistants. Grâce à des recherches récentes en psychologieexpérimentale, on connaît en effet des exemples de remémoration d’événementsn’ayant jamais existé. En pratique, l’ethnographe qui recueille des récits de vie doittrouver un équilibre difficile entre la réserve et la sollicitation. […] En revanche, s’ilse met trop en retrait, il risque de buter sur la « mémoire réservée », sorte de « gelmnésique » qui se produit lorsqu’il existe un décalage trop grand entre les modèlesculturels anciens et ceux d’aujourd’hui. Le narrateur pense alors que ses histoiresne vont « intéresser personne » et appauvrit son récit de vie. (Candau1998 : 105-106)

6 Ce type de dialogue fait directement écho à l’entretien clinique, tel qu’il est pratiqué

par les psychologues et tout praticien du soin. Qu’est-ce que l’interrogé décide de

donner ou de conserver pour lui ? Quelle part d’intimité offre-t-il de lui ? Dans la

collecte des mémoires, la place de l’intime est essentielle. En cela, la démarche de

l’ethnomusicologue est fondamentalement différente de celle du psychologue.

L’ethnomusicologue semble effectuer un mouvement allant vers l’extérieur, vers

l’Autre, tandis que le psychologue semble effectuer un mouvement vers l’intérieur de

l’Autre. Ajoutons que dans le cas de l’entretien clinique, la demande vient (a priori) du

patient. C’est lui qui se tourne vers un autre, tandis qu’avec l’ethnomusicologie, la

demande émane de celui qui cherche et collecte. Cette tendance à la collecte s’est vue

cependant inversée par des mouvements de sauvegarde(s) patrimoniale(s) orchestrés

par l’UNESCO où ce sont les « autres » qui adressent une demande de sauvegarde de

leur propre patrimoine aux ethnomusicologues et instances juridiques…

7 Mais, pour revenir aux parallèles entre la posture de psychanalyste et d’ethnologue,

voici une réflexion de Georges Devereux :

En ce qui me concerne, je maintiens qu’en devenant également psychanalyste, j’aitout simplement parachevé ma formation d’ethnologue, c’est-à-dire spécialiste dela culture de l’homme. Si j’avais d’abord été psychanalyste, j’aurais certainementéprouvé le besoin d’étudier aussi l’ethnologie, afin de parachever ma formation despécialiste du psychisme humain. (Devereux 1970 : 83)

8 Si l’on étend cette réflexion à l’ethnomusicologie et à la musicothérapie, nous

pourrions dire que l’ethnomusicologue travaille avec son œil comme il utilise ses

oreilles. En cela, le métier de musicothérapeute ressemble en tout point à celui de

l’ethnomusicologue. Ces deux professionnels, en fonction de la posture qu’ils adoptent,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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auront à travailler la relation à un Autre avec la musique comme canal principal de

création et de communication. S’il n’est pas demandé au psychothérapeute de

s’engager de la même manière dans la relation avec son patient – notamment parce

qu’il ne divulguera pas ce qui lui aura été dit en séance –, l’on peut insister toutefois sur

une forme d’alliance musicale et thérapeutique qui mettra en jeu des facteurs spatio-

temporels et musicaux, cela faisant écho au principe même de la relation analytique.

Une relation tiercéisée ? : le médium musical

9 Si les thérapies à médiation artistique (ou art-thérapie) assignent à la parole une place

secondaire, il n’en demeure pas moins qu’avec certains patients, la parole peut s’avérer

essentielle notamment dans la collecte d’informations et sur leur rapport à l’art. Voici

ici une brève définition de l’art-thérapie :

Les psychothérapies à médiation artistique sont des techniquespsychothérapeutiques qui utilisent les pratiques artistiques comme principalmoyen de communication et d’expression. La parole n’est pas l’outil principal ; c’estautour de l’engagement dans un travail créatif que le travail de réflexion etd’élaboration se met en place. En cela, elles se différencient d’une part despsychothérapies verbales et d’autre part, des autres psychothérapies médiatisées.(Dubois 2013 : 15)

10 Dans le cadre de la musicothérapie, Rolando Benenzon, un psychiatre argentin

considéré comme le père fondateur de la discipline, introduit un concept intitulé

« l’identité sonore », plus communément appelé ISO. Il définit cette dernière comme

étant « la notion d’existence d’un son ou d’un ensemble de sons ou de phénomènes

sonores internes qui nous caractérisent, nous individualisent » (Benenzon 1992). Le

musicothérapeute, dans le cadre de son travail, sera amené à comprendre et à définir

l’identité sonore de son patient afin de comprendre les relations que celui-ci entretient

avec la musique. D’une certaine manière, c’est exactement, le même travail qu’effectue

l’ethnomusicologue lorsqu’il se rend sur le terrain.

11 De fait, en musicothérapie comme en ethnomusicologie, la médiation se trouve au cœur

de la relation.

12 Edith Lecourt, la pionnière de la musicothérapie en France, affirme que, « par le choix

de la médiation et par la proposition du matériau, il y a induction de la forme et du

contenu de l’expression, comme des qualités relationnelles mobilisées. […] La musique

développe l’activité sonore, introduit la dimension groupale, engage le corps et peut

avoir des effets relationnels massifs. […] Le support est parfois plus qu’un

intermédiaire, qu’une aire de jeu, il peut avoir, dans ses caractéristiques, quelque chose

qui fasse sens. […] L’efficacité du remède est alors liée à une expérience relationnelle

archaïque qui se trouve sémantisée dans certaines caractéristiques du réel (une

couleur, un son, une musique, une odeur, un paysage, une alliance etc.) et cela bien

avant la parole (c’est aussi le goût de la madeleine de Proust) ». Edith Lecourt ajoute :

« on ne peut négliger cet aspect de notre travail avec les médiations, où il est encore

trop peu exploré » (Lecourt 2006 : 59). En cela, l’ethnomusicologie aurait beaucoup à

apporter à la musicothérapie, sans nul doute.

13 Dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895, Freud assigne au cri poussé par le

bébé un rôle important. Le cri est d’abord une pure décharge motrice de l’excitation

interne, selon le schéma réflexe qui constitue la structure première de l’appareil

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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psychique. « La voix de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême

importance ; celle de la compréhension mutuelle » (1950 [1895]).

14 Le cri, les pleurs, seraient donc en premier lieu un moyen de communiquer avec

l’Autre. L’ Autre, qui est beaucoup plus que le père ou la mère, mais qui représente une

forme d’altérité. Cette théorie sera complétée par Didier Anzieu avec l’introduction du

Moi-peau complétée par celle d’enveloppe sonore. C’est l’enveloppe sonore qui nous

intéresse ici. Anzieu écrit à son sujet : « Le Soi se forme comme une enveloppe sonore

dans l’expérience du bain de sons, concomitante de celle de l’allaitement. Ce bain de

sons préfigure le Moi-peau et sa double face tournée vers le dedans et le dehors,

puisque l’enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par

l’environnement et le bébé » (Anzieu 1985). Cela amènera l’individu à se construire et à

se confronter au réel, à prendre sa place dans la société en trouvant ses propres

limites : celles du dedans et du dehors. Le Moi-peau, constitue justement cette

enveloppe assez solide pour contenir le Moi et lui permettre de se construire sans

tomber dans la pathologie (névrose, psychose, perversion…).

Recueil de données : la parole, l’oral, la mémoire, données de la

relation

15 Un autre point concerne la prise de notes : ce que le thérapeute choisit de garder, ce

qu’il va noter (ou non) lors d’une séance, ce qu’il va mémoriser ou oublier.

16 Dans le cadre du terrain ethnomusicologique, il semble tout à fait naturel de prendre

des notes, de filmer et d’enregistrer. Cela ne serait nullement possible dans le cadre

d’une séance de musicothérapie, sauf si cela entrait dans le dispositif thérapeutique mis

en place par le thérapeute. Toutefois, ici, la notion de mémoire est centrale et pose la

question de ce que le thérapeute choisit de conserver qui lui semblerait important pour

comprendre son patient, un choix de même nature que celui qu’effectue

l’ethnomusicologue à travers les données multiples qu’il recueille.

17 Le thérapeute et l’ethnomusicologue sont des collecteurs de mémoire et de récits.

Comme évoqué plus haut avec Joël Candau, la mémoire et les récits de vie sont souvent

au cœur de la relation. J’ai expliqué ailleurs ces points (Dos Santos 2010 : 263-291) où

l’amorce de la relation s’effectue certes par la parole, mais où l’ethnomusicologue, pour

comprendre le matériau avec lequel il travaille, est obligé de le contextualiser et, de

fait, de s’immerger dans son terrain par le recueil des récits de vie. Freud, dans ses Cinq

leçons sur la psychanalyse (1921) rappelle que le transfert et le contre-transfert existent

dans chaque type de relation. Le psychanalyste, comme l’ethnomusicologue, se

retrouve pris dans des liens de confidence. S’ensuivent des rapports forcément

transformés, modifiés, qui auront des conséquences directes sur la recherche de l’un et

de l’autre.

18 De par l’approche mémorielle, la collecte et la rencontre d’émotions approchées dans le

cadre de mon terrain autour des lamentations mais aussi de mon travail de

musicothérapeute, j’ai souhaité examiner les liens qu’entretenaient la musique, la

mémoire et l’émotion dans les lamentations. Cet article en offrait l’occasion.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Musique, mémoire et émotion

Mémoire et émotion : comment le trauma et les émotions liées aux

traumatismes forgent nos souvenirs

19 Dans le cadre de l’entretien psychanalytique, Freud prône l’association libre comme

première règle fondamentale car elle permet au sujet d’exprimer des pensées qui lui

viennent à l’esprit de façon spontanée ou à partir d’un élément donné. Pour Freud,

l’association libre serait née du trauma. Or, les lamentations semblent indirectement

issues d’une forme de traumatisme. Le récit de vie, dans le cadre de mon terrain, fut

une amorce pour accéder aux lamentations en Russie chez les babouchkas (grands-

mères en russe). A partir du parlé, des associations « libres », je pus m’immiscer dans la

mémoire de ces femmes et accéder à leurs affects refoulés. Pour ne pas trop céder à la

tentation psychanalytique, nous pourrions qualifier le terme d’affect de « sentiment ».

André Green affirme que l’affect constitue la partie inexplorée de la psychanalyse, trop

souvent délaissé au bénéfice de la parole. Or, les lamentations se trouvent justement au

carrefour de l’affect et de la parole, en cela qu’elles sont à la fois chantées, pleurées, ou

constituées de « paroles mélodisées » (Amy de la Bretèque 2013).

20 La relation entre lamentations et mémoire pourrait être approchée à partir de la

mémoire autobiographique. Olga Lanberg, art-thérapeute et psychologue rapporte

que la mémoire autobiographique pourrait se définir :

comme une structure cognitive individuelle (une sorte d’intermédiaire) reflétant laréalité de l’individu sous différentes formes d’identification de soi à différentescaractéristiques physiques et personnelles, le ressenti de l’unicité de son histoirepersonnelle et de la succession des étapes de la vie. C’est la mémoireautobiographique qui assure la fixation, la sauvegarde, l’organisation etl’actualisation de l’information sur l’expérience personnelle, sur les événementsimportants de la vie du sujet, et qui définit l’aspect temporel de l’existence et del’auto-identification de la personne. (Lanberg 2016 : 123)

21 Veronika Nourkova, docteur en psychologie, insiste sur le fait que l’état harmonieux de

la personne du point de vue de « l’approche positive » (Nourkova : 2015) de la mémoire

autobiographique consiste non en l’absence d’expérience traumatique mais en

l’atteinte de l’équilibre entre les souvenirs traumatisants et soutenants, qui la conduit à

une attitude de vie positive envers sa vie, « une vie difficile, mais heureuse », ce qui

semblerait bien être le cas des babouchkas. Les lamentations signifient le traumatisme

et l’expurgent d’une certaine manière par la présence singulière des pleurs, au centre

même de cette forme vocale et musicale.

Comprendre l’émotion au travers de la structure musicale, du timbre,

de l’échelle et des pleurs

22 John Blacking (1980 [1973]), lorsqu’il s’intéresse aux universaux musicaux, affirme que

si le contexte culturel est indispensable à la compréhension de la musique d’une

communauté, il n’en demeure pas moins essentiel d’étudier sa structure.

23 Voici la structure type d’une lamentation telle qu’il m’a été donné de la collecter en

Russie il y a quelques années.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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24 Les paroles sont syllabiques et, si elles semblent osciller autour d’une note que l’on

pourrait caractériser de note de référence (le fa en l’occurrence), l’on observe une

chute à la fin de la phrase signifiée par un point d’orgue.

Extrait d’une lamentation funéraire sur le frère

А братец ты мой родимый Ah ! Mon petit frère chéri !

А братец же (entendre жа) ты мой любимый Ah ! Mon petit préféré

А кровиночка же ты моя Ah ! Mon petit sang

А куда ж’ ты так ранено ушёл ? Ah ! Où es-tu parti blessé ?

А на кого же ты нас оставил ? Ah ! Dans quelles mains nous as-tu laissés ?

25 Dans la lamentation proposée ci-dessus, s’égrènent des notes conjointes sur un

intervalle de tierce majeure puis apparaît une chute symbolisée par un saut d’octave

matérialisant une sorte d’effondrement. Comme si la pleureuse, tel Sisyphe, cherchait,

par la musique, à « remonter la pente » sans y parvenir, et finissait par décliner

vocalement. Le corps, bien évidemment engagé, soutenu parfois par des balancements

d’avant en arrière, et la voix de tête (qui traduit un timbre spécifique) viennent

souligner une situation particulière, dramatique. Les répétitions de l’interjection

« ah ! » en début de chaque vers permettent d’engendrer un processus mélodico-

rythmique, d’entraîner la pleureuse dans ce cycle funèbre qui passe par le

ressassement. Aucune échappatoire ne semble possible, sinon pleurer.

26 La voix joue ici un rôle majeur. Guy Rosolato dit de la voix qu’elle se trouve entre corps

et langage (Rosalato : 1969). En cela, elle engage autant la pensée que le corps et, dès

qu’elle est « mélodisée », elle entraîne un autre langage, celui de la musique.

27 Il est difficile de parler des pleurs. Il existe peu de littérature à ce sujet. En

psychanalyse, on parlera d’affect, d’éprouvé, de sentiment, pas vraiment d’émotion

mais ces différents termes semblent encore avoir du mal à être définis.

Il y a d’abord le fait que l’émotion, contrairement à l’affect, apparaît comme unmouvement du sujet dont la source essentielle est un événement du mondeextérieur et non une représentation qui émane du monde intérieur. […] Il y a parailleurs dans le terme d’émotion quelque chose qui connote une perspective dedécharge dans l’agir, et là encore la différence se marque avec ce qu’il en est del’affect. (Danon-Boileau 1999 : 10)

28 « Le mot émotion nous parle, étymologiquement, d’un mouvement hors de soi. […] Au

moyen-âge, émouvoir signifiait “faire sortir du calme, pousser au soulèvement”, et

l’émotion désignait alors, logiquement, le “trouble social”, la “sédition”, la révolte en

acte » (Didi-Hubermann 1995 : 681). On peut lire, dans les Etudes sur l’hystérie de Freud,

une remarquable description de ce que peut un corps lorsqu’il se sent affecté. « Les

affects “actifs”, “sthéniques”, compensent la poussée d’excitation (psychique) par une

décharge motrice. Les cris et les sauts de joie, le tonus musculaire accru de la colère, les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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vociférations, les représailles, permettent à l’excitation de se décharger par certains

mouvements. La souffrance morale, elle, se débarrasse de l’excitation par des efforts

respiratoires et par des sécrétions : les sanglots et les larmes. Chacun peut

journellement constater que ces réactions tendent à diminuer et à apaiser l’excitation »

(Freud 1895 [1973] : 5). Tobie Nathan ajoutera qu’il s’agit d’une forme de projection,

d’expulsion au sens où il faut entendre que la pulsion sort de soi. « La projection prend

également modèle sur d’autres formes d’excrétion : le crachat, la transpiration, mais

aussi l’écoulement vaginal, expression du désir féminin qu’on retrouve également dans

les larmes et dont la formule “laisser couler” assure la transformation » (Nathan

1986 : 173). Etrangement, Françoise Héritier, la grande disciple de Claude Lévi-Strauss,

qui s’est beaucoup intéressée aux sécrétions, omet (volontairement ou

involontairement ?) de parler des larmes …

29 Que traduisent les larmes et comment sont-elles perçues dans la littérature ? Si elles

sont souvent assimilées au fleuve, au temps qui passe et au présent, il existe finalement

peu d’écrits parlant des larmes. Anne-Vincent Buffault dans son Histoire des larmes

(Buffault : 1986) rappelle l’existence d’un genre propre au XVIIIe siècle appelé comédie

larmoyante à la croisée de la tragédie et de la comédie mettant en scène des

personnages privés dans une action sérieuse avec comme but final d’élever le public.

Mais nous sommes encore loin des lamentations qui exigent une modification du

timbre et oscillent entre le parlé et le chanté. Les larmes semblent toujours mises de

côté. S’agit-il d’un chant pleuré ou de pleurs chantés ? Que représentent les larmes

dans la société ?

Les lamentations, un espace psychique, une « airetransitionnelle » à la façon winnicottienne

Jouer : l’expression de la bonne santé mentale au sens Winnicottien

du terme

30 Donald Winnicott affirme qu’un thérapeute ne sachant pas jouer ne peut être un bon

thérapeute. L’ aire transitionnelle de Winnicott remonte à la petite enfance et

représente l’espace à l’intérieur duquel l’enfant va progressivement jouer seul en

présence de la mère. C’est-à-dire que petit à petit, l’enfant gagne une autonomie et se

crée une identité. Détaché des angoisses liées à l’existence, il découvre le jeu, se

construit une aire psychique propre dans cet espace potentiel où il forge sa

personnalité.

La psychothérapie se situe en ce lieu où ces deux aires de jeu se chevauchent, celledu patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? A deuxpersonnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’estpas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’estpas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. (1971 [1975] : 84)

31 L’enfant, ainsi que le patient, expérimentent l’aire transitionnelle comme un lieu de

transition et d’évolution. Le moment du rituel semble identique à cet espace hors temps

créé dans le cadre de la thérapie. Ce moment de recréation et de récréation est selon

Winnicott l’expression de la bonne santé. « Jouer est une expérience : une expérience

créative qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la

vie ». « C’est le jeu universel qui correspond à la santé : l’activité de jeu facilite la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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croissance et par là même, la santé. Jouer conduit à établir des relations de groupe »

(Winnicott 1972 : 90).

32 Les lamentations et, notamment, celles portant sur la mère témoignent de l’expression

d’un abandon que le sujet ne peut souffrir. Il s’agit de la perte d’un « objet », pour

reprendre les termes analytiques, et tout le moi se concentre sur le travail du deuil, se

traduisant par une tristesse intense et prolongée, une grande fatigue, ces deux

symptômes caractérisant (entre autres) l’expression du deuil. Face au deuil et à la perte

de l’objet, l’homme a peu de choix. Vladimir Jankélévitch, l’un des traducteurs de

Freud, affirme que « quand on ne peut fléchir l’inflexible, révoquer l’irrévocable ni

renverser l’irréversible, il ne reste rien d’autre à “faire” – suprême ressource ! – qu’à

pleurer ou à chanter. C’est tout ce qu’il reste à faire quand il n’y a rien à faire. Pleurer,

souffrir, chanter, rêver… » (Jankélévitch 1974 : 185). C’est de cette manière que le deuil

semble pouvoir exister. Les quelques vers ci-dessous sont signés de la main de Donald

Winnicott lui-même qui, étrangement, ne semble pas s’être intéressé aux lamentations.

Mère en dessous pleure,Pleure,Pleure,Ainsi l’ai-je connue.Autrefois, allongée sur ses genouxComme à présent sur l’arbre mortJe lui apprenais à sourire,A contenir ses larmes,A se défaire de sa culpabilité,A soigner sa mort intérieure.La rendre vivante était ma vie.(Philipps/Winnicott 1998)

33 Pleurer et chanter donc… La musique portée par la voix adresse une plainte à

l’entourage, à l’autre, à un Autre bien plus grand que le commun des mortels. Mais celui

qui est accusé est aussi celui qui part, celui qui quitte les vivants car il leur procure du

chagrin et en est responsable. C’est donc au défunt que la plainte est adressée

annonçant les prémices d’un deuil en musique.

Extrait d’une lamentation funéraire sur la mère

А матушка моя милая Ah ! Ma chère petite mère

А матушка моя любоя (entendre любыя) Ah ! Ma mère bien aimée !

А зачем же ты меня покинула ? Ah ! Pourquoi m’as-tu abandonnée

А как же я теперь буду жить без тебя ? Ah ! Comment vais-je bien pouvoir vivre sans toi ?

34 Dans la lamentation exposée ci-dessus, le fait de pouvoir jouer en présence de la mère

puis sans la mère est tout à fait révélateur d’une autonomie fragile et précaire. Le

traumatisme de la perte est rejoué. Dans cette aire entre deux mondes, c’est finalement

le jeu qui permet une amorce du deuil. Le jeu non pas au sens purement ludique – mais

en tant que moyen d’expression – réunit plusieurs personnes et incite à résoudre un

conflit intrapsychique autant individuel que collectif. La douleur, elle, ne disparaît pas,

bien au contraire, elle est martelée et rappelée jusqu’à ce que la pleureuse s’effondre.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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L’expression de la plainte ne fait pas taire la douleur. Elle s’accompagne d’unerésignation silencieuse ou d’une accusation muette. A qui pourrait-elle s’adresser ?La plainte est portée contre X. […]. Dans le cadre de la consultation, elle tient lieu depsychisme ; les affects qu’elle véhicule, pris en masse dans la douleur, cherchentdésespérément un sens. Ils représentent un appel qui reste sourd, par défaut, àtoute réponse ; un appel qui ne trouve pas d’objet, qui ne cherche pas d’objet maisqui demeure, comme témoin de la souffrance mais aussi comme vestige d’une imagematernelle maintenue dans l’espérance à travers le désespoir. (Burloux 1999 : 45)

35 Pour dépasser la plainte, la transformer, il semblerait que la capacité de pouvoir jouer

soit donc essentielle. Si la bonne santé se traduit par la sociabilité, l’interaction et la

création, cela à travers un espace social, alors jouer et recréer (pensons au terme de

récréation tout à fait révélateur du jeu et de la création) sont primordiaux dans la vie

de l’homme. Dans l’ouvrage L’ animisme parmi nous, Doris Bonnet pose la question

suivante : « peut-on rapprocher un jeu d’enfants et un psychodrame en les assimilant à

un rite ? »

Comme le rite, ils s‘élaborent dans un cadre, apparemment spontané, mais en faitdoté d’une cohérence à la fois spatiale et temporelle, de preuves gestuellesd’authenticité du “faire-semblant”, de codes et de postures culturelles. […] Dans lesdeux cas, le discours du corps se substitue à celui de la parole, même si le ritecomme le jeu d’enfants et le psychodrame ne sont pas dénués de parole. Dans lesdeux cas, on imagine qu’il y a un plaisir de la fiction, un plaisir de chercher le seuildu faire-semblant. Dans les deux cas aussi, se pose la question du rapport del’individu au groupe, du rôle qu’il occupe dans ce jeu de rôles (Bonnet 2009 : 167).

36 Je fus heureuse de découvrir un tel questionnement car il faisait directement écho à

l’hypothèse que j’énoncerai ci-dessous : peut-on parler des lamentations comme d’un

psychodrame musical ?

Les lamentations comme « psychodrame musical » : de l’individu au

groupe

Le monde est une scène de théâtreEt la vie est un jeu.Viens donc, apprends à jouer,Renonce au sérieux de la vie ;Ou alors prépare-toiA supporter les souffrances du drame.(Palladas, IVe siècle après J.-C./Nathan 1986 : 103)

37 Comparer les lamentations au psychodrame et notamment au psychodrame musical

pourrait paraître hérétique. En effet, le psychodrame n’apparaît pas comme une forme

de théâtre mais bien comme un processus psychanalytique. Jean-François Rabain, dans

son article sur le psychodrame, précise : « à l’expression théâtrale spontanée et

cathartique, vont venir s’adjoindre l’écoute et l’interprétation psychanalytique des

conflits en particulier inconscients. […] En mettant lui-même en scène ses propres

conflits, le patient se retrouve en effet auteur et acteur de son propre drame » (Rabain

1997 : 633). Il ajoute : « Le psychodrame se réfère à un certain nombre de paramètres

spécifiques qui lui permettront de rester psychanalytique. On peut citer le cadre, la

scène, le transfert, la fonction miroir du corps, les deux temps du psychodrame, la

scansion de la séance enfin qui donne au psychodrame son originalité particulière. La

fonction contenante du cadre est assurée par la constitution d’un groupe

psychodramatique : meneur de jeu, co-thérapeutes, patient, qui est support

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

92

d’identifications narcissiques et où sera posée la question de l’identité et aussi de

l’altérité. La dimension groupale avec sa fonction contenante permet la mobilisation

d’identifications simultanées sur les différents adultes du groupe et leur élaboration

symbolique ».

38 L’envie de comparer les lamentations au psychodrame est peut-être née avant tout d’un

manque de mots pour exprimer un processus, un acte thérapeutique mais aussi

dramatique et musical. Car il s’agit bien de soulager des affects pénibles en les mettant

en scène à l’intérieur d’un espace scénique.

39 La pleureuse, entourée du groupe faisant à la fois office de public mais aussi

d’« enveloppe » va permettre au conflit psychique et au trauma d’être rejoués. De plus,

une attention particulière sera portée à la scansion, tout comme dans le rituel funéraire

où chaque parole et « mise en bouche émotionnelle » sera jugée pour sa valeur tragique

et dramatique.

40 L’une des spécificités du psychodrame consiste en la présence d’un meneur de jeu qui

sera là pour l’interrompre ou pour y faire entrer des co-thérapeutes avec les patients

afin d’orienter la scène en train d’être jouée. Dans les lamentations, rien de tout cela

hormis une pleureuse dont le rôle est le suivant : déclamer des vers où musique et

affects semblent être au même niveau au point de permettre à l’assemblée de pleurer

en écho avec elle. Personne ne viendra arrêter la pleureuse, sinon d’autres pleureuses

qui lui souffleront que « cela suffit »… La question de l’écho interroge également car

elle renvoie aux fondements même de la psychanalyse avec la légende de Narcisse et

d’Echo qui, tombée amoureuse de lui, ne pourra que répéter le dernier mot entendu.

A la manière du théâtre antique, la question du chœur, du groupe, rappelle que la

souffrance individuelle touche également le collectif. Le groupe n’est pas seulement un

espace de rencontres, mais bien un espace où naissent des émotions et des pensées

communes. D’où l’idée de jeu répondant à des règles, à une identité autant qu’une

altérité, à l’individu et au collectif.

41 Ces affirmations renvoient à la réflexion de Georges Didi-Hubermann, qui livre la

pensée suivante : les émotions sont l’affaire de tout un chacun, voire l’affaire de nous tous. Il

développe : « l’émotion est incompréhensible selon l’individu – ou le je – dans la

mesure où elle se déploie selon une dimension particulière en laquelle viennent se

toucher le pré-individuel (l’autre du dedans) et le trans-individuel (l’autre du dehors) »

(Didi-Huberman 2016 : 49).

42 Cela pour terminer sur cet espace liminal propre à toute forme de rite de passage si

bien décrit par Arnold Van Gennep.

L’autre espace : une transition entre passé et futur, dedans-dehors.

Le thérapeute, chamane urbain ?

Pour les groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger etse reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître. (Van Gennep 1981[1909] : 272)

43 Dans son Traité d’ethnopsychiatrie clinique (1986), Tobie Nathan affirme que « dans la

société occidentale, seule la psychanalyse est comparable au système chamanique,

puisqu’elle associe une thérapeutique globale du sujet, une théorie dramatisée d’un univers

psychique fractionné (ça, moi, surmoi, conflits intrapsychiques, etc.). De plus, le

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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thérapeute fait office de médiateur entre le sujet malade et son double : l’inconscient »

(Nathan 1986 : 139).

44 Cet espace médiatisé révèle un entre-deux, un moment hors du temps, ce que Freud

nomme le Zeitlos ou le temps de l’inconscient. La pleureuse, comme le chamane, le

psychanalyste ou l’art-thérapeute, se retrouve créatrice d’un espace tiers permettant

un passage, une transition. C’est ce que Winnicott a nommé l’espace transitionnel ou

l’espace potentiel, à l’intérieur duquel se rejouent les conflits psychiques, somatiques et

qui peut permettre leur résolution.

45 André Green lors de la clôture du colloque « L’ animisme parmi nous » (Asséo 2009),

établira cinq parallèles entre la psychanalyse et l’ethnologie :

la sexualisation fondamentale qui imprègne les rituels chamanistiques et le dualisme

pulsionnel vie/mort

la place du jeu

la focalisation des activités agressives et destructrices

le statut transitionnel

le rôle du symbolique

46 Sans retracer un historique des recherches qui ont comparé la psychanalyse et le

chamanisme, il semble toutefois intéressant de rappeler ce phénomène. De Freud à

Lévi-Strauss en passant par Georges Devereux ou Roberte Hamayon, les ethnologues

comme les psychanalystes se sont heurtés à des similarités entre ces deux « agir »

thérapeutiques. Dans le cadre des lamentations, il ne s’agit pas de comparer la

pleureuse à un chamane car il n’est pas certain qu’elle soit investie du même pouvoir

« magique » aux yeux de la communauté. Toutefois, c’est elle qui semble désignée

comme devant pleurer pour le groupe et donc faire office de médiatrice. La pleureuse

n’est pas une chamane et on ne lui attribue pas de pensée magique ; cependant, si son

âme n’est pas entièrement investie dans son chant, cela peut menacer l’efficience du

rituel. Cette idée est déjà avancée en 1949 par Lévi-Strauss, qui parle d’efficacité

symbolique du rituel. Ce qu’il y a de commun entre les pleureuses, le chamane et le

psychanalyste reste la fonction thérapeutique attribuée soit au rituel, soit aux

entretiens cliniques menés par l’analyste. Corps et psyché se trouvent au centre des

pratiques de ces trois personnages.

Le concept de chamanisme est le fruit d’une construction occidentale, qui s’est faiteen plusieurs étapes. Pour les premiers observateurs (fin du XVIIe siècle), issus duclergé russe orthodoxe, le chamane est un personnage religieux, un rival dangereuxque l’on suppose au service du diable, car il crie et gesticule d’une manièreextravagante, contraire au recueillement chrétien. Cette perception ancre l’idéeque le chamanisme associe l’état de l’âme et l’expression corporelle. (Hamayon2009 : 213)

47 Roberte Hamayon insiste sur le fait que le chamane, en permanence, joue pour attirer

la chance à la chasse, s’entraîne et se prépare à se battre dans la réalité. « Jouer, c’est

enfin et peut-être surtout, pour le chamane, interagir avec les esprits de façon à

l’emporter sur eux, tout en respectant la loyauté due à tout partenaire et garante de la

perpétuation de l’échange » (Hamayon 2009 : 201).

48 André Green ajoutera sur la place du jeu : « A la différence de la conception du jeu

rencontrée par Winnicott, le chamanisme pratique un jeu plus intéressé. Il s’agit d’un

jeu pour gagner. … La mort est la borne où s’arrête le jeu ». « Et quand les jeux rituels

deviennent obligatoires, on comprend qu’ils sont sérieux » (Green 2009 : 219).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Conclusion

49 Pour conjurer la mort, la perte, l’homme n’a d’autre choix que de créer du symbolique –

parlé, chanté, peint, dansé… – cette création offre un autre temps, le seul sur lequel

l’homme semble avoir prise grâce à l’intervention d’un tiers.

50 L’ethnomusicologie a-t-elle encore sa singularité si elle est incorporée à ce point à

d’autres disciplines tout autant analytiques ? Ce qui relie fondamentalement la

musicothérapie et l’ethnomusicologie concerne la construction de la relation musicale

entre un sujet et l’Autre, voire des autres. Leur finalité respective n’est évidemment pas

la même, mais elle interroge tout autant la relation de l’humain à l’art et la façon dont

la musique peut structurer un individu ou une société. A la manière structuraliste de

Lévi-Strauss ou dans la recherche des universaux de Blacking, existerait-il une

grammaire musicale qui se retrouverait dans différentes cultures ou civilisations,

notamment lorsqu’il s’agit d’affects ? Comment jeu et musique se répondent-ils, eux qui

s’inspirent du même champ lexical et qui sont tous deux créateurs d’un autre temps ?

51 L’homme, matériellement présent et se questionnant sur sa destinée, en proie à des

souffrances qu’il tente de sublimer ou, dans le cas contraire, qu’il ne peut dominer, voit

s’ouvrir un chemin, celui de la création et du jeu. En cela, l’ethnomusicologie, la

psychanalyse et l’art-thérapie semblent s’intéresser aux mêmes objets : la création, la

recréation, ce qui se joue dans la transmission et la potentialité d’aire(s)

transitionnelle(s).

52 Jouant sur la frontière en permanence, sur le jeu d’absence-présence, de passé-futur,

d’intérieur et d’extérieur, ces trois domaines de connaissance dialoguent avec l’espace,

le temps (musical, intérieur etc.) et l’humain. Ce sont des champs résolument

dynamiques, en mouvement perpétuel, cela en lien avec la nature humaine, elle-même

mouvante.

53 Ce que nous apprend l’ethnomusicologie sur son devenir, c’est qu’elle peut prendre

racine dans le passé pour mieux expliquer le présent grâce à la définition même de la

musique et du temps musical. C’est ce qui en fait une discipline unique à la croisée de

différents carrefours : sociaux, musicaux voire politiques ou psychanalytiques. Et parce

qu’elle s’ancre dans le présent, elle se montre dédiée à l’homme et à son écoute dans ce

qu’il possède de plus indicible.

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NOTES

1. A l’issue de cet article, j’ai d’ailleurs interrompu mes études de psychologie.

RÉSUMÉS

Cet article propose de considérer les lamentations comme un objet de recherche non seulement

pour l’ethnomusicologie, mais aussi pour l’art-thérapie et la psychanalyse. En s’intéressant aux

larmes, aux affects, à la musique, et à la parole, il semblerait que la posture de

l’ethnomusicologue puisse ne pas être si éloignée de celle du psychanalyste… Comment musique,

mémoire et émotion peuvent-elles se retrouver dans des disciplines telles que l’art-thérapie et la

psychanalyse ?

AUTEUR

MINA DOS SANTOS

Mina DOS SANTOS est diplômée de deux Masters, l’un en musicologie spécialisé en

ethnomusicologie et l’autre en muséologie spécialisée dans la culture russe. Aujourd’hui

musicothérapeute et en 3e année de psychologie à l’Université Paris 7 Diderot, elle continue de

travailler sur les liens qui unissent musique, mémoire et émotion dans les lamentations russes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

97

Nouveaux terrains, nouvellesméthodes : enquête en groupefermé. Étude du chant militairedans les Troupes de MarineAdeline Poussin

Introduction

1 L’étude des chants militaires français sous un angle ethnomusicologique prend

inévitablement comme point de départ une enquête de terrain. Il a donc fallu investir

le milieu militaire qui constitue un terrain a priori « fermé », dans lequel il n’est

possible au chercheur « d’entrer (c’est-à-dire de pouvoir ultérieurement négocier

observations et entretiens auprès des différents membres de l’institution) que suite à

une autorisation explicite qui met en jeu la hiérarchie institutionnelle » (Darmon 2005 :

98). En effet, seules les personnes autorisées peuvent pénétrer dans une enceinte

militaire. Cette réalité constitue une première barrière à toute investigation sur ce type

de terrain puisqu’il faut préalablement parvenir à convaincre un interlocuteur militaire

via des communications à distance afin d’obtenir un rendez-vous permettant une

première incursion sur le terrain d’enquête. La difficulté est alors d’avoir un contact

avec ce premier interlocuteur1. Il faut se montrer suffisamment convaincant pour qu’il

accepte de rencontrer le chercheur, puis qu’il appuie favorablement sa demande auprès

des autorités supérieures2. Si le militaire est considéré par ses pairs et ses supérieurs

comme digne de confiance, cette demande de l’agent extérieur, qui aura lui-même

acquis la confiance du soldat en question, sera bienveillante. Ce premier contact a été

décisif pour l’ouverture de l’institution à mon enquête sur les chants militaires car

l’appui de l’officier qui m’a permis de rencontrer le chef de corps du Régiment

d’Infanterie-Chars de Marine (RICM) a probablement été déterminant dans la décision

de ce dernier d’accepter ma présence dans l’enceinte de son régiment. Cette « chaîne de

confiance » a été essentielle et régulièrement éprouvée tout au long de ce travail de

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

98

terrain. Néanmoins, comme l’exprime Christophe Pajon, « sa bonne foi et son souci de

ne pas vouloir nuire à l’institution [sont] à renouveler » (2005 : 51) à chaque étape de

l’enquête. Que ce rapport de confiance s’établisse par un contact préalablement établi

avec un membre de l’institution ayant « fait ses preuves » ou par une sorte de « mise à

l’épreuve », comme l’a exprimé Jeanne Teboul (2013), il me semble qu’il joue un rôle

tout aussi important dans l’ouverture du terrain d’enquête en milieu militaire que dans

la connaissance des codes sociaux en usage.

2 Outre les difficultés d’accès initiales au terrain d’enquête, les particularités du milieu

militaire, notamment dues aux spécificités de son organisation, mais aussi à la diversité

des situations où les pratiques vocales ont lieu, ont imposé des stratégies d’enquête

appropriées. En effet, il me fallait d’abord comprendre le fonctionnement de

l’institution et la place du soldat en son sein, pour ensuite aborder les différents

répertoires ainsi que leur fonctionnalité.

Le chant militaire français, un « nouveau terrain » del’ethnomusicologie

3 L’institution militaire, avec ses codes, ses normes, ses règles qui régissent l’organisation

matérielle et le quotidien des soldats, mais aussi les rapports interpersonnels, constitue

une entité sociale étrangère à toute personne « non initiée ». L’incorporation à l’armée

est d’ailleurs marquée par un parcours initiatique qui promeut le civil au statut de

militaire, considération qu’il conservera pendant le reste de sa vie, à moins qu’il ne

s’inscrive dans une démarche de rejet et de « régression », pour reprendre les termes

de Denis Jeffrey (2009 : 5). L’objet de ma recherche était donc de comprendre la place et

le rôle des pratiques chantées dans les processus d’intégration des militaires, dans le

développement du sentiment d’appartenance ou encore dans la ritualité. Dès mes

premières observations dans cette institution où tout est minutieusement réglementé,

où la recherche d’efficacité opérationnelle est permanente, j’ai pris conscience que la

pratique du chant avait un sens profond, justifié par ses acteurs comme le « respect de

la tradition », qu’il me faudrait décrypter. En effet, « Analyser ce “faire la musique” […]

porte à s’attacher aux interactions sociomusicales in situ, à prendre en compte aussi

bien le contexte que les significations données par chacun à sa participation

personnelle et à l’action commune » (Ravet 2010 : 275-276). Toutefois, s’intégrer à

l’institution impose au soldat l’adhésion à son idéologie. En ce sens, il ne faut pas

omettre la pression sociale du groupe sur les agissements et les paroles individuelles

des personnes interrogées. En d’autres termes, il importe de prendre en considération

la part de discours « convenu » et institutionnel, imposé aux militaires, provenant d’un

ensemble qui veille à diffuser au monde extérieur une image répondant à certains

critères. Il était donc nécessaire d’être attentif à « la façon dont sont construites et

recueillies les données de l’enquête » (Deschaux-Beaume 2011 : 2) et de s’interroger sur

les éventuels décalages entre le contenu des témoignages et les observations faites (cf.

Sala Pala, Pinson 2007). En ce sens, Il fallait notamment considérer les conditions dans

lesquelles les entretiens ont été menés : pendant le service (avec d’éventuelles

consignes préalablement données au militaire interrogé, avec la pression

institutionnelle…) ou en dehors du service (où ces contraintes sont moins présentes).

Enfin, le rapport de confiance était, là encore, primordial pour que mes interlocuteurs

se confient car la « gestion des méfiances » est primordiale dans un tel terrain où

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

99

« l’hostilité supposée du civil à l’égard du militaire […] pourra provoquer une certaine

autocensure » (Pajon 2005 : 52)3. Celle-ci a rapidement été levée par une présentation

de mes objectifs et de mon statut, bien que le fait que je sois une femme ait posé

d’autres problèmes dans ce milieu masculin. En effet, comme le fait remarquer Marieke

Blondet à propos de son immersion dans un village samoan, « la question notamment

de son [celui de la femme ethnographe] positionnement et de son intégration dans la

communauté qu’elle étudie se pose de manière vive » (2008 : 60). Néanmoins, cette

posture féminine peut aussi présenter quelques avantages, notamment celui de pouvoir

montrer une certaine candeur incitant les militaires à expliciter davantage leurs

pratiques. Dans mes relations avec les personnes interrogées, surtout les militaires du

rang (hommes de troupe) et les sous-officiers, le fait d’être mariée à un militaire du

rang était un atout. En effet, cela signifiait que j’étais à même de comprendre leurs

préoccupations. Dans le même temps, le fait de ne pas être moi-même engagée

permettait de lever certaines barrières car, une fois dissipés les doutes sur mes

intentions, mon statut civil permettait de garantir une certaine « protection » de la

parole recueillie, d’autant plus que j’avais dû, lors des négociations liées aux conditions

d’enquête avec le chef de corps, m’engager à garantir l’anonymat des personnes

interrogées, comme cela est généralement le cas dans les études sur le milieu de la

Défense.

4 Outre certaines spécificités des conditions d’investigation, le répertoire abordé

présente lui aussi des particularités qui ont influé sur la méthodologie choisie. En effet,

le chant militaire n’est pas un répertoire de tradition orale, transmis de génération en

génération et concerné par la variabilité due à cette oralité. Il ne peut pas non plus être

considéré comme relevant d’une tradition purement écrite car son apprentissage

n’impose pas le recours à une partition. Les processus de transmission de ce répertoire

passent principalement par l’oralité, dans le sens où celui qui connaît le chant

l’apprend à ses camarades par imitation, avec le soutien du carnet de chants, petit

recueil (format A6) dactylographié dans lequel est compilée et classée une sélection de

pièces, pour la plupart à connotation militaire. Il consiste en un « aide-mémoire » du

texte, mais pas de la mélodie. A lui seul, il ne permet donc pas d’apprendre le chant.

Pour autant, son utilisation est à considérer dans l’étude ethnomusicologique du

répertoire (Sannier-Poussin 2014 : chap. 8). Dans la mesure où les chants militaires

français possèdent une part écrite non négligeable, l’anthropologie de l’écriture,

notamment celle de Jack Goody, est déterminante. Selon lui, l’oral répond à un aspect

communicatif, émotionnel et dynamique, alors que l’écrit apparaît « comme un support

de la mémoire plutôt que comme mode de communication » (Botoyiyê 2010 : 71). Or

l’usage fait des carnets de chants entre pleinement dans cette réflexion sur l’écrit qui se

substitue à la mémoire du dépositaire et devient un élément facilitant l’apprentissage

pour l’interprète, dans une société occidentale où « engranger consciemment des

informations pour les restituer ne répond plus à un effort auquel l’homme moderne a

l’habitude de soumettre son corps » (Belly 2014 : 95).

5 Toutefois, cette préoccupation du rapport entretenu entre oralité et écriture ne suffit

pas dans cette recherche qui ne peut se départir d’un questionnement sur les

fondements de cette pratique vocale. Aussi, il importait de mettre en œuvre « un

ensemble de méthodes permettant de prendre en compte tous [ses] paramètres »

(Aubert 2001 : 3). En tout premier lieu, il était donc nécessaire de considérer

l’environnement dans lequel il évolue.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

100

6 Afin d’exposer de manière plus précise ma réflexion sur les moyens mobilisés, il me

faut revenir succinctement à mon enquête de terrain. Ainsi que l’expose Jérôme Cler

(2001 : 30), ma recherche a consisté en un va-et-vient continu entre le « en-temps » et

le « hors-temps », autrement dit entre le terrain et son analyse qui a duré de 2004 à

2014. L’ Armée de Terre étant très vaste, j’ai concentré mes recherches uniquement sur

l’arme des Troupes de Marine en raison de leur caractéristique opérationnelle hors de

la métropole : elle apporte un intérêt particulier à l’étude en permettant l’analyse des

pratiques musicales en situation conflictuelle et post-conflictuelle. Mes investigations

ont surtout été menées au sein de deux structures, l’une en France métropolitaine, le

RICM et l’autre au Gabon, le 6e BIMa (Bataillon d’Infanterie de Marine). En plus de

pouvoir considérer les pratiques vocales des militaires dans le cadre opérationnel,

l’enquête au 6e BIMa m’a permis d’aborder plusieurs unités des Troupes de Marine,

principalement le RMT (Régiment de Marche du Tchad), le 1er, le 3e et le 8 e RPIMa

(Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine), le 1er et le 2 e RIMa (Régiment

d’Infanterie de Marine), soit parce que certaines de leurs unités ont séjourné au Gabon,

soit parce qu’une partie de leurs personnels y ont été projetés à titre « individuel ».

L’enquête avait notamment pour but d’observer l’ensemble des pratiques vocales des

militaires. Elle a été menée à différents niveaux. Pour une part, elle devait permettre

d’appréhender les pratiques vocales « visibles », celles qui s’inscrivent dans la

quotidienneté du service (la marche, les cérémonies, etc.). Pour une autre part, elle

visait une approche du chant dans l’intimité de la vie des militaires (les repas, les

veillées, etc.). Des difficultés d’accès, liées à la fermeture de ces strates intimes du

terrain, se sont alors posées. En effet, tandis que les cérémonies et défilés publics sont

relativement faciles à observer, ces espaces de la vie quotidienne des soldats le sont

beaucoup moins et c’est aussi en cela que le terrain militaire peut être considéré

comme fermé puisque, comme le fait remarquer Daniel Bizeul, il « repose sur certains

rites d’entrée, certaines marques d’inclusion » (1998 : 579) qui m’ont obligé « à remplir

certaines conditions, à obtenir des autorisations, à [me] conformer à un comportement

défini, afin d’être admis[e] » (1998 : 757), cette admission n’étant d’ailleurs jamais

totalement acquise et devant être confirmée avant chaque nouvelle observation. Cette

fermeture du terrain impose également de développer des stratégies pour que

l’influence de cette intrusion affecte le moins possible les situations observées. Cela

passe notamment par une certaine forme de discrétion pour se faire oublier, mais aussi

par une conformation aux règles et codes du groupe, ce qui implique de les avoir

préalablement intégrées.

7 Corrélativement à cette réalité du terrain, le répertoire militaire se divise en deux

grands ensembles fonctionnels, d’une part des chants liés à la représentation de l’unité,

qui englobent les deux tiers du répertoire désigné, au sein de l’institution, comme étant

des « chants de marche », des « chants patriotiques », des « chants des unités », des

« chants régimentaires », des « chants communs » et, d’autre part, des chants qui

s’inscrivent dans l’intimité du groupe, pour le tiers restant, appelés « chants de

popote » et « chants de bivouacs ». Ces derniers consistent en des pièces grivoises, voire

obscènes, tandis que le répertoire de représentation est principalement constitué de

chants destinés à exprimer l’histoire et les valeurs des unités chantantes. Dans les

exemples choisis ici, il est plus particulièrement question de cette dernière rubrique.

Les chants de marche sont un vaste ensemble de pièces dont le contexte principal

d’interprétation est l’accompagnement de la marche de défilé en ordre serré4. C’est un

répertoire interprété a cappella et, le plus souvent, à l’unisson. Ce sont des compositions

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

101

généralement anonymes et de facture relativement simple : les rythmes sont carrés et

les mesures simples, les rythmes non syncopés sont généralement de type croche

pointée-double croche, la facture est tonale et les intervalles sont le plus souvent

conjoints.

8 Les chants militaires forment un répertoire ou, devrais-je dire, une pratique musicale

propre à une catégorie, à un groupe de la société française clairement défini et

délimité. L’enquête menée auprès des Troupes de Marine a montré qu’ils étaient

systématiquement interprétés dans des situations ritualisées, selon des modalités

particulières. De plus, le répertoire est catégorisé selon sa fonctionnalité puisque tous

les chants ne peuvent être chantés dans les différentes circonstances observées. Il

existe donc au travers d’un système de référence au sein duquel il a une fonctionnalité

propre. En outre, la collecte a montré l’importance, pour les militaires, d’inscrire ce

répertoire dans son contexte puisqu’ils ont systématiquement refusé de l’interpréter en

dehors des situations dans lesquelles son interprétation est possible. Bien que cette

pratique vocale n’ait pas de caractère obligatoire, elle fait l’objet d’une forte incitation

institutionnelle comme en témoigne sa valorisation, lors de la cérémonie du 14 juillet

2011 sur les Champs-Elysées à Paris où quatre unités5 ont défilé, pour la première fois,

en chantant et comme elle est exprimée dans les circulaires sur le chant militaire. Dans

la lettre du général Schmitt, du 15 juin 1987, son auteur s’exprime en ces termes : « En

soulignant l’importance que j’attache au développement du chant […] »6. A son tour, le

général Forray, en 1989, le considère comme une « expression importante de la vie de

la communauté militaire »7. Bien que ces écrits officiels relatifs à la pratique du chant

au sein de l’Armée de Terre soient anciens, ils restent en vigueur dans la mesure où il

n’en existe pas de plus récents. Par ailleurs, ces documents incitent à pousser plus loin

la réflexion sur cette pratique musicale et sur sa fonctionnalité. En effet, en plus de

cadencer les déplacements, le chant de marche, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, a une

fonction représentative forte8 car il est associé à la notion de défilé, public ou non. En

conséquence, il importait d’orienter cette recherche sur les aspects symboliques et

fonctionnels des répertoires mis en œuvre pour comprendre la place du chant dans son

contexte ritualisé. Pour cela, l’approche herméneutique s’est avérée pertinente.

9 Je propose ici de porter un regard sur cette manière d’appréhender le fait musical dans

sa globalité.

Réflexion sur une approche herméneutique

10 Compte tenu des caractéristiques du répertoire brièvement présentées dans la

première partie de cet article, une analyse ethnomusicologique de la production sonore

était pertinente mais la méthodologie développée devait permettre d’analyser ces

productions et non de seulement les décrire car l’objectif visé était de comprendre

comment et pourquoi des hommes voués à aller faire la guerre chantent. Toutefois, on

peut considérer que cette description, indispensable, constitue le point de départ de

l’analyse entreprise. Je m’attarderai ici davantage sur la pratique du chant de marche

en ordre serré. Au-delà de l’observation, j’ai entrepris un vaste questionnement des

engagés sur cette pratique. Je me suis tout d’abord confrontée au discours

institutionnel, qu’il ne fallait pas ignorer, mais qu’il fallait compléter par le véritable

ressenti de ces hommes sur cette production. A l’occasion du changement de chant

d’unité de la CCAS (Compagnie de commandement d’appui et des services) du 6e BIMa

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

102

où je faisais mon enquête entre 2006 et 2008, j’ai à la fois observé les modalités de ce

changement et interrogé les hommes sur ce choix. J’ai profité de cette actualité pour

questionner également les autres unités présentes au sein du bataillon sur le chant

qu’elles avaient choisi ou créé. Les deux éléments de réponse qui sont le plus ressortis

de ces entretiens sont : « Il [le chant d’unité] nous représente » et « Il a du sens pour

nous ».

11 Dans la mesure où les militaires disent que ce répertoire a « du sens » et qu’ils les

« représente », et si l’on considère, comme Laurent Aubert, qu’« en tant que fait social

et culturel, [la musique] est porteuse d’un ensemble de valeurs, à la fois éthiques (par

l’ensemble de références auxquelles elle fait appel et qu’elle exprime selon les moyens

qui lui sont propres) et esthétiques (à travers les codes qu’elle met en œuvre et ses

effets sur les sens et le psychisme) » (Aubert 2001 : 8), il convenait de déterminer en

quoi il constituait un moyen d’expression et de représentation pour le groupe. Ces

témoignages ont donc alimenté mon questionnement. Une analyse de l’activité des

unités, de leur histoire, de leur mode de fonctionnement social, de la valeur symbolique

et rituelle de l’interprétation du chant, du contexte de ce dernier, de sa mise en scène,

du discours institutionnel et du ressenti des militaires sur leur pratique, en regard avec

une approche textuelle et du contenu musical des chants a constitué le fondement

méthodologique de ma recherche. Cette approche permettait de prendre en compte la

production sonore dans sa globalité et de l’appréhender selon le croisement de ces

différents points de vue. C’est un va-et-vient permanent entre le terrain et la réflexion

analytique de toutes ses composantes qui a permis de comprendre le fait musical dans

sa globalité. Aussi, malgré la spécificité du terrain, ce fondement méthodologique de

l’ethnomusicologie me semble plus que jamais fondamental.

12 Cette démarche peut être considérée comme herméneutique puisqu’elle consiste en

une « approche méthodique du donné musical sous l’angle de sa signification et non,

comme le fait l’analyse, de sa forme, de sa structure » (Viret 2001 : VI), afin d’identifier

la signification idéologique et sociale de la production sonore car « la musique est

toujours porteuse de sens » (Aubert 2001 : 5). Elle est donc comme un discours qui

prend sens dans un contexte précis. Prenons à nouveau comme exemple le répertoire

des « chants de marche » pour illustrer ce que représente le chant militaire pour les

soldats. Le chant Loin de chez nous, chant de marche commun à l’ensemble de l’Armée de

Terre, est choisi par de nombreuses formations comme chant d’unité, c’est-à-dire que

les militaires l’interprètent lorsqu’ils se déplacent en ordre serré. Il a pour thème la

mort au combat d’un camarade sur le sol africain :

Loin de chez nous, en Afrique

Combattait le bataillon

Pour refaire à la patrie

Sa splendeur sa gloire et son renom bis

La bataille faisait rage

Lorsque l’un de nous tomba.

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103

Et mon meilleur camarade

Gisait là blessé auprès de moi. bis

Et ses lèvres murmurèrent :

« Si tu retournes au pays,

A la maison de ma mère,

Parles-lui, dis-lui à mots très doux. bis

Dis-lui qu’un soir, en Afrique,

Je suis parti pour toujours.

Dis-lui qu’elle me pardonne

Car nous nous retrouverons un jour ». bis

13 Lors de mon enquête, j’ai pu observer deux unités qui l’avaient choisi, la CCAS du 6e

BIMa et l’ECL (escadron de commandement et de logistique)9 du RICM. Pour la CCAS du

6e BIMa, l’adoption de ce chant s’est faite le 15 janvier 2008 alors qu’elle interprétait

auparavant un autre chant commun, Sarie Mares. Le choix du nouveau chant a été

motivé par le commandant d’unité qui a impliqué ses chefs de sections 10, ces derniers

ayant, à leur tour, sollicité leurs subalternes afin que ce choix soit collégial et qu’il

corresponde au mieux aux attentes du groupe. Une quinzaine de soldats de la CCAS de

différents grades et de différentes sections ont été interrogés à propos à ce choix. Parmi

ces entretiens (sur lesquels il n’y a pas lieu ici de s’étendre), celui mené avec le

commandant d’unité à la suite de cette délibération illustre la démarche réflexive

entreprise. Le témoignage recueilli a permis de mieux comprendre les raisons de leur

choix. Selon lui, le chant Loin de chez nous « est représentatif de toutes les missions

outre-mer et, donc, de la mission qui nous est confiée ici au Gabon. […] De plus, on peut

facilement le chanter fort »11.

14 Ce témoignage montre que si le chant d’unité a une valeur « représentative » de la

troupe qui le chante, il montre également le souci du rendu esthétique de son

interprétation qui interpelle d’ailleurs l’ethnomusicologue : pourquoi est-il bon de

« chanter fort » et que signifie techniquement cette expression « chanter fort », quelle

en est la valeur symbolique12 ? A l’ECL du RICM, Loin de chez nous a été adopté suite à

l’attaque du camp français de Bouaké le 6 novembre 2004, en mémoire des cinq soldats

de cette unité tombés ce jour-là. En plus d’être associée à cette unité, la pièce a

systématiquement été interprétée lors des cérémonies et prises d’armes

commémoratives de ces événements. Elle l’a également été lors des divers repas

destinés à asseoir la cohésion des unités du RICM dans les mois qui suivirent

l’événement. Toute une série d’entretiens a été menée auprès des engagés de cette

unité au sujet de ce chant. Parmi les témoignages recueillis, celui d’un adjudant-chef

était assez explicite puisqu’il s’est exprimé en ces termes : « On chante Loin de chez nous

pour honorer leur souvenir [celui de ceux qui sont morts lors de ces événements] et

pour qu’ils soient toujours avec nous »13. Aussi, dans ce contexte-là, le chant prend une

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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signification différente, il constitue un autre « discours » pour les personnes qui

l’interprètent et pour celles qui l’écoutent. Une nouvelle sorte de questionnement s’est

alors imposée. En quoi l’interprétation du chant peut-elle permettre d’« honorer le

souvenir » de ces hommes et en quoi cette pratique vocale permet-elle « qu’ils soient

toujours » présents au sein de l’unité ? Comment le chant (autrement dit le texte, mais

aussi la mélodie) admet l’expression de la mort au combat et le souvenir de ces

camarades ? J’ai alors cherché, dans l’analyse du texte et de la mélodie, ce qui pouvait

rendre ce chant si signifiant pour ces hommes.

15 Cet exemple montre de manière très flagrante que cette considération « externe » de la

production vocale apparaît comme essentielle et qu’elle doit être mise en lien avec

l’analyse musicale et textuelle de la pièce pour rendre compte du fait musical dans sa

globalité. Aussi, la démarche entreprise s’appuie sur l’enquête de terrain et résulte d’un

croisement de différentes données : observations, commentaires des participants,

compréhension des circonstances d’interprétation, analyse musicologique et textuelle

de la production sonore.

16 Cette considération de l’objet musical comme étant une « matière vivante » est d’autant

plus vraie que le répertoire de chants militaires n’est pas musicalement écrit. Toutefois,

« même s’il l’était, rappelons que l’écriture musicale n’est « qu’un code conventionnel

permettant à un ou des interprètes de recréer, en lui donnant vie sonore, une pensée

musicale » (Viret 2001 : 284). Le recours à l’écriture musicale et à la transcription

semble néanmoins pertinent d’un point de vue méthodologique. L’écriture est un outil

nécessaire pour affiner l’analyse musicologique. Elle donne la possibilité de mettre en

évidence des procédés musicaux particuliers, tels que des « clichés mélodiques »,

autrement dit des « expressions ou constructions grammaticales qui, utilisées dans des

situations analogues, interviennent par réminiscence » (Belly 1993 : 47), ou « de

déterminer quels sont les moyens syntaxiques ou procédés d’écriture qui ont engendré

tel ou tel caractère, telle qualité d’abord perçus «naïvement», naturellement » (Viret

2001 : 287). Par exemple, dans la plupart des chants de marche traitant le thème de la

mort, tels que J’avais un camarade, L’ Ancien, La mort, ou encore Loin de chez nous, les

silences sont très fréquents et entraînent des ruptures dans le discours, provoquant, à

l’écoute, un sursaut d’émotion. Pour revenir à l’exemple du chant Loin de chez nous, le

silence après la première incise nous donne un caractère dramatique par le sentiment

d’attente qu’il produit.

17 L’intensification de l’action est interrompue par le silence. Ce dernier induit une

sensation d’appréhension de la chute d’un camarade qui lui succède. La simplicité de la

ligne mélodique, construite, pour la première incise, sur un accord parfait en valeurs

longues et le silence, donne au sens du texte d’autant plus d’importance. Les

ponctuations provoquées par les silences créent un fort suspense. La pause, avant le

second vers, occulte, quant à elle, cette réalité du champ de bataille pour accentuer les

dégâts, l’anéantissement qu’il produit. Le silence symbolise alors l’événement tragique,

la rupture musicale correspond à la rupture de l’unité du groupe par la perte de l’un de

ses membres. Le silence marque la fin d’un état du groupe. Il peut également être

rattaché au « silence de la mort ». Il traduit musicalement la perte énoncée

textuellement. Selon David Le Breton, « Il y a une enclave de silence là où manque la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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parole de l’Autre, une impossibilité de voir ou d’entendre le monde sans y reconnaître

le rappel lancinant de son absence » (Le Breton 1997 : 256). Dans le même temps, ce

silence permettrait au groupe de se reconstituer et de redevenir solidaire, dans la

mesure où il est utilisé comme « un baume qui guérit de la séparation avec le monde,

avec les autres, avec soi : il restaure symboliquement l’unité perdue » (Le Breton

1999 : 17). Pour « restaurer » cette unité, il importe qu’elle ait existé. Ainsi, le chant

légitime les attitudes rituelles qui ponctuent la vie militaire, en même temps qu’il leur

donne du sens puisque la cohésion du groupe est également travaillée au travers de la

performance collective.

18 Cet exemple montre aussi qu’un va-et-vient permanent entre l’enquête de terrain et

l’analyse des chants était nécessaire pour comprendre leur fonctionnalité. Cette

démarche a montré qu’en plus d’être un outil institutionnel d’inculcation d’un certain

nombre de valeurs, le répertoire militaire constitue, pour les soldats, un vecteur

d’expression des difficultés liées à leur condition, notamment l’éloignement familial ou,

comme dans Loin de chez nous, la confrontation à la violence guerrière et à la mort.

Conclusion

19 En définitive, je considérerai que ce que l’on appelle encore « les nouveaux terrains de

l’ethnomusicologie » doivent, avant tout, permettre de comprendre « l’homme faiseur

de musique » (Aubert 2011 : 3). Autrement dit, les faits musicaux observés et analysés

doivent être envisagés comme des productions qui s’inscrivent dans une dynamique

sociale, fonctionnelle, ou encore rituelle car c’est par la prise en compte de cet

environnement du fait musical que l’ethnomusicologie peut parvenir à le cerner dans

sa globalité. La démarche analytique retenue n’a pas consisté en une étude

musicologique originale, compte tenu de la pauvreté musicale des corpus chantés, mais

plutôt en une grille d’analyse visant l’approche anthropologique des faits musicaux

observés. Cette grille avait pour but de considérer la place du chant au sein de

l’institution militaire, de son fonctionnement, de sa symbolique. Il importait de

comprendre la place des pratiques chantées dans les diverses ritualités propres à ce

groupe, mais aussi dans les processus d’intégration des engagés. Pour être pertinente,

cette approche nécessitait d’être croisée avec une analyse des signes de cette sociabilité

et de toutes les formes distinctives, identitaires, d’intégration de ces militaires, dont le

chant fait partie, mais aussi du sens et de la fonctionnalité donnés au répertoire.

20 La démarche présentée ici a donc été pensée et élaborée en fonction de mon sujet, de

mes interrogations et de mon terrain d’enquête. Même si elle pourrait sans doute servir

de base pour aborder d’autre phénomènes musicaux s’inscrivant dans des groupes dits

« fermés », ayant un mode de vie et une ritualité particuliers, comme c’est le cas pour

l’institution militaire, il me semble que l’une des spécificités de ces « nouveaux

terrains » est justement d’imposer la mise en place d’une approche méthodologique

chaque fois renouvelée, du fait de leur extraordinaire diversité.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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NOTES

1. Dans mon cas, c’était un commandant d’unité au grade de capitaine. Cette prise de contact a

été grandement facilitée par le fait que mon mari, alors caporal au sein de son unité, avait servi

d’intermédiaire et que j’avais eu l’occasion de rencontrer ce capitaine lors d’activités organisées

pour les familles des militaires.

2. La manière dont l’accès au terrain a été négocié est révélatrice de l’organisation

institutionnelle. En ce sens, en plus d’être « un préalable nécessaire », elle constitue également

« un objet de plein droit de la recherche » et « un véritable matériau d’analyse du terrain lui-

même » (Darmon 2005 : 99).

3. Cette « gestion des méfiances » n’étant pas propre aux enquêtes en terrain militaire,

puisqu’elle apparaît également auprès d’autres groupes confrontés à la notion de secret liée à

leurs activités, tels que les salariés du nucléaire, comme le précise Pierre Fournier (1996 : 105),

également confronté à la production d’un « discours d’institution dont il [l’interviewé] pense

qu’il est le plus prudent » (ibid.).

4. L’ordre serré désigne « l’organisation des mouvements individuels des soldats dans un cadre

statique ou dynamique », selon l’ouvrage réglementaire TTA 104 (Thiéblemont, Pajon 2004 : 85). Il

est adopté pour la plupart des déplacements collectifs pour lesquels la marche au pas cadencé lui

est associée, notamment lors des défilés.

5. Les unités qui ont défilé en chantant sont l’ENSOA (Ecole Nationale des Sous-Officiers d’Active),

l’EMIA (Ecole Militaire Interarmes), le 1er REI (Régiment Etranger d’Infanterie) et le 2e RIMa

(Régiment d’Infanterie de Marine), soit deux écoles où le chant est un élément de formation des

militaires, un régiment de la Légion Etrangère, dont le concours dans l’adoption de cette pratique

a été déterminant et une unité des Troupes de Marine.

6. Lettre du 15 juin 1987, référencée sous le no 02663/DEF/EMAT/INS/FG/65.

7. Lettre du 23 mars 1989, référencée sous le no 01137/DEF/EMAT/INS/FG/68.

8. Cf. Sannier-Poussin 2014.

9. La CCAS et l’ECL ont des fonctions similaires au sein de la structure bataillonnaire ou

régimentaire dont ils dépendent.

10. La compagnie, ou l’escadron, compte une centaine de militaires. Elle est dirigée par le

commandant d’unité (généralement au grade de capitaine) et se divise en plusieurs sections, ou

escadrons, sous les ordres du chef de section (dont le grade va d’adjudant à celui de lieutenant).

11. Témoignage du commandant de la CCAS, 6e BIMa, Libreville, le 26 octobre 2006.

12. Il n’est évidemment pas question ici de répondre à ces interrogations qui constituent le

travail de thèse résultant de cette enquête de terrain, mais bien d’expliciter le cheminement

méthodologique mis en place pour cette recherche.

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13. Adjudant-chef présent en Côte-d’Ivoire lors des événements de Bouaké. Témoignage recueilli

lors d’un repas de cohésion, successif à un exercice au terrain de Montmorillon, le 30 novembre

2005.

RÉSUMÉS

Cet article présente une enquête originale sur un domaine rarement considéré par

l’ethnomusicologie Au travers de son expérience de recherche sur les chants militaires français,

l’auteure propose un regard sur certaines orientations possibles concernant l’approche du

terrain d’enquête et de son analyse, notamment dans une visée herméneutique, en mobilisant les

apports des disciplines connexes à l’ethnomusicologie afin de comprendre le fait musical dans

toutes ses composantes.

AUTEUR

ADELINE POUSSIN

Adeline POUSSIN est docteure en ethnomusicologie, spécialiste des chants militaires. Sa

démarche de recherche, fondée sur des enquêtes de terrain, aborde les productions sonores d’un

point de vue musicologique et anthropologique, sans pour autant négliger leur valeur historique

et l’impact psychologique qu’elles ont sur leurs interprètes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Vers une ethnomusicologie dustudio d’enregistrement. StonetreeRecords et la paranda garifuna enAmérique centraleOns Barnat

Indépendamment de la musique que nous

écoutons, des médias que nous utilisons ou de

l’emplacement que nous choisissons, ce que nous

entendons a été tempéré d’abord et avant tout

par la technologie utilisée pour l’enregistrer et

les décisions techniques et esthétiques prises en

studio.1

1 Enregistrer sa musique est aujourd’hui devenu, grâce à la miniaturisation et à la

diffusion du matériel d’enregistrement (ordinateurs portables, enregistreurs

numériques…), un phénomène social qui s’est répandu aux quatre coins de la planète –

et la recherche sur les nouvelles pratiques en studio apparaît de ce fait comme un

champ de plus en plus important en ethnomusicologie. Depuis les travaux pionniers de

Walter Benjamin (1936) et de Theodor W. Adorno (1941) sur les premières formes

d’enregistrement, la littérature consacrée au studio d’enregistrement n’a eu de cesse de

se développer jusqu’à aujourd’hui. De nombreuses disciplines se sont penchées, suivant

leur propres orientations méthodologiques, sur le phénomène de l’enregistrement

discographique, que ce soit l’anthropologie (Porcello 2004), la philosophie (Hamilton

2003), la sociologie (Hennion 1981, 1983 et 1989), la musicologie (Middleton 1990 ;

Lacasse 2000) ou encore l’histoire (Horning 2004 ; Chanan 1995).

2 En ethnomusicologie, il semblerait que de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux

enjeux liés à l’étude de ce qui se passe en studio. Depuis les travaux pionniers de Steven

Feld en Papouasie Nouvelle-Guinée et les recherches novatrices de Jocelyne Guilbault

sur le zouk dans les années 1990, puis de Paul Théberge sur les rapports entre musique

et technologie (1997, 2004), plusieurs auteurs ont fait du studio d’enregistrement leur

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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principal terrain de recherche : Louise Meintjes (2003), dans des studios de

Johannesburg à la fin de l’apartheid ; Paul Greene au Népal (2005) ; Karl Neuenfeldt en

Australie (2005, 2007) ; Frederick Moehn dans les studios de Rio de Janeiro (2005, 2012) ;

Eliot Bates en Turquie (2008) ; Marc Chemillier en France avec ses recherches sur

l’improvisation (2009) ; mais aussi Christopher A. Scales au Canada (2012) et moi-même

en Amérique centrale (2012)2. Les nouveaux paramètres compositionnels et analytiques

apportés par le studio d’enregistrement n’ont certainement pas fini de grossir cette

liste – non exhaustive – de recherches à caractère ethnomusicologique ayant pris pour

terrain cet espace dynamique de création.

3 Jusqu’a quel point le studio d’enregistrement est-il un laboratoire experimental pour

les musiciens, réalisateurs, ingénieurs du son, producteurs qui s’y côtoient ?

Repre sente-t-il re ellement pour ces acteurs un outil de creation, d’experimentation, et

si oui, sur quels parametres devrait-on baser son e tude ethnomusicologique ? Plus

largement, quels seraient la place et les enjeux du studio d’enregistrement pour

l’ethnomusicologie contemporaine ? Afin de tenter de répondre à ces questions, nous

allons prendre comme étude de cas le phénomène de la paranda garifuna en Amérique

centrale, depuis sa « redécouverte » jusqu’à son internationalisation lors des deux

dernières décennies.

Studio d’enregistrement et fabrication d’une worldmusic en Amérique centrale

4 Genre acoustique né de la rencontre (imposée par l’exil) au XIXe siècle entre les

Garinagu3 et des populations hispaniques centraméricaines, la paranda4 connaît

aujourd’hui un regain d’intérêt chez les acteurs de la production discographique

garifuna. Depuis son apparition dans les studios d’enregistrement, elle a évolué vers

une forme modernisée, faisant appel à des instruments électriques et des procédés de

traitement du son caractéristiques des musiques « populaires ». Devenue en 1999 (avec

la compilation Paranda. Africa in Central America5, produite par Stonetree Records6 et

distribuée par Warner/Elektra) une « musique du monde » sur le marché

discographique international, cette nouvelle forme de paranda connaît un succès

conséquent dans les palmarès de world music7 – popularité qui se déploie après coup

chez les Garinagu centraméricains, qui redécouvrent un genre jusqu’alors quasiment

disparu dans sa version villageoise.

5 Comment le studio d’enregistrement a-t-il permis à Stonetree Records de « formater »

cette musique afin de répondre aux attentes d’amateurs désormais répartis aux quatre

coins de la planète ? Plus largement, comment ce label s’est-il servi d’une musique

locale, vraisemblablement sur le déclin, pour se créer une marque de commerce qui

allait l’établir – en l’espace de quinze ans – en tant que label discographique numéro un

dans une partie du monde jusque-là absente des catalogues de world music ? Avant de

développer ces questions, revenons dans un premier temps sur l’événement à l’origine

du revivalisme que connaît aujourd’hui la paranda en Amérique centrale : la production

de l’album Paranda. Africa in Central America8 par Stonetree Records.

6 Tel un ethnomusicologue « traditionaliste » qui serait parti enregistrer les derniers

détenteurs d’un patrimoine musical en voie de disparition, un producteur9 bélizien,

Ivan Duran, entreprit à partir de 1997 un travail de collecte du répertoire des

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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paranderos honduriens, béliziens et guatémaltèques. A partir de ces enregistrements

initiaux, Duran réalisa un disque en faisant intervenir des musiciens garinagu du Bélize,

du Guatemala et du Honduras pour enregistrer de nouvelles pistes dans différents

studios béliziens. Et c’est sur la base de ce travail de production d’un premier album de

studio contenant uniquement des parandas qu’est né un effet de mode, croissant jusqu’à

aujourd’hui en Amérique centrale – qui coïncide avec le succès international de disques

comme Wátina (2007) d’Andy Palacio & The Garifuna Collective, et Laru Beya10 d’Aurelio

en 2011 (voir docs. 2 et 3 et fig. 1). C’est donc son arrivée dans le studio

d’enregistrement11 qui permit à la paranda de ne pas sombrer dans l’oubli, étant même à

l’origine de son retour en grâce au cœur du phénomène musical garifuna contemporain

en Amérique centrale.

Fig. 1. Pochettes des albums Paranda (1999), Wátina (2007) et Laru Beya (2011) produits parStonetree Records.

Document 1. « Niri (My Name) » de Paul Nabor (audio mp3), composé par Paul Nabor.

7 Écouter

Interprété par Paul Nabor (guitare et voix), Aurelio Martinez (guitare), Mario Mc Donald (tambourgarifuna et chœurs), Simon Moreira et Justo Miranda (tambours garifuna), John Pitio (sisiras),Damiana Gutierrez et Bernadine Flores (chœurs). Réalisé par Ivan Duran et Gil Abarbanel. Enregistré àHopkins, Belize City et Benque Viejo del Carmen, Belize.

Extrait de l’album Paranda ; Africa in Central America, 1 CD Stonetree Records/Elektra, (New-York etBelize) 3984-27303-2, 1999.

Document 2. « Wátina » d’Andy Palacio & the Garifuna Collective (audio mp3), composé par BernardMartinez, Justo Miranda, Andy Palacio et Ivan Duran.

8 Écouter

Interprété par Andy Palacio (voix et tambour garifuna), Justo Miranda (voix), Aurelio Martinez (voix),Rolando « Chichi » Sosa (tambour garifuna, guitare acoustique, maracas), Alantl Molina (jarana),Eduardo « Guayo » Cedeño (guitare électrique), Al Ovando (guitare maya, guitare électrique), IvanDuran (basse, guitare électrique, mandoline, guitarron, ebow). Enregistré par Ivan Duran à Hopkins,Belize.

Extrait de l’album Wátina d’Andy Palacio & the Garifuna Collective, produit par Ivan Duran. 1 CDStonetree Records/Cumbancha CMB-CD-3, 2007.

9

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http://

journals.openedition.org/ethnomusicologie/2678

10 Ivan Duran soutient que l’album Paranda. Africa in Central America marque le début des

expérimentations qui allaient aboutir à la réalisation du disque Laru Beya. En se servant

d’une musique « traditionnelle » présentée comme étant en voie d’extinction, Ivan

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112

Duran est allé progressivement formater cette expression musicale garifuna en

fonction de l’idée qu’il se faisait des attentes de consommateurs internationaux. C’est

ainsi qu’après la production de cette compilation (qui regroupait pour la première fois

des paranderos « légendaires » et très âgés) à laquelle Duran n’avait pas participé en tant

que musicien, les prochains projets discographiques de Stonetree Records allaient voir

progressivement s’affirmer la mainmise de Duran sur le contrôle et la manipulation des

sons enregistrés – revêtant ainsi la casquette de directeur artistique participant autant

aux arrangements qu’aux compositions et à l’exécution instrumentale (basse électrique

et guitares acoustiques et électriques) en studio :

Fig. 2. Evolution des rôles d’Ivan Duran dans trois albums produits par Stonetree Records de 1999 à2011.

Disque

Paranda ;   Africa

in   Central

America

Wátina, d’Andy Palacio &

The Garifuna CollectiveLaru Beya, d’Aurelio

Année de

parution1999 2007 2011

Crédits

attribués à

Ivan Duran

Co-producteur,

photographe et

co-graphiste

Producteur, compositeur (× 3),

bassiste, guitariste, co-

arrangeur, ingénieur du son,

photographe et co-graphiste

Producteur, compositeur (× 7),

guitariste, bassiste, chanteur,

co-arrangeur, ingénieur du

son, co-auteur du livret

Partenaire de

distributionWarner/Elektra Cumbancha

Real World Records et Sub

Pop

11 Le tableau ci-dessus montre bien comment l’implication de Duran – de plus en plus

marquée dans la réalisation de ces trois disques – culmine avec Laru Beya, où il compose

la majorité des chansons enregistrées (soit sept sur douze). Au fil des années, le

producteur bélizien s’est donc senti de plus en plus confiant pour assumer pleinement

le rôle d’un directeur artistique qui définirait le « son » des productions de son label –

comme l’était auparavant le A&R (pour Artist & Repertoire) dans les plus grands studios.

Duran explique cette évolution par la constatation qu’il fit, après la production de la

compilation Paranda. Africa in Central America, des limites commerciales du genre

paranda :

C’est le résultat d’une décision, que nous avons prise, que la parandatraditionnelle (après l’avoir fait revivre une fois, en enregistrant des chansonstraditionnelles, pour que tout le monde soit content), on a décidé de repousser seslimites et de commencer à expérimenter plus. Et c’est grâce à ces expérimentationsque la paranda peut se maintenir, parce que sinon la paranda serait un genretraditionnel, comme n’importe quel autre, qui a ses limites : les mélodies sont trèssimilaires, le rythme est très similaire, les changements d’accords sont toujours lesmêmes… C’est donc un genre qui aurait vraiment un public très restreint12.

12 Il justifie ainsi ses expérimentations au sein de Stonetree Records en avançant que c’est

grâce à elles que la paranda a pu s’affranchir de ses « limites », aussi bien mélodiques

que rythmiques et harmoniques. Selon lui, sans de telles expérimentations, la paranda

n’aurait jamais pu être commercialisée comme elle l’a été avec les disques de

Stonetree – sa « transformation » en studio devenant après coup une forme de

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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« préservation » de cette musique. Cependant, l’étude des enregistrements qui ont suivi

la compilation Paranda révèle que ce terme tend à disparaître progressivement des

discours entourant les produits musicaux en question. En effet, si ce premier album –

où la participation instrumentale de Duran restait infime – s’affichait clairement

comme un disque de paranda, les deux albums suivants se sont peu à peu éloignés de

cette appellation générique, et ce à mesure que les influences étrangères devenaient de

plus en plus marquées.

13 Au cours d’une conférence donnée à l’occasion de la tenue du premier « Mercado

Centroamericano de la Música » (« marché centraméricain de la musique »13), Ivan

Duran revint sur la découverte qu’il fit du potentiel commercial d’une musique

garifuna qui serait formatée en fonction des attentes d’un public international de world

music essentiellement « occidental » et urbain :

Dès le début, je voyais clairement que la seule façon d’avoir des opportunitéssérieuses, si on veut réussir dans la musique, est d’internationaliser notre musique.Et comment fait-on cela ? Eh bien, en partant de ce qui serait le plus authentique ennous. Qu’est-ce que nous faisons que personne d’autre dans le monde ne peut faire ?Et nous avons plusieurs choses, et c’est intéressant parce que chaque pays dans lemonde a quelque chose que personne d’autre n’a, même pas le voisin d’à côté. Notremusique est très originale, est certainement très «brute», très «folk», très«ethnographique» ou je ne sais comment vous voulez l’appeler, mais la vérité estqu’il y a une force, une grande originalité… Et on a commencé à travailler à partirde ça14.

14 La base de son travail serait donc la recherche d’une certaine originalité de la musique

garifuna par rapport aux autres musiques du monde – afin de pouvoir ensuite

« internationaliser » ce matériau musical (décrit comme « brut », « folklorique » et

même « ethnographique »), qui dénoterait ce que cette musique centraméricaine aurait

de plus « authentique ». Une fois ce travail de sélection effectué (grâce à la validation

émique de musiciens locaux, avec à leur tête le multi-instrumentiste Rolando « Chichi »

Sosa et les chanteurs Andy Palacio et Aurelio Martinez), il s’agit ensuite d’identifier le

public potentiel (le « marché cible »), vers qui tous les efforts créatifs devront être

dirigés.

15 Plus encore, ce serait l’édification d’un « son unique » (réalisé à partir d’ingrédients

patiemment sélectionnés comme étant « originaux ») qui représenterait pour Duran la

condition sine qua non de la réussite d’un enregistrement sur le marché de la world

music. Une fois cette matrice compositionnelle en place, il discerna les débouchés

commerciaux pour sa musique « aussi clairement que les marchands de canne à sucre »15, au temps de l’esclavage, s’étaient rendus compte de la demande en sucre de la part

des Européens. Mais même si Duran avait tous les ingrédients en main pour proposer

aux consommateurs de ce marché spécialisé un « son unique » susceptible de leur

plaire, il avance qu’il lui fallut au moins dix ans pour commencer à récolter les

premiers fruits de son travail16.

16 La création de ce « son Stonetree Records », destiné à se distinguer au milieu des

productions d’autres labels de world music, se fait ainsi en trois étapes. Tout d’abord,

Duran procède par l’application d’une méthode d’investigation compositionnelle

fondée sur une conception théorique de l’« authenticité » (par la sélection et la

validation des éléments musicaux « endémiques » garinagu). Cette première étape

passe, conjointement, par une estimation des possibilités de mélanger ces éléments

garinagu avec des éléments étrangers (à travers un premier jugement de compatibilité

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

114

esthétique), dans le cours d’une stratégie visant à atteindre un public non garifuna.

Dans un deuxième temps, ce matériau est confronté à des éléments musicaux non

garinagu, au cours d’expérimentations en situation d’enregistrement (pendant les

« sessions » originelles et les overdubs) qui valideront (ou non) les premiers jugements

de compatibilité. Finalement, les sons enregistrés sont modifiés en postproduction

(durant l’édition, le mixage et le matriçage), dernière étape au cours de laquelle

d’innombrables micro-transformations se succèdent pour atteindre un résultat jugé

satisfaisant :

Fig. 3. Schéma de la création du « son » chez Stonetree Records.

17 L’élaboration du « son » chez Stonetree Records17 – qui partirait d’une idée abstraite, de

l’ordre de la représentation que se fait Ivan Duran des attentes de consommateurs de

world music – est donc dépendante d’une série d’événements successifs impliquant la

participation d’acteurs décisionnels (musiciens et ingénieur du son), et ce sur

l’ensemble des trois étapes menant au résultat sonore final. C’est donc essentiellement

au cours des expérimentations musicales (deuxième étape) et des manipulations

technologiques (troisième étape) que se jouerait la traduction de cette conception

abstraite en réalité sonore – avec tout ce que les effets des interactions entre les

personnes peuvent avoir sur les transformations musico-techniques subies au fur et à

mesure par les éléments musicaux originels.

18 Le double positionnement de Duran, en tant que proche des musiciens locaux et

familier des membres du réseau international de la world music, a fait de lui le parfait

candidat pour tenir le rôle d’« intermédiaire culturel », selon l’expression proposée par

Pierre Bourdieu (1979) pour désigner les individus qui « servent d’intermédiaires entre

des cultures nationales » en jouant « un rôle actif dans la promotion de la

consommation en attachant une signification particulière à des produits et des

services » (Jyrämä & Ahola 2005 : 3, ma traduction).

19 Plus encore, son parcours singulier au sein de l’industrie de la musique (de la création

de Stonetree Records au Bélize jusqu’aux transformations qu’il a apportées à la

musique garifuna via le studio d’enregistrement), ferait de lui un « courtier culturel »

(« cultural broker », Jezewski et Sotnik 2001 ; Szasz 2001), qui aurait les capacités de

« créer des ponts, des liaisons ou de la médiation entre des groupes ou des personnes

d’origines culturelles divergentes dans le but de réduire les conflits ou de produire du

changement » (Jezewski et Sotnik, 2001, ma traduction). Le rôle d’un réalisateur de

world music (autrefois relégué à la « conservation » de musiques paraissant menacées

d’une probable disparition) s’est donc étendu à des aspects créatifs centraux, de l’ordre

de l’intuition artistique personnelle, et dont les conséquences seraient la

matérialisation d’une « empreinte sonore » reconnaissable et consommable en tant que

telle par des auditeurs internationaux.

20 Grâce à la paranda garifuna, Duran s’est ainsi progressivement bâti un « son » qui le

distinguerait des autres réalisateurs de world music, à l’image des célèbres Phil Spector

(pour le rock n’roll), Quincy Jones (dans le rhythm’n’blues) ou encore Teo Macero (dans

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

115

le jazz). Avec l’album Laru Beya, Duran allait atteindre le climax de sa carrière en tant

que producteur de world music, étant aux commandes de la réalisation et de la

production d’un disque qui – en plus de recevoir d’excellentes critiques

journalistiques – s’appuie sur la participation d’acteurs à l’envergure internationale,

parmi lesquels on trouve notamment Youssou N’Dour (dont les interventions, bien que

sporadiques, sont expressément mises en valeur dans la promotion du disque) et Peter

Gabriel (qui distribue et promeut le disque sous son label Real World Records).

21 Dans l’enregistrement de cette musique, mélange chargé d’influences très diverses

(combinées selon une « recette » concoctée par Duran et ses principaux acolytes), un

grand nombre de musiciens n’auront finalement jamais joué ensemble, participant

malgré eux à la création d’une œuvre musicale unique, qui marque l’aboutissement du

cheminement professionnel et artistique d’un producteur-réalisateur centraméricain.

Mais le succès (essentiellement critique, comme le montrent les chiffres de vente) pour

Stonetree Records n’a pu s’obtenir sans l’établissement et l’entretien de liens et

d’accointances, aussi bien avec des acteurs politiques locaux (à travers l’appui direct, au

Bélize, des deux gouvernements de Saïd Musa, de 1998 à 2008) qu’avec des personnes-

clés dans les réseaux internationaux de la world music (critiques, animateurs de radio,

organisateurs de festivals, directeurs de label, de maisons d’édition, etc.).

22 Suite à cela, Ivan Duran s’est servi (et ce dès les débuts de Stonetree Records) d’une

rhétorique empruntant à l’idéologie de la « patrimonialisation » de formes musicales

« traditionnelles » (confortée par la proclamation en 2001 de la « langue, danse et

musique garifuna » au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Unesco), visant à légitimer

ses productions par une dimension éthique. C’est donc grâce à la conjonction favorable

de facteurs aussi bien politiques qu’économiques, mâtinés de préoccupations éthiques,

que ce label a pu se hisser au sommet de la hiérarchie de la production discographique

centraméricaine – devenant en quelques années un véritable standard pour l’ensemble

des acteurs locaux de l’enregistrement.

Vers une ethnomusicologie du studio d’enregistrement

23 L’analyse des profondes transformations subies par la paranda, en vue de sa

commercialisation en tant que world music, a mis le doigt sur l’importance

fondamentale de la maîtrise des paramètres technologiques du studio

d’enregistrement, maîtrise qui conditionne la tenue d’expérimentations, aussi bien

musicales que techniques. Et ce sont en fait ces expérimentations qui fondent et

actualisent toute la démarche créative du studio, univers spatiotemporel défini et

organisé selon une hiérarchie institutionnelle, au cœur de laquelle prennent vie des

interactions qui viendront influer sur l’œuvre musicale. A partir d’un idéal sonore, les

processus créateurs mis en jeu dans la pratique même de l’enregistrement sont donc

conditionnés dans une dynamique artistique activée par la dichotomie « essais-

erreurs », les tentatives expérimentales se soldant soit par leur adoption, soit par leur

rejet.

24 L’idée de départ d’un projet d’enregistrement en studio se trouve donc bouleversée par

la tenue d’interactions – qui se nouent entre les acteurs impliqués, au moment des

sessions d’enregistrement – dont les effets se mesurent après coup sur le produit

musical créé. Mais le travail en studio se caractérise aussi par la présence inévitable

d’imprévus, touchant à des aspects aussi bien technologiques que musicaux. Le

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

116

réalisateur en charge du bon déroulement de sessions d’enregistrement se doit donc de

savoir faire face à tous les imprévus, qui peuvent aussi bien avoir des conséquences

désastreuses sur l’ensemble du projet, qu’au contraire donner naissance à de nouvelles

orientations, éventuellement fructueuses18.

25 En prenant pour objet d’étude la réalisation d’une œuvre musicale en studio, il a été

ainsi possible de pointer du doigt de nouvelles préoccupations méthodologiques et

épistémologiques – qui se sont progressivement dessinées en fonction des impératifs

analytiques amenés par ce « nouveau » terrain qu’est le studio d’enregistrement pour

l’ethnomusicologie contemporaine. En gardant au centre de notre démarche l’analyse

de la relation de l’homme à l’objet musical qu’il crée, le studio est apparu – en plus du

cadre spatiotemporel dans lequel cette relation s’inscrit – comme un véritable

laboratoire expérimental au cœur duquel se produisent des interactions, fruits de

relations de pouvoir, dont les conséquences sur la création musicale sont mesurables

grâce à la combinaison d’analyses musicologiques et sociologiques.

26 A partir du modèle proposé par l’ethnomusicologue Eliot Bates (2008), il est donc

possible de parvenir à une grille analytique applicable à tous les enregistrements en

studio, qui relierait les interactions sociales (aux niveaux micro, entre les acteurs du

studio, et macro, entre les réseaux de maisons de disques et de producteurs, aussi bien

locaux qu’internationaux), aux arrangements musicaux en studio (produits directs de

ces interactions) et aux techniques d’ingénierie du son (dont la maîtrise représente un

prérequis indispensable au contrôle de la manipulation électronique des sons

enregistrés). Au cœur d’une telle démarche analytique, le recours central à

l’ethnographie permet de mieux cerner la dynamique vivante de performances et de

créations musicales (qui sont cristallisées dans le résultat sonore final), dynamique qui

résulte finalement de la rencontre entre l’homme et la « machine » que représente le

studio d’enregistrement.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

117

Fig. 4. Grille analytique pour une ethnomusicologie du studio d’enregistrement.

27 Amorcée il y a près de neuf ans, cette étude s’inscrit donc dans un nouveau courant de

la recherche ethnomusicologique, qui prendrait pour principal terrain le studio

d’enregistrement. Né d’une table-ronde (intitulée « Sound Engineering as Cultural

Production », et tenue à l’occasion de l’assemblée annuelle de la Society for

Ethnomusicology en 1999), le recueil d’articles paru sous le titre Wired for Sound :

Engineering and Technologies in Sonic Cultures (Greene et Porcello éds. 2005) marque un

des actes fondateurs de cette nouvelle orientation méthodologique – qui allait

rapidement être nourrie par de plus en plus de chercheurs, essentiellement

anglophones et nord-américains. Pour les auteurs de Wired for Sound :

Les technologies et les pratiques d’enregistrement sonores devraient être, pour lesspécialistes de [l’anthropologie, de l’ethnomusicologie] et dans d’autres disciplines,plus que des outils de documentation de différentes expressions culturelles ; ellesdevraient être des objets d’étude en elles-mêmes. A bien des égards, [les auteurs deWired for Sound] plaident en faveur d’un virage épistémologique qui examinerait lesprocessus d’ingénierie en studio (par exemple des textes musicaux ou autres textessonores) en tant qu’aspects vitaux de la vie culturelle contemporaine. […] Danscette approche, la technologie serait vue non seulement comme un outil maiscomme un moyen critique de pratique sociale19.

28 Dans cette perspective, tout porte à croire que les ouvertures méthodologiques

apportées par l’étude ethnomusicologique du studio d’enregistrement trouveront, dans

un avenir proche, divers prolongements, tant la richesse et la densité des informations

(issues de situations expérimentales sur le terrain, aussi bien pour le chercheur que

pour les différents acteurs musicaux présents) laissent envisager d’inédites et

passionnantes pistes de recherches.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

118

Conclusion

29 La technologie du studio d’enregistrement, fruit d’innovations continues, pourra

certainement offrir de nouveaux outils d’analyse à l’ethnomusicologie, lui permettant

d’aller creuser encore plus au cœur de la matière musicale – devenue aussi malléable

que transformable grâce à des logiciels de modification de la hauteur des notes (comme

Melodyne ou Autotune), de la vitesse (avec par exemple Audacity), ou du timbre (tels

que AudioSculpt). Dans un monde où la technologie semble changer les vies de plus en

plus d’humains, il y a de quoi penser que l’ethnomusicologie – bien que née en réaction

à la suprématie ethnocentrique de la musicologie historique européenne – n’a pas fini

de se développer, pour tenter de répondre aux questions que nous pose la musique, ce

« suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui

garde la clé de leur progrès »20, comme le devisait Claude Lévi-Strauss, il y a plus de

cinquante ans dans Le cru et le cuit.

30 La démarche de récupération, puis de transformation en studio, de genres musicaux

« traditionnels » à des fins commerciales n’est certainement pas un phénomène

nouveau. Mais le fait qu’elle ait engendré, en Amérique centrale avec Stonetree Records

et la paranda garifuna, un mouvement de réappropriation, par les acteurs locaux de

l’enregistrement, de ce genre musical jusque-là démodé, montre l’étendue que peuvent

prendre les répercussions des micromanipulations qui constitue le travail en studio.

Même si les paramètres technologiques du studio d’enregistrement sont effectivement

formatés selon un carcan unique de consommation, l’histoire de la relation entre

Stonetree Records et la paranda nous montre que la créativité humaine saura toujours

développer, par le biais de nouvelles technologies, des stratégies réinventées pour sans

cesse actualiser son dasein.

31 La miniaturisation et la diffusion mondiale des appareils technologiques (aussi bien

dans l’enregistrement sonore qu’audio-visuel ou photographique), couplées à une

augmentation frénétique des échanges et des communications (via l’omnipotent

internet), ont pour effet de décupler les possibilités créatrices de l’homme

contemporain. Mais, comme le soulignait Tim Taylor il y a vingt ans déjà, l’hégémonie

de la pensée savante « occidentale » reste encore très présente dans les sciences

humaines, au moment où de plus en plus de penseurs postcoloniaux tendent à remettre

en question les piliers de la science moderne » :

Je suis frappé qu’une grande partie de la théorisation portant sur le nouveau mondeglobal soit aussi américano-centrique. Les formes culturelles nord-américainess’étendent dans le monde entier, mais les centres de production et de distributionde ces formes ont pourtant bien évolué. […] Par exemple, les capitales del’enregistrement musical ne sont plus seulement aux Etats-Unis – elles sontprincipalement en Europe et au Japon21.

32 Vingt ans après ce constat, les pôles de l’enregistrement musical se sont encore plus

décentralisés, avec maintenant la présence de « centres mondiaux de la musique »

(Guilbault 1993, ma traduction) en Jamaïque, au Brésil, au Mali, en Inde, et même, à un

niveau plus modeste il est vrai, en Amérique centrale. Avec cette décentralisation

croissante de moyens techniques jusqu’à très récemment réservés à une élite

« occidentale », le chercheur n’a désormais plus le monopole de la technologie sur le

terrain, étant mis face à des situations où les acteurs qu’il observe apprennent à

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

119

constamment maîtriser de nouveaux outils, qu’ils sauront adapter en fonction de la

vision qu’ils ont du monde et de l’image qu’ils souhaitent y projeter d’eux-mêmes.

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PACINI HERNANDEZ Deborah, 2003, « World Music et World Beat », in J.-J. Nattiez éd. : Musiques.

Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. I. Musiques du XXe siècle. Arles-Paris : Actes Sud/Cité de la

musique : 1322-1344.

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PORCELLO Thomas, 2004, « Speaking of Sound : Language and the Professionalization of Sound-

Recording Engineers », Social Studies of Science 34(5) : 733-758.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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WHITE Bob W. ed., 2012, Music and Globalization. Critical Encounters. Bloomington et Indianapolis :

Indiana University Press.

NOTES

1. Horning 2004 : 703, ma traduction.

2. Il convient de citer également les travaux, en Inde, de Christine Guillebaud sur les studios de

radio (2008) et de Gregory D. Booth sur les studios de cinéma à Bollywood (2008).

3. Pluriel de « Garifuna » dans la langue vernaculaire. Répartis sur l’essentiel de la côte atlantique

de l’Amérique centrale – du Belize au Nicaragua en passant par le Guatemala et le Honduras – les

Garinagu forment aujourd’hui une population divisée en un certain nombre de groupes, établis

dans des contextes sociopolitiques, économiques et historiques parfois très distincts.

4. La paranda est apparue au XIXe siècle quand les Garinagu ont incorporé la guitare acoustique à

leur instrumentation, après avoir été mis en contact avec des musiques d’influence latino-

américaine. Le plus souvent à l’occasion de fêtes ou de veillées funèbres, le parandero joue de la

guitare acoustique accompagné par une formation voco-instrumentale commune à la majorité

des autres genres musicaux garinagu dits « traditionnels » – un chœur mixte, deux ou trois

tambours (garaóns), une paire de maracas (sisiras), et parfois des carapaces de tortues. Les paroles,

qui consistent en des commentaires sociaux sur divers aspects du quotidien, peuvent évoquer

aussi bien la tristesse que la joie, la douleur, la flamme amoureuse, la protestation ou encore la

revendication sociale.

5. Paranda. Africa in Central America, Stonetree Records et Elektra, 3984-27303-2, 1999. Voir doc. 1

et fig. 1.

6. www.stonetreerecords.com (consulté le 12 mars 2016). Label bélizien fondé en 1995 par Ivan

Duran.

7. La dénomination « world music » sera employée ici dans son sens commercial, tel qu’il a été

internationalement popularisé par l’industrie du disque depuis le début des années 1980 (White

2012 : 11, Baily 2010 : 107, Sweeney 1991 : ix). Selon l’ethnomusicologue Deborah Pacini

Hernandez, cette expression (qu’elle traduit par « musiques du monde ») « a longtemps servi aux

ethnomusicologues et aux folkloristes à définir toute musique se situant en dehors des limites de

la musique savante occidentale », avant d’être massivement employée en tant qu’étiquette

commerciale par les acteurs de la production discographique internationale, définissant une

« nouvelle » catégorie dont l’« infrastructure complexe réunit notamment des maisons de

disques, des émissions de radio, des clubs de danse, des magazines et des festivals » (Pacini

Hernandez, in Nattiez, dir. 2003 : 1322-1323).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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8. Dont les attentes de ses producteurs, clairement exprimées dans la première page du livret,

revêtent aujourd’hui un caractère précurseur : « Nous espérons que cet album encouragera les

jeunes générations à garder la paranda en vie et à ne jamais oublier l’héritage de ces légendaires

paranderos » (ma traduction).

9. Dans le cas de Duran, et tout au long de cet article, j’emploierai alternativement les termes

« producteur », « réalisateur », « directeur artistique » et « manager », le musicien bélizien

recouvrant tous ces rôles de manière simultanée.

10. Tous deux produits par Stonetree Records, ces disques ont reçu diverses distinctions

honorifiques en plus d’avoir atteint le haut des palmarès de world music.

11. Mais dans le cas des productions Stonetree Records, le studio d’enregistrement ne peut être

vu comme un lieu clairement défini spatialement et temporairement. En effet, les trois albums

cités ont été en partie enregistrés dans des cabanes de plage (à Hopkins, au Bélize, et à San Juan,

au Honduras) où tout le matériel technique nécessaire avait été déplacé pour l’occasion. Le

processus même de réalisation de ces albums s’est échelonné sur plusieurs années, durant

lesquelles de nouvelles pistes ont été progressivement rajoutées avant d’être éditées, mixées,

puis finalement matricées avant de pouvoir apparaître sur le produit discographique final, prêt à

être commercialisé.

12. Entretien avec Ivan Duran, Montréal, le 10 septembre 2010.

13. Cette conférence fut présentée au sein d’un panel intitulé « La internacionalización de los

artistas y de la diversidad de las músicas del mundo : experiencias, vías y opciones para el

futuro » (« l’internationalisation des artistes et la diversité des musiques du monde : expériences,

voies et options pour l’avenir »), tenu le 21 mars 2012 à San Juan, au Costa Rica – dont la

captation vidéographique est disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?

v=s_p__N4hrbo.

14. Conférence d’Ivan Duran, le 21 mars 2012 à San Juan, au Costa Rica ( https://

www.youtube.com/watch?v=s_p__N4hrbo, à 2’28).

15. Ibid., à 3’22.

16. Ibid., à 3’57. Duran tenait le même type de discours dans une entrevue, réalisée deux ans plus

tôt, où il soutenait qu’« une carrière, c’est un sacrifice de nombreuses années » et qu’elle consiste

essentiellement à se « bâtir une réputation » (ma traduction). Entretien au domicile d’Ivan Duran

à Montréal, le 10 septembre 2010.

17. Ce processus d’élaboration du « son », tel que décrit dans la figure ci-dessus, n’est

certainement pas spécifique à Stonetree Records ; cependant, il nous permet de schématiser les

différentes étapes nécessaires à l’édification de ce qui pourrait caractériser le « son Stonetree »,

par rapport aux autres labels de world music.

18. Le cas du disque Buena Vista Social Club (World Circuit-Nonesuch, 1996) offre une illustration

emblématique de ce principe d’adaptabilité, moteur de l’avancement de tout projet

discographique. Cet album, qui allait rapidement atteindre un succès international sans

précédent (allant jusqu’à devenir le disque le plus vendu en world music), était prévu initialement

comme le résultat d’une collaboration expérimentale entre des musiciens cubains et maliens. Ces

derniers s’étant vu refuser leurs visas en route pour La Havane, le producteur Nick Gold décida –

en réponse à cet imprévu majeur – de combler les réservations qu’il avait faites des studios

EGREM par la tenue de sessions d’enregistrement qui, contre toute attente, allaient relancer les

carrières internationales de certains musiciens cubains, pour la plupart très âgés – comme

notamment Compay Segundo, Ibrahim Ferrer ou encore Rubén González.

19. Porcello 2005 : 269, ma traduction.

20. Lévi-Strauss 1964 : 26.

21. Taylor 1997 : 198, ma traduction.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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RÉSUMÉS

Alors que la paranda garifuna semblait inéluctablement vouée à une disparition prochaine – du

fait de la raréfaction de ses interprètes conjuguée à son impopularité auprès des jeunes – son

entrée dans les studios locaux d’enregistrement allait étonnamment être à l’origine d’un puissant

engouement chez l’ensemble des musiciens et réalisateurs locaux. En quoi les transformations

apportées en studio à la paranda « traditionnelle » lui ont-elles permis de s’insérer dans le marché

mondialisé de la world music ? A partir de cette étude de cas en Amérique centrale, cet article

tentera de déterminer jusqu’a quel point le studio d’enregistrement représenterait un

laboratoire expe rimental autant pour les musiciens, réalisateurs, ingénieurs du son, producteurs

qui s’y côtoient que pour le chercheur en ethnomusicologie qui choisit d’en faire son terrain.

AUTEUR

ONS BARNAT

Ons BARNAT est titulaire d’un doctorat en ethnomusicologie de l’Université de Montréal. Il a été

stagiaire postdoctoral au sein du LARC (Laboratoire audionumérique de recherche et de

création), à l’Université Laval. Il est actuellement professeur à temps partiel de Sciences

humaines numériques à l’Université d’Ottawa, et il a créé un cours au Département de culture et

communication de l’Université de Sudbury (été 2017). Après avoir coordonné le projet « Songs

and Stories of Migration and Encounter » au Center for Sound Communities de Cape-Breton

University, en Nouvelle-Ecosse, à l’automne 2017, il entreprend en janvier 2018 un postdoctorat

au Département de musique de l’Universidad de los Andes, à Bogotá en Colombie.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Du Caire à Nantes. Parcours etreformulations du zār, de sesmusiques et de ses acteursSéverine Gabry-Thienpont

Je tiens à remercier Nicolas Puig pour sa relecture extrêmement profitable et pour nos

passionnants échanges autour des réflexions développées dans cet article. Je remercie également

Jérôme Ettinger pour m’avoir invitée à Rezé et m’avoir permis d’assister aux répétitions d’Urban

Baladi ; Ahmed El-Maghraby et Zakaria Ibrahim pour leur disponibilité et leur accueil ; Ḥasan

Bergamon, enfin, personnage central du milieu du zār au Caire, pour sa gentillesse et ses

précieuses explications.

1 Nous sommes en février 2016 à l’Institut français du Caire. D’un souffle, Ḥasan soulève

sa tambūra, une lyre imposante à six cordes, décorée de colliers, de coquillages, de

perles, de cordons, de pompons colorés et de bandes de tissus chamarrés. Il la cale

perpendiculaire à son ventre, égraine quelques notes pour vérifier l’accord, puis

commence son riff en grattant les cordes de sa main droite, à hauteur de la caisse de

l’instrument, pendant que les doigts de sa main gauche se posent sur certaines cordes

pour étouffer leur résonance. Le riff en question, c’est celui du chant Yawra Bey, bien

connu des adeptes du rituel de possession dénommé zār. Pendant que Hasan joue, il

observe d’un œil interrogateur les autres musiciens présents, à l’affût de leurs

réactions.

2 Et le riff séduit : les musiciens égyptiens le connaissent bien et se l’approprient

instantanément, tandis que les musiciens étrangers entendent immédiatement

différentes manières d’arranger le chant et de s’en emparer. L’improvisation

commence, les essais se succèdent. Yawra Bey est remanié, mixé, fractionné, enrichi…

transformé. Une transformation qui permet néanmoins de continuer à le reconnaître

alors qu’il est extrait de son contexte rituel pour être inséré dans la même veine

musicale que les autres morceaux prévus au programme du concert. Le riff

« traditionnel » a donné naissance à une création musicale électro.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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3 Jérôme Ettinger, directeur artistique du projet Urban Baladi, cherche de nouveaux

morceaux à travailler avec les dix musiciens présents pour le concert prévu à la fin de

la semaine en clôture des cinq jours de résidence musicale. Parmi ces musiciens, cinq

sont égyptiens, dont quatre s’avèrent particulièrement familiers du rituel zār.

4 Dès ses débuts, l’ethnomusicologie s’est intéressée aux formes de possession rituelle.

Travailler sur un tel sujet implique de connaître les nombreux travaux menés dans ce

domaine, ainsi que les méthodes d’investigation appropriées. Cela nécessite aussi, pour

une compréhension totale, de suivre de manière systématique les déplacements de ces

rituels, notamment vers la scène2. Or ces déplacements se situent depuis peu au cœur

de l’histoire du zār égyptien, de ses musiques et de ses acteurs, phénomène que l’on

retrouve au sein de rituels similaires dans d’autres pays, notamment chez les Gnawa du

Maroc (Kapchan 2007 ; Majdouli 2007 ; Pouchelon 2012), mais selon des modalités et des

temporalités différentes. L’ approche ethnomusicologique du zār en Egypte impose de

centrer son regard sur l’évolution des pratiques et des parcours qui ont pour point de

départ ce rituel, en multipliant les terrains.

5 L’objectif de cet article consiste donc à étudier les nouvelles recontextualisations des

musiques associées au zār. Il s’agira d’abord de présenter brièvement la pratique

rituelle, puis de retracer l’histoire récente de sa patrimonialisation dans un contexte

égyptien où le zār a mauvaise presse, avant de présenter les nouvelles expériences de

création musicale électronique réalisées à partir de chants du zār qui en découlent.

Le zār, ses terrains, ses acteurs

6 Indissociable de sa dimension religieuse, et pourtant profondément « païen » et

« archaïque » si l’on en croit ses détracteurs, le zār est le nom donné à un rite de

possession majoritairement suivi par les femmes. Il se pratique dans d’autres pays,

Ethiopie (Leiris 1958, Ketcham 2010), Soudan3, Iran (Gharasou 2014), Oman (Sebiane

2015), où il prend des formes diverses. Supposé originaire d’Ethiopie et du Soudan, ce

rite aurait pénétré l’Egypte au XIXe siècle4. Permettant à la fois de déterminer qui sont

les esprits perturbateurs et d’accéder à un état de conscience modifiée par la transe en

guise de traitement thérapeutique, la musique représente une composante

indispensable du rituel.

7 Dans les travaux qui lui sont consacrés, qui se limitent aux pratiques de la capitale

(Mazloum 1975, Battain 1997, Harfouche 2002, El Hadidi 2016), on apprend que les

musiques du zār entendues au Caire se répartissent en trois répertoires (dits daqqa, la

frappe5), tous destinés à honorer les esprits. Selon les périodes, ces trois répertoires

n’ont pas la même dénomination, mais leur description reste très proche : l’un est

présenté comme étant d’origine soudanaise et bien souvent désigné par son principal

instrument de musique, al-Ṭambūra (lyre à six cordes, personnifiant les esprits) ; un

autre est défini en arabe par l’adjectif Maṣri (Egyptien) ou Ṣa‘ īdi (du Ṣa‘ īd, la Haute-

Egypte) ; le dernier porte le nom d’un chef confrérique soufi, Abū al-Ġayṭ, dont le

village éponyme est situé à Al-Qalyubiyya, à trente kilomètres au nord du Caire. Les

membres de ce groupe jouent pour les chefs confrériques et les saints musulmans,

tandis que la daqqat al-Ṭambūra permet d’honorer les esprits soudanais et éthiopiens, et

la daqqat maṣri ceux de la Haute-Egypte.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

126

8 Chacun de ces groupes musicaux fait intervenir quatre catégories d’acteurs. La kudiya,

l’officiante, maîtrise parfaitement les différentes étapes constitutives du rituel. Au

Caire, il n’existe quasiment plus de kudiya en vie. Le ra’ïss (ou ra’ïssa) al-zār, homme ou

femme, qui cohabitait avec la kudiya, occupe désormais sa place. Il/elle connaît les

chants et dirige les musiciens. Les šaġġālīn (sg. šaġġāl), artisans du zār, manient les

instruments de musique qui œuvrent au dialogue avec les esprits. Ces trois premiers

types d’acteurs, dont le savoir-faire musical est dévolu au rituel, occupent des positions

hiérarchisées : leur travail, comme leur statut, se définissent en fonction de la tâche qui

leur est attribuée. Quatrième acteur, l’adepte est désigné par les šaġġālīn comme le

zabūn (pl. zabā’īn), le client. La dimension commerciale est très présente, aucun aspect

esthétique ou artistique n’entre en ligne de compte. Pour les zabā ’ īn – des femmes pour

l’écrasante majorité –, pratiquer le zār permet de se retrouver entre soi : cela relève

tout à la fois de la thérapie et du plaisir de vivre ensemble, de la joie d’un moment

partagé qui embellit le quotidien et offre un espace extérieur à la maison, propice à une

transgression en douceur – ou inavouée – des normes religieuses et sociales. Nombre

d’adeptes font savoir que, pour telle ou telle habituée, il n’est pas nécessairement

question d’esprit tourmenté ou de corps blessé, mais d’un moment de plaisir et de

détente partagés. Pratiquer le rituel en devient presque secondaire. Aux discussions

autour de l’augmentation des prix ou du comportement de telle adepte absente ce jour-

là, se mêlent les danses : certaines sont effectuées sans la moindre retenue ; d’autres,

plus statiques, s’imprègnent de mouvements rappelant ceux des soufis lors des dhikr.

Contrairement à ce que quelques-unes affirment en début de séance – « je n’ai pas

besoin de pratiquer le zār, je viens juste pour écouter » –, toutes ces femmes sont

susceptibles de « descendre » (yenzel), terme usuel pour signifier que l’adepte va

s’avancer près des musiciens pour danser, si la daqqa est celle qui convient à l’esprit

qu’il leur faut honorer. Une intimité se crée alors, dimension supplémentaire à cet

entre-soi et part cachée de ces femmes, révélée par la « descente » de l’adepte qui, si

elle parvient à la transe, s’offre en confiance au regard des autres.

9 Rapidement, mes enquêtes m’ont permis de considérer que les chants du zār se

situaient au centre de réseaux relationnels plus vastes, amenant certains des acteurs

sur des terrains émergents, sans objectif thérapeutique, à vocation non pas

fonctionnelle, mais artistique. Les « travailleurs du zār » deviennent alors des musiciens

(mūsiqiyyīn).

10 Les premiers pas de l’enquête m’avaient d’abord menée dans le Ṣa‘ īd (sud du pays),

avant de me conduire au Caire, plus particulièrement dans le quartier d’Abū al-Su ‘ ūd,

bordant l’imposante rue Ṣalāḥ Sālim. A l’issue de la première séance rituelle à laquelle

j’assistai, le ra’ïss al-zār Ahmed al-Šankahawi, que je rencontrais pour la première fois,

me proposa de venir les écouter, lui et ses musiciens, dans un théâtre du centre-ville,

El-Ḍamma, où ils devaient jouer cette même semaine le jeudi à 21h. Il apparaissait

d’emblée évident que la présence des mêmes musiciens au sein de ces deux espaces,

celui de la performance rituelle et celui de la scène, constituait la formule du zār

égyptien tel qu’il se pratique aujourd’hui dans la capitale6. Les espaces de la

performance rituelle et de la scène devaient donc être examinés simultanément.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

127

Patrimonialisation, valorisation et reformulation du zār

11 En 2000, El-Mastaba Center est fondé par Zakaria Ibrahim7. Deux ans plus tard, le Egyptian

Center for Culture and Arts, MakAn voit le jour à Giza, avant d’être déplacé en centre-ville.

Son instigateur, Ahmed El-Maghraby, fort d’une expérience auprès du Ministre de la

culture Farouk Hosni – qui a occupé ce poste de 1987 à 2011 – et en tant qu’attaché

culturel au consulat d’Egypte à Paris, a souhaité créer à travers MakAn un véritable

centre d’archivage des musiques traditionnelles égyptiennes, basé au Caire, au cœur de

la ville. Ces deux centres ne travaillent pas ensemble, mais la même motivation les

anime : préserver et faire connaître un héritage musical considéré comme la « mémoire

culturelle »8 de l’Egypte, et le faire valoir en tant que patrimoine immatériel. A cet

égard, leur activité s’illustre par l’organisation hebdomadaire de concerts ainsi que par

la constitution d’une médiathèque où l’on peut consulter les archives sonores et

visuelles collectées aux quatre coins du pays. Ces deux institutions valorisent

particulièrement la diversité des expressions musicales égyptiennes.

12 L’un des répertoires estimés « en perdition » ayant retenu l’attention des deux

directeurs et de leurs équipes a été le zār. Outre la collecte de chants et de musiques

dévolus à ce rituel, des groupes, présentés sur les sites internet et les pages Facebook de

ces centres comme les témoins de traditions musicales aux origines multiples

profondément ancrées en Egypte9, ont été constitués avec des acteurs du rituel, ra’ïss al-

zār et šaġġālīn. Leur savoir est désormais mis en valeur durant les concerts organisés

par les deux centres. Lors de ces concerts, le groupe qui rencontre le plus de succès est

Mazaher. Il est composé de deux ra’ïssa al-zār et de ṣaġālīn qui jouent un pot-pourri de

leur répertoire tous les mercredis soirs à MakAn. En parallèle, ces femmes poursuivent

une pratique rituelle à part entière. Elles ont été sélectionnées par Ahmed El-Maghraby

pour intégrer ce centre. Leurs représentations ne consistent pas à établir un moment

privilégié avec une possédée, avant de la soulager en contentant le ou les esprit(s) qui la

tourmente(nt), mais à faire entendre à un public éclectique ce qu’est le répertoire

musical du zār.

13 Grâce à MakAn, leur renommée s’étend à l’international. Elles sont reconnues pour

pratiquer un zār authentique, présenté comme « art du patrimoine égyptien » (fān min

al-turaṯ al-maṣri), pour reprendre les mots de Lilian Dawood, journaliste désormais

expatriée d’ONtv, chaîne égyptienne à grande audience, qui présentait le groupe

Mazaher dans son programme Al-Sūra al-Kāmila en septembre 2014 10. Par son

intégration à ce centre, le savoir de ces musiciennes du zār est valorisé, alors qu’il ne

l’est pas pour celles ou ceux non rattachés à une institution quelconque. Le zār en

contexte de performance rituelle est un rite ḥarām (interdit du point de vue des normes

islamiques). Il est associé à l’idée de perdition, de débauche, et considéré comme un rite

qui se situe dans le champ de l’illégitimité sociale. Mais, pratiqué à MakAn, il devient

acceptable car il est légitimé par l’institution, du fait de la suspension de la relation

entre esprits et maux physiques, particularité d’ailleurs expliquée sur le site11. Il

acquiert le statut d’exercice ludique et esthétique, et la salle de concert, d’« espace de

moralité » (Puig 2011), conférant aux musiques qu’elle filtre une aura de licéité.

14 Désormais valorisés pour leur savoir-faire, et non plus critiqués pour la pratique d’un

travail inconvenant, certains acteurs sont ainsi projetés sur la scène des arts musicaux

et des traditions patrimonialisées. Ils accèdent au rang de musiciens et sont présentés

comme tels sur les sites internet des centres, les flyers et affiches de concert, les pages

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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facebook. L’épicentre de leur métier s’est déplacé de l’espace rituel à la sphère

publique. Ces musiciens considèrent l’aptitude à passer d’un milieu à l’autre comme

une marque de professionnalisation12, avec une nouvelle donnée incontournable dans

l’équation : le fait d’être en contact avec des musiciens étrangers et d’être impliqués

dans des projets artistiques mettant en forme savoir musical et faculté de s’adapter à

d’autres manières de jouer, d’autres instruments, d’autres langues, permet d’entériner

cette position de musiciens professionnels. En outre, cette récente proximité des

acteurs du zār avec les entrepreneurs culturels les conduit à être soumis à des questions

sur leurs pratiques rituelles, tant de la part de chercheurs13 que de journalistes. Les

musiciens en sont ainsi venus à développer un même discours historicisé, quel que soit

leur interlocuteur14 : leur pratique musicale et rituelle a été intellectualisée sous une

forme qui fait désormais référence.

15 La démarche de sauvegarde, que ce soit par les enregistrements et l’archivage ou par la

diffusion de concerts, ne constitue toutefois pas une fin en soi. Contrairement à

certains répertoires chantés estimés immuables et qu’il ne faut en aucun cas modifier

pour en préserver l’authenticité, comme c’est le cas des chants coptes (Gabry 2009,

2010), les « traditions musicales » associées au zār sont à présent envisagées comme les

supports de nouvelles créations musicales, seul moyen, selon les directeurs, de

continuer à faire vivre les musiques égyptiennes. Ne pas bloquer leur progression, les

laisser se nourrir d’influences exogènes, voire provoquer ces rencontres, font partie des

objectifs de ces centres, au même titre que la documentation et la sauvegarde. La

volonté de création qui s’en dégage se manifeste ainsi par la constitution d’ensembles

de musiciens repérés individuellement, puis invités à jouer ensemble, pour faire

« revivre » des musiques « en voie de disparition ». Il s’agit également de croiser genres

et styles musicaux et de promouvoir les échanges artistiques. Enfin, pour l’équipe d’El-

Mastaba Center en particulier, l’objectif consiste aussi à étendre les connaissances de

ces musiques aux nouvelles générations pour valoriser l’idée d’un savoir des traditions

comme base d’une ressource créative15.

16 Dans cette perspective de renouvellement des musiques, le directeur de MakAn, Ahmed

El-Maghraby, a ainsi initié des concerts intitulés Nass MakAn, les Gens du MakAn,

affichant d’emblée une idée de foule et de brassage. Inspiré par cette phrase de cheikh

Amin Al-Khūlī : Awal al-taǧdīd, qatal al-qadīm fahman, « le commencement du renouveau

est de tuer l’ancien en l’assimilant », il s’agissait pour lui de développer, voire de

renouveler un matériau considéré comme traditionnel en le mettant en contact avec

d’autres sphères stylistiques (communication personnelle, novembre 2016). La volonté

consiste à provoquer des rencontres musicales entre musiciens étrangers, d’horizons

musicaux divers, et musiciens « traditionnels » désormais sous contrat à MakAn.

17 Dans le même esprit, Zakaria Ibrahim, directeur d’El-Mastaba Center, a constitué des

groupes. Constatant la globalisation à l’œuvre dans le monde musical en général,

Zakaria Ibrahim considère que le déclin de pratiques « traditionnelles » a tendance à

éloigner les musiciens de leur audience initiale, pour les projeter dans le contexte de la

pratique artistique contemporaine (communication personnelle, octobre 2016). Il

estime donc nécessaire d’agir en réintroduisant, selon ses propres termes, les musiques

dans leurs contextes initiaux et de provoquer ainsi « un réveil de la conscience de la

diversité et de la complexité des musiques égyptiennes » (ibid.). L’ attrait pour al-musika

al-taqlidiyya16 est ainsi mis en parallèle avec l’importance qu’elle occupe tant au sein du

quotidien des Egyptiens qu’au cœur de leur construction identitaire. Derrière

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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l’expression al-musika al-taqlidiyya, il y a tout à la fois l’idée localement reçue de

ruralité, de pratiques marginales, de musiques techniquement pauvres et, donc, peu

dignes d’intérêt. Mais ces centres transforment ces répertoires en témoignages

culturels : leur intérêt intellectuel dépasse ainsi leur intérêt esthétique, quel qu’il soit.

Fig. 1. Le rango, conservé à El-Mastaba Center, Le Caire (avril 2016).

Photo Séverine Gabry-Thienpont.

18 Parmi les groupes constitués, il y a Rango, qui joue régulièrement dans des festivals à

l’étranger comme au Caire. Ce groupe tient son nom de l’instrument éponyme, un

xylophone joué avec quatre mailloches et dont le résonateur de chaque touche est une

bouteille en plastique plus ou moins allongée, déformée par la fonte, puis peinte à la

bombe de plusieurs couleurs : argenté, noir et blanc. Sa gamme pentatonique permet le

jeu du même répertoire que celui de la ṭambūra.

19 Chaque concert débute de la même manière : Ḥasan joue un riff à la ṭambūra, débute son

chant, puis un autre chanteur, reprenant certaines phrases en chœur avec lui,

l’accompagne à l’aide d’un petit tambour (ṭabla) cylindrique à double membrane, sur

lequel il bat le rythme à l’aide d’un tuyau en caoutchouc épais. Au bout de quelques

minutes, un danseur portant sur ses hanches le manǧūr – ceinture constituée de sabots

de chèvres – et agitant un šuẖšila, hochet pourvu d’un manche en bois dont le

réceptacle est fait d’une canette ou d’une bombe aérosol vide, percée de petits trous à

son extrémité17, entre en scène. Le trio ainsi constitué introduit le groupe Rango. Les

concerts commencent toujours ainsi, montrant le noyau dur, implicitement

« traditionnel », du groupe soudanais. Le groupe s’élargit ensuite. Ḥasan empoigne

alors la légère simsimiyya – petite lyre aux cordes métalliques –, chante, alors que

plusieurs autres musiciens, certains coiffés de bonnets aux couleurs panafricaines

(rouge, jaune, vert) agrémentés de fausses dreadlocks leur tombant sur la nuque, jouent

des percussions – darbukka, djembé, tambours, šuẖšila – et reprennent en chœur les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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phrases d’abord chantées par Ḥasan, avant que certains d’entre eux ne s’avancent sur le

devant de la scène et chantent en solo. Ce n’est que vers le tiers du concert (jamais plus

tôt) qu’est amené l’instrument phare du groupe : il faut créer une attente pour appâter

le chaland-auditeur. Le rôle de l’un des danseurs – que l’on retrouvera plus tard

accoutré d’un pagne, de jambières et de manchons à poils longs, blancs, et coiffé de

grandes plumes de la même couleur – est d’auréoler l’instrument de mystère en créant

à ce moment-là une interaction particulière avec le public. Le danseur s’agenouille

devant l’instrument, s’écrie « Rango ! », se relève et prend à partie les spectateurs pour

qu’ils acclament eux-aussi le rango. L’objectif qui se détache de la scène est de ne pas

laisser l’instrument dans l’anonymat ni la banalité. Une aura de mystère autour du

rango participe de la popularité de ce groupe, sous le regard placide de Ḥasan,

parfaitement insensible à ces démonstrations factices de dévotion.

Fig. 2. Concert du groupe Rango organisé pour ses vingt ans, organisé au Dār el-Opera, Zamalek, LeCaire (10 novembre 2016).

Photo Séverine Gabry-Thienpont.

20 Une certaine confusion émane de la constitution de ce groupe, en rapport avec la façon

dont il est présenté par son contexte d’énonciation. Sur scène, le rango, censé être un

instrument de divertissement, se trouve associé à un danseur dont la tenue et la

fonction – le contact avec les adeptes, aide au dialogue avec les esprits – ont une

vocation clairement rituelle, en rapport avec le répertoire musical de la ṭambūra. La

confusion générée est liée à la folklorisation18 d’une pratique selon des particularités

plus ou moins claires, instrumentalisées. Si, comme l’affirme Ḥasan, la ṭambūra a été

introduite en même temps que le rango en Egypte par les esclaves soudanais au XIX e

siècle, que l’un était dévolu au zār et l’autre, aux fêtes19, les deux sont à présent réunis

sous une même bannière, celle d’une musique de rituel déchu. En réunissant les deux

instruments au sein des mêmes concerts sous la dénomination Rango, avec pour seul

interprète Ḥasan, le brouillage des pistes est effectif et représente la spiritualisation

abusive d’un répertoire qui ne l’est pas en contexte de performance. Mais ce faisant, la

charge exotique du Rango se trouve doublée d’une charge spirituelle dont les

organisateurs des concerts tirent parti pour valoriser le caractère censément

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131

authentique de cet instrument, partant sans doute du principe que la présentation

ritualisée de la musique en soutient l’authenticité. Rango d’El-Mastaba Center est un

groupe musical dont le répertoire estimé disparu est remis sur le devant de la scène, et

donc sauvegardé, grâce à la rencontre entre Ḥasan et Zakaria Ibrahim, naissance d’une

collaboration entre le musicien en quête d’emploi et l’entrepreneur culturel passionné.

21 Entre ces deux centres, on constate qu’en dépit d’objectifs identiques, les manières de

mettre en scène le patrimoine diffèrent. A MakAn, le revival du zār se traduit par des

concerts que l’équipe cherche à rendre très proches de la pratique rituelle : dans la

troupe Mazaher, la ra’ïssa al-zār chante, accompagnée de ses šaġġālīn, légèrement en

retrait. L’ ambiance créée est intime, peu de lumières, pas d’effets sonores – tout est

acoustique –, des coussins posés à même le sol en plus des chaises pour permettre au

public d’accéder, s’il le souhaite, à une certaine proximité avec les musiciennes. A El-

Mastaba Center, il s’agit davantage de prendre pour point de départ des données

traditionnelles – les chants du répertoire de la ṭambūra, par exemple – et de les

reformuler au sein de ce qui constitue en fait des créations musicales, mais non

systématiquement revendiquées comme telles, comme c’est le cas du groupe Rango.

22 Dans les deux cas, ces mises en scène traduisent un processus réflexif autour des

notions d’ancien et de nouveau, de musique perdue et de musique retrouvée, de

tradition immuable et de création novatrice, ces notions contraires et ambivalentes

finalement sans cesse conjuguées pour aboutir à des programmations musicales où le

spectateur, tout en prenant beaucoup de plaisir, s’enquiert constamment du caractère

« authentique » de ce qu’il entend.

Autour des musiques du zār. Rencontres, échanges etprojets musicaux

23 Dans cette double dynamique de création et de professionnalisation artistique des

acteurs du zār, ces centres culturels sont devenus les plaques tournantes de nouvelles

transactions musicales entre Egyptiens et étrangers. Leur visibilité sur Internet et les

réseaux sociaux explique que bon nombre d’organisateurs de festivals dans le monde

fassent appel à eux et organisent ainsi la mobilité des musiciens et de leur savoir-faire,

répondant à la soif de découverte des spectateurs. Cette curiosité est également celle

d’artistes étrangers qui expriment leurs projets de créations à partir de répertoires

« exotiques », porteurs d’une certaine étrangeté. Les répertoires les plus attractifs sont

ceux dotés d’une charge spirituelle : le zār, encore peu connu, devient ainsi de plus en

plus prisé20.

24 En février 2016, l’Institut français d’Egypte du Caire publiait une photo de Ḥasan

accompagné de sa ṭambūra sur sa page facebook pour informer de la présence de

musiciens français et égyptiens au sein de son auditorium. Cette résidence d’une

semaine, menée dans le cadre d’un projet de création musicale intitulée Urban baladi,

s’achevait par un concert dans l’auditorium de l’Institut, avant d’être présenté en

France, à Rezé (banlieue nantaise), dans le cadre d’un nouveau festival, Focus

Metropolis, le mois suivant.

25 Jérôme Ettinger a rencontré Ḥasan dès les débuts de MakAn, en 2002, tandis qu’il était

invité à participer au projet Nass MakAn. Depuis cette rencontre, passionné par les

musiques égyptiennes, Jérôme Ettinger a monté différents projets, dont Egyptian

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Project, groupe permanent qui se produit régulièrement à l’étranger, notamment dans

les festivals de world music en France. A l’occasion du premier festival annuel de Rezé,

Focus Metropolis, consacré aux villes, il a été mandaté pour être le directeur artistique

du tout premier volet, exclusivement consacré au Caire. Urban baladi est né pour

répondre aux besoins de ce festival.

26 Tout en restant dans la continuité d’Egyptian Project, Ettinger cherchait cette fois à

faire « quelque chose de plus tribal, de plus électro, de plus urbain et avec de l’image »

(communication personnelle, juin 2016). Il cherchait aussi à valoriser des musiques

égyptiennes associées au contexte de la transe et de la spiritualité. L’ adjonction

systématique dans la programmation de chants du répertoire zār, qu’il connaissait déjà,

fort de son expérience à MakAn, devait précisément servir cette ambition de mélanger

« tribal » et « transe ». Il convient sans doute ici d’entendre le mot « tribal » comme

représentatif de sa conception de l’altérité égyptienne, c’est-à-dire d’une certaine

authenticité locale (d’où l’usage du qualificatif baladi, ce qui est local). Cette course à

l’authenticité et au spirituel, tous deux parés de vertus noyées dans le flot des

modernités actuelles, devient un véritable produit marketing, provoquant la

circulation de ces musiques sur les scènes locales et étrangères. Le choix de musiciens

ne parlant pas d’autre langue que l’arabe contribue à cette authenticité et à l’idée

d’absence d’altération des musiques qu’ils jouent : en plus de choisir des musiciens avec

qui l’entente est bonne, le but formulé est de travailler avec les détenteurs les plus

fiables d’un savoir traditionnel particulier, pour permettre une mise à l’honneur de

l’étrange, porteur d’une certaine authenticité locale. Il est ainsi remarquable de

constater le succès de créations musicales présentant un substrat défini comme

« traditionnel » – ici, le zār – et que l’arrangement musical projette sur la scène21.

27 Pour faire « plus électro et plus urbain », Jérôme Ettinger a combiné instruments

acoustiques – amplifiés et non amplifiés –, instruments électriques et outils numériques

(tablette, table de mixage). Il a également tenu à ce que des images décrivent la ville au

sein de laquelle il a découvert le zār. Des séquences filmées articulant ensemble les

musiques et leur milieu ont ainsi défilé en arrière-plan, derrière les musiciens, pour

projeter les spectateurs dans l’univers de la capitale égyptienne, certaines

vraisemblablement tournées depuis une voiture roulant sur la Ring Road, la rocade

cairote, et où l’on voit un défilé d’immeubles inachevés. L’association entre tradition,

électro, urbain et image était ainsi complète.

28

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http://

journals.openedition.org/ethnomusicologie/2681

29 Cette création musicale a été montée dans une logique circulatoire d’échanges nord/

sud. Pour la mettre en œuvre, Jérôme Ettinger a réuni cinq musiciens égyptiens, dont

Ḥasan, le joueur de ṭambūra, avec cinq autres musiciens et ingénieurs du son étrangers

(marocains et français). Le choix des musiciens égyptiens s’est imposé via les réseaux de

connaissance. Ettinger connaissait Ḥasan et lui a proposé de participer. Puis ce dernier

a suggéré à Ettinger de faire appel à Šadiyya, šaġġāla du zār, qui jouait pendant un

temps à El-Mastaba Center. Le recrutement s’est fait en priorité parmi les membres des

cercles de relations, pour faciliter dès le début la cohérence du groupe : la résidence

d’une semaine ne laissait que peu de temps pour monter la création.

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30 Dès la première séance, le choix des morceaux à arranger s’est fait collectivement.

Quand Ḥasan a proposé Yawra Bey, l’idée a fait l’unanimité. Dans le panthéon des esprits

du zār, Yawra Bey est un seigneur, un sayyid (pl. asyād). Militaire, réputé bel homme et

séducteur, il est un personnage associé à la beauté, à la confiance en soi et à l’assurance.

Le Yawra Bey d’origine est soudanais et il est accompagné par la ṭambūra – « la ṭambūra

lui appartient », m’expliqua Ḥasan. En contexte rituel, beaucoup de femmes, au Caire,

estiment devoir s’attirer les bonnes grâces de cet esprit, et l’invoquent par besoin de se

sentir belles, valorisées. En regard de son succès, trois manières d’interpréter ce chant

existent aujourd’hui, chacune adaptée à l’une des trois daqqa. Les paroles sont les

mêmes, mais la mélodie et le rythme diffèrent : trois versions existent donc, toutes

répertoriées au Caire et liées au succès rituel de ce sayyid. Chaque groupe a dû

apprendre le texte d’invocation et l’a adapté musicalement, avec sa signature propre.

Ḥasan, lors d’un entretien personnel, précise que cette diversification musicale répond

à la demande de la clientèle, « c’est du commerce (tiǧāra) » et ajoute, en anglais et en

riant, le mot « business ».

31 Participer à des créations représente une nouvelle facette de ce marché musical. Pour

Ḥasan, intégrer Urban Baladi a constitué un moyen d’accroître sa notoriété et de

gagner de l’argent. Jouer les musiques du zār représente son gagne-pain : il n’y a pas

d’enjeux esthétique ni artistique, du moins, pas présentés comme tels. On parle bien

d’un savoir-faire avant tout technique et fonctionnel, qui entraîne pour les musiciens la

nécessité de se situer sur plusieurs terrains : il leur est impossible de se contenter de la

pratique rituelle. Certains ont des contrats avec l’Etat et jouent régulièrement dans des

concerts de musiques dites traditionnelles, où le public est essentiellement étranger,

comme c’est le cas au Wekalet El Ghouri Center du Caire, montrant chaque semaine les

performances de la troupe El Tannoura. Dans cette logique financière, intégrer des

projets de créations musicales représente une opportunité pour ces musiciens.

32 Certains répertoires sont plus facilement assimilables que d’autres et Yawra Bey

présente l’énorme avantage d’être binaire. Il est donc plus facile pour les artistes

étrangers au zār d’improviser sur sa trame que sur celle des musiques de zār jouées par

le groupe féminin maṣri, aux rythmes plus complexes. Jérôme Ettinger avait, en effet, eu

beaucoup de difficultés à intégrer les habitudes musicales de ce groupe lors de sa

collaboration avec MakAn. La singularité du maṣri réside principalement dans ses

rythmes. Saja Harfouche, au sujet de leur carrure rythmique de onze temps, de leur

pulsation irrégulière et de leur polyrythmie, les qualifie de « musique du désordre »

(Harfouche 2002 : 74). Ils n’ont pas d’équivalent dans les autres répertoires du zār, ni

même dans la musique égyptienne. Ettinger avait essayé, en vain, de jouer avec les

femmes de Mazaher, aux débuts de MakAn : à l’époque, il s’avéra impossible pour des

musiciens non initiés aux rythmes des šaġġālīn de s’adapter ; et encore moins de

concevoir une création musicale à partir du répertoire de ces femmes, ce qui amena la

direction de MakAn à demander à ses musiciennes d’adapter leur jeu, car le zār

n’entrait pas dans les cases musicalement maitrisées des musiciens français présents.

33 Ce processus créatif correspond à une sorte de « composition en temps réel » qui

s’appuie sur l’improvisation des artistes22. Il s’agit presque d’une composition en live, si

l’on considère que les musiciens égyptiens avaient systématiquement plusieurs heures

de retard à chaque répétition et n’y accordaient que peu d’attention durant les

quelques jours précédant le concert, nourrissant ainsi l’angoisse des organisateurs.

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34 Il a également été question du niveau technique des musiciens. La volonté de conserver

le matériau initial sans lui ajouter d’ossature harmonique, par exemple, tient autant du

choix esthétique que de l’impossibilité technique, pour le groupe, à réaliser ce genre

d’arrangement. Il y a une progression dans la difficulté : en regard du temps imparti et

de l’absence de connaissances techniques – il n’y a pas d’intellectualisation des

musiques jouées, ni de connaissances de musiques autres, ce qui n’empêche nullement

les musiciens d’être des virtuoses –, l’arrangement musical a essentiellement concerné

l’équipement technique (par l’utilisation d’outils numériques) et la mise en place d’un

instrumentarium original, sans rapport avec celui du zār rituel.

Conclusion : la formule du zār égyptien au XXIe siècle

35 Pour être analysée, la pratique du zār suppose d’être systématiquement abordée selon

ses différents contextes d’énonciation et de performance. La seule prise en compte de

son contexte rituel ne suffit pas à en fournir une ethnographie complète. Qu’il s’agisse

du rituel stricto sensu ou de ses développements, l’analyse ethnomusicologique doit

prendre en considération les transformations de manière diachronique, pour estimer

l’influence de facteurs extérieurs, indépendants du rituel en tant que tel. Les

similitudes relevées dans les travaux menés sur les circulations des musiciens Gnawa

du Maroc (Kapchan 2007, Majdouli 2007) ou sur la patrimonialisation de la tarentelle

dans le sud de l’Italie, dont la pratique rituelle n’existe vraisemblablement plus depuis

les années 1950 (De Martino 1999, Bevilacqua 2007), pour ne citer qu’eux, dévoilent des

processus similaires répondant à des temporalités différentes. Il importe donc de

prendre en considération les développements liés à ces rituels pour en comprendre

tous les ressorts.

36 Dans le cas du zār, on remarque une progression par étapes, du rituel à la

patrimonialisation – au moyen de l’archivage et de la mise en scène –, puis de la

patrimonialisation à la création. Le zār est d’abord un rituel au sein duquel les musiques

occupent une place centrale et présentent diverses caractéristiques qui permettent

d’identifier les différents répertoires. L’hétérodoxie religieuse du rituel a entraîné des

reformulations avec, depuis les années 1950, la présence d’une confrérie religieuse, la

ṭariqa al-ġiṭaniyya (la confrérie d’Abū al-Ġayṭ), censée jouer spécifiquement en l’honneur

des saints et du Prophète. Le répertoire de chants rituels associé à cette confrérie

participe de sa relative légitimation, et ce groupe est désormais le plus visible en

contexte rituel.

37 Car avec son panthéon d’esprits seigneurs et d’entités surnaturelles diverses, le zār n’a

aucun mal à être massivement rejeté dans une société marquée par la mise en œuvre

d’un projet moderniste égyptien qu’ont toujours entretenu l’Etat et les élites, ainsi que

par une volonté d’adhésion à un islam orthodoxe épuré de ce genre de croyances.

38 Depuis les années 2000, le zār a gagné d’autres espaces de visibilité, relatifs à ses

nouveaux contextes de performance. Au sein d’initiatives culturelles privées, sa

patrimonialisation l’extrait de son milieu « naturel » pour privilégier une seule de ses

composantes : la musique. L’institutionnalisation de la pratique et la constitution de

groupes comme Mazaher impliquent une tendance à la sécularisation de ce patrimoine

dont le contenu problématique est filtré. Les efforts pour considérer le zār comme

patrimoine culturel égyptien permettent ainsi d’étendre la notoriété des musiques du

rituel. Les šaġġālīn font le lien entre les deux pratiques, celle du rituel et celle du

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spectacle. Le canevas du zār se trouve transformé au fil des ans par un jeu complexe de

patrimonialisation des pratiques, de circulations des musiciens – opérant de l’intime à

la scène et vice-versa, à l’échelle tant locale qu’internationale – et de nouvelles

créations musicales, entérinant l’existence d’un répertoire égyptien, caractérisé comme

artistique.

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NOTES

2. Voir à ce sujet le dossier « Festivalisation(s) » des Cahiers d’ethnomusicologie (27/2014).

3. Après avoir réalisé un mémoire de Maîtrise à l’Université Paris-Sorbonne sur le zār en Egypte,

Saja Harfouche s’est intéressée au zār soudanais et en a étudié certains de ses aspects,

malheureusement non publiés (communication personnelle, juillet 2016).

4. Mohammed Al-Ǧūhary (2011 : 280) estime que la présence du zār en Egypte remonte aux

années 1870. Cette origine africaine, systématiquement avancée dans les différents travaux

évoquant le zār, n’a jamais fait l’objet d’une analyse historique détaillée.

5. En Egypte, ce terme est spécifiquement employé dans le cadre des répertoires musicaux du zār,

compris localement comme tel. Un film d’Ahmed Yassine, dont le synopsis est entièrement

consacré au zār et qui est intitulé Daqqat zār (1986), est d’ailleurs bien connu des Egyptiens.

Notons également qu’une brève notice encyclopédique consacrée à la musique dans le rite figure

dans le Qamūs muṣṭalaḥāt al-mūsīqā al-ša‘ biyya al-maṣriyya (Dictionnaire des termes de la musique

populaire égyptienne) à l’entrée daqqat zār (Omran 2013 : 118).

6. Les enquêtes dans le sud du pays révèlent des pratiques différentes en bien des points, où la

partition entre les trois répertoires précédemment évoqués n’existe pas. Ce travail fera l’objet

d’un article ultérieur.

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137

7. http://www.el-mastaba.org/home.html, consulté le 17 janvier 2017.

8. http://egyptmusic.org/en/, consulté le 17 janvier 2017.

9. C’est le cas pour les groupes Rango (El-Mastaba) et Mazaher (MakAn).

10. Dans cette émission, Lilian Dawood présente d’emblée le zār comme un rituel honni par la

religion, interdit et associé aux superstitions : https://www.youtube.com/watch?v=4AHfd0W4-

oM&spfreload=10 (consulté le 7 décembre 2016).

11. « The ECCA is not researching or documenting the ritualistic aspects of the Zar, rather it

focuses documenting and promoting this unique musical legacy. », http://egyptmusic.org/en/

events/mazaher-ensemble-zar-music-songs-3/, consulté le 17 janvier 2017.

12. Le même phénomène a été noté par Nicolas Puig au sujet des musiciens de mariage au Caire,

où passer d’un milieu à un autre est reconnu comme une compétence professionnelle (Puig 2010).

13. Ces centres sont devenus les plaques tournantes des enquêtes sur les musiques égyptiennes,

et les chercheurs passent systématiquement par eux, soit pour obtenir des informations ou des

contacts, soit pour consulter leurs archives.

14. Qu’ils soient interrogés par des étudiants égyptiens (par exemple de l’Université américaine

du Caire, comme j’ai déjà pu le remarquer), par des présentateurs TV, des chercheurs ou encore

par des adeptes, les musiciens avancent tous en substance, dans les cas que j’ai pu observer, le

même discours concernant l’origine du zār. Ils ont été poussés par les institutions culturelles à

construire une histoire précise et maîtrisée qui a fait entrer le zār dans la catégorie des musiques

patrimonialisées, discours que l’on retrouve mis en forme et synthétisé sur les sites Internet de

ces centres.

15. Ce type de discours est appuyé par l’ethnomusicologue Michael Frishkopf (Alberta

University), qui pratique actuellement un type de recherche-action, notamment en Egypte et en

lien étroit avec ces deux centres, autour de l’idée de la musique comme composante du

développement humain.

16. Quand les directeurs de ces deux centres parlent des musiques qu’ils estiment traditionnelles,

ils emploient l’expression al-musiqa al-ša‘biyya, la musique populaire, expression à première vue

pratique pour le chercheur en ce qu’elle est censée suggérer comme champ du répertoire. Je leur

ai demandé s’il s’agissait là d’une dénomination explicite pour les personnes auprès de qui sont

collectés les chants. Ils m’ont répondu par la négative : al-musiqa al-ša‘biyya, pour les Egyptiens en

général, renvoie au mahragān, la musique de festival, abusivement présentée en Europe comme

de l’électro chaabi (populaire), ou alors, cela fait référence aux chansons sirupeuses (qualifiées

ironiquement de halawiyya, sucrées, par ceux qui n’apprécient pas ces répertoires) de la pop

égyptienne. Pour préciser leurs attentes, ces directeurs utilisent donc le qualificatif de

traditionnel (taqlīdi) ou de folklorique (fulkluri).

17. Egalement nommé šaẖālīl par Mohammed Omran (Omran 2007 : 77), ou encore šaẖāšiẖ par

Tiziana Battain (Battain 1997 : 198).

18. Pour une définition et une approche du folklore et de la folklorisation en musique, se référer

à Bolle (2007).

19. On peut lire sur le site internet d’El Mastaba Center que cet instrument n’est plus en usage

depuis les années 1970. Dans sa thèse, Tiziana Battain présente ce groupe comme disparu (Battain

1997 : 202). Quant à Chérifa Mazloum, elle ne mentionne ni le groupe ni l’instrument dans son

mémoire (Mazloum 1975).

20. En 2001, Laurent Aubert remarquait que dans l’imaginaire collectif, « l’Oriental se plaît […] à

manifester son penchant mystique en d’interminables improvisations aux propriétés

hypnotiques » (Aubert 2001 : 13). Quinze ans plus tard, ce cliché n’a pas pris une ride.

21. Pour un aperçu de ces processus à l’œuvre, se référer au travail sur les Gnawas de Deborah

Kapchan (Kapchan 2007). Les rituels explorés, tant dans cet ouvrage que dans le présent article,

présentent de fortes similitudes historiques et musicales, mais la temporalité des processus

diffère sans que les causes n’en soient pour l’instant identifiées.

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22. Telle est du reste la définition générale de l’improvisation issue de L’improvisation dans les

musiques de tradition orale (Lortat-Jacob, 1986), rappelée et contextualisée par Emmanuelle Olivier

dans sa magistrale introduction à l’ouvrage collectif Musiques au monde. La tradition au prisme de la

création (2012).

RÉSUMÉS

Cet article examine les reformulations et circulations des musiques d’un rituel de possession. La

récente multiplication des contextes de diffusion de ces musiques donne à entendre des

répertoires musicaux considérés comme « traditionnels » et/ou « en déclin » tant dans le cadre

de projets locaux (archivage, patrimonialisation, concerts) que de fusions musicales électro

internationales (comme le montre le projet Urban Baladi du festival de Rezé) précisément en

vertu de cette caractéristique « traditionnelle », notamment du point de vue des musiciens qui

s’en emparent. La prise en compte de ces évolutions au prisme d’une approche

ethnomusicologique me permet de questionner les dynamiques de changement actuellement à

l’œuvre sur la scène musicale égyptienne.

AUTEUR

SÉVERINE GABRY-THIENPONT

Séverine GABRY-THIENPONT est ethnomusicologue, actuellement membre scientifique de

l’Institut français d’archéologie orientale au Caire et chercheure associée au Centre de recherche

en ethnomusicologie [CREM-LESC, UMR 7186, CNRS/Université Paris-Nanterre].

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Cosmopolitisme musical.Dynamiques plurielles dans lesgroupes de batucada en FranceAna Paula Alves Fernandes

1 De nos jours, les terrains de l’ethnomusicologie deviennent de plus en plus mouvants.

La globalisation des pratiques musicales et leur circulation intense due aux migrants,

aux voyageurs, à internet, aux sites d’écoute en ligne et aux réseaux sociaux,

représente un nouveau marqueur. Les échanges se voient désormais complexifiés par la

pluralité des réseaux de diffusion et par la diversité des acteurs engagés. Les frontières

identitaires, spatiales et temporelles deviennent souples et poreuses : avec les nouvelles

technologies, il est possible de découvrir et d’écouter les productions des quatre coins

de la planète, ainsi que d’assister en direct à un spectacle de pop américaine ou aux

fêtes traditionnelles du Nordeste brésilien. Facebook permet d’entendre les concerts,

d’en voir les photos, de « participer » aux événements sans se déplacer. Les évolutions

des modalités de transmission rendent les musiciens plus indépendants à l’égard des

producteurs. L’évaluation du public se mesure en « likes ». Même l’apprentissage de la

musique peut se faire à distance, soit par des cours via Skype (Facebook ou Whatsapp)

avec un professeur en chair et os, soit par des tutoriels en ligne. De manière générale, le

cadre de l’expérience a changé et les contenus sont devenus plus accessibles. Cela

s’applique aussi aux milieux traditionnels. Jamais les praticiens vivant dans des

endroits reculés n’ont pu être aussi accessibles.

2 Ces circulations intenses ont favorisé la diffusion des musiques transnationales ou du

« monde » qui font couler beaucoup d’encre aujourd’hui (Bohlman 2002, Bours 2002,

Aubert 2011). Les chercheurs ne s’accordent pas sur les rapports de pouvoir

qu’entretiennent entre elles ces expressions, ainsi que sur leur rôle dans les industries

culturelles face à une tradition euro-américaine. Dans le décor planétaire, un constat

s’impose : les acteurs deviennent pluriels, les réseaux de pratiques, multi-situés

(Marcus 1995, Godelier 2004, Berger 2009). L’ethnomusicologie ne saurait rester

indifférente à ces changements car différents acteurs impliquent différents enjeux.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Batuqueiros francophones : socialisation plusqu’appropriation

3 Pratiquée collectivement et inspirée des rythmes brésiliens afro-descendants – la samba

(Rio de Janeiro), la samba-reggae (Salvador) et le maracatu (Recife) –, la batucada rayonne

sur la scène internationale. En France, les groupes jouissent d’une grande liberté de

création, chacun organisant son répertoire de manière plus ou moins proche des

rythmes originels. Ils sont aussi, pour la plupart, dirigés par des non-Brésiliens et

rassemblent environ une trentaine de percussionnistes amateurs. Au-delà des

batuqueiros1, les formations percussives d’inspiration samba ont souvent une section de

danseuses, avec une dizaine de filles qui se présentent à la mode du carnaval de Rio.

Cette musique fait alors l’objet d’appropriations exogènes : pratiquée en dehors du

contexte d’origine et transmise par des meneurs non brésiliens.

4 Pour ce qui est de l’adoption de la batucada et de ses éléments culturels par des

Français, il serait plus pertinent de parler de « socialisation » que d’« appropriation ».

En effet, le terme « appropriation » revêt des connotations négatives dans son usage

courant ou savant : « prise », « possession », « usurpation » et « vol » sont parmi ses

synonymes2. Au Brésil et aux Etats-Unis, le processus d’appropriation3d’éléments afro-

amérindiens suscite de vifs débats. Récemment, une polémique brésilienne sur le port

du turban par une fille atteinte d’un cancer qui aurait été arrêtée dans la rue par une

femme noire lui en interdisant l’usage, a déclenché une série d’articles et de

mobilisation sur les réseaux sociaux4. En France, bien que le terme ne soit que rarement

problématisé5, un article de Libération posait la question « Tous coupables

d’appropriation culturelle ? 6 » Il en ressort donc que s’approprier c’est acquérir

indûment quelque chose qui appartient à l’autre. Cela évoque les questions de l’origine,

d’une « vérité » identitaire et de la propriété culturelle, amplement discutées en

sciences sociales.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

141

Fig. 1. Batala (samba-reggae), La Rochelle (s/d).

Source : site du groupe.

5 L’adoption d’éléments culturels d’un groupe minoritaire par un groupe dominant – tel

est le cas de la pratique européenne des batucadas – peut faire l’objet de débats moraux

qui dénoncent la domination culturelle. Toutefois, les processus de la nature de

l’« appropriation », de l’« emprunt », du « transfert » ou du « métissage » ont toujours

existé. Restons sur l’exemple de la musique brésilienne. Pour les instruments qui

caractérisent la samba du carnaval de Rio ( samba-enredo), le cavaquinho vient du

Portugal, la caisse claire (caixa de guerra) d’Europe, les formules rythmiques de base de

l’Afrique. A 1200 kilomètres de Rio, la samba-reggae de Bahia (Etat présentant une

concentration élevée d’afro-descendants) a vécu une vague de réafricanisation à partir

des années 1970. Les choix esthétiques des percussionnistes – tels que l’inclusion

d’instruments dits plus « traditionnels » ou la composition de paroles engagées (Agier

1997) – sont motivés par la montée des mouvements noirs à Salvador de Bahia. Les

bricolages de ce type manifestent la capacité illimitée des individus à composer des

répertoires culturels variés. En ce sens, il n’existe pas de cultures ou des musiques

« pures ». L’idée d’un métissage originel est évoquée par différents auteurs (Amselle

2001 ; Laplantine et Nouss 2008). Certes, les circulations musicales obéissent à des

contraintes dans un contexte socio-économique inégalitaire, mais cette situation ne

saurait effacer le processus créatif humain. Plutôt que de traiter comme du « vol »

l’usage du turban par des Blancs ou la pratique du djembé par des Européens, il convient

de saisir les enjeux que ces transferts sémantiques peuvent comporter pour leurs

acteurs à une époque où, hélas, les inégalités culturelles entre les peuples subsistent. La

notion de « propriété culturelle » est en outre difficile à déterminer, d’autant plus que

l’adoption d’éléments culturels n’est jamais à sens unique. Le fait qu’un rythme ou une

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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pratique d’ailleurs soit considéré comme « nôtre » n’est souvent qu’une question de

temps.

6 Telle qu’elle est envisagée ici, la socialisation est définie comme un processus par lequel

l’individu acquiert, apprend, intériorise, incorpore des façons de faire et de penser

socialement situées ; elle suppose aussi que les individus sont formés et transformés

par la société (Darmon 2001). Dans nos sociétés plurielles et globalisées, nous avons

affaire à des instances de socialisation hétérogènes : l’école, la famille, les médias, les

pairs et tant d’autres institutions culturelles. Compte tenu de la diversité des contextes

sociaux, l’acteur pluriel incorpore une multiplicité des schèmes d’action (Lahire 2001).

La socialisation musicale est l’une des facettes de cette socialisation plurielle. En

Europe, une variété de contenus musicaux se donne à l’écoute ou à la pratique par le

biais des musiques du « monde ». Les auditeurs présentent de plus en plus une posture

« omnivoriste »7, avec des pratiques d’écoute variées. En ce sens, on ne prend pas

simplement pour soi la musique de l’autre, comme si on pouvait piocher dans le large

éventail disponible, mais on se socialise, de manière plus ou moins intense et

prolongée, dans d’autres univers musicaux par un processus d’incorporation

progressive qui peut être en dissonance avec nos socialisations primaires.

7 Pour décrire le parcours des membres des batucadas, dont la pratique musicale

s’accompagne d’une approche de l’univers culturel brésilien avec l’apprentissage de la

langue, l’incorporation des savoir-faire et savoir-vivre, les voyages réguliers, le terme

de « socialisation » présente l’avantage d’être moins essentialiste tout en rendant

caduques les connotations de la propriété culturelle et du pillage. « Faire sien » devient

alors une relation plus intime avec des objets culturels d’origine étrangère, qui dépasse

le simple bricolage.

Batucada, un réseau franco-lusophone

8 La musique est un foyer privilégié pour l’expression des appartenances identitaires

collectives et individuelles. Dans le cadre des batucadas de France, les socialisations

musicales conduisent à des socialisations corporelles et culturelles. De manière

générale, les motivations des apprenants consultés sont souvent similaires. Tout

commence après avoir assisté à une présentation dans la rue ou sur scène. Les

caractéristiques les plus évidentes de l’objet ressortent : une musique au « rythme

puissant », « physique », qui favorise le « défoulement »8tout en étant d’exécution

relativement simple. Des meneurs, comme Gérald, soulignent une particularité de ces

ensembles de percussions, c’est que la musique « marche » collectivement.

[…] c’est ça aussi qui est magique, si tu prends les gens séparément, ce n’est pas joli,mais quand ils sont ensemble, le son, chacun, l’un et l’autre va s’entraîner et le sonva être plus joli. On voit lors des ateliers caisse, le mec n’arrive pas à être régulieravant quelques mesures, chez nous, sauf l’un ou l’autre, mais quand tu les fais jouerensemble, le son s’harmonise. (Gérald, 6 avril 2015, Paris)

9 L’engouement pour les batucadas – musique toujours jouée en groupe – suit un

mouvement contraire à celui des musiques qui mettent la performance individuelle au

centre de l’action. Les percussionnistes peuvent alors défiler ou monter sur scène après

une formation relativement brève. Fondus dans la masse, les amateurs9peuvent goûter

l’expérience de la scène. Il suffit de « lever la main » au moment des breaks. La

difficulté d’exécution varie selon les instruments et leurs rôles (graves, aigus, ceux qui

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fournissent la base rythmique, ceux qui donnent le tempo) dans l’équilibre de

l’orchestre, dont la rythmique est assez répétitive. Grosso modo, les raisons principales

attirant les percussionnistes se dégagent de l’objet musical : la percussion, avec toutes

les significations attribuées au tambour : la transe, le défoulement, la catharsis, la

puissance, etc. ; la pratique d’une activité de groupe collective instaurant la confiance

en soi et permettant de faire des rencontres ; l’intégration rapide des nouveaux au

moment des prestations, avec un travail à court terme qui les élève au rang d’artistes.

Pratiquer la batucada représente aussi une valeur ajoutée pour les joueurs dans une

ambiance de valorisation de l’exotique. De fait, cette musique mobilise un imaginaire

latino-américain depuis longtemps connu en Europe. Il est assez courant que le public

n’associe pas les batucadas au Brésil, mais à un univers diffus de pratiques « latinos » et/

ou africaines, comme j’ai pu le vérifier lors des carnavals de Nantes et de Paris, ainsi

qu’à Lyon, Narbonne et ailleurs en France.

10 Une fois intégrés dans un groupe, les membres font partie d’un réseau étendu autour de

pratiques culturelles diverses. Une véritable communauté brésilophile se réunit lors de

séances de cinéma, de cours de danse, de concerts réguliers dans les bars, ainsi que de

rencontres diverses sur le thème des rencontres France/Brésil/Europe. A Paris, un

large choix est proposé : Mineirinho Bar, Café de la Plage, Los Mexicanos, Alimentation

Générale, Cabaret Sauvage, Studio de l’Ermitage, Studio des Rigoles, Bellevilloise

comptent parmi les endroits les plus fréquentés en 2016. Différents parcours et formes

d’incorporation ont lieu selon le statut des membres, à savoir meneur, danseur (à vrai

dire, en grande majorité danseuses) ou joueur. Les meneurs sont responsables de

l’identité musicale des groupes ainsi que de l’adaptation et de la diffusion des rythmes

brésiliens. Parfois en concurrence avec des musiciens brésiliens locaux, l’action des

chefs d’orchestre suscite des questionnements sur la légitimité de leur pédagogie. La

plupart d’entre eux effectuent des recherches régulières sur Internet et se rendent

chaque année au Brésil. Quant aux danseuses, leur socialisation présente des

changements importants dans le domaine de l’expression corporelle, notamment le

développement d’une aisance gestuelle, ainsi que les façons de se tenir, de s’habiller et

de s’exprimer. Cela semble évident dans le milieu de la samba où les défilés en paillettes

et string mettent en scène des corps qui doivent « séduire ». A travers un corps-autre,

celui de la Brésilienne, altérisée, désirée, exotisée, il devient plus facile d’exhiber son

propre corps. Quant aux membres des groupes au sens large, ils trouvent dans les

répétitions une activité de loisir qui remplit les soirées et les week-ends. Au fil du

temps, les sorties musicales prennent beaucoup de place dans leur quotidien.

Clara10raconte qu’après avoir commencé le samba, elle n’« arrive plus à voir ses

copines ». Au-delà des répétitions régulières, ayant lieu une ou deux fois par semaine,

les événements associés au Brésil occupent l’emploi du temps des acteurs tout au long

de l’année. Des rencontres européennes comme la Megasamba (Sesimbra, Portugal), les

répétitions du Bloco X (différentes villes d’Allemagne), le Maracatu Europa (différents

pays) et l’Internationales Samba Coburg (le plus grand festival de samba ayant lieu

depuis 20 ans en Allemagne) rassemblent des percussionnistes d’horizons variés.

Durant ces festivals, la langue de communication est parfois le portugais, qui se diffuse

également par le biais des paroles des chansons.

11 Certains percussionnistes d’origine étrangère, tels que Marialuisa11, soulignent que

l’appartenance à un groupe favorise leur intégration à la société

française :

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Je reste dans Tamaraca car le maracatu est devenu une partie importante de ma vieet que Tamaraca, d’une certaine façon, est devenu ma famille. C’est vrai aussi que laculture brésilienne aujourd’hui fait aussi partie de ma vie. Parce que je ne suis paschez moi. […] j’ai beaucoup de mal avec les Français. Surtout à l’époque où j’ai faitmon Erasmus. Les quatre premiers mois, je voulais surtout être avec des Français,mais, je me sentais mal, je n’arrivais pas à m’intégrer avec les Français, jusqu’aumoment où je me suis dit, si eux, ils ne veulent pas de moi, allez vous faire foutre.[…] Maintenant, tous les Français que je connais c’est grâce à la musique… ils sontplus ouverts. Soit ils ont vécu à l’étranger, soit ils ont un intérêt pour la musique.(Marialuisa, 26 février 2016, Narbonne)

12 La batucada peut donc contribuer à l’intégration de migrants brésiliens et non

brésiliens. Du fait que le Brésil offre une image positive en France, la musique

brésilienne fait figure de médiateur dans certaines situations. Outre la participation à

un groupe, les mariages franco-brésiliens apparaissent aussi comme un moyen de

rapprochement entre les deux pays. Il n’y a pas d’études quantitatives sur le sujet, mais

mon expérience du terrain révèle que le nombre de mariages franco-brésiliens va de

pair avec de la prolifération des groupes en France.

13 Cette communauté de pratiques s’étend au Brésil et constitue un espace commun de

référence faisant un détour imaginaire par l’Afrique. Les batucadas sont héritées de

l’histoire coloniale du Brésil et mobilisent un imaginaire sur l’Afrique, en raison de leur

caractère percussif, de l’usage des tambours, de leur sonorité et de l’appel corporel à la

danse. Chargée d’un « exotisme doux »12, la pratique des batucadas remet à jour une

relation culturelle triangulaire entre le Brésil, la France et l’Afrique, toujours présente

dans les esprits. Les rythmes adoptés font partie d’une culture afro-descendante que

l’on appelle couramment au Brésil « populaire » ou « traditionnelle »13. De fait, les

voyages-découvertes pour connaître les rythmes dans leur contexte d’origine attirent

de nombreux joueurs francophones dans des quartiers pauvres de Rio de Janeiro, de

Salvador ou de Recife.

14 D’autre part, les musiciens brésiliens et parfois les Anciens, comme Maître Valter de

Estrela Brilhante (groupe de maracatu de Recife), ont la possibilité de venir en Europe

pour animer des workshops et participer à des événements. Ceux-ci n’auraient pas eu

l’occasion de se déplacer à l’étranger autrement. La migration musicale ouvre un

marché qui permet à certains percussionnistes brésiliens de se faire une place. En effet,

les circulations musicales suscitent des rencontres inédites entre les percussionnistes-

voyageurs français et une population brésilienne peu scolarisée des quartiers pauvres

de Rio, Salvador et Recife. De plus, l’échange ayant comme centre d’intérêt la musique,

il contribue à mettre en suspens certains préjugés. Dans une situation de décalage

culturel, l’étrangeté des individus rend possible une sorte d’« horizontalisation » des

rapports de classe par la simple méconnaissance des codes culturels. Cela s’applique

aussi bien au cas de Français au Brésil qu’à celui des Brésiliens en France. Des

comportements parfois considérés comme « inadéquats » dans certaines circonstances

sont attribués à la différence « culturelle ». Il est sans doute plus difficile d’interpréter

les actions d’un étranger, ses usages linguistiques, son vocabulaire, ses manières de

faire, ses tenues vestimentaires. Par exemple, un individu d’un quartier pauvre de

Salvador, du fait de son double statut de musicien et d’étranger, sera plus facilement

accepté dans les quartiers riches de France (où il sera considéré comme

« excentrique », « exotique », « artiste ») que dans ceux de Bahia. De même, pour les

joueurs français de milieu aisé, il est beaucoup plus difficile de trouver leur place dans

un quartier sensible de la banlieue parisienne que dans les ghettos brésiliens,

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notamment lors de séjours musicaux. Ainsi, l’« étrangeté culturelle » supplante, le

temps d’un échange musical ou même durant quelques années, l’« étrangeté de classe ».

Les nombreux exemples de couples réunis par la musique, des Françaises scolarisées

des milieux aisés avec des Brésiliens peu scolarisés des milieux pauvres (et vice-versa),

l’illustrent. Cependant, cette suspension des préjugés et ces rencontres improbables

autour de la musique de l’autre se heurtent à l’inégalité des rapports sociaux. Des

tensions se font sentir durant les voyages au Brésil ou lorsque Brésiliens et Français

entrent en concurrence dans le marché musical. Gérald, qui essaye d’être le « moins

gringo possible » là-bas, raconte son expérience de voyage :

Je me sens toujours mal à l’aise, mais maintenant, plus qu’avant. Parce que je suisplus intégré dans le milieu brésilien, je me rends mieux compte des fractures, desécarts qu’il y a entre le Brésilien et le Français […], dans les conditions de vie, lapauvreté. Je pars tous les ans, c’est 1000 euros le billet, là bas, avec le salaire que j’aiici, je n’ai aucun problème et je sais qu’ils ont des conditions de vie difficiles… Jerevois ces gens depuis 5 ou 6 ans, voire plus, et la plupart de ces gens-là n’ontjamais pris l’avion. Il y en a là-bas, je pense, qui ont un peu de rancœur par rapportà ça, et je ne pense pas qu’à mon cas, par rapport à l’ensemble des gens quivoyagent, qui vont chez eux. (Gérald, loc. cit, 2015)

15 Toby soulève quelques problèmes d’une relation parfois asymétrique :

Nous, on est inconditionnels, en train d’absorber cette culture, donc, il y a unephase, tout ce qui vient d’un Brésilien… ce n’est pas sain non plus… il faut prendredu recul… car après il y a des gens qui passent au refus, « ils veulent que de latune » [les Brésiliens]… moi, ça ne me dérange pas. Si quelqu’un peut faire sa tunetant mieux. […] le problème c’est quand tu commences à piétiner leur place […] jesuis face à des problèmes politiques. Avec Bahia connexion [projet d’échangemusicaux], quand je suis allé à Salvador, les gens chez qui j’allais avant étaient encolère car je faisais un projet qui concurrençait le leur, et nous, on leur a dit : « legâteau est gros, on amène les gens ici, on est en train d’agrandir le gâteau, ondiffuse votre culture ». Ce qu’ils voyaient c’est que toute la tune ne rentrait pasdans leurs poches. […] ils ont une vision de l’Européen… ils me disent, « j’organiseça, mais une fois que le carnaval est fini je n’ai pas de tunes, la voiture que j’utiliseest celle de ma copine »… moi, je n’ai même pas le permis ! A qui il parle ? Il ne saitpas à qui il parle. Il parle à un Blanc… (Toby, 27 avril 2015, Paris)

16 Les échanges musicaux et humains qu’engendre cette pratique sont à analyser dans un

contexte inégal de diffusion. La musique des batucadas est originaire d’une population

afro-descendante habitant des quartiers défavorisés, et l’intérêt des Européens

représente, à la fois, de la reconnaissance à l’intérieur du Brésil, où les praticiens sont

souvent la cible du racisme et des préjugés divers, et de la méfiance face à la peur de

« perdre » sa culture. C’est pourquoi certains musiciens brésiliens cherchent soit à se

démarquer des musiciens francophones, soit à adapter leurs méthodes d’apprentissage.

Sur un plan plus large, la dichotomie entre la France, pays riche et colonisateur, et le

Brésil, pays périphérique et colonisé, apparaît dans de nombreux entretiens.

17 Si toute musique est liée à son contexte de production, ce ne seront plus seulement le

carnaval et la fête qui occuperont les esprits des batuqueiros étrangers, mais aussi la

violence et les inégalités. Dans les favelas brésiliennes, les Européens sont confrontés à

un contexte de pauvreté qu’ils ignoraient souvent auparavant. Certains ont vécu de

situations de violence physique, de vol, ou encore des événements difficiles. Céline a été

le témoin d’un règlement de comptes que l’avait marquée. Elle et d’autres

percussionnistes se sont fait voler à Rio un soir après la répétition du Sambodrome (lieu

où les écoles de samba défilent). Le lendemain, son sac lui a été rendu et l’auteur du

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crime, un adolescent, a été retrouvé mort dans une voiture. Cet épisode extrême vient

illustrer les nouvelles expériences que peuvent avoir de percussionnistes étrangers au

Brésil. Il en va de même pour les musiciens brésiliens en Europe, qui fréquentent dans

ces pays étrangers des circuits peu familiers. Enfin, ces rencontres inattendues autour

de la musique permettent la communication entre des univers culturels et des milieux

sociaux parfois opposés. La circulation des percussionnistes ouvre la voie à des

contextes inédits élargissant ainsi les espaces imaginaires de projection au-delà des

stéréotypes habituels.

Les Brésiliens de cœur

Fig. 2. Défilé de Flor Carioca (samba-enredo), Nantes.

Photo Ana Paula Fernandes, 2015.

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Fig. 3. Danseuses de Flor Carioca à la fin du défilé.

Photo Ana Paula Fernandes, 2015.

18 En France, la pratique des batucadas s’accompagne d’une remise en question des modes

de vie. Certains percussionnistes développent un sentiment « amoureux » du Brésil,

notamment, pour ceux qui ont vécu une socialisation prolongée dans l’univers culturel

en question. C’est le cas de Toby (voir plus haut), un « Brésilien de cœur », initié aux

percussions brésiliennes depuis presque vingt ans, qui parle portugais et s’est rendu de

nombreuses fois à Salvador de Bahia. Il est meneur du groupe Badauê et affirme que

son premier attachement avec la samba-reggae a été d’ordre corporel.

« Pour moi, en tout cas, c’était une histoire de la danse. Je jouais déjà. Je savais quelà il y avait un truc fondamental qui me manquait. Quand j’ai pris conscience qu’il yavait ça, je me suis rendu compte qu’il y avait un manque. Je ne cherchais pasquelque chose. J’ai pris conscience. C’est là où je dois être. Ça m’a réveillé un truc,mais ce truc-là ne me manquait pas avant » (Toby, loc.cit, 2015).

19 Pour ce musicien qui pratiquait des rythmes comme la rumba et la salsa, ce n’est pas la

richesse musicale brésilienne qui l’a attiré au départ, mais, le cadre instauré par ses

praticiens.

« […] ils avaient plus de gentillesse, c’est ça qui m’a attiré d’abord. Par contre, jefaisais de la rumba cubaine et je trouvais ça très simple, “pim, pom”, je ne suis pasvenu pour le côté musical, a priori, après, ta vision change avec le temps. C’est pluspour la mentalité que je suis venu… Cette gentillesse est un trait de caractère dechez vous. Je pense que les Français ont beaucoup à apprendre de ça. Les gens icisont un peu fermés et pour moi, ça a été une leçon de vie… Au-delà de la musique, lamentalité… j’ai vu autre chose, j’y allais pour la musique mais j’ai tout de suite vuqu’il y avait quelque chose de fondamental à apprendre de ce pays, des gens de cepays. Et jusqu’à aujourd’hui, l’Histoire avec un grand H montre que je ne me suispas trompé » (ibid.).

20 Il narre également des transformations que subissent les femmes dans son groupe :

« A Paris, quand tu dansais en jouant tu étais presque pris pour un pédé. Il y avaittout un travail psychologique à faire avec les gens d’ici, la nouveauté, ça, on a

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toujours du mal […] Chez moi [groupe Badauê], 90 % c’est des nanas… parce quechez nous, ça danse. Un ou deux ans après, la nana a acquis une perception d’elle-même, un truc… les gens demandent, vous faites un casting ? Non, les fillesviennent comme elles sont et elles deviennent comme ça… il y en a qui partent auBrésil, elles apprennent le langage, tu changes » (Ibid.).

21 A Nantes, Céline Gascoin, fondatrice de l’Ecole de samba Flor Carioca sur le modèle

traditionnel de Rio, souligne le caractère communautaire de son groupe et de la

pratique du samba.

Par la samba, on commence à prendre conscience de l’esprit communautaire, on adu mal avec ça en France. Ils commencent à être contaminés […] ils commencent àvouloir apprendre le portugais […] Moi, je crois que j’aurais été malheureuse toutema vie si je n’avais pas connu la samba […] Je sais pourquoi les Brésiliens, du moinsceux qui font la samba, sont heureux. C’est trop beau cet esprit communautaire […]Au tout début les gens [les membres de son groupe] ne s’intéressent qu’à lamusique, jusqu’à ce qu’ils aient fait leur premier carnaval ici [Nantes]. Ils n’arrêtentpas de me dire, on n’a jamais vécu ça. (Céline, 23 avril 2015, Nantes)

22 Un groupe de batucada est censé condenser ce qui serait l’« identité brésilienne » : un

peuple accueillant, qui aime être ensemble et faire la fête, attaché à sa culture, qui a le

sourire malgré les problèmes sociaux du pays. Loin de vouloir cibler la part de

stéréotypes dans ces représentations, ou encore de parler d’une essence identitaire

quelconque, il est intéressant de noter comment ces projections fonctionnent sur le

terrain, étant parfois déterminantes dans les choix des acteurs. Ce qui ressort des

entretiens en face à face est confirmé par un questionnaire en ligne14. Les attributs

donnés au Brésil et aux Brésiliens, tels que « bonheur », « joie », « liberté », s’opposent

aux caractéristiques associées à la France, « froid », « racisme », « individualisme ».

A travers son image négative, les remises en question de la société française concernent

le lien social, l’individualisme, une sorte de « malaise culturel » allant de pair avec le

développement économique et social, comme on peut le constater dans les témoignages

ci-dessous :

J’aime bien que les Brésiliens, il y a des choses qui sont ancrées dans leur culture, lasamba, le foot, moi, je ne saurais pas dire ce qui est dans ma culture. Je ne sauraispas dire ce qui m’est cher, ce que j’ai envie de défendre, de proclamer. (Gérald,loc.cit., Paris)

23 Les pratiques culturelles brésiliennes constituent, pour ces acteurs, un moyen de

rassemblement du peuple.

En France, enfin, je pense dans tout l’Occident, il y a un mouvement dedésocialisation de la vie réelle […] Mon père était directeur de MJC, et avant, lesgens allaient là-bas souvent pour rien faire. Là, récemment, ils viennent pour faireune activité une fois pour semaine […] la batucada, c’est un espace où tu peux avoirune vie sociale. (Philippe, 30 mars 2015, Paris)

24 Ainsi, la musique serait un foyer privilégié d’expression de l’identité brésilienne, tandis

qu’en France l’identité resterait plus volontiers attachée aux arts de la table ou à la

littérature.

Je suis Breton et je connais un peu l’esprit des musiques celtiques […] on n’est pasincroyablement loin de la culture du carnaval de Rio, après, musicalement, ce n’estpas la même musique, mais en terme de phénomène social c’est comparable […] ladifférence avec la culture française, à part les cultures régionales, les Français ontarrêté d’avoir un rapport identitaire avec la culture, il y a très longtemps. Laculture musicale brésilienne a un rapport avec l’enracinement. C’est importantpour eux de jouer dehors, le drapeau, le costume, l’appartenance. Chez nous, jepense que c’est mort depuis au moins 100 ans. On a perdu ça. Notre identité

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viendrait peut-être plus de la littérature que de la musique. (Xavier, 26 mars 2015,Paris)

25 Dans le cadre des batucadas, être « Brésilien de cœur » peut signifier un attachement

aux valeurs associées à la culture brésilienne. Cela ne veut pas dire que les problèmes

du Brésil sont ignorés ou que les percussionnistes refusent leur appartenance d’origine.

Les groupes agissent comme des instances socialisatrices dont les membres font preuve

d’une pluralité de logiques d’appartenance. Ceux-ci n’abandonnent guère les

identifications acquises des premières socialisations, mais cumulent différents

« schèmes d’action incorporés » (Lahire 2001). Les percussionnistes francophones

peuvent bien s’affirmer Français lorsqu’il s’agit de défendre les Droits de l’Homme,

souvent négligés au Brésil, ou encore, de critiquer le machisme latent dans la société

brésilienne. Cependant, l’empathie et la joie de vivre des Brésiliens sont souvent mises

en avant contre l’indifférence observée dans les grandes villes de France. Pour ces

témoins, la musique brésilienne est présentée comme une tradition vivante chez un

peuple dont l’esprit de groupe fait partie du quotidien, tandis que les traditions

musicales françaises sont folklorisées et se limitent aux régions. Une identité française

est décrite à travers les arts de la table, la littérature et le caractère revendicatif hérité

de la Révolution française plutôt que par la musique.

26 Les métaphores d’usage courant, tels que « piqué » du samba ou « drogué » à la musique

brésilienne, décrivent une socialisation prégnante pouvant inciter les individus à

migrer temporairement ou à s’installer définitivement au Brésil. Si la migration n’a pas

lieu, c’est dans les communautés des pratiques brésiliennes de France – soirées,

groupes de capoeira, batucadas, rodas de samba, festivals, concerts et événements divers –

que les passionnés du Brésil vivent dans leur « petit Brésil ». Cela n’est possible que

grâce aux espaces liminaires que la circulation intense de l’information, des produits et

des personnes, ont pu faire exister.

Déstabiliser les frontières

27 En raison des logiques d’actions plurielles et des identifications multiples, les acteurs et

les identités ne restent plus cantonnées à un territoire unique. Suivant cette

dynamique, la musique et l’appartenance ont un rapport intime : la musique peut servir

consolider les identités, par exemple, dans la construction des Etats-nations, mais aussi

contribuer à les déstabiliser ou à les mettre à l’épreuve, comme le montrent les

dynamiques identitaires décrites. Dans le cadre des batucadas, les rapports d’altérité

sont fluides et changent au gré des situations, parfois, pour désigner un même acteur.

Dans le marché musical, le « Je » brésilien rencontre l’« Autre » français lors des

disputes pour la légitimité, ou encore, le « Je » professionnel se bat pour avoir sa place

dans les salles de concerts contre l’« Autre » amateur, qui propose de jouer

gratuitement. Chez les joueurs amateurs, le « Je » batuqueiro s’épanouit et se démarque

de l’« Autre », le Français moyen, décrit comme endurci et peu conscient de la

rythmique de son corps ; en ce qui concerne l’attachement des groupes et des acteurs à

la tradition, le « Je » authentique – posture qu’empruntent certains percussionnistes –

veut s’opposer à l’« Autre » folklorisé, celui qui pratique des fusions « indiscriminées »

ou s’éloigne excessivement des modèles brésiliens. Ces rôles plus ou moins assignés ne

sont pas établis une fois pour toutes, ils changent en fonction des personnes qui les

attribuent ou qui en sont l’objet. Ces descriptions servent parfois pour désigner un

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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même acteur. Ainsi, les mécanismes de distinction entre les percussionnistes sont aussi

variés que les logiques d’appartenance individuelles. Si, comme l’affirme Raibaud

(2008 : 5), « l’auditeur occidental est fasciné par la pureté “originelle” des musiques

populaires ou ethniques car il est souvent à la recherche d’une altérité radicale,

associant paysages, sociétés et cultures », on voit à travers ces exemples que l’Autre

peut assumer différentes positions. Les dynamiques contemporaines vont au-delà des

dichotomies opposant Brésiliens et non-Brésiliens. Les frontières existent, bien sûr,

mais elles se dessinent désormais de manière complexe.

A la recherche d’une identité musicale cosmopolite

28 On peut faire de la batucada pour se défouler, pour s’intégrer, pour s’épanouir, faire la

fête, revendiquer une identité composite. En dépit des particularités de l’objet, la force,

la percussion, la puissance, la facilité d’exécution, l’adoption des rythmes brésiliens ne

restent pas indifférentes aux projections internationales du Brésil.

29 La musique brésilienne s’est diffusée dans le monde, contribuant à créer une image du

Brésil en tant que pays phare de la diversité. Dans les années 1950, l’Unesco évoquait un

« modèle à suivre » (Journal de l’Unesco, 1951). Ce modèle de « métissage réussi » est

aujourd’hui remis en question. Après avoir été consolidé par des chercheurs

brésiliens15, il a servi à nier les inégalités engendrées par l’esclavage tardif dans le pays.

Mais les représentations culturelles sont tenaces. En Europe, face à une « crise

identitaire » liée aux migrations et à la montée de la xénophobie, l’image du Brésil peut

se réactualiser, dans l’univers musical, comme un « Eldorado » de la démocratie raciale.

Même si les problèmes sociaux du Brésil sont de plus en plus dénoncés par les médias –

notamment depuis les années de la présidence de Lula (2003) et son ouverture à la

politique internationale –, l’idée d’une cohabitation pacifique des populations au Brésil

n’est pas ébranlée.

30 Au sein des batucadas, l’« ambiance » paraît être un facteur essentiel d’attractivité.

L’école de samba Aquarela de Paris est souvent citée comme un exemple de convivialité.

Les Anciens du groupe insistent pour maintenir une pause de quinze minutes au milieu

de la répétition, le destinée à « boire et manger », pour permettre aux membres du

groupe de resserrer leurs liens. Mais il n’est pas toujours facile d’équilibrer « qualité

musicale » et « lien social ». Dans certains cas, des praticiens ayant dix ou quinze ans de

pratique ne maîtrisent pas leur instrument et éprouvent des difficultés à suivre les

arrangements. A cet égard, quelques percussionnistes développent un avis critique.

Pour eux, l’atmosphère est importante, mais elle ne peut être stimulée aux dépens de la

musique. En dépit de ces comportements individuels, les idées de partage et de vie

collective demeurent centrales dans les groupes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

151

Fig. 4. Flyer de la 24e édition du Cobourg Samba Festival 2015, le plus grand rassemblement del’Europe autour des percussions brésiliennes.

Archives de l’auteure.

31 Le témoignage éclairé de Toby présente un degré important de réflexivité mettant en

dialogue la musique et l’identité, dans un contexte global :

[…] C’est une histoire de racines, l’identité, les vieux… après, dans le monded’aujourd’hui, tu peux aussi choisir tes racines, tu peux prendre ce qui te convientdans telle culture et tu te fais ton identité, justement, plonge tes racines là où estl’eau pour toi. Les racines c’est d’où tu viens et aussi ce qui te nourrit. Moi, je saisd’où je viens et ce qui me nourrit. Les racines c’est un mélange de tout ça. Tu nepeux pas aujourd’hui te nourrir que d’où tu viens. En tout cas, ce n’est pas ma ligne.Je me nourris aussi avec l’Inde, le Brésil. C’est des choses qui se regroupent. Ce dontje me nourris dans ces cultures, c’est la même chose. Dans chaque pays il y a uneligne… le candomblé brésilien, la spiritualité indienne, la conscience écologiqueallemande, tout ça c’est la même chose pour moi… La batuc c’est pareil, les genssentent que ça va les nourrir, ils ne sont pas forcément dans une quête. Sans lesavoir, parfois, ils sentent que ça va les nourrir. (Toby, loc.cit., 2015)

32 Aujourd’hui, le cosmopolitisme s’impose de plus en plus aux individus – notamment

pour les Nord-Américains et Européens – qui sont exposés à des sources d’identification

variées. En revendiquant des racines « choisies », Toby fait valoir son appartenance à la

communauté humaine. Son discours est révélateur d’une nouvelle conscience

« universaliste »16définie non pas comme une forme de « tolérance » ou de « partage »

entre cultures différentes, mais comme un acte de liberté où chaque individu peut

s’attribuer des identités plurielles dans ce qui nous relie, l’appartenance à l’humanité.

33 Les représentations qui circulent dans les milieux des batucadas reflètent la mouvance

humaniste contemporaine17où la « diversité culturelle » est une bannière pour la paix

mondiale. En France, particulièrement, la diversité est sans cesse évoquée par les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

152

médias, dans les politiques culturelles et dans l’Education nationale. L’engouement

pour ces rythmes touche alors à un point sensible de la République : dans une

population qui résulte de différents brassages, l’identité nationale est l’objet de

désaccords. En effet, le modèle universaliste18inspiré de la Révolution française et des

Droits de l’Homme est mis à mal par les affrontements ethniques courants sur le

territoire. Dans ce contexte, la musique des batucadas, à l’image du Brésil, répondrait

aux désirs d’une « cohabitation pacifique entre les peuples ». C’est ainsi qu’elle est

exploitée sur la scène française. L’ agence Team Tonic Service propose aux entreprises

une animation avec son Team Building Batucada :

Ensemble, vos collaborateurs devront s’unir et faire preuve de synchronisationpour un résultat artistique et festif ! L’animation peut également être accompagnéede danseuses de samba costumées pour un effet Carnaval de Rio garanti ! LaBatucada vous réserve un dépaysement total le temps de quelques heures. Lerythme des percussions vous entraînera dans une ambiance conviviale etchaleureuse en compagnie de vos collaborateurs !19

34 L’activité des groupes est fortement orientée par une conception idéologique du

« métissage » et de la rencontre des cultures. D’abord parce que l’espace de la batucada

fait preuve d’une mixité où se retrouvent confondus plusieurs générations,

nationalités, univers culturels et milieux sociaux. Puis, les praticiens soulignent une

« démocratie musicale » comme étant au centre de leur activité. Comme ce fut évoqué

précédemment, « tout le monde est capable de jouer », du moment que l’on joue

ensemble. Dans cette optique, le « faire ensemble » musical, caractéristique soulevée

par la totalité de mes interlocuteurs, vient rejoindre le « vivre ensemble » des

politiques contemporaines.

35 A l’exemple de la world music, le phénomène des batucadas semble alors participer à la

« création d’une sphère musicale utopique à l’intérieur de laquelle les diversités

culturelles ne sont plus des frontières ou des obstacles, mais des richesses partagées au

sein d’une humanité plurielle » (Raibaud 2008). Des différences marquantes subsistent

pourtant entre les deux. Si la world music peut être quantifiée par le nombre des rayons

de vente dans les magasins, par les chiffres des maisons de disques et les sites de

téléchargement en ligne, la batucada ne figure pas dans les statistiques de l’industrie

musicale. Ayant comme moyen principal de diffusion les meneurs francophones sur le

territoire, la batucada est, à ce jour, plutôt une musique à pratiquer qu’à écouter.

36 Une petite parenthèse concernant notre cadre de diffusion s’impose. Il est fondamental

de souligner que les discours traités s’inscrivent dans le cadre européen, où les

déplacements des acteurs à travers le monde sont fréquents. De même, il ne serait

guère possible de parler d’une « condition cosmopolite » proclamée par des individus

en des sites reculés de la planète. Selon la Banque Mondiale (2015), il existerait

seulement 44 % d’utilisateurs d’Internet dans le monde. Même si, depuis 1994, ce

nombre subit une augmentation croissante.

37 Les caractéristiques musicales de l’objet – notamment l’accessibilité, le caractère

percussif, la musique collective, une formation qui se prête aux défilés de rue – sont de

facteurs importantes pour la diffusion des batucadas en France. D’autre part, les

représentations du Brésil y jouent un rôle fondamental, notamment en ce qui concerne

le modèle de « métissage démocratique » du peuple, exporté sur la scène internationale

par la diplomatie et la musique. Que ce modèle soit déconstruit plus tard, avec une

connaissance plus approfondie de la réalité brésilienne ou qu’il reste présent dans les

imaginaires des percussionnistes, ces idées orientent fortement la pratique musicale.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

153

Les groupes sont décrits comme des espaces de partage par excellence où des individus

venant d’horizons divers peuvent être ensemble, nous l’avons vu. Les batucadas

possèdent alors des significations multiples dont se dégage une sorte de « démocratie »

musicale et culturelle.

38 Si, selon de nombreuses voix, le métissage est le « visage de la mondialisation »

(Audinet 2007), le Brésil acquiert, dans cet univers, un rôle de signifiant européen par

lequel on réclame des « racines » mondiales ou localisées, on redécouvre notre corps,

on pratique la tolérance et le partage. Selon Anaïs Fléchet, depuis le début du XXe

siècle, l’adoption en France des rythmes brésiliens a lieu grâce au caractère

« étranger » des musiques, la maxixe, le choro, la samba, associées aux danses exotiques.

Puis, avec l’arrivée de la bossa nova et d’autres rythmes, il s’opère un changement de

paradigme qui consiste à dépasser une écoute et une production très stéréotypées en

allant vers une musique plus proche des modèles. Ainsi, l’auteure identifie trois phases

de diffusion des musiques brésiliennes en France : le « typique », l’« exotique » et

l’« authentique » (Fléchet 2001). Le temps est peut-être venu pour le « métis »…

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NOTES

1. Batuqueiro vient du mot batuque (« battement ») et désigne les percussionnistes membres des

groupes de batucada. Au Brésil, le terme batuqueiro peut avoir une connotation négative pour

décrire des percussionnistes amateurs, ou qui jouent seulement des rythmes populaires, en

opposition au « vrai » musicien.

2. Voir le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), en ligne : http://

www.cnrtl.fr/synonymie/appropriation

3. Pour de travaux sur la thématique voir Young (2010), Ziff & Rao (1997), Hall (2008).

4. La polémique a généré nombreux débats sur facebook et fut notifiée par de différents médias :

Aline Ramos, « Mode : Pourquoi l’usage du turban a causé de la polémique sur l’appropriation

culturelle » (traduction libre), Diario de Pernambuco, le 15/02/2017 : http://

www.diariodepernambuco.com.br/app/noticia/viver/2017/02/15/internas_viver,689224/moda-

por-que-o-uso-de-turbante-pode-ser-apropriacao-cultural.shtml ; « Polémique sur l’usage du

turban divise les opinions sur Internet » (trad. libre), Forum, 12/02/2017 : http://

www.revistaforum.com.br/2017/02/12/polemica-envolvendo-uso-de-turbante-por-garota-com-

cancer-divide-opinioes-na-internet/ ; Fernanda Mena, « Usage d’accessoire afro provoque de la

polémique sur l’appropriation culturelle » (trad.libre), Folha de São Paulo, 23/02/2017 : http://

www1.folha.uol.com.br/cotidiano/2017/02/1861267-polemica-sobre-uso-de-turbante-suscita-

debate-sobre-apropriacao-cultural.shtml

5. Voir : Djavadzadeh (2016)

6. « Cette année, les vives polémiques autour de ce concept universitaire popularisé sur les

réseaux sociaux se sont succédé. Que ce soit dans le milieu de la mode ou dans ceux de la musique

ou du cinéma » (Guillaume Gendron : « Tous coupables d’appropriation culturelle ? », Libération

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155

26, décembre 2016, http://next.liberation.fr/vous/2016/12/22/tous-coupables-d-appropriation-

culturelle_1537005.

7. D’après certains auteurs, aujourd’hui, il s’est opéré un glissement du snobisme intellectuel à

l’omnivorisme. Dans une réactualisation des théories de Bourdieu, des recherches menées dans

les années 1990 ont montré que de personnes ayant un statut social élevé auraient des goûts

musicaux plus omnivores que ceux qui se situent au bas de la hiérarchie sociale. Pour plus de

précision, j’invite le lecteur à se rapporter aux travaux de Richard Peterson (2004 : 145-164).

8. Ce lexique est transcrit des interviews avec les percussionnistes.

9. Voir notamment les travaux d’Antoine Hennion (1993, 2009) sur la musique et les amateurs.

10. Jeune initiée aux percussions brésiliennes depuis 2 ans.

11. Italienne, vit en France depuis dix ans et pratique le maracatu. Récemment, elle a intégré un

groupe de pagode, soit une formation qui peut avoir de 5 à 10 joueurs, en moyenne. La formation

de base compte avec les instruments de percussion (pandeiro, tan-tan, tamborim, surdo) et des

cordes (guitare, cavaquinho). Les frontières entre le pagode et le samba de roda sont parfois floues,

les deux se jouent généralement en cercle, autour d’une table.

12. La pratique de la batucada renvoie à la fois à un univers assez exotique pour faire rêver et

assez familier pour permettre l’identification des percussionnistes. Concernant la culture

brésilienne, cette idée est présente dans l’ouvrage de Mario Carelli (2005) ainsi que dans la thèse

d’Anaïs Vaillant (2013).

13. Au Brésil, on emploie couramment les termes de culture traditionnelle ou populaire en tant

que synonymes, en opposition à une tradition savante. Cela comprend un ensemble de pratiques,

de musiques, de savoir-faire, anciennement associés au folklore, tels que la quadrille, le coco, la

ciranda, le bumba-meu-boi, la samba ou le maracatu.

14. Il compte 97 réponses à ce jour.

15. Une référence majeure est le sociologue Gilberto Freyre et sa théorie de la démocratie raciale,

systématisé dans l’ouvrage Maîtres et Esclaves. La formation de la société brésilienne, parue en 1933

pour sa première édition.

16. Des études récentes proposent une relecture de l’universalisme, dont Lenclud (2013), Kilani

(2014).

17. Quelques exemples : des organisations comme Citoyens du Monde occupent la scène

actuelle. « Quel ‘nouvel humanisme’ francophone contemporain » était le titre du colloque

organisé à Paris Sorbonne du 16 au 18 juin 2016. Le site du Musée de l’immigration souligne une

appartenance humaine qui prendrait le dessus sur toutes les autres appartenances.

18. Dans le code de l’éducation de France, les valeurs universalistes de la République doivent être

pratiquées par les enseignants, dont la prise en compte de la « diversité » est l’une des exigences.

Certains auteurs parlent d’un universalisme « sélectif » qui n’arrive pas à se débarrasser

d’un affrontement historique des « races », les Gaulois et les Francs, dans les récits d’origine du

peuple (Amselle 2001).

19. http://www.teamtonic-teambuilding.com/Team-Building-Musique-batucada/

RÉSUMÉS

La batucada inspirée des rythmes brésiliens se déploie sur la scène internationale. Que ce soit en

Allemagne, en Finlande, au Portugal, en Espagne, en Belgique, en Suède, en Italie, en Angleterre,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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à Singapour, au Canada, dans les pays d’Amérique du Sud ou ailleurs, on compte au moins un

millier de groupes. En Europe, leur diffusion va de pair avec les dynamiques de valorisation de la

diversité culturelle. En France, les groupes prolifèrent dans les années 1990, créés et dirigés par

des percussionnistes francophones. Etant l’objet d’appropriations exogènes, la batucada participe

des nouveaux espaces de sociabilité et de circulation « entre-deux ». De nombreux

percussionnistes expriment leur désir d’appartenance et se disent « Brésiliens de cœur » ou

encore « nés à la mauvaise place ». Ces revendications identitaires expriment les

reconfigurations des rapports d’altérité à l’heure actuelle. L’article aborde la construction d’un

espace liminaire au sein des groupes et montre un mode d’identification cosmopolite chez

certains joueurs francophones. Le corpus présenté a été constitué par les discours des acteurs

récoltés pendant trois ans d’un terrain multi-situé au Brésil, au Portugal, en Allemagne et surtout

en France, ainsi que sur les sites internet et les pages facebook des groupes.

AUTEUR

ANA PAULA ALVES FERNANDES

Ana Paula ALVES FERNANDES est comédienne diplômée et musicienne amatrice. Elle prépare une

thèse en cotutelle en Etudes Romanes : Portugais et Sciences Sociales, aux universités Paris Ouest

Nanterre La Défense (France) et UERJ (Brésil) sur les représentations du Brésil en France auprès

des groupes de percussions appelés batucadas. Ses thématiques de recherche recouvrent l’art, la

culture, le pouvoir, les dynamiques identitaires, les aires du Brésil et de la France, le patrimoine,

l’environnement.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

157

Quand l’accordéon diatonique nousinvite à interroger les méthodes etles objets de l’ethnomusicologieRaffaele Pinelli

1 Répondre à la question « quel avenir pour l’ethnomusicologie ? » est sans aucun doute

complexe. En revanche, elle nous offre l’opportunité d’une réflexion et d’une analyse

rétrospectives et introspectives. Pour cela, je m’arrêterai sur les événements les plus

importants que j’ai vécus pendant mes enquêtes de terrain.

2 Ce qui semblait être un « besoin épistémologique » a pris tout son sens dans ma vie

d’étudiant au fil des années, à travers l’enquête que j’ai effectuée dans plusieurs pays

européens1. En effet, ces nombreux terrains m’ont constamment obligé et m’obligent

encore à m’interroger, non seulement sur les objets de ces enquêtes, mais aussi et

surtout sur les rapports qu’ils entretiennent avec notre discipline. Questionner le

« pourquoi » et le « comment » de l’enquête représente pour moi un autre axe de

recherche, spécifique et en renouvellement permanent. En effet, les objets (et les

sujets) de mes recherches témoignent de changements nombreux et continus dans nos

sociétés occidentales, dont l’analyse impose des approches spécifiques.

3 Je voudrais commencer ce voyage par certaines réflexions d’ethnomusicologues

italiens, qui me semblent encore pertinentes, même après plusieurs années.

Questions épistémologiques

4 Dans la réédition d’un de ses livres les plus importants, Francesco Giannattasio

réfléchissait sur la condition des études ethnomusicologiques italiennes et

internationales, en notant que, dans les années 1990, elles s’articulaient autour de

quatre questions d’ordre général : transformation de l’objet d’étude, questions de

méthode, impact des nouvelles technologies, nouveaux rapports entre

l’ethnomusicologie et la musicologie (Giannattasio 1998 : 80).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

158

5 En ce qui concerne la transformation de l’objet d’étude, Giannattasio remarquait que

les mutations socio-culturelles qui se sont produites en Italie depuis les années 1950 ont

déterminé des changements profonds dans les pratiques et dans les répertoires

archaïques, donnant lieu à deux scénarios possibles. Dans le premier, la réalité

traditionnelle est totalement en désagrégation ; dans le second, la tradition musicale

fonctionne encore, bien qu’altérée, et, au sein de cette tradition, « les éléments

archaïques fusionnent (se cachent et se confondent) dans une logique de système

propre au langage musical, avec des éléments nouveaux, importés ou résultant

d’évolutions internes » (ibid.). Mais si, dans les années 1990, Giannattasio relevait la

possibilité de retrouver une « tradition vivante » (ibid.) dans des zones de plus en plus

exiguës (régions insulaires et méridionales du pays) ou, en accord avec Diego Carpitella,

de découvrir un « champ de sons au-delà de l’expérience musicale euro-culta2 »

(Carpitella 1975 : 22), ces possibilités sont aujourd’hui plus faibles et, dans certains cas,

ont même disparu. Il suffit de considérer comment le développement, dans nos

sociétés, d’outils technologiques universels (ordinateurs, internet, smartphones et social-

networks), utiles au partage en temps réel de tout événement musical, jusqu’à présent

apanages exclusifs de petites communautés isolées, ont favorisé la diffusion (et peut-

être le changement) de nombreuses pratiques musicales, dites de tradition orale.

Pensons à la façon dont des formes musicales autrefois locales et archaïques ont été

massifiées et opportunément transformées pour et par l’industrie culturelle en genres

musicaux autonomes pour l’exportation au-delà de leur territoire d’origine (à l’instar

de la soi-disant pizzica du Salento), pour la diffusion, la vente et la consommation en

streaming ou dans le rituel collectif moderne du concert/festival (comme La notte della

Taranta, toujours en Salento). Tout cela a des conséquences sur les protagonistes et

leurs pratiques. Pensons encore au ralentissement de la transmission

intergénérationnelle, peut-être à sa disparition, en tout cas aux changements des

modalités de transmission (plus exclusivement orales) des savoirs et savoir-faire

« folkloriques » et à leurs inexorables changements.

6 En ce qui concerne le second point, celui des questions de méthode, Giannattasio note

que l’ethnomusicologie italienne, même si elle ne s’est pas encore clairement

positionnée dans l’actuel débat épistémologique international, a montré pendant la

seconde moitié du XXe siècle, une réelle disposition à l’interdisciplinarité et au travail

en équipe3, ainsi qu’une attention aux « méthodologies d’étude » (Giannattasio 1998 :

84) développées dans l’Europe de l’Est. L’ethnomusicologie italienne a également

montré un « refus instinctif de certaines recherches animées par un technicisme

authentique, dû à l’étroite relation entre elle-même et la tradition des études

humanistes (elle émane de l’historicisme et ce n’est pas un hasard), en devançant, entre

autres, méthodes et thématiques propres aujourd’hui à l’anthropologie de la musique4 »5 (ibid.). A ce stade, la question à poser pourrait être : à la lumière du changement des

objets et des contextes (et donc, du travail de terrain) qui nous sont chers, les méthodes

adoptées par notre discipline jusqu’à présent sont-elles encore valables ?

7 Par rapport à ce qui a été décrit par Giannattasio à propos des nouvelles technologies,

des progrès ont sans doute été faits. Cependant, même si ces technologies, hardware et

software, sont en principe à la portée de tous6, dans le contexte italien (et probablement

dans d’autres), leur utilisation est subordonnée au montant des aides publiques

allouées à la recherche et à l’enseignement supérieur7. Même si la numérisation d’un

siècle de sources sonores se poursuit actuellement, quoique lentement, grâce au travail

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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des Archives nationales, de nombreux problèmes demeurent quant à l’acquisition de

nouvelles sources audio/vidéo, à leur numérisation, à leur gestion et à leur mise en

ligne.

8 En ce qui concerne les relations avec la musicologie, Giannattasio a noté comment, en

Italie, notamment dans les années 1980 et 1990, on a pu observer une concordance

entre les deux disciplines, et plus généralement, l’acquisition d’une « nouvelle

conscience commune » visant à réfléchir aux problèmes de méthode et d’analyse

(Giannattasio 1998 : 85), signe d’une prise en considération de l’appel lancé par le

Premier Congrès des études ethnomusicologiques en Italie en 1973 (Carpitella 1975 :

290). En témoignent la création de chaires d’ethnomusicologie dans les universités, des

cours de doctorat conjoints, ainsi que l’important travail de recherche réalisé par les

ethnomusicologues sur les objets et les domaines communs (je pense, entre autres, aux

progrès effectués en ethno-organologie). On peut alors se demander si la séparation

entre la musicologie historique et l’ethnomusicologie est toujours valable et nécessaire.

9 Vingt-et-un ans après la publication de la première édition de son livre, Giannattasio a

dirigé, en 2013, les travaux du XVIIIe Séminaire international d’études musicales

comparées, intitulé « Perspectives d’une musicologie comparée au XXIe siècle :

ethnomusicologie ou musicologie transculturelle ? »8. Dans son allocution d’ouverture,

il mit en évidence la nécessité d’un changement de la discipline, appelée, aujourd’hui

comme dans le passé, à répondre à de nouveaux défis. Il structura son intervention

autour de trois grands axes que l’on pourrait résumer ainsi : vérification de la validité

de la théorie et des méthodes ethnomusicologiques aujourd’hui ; actualisation des

domaines et des objets de recherche à la lumière des résultats, mais aussi des erreurs

épistémologiques et méthodologiques commises dans le passé, et des changements

actuels dus à la globalisation ; efficacité du terme « ethnomusicologie », en regard des

objets et des domaines de recherches actuelles et futures9.

10 En accord avec Giannattasio, je pense que si l’ethnomusicologie a largement épuisé sa

fonction heuristique de documentation (et donc de patrimonialisation ?) de presque

toutes les formes de musiques dans le monde, alors peut-être est-il nécessaire de

repenser les objectifs de la discipline et les approches méthodologiques utilisées et

d’envisager la possibilité de s’orienter vers d’autres branches. C’est devenu nécessaire

pour la description et l’analyse des nouveaux phénomènes musicaux engendrés par la

complexité des sociétés actuelles, dans lesquelles désormais oralité, tradition, local et

global, « exotique » et « conventionnel », se rencontrent et s’entremêlent tout en

s’alimentant réciproquement. C’est dans ce tractus que ma recherche doctorale10 a pris

forme. Pour illustrer concrètement mon propos, j’en donnerai ici un aperçu général,

comme exemple d’application de méthodes déductives et inductives11.

Une étude de cas : l’accordéon diatonique

11 Ma recherche doctorale a pour objet la « renaissance » de l’accordéon diatonique en

France et en Italie, processus toujours en cours, qui a commencé dans le courant de la

décennie 1970. J’y traite tout d’abord des processus qui ont déterminé non seulement la

reprise de la facture de cet instrument, après des décennies d’une production de faible

intensité au profit de celle de l’accordéon chromatique, mais aussi comment la relance

de cette fabrication été favorisée par des dynamiques particulières impliquant les

artisans facteurs d’instruments de musique et les musiciens. Ce qui s’en est suivi,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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pendant environ trente-cinq ans, est maintenant clairement visible dans la création de

nouveaux paradigmes de musique et également dans la création de nouveaux modèles

d’accordéon diatonique. Les sociétés occidentales sont le théâtre principal de ces

changements où le « petit soufflet sonore » (dénomination familière de l’accordéon

diatonique) a joué, dans le sillage des mouvements plus ou moins revivalistes des

années 1960-1970, un rôle remarquable, en passant de l’état si bien décrit en 1979 par

Giannattasio d’« instrument de musique paysan de l’ère industrielle » (Giannattasio

1979) à celui, actuel, d’instrument à part entière.

12 A travers cette analyse, réalisée grâce à la collecte des données surtout pendant les cinq

dernières années sur de nombreux terrains de recherche, mais aussi dans les archives,

je décris le scénario particulier de la production de ces instruments de musique dans

lequel nous nous situons, que j’appelle l’aube d’une nouvelle tradition12.

Le début d’une histoire

13 C’est en 1829, année où l’Autrichien Cyrill Demian dépose un brevet intitulé

« Accordion »13, que l’on fait conventionnellement débuter l’histoire des aérophones

mécaniques à soufflet. Ce nouveau prototype se propage alors rapidement dans la

plupart des pays européens, en prenant partout des noms reflétant les caractéristiques

esthétiques et organologiques des lieux et des cultures dans lesquels il a été adopté.

Durant ces années de transition, des expériences techniques et technologiques ont été

réalisées avant l’apparition de ce qui allait devenir l’accordéon diatonique, mais ces

dernières ont favorisé ensuite, pendant les années 1890, la création de l’accordéon

chromatique qui a attiré l’attention et la créativité des artisans facteurs d’aérophones

mécaniques à soufflet jusqu’aux années 1970. Les prototypes d’accordéons diatoniques

développés en Europe et en Amérique du Nord ont été nombreux pendant la période

1829-1897 (année au cours de laquelle l’Italien Paolo Soprani, faussement considéré par

certains comme le « père de l’accordéon chromatique », a déposé un brevet intitulé

« Harmonica » à Paris14).

14 Grâce aux enquêtes que j’ai menées dans certaines des principales et des plus anciennes

entreprises artisanales du District Industriel Multisectoriel de Recanati-Osimo-

Castelfidardo, dans la région des Marches, en Italie (désormais seul centre de

production d’aérophones mécaniques à soufflet dans le monde »), j’ai pu mettre en

évidence que le système de production des accordéons, diatoniques et chromatiques,

est resté pratiquement inchangé pendant environ cent-cinquante ans. La raison se

trouve dans les caractéristiques uniques qui concernent un modèle productif artisanal

typique de cette région (les Marches sont en fait un des plus anciens centres de

production artisanale en Europe) mais aussi dans un modèle particulier de transmission

des savoirs mis en œuvre dans chaque usine et atelier dans la région aujourd’hui.

15 Bien que l’on soit dans un contexte de facture industrielle, dont on fait

conventionnellement remonter les origines à 1863 et à la figure quasi légendaire de

Paolo Soprani, les savoirs entourant la conception et la technique, ont toujours été

entièrement du ressort de la transmission orale. Cela est avéré non seulement chez les

ouvriers concernés par cette fabrication, mais aussi chez les dirigeants d’entreprises où

ils travaillent. C’est le cas, par exemple, de l’usine manufacturière Castagnari à Recanati

(fondée en 1914), actuellement la plus populaire au monde pour la fabrication des

accordéons diatoniques, ou bien de l’usine « Voci Armoniche » à Osimo, leader

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européen dans la fabrication des anches, fondée en 2002 depuis la fusion de « Voci

Antonelli » (fondée en 1935) et « Salpa » (fondée en 1946).

Les maîtres facteurs

16 Même aux yeux d’un non-expert, l’accordéon diatonique, comme tout autre aérophone

mécanique à soufflet, apparaît comme un objet composé de trois parties distinctes :

deux boîtes en bois avec des boutons (les boîtes gauche et droite sur lesquelles sont

disposées les claviers à boutons), reliées entre elles par un soufflet de carton. Ce qui

n’est pas visible de l’extérieur, c’est le système complexe de mécaniques et d’anches

métalliques situé à l’intérieur de l’instrument. L’organologie de l’accordéon permet

d’identifier trois catégories principales de matériaux : bois, métal et carton. Chaque

matériau, pour être habilement transformé et travaillé, nécessite une main-d’œuvre

qualifiée, ainsi que des lieux de production, des techniques et technologies de

fabrication spécifiques.

17 Traditionnellement, les fabricants d’anches se consacrent exclusivement à la

transformation des métaux. Les fabricants de soufflets (appelés manticiari en dialecte

des Marches) transforment le carton et le papier. Enfin, les facteurs eux-mêmes

interviennent dans la transformation du bois, ou dans certains cas du celluloïd, dans la

réalisation et/ou dans l’adaptation des mécaniques en bois ou en métal et, enfin, dans

l’assemblage des différentes parties qui constituent l’instrument de musique.

18 Dans un tel processus de fabrication, qui prend les caractéristiques d’un véritable

écosystème, chaque innovation technique, de production et organologique est le

résultat d’un système complexe de relations qui implique tous les acteurs sociaux du

secteur productif.

19 Cependant, au cours de mes recherches, dans lesquelles j’étudie les développements

organologiques de l’accordéon diatonique ainsi que ses nouveaux répertoires, en

France et en Italie, depuis les années 1970, j’ai constaté qu’au cours des trente-cinq

dernières années, la facture instrumentale et la production musicale sont devenues

interdépendantes.

20 Parmi les protagonistes déterminants de cette récente tranche d’histoire, il y a les

facteurs italien Castagnari et français Bertrand Gaillard. L’histoire de la famille

Castagnari commence au cours des premières années du XXe siècle à Recanati, un petit

village au cœur du District Industriel Multisectoriel de Recanati-Osimo-Castelfidardo.

En 1914, Giacomo Castagnari y fonda l’usine à laquelle il a donné son nom et dont ont

ensuite hérité ses deux fils, Mario et Bruno. Jusqu’à aujourd’hui, trois générations se

sont succédé à la direction de l’usine et à la fabrication des instruments de musique, ce

qui constitue une caractéristique unique au sein de la production mondiale des

aérophones mécaniques à soufflet. Si jusqu’à la première moitié des années 1930,

l’usine de Giacomo Castagnari a produit essentiellement des accordéons diatoniques,

depuis la seconde moitié des années 1930 aux années 1970, sous la direction des deux

frères, Mario et Bruno, l’usine s’est consacrée principalement à la production de

l’accordéon chromatique et de ses divers éléments. Ces années, en fait, constituent le

boom du chromatique, période au cours de laquelle le District Industriel devint lui-

même le cœur de la production et de l’innovation appliquées aux aérophones

mécaniques à soufflet. Massimo Castagnari, représentant de la troisième génération et

mon informateur privilégié, m’a précisé que ce sont ces nombreuses années

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d’expérimentation dans toutes les usines et les ateliers, qui ont affirmé la suprématie

de la production artisano-industrielle des Marches au sein du marché global. Cette

situation quasi hégémonique a été rendue possible grâce à la qualité et au prix des

instruments de musique et des produits « semi-finis », mais aussi au système productif

typiquement italien, nommé par le sociologue italien Arnaldo Bagnasco « la Troisième

Italie », c’est-à-dire l’Italie des Districts Industriels (Bagnasco 1977). Ce dont parle

Massimo Castagnari se lit également à travers les brevets industriels d’aérophones

mécaniques à soufflet, déposés en Italie entre 1855 et 2014, que j’ai retrouvés et

recensés pour la première fois.

Fig. 1. Artisan ouvrier qui applique de la colle au soufflet dans l’atelier de montage de l’usineGalassi. Castelfidardo (Ancône), février 2015.

Photo Raffaele Pinelli.

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Fig. 2. Artisans ouvriers dans l’atelier de montage de l’usine d’anches Voci Armoniche. Osimo(Ancône), mai 2015.

Photo Raffaele Pinelli.

Tableau 1. Schéma graphique de la représentation diachronique de tendances quantitatives etqualitatives de brevets concernant les aérophones mécaniques à soufflet enregistrés en Italie entre1855 et 2014.

Tableau 2. Distribution de brevets du corpus des aérophones mécaniques à soufflet.

Brevets d’invention 503 66 %

Brevets de modèle 146 19 %

Marques 117 15 %

Total 766 100 %

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21 L’analyse de ces brevets m’a permis de mener une première réflexion sur la valeur de la

recherche et du développement, notamment sur le rapport entre invention et

innovation. En effet, les données mettent en évidence que les processus de protection

de la propriété intellectuelle sont en connexion avec l’évolution du marché.

Un chemin partagé entre facteurs et musiciens

22 1979 est l’année de la renaissance du « petit soufflet sonore », en Italie.

23 Dans le courant des années 1960 et 1970, le folk revival a fait irruption et a explosé en

Europe, avec des déclinaisons locales et spécifiques cependant. Parmi les nombreux

instruments de musique concernés par ces mouvements, se trouve l’accordéon

diatonique. Pour la première fois dans son histoire, il est devenu un instrument à part

entière, avec lequel on pouvait composer de la nouvelle musique, souvent inspirée des

modes et des formes de la musique traditionnelle occidentale, destinée surtout à être

jouée sur scène. Cela concerne surtout la France et l’Italie, où sont apparus de nouveaux

styles de composition, dans lesquels la pratique de l’accordéon diatonique a été et est

encore aujourd’hui, massive. C’est au début du folk revival, en effet, que se sont affirmés

Marc Perrone en France, musicien du groupe Perlinpinpin Fòlc, et Francesco Giannattasio

en Italie, musicien et fondateur du groupe Il Canzoniere del Lazio. Tous deux reconnus

comme pionniers de nouveaux paradigmes musicaux pour l’accordéon diatonique, ils

ont influencé des générations de musiciens dans le monde entier pendant les quarante

dernières années.

24 En 1979, par un concours de circonstances, Perrone se rendit à Recanati pour

rencontrer la famille Castagnari. La rencontre fut cruciale pour leurs deux destins. Le

musicien français désirait des accordéons diatoniques solides et fiables, au contraire

des ceux qu’il possédait et qui étaient disponibles sur le marché. Perrone proposa par

ailleurs à Giacomo Castagnari de lui faire parvenir des commandes depuis la France,

grâce à son engagement et à sa réputation dans le pays. Mario Castagnari accepta la

proposition du musicien, et en peu de temps l’usine de Recanati reçut de nombreuses

commandes. Au cours des mois suivants, la production des accordéons diatoniques fut

relancée par une alliance inédite entre un fabricant d’instruments de musique et un

musicien.

25 En 1987, après avoir reçu trois modèles différents d’accordéons diatoniques

personnalisés auxquels avaient été apportées des innovations organologiques à la

demande expresse du musicien, Perrone demanda encore aux Castagnari la

modification d’un autre modèle sur lequel il pourrait jouer un cycle complet d’accords

correspondant à tous les intervalles de l’échelle chromatique tempérée. Ces

personnalisations permirent à Perrone, pour la première fois, de dépasser les barrières

de la tonalité imposée par l’accordage fixe et les limites organologiques de

l’instrument, en y apportant sa praxis instrumentale et sa créativité. Ainsi

s’entrouvrirent les portes de l’exploration de nouveaux genres de musique, à travers

l’improvisation jazz, la composition et, surtout, le partage de répertoires avec les

musiciens et les instruments de musique les plus disparates. Incontestablement, le

nouveau modèle réalisé, s’il préservait bien le principe organologique bi-sonore

vraiment caractéristique de l’instrument, complexifiait encore davantage, même s’il le

rendait plus complet, le rapport d’équilibre entre les deux claviers. Perrone est un

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musicien qui compose de la musique pour accordéon diatonique avec l’accordéon

diatonique à sa disposition. De ce fait, ses compositions bénéficient des caractéristiques

ainsi que des limites organologiques de chaque modèle utilisé.

26 Pendant les années 1990, Perrone demanda aux Castagnari un autre effort créatif pour

la réalisation d’un prototype de diatonique à 4 rangées et 18 basses. Avec ce modèle les

limites de l’instrument furent atteintes, au-delà desquelles il n’y a que l’accordéon

chromatique, plus grand et plus complet.

27 Dans les années 1990, les personnalisations de l’instrument réclamées et obtenues par

Perrone incarnent de façon tangible les processus à la base des dynamiques

interrelationnelles entre différentes catégories sociales (notamment les facteurs

d’instruments de musique et les musiciens), qui déterminent ainsi l’avènement

d’innovations, dont les effets sont spécifiques à chaque catégorie.

28 C’est pendant cette période que Bertrand Gaillard commença en France son activité de

facteur d’accordéons diatoniques. Le fabricant français avait vécu une longue et

complexe période d’auto-formation durant près de treize ans, depuis 1980, dans le sud-

est de la France, entre Gardanne (près d’Aix-en-Provence) et Grenoble. Grâce à sa

formation d’ébéniste et à l’étude minutieuse d’accordéons diatoniques qu’il considère

comme les meilleurs sur le marché (les allemands Hohner, les italiens Soprani, Guerrini

et Castagnari), il décida de construire de nouveaux modèles de diatoniques se

détachant radicalement des précédents.

29 Fort de cette conviction, dès le début des années 1990, Gaillard commença à réaliser ses

nouveaux instruments, caractérisés par des mécaniques en super-durall15 (le même

alliage utilisé pour la fabrication des anches), des claviers fermés (comme dans les

modèles traditionnels irlandais), de nouveaux types de sommiers et un nouveau design.

30 En 1992, le duo français de Grenoble constitué des musiciens Norbert Pignol et

Stéphane Milleret, fondateurs du collectif MusTraDem16 (acronyme de Musiques

Traditionnelles de Demain), unanimement considérés dans le monde entier parmi les

plus grands expérimentateurs et créateurs de nouvelles musiques pour accordéon

diatonique, impressionnés par la musique et les compositions de Perrone et de l’italien

Riccardo Tesi, une fois au courant des intentions de Gaillard, décidèrent de le

rencontrer. Comme Perrone, Pignol et Milleret n’étaient pas satisfaits des accordéons

diatoniques en leur possession. Le duo de Grenoble désirait des instruments fiables,

dotés d’un son et de mécaniques précis. Une fois acceptées les demandes des musiciens,

Gaillard réalisa deux prototypes où la disposition du plan des notes de la main droite

était conçue par les deux musiciens pour faciliter l’improvisation jazz, en ouverture du

soufflet. En suivant l’exemple de Perrone, les deux musiciens demandèrent un peu plus

tard à Gaillard la réalisation de deux nouveaux accordéons à 18 basses mais avec des

boutons sur le côté gauche de l’instrument disposés en rangées parallèles, non plus

symétriquement mais ergonomiquement, et dont les mécaniques des anches allaient

permettre l’exécution de simples notes et non seulement d’accords. Par conséquent,

grâce à l’application de ce système de leviers mécaniques pour les basses, similaire à

celui des accordéons chromatiques, les nouveaux accordéons diatoniques permirent

aux deux musiciens de composer de la musique nouvelle, sans distinction, sur le plan

musical et organologique, entre la mélodie et l’accompagnement, ou entre les parties

droite et gauche de l’instrument.

31 Contrairement à Castagnari, Gaillard est un facteur qui travaille seul. Son volume de

production équivaut à dix instruments par an, tandis que l’Italien en fabrique environ

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trois cents. Malgré cela, les deux artisans adoptent des stratégies similaires en termes

de recherche et de développement, donc d’innovation. Tous deux, en effet, acceptent

les demandes des musiciens, leur offrant des nouvelles solutions organologiques, en

demandant à leur tour des changements structurels de produits semi-finis à leurs

fournisseurs (tels que les fabricants d’anches et de soufflets). Une fois leurs demandes

satisfaites, les musiciens développent de nouveaux paradigmes musicaux. Quand ils

perçoivent de nouvelles limites organologiques entravant leur créativité, ils retournent

chez les facteurs avec de nouvelles exigences. Dans ce processus, au centre des

dynamiques interrelationnelles qui viennent d’être décrites, se trouvent les facteurs. Ils

sont tout à la fois les récepteurs des doléances de musiciens, et les intermédiaires, les

promoteurs et créateurs d’innovations technologiques et organologiques qui

influencent aussi bien la production artistique et musicale que celle des instruments de

musique.

32 Revenons à des questions plus étroitement liées à l’organologie et à son influence sur

les objets musicaux. Il est impossible de décrire ici toutes les personnalisations

réalisées par Castagnari et Gaillard au cours des 35 dernières années. Cependant, au

plan de la créativité et de l’expression, leur apport est décisif pour les trois générations

de musiciens des deux pays, mais aussi d’ailleurs17, qui se sont succédé, depuis celle de

Perrone et Giannattasio. Plus précisément, le style d’exécution, ainsi que la

composition, sont influencés par l’extension mélodico-harmonique de l’instrument, par

la disposition des notes dans les deux claviers par rapport au nombre de boutons, par le

poids et les dimensions de l’instrument. Le « son » de l’accordéon dépend

essentiellement du nombre, du type et de l’accordage des anches choisies par le

musicien.

Conclusion

33 Ce qui a été évoqué ici entend attirer l’attention sur un phénomène complexe, visible

dans le cadre protéiforme des musiques vivantes de nombreux contextes européens et

occidentaux. Plus précisément, on observe le développement simultané de nouvelles

pratiques qui concernent tant le « faire musique » que la facture instrumentale, et qui

ont en commun les instruments. Dans ce scénario, animé par les processus

interdynamiques entre facteurs et musiciens, les personnalisations organologiques

constituent la clé de l’interprétation des processus créatifs des deux catégories sociales.

D’un côté, il y a les facteurs, capables de s’adapter, et d’adapter la production aux

demandes des musiciens. De l’autre, il y a les musiciens qui ont besoin d’évolutions et

de personnalisations organologiques pour composer de nouvelles musiques ou pour

jouer des répertoires modernes. De tels processus interdynamiques, qui m’évoquent le

kaléidoscope, capable de changer ses figures à chaque secousse, constituent le

fondement de l’étude des nouvelles formes de créativité musicale dans les sociétés

industrialisées.

34 La méthode appliquée à cette étude de cas, en vérifiant et, si nécessaire, en confirmant

et/ou en infirmant les informations et les théories avancées jusqu’à présent, peut

favoriser de nouvelles pistes pour la réflexion et la recherche. Une telle approche se

veut interdisciplinaire et transculturelle. Elle prône l’étude et l’analyse comparées des

procédés de fabrication des instruments de musique et des comportements propres au

« faire musique ».

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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35 C’est pourquoi il m’apparaît important de continuer à mener une réflexion commune

dans le sillage de ce qui a été avancé par Giannattasio. En effet, les objets classiques de

l’ethnomusicologie vont être de plus en plus difficiles à étudier dans la réalité. Ils

n’existeront bientôt probablement plus, si ce n’est dans les archives, sous la forme

d’enregistrements.

36 La conception classique du terrain doit être étendue au « réseau des réseaux ». Pour

cette raison, il est nécessaire d’interagir, de comprendre et d’analyser les métalangues

propres aux moyens de communication modernes.

37 Je m’attends à ce que l’approche interdisciplinaire, qui a toujours caractérisé notre

discipline, soit encore améliorée en embrassant des domaines scientifiques jusqu’à

présent peu exploités, notamment ceux relatifs aux sciences statistiques, économiques

et technologiques, désormais indispensables pour le développement de nouvelles

méthodes d’enquêtes. Cela permettra de mieux comprendre les nouvelles dynamiques

interculturelles et interpersonnelles propres aux musiques vivantes.

38 J’espère, par ailleurs, que les efforts se poursuivront en direction de la recherche

appliquée, très importante pour l’avenir de notre discipline, en particulier dans le

domaine de la fabrication d’instruments de musique.

39 A ce sujet, pendant mes enquêtes de terrain dans le District Industriel Multisectoriel

des Marches, j’ai pu vérifier que les connaissances dérivées de ma formation en

ethnomusicologie étaient utiles dans le domaine de la facture instrumentale semi-

industrielle. Mes efforts se sont concentrés dans deux directions. D’une part, j’ai étudié

les processus de transfert de savoirs et savoir-faire intergénérationnels des artisans-

ouvriers à l’intérieur des lieux de travail (usines et ateliers). D’autre part, j’ai pris en

compte les dynamiques de recherche et de développement dans certaines usines et

ateliers, en lien avec l’évolution des processus productifs, ainsi qu’avec la réalisation de

nouveaux produits manufacturés (notamment semi-finis pour le secteur des

accordéons) et la création de nouveaux réseaux industriels pour la création partagée de

futurs nouveaux produits manufacturés.

40 Dans cette perspective d’étude appliquée du terrain et des objets, un rôle fondamental a

été attribué aux archives, lieux de mémoire, « mines d’or » pour les études

diachroniques-synchroniques comparées. J’espère, en effet, que nous œuvrerons

encore davantage pour leur promotion et leur défense. En raison de l’absence

d’informations historiques fiables en provenance des nombreux informateurs

interrogés, j’ai dû étendre mes recherches aux archives. J’ai donc mené des recherches

approfondies dans les Archives Centrales de l’Etat italien (Archivio Centrale dello Stato –

ACS) et dans les Archives du Bureau Italien des Brevets, Modèles et Marques (Archivio

dell’Ufficio Italiano Brevetti, Modelli e Marchi – UIBMM). J’ai mené des recherches

complémentaires auprès de l’ISTAT, l’Institut national de la statistique italien, où j’ai

consulté les annuaires de la production industrielle italienne. Enfin, j’ai étudié les

données relatives à la production industrielle des instruments de musique italienne

dans les archives de la Chambre du Commerce des provinces d’Ancône, Macerata et

Ascoli-Piceno (région des Marches). De telles recherches ont été nécessaires, non

seulement pour vérifier les informations collectées pendant mes enquêtes de terrain,

mais aussi pour tenter de décrire un système technique, ancien et moderne, encore

méconnu. Cela pourrait représenter, je crois, un modèle pour l’étude de certains faits

sociaux qui donnent sens à notre discipline et à notre travail de chercheurs.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

168

BIBLIOGRAPHIE

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Mulino.

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CARPITELLA Diego, 1975, « Etnomusicologia e stato attuale della documentazione in Italia », in

Diego Carpitella, dir. : L’etnomusicologia in Italia. Collection « Uomo e Cultura – Testi ». Palermo : S.

F. Flaccovio Editore : 17-27.

CORTELLAZZO Manlio, ZOLLI Paolo, 1979, Dizionario etimologico della lingua italiana. I/5, Bologna :

Zanichelli : 256, 305.

GIANNATTASIO Francesco, 1979, L’organetto. Uno strumento musicale contadino nell’era industriale.

Roma : Bulzoni Editore.

GIANNATTASIO Francesco, 1998 [1992], Il concetto di musica. Contributi e prospettive della ricerca

etnomusicologica. Roma : Bulzoni Editore.

GIANNATTASIO Francesco, 2017, « Perspectives on a 21st Century Comparative Musicology : an

Introduction », in F. Giannattasio, G. Giuriati dir. : Perspectives on a 21st Century Comparative

Musicology : Ethnomusicology or Transcultural Musicology ? Udine : Nota Editore : 10-28.

MERRIAM Alan P., 1960, « Ethnomusicology Discussion and Definition of the Field »,

Ethnomusicology IV/3, Champaign : University of Illinois Press : 107-114.

NOTES

1. Dans cet article je me référerai surtout aux terrains abordés, entre 2011 et 2017, en Italie et en

France. Toutefois, ces considérations sont le résultat de recherches plus larges que j’ai réalisées

pendant la même période en Belgique et en Norvège.

2. Cette notion, souvent utilisée par Carpitella, peut s’approcher à partir de l’étymologie. Si le

préfixe euro se réfère évidement à l’Europe, dans la langue italienne le mot culto peut

s’interpréter à la lumière de son acception dérivée du mot cultùra, ou bien « l’ensemble de

connaissances, traditions, méthodes techniques et similaires qui sont transmises et ont été

utilisées systématiquement, caractéristiques d’un groupe social, d’un peuple ou de l’humanité

entière » (Cortellazzo, Zolli 1984 : 305). Ensuite, dans une optique classificatoire, Carpitella utilise

cette notion à la fois par différence, en opposition à celle de cultura popolare (culture populaire) et

pour éviter l’utilisation du mot colto, dans son acception de instruito (instruit) (Cortellazzo, Zolli

1984 : 256), ce qui sous-entend une autre opposition, celle-là entre ce qui est justement culto et

tout ce qui ne l’est pas. Avec le temps, cette notion, chère surtout à l’ethnomusicologue italien,

est tombée en désuétude.

3. A cet égard, il faut penser aux nombreuses enquêtes menées par des équipes composées

d’ethnologues, anthropologues, sociologues, psychologues et psychiatres, parmi lesquelles celles

sur le tarentisme.

4. Dans ce cas, pour antropologia della musica (anthropologie de la musique) on pourrait dire que

Giannattasio se réfère notamment à Alan P. Merriam qui a défini l’ethnomusicologie comme

« l’étude de la musique dans la culture » (Merriam 1960 : 109) et à l’Irlandais John Blacking,

partisan de l’analyse comportementale plutôt que formelle, pour la compréhension de la musique

(Giannattasio 1998 : 60).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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5. « Un rifiuto istintivo per ricerche animate da puro tecnicismo, dovuto alla stretta connessione con la

tradizione di studi umanistici dell’etnomusicologia italiana che, non a caso, nasce in ambito storicista,

precorrendo, fra l’altro metodi e tematiche oggi propri all’antropologia della musica. ».

6. Je pense à la possibilité d’installer un logiciel pour l’enregistrement numérique multipiste,

équipé avec des analyseurs de spectre multi-bande, dans tout smartphone ou tablette de nouvelle

génération. Ou encore, à la possibilité de filmer des événements avec les mêmes outils et avec

une résolution des images à 4K.

7. Malheureusement, les universités italiennes souffrent encore d’une pénurie de laboratoires de

recherche technologiquement avancés, équipés à la fois pour l’analyse et pour la production de

documents audio/vidéo spécifiques pour notre discipline. Le Laboratoire d’analyse du son, ex-

Laboratoire d’anthropologie visuelle et d’analyse sonore de la Faculté des Lettres et Philosophie

de l’Université de Rome La Sapienza, représente une exception. Voulu par Diego Carpitella dans

les années 1980, il a résisté en 2016 à de nombreuses difficultés économiques et opérationnelles.

Au moment de l’écriture de cet article, il est malheureusement fermé (espérons temporairement)

par manque de financements.

8. Le séminaire a eu lieu dans le cadre des activités de l’Istituto Interculturale di Studi Musicali

Comparati (IISMC) de la Fondation Giorgio Cini à Venise, du 24 au 26 Janvier 2013. Plus

d’informations sur les activités dell’IISMC sont disponibles sur le site internet de la Fondation

Cini à l’adresse la ww.cini.it.

9. Les argumentations que l’ethnomusicologue italien a présenté à Venise en 2013 font l’objet

d’un chapitre du livre dédié aux méthodes et objets d’étude de l’ethnomusicologie du XXIe siècle,

qui a été publié après l’écriture cet article (Giannattasio 2017 : 10-28).

10. Ma thèse de doctorat, intitulée La renaissance (genèse, évolution et revitalisation) de l’accordéon

diatonique (organetto) en France et en Italie, est en préparation à l’Université de Nice Sophia

Antipolis, en cotutelle internationale de thèse avec l’Université de Rome La Sapienza, codirigée

par Luc Charles-Dominique et Francesco Giannattasio.

11. Les faits, les événements et les considérations que je vais décrire ne représentent qu’une

partie de ce qui est abordé de façon plus détaillée et exhaustive dans ma thèse.

12. « Aube », car les processus évoqués dans cette recherche se sont signalés récemment ;

« nouvelle » fait référence aux nombreuses innovations introduites tant dans le domaine

organologique que dans celui étroitement lié au comportement musical (exécution, composition,

répertoires de référence, transmission du savoir, technologies pour la reproduction et traitement

du son) ; « tradition » car la caractéristique principale de l’instrument bi-sonore est respectée et

aussi parce que l’instrument maintient le rapport avec les contextes traditionnels à l’intérieur

desquels les répertoires sont souvent des sources d’inspiration pour les compositions des

nouveaux interprètes.

13. Brevet enregistré à Vienne le 06/05/1829 par Cyrill Demian et ses deux fils, Carl et Guido.

14. La figure de Paolo Soprani a toujours été au centre de nombreuses légendes, notamment en

Italie, qui ont contribué à la construction de son mythe. Parmi celles-ci, il y a l’invention du

premier accordéon chromatique (fisarmonica, en italien), à laquelle il a été tenté de donner un

fondement historique à travers le brevet intitulé « Harmonica ». Grâce aux recherches que j’ai

menées dans les archives de l’ACS (Arichivio Centrale dello Stato) de Rome et celles en ligne de

l’USPTO (United States Patent and Trademark Office), je pense que la paternité du brevet

« Harmonica » (enregistré par Paolo Soprani à Paris le 03/05/1897) doit être attribuée à Giuseppe

Galleazzi (cf. brevet intitulé « Armonica », déposé à Rome le 29/09/1896, par Giuseppe Galleazzi,

et celui intitulé « Accordion », déposé par le même Joseph – probable traduction en langue

anglaise du prénom italien Giuseppe – Galleazzi à San Francisco, en Californie, le 05/03/1894).

Par conséquent, j’ai des raisons de croire que Paolo Soprani a acquis les droits pour l’exploitation

industrielle et commerciale dans certains pays européens, parmi lesquels la France et l’Italie,

seulement à la suite d’un accord commercial avec Galeazzi.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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15. Ou duralumin, un alliage d’aluminium trempé contenant de l’aluminium, du fer, du

magnésium et du manganèse, utilisé par l’industrie de l’aviation à partir des années 1920.

16. Plus d’informations sur l’histoire et les activités du collectif MusTraDem sont disponibles en

ligne sur le site www.mustradem.com.

17. Entre autres, le Belge Didier Laloy, le Finnois Markku Lepistö, l’Irlandais David Munnelly, le

Britannique Julian Sutton.

RÉSUMÉS

Si l’ethnomusicologie est en voie d’avoir épuisé sa fonction heuristique de documentation (et

donc de patrimonialisation ?) de presque toutes les formes de musiques dans le monde, alors il

est peut-être nécessaire de repenser de façon critique les objectifs de la discipline mais aussi les

approches méthodologiques utilisées jusqu’à ce jour et de considérer la possibilité de se tourner

vers d’autres disciplines. Cela est devenu nécessaire pour la description et l’analyse des nouveaux

phénomènes musicaux dérivés de la complexité des sociétés actuelles. Je propose, pour tenter de

répondre opportunément à cette question, d’orienter ma réflexion à partir de mes recherches,

principalement en France et en Italie, autour de l’accordéon diatonique – instrument de musique

produit de la mécanisation du monde et carrefour entre les civilisations paysanne et urbaine.

AUTEUR

RAFFAELE PINELLI

Raffaele PINELLI est doctorant en ethnomusicologie à l’Université de Nice Sophia Antipolis, en

cotutelle internationale de thèse avec l’Université de Rome La Sapienza. Lauréat de nombreuses

bourses d’étude internationales, il est actuellement Chargé de cours en Ethnomusicologie et en

Méthodologie d’enquête de terrain à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Il est aussi musicien,

producteur artistique et exécutif, directeur artistique, conseiller artistique.

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Entretiens

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Un éclectisme assumé. Entretienavec Denis-Constant MartinEntretien réalisé à Paris le 13 juin 2016

Emmanuelle Olivier et Denis-Constant Martin

1 Directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, Denis-Constant

Martin a travaillé pendant près de quarante ans au Centre de recherches

internationales (CERI, Sciences-Po Paris – CNRS), avant d’être rattaché au Laboratoire

« Les Afrique dans le monde » de Sciences-Po Bordeaux.

2 Au regard de cette courte vignette biographique, on peut se demander pourquoi

proposer l’entretien d’un politologue, si talentueux soit-il, dans une revue

d’ethnomusicologie. D’abord parce que Denis-Constant Martin n’est pas un politologue,

ou pas seulement ! Ses travaux, qui défient toute tentative d’assignation à une

discipline unique, questionnent plutôt les représentations sociales du politique, dans

toute leur complexité. La musique y a constitué très tôt, et tout au long de son parcours

scientifique, un objet privilégié d’investigations et de réflexions, ou plus exactement

l’un de ces « objets politiques non identifiés » qu’il avait rassemblés dans un ouvrage

collectif éponyme paru en 2002. Ensuite, parce que Denis-Constant Martin a été

l’instigateur, au début des années 1990, d’un tournant épistémologique majeur dans

l’ethnomusicologie française, qui s’est alors ouverte aux mondes contemporains, à

travers l’étude des musiques populaires, de la world music, voire tout simplement des

musiques « à la mode ».

3 Sans penser qu’« une vie vécue peut se confondre avec une vie racontée » (Fabre et al.

2010 : 18), cet entretien nous invite à entrer dans un parcours intellectuel fait de

rencontres, de questionnements et de choix, mais aussi d’une part de hasard et

d’imprévisibilité inhérents à toute démarche scientifique. Du reggae au jazz en passant

par les musiques des coloureds du Cap, des ouvrages scientifiques aux chroniques dans

des magazines spécialisés, des terrains ethnographiques aux cours-séminaires, se

dessine l’image d’un chercheur toujours curieux et passionné. Bref, « in-discipliné » !

E. O.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Fig. 1. Avec Marie-Christine Martin et les Cape Traditional Singers, Bordeaux, 2004.

De Jean-Sébastien Bach au reggae en passant par lejazz : effets du hasard et déformation professionnelle

Toi qui as une formation de politologue, qui as été chercheur et enseignant à

Sciences Po, qu’est-ce qui t’a conduit à t’intéresser à la musique ?

J’ai commencé par faire du journalisme musical, que j’ai poursuivi jusqu’à très

récemment. De 1968 à 2016, j’ai écrit très régulièrement des chroniques musicales

dans des magazines spécialisés ou bien d’information générale. En 1971, quand je

rencontre Simha Arom, mon expérience de la musique se résume ainsi à une

collaboration à Jazz Magazine, pour lequel travaillaient des gens qui avaient un grand

talent d’écriture sur la musique. La rencontre avec Simha Arom me fait réaliser que je

peux avoir un dialogue fructueux avec les musicologues et les ethnomusicologues.

Comment te vient ce goût pour le jazz ?

DCM : Je ne me souviens plus bien. Mon père fabriquait des orgues électroniques à

sonorité classique2 et j’ai grandi avec Jean-Sébastien Bach dans les oreilles. Quand j’ai

eu 12-13 ans, j’ai entendu d’autres genres de musique à la radio. Dans mes souvenirs

les plus anciens, il y a le Ray Charles de « What’d I say » et « I got a woman », il y a

aussi le Sidney Bechet de « Petite fleur », évidemment. Ensuite, j’ai découvert Duke

Ellington. Un de mes beaux-frères était musicien amateur, ancien batteur, pianiste,

organiste, passionné de jazz et il a conforté mon intérêt pour cette musique. J’ai

commencé à lire des revues spécialisées et des ouvrages pour m’instruire sur

l’ensemble des musiques afro-américaines : le jazz, le blues, les musiques religieuses,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

174

etc. Et, à partir de la fin 1968, j’ai commencé à collaborer à diverses publications en

tant que chroniqueur de jazz.

Tu as cette seconde vie, en quelque sorte, de chroniqueur de jazz. Mais comment as-

tu construit la musique comme objet scientifique ? Si je ne me trompe pas, ton

premier ouvrage porte sur le reggae et tu le publies sous un pseudonyme en 1982.

Oui, mais le manuscrit initial date de 1978-1979. Il a été publié en feuilleton dans Jazz

Magazine ; un peu plus tard, en 1981-1982, un collaborateur de la revue qui lançait une

collection de musique chez Parenthèses, éditeur basé près de Marseille, m’a proposé

de publier ce feuilleton en livre, et j’ai rédigé une préface originale, un peu décalée

par rapport au corps de l’ouvrage, puisque je théorisais, en quelque sorte a posteriori,

l’approche que j’ai employée pour analyser le reggae (Constant 1982). Pourquoi avoir

choisi d’écrire sur le reggae ? Par suite de la combinaison du hasard et d’une sorte de

déformation professionnelle. L’effet du hasard, c’est que le rédacteur en chef de Jazz

Magazine, Philippe Carles, connaissait mon intérêt pour les musiques des Antilles en

général. A cette époque, dans la presse ou les bacs des disquaires, la catégorie reggae

n’existait quasiment pas et l’on n’avait pas encore inventé la catégorie « musiques du

monde ». Les services de presse des compagnies phonographiques qui commençaient

à publier des disques de reggae en France les envoyaient aux magazines de jazz,

notamment à Jazz magazine. Au fur et à mesure, une pile de 33 tours s’est accumulée

dans les bureaux de la revue et un jour Philippe Carles m’a demandé : « Tu ne

pourrais pas faire quelque chose de ça ? » J’ai pris la pile, et c’est là que la

déformation professionnelle intervient. Que faire d’une telle pile de disques ? Je ne

peux me contenter d’écrire de simples comptes rendus d’audition, comme pour les

disques de jazz habituellement chroniqués. J’adopte une approche plus analytique

pour essayer de comprendre ce que signifie le reggae par rapport à la société

jamaïcaine, comment cette production musicale originale s’insère dans une évolution

historique, politique et sociale. Je fais ce que je sais faire professionnellement : je

plonge dans les catalogues de la bibliothèque, je sors tous les articles et les ouvrages

qui peuvent m’éclairer sur la Jamaïque. J’ai la chance de travailler à Sciences Po, qui

abrite une des meilleures bibliothèques de sciences humaines de France et peut-être

d’Europe : on y trouve des revues et des ouvrages publiés aux Antilles, notamment en

Jamaïque, toutes sortes de textes portant sur les Caraïbes. Je vais passer six mois,

peut-être un an, à dévorer cette littérature et à essayer de saisir comment ce que

j’entends sur les disques peut être rapporté à ce que je lis dans les textes, avec quand

même le parti pris – et c’est là l’influence des musicologues, notamment de Simha

Arom – de partir de la musique, et non des paroles des chansons. Car l’essentiel de ce

qui avait été écrit sur le reggae jusqu’alors relevait d’une glose sur les textes,

accompagnée de notations socio-historiques véhiculant souvent des mythes qui

idéalisaient le reggae comme musique de révolte et de libération. Le corpus que j’ai

n’est certes pas rigoureusement constitué puisqu’il rassemble les seuls exemplaires

de presse distribués en France. Mais, ce corpus – qui s’avérera ensuite relativement

représentatif – indique que ce qui domine dans le reggae, comme dans toutes les

chansons populaires à travers le monde, c’est la chanson d’amour. Il comprend

quelques pièces à tonalité politique ou sociale, quelques chansons à tonalité

religieuse rastafarienne qui, d’ailleurs, se confondent souvent avec les premières. Il

n’est donc pas possible de construire une étude du reggae sur le mythe d’une

musique dominée par la contestation politique et sociale. Il est indispensable de

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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repartir de la musique pour envisager ensuite ce que disent les paroles et découvrir

comment cette musique se raccroche à une situation historique particulière.

La musique comme non-objet des sciences politiques

Ce travail sur le reggae s’inscrit-il dans les projets de recherche que tu développes

alors à Sciences Po ?

Pas immédiatement, parce que je me censure. J’avais le sentiment, peut-être un peu

exagéré mais pas totalement infondé, que si je présentais cette enquête dans le cadre

de mon activité officielle à Sciences Po, elle ne serait pas bien acceptée. Je l’ai réalisée

en dehors de mes heures de travail, si tant est que ça ait du sens dans nos métiers,

tout en poursuivant mes recherches plus « normalement » politologiques. L’essentiel

du premier manuscrit a été écrit le soir entre 19h et 22h et pendant les week-ends. Et

je l’ai signé d’un pseudonyme, complètement transparent évidemment puisque c’est

mon prénom. Quand le texte a été publié en feuilletons dans Jazz Magazine, il n’a

suscité aucun intérêt parmi mes collègues. En revanche, quand le livre est sorti, il a

davantage attiré l’attention. Le directeur du laboratoire où je travaillais, le CERI, l’a

considéré de façon positive. A partir de ce moment-là, je me suis libéré de mon

autocensure et, par la suite, j’ai présenté mes travaux sur la musique comme partie

intégrante de mon activité de chercheur rémunéré par la Fondation nationale des

sciences politiques.

Fig. 2. Avec Simha et Sonia Arom, Paris, CERI, 2010.

Est-ce à dire qu’au début des années 1980 dans les sciences politiques, la musique

était un objet illégitime ?

C’était plutôt un non-objet. Il n’y avait pratiquement aucune recherche sur la

musique en sciences politiques, en tout cas en France. On pouvait trouver quelques

textes sur la chanson ou l’opéra, écrits soit par des musicologues au sens

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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conventionnel, soit par des journalistes, mais ils traitaient surtout de leur histoire ou

de leurs paroles. Il faudrait revérifier dans les bibliographies, mais honnêtement, je

pense qu’il n’y avait pas grand-chose.

Ce que je trouve intéressant dans ton parcours intellectuel, c’est que d’un côté tu

es politologue…

En fait, je me suis toujours considéré comme sociologue : après mon diplôme de

Sciences Po, j’ai été formé par Georges Balandier qui a dirigé mes thèses de 3e cycle et

d’Etat. Pour moi, la « science politique » est une discipline qui se définit par son objet,

le pouvoir, mais n’a qu’une faible autonomie du point de vue des méthodes. Elle

recourt à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie, à la psycho-sociologie, à

l’économie… C’est à la fois la faiblesse et l’intérêt de cette discipline : elle se situe au

croisement de toutes les disciplines des sciences humaines. Cela est d’autant plus

flagrant lorsqu’on étudie, comme je l’ai fait, les sociétés africaines : la recherche doit

impérativement être multidisciplinaire.

Formes simples et analyse complexe

Dans le champ de l’ethnomusicologie française, tes travaux ont été pionniers. Dans

les années 1980-1990, travailler sur les musiques populaires, les musiques de masse,

les musiques commerciales, la world music était quelque chose de terriblement

exotique en ethnomusicologie. Aujourd’hui, la plupart des étudiants travaillent sur

ces objets.

Je m’y suis intéressé justement parce que je n’avais pas les a priori des

ethnomusicologues d’alors, et que j’abordai ces musiques d’un point de vue plus

sociologique. Le blues, qu’est-ce que c’est ? Douze mesures et une succession

d’accords I-IV-V-I. Avec ces 12 mesures, I-IV-V-I, quelle palette d’expressions, de

nuances ! Les formes supposées simples peuvent se révéler beaucoup plus complexes

si on emploie les outils adéquats pour atteindre leur complexité. Quand on accepte

que des musiques aussi simples en apparence que le blues (qui peuvent être

interprétées dans une très grande palette de styles) recèlent cette complexité, cette

richesse de nuances, cette puissance émotionnelle, cela entraîne que la même

complexité doit se retrouver dans le reggae, les musiques afro-cubaines sénégalaises,

et plus tard dans le mbalax, dans ce qu’on appelle la rumba congolaise, etc. Je sais

aussi d’oreille que les musiques de Martinique et de Guadeloupe – de Guadeloupe en

particulier parce que je les ai davantage écoutées – sont extrêmement riches ; je ne

suis pas capable de l’analyser, mais je suis capable de le percevoir. Je sais qu’elles

méritent d’être étudiées sérieusement. Ce genre d’intuition peut être l’aiguillon

d’entreprises de recherche.

Je me suis posé la question du fil conducteur entre les différentes musiques sur

lesquelles tu as travaillé. Sans chercher à reconstruire ton parcours en lui

donnant une cohérence a posteriori, je crois qu’au-delà d’une part de hasard dans

la rencontre que tu as eue avec certaines musiques ou certaines personnes, quelque

chose les lie entre elles.

S’il y a un fil conducteur, c’est la question suivante : comment peut-on analyser les

rapports qu’entretiennent les musiques dites « populaires » – mais pour éviter les

ambiguïtés de la catégorie « musique populaire », j’ai préféré parler de « musique de

diffusion commerciale » ou de « musique de masse », en empruntant cette dernière

notion à l’historien Jean-François Sirinelli (Sirinelli & Roux 2002) – avec les sociétés

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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dans lesquelles elles s’épanouissent ? Comment construire analytiquement ce rapport

et, notamment, comment parvenir à découvrir, à analyser les représentations du

pouvoir véhiculées par des phénomènes musicaux ? Cela implique que j’envisage la

matière musicale au sens étroit du terme, mais aussi les paroles, les conditions de

production et la réception. Ma seconde préoccupation est d’ordre essentiellement

méthodologique ; elle s’est imposée à partir du moment où j’ai découvert la

tripartition proposée par Jean Molino et Jean-Jaques Nattiez (voir Molino 1975, 2009 ;

Nattiez 1975), à l’occasion du travail sur le reggae : la musique jamaïcaine fournit le

prétexte d’une première tentative pour appliquer la tripartition à un genre de

musique « populaire ». La difficulté est de réaliser le programme complet qu’exigerait

une analyse tripartite intégrale. Cela relève pour moi d’un idéal, qui n’a que

rarement, voire jamais, été réalisé3. En ce qui me concerne, j’ai essayé de m’en

inspirer sans jamais pouvoir la réaliser complètement. Certaines de mes recherches

relèvent plus de la mise en rapport des conditions de production et de l’analyse de

l’objet musical ; d’autres mettent plus l’accent sur la réception musicale. Dans ce que

j’ai fait, c’est peut-être le petit ouvrage sur la rappeuse Diam’s qui s’en approche le

plus (Martin et al. 2010). Il y manque toutefois une étude sociologiquement rigoureuse

de la réception, qui est compensée par une analyse de forums Internet. Dans les

recherches que j’ai entreprises au Cap, en Afrique du Sud, depuis 1992, j’ai dû

combiner l’histoire, l’enquête socio-anthropologique par entretien non-directif,

l’observation (non participante) et, dans certains cas, l’analyse de forums Internet. Le

travail sur Diam’s et sur les polyphonies des Malay Choirs du Cap a confirmé

l’importance de la place qu’ont pris aujourd’hui les forums Internet de commentaires

et de dialogues (Gaulier, Martin 2017). Leur utilisation pose des problèmes

méthodologiques, des problèmes de représentativité, mais ils constituent une source

très intéressante et qui peut parfois compenser l’impossibilité de conduire des

enquêtes.

L’objet musical comme forme symbolique

Quand, pour reprendre Edouard Glissant, tu travailles la musique comme « poétique

de la Relation », quand tu analyses la musique et les musiciens dans leur capacité

d’action sur le politique, sur la société, ne vas-tu pas au‑delà de la tripartition ? La

tripartition centre son paradigme sur la matière musicale. Quand tu fais une

analyse anthropologique, sociologique, politologique de la musique, je trouve que tu

vas au-delà.

Pour moi, en tant que sociologue, la tripartition n’est pas une fin mais un moyen pour

tenter de répondre aux questions que je pose à la musique à propos du pouvoir. Ce

qui me paraît très important dans ce qu’a théorisé Jean-Jacques Nattiez, c’est la

définition de la musique comme forme symbolique. Cela implique qu’il y ait à la fois

des symboles émis et des symboles décodés, décryptés et ceci de multiples manières.

Ce qui m’intéresse plus particulièrement dans la symbolique musicale, c’est qu’elle

suggère, dans le domaine où je travaille, une interrogation : l’analyse des symboliques

musicales permet-elle de trouver des traces de représentations sociales du politique ?

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Il y a certes la musique comme symbolique qui permet de conduire à des

représentations du social, du politique, etc. Mais il y a aussi la musique dans sa

capacité à transformer la société.

En fait, je ne pense pas que la musique elle-même, la matière musicale, l’objet

musical, ait la capacité ou le pouvoir de transformer quoi que ce soit. C’est la façon

dont cette matière musicale est reçue et interprétée par les auditeurs qui peut

éventuellement peser sur la transformation des représentations sociales, et à partir

de là, combinée à d’autres facteurs, favoriser le passage à l’acte politique. J’essaie de

dire les choses de manière nuancée, car il n’y a aucun automatisme, aucun

mécanisme dans ce processus. Tout repose sur des relations symboliques qui sont, la

plupart du temps, passablement insaisissables, intangibles et fugaces. Cela pose des

problèmes importants quand on travaille sur la musique et l’émotion. Quand on parle

de la capacité de la musique à émouvoir de sorte qu’elle suscite un passage à l’acte

politique, quand on parle d’émotions dans cette perspective-là, comment définit-on

l’émotion ? Quelles sont la puissance et la durabilité des émotions4 ? Qu’est-ce qui va

faire qu’une émotion suscitée par la musique à un moment donné, dans des

conditions particulières, sera suffisamment intense et durable pour provoquer une

« prise de conscience », puis un passage à l’acte ? Qu’est-ce qui fait que lorsqu’on sort

d’un concert avec les larmes aux yeux, dix minutes après tout peut être oublié autour

d’un verre ? Ou bien que le lendemain matin, au réveil, on se dit : « Bon dieu, ce n’est

pas possible, il faut faire quelque chose » ? C’est un vrai problème qui, je crois, ne

peut être affronté sans passer par une investigation socio-anthropologique

comprenant une véritable enquête de réception. A mon avis, seuls les entretiens non

directifs permettent d’avancer dans cette direction. Une leçon que j’ai tirée de mon

travail au Cap, c’est qu’à partir d’entretiens non directifs, et souvent d’entretiens non

directifs de groupe, on parvient à aller beaucoup plus loin dans la compréhension de

la relation entre un phénomène musical et des représentations de la société en

général. Au cours de mes enquêtes sur le carnaval du nouvel an (Martin 1999a et b), à

partir de 1994 (quand furent organisées les premières élections au suffrage

universel), je demandais au début des entretiens : « Pour vous, que signifie ce

carnaval ? » Au bout d’un quart d’heure environ, la conversation débouchait sur

l’Afrique du Sud en général, la place qu’y occupent ceux qui étaient classés coloureds

pendant l’apartheid (et qui constituent la très grande majorité des participants aux

troupes de carnaval et aux Malay Choirs), et les anxiétés suscitées par les changements

en cours. J’ai réutilisé cette méthode ultérieurement lors de mes enquêtes sur les

répertoires des Malay Choirs, avec les mêmes résultats. Je pense que cette technique

est fertile : elle permet effectivement d’accéder à des traces, des éléments de

représentations sociales. Ensuite, si l’on combine une analyse symbolique qui produit

une interprétation cultivée, nourrie d’histoire et de tout ce qu’on peut apprendre sur

l’environnement social et musical de cette musique, mais une interprétation qui

demeure unilatérale – celle de l’observateur-analyste qui a tendance à s’appuyer sur

ses connaissances et sa compréhension personnelle du matériel symbolique – si l’on

combine cette analyse symbolique aux résultats d’une enquête par entretiens non

directifs, on n’aboutit pas immanquablement à une connaissance précise et complète

des représentations sociales, mais on se donne la possibilité de recomposer des

éléments de représentations sociales, notamment de représentations sociales du

politique, ainsi que – et c’est lié au politique évidemment – de représentations

sociales des identités, de soi et des autres, dans une situation donnée.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

179

Décrypter les complexités

Ce qui me frappe dans ton travail, c’est le soin que tu as mis à décrypter ces

complexités. A ne pas rester dans les relations univoques, à montrer toutes les

ambivalences, les ambiguïtés, toutes les tensions entre les différentes formes de

discours, pour parvenir à comprendre la complexité des situations historiques,

politiques, sociales. En outre, tu t’intéresses très tôt aux phénomènes d’émergence,

de création, de circulation des musiques : autant de sujets qui sont très actuels, et

que tu travailles depuis une trentaine d’années déjà.

Concernant les phénomènes d’émergence, j’ai commencé par m’intéresser au jazz au

moment où l’on découvrait en Europe le free jazz. Je me suis trouvé confronté à un

phénomène classique : l’apparition d’un style nouveau qui, pourtant, ne sortait pas de

rien. Je me suis donc intéressé tout autant à ce qui apparaissait dans des

circonstances historiques particulières, dans des formes musicales originales qu’à ce

qui l’avait précédé et nourri. Le free jazz devenait alors un objet d’étude véritablement

passionnant. Le premier article que j’ai publié en 1970 et qui proposait une tentative

de sociologie de la musique, portait précisément sur le free jazz (Constant 1970). J’étais

motivé par la curiosité : comment penser un phénomène musical en termes

d’émergence ? Et par le souhait de nuancer la manière dont étaient à l’époque

compris les rapports entre ce style et les combats des Afro-Américains aux Etats-

Unis, trop simpliste à mon goût et méthodologiquement discutable. Des textes

comme ceux de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli (2000 [1971]), de LeRoi Jones

(1999 [1963]) ou Frank Kofsky (1970) posent que le free jazz est lié au Black Power parce

que ce sont deux phénomènes concomitants et que certains musiciens sont aussi

militants. Mais une analyse des concomitances ne dit rien des relations de causalité.

En outre, on ne peut pas s’appuyer uniquement sur des déclarations d’intention de

musiciens ou sur les titres de leurs créations ; ils expriment un point de vue qui doit

être pris en compte dans l’analyse, mais qui ne fournit pas la clef de compréhension

des réactions des auditeurs. A l’époque, ce type de réflexion n’était pas toujours très

bien compris, il semblait un peu trop alambiqué. En ce qui concerne les ambiguïtés et

les ambivalences, il y a eu pour moi deux éléments essentiels : l’un fut le travail mené

dans le cadre d’une thèse de 3e cycle commune (un héritage peu exploité de mai 1968)

avec Tatiana Yannopoulos – la collègue du CERI avec qui j’ai vraiment appris mon

métier sur le tas – qui, outre qu’elle est une grande connaisseuse du rébétiko, avait à

côté de son travail de chercheuse une pratique de psychothérapeute et de

psychanalyste. Elle m’a fait prendre conscience de l’importance des ambivalences,

des ambiguïtés, des significations complexes, des contradictions, y compris dans le

champ politique où l’on a souvent tendance à tout dichotomiser en oppositions

tranchées. Par ailleurs, ces deux notions renvoient aussi à l’anthropologie, et

notamment à l’anthropologie de Georges Balandier, du Balandier qui a écrit L’ Afrique

ambiguë (1957), puis l’Anthropologie politique (1967), une réflexion sur la nature

essentiellement ambiguë du pouvoir. J’avais donc toutes les raisons de considérer

qu’il fallait s’intéresser à ces notions, peut-être finalement davantage l’ambivalence

venue de la psychanalyse et de la psychologie que l’ambiguïté mise en évidence par

les anthropologues. Trente ans plus tard, je lis Nathalie Heinich (1998), qui elle aussi

insiste sur l’ambivalence. En fin de compte, à la lecture des ethnomusicologues, je

finis par réaliser une sorte d’évidence : la musique est l’un des moyens de

communication, l’un des moyens expressifs les plus aptes à véhiculer les hésitations,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

180

les balancements et les sentiments contraires. Là où, notamment dans le domaine

politique, le discours ordinaire est un discours contraint, dans un langage qui

n’admet pas l’émission simultanée de contradictions, la musique peut y parvenir,

justement parce que c’est un système symbolique à plusieurs niveaux, qui combine,

dans le même temps, plusieurs moyens d’expressions potentiels (mélodie, harmonie,

rythme, etc.). Le reggae fournit un extraordinaire terrain pour tester ces hypothèses

sur la capacité de la musique à mettre en jeu dans le même temps des équivoques :

d’un côté, on entendait dans les paroles de certaines chansons et à propos de cette

musique toutes sortes de discours sur l’anti-Babylone, l’anti-américanisme, et on

percevait à la base de cette musique une pulsation profondément enracinée dans

l’histoire des polyrythmies jamaïcaines. Et d’un autre côté, le contour mélodique, les

harmonies et d’autres traits signalaient une attirance profonde pour les Etats-Unis.

Ce n’est donc pas un hasard si, sur la plupart de ses enregistrements, Bob Marley est

accompagné par un guitariste étatsunien. Voilà : ambiguïtés, ambivalences,

contradictions me semblent devoir être au cœur de toutes les analyses socio-

politiques que l’on peut faire sur la musique.

« Pour moi la création est toujours un mystère »

Tu as aussi abordé très tôt les phénomènes de circulation, d’appropriation, de

transformation, de resémantisation de la musique.

Les circulations transatlantiques… J’avais en quelque sorte l’avantage de m’intéresser

au jazz et de travailler sur des sociétés africaines, même si ce n’était pas des sociétés

atlantiques. Pour mes recherches de politologie, j’ai été conduit à lire des travaux sur

diverses sociétés d’Afrique et sur l’ensemble du continent. Certains collègues, parmi

lesquels des Afro-américains, écrivaient sur le jazz mais connaissaient mal l’Afrique

ou se satisfaisaient de mythes forgés sur l’histoire des sociétés africaines et leurs

musiques. J’avais acquis les moyens, un petit peu plus que d’autres, d’essayer de

construire les relations qui rattachaient les sociétés afro-américaines et leurs

musiques à celles d’Afrique, de penser, même sur le mode de l’hypothèse, la

dialectique des héritages et de la création créole, ce pour quoi, à partir des années

1990, je tirai d’Edouard Glissant des idées particulièrement stimulantes (Martin 1991b

et 2011c). En ce qui concerne la thématique de l’appropriation, on revient à la

question de la demande comme motivation : si j’ai travaillé cette question – en partie

à cause de toi ! – c’est parce que cette notion est apparue, dans le cours des débats qui

se sont développés au sein du projet ANR GLOBAMUS5 et que je me trouvais confronté

au Cap à des pratiques musicales où l’appropriation était au cœur de la création. J’ai

donc essayé de réfléchir là-dessus (Martin 2014b).

En relisant la plupart de tes travaux depuis la fin des années 1980, la notion de

création musicale y est aussi très présente.

Pour moi, la création est toujours un mystère. Les conditions de la création, la

définition même de la création demeurent des questions irrésolues. Encore une fois,

mon intérêt pour la création est venu de façon logique, dans la mesure où je me suis

intéressé à des phénomènes qui relevaient de l’invention de genres ou de styles

musicaux originaux. Il y eut le free jazz, puis le reggae ; dans ces deux cas, une

interrogation s’impose : comment comprendre quelque chose qui apparaît sinon

comme une rupture, à tout le moins comme une évolution très marquée par rapport à

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

181

ce qui se faisait précédemment ? Comment s’est construit le reggae par rapport à la

musique qui se faisait en Jamaïque à la fin des années 1950 et au début des années

1960 ? On peut retracer une évolution, qui s’étale sur presque une décennie. Même

chose pour le bebop et le free jazz : ce ne sont pas des innovations qui se produisent du

jour au lendemain, mais il y a un moment donné où l’on peut dire rétrospectivement :

« Voilà, quelque chose a changé ». Un certain nombre de paramètres fondamentaux

ont été transformés et, d’ailleurs, la musique va être nommée différemment ; dans

des cas comme ceux-ci, la question de la nomination est très importante. Plus tard,

on peut considérer ces changements comme « création », mais cela n’éclaircit pas

véritablement, en tout cas en ce qui me concerne, le mystère de ce que c’est.

Fig. 3. Avec Georges Balandier, Paris, CERI, 2010.

Tu t’es trouvé confronté à des musiques dont tu pouvais observer les processus de

genèse et de transformation, mais tu ne penses pas que c’est un processus inhérent

à toute musique ?

Oui, évidemment ! En même temps que tu le disais, j’étais en train de penser que

finalement, les musicologues qui s’intéressent aux musiques européennes dites

« classiques » étaient confrontés exactement aux mêmes problèmes avec l’apparition

du dodécaphonisme et du sérialisme dans les années 1920-1930, et ensuite avec les

musiques électroacoustiques. Même chose avec Elvis Presley : avec le rock américain,

quelque chose de nouveau apparaît ; avec le tango en Argentine, le samba au Brésil,

les musiques de danse urbaines africaines dont témoignent les premiers

enregistrements faits en Afrique du Sud dans les années 1920‑1930, au Ghana à la fin

des années 1930, au Congo et dans bien d’autres pays pendant les années 1950. Et je

suppose qu’en Inde, en Chine ou au Japon, on trouverait beaucoup de phénomènes

similaires.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

182

De la même manière qu’au Cap au XVIIe siècle, la rencontre entre les populations

locales, les blancs et les esclaves venus d’ailleurs produit une musique inédite.

Oui, mais la documentation ne nous permet pas de saisir véritablement l’émergence

de cette musique avant la fin du XIXe siècle, même si on sait que le processus a

commencé depuis longtemps. C’est la même chose pour les musiques afro-

chrétiennes des Etats-Unis, parce que les premiers documents dont nous disposons

sur ce sujet datent, à quelques exceptions près, de la guerre de Sécession ; ils

signalent avec beaucoup de retard un phénomène qui s’est amorcé bien avant.

Aujourd’hui les choses sont différentes, dans la mesure où pratiquement tout est

enregistré et circule dans l’immédiat. Nous disposons donc d’autres moyens pour

travailler. Mais, pour étudier les processus de création à l’œuvre dans des musiques

qui ont cette profondeur historique, nous sommes dépendants d’une documentation

datée, partielle et souvent partiale, qui est rarement rigoureuse sur le plan musical.

La plupart du temps, il s’agit de comptes rendus écrits. Certains toutefois sont

extraordinaires, comme les quelques notations du secrétaire de Vasco De Gama

rédigées après avoir entendu pour la première fois des musiciens khoikhoi dans la

région du Cap (Peres 1945 : 8-9) ou comme la préface au volume de collecte de

musique des anciens esclaves publié après la guerre de Sécession (Allen et al. 1951

[1867]). Des documents comme ceux-là, sont, si l’on peut dire, miraculeux. Mais il

n’en existe pas beaucoup…

« Il n’y a d’authentique que la rencontre »

On est loin de la notion d’« authenticité », ou des oppositions tradition/changement.

David Coplan, dans son livre sur la musique sud-africaine In Township Tonight (1992

[1985]), cite Charles Joyner qui définit la tradition en termes de « structures établies

de créativité » (Joyner 1975). Mon interlocuteur privilégié, qui est devenu un très bon

ami au Cap, le chef de chœur et compositeur Anwar Gambeno proclame : « La

tradition c’est ce que je fais ». Tradition, c’est un mot que l’on plaque la plupart du

temps sur des pratiques à des fins plus ou moins idéologiques. Toutes les musiques et

toutes les pratiques humaines sont en évolution permanente. Antoine Hennion (2007)

a démontré de manière convaincante que le « baroque » est un langage

contemporain. Prendre ce que l’on qualifie aujourd’hui d’interprétations baroques

pour des restitutions, des reconstitutions de ce qui se jouait au XVIIe et XVIIIe siècles,

est une erreur : ces interprétations sont certes fondées sur une certaine connaissance

de ce qui se faisait autrefois, mais elles sont conçues aujourd’hui pour un public

contemporain. L’ authenticité… J’allais dire : il n’y a d’authentique que la rencontre.

Cette idée renvoie aux travaux des anthropologues, au Jean-Loup Amselle des

Logiques métisses (1990) qui a mis dans une forme très claire et très pédagogique ce

que beaucoup d’anthropologues avaient constaté depuis longtemps.

Ceci dit, Jean-Loup Amselle est revenu plus tard sur la notion de « métissage ».

Oui, mais je trouve Logiques métisses plus stimulant que Branchements (2015). Surtout si

ce livre est associé aux écrits d’Edouard Glissant. Ceci dit, la notion de branchement

n’est pas inintéressante, elle évoque aussi pour moi la « bifurcation » de Michel

Serres (1982 ; voir aussi Serres 2015). De toute manière, je considère que ces idées se

complètent, se renforcent. L’historien Serge Gruzinski a également travaillé ces

notions : il a montré ce qu’a produit l’interaction entre formes esthétiques coloniales

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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et autochtones au Mexique et comment des formes créoles ont en retour influencé

des esthétiques européennes (Gruzinski 1999). L’« authenticité » n’est pas un concept

scientifique. Ce sont le divers, le multiple, le métissage qui sont à la source de toutes

les productions humaines ; il reste à explorer plus avant comment ils engendrent la

création…

Je partage complètement ta pensée, mais tu sais bien que l’UNESCO a fait son

commerce de la notion d’authenticité et qu’elle est aujourd’hui généralement

acceptée.

Oui, mais si tu reviens à la dimension idéologique de cette notion, tu réalises qu’elle

est utilisée par des entrepreneurs politiques pour justifier des droits, qui par ailleurs

sont peut-être des droits légitimes. C’est notamment au Brésil que ce mouvement a

pris une importance énorme, dans les revendications de droit à la terre portées par

des communautés autochtones, alors même que le terme de communauté pose déjà

énormément de problèmes (Mattos 2003 ; Mattos et Abreu 2005, 2007). En outre, les

textes de l’UNESCO portent sur les droits des peuples premiers, alors que la catégorie

de « peuple premier » est tout aussi trouble, comme le confirment les recherches de

paléoanthropologie les plus récentes. Mais ces mots ont un avantage : parce qu’ils

simplifient des phénomènes extraordinairement complexes, ils deviennent

opérationnels, utilisables par des entrepreneurs politiques, notamment ceux qui

cherchent à fabriquer des « identités » à base de « roman national » (Martin dir.

2010). L’ « identité française » brandie au cours de la campagne pour l’élection

présidentielle de 2017 ne veut strictement rien dire ; c’est, comme aurait dit Edouard

Glissant (1997), une « identité racine-unique » que démentent tous les travaux

historiques, à commencer par ceux de Fernand Braudel dont l’ouvrage sur l’identité

française affirmait qu’elle est : « le résultat vivant de ce que l’interminable passé a

déposé patiemment par couches successives […] un résidu, un amalgame, des

additions, des mélanges » (1986 : 17).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Fig. 4. Avec Didier Levallet, Paris, CERI, 2010.

Les cours-séminaires : une expérience d’écriturecollective

A côté de tes recherches, tu t’es aussi consacré à l’enseignement.

J’ai mené plusieurs types d’enseignement : j’ai enseigné à Sciences Po Paris, à

Sciences Po Bordeaux et au département de musique de l’Université Paris 8. Je pense

que les étudiants qui ont suivi les cours et les séminaires que j’ai faits, pour les échos

que j’en ai eus, en gardent plutôt de bons souvenirs. En revanche, ce qui m’attriste est

que les doctorants que j’ai formés à Paris 8 et à Sciences Po Bordeaux, ceux qui sont

les plus proches du travail que je souhaitais faire et inciter à faire, ont énormément

de difficultés à trouver un emploi stable : je les ai trop encouragés à être non-

conformistes et, surtout, à être trans- ou multidisciplinaires quand les commissions

de recrutement du CNRS ou de l’Université sont toujours organisées par disciplines

cloisonnées. Il y a une dissonance prononcée entre l’impératif de multidisciplinarité

prôné par les autorités, du ministère aux directions des instituts de recherche et des

universités, et la réalité des recrutements, dissonance rendue plus dramatique encore

par la pénurie de postes offerts ; je crains qu’il n’y ait en France aujourd’hui un

conservatisme institutionnel perpétuant un conservatisme intellectuel qui n’est plus

le fait des chercheurs actifs, ou en tout cas plus le fait des jeunes générations.

J’aimerais que tu me parles de ton expérience d’enseignement autour de l’ouvrage sur

Diam’s (Martin et al. 2010). Un tel projet : associer ses étudiants à l’écriture d’un

ouvrage, est plutôt rare.

Ce que j’ai systématiquement fait fut de transformer mes cours en cours-séminaires

qui incluaient, même à Sciences Po Paris, des travaux de recherche des étudiants. Ils

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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ne pouvaient évidemment consacrer qu’un temps limité à ces recherches, mais,

comme ils venaient présenter leur travail devant leurs camarades, cela engendrait

une dynamique qui aboutissait souvent à des textes remarquables sur des sujets

auxquels je n’aurais pas pensé ; c’était très stimulant, autant pour les étudiants que

pour moi. Vers le milieu des années 2000, à Paris 8, je me suis demandé s’il ne serait

pas encore plus intéressant, au lieu d’avoir des travaux éparpillés, même s’ils étaient

souvent de bonne qualité, d’essayer de construire un projet commun avec tous les

participants au cours. Il s’est trouvé qu’en 2006, le CD de Diam’s, Dans ma bulle, a été

annoncé dans la presse comme le plus fort chiffre de ventes de tous les

enregistrements publiés cette année-là, comme une production ayant rencontré un

succès exceptionnel. Je me suis demandé pourquoi ce CD avait si bien marché ;

comment il avait résonné avec l’évolution de la société française ; ce qu’il signifiait

par rapport à son état en 2006. J’ai alors proposé aux étudiants de construire un petit

projet de recherche autour de ces questions. Ils ont accepté et se sont répartis en

plusieurs groupes de travail : sur la musique, sur les paroles, sur la biographie de

Diam’s, sur Diam’s dans le rap français. Au bout du compte, ils rédigèrent plusieurs

mini-mémoires, chacun de la taille d’un article universitaire. Deux m’ont semblé tout

à fait excellents, et j’ai pensé qu’ils pourraient être publiés, d’autant plus que les

travaux sérieux sur le rap n’étaient pas légion. Le chapitre d’analyse musicale a été

rédigé par quatre étudiants absolument remarquables, dont le compositeur musique

contemporaine argentin Mariano Fernandez, très féru de nouvelles technologies

musicales, et la chanteuse Zulma Ramírez, qui a fait partie de l’ensemble Accentus de

Laurence Equilbey. Ces étudiants étaient hyper-qualifiés, hyper-compétents et

enthousiasmés à l’idée de travailler sur le rap. L’ analyse musicale qu’ils ont proposée

était passionnante. Un autre groupe qui avait une formation plus littéraire a étudié

les paroles et produit également un excellent texte. J’ai demandé à ces étudiants s’ils

étaient d’accord pour que j’essaie de faire une publication autour de leurs textes. Une

fois qu’ils ont accepté, j’ai retravaillé, en les réécrivant juste un tout petit peu, ces

deux mémoires, analyse musicale et analyse des textes, puis j’ai mis de la « sauce »

historique et théorique autour. J’ai fait une incursion sur des forums Internet pour

tenter d’y trouver des éléments d’analyse de réception. Mais le publier n’a pas été si

facile. Un premier éditeur qui l’avait quasi-commandé l’a trouvé trop peu « grand

public » ; il escomptait sans doute un texte plus « people » sur Diam’s. Celui qui l’a

finalement édité s’est heurté à des obstacles juridiques dont l’interdiction d’utiliser

« Diam’s » dans le titre, car c’est une marque déposée. Donc, le nom de Diam’s n’est

pas apparu dans le titre et le livre ne s’est évidemment pas bien vendu. Je pense que

les co-auteurs étudiants ont été un peu déçus. Enfin, ce qui me gêne énormément,

c’est qu’il a été écrit par sept auteurs mais que les recensions ou les bibliographies le

présentent souvent sous mon seul nom ; ce n’est pas normal, mais je n’ai aucune

maîtrise là-dessus.

Le « métissage originel »

Pour terminer, ce qui m’a marqué dans ton parcours intellectuel, ce sont les

rencontres que tu as faites, qui t’ont nourri, et dont tu reconnais toujours l’apport

à ta propre réflexion.

Ça, c’est le métissage originel ! Nous sommes dans des métiers de formation

permanente, d’inter-fécondation. Nous sommes constamment enrichis par les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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rencontres que nous faisons et les débats qu’elles occasionnent. Au fil de mon

parcours, des enseignants de Sciences Po, Tatiana Yannopoulos, Georges Balandier,

Simha Arom, Edouard Glissant, des collègues du CERI, du laboratoire LAM de

Bordeaux, de Paris 8, de la SFE, d’Afrique du Sud, les étudiants auxquels j’ai eu la

chance d’enseigner en diverses institutions, tous ont joué un rôle déterminant en

m’aidant à organiser, à clarifier les questions que je me posais et en me fournissant

des outils très divers, mais efficaces, pour essayer d’y répondre. Comme tu le sais, je

ne suis pas musicologue, je n’ai pas de formation musicale, je suis incapable de faire

une transcription. A plusieurs reprises, mon travail sociologique a eu besoin de

s’appuyer sur des analyses musicales que je ne pouvais pas faire et j’ai eu la chance de

pouvoir compter sur des amis qui soit, comme Simha Arom très fréquemment, m’ont

donné des indications importantes, soit ont accepté de travailler avec moi : Didier

Levallet, les étudiants de Paris 8 et, plus récemment, Armelle Gaulier.

Ce qui m’a aussi frappé en relisant tes textes, c’est la grande curiosité et la grande

liberté que tu as eues et entretenues sans cesse.

La curiosité, oui. Si on fait de la psychanalyse sauvage, tout le travail de mon père a

été de comprendre comment était constitué un son, et comment on pouvait

reconstituer un son acoustique avec des moyens électroniques. Tout ce qu’a fait mon

père, dans le domaine de la musique ou de l’image, lui qui par ailleurs était

extrêmement conservateur dans d’autres domaines, témoigne d’une curiosité

vraiment extraordinaire. L’ avènement du transistor, le perfectionnement des semi-

conducteurs ont révolutionné son travail. Pendant mon enfance et mon adolescence,

j’ai entendu mon père parler de ses recherches ; je pense que nous, les enfants, n’y

comprenions rien ! Tout petit, j’ai entendu parler de « diviseurs de fréquences » mais

il n’y a pas très longtemps que je vois à peu près ce que ça veut dire. Les

harmoniques, je ne savais pas ce que c’était. La manière dont j’ai conduit mon travail

a été inconsciemment influencée par la personnalité de mon père, par ce qu’il était et

par ce qu’il a fait.

Je trouve que ta curiosité t’a permis de repousser les limites disciplinaires, et de

gagner une grande liberté intellectuelle.

J’assume un éclectisme, dans le sens classique, au moins à titre de projet, sans être

sûr de l’avoir réalisé : emprunts de ce qui est stimulant dans différents systèmes pour

les fondre en un tout cohérent. Je suis foncièrement in-discipliné.

Du non-conformisme ?

Oui, c’est un peu du même ordre. Quand tu faisais Sciences Po dans les années 1960,

tu avais une extraordinaire liberté pour choisir des enseignements qui partaient un

peu dans toutes les directions, à la fois sur le plan des thématiques, sur le plan des

approches, voire de l’idéologie. J’ai suivi une formation qui n’était pas cloisonnée sur

le plan disciplinaire : des cours de sciences politiques intitulés comme tels, des cours

d’histoire avec des historiens remarquables ; de géographie la première année, ce qui

s’appelait l’année préparatoire, avec un géographe extraordinaire, Pierre Georges ; de

droit constitutionnel avec le doyen Vedel ; d’histoire des idées avec Jean Touchard,

qui était absolument fabuleux ; et puis des cours plus « exotiques » sur les sociétés

africaines et les sociétés d’Amérique latine, sur le Vietnam, avec Jean Lacouture. En

trois ans, on pouvait accéder à des enseignements et à des enseignants fantastiques,

sans aucune contrainte disciplinaire. C’était très enrichissant. Ensuite, j’ai travaillé

pour mes thèses avec Georges Balandier. J’ai été recruté par le CERI de Sciences Po : il

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rassemblait des chercheurs travaillant sur toutes les régions du monde et,

spontanément, tu te trouvais dans un milieu comparatiste, même si tu ne faisais pas

de comparaisons formelles ; ils venaient de disciplines différentes : histoire,

économie, politologie, et souvent, quelle qu’ait été leur formation, ils avaient une

sensibilité anthropologique et sociologique, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Les

groupes de travail à l’intérieur du CERI étaient extrêmement féconds. Au bout du

compte, je n’ai appris la notion de discipline – au sens d’ensembles de connaissances

et de méthodes cloisonnés, pas au sens moral bien entendu – ni au cours de ma

formation initiale, ni dans les centres où j’ai travaillé ; cette in-discipline a sans doute

prospéré sur un terrain favorable, mais le résultat en a été que je suis parvenu à faire

le type de recherches que je souhaitais et que mes tentatives transdisciplinaires ont

été acceptées, surtout à partir des années 1980, quand mon travail sur la musique a

été reconnu comme légitime. Ceci dit, j’ai toujours pris soin de continuer à m’investir

dans des projets qui relevaient purement de la sociologie politique et ne traitaient

pas de musique, mais ils ont indéniablement enrichi ce que j’entreprenais par ailleurs

en sociologie de la musique. Ainsi, une bonne partie du travail que j’ai réalisé sur

musique et identité (Martin 2012a), sur les musiques et le carnaval du Cap (Martin

1999a et b, 2013, 2017), a tiré avantage de recherches sur l’identité en politique qui ne

comportaient rien de musical (Martin dir. 1994 et 2010). Tout s’est complété.

Tu as fait énormément de terrains, au Cameroun, au Kenya, en Tanzanie, en Afrique du

Sud, dans les Antilles ; la somme de tes écrits, en français et en anglais, des textes

académiques comme des articles dans des revues plus grand public, est

impressionnante. Tu as participé à la réalisation et réalisé des films documentaires,

des disques…

Ma mère était fille de marin pêcheur ; elle racontait le périple autour du monde de

son père (que je n’ai pas connu), second sur un cargo à voile ; elle entretenait des

rêves de voyages et m’emmenait voir les séances de cinéma « Connaissance du

monde ». Mon père avait dans son bureau un planisphère sur lequel il plantait des

punaises de couleur pour indiquer où il avait installé des orgues et des cloches

électroniques. Tous deux, chacun à sa façon, m’ont ouvert les yeux, et les oreilles, sur

le monde. En outre, ma mère n’est allée à l’école que jusqu’au certificat d’étude ;

après, elle a dû carder des matelas avec sa mère, parce qu’il n’y avait pas d’argent

pour lui permettre de continuer à étudier. Elle s’est intellectuellement formée toute

seule, et très solidement, en conservant un sens moral assez rigide. Elle avait un

répertoire de maximes qui lui venaient de sa famille à elle, de sa grand-mère, et qui

revenaient comme des ritournelles. Elle les proférait moitié sérieusement, moitié en

plaisantant : ainsi, à nous les gosses, quand nous étions contents d’avoir fait quelque

chose et que nous étions un peu fiers de nous, elle disait : « T’as fait qu’ton d’voir et

bien p’titement ». C’est un peu ça la morale de mon histoire…

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2013 Sounding the Cape, Music, Identity and Politics in South Africa. Somerset West : African Minds.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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2015 L’enquête en ethnomusicologie, Préparation, terrain, analyse. Paris : Vrin (avec Simha Arom).

2017 Cape Town Harmonies : Memory, Humour & Resilience. Somerset West : African Minds (avec

Armelle Gaulier).

Direction d’ouvrages et de revues

1973 L’ Afrique noire. Paris : FNSP, Guides de Recherche, Armand Colin (avec Tatiana

Yannopoulos).

1978 Aux urnes l’Afrique ! Elections et Pouvoirs en Afrique noire. Paris : Pedone.

1983 « La politique africaine des Etats-Unis », Politique africaine 12.

1984 « Images de la diaspora noire », Politique africaine 15.

1988 Tanzanie : Vingt ans après Arusha. Pau : Université de Pau, Centre de recherche et d’étude

sur les pays d’Afrique orientale (avec François Constantin).

1989 Tanzanie, l’Ujamaa face aux réalités. Paris : Editions recherches sur les civilisations (avec

Hermann Batibo).

1991 Les Afriques politiques. Paris : La Découverte (Avec Christian Coulon).

1992 Sortir de l’apartheid ? Bruxelles : Complexe, collection Espace International.

1994 Cartes d’identité, comment dit-on «nous» en politique. Paris : Presses de la Fondation nationale

des sciences politiques.

1998 Les nouveaux langages du politique en Afrique orientale. Paris : Karthala.

2002 Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés). Paris : Karthala.

2010 L’identité en jeux, pouvoirs, identifications, mobilisations. Paris : CERI/Karthala.

Articles et chapitres d’ouvrage

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(Yaoundé) 24, janvier-avril.

1970b « Métal rouge, terreur blanche et unité nationale en Zambie », Revue française de science

politique 20/4.

1971 « L’unité africaine face au pouvoir blanc », in Jean Meyriat, dir. : L’univers politique 1970.

Paris : Editions Mazarine (avec Tatiana Yannopoulos).

1972a « Domination et composition en Afrique : le Conseil de l’Entente et la Communauté est-

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économiques et politiques I (avec Tatiana Yannopoulos).

1972b « Régimes militaires et classes sociales en Afrique noire : une hypothèse », Revue française

de science politique, 22/4 (avec Tatiana Yannopoulos).

1975a « Analyse comparative des méthodes de développement en Côte d’Ivoire et en

Tanzanie », in Jochen Voss, dir. : Development Policy in Africa. Bonn-Bad Godesberg : Verlag Neue

Gesellschaft GmbH (avec Tatiana Yannopoulos).

1975b « La houe, la maison, l’urne et le maître d’école : les élections en Tanzanie, 1965-1970 »,

Revue française de science politique 25/4.

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1975c « Le stick et le derrick. Problèmes posés par l’analyse des systèmes politiques africains en

termes de situation autoritaire », Revue française de science politique 25/6.

1978a « The 1975 Tanzanian elections : the disturbing six per cent », in G. Hermet, R. Rose, A.

Rouquie eds. : Elections without choice. London : McMillan.

1978b « Dépendances et luttes politiques au Kenya, 1975-1977 : la bourgeoisie nationale à

l’assaut du pouvoir d’Etat », Revue canadienne des études africaines 12/2.

1978c « De la question au dialogue : à propos des enquêtes en Afrique noire », Cahiers d’études

africaines 18/3 : 421-442 (avec Tatiana Yannopoulos).

1979 « Soweto entre les lignes, quelques livres récents sur l’Afrique du Sud », Revue française de

science politique, 29/6 : 1090-1107.

1986 « Par-delà le boubou et la cravate, pour une sociologie de l’innovation politique en

Afrique noire », Revue canadienne des études africaines 20/1 : 4-35.

1987 « Le triolet multicolore : dans la musique sud-africaine, une blanche n’égale pas

nécessairement deux noires… », Politique africaine 25, mars 1987 : 74-81.

1989 « A la quête des OPNI, comment traiter l’invention du politique ? », Revue française de

science politique 39/6 : 793-815.

1990a « Métissage des musiques », in M.-F. Toinet, A. Lenkh, dir. : L’état des Etats-Unis. Paris : La

Découverte.

1990b « Fusions musicales et divisions politiques, “No Pan-Dey In The Party” : quelle place pour

les Indiens à Trinité et Tobago aujourd’hui ? », Annales des pays d’Amérique centrale et des Caraïbes 9.

1991 « Filiation or Innovation ? Some Hypotheses to Overcome the Dilemma of Afro-American

Music’s Origins », Black Music Research Journal 11/1 : 19-38.

1992a « Music beyond Apartheid ? », in R. Garofalo ed. : Rockin’ the Boat, Mass Music and Mass

Movements. Boston : South End Press : 195-207.

1992b « Out of Africa ! Should we be done with Africanism ? », in V.-Y. Mudimbe ed. : The

Surreptitious Speech, Présence Africaine and the Politics of Otherness. Chicago : The University of

Chicago Press

1992c « La musique au-delà de l’apartheid ? », postface à D. Coplan, In Township Tonight, la

musique et le théâtre dans les villes noires d’Afrique du Sud. Paris : Karthala : 377-402.

1992d « Reggae and the Jamaican society », Jamaica Journal 24/2.

1992e « Le choix d’identité », Revue française de science politique 42/4 : 582-593.

1992f « Je est un autre, Nous est un même, à propos du carnaval de Trinidad », Revue française

de science politique 42/5 : 747-764.

1992g « En noir et blanc et en couleur, que voir dans les clips sud-africains ? », Politique africaine

48 : 67-88.

1993 « La Tanzanie et le multipartisme », Afrique contemporaine 167.

1994a « Spirituals, Negro-Spirituals et Gospel Songs », in P. Carles, A. Clergeat, J.-L. Comolli,

dir. : Dictionnaire du jazz. Paris : Robert Laffont.

1994b « Blind Willie Johnson », « Little Brother Montgommery », « Jimmie Rodgers »,

« Roosevelt Sykes », in P. Bas-Rabérin, dir. : Blues, les incontournables. Paris : Filipacchi.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

192

1995a « Negro Spirituals et Gospel Songs », Encyclopaedia Universalis, 1995 et éditions suivantes

y compris CD Rom.

1995b « ’Coloureds’, ‘Blacks’, Sud-Africains : y a-t-il une culture métisse ? », Les Temps modernes

585 : 613-629.

1996a « Que me chantez-vous là ? Une sociologie des musiques populaires est-elle possible ? »,

in Alain Darré, dir. : Musique et politique, les répertoires de l’identité. Rennes : Presses universitaires

de Rennes : 17-30.

1996b « Who’s afraid of the big bad world music ? (Qui a peur des grandes méchantes musiques du

monde ?), désir de l’autre, processus hégémoniques et flux transnationaux mis en musique dans

le monde contemporain », Cahiers de musiques traditionnelles 9 : 3-21.

1997 « ”The Famous Invincible Darkies”, Cape Town’s Coon Carnival : aesthetic transformation,

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2000d « Cherchez le peuple… culture, populaire et politique », Critique internationale 7 : 169-183.

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2001b « What’s in the name ‘Coloured’ ? », in A. Zegeye ed. : Social Identities in the New South

Africa, After Apartheid, vol. 1. Cape Town : Kwela Books : 249-267.

2001c « De l’excursion à Harlem au débat sur les “Noirs”, les terrains absents de la jazzologie

française », L’Homme 158-159 : 261-278.

2001d « ”Chanter l’amour”, musique, fierté et pouvoir », Terrain 37 : 89-104.

2001e « Un orage braille sur Los Angeles : racisme et invention musicale dans la Californie des

années quarante », Revue française d’études américaines, hors-série : 28-37.

2002a « Le char de l’espérance, humanisation et conscience de soi dans un spiritual afro-

américain », L’Homme 161 : 111-122.

2002b « Anwar Gambeno : transmettre une tradition omnivore (Le Cap, Afrique du Sud) »,

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2002c « Le Cap ou les partages inégaux de la créolité sud-africaine », Cahiers d’études africaines

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Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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2003b « Les «musiche del monde», immaginari contraddittori della globalizzazione »,

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2004 « Les musiques face aux pouvoirs », Géopolitique africaine 13 : 117-132.

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internationaux de sociologie 19 : 247-265.

2006a « Le myosotis, et puis la rose…, pour une sociologie des “musiques de masse” », L’Homme

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2006b « Combiner les sons pour réinventer le monde, la world music, sociologie et analyse

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2006c « A Creolizing South Africa ? Mixing, hybridity, and creolisation : (re)imagining the

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2008c « Can jazz be rid of the racial imagination ? Creolization, racial discourses, and semiology

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2009 « Traces d’avenir, mémoires musicales et réconciliation en Afrique du Sud », Cahiers

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2010a « Cape Town : The ambiguous heritage of creolization in South Africa », in D. de Lame, C.

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2010b « Rap as a social and political revealer : Diam’s and changes in French value systems »,

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2011a « The musical Heritage of slavery », in B. White ed. : Music and Globalization, Critical

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2011b « La dame blanche, l’incirconcis et les diamants noirs : la résurgence du discours racial

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2011c « Gregory Walker et le singe roublard, la question de la création devant l’inexistence et

la réalité de l’idée de «musique noire» », Volume ! La revue des musiques populaires 8/1 : 17-39.

2012a « “Auprès de ma blonde…“, musique et identité », Revue française de science politique 62/1 :

21-44.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

194

2012b « La tradition, masque et révélateur de la modernité », in L. Aubert, dir. : L’ air du temps,

musiques populaires dans le monde. Rennes : Editions Apogée : 32-34.

2013 « Survivre n’est pas toujours drôle… Les moppies, chansons comiques du Cap (Afrique du

Sud) », Cahiers d’ethnomusicologie 26 : 127-151.

2014a « L’invention de musiques créoles au Cap (Afrique du Sud), XVIIe‑XIXe siècles », in L.

Pourchez, dir. : Créolité, créolisation : regards croisés. Paris : Editions des archives contemporaines :

251-274.

2014b « Attention, une musique peut en cacher une autre, l’appropriation α et ω de la

création », Volume ! La revue des musiques populaires 10/2 : 47-67.

2015 « Le général ne répond pas… Chanson, clip et incertitudes : les jeunes Afrikaners dans la

“nouvelle” Afrique du Sud », L’Homme 215-216 : 197-232.

2017 « Les rhapsodies du Cap (Afrique du Sud). Usages locaux de la circulation mondiale des

musiques », in S. Andrieu, E. Olivier, dir. : Création artistique et imaginaires de la globalisation. Paris :

Hermann : 57-87.

Films et vidéos

1990 Collaboration au tournage des documentaires réalisés par Alain Majani d’Inguimbert sur

Trinidad et Tobago :

1990 La Saison du Calypso, 26 minutes [diffusé à plusieurs reprises sur Antenne 2].

1990 Les rois du Calypso, 26 minutes.

1990 Les orchestres d’acier, 12 minutes.

1990 Les jeux du masque, 13 minutes.

1995 Les ménestrels du Cap. Paris : CNRS Audio-visuel, 28 minutes.

2001 Nuit sans lune, rébétiko et chanson populaire en Grèce. Paris : Les films du village, 52 minutes

(avec Luc Bongrand et Tatiana Yannopoulos) [diffusé à plusieurs reprises sur Histoire et TV 5

Europe]

2008 Le Mai de Louchats, 2008-2014 : une fête politique en Sud-Gironde 18’, couleurs (avec Pierre

Jouvet) : http://www.dailymotion.com/video/x5drol9

Disques

1992 Polyphonies vocales des Pygmées Mbenzele, République centrafricaine, enregistrements de

Simha Arom, conception et réalisation du disque, notes de pochette : Simha Arom et Denis-

Constant Martin. Paris : Inédit W 260 042.

1995 Afrique du Sud, 60 ans de musiques de liberté, sélection et texte de pochette : Denis-Constant

Martin. Paris : Celluloid/Etablissement Public du Parc et de la Grande Halle de la Villette, CEL

1O1-2.

2002 Les ménestrels du Cap, chants des troupes de carnaval et des chœurs «malais», enregistrements,

photos, texte de pochette : Denis-Constant Martin. Paris : Buda Music, 1986102.

2008 Ingosi Stars, Langoni, enregistrements, texte de présentation et photos : Denis-Constant

Martin. Langon : Daqui 332033 (avec Patrick Lavaud).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

195

NOTES

2. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Constant_Martin et « Versailles : orgues et cloches »,

émission En direct de…, 3 janvier 1957 : http://www.ina.fr/video/CPF86609297

3. La thèse de Panagiota Anagnostou (2012) est un des exemples les plus poussés de l’utilisation

de l’analyse tripartite pour l’étude d’un genre populaire.

4. Ces questions sont notamment abordées dans la thèse d’Armelle Gaulier (2014) ; voir en

particulier : « 3e partie, La réception du groupe Zebda ».

5. Projet « Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global » retenu par

l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans son appel à programme « La Création : Acteurs,

Objets, Contextes » (2008) et coordonné par Emmanuelle Olivier (CNRS) de 2009 à 2013.

6. Les publications citées de Denis-Constant Martin figurent dans sa bibliographie sélective ci-

dessous.

AUTEURS

DENIS-CONSTANT MARTIN

Directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, Denis-Constant Martin a

travaillé pendant près de quarante ans au Centre de recherches internationales (CERI, Sciences-

Po Paris – CNRS), avant d’être rattaché au Laboratoire « Les Afrique dans le monde » de Sciences-

Po Bordeaux.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

196

Le maloya, une expériencespirituelle et un écosystème.Entretien avec Danyèl WaroVincent Zanetti et Danyèl Waro

1 Danyèl Waro est né le 10 mai 1955 au Tampon, à La Réunion, quatrième d’une famille de

cinq enfants. Comme pour la plupart des Réunionnais de sa génération, son enfance n’a

pas été bercée par le maloya, et pour cause : officieusement interdite, cette musique

traditionnelle héritée du temps des esclaves ne survivait que dans quelques familles,

avant d’être sauvée et instrumentalisée par le Parti communiste réunionnais (PCR) qui

militait pour l’autonomie de ce département français d’outre-mer.

2 C’est d’ailleurs à l’occasion d’une fête du parti, dans les années 1970, que Danyèl Waro

découvre le maloya. Cette rencontre changera définitivement sa vie. Mais à cette

époque, c’est un genre musical encore très mal vu tant par la bonne société

réunionnaise que par l’administration. Il faudra l’élection de François Mitterrand à la

présidence de la République française, en 1981, pour que se relâche la pression exercée

sur le maloya et pour que ses acteurs soient progressivement reconnus comme de

véritables artistes porteurs d’une tradition. Depuis le 1er octobre 2009, le maloya est

classé au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.

3 Aujourd’hui, cette tradition fait complètement partie de l’identité culturelle des

Réunionnais et se décline sous des formes multiples. Elle est jouée par tous, quelle que

soit leur origine, et on en oublierait presque qu’elle a failli disparaître. C’est qu’un

important travail de reconnaissance a été mené en profondeur par des militants de la

cause créole. Parmi eux, depuis le milieu des années 1970, Danyèl Waro fait figure de

porte-drapeau. Poète, musicien, fabricant d’instruments, chanteur reconnu et apprécié

par le milieu traditionnel qui l’a initié, il est parvenu, en quelques disques, à s’imposer

comme un artiste de référence sur les scènes internationales des musiques du monde.

4 L’entretien qui suit a été réalisé le 15 juillet 2016 dans le cadre du festival des Suds à

Arles, quelques heures avant un concert donné par Danyèl Waro au théâtre antique.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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V.Z.

Fig. 1. Danièl Waro en concert. Paiti Adam Oleksiak.

Danyèl Waro, vous souvenez-vous du tout premier contact, de votre première

émotion liée au maloya ?

La première fois que j’ai vu et entendu le maloya, c’était à la fête de Témoignages, le

journal du parti communiste, une fête que le parti organisait tous les ans… Parti

auquel j’étais affilié, avec mon père, ma famille. On était militants autonomistes à ce

moment-là. Il n’y avait pas d’expression d’opposition à la radio, à la télévision, dans

les journaux, donc on était militants, en combattant un peu, un peu rebelles… Nous,

on s’associait pour faire exister le journal Témoignages. On faisait la loterie, on vendait

des trucs, on tenait des bars…

Pour cette fête, le parti communiste avait proposé à Firmin Viry de remonter sa

troupe familiale, qui existait déjà à la fin des années 50 – ils étaient alors obligés

d’aller jouer en cachette – et de proposer le maloya à tous les gens. En tant que

membre du parti communiste, j’étais aux premières loges à ce moment-là. Je

découvrais l’idéologie du PC. Et juste avant le meeting de Paul Vergès – le créateur du

journal, qui vit toujours : le maloya de Firmin Viry.

Personne ne dansait, tout le monde était là en train de regarder, en train d’écouter, et

moi j’étais là, dans le public, je découvrais les instruments, le phrasé, la danse, tout

ça. Je me suis mis à danser. Le premier contact, ça m’a vraiment secoué, un peu

comme une révélation. Et je me suis dit : « c’est ça que j’attendais depuis longtemps ».

Ça correspondait bien à mon tempérament.

Je ne savais pas vraiment chanter. J’aimais chanter, oui, chantonner, gueuler dans les

champs. Parce qu’on travaillait dans les champs, on plantait le maïs, on coupait la

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

198

canne, quand on était gamins. On s’accompagnait comme ça, on chantait à tue-tête,

mais sans justesse, sans leader, sans rythmique, rien. Je ne savais pas taper un rythme.

Et ce maloya-là m’a mis dans cet univers-là : je me suis mis à danser et à répéter le

maloya traditionnel de Firmin, bien sûr. Et après, au fur et à mesure, je me suis mis à

construire mes propres paroles, mes propres airs, mes propres mélodies…

Quel âge aviez-vous à ce moment-là ?

J’avais 18 ans, la première fois que j’ai vu le maloya…

Jusque-là, vous avez donc grandi à La Réunion sans même soupçonner qu’une telle

musique existait tout près de vous ?

C’était étouffé, c’était réservé à certaines familles qui avaient continué, en cachette,

parce qu’elles devaient rendre hommage aux ancêtres. Donc faire une petite

cérémonie, mettre à manger… Elles marquaient le coup en chantant quelques

chansons, en tapant sur des bidons, mais sans faire de bruit, sans tapage nocturne,

parce que c’était ça le problème. Parce que sinon elles se faisaient dénoncer par la

bonne société ou par le voisin, le citoyen d’à côté. La police pouvait arriver,

confisquer les instruments, s’il y avait des instruments.

Il y avait une espèce d’interdit non-officiel, mais un interdit quand même. En même

temps, l’autocensure fonctionnait, le conditionnement continuait, dans la ligne de

l’esclavage. Sur les grandes plantations, le maloya ne pouvait être que juste toléré,

pour amuser cet outil de production qu’était l’esclave. Mais après, comme le maloya

représentait une musique qui fédère, qui unit, automatiquement, il a été interdit dans

les attroupements. On a dit « tapage nocturne », on a dit « attroupement », on a dit

« sorcier », on a dit « satanique », on a tout dit sur le maloya, le tambour était

condamné par la religion catholique, par le pouvoir colonial, par tout ça…

Quand j’étais petit, on entendait parler du maloya, on entendait le mot « maloya » dans

le sega. Le sega est de la même famille que le maloya, c’est l’ancien nom du maloya, la

danse des esclaves. Le mot « maloya » est entré après pour définir cette musique-là, il

est entré dans tous les segas. On y parlait du maloya pour dire que c’est quelque chose

d’extraordinaire, de super… Mais la forme du maloya, on ne la voyait pas bien. C’est

après qu’on a vu, pour la première fois pour tous les Réunionnais, le rouleur, les

instruments, la façon de chanter, la façon de danser, qui n’étaient pas le sega

réunionnais.

Le sega était devenu un truc mélangé aussi, mais avec des instruments mélodiques,

avec le côté un peu présentable, plus gentillet, plus folklorique. Ça n’était pas non

plus, comme certains le pensent, réservé à des blancs. Le sega était une musique de La

Réunion, jouée par tout le monde, par les ségatiers, quel que soit leur aspect physique.

C’est de la même famille que le maloya, mais ce sega-là a réussi à être « tranquille »,

un peu à droite, un peu accepté par la droite, politiquement correct, folklorisé, avec

les robes à fleurs, tout ça, en même temps que le quadrille créole, qui est aussi

mélangé avec le sega. C’est pour ça qu’il y a eu une opposition sega-maloya. Alors que

pour moi, le sega, c’était aussi une de mes nourritures dans les 45 tours que

j’entendais à la radio. Mais on n’avait pas le droit d’écouter de musique à la maison.

Quand mon père est arrivé avec le poste de radio, on avait déjà un certain âge. Il

disait : « à la maison, on ne va pas s’amuser à écouter de la musique ». On écoutait le

bulletin d’information, les nouvelles du cyclone, et c’était tout. Après, on éteignait.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

199

De toute façon, on n’avait pas le temps. On allait faire les corvées, on allait travailler

aux champs, on allait à l’école…

Mon père était dans une espèce de matérialisme austère, la rigueur, la difficulté… Il a

vécu dans la difficulté, il a travaillé depuis l’âge de 12 ans pour nourrir ses frères

parce que son père était mort, il n’y avait plus de parents. Il a grandi comme ça, avec

en plus le côté communiste qui entre, le matérialisme : « le curé, c’est rien ; les fleurs,

ça compte pas ; la musique, ça compte pas ». Pas de fantaisie, pas de plaisir, pas de

loisir, il avait cette rigueur-là. Nous, on était un peu victimes de ça, on ne pouvait pas

jouer, mais on a appris à travailler aux champs, bien sûr. On a appris la rigueur, on a

appris tout ça, et c’est très important dans mon travail, même pour faire le métier

que je fais, pour chanter comme ça : je suis dans une réalité avant d’être dans le

plaisir de chanter. C’est important, le soubassement est construit, il reste le nuage, il

reste la lumière, il reste la poésie, la fantaisie…

Le maloya arrive donc comme le complément obligé de la rigueur. Ça apporte la

tendresse, ça apporte la spiritualité, ça apporte les fleurs. Je le dis dans une chanson :

le maloya, c’est la fleur qui a manqué à mon enfance. C’est également la rébellion des

esclaves, le chant de Firmin Viry à la fête de Témoignages. Mais c’est aussi la promesse

que ma mère a faite à Marie quand j’étais petit, malade, comme on fait beaucoup de

promesses aux différents saints, aux différentes religions, aux différents cultes, pour

que l’enfant guérisse.

Voilà ! On a fait promesse devant la Vierge Marie de m’habiller en blanc et en bleu

pendant cinq ans. Ça n’est pas seulement ça qui m’a guéri, mais ça a fait partie de ma

guérison. C’est montrer aussi l’amour et le soin que ma mère m’a apportés, ma

marraine, tout ça… J’avais la diphtérie, quelque chose qui était dans la gorge et dont

on guérissait mal. On en mourrait plutôt, c’était un miracle si on vivait à ce moment-

là, dans les années 50. J’ai réussi à m’en sortir grâce aux soins que me donnait ma

mère. Elle me nettoyait tous les jours la gorge pour enlever cette espèce de voile. Je

ne savais pas ce que c’était, moi, j’ai appris très tard que j’avais vraiment eu la

diphtérie. Et donc, c’est cet amour-là, ces soins-là qui m’ont sauvé. Ce qui est marrant

et assez ironique, c’est que l’organe le plus atteint, le gosier, c’est celui qui me donne

mon nom aujourd’hui, celui qui est mon trésor, l’outil de mon bonheur : la voix bien

sûr, avec les mots, avec la musique, avec le rythme.

Lorsque vous parlez du maloya, Danyèl Waro, on sent une espèce de verticalité, de

profondeur. Vous y associez évidemment la poésie, mais aussi une dimension

spirituelle. Vous évoquiez le culte des ancêtres, le contact avec eux à travers la

musique… Cette dimension-là, y avez-vous eu accès rapidement ?

Quand je rencontre le maloya, quand je rencontre la musique maloya, le rythme, c’est

quelque chose de fort, mais qui ne relève pas seulement de l’apprentissage du

rythme, de cours à suivre, de leçons à prendre. Quelque chose de très fort, qui me

secoue vraiment, qui me transporte de bonheur. Mais je ne m’en rends pas compte au

départ. Ça n’est pas analysé comme ça, c’est au fur et à mesure, en étant à l’extérieur,

en parlant d’émotions, en discutant avec des journalistes, en essayant de trouver les

mots pour dire ce qu’est le maloya, l’identité, La Réunion, la batarsité (sic)1, tout ça…

C’est là que je me rends compte que la force qui m’a attiré, qui m’a secoué, n’est pas

quelque chose de mesurable, de quantifiable, de vraiment rationnel. C’est quelque

chose d’irrationnel, de spirituel. Je suis béni, béni par un saint ou par la Vierge Marie

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

200

ou par Dieu ou par une espèce d’onde, comme ça. Je suis entouré, vraiment entouré,

je suis dans le luxe spirituel. Ça n’est pas l’argent qui commande. C’est quelque chose

comme une mission : je suis là, à ma place, c’est ça mon chemin.

…Votre chemin de Damas, en quelque sorte ! Vous vous mettez à danser, mais on est

dans la fête du parti communiste et là, vous me parlez de ce luxe de spiritualité. On

est tout de même passé d’un monde à un autre, non ?

Bien sûr ! Je suis dans un combat : les défavorisés, les classes sociales, marxisme,

léninisme, plein de termes pour définir un combat social, un combat du plus petit, du

plus faible par rapport au plus grand. Anticapitaliste, anti-impérialiste,

anticolonialiste, qui est important pour être dans une communauté de rebelles, une

communauté de résistance.

Quand je découvre le maloya, c’est sous sa forme musicale. Mais qu’est-ce que je

raconte après, avec mes mots ? Je raconte la langue, la culture de la canne, celle du

maïs, la culture des champs qui est déjà présente dans mon enfance. Dans cette

culture de la langue, il y a les mots, il y a les images… En fin de compte, je découvre

une partie du maloya à l’âge de 18-20 ans, mais j’en ai déjà découvert une bonne partie

depuis petit : la végétation, la terre, le travail de la terre, l’artisanat, planter ce qu’on

mange, et ça, ça n’est pas rien. J’apprends la liberté de l’estomac, la liberté pour le

ventre, en même temps que la liberté de l’esprit. Tout ça, ça fait partie du maloya.

C’est pour ça que ça n’est pas seulement un rythme, une danse, quelque chose de fini,

de visuel, qu’on note et puis c’est bon, on a les éléments… Non ! Et c’est aussi ce qui

fait, entre guillemets, « ma force » : c’est d’avoir derrière moi ce combat, cette réalité

terrienne, agricole, avec les mots, avec la poésie des mots.

Au-delà de la langue, ça signifie que le maloya a son écosystème ?

Voilà, oui, c’est un peu ça. Il fait partie d’un tout, c’est un tout, une espèce d’énergie

qui résume tout, qui rassemble tout. C’est pour ça que quand arrive le maloya musical,

dansé, avec groupes et instruments, il vient cimenter le tout. Il y a plein d’éléments

qui me constituent : la terre, bien sûr, travailler, planter ce qu’on mange. Aller à

l’école, apprendre la distance dans la théorie, dans l’intellect, apprendre les mots, et

j’aime bien ça aussi. A l’école, j’étais un peu caractériel, un peu en contradiction, en

rébellion… en fumiste aussi, parce que j’avais l’intelligence des mots, l’intelligence

tout court. Et en même temps, il y a ce côté politique. Trois éléments donc, et ce

maloya qui arrive pour cimenter tout ça, pour embellir tout ça, qui réunit tout, et c’est

ça qui construit le chemin. Il y a une espèce de chemin politique, d’appareil politique,

de slogan politique, et puis il y a ce cheminement personnel, artistique, spirituel…

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

201

Fig. 2. Danyèl Waro, photo de couverture du CD « Monmon » (Cobalt-Buda Musique 2017).

Photo Thierry Hoarau.

Est-ce qu’on peut parler d’initiation ?

Oui, c’est un peu comme une initiation, une initiation vers quelque chose de plus

grand, de plus loin, de plus profond et de plus éternel. J’aime bien m’inscrire dans

une éternité, je suis toujours vivant, c’est un esprit, c’est une âme, c’est une vie qui

continue. Parce que sinon, on pourrit, comme ces eaux qui pourrissent et puis c’est

fini. Et ça, c’est insignifiant. Il faut avoir plus de lumière pour aller plus loin.

Vous parlez du maloya comme de quelque chose de très englobant, de très profond à

la fois. Or depuis quelques années, ce maloya qui était quasiment interdit quand

vous étiez jeune, voilà qu’il éclate et que ses formes se multiplient. Il y a aujourd’hui

de l’électro-maloya et toutes sortes de déclinaisons nouvelles. Vous-même,

comment vous y retrouvez-vous ? Est-ce que pour vous, ce maloya multiple est

toujours le maloya ?

C’est toujours le maloya selon ce qu’on met dedans. Aux artistes plus jeunes, je dis

qu’il faut construire ce maloya, pas en faire un business. Il faut que l’essentiel reste.

L’essentiel, c’est cette globalité, cette inscription, cette gravure dans le temps, dans

l’espace, garder l’esprit, garder l’essence, quelle que soit la forme musicale. Donc

avoir un lien avec le passé et être dans tout l’espace, dans tous les éléments, et se

comporter avec respect, avec une manière d’être, une manière et un fond qui se

joignent, qui ne se contredisent pas. Ça, c’est beaucoup plus difficile : même si on fait

du traditionnel, on peut faire n’importe quoi. Donc, il faut veiller à ce qu’il y ait

quelque chose de très profond, religieux ou spirituel, qui ne s’inscrive pas dans le

temps court, mais très long. La forme est moins importante à ce moment-là. C’est

juste qu’on garde l’esprit du maloya, l’esprit de l’humanité dans le maloya. Si c’est trop

« business », ça va détruire, ça va déformer, ça va fausser, il y aura des déchets.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

202

Mais où chercher cette profondeur, cette verticalité ? Les racines profondes du

maloya sont-elles toujours vivantes ? Les tenants traditionnels du maloya, les

gardiens de ses racines profondes, sont-ils toujours là à La Réunion ?

C’est toujours présent, mais il faut les cultiver, il faut continuer à arroser. On a

toujours ces espèces de soubassements, de rituels, d’hommages aux ancêtres. Ça

existe, ça a repris de la force, justement, avec le renouveau du maloya. Parce qu’il y a

eu des agents du maloya, il y a eu des musiciens pour tenir une nuit, il y a des

instruments… Il y a ce truc-là qui bouillonne, mais qui n’est pas accompagné

réellement par les radios ou les institutions. Il faut que les groupes, les musiciens,

fassent leur propre terrain, leurs propres plantations, leurs propres semences, et

c’est bien aussi que ça appartienne aux gens, que ça ne passe pas non plus par une

espèce de semence artificielle où de médiatisation trop abondante, trop poussée. En

même temps, on est un peu en lutte pour passer à la radio et à la télévision, pour

qu’on y ait droit. Mais il ne faudrait pas non plus que ça soit trop « consommation »,

trop « petit pain »… C’est compliqué à doser.

Pour que le maloya conserve une essence, il faut respecter une manière de vivre. C’est

indissociable. Le combat pour le maloya, c’est un combat pour l’environnement, c’est

un combat pour la planète, pour la nature, pour s’inscrire dans la nature, mais pas

contre la nature, pas pour utiliser la nature. Pour moi, c’est un combat général, il est

pour la musique, il est dans le comportement humain, pour la liberté, pour l’amour,

pour la beauté, pour la maîtrise de son environnement. Tout ça, ça va ensemble, ça

n’est pas séparé, c’est impossible à séparer.

Revenons à ce coup de foudre, lors de cette fameuse fête du Parti Communiste. Vous

entendez Firmin Viry et ensuite, vous allez vers les praticiens du maloya. Or vous

êtes communiste, blanc, intellectuel… Comment vous accueillent-ils alors ?

Les maloyas de cette époque étaient généralement aussi communistes. Firmin Viry,

Granmoun Lélé étaient dans le Parti Communiste. Mais la couleur politique, ça n’est

pas vraiment un problème. Les gens disent qu’ils sont communistes et donc ceux qui

sont à droite n’en veulent pas. Mais ils ont le soutien des communistes. Donc moi, je

me retrouve accueilli par ces gens-là. Maintenant, les maloyas proprement dit, comme

Firmin Viry, comme ses neveux, comme René Viry, comme Granmoun Lélé, comme

Lo Rwa Kaf, tout ça… je suis avec eux dans une démarche pour aider le maloya, parce

que nous sommes militants du maloya et en même temps militants pour la liberté. Il

s’agit de faire reconnaître ces gens-là, leur musique bien sûr, mais aussi eux-mêmes

en tant que personnes, en tant que musiciens, des gens capables, des gens de valeur.

C’est surtout ça le départ.

A ce moment-là, c’est sûr, je ne corresponds pas à l’image. Je peux paraître un voleur

de musique, un voleur de quelqu’un. Même s’il y a déjà des mélanges au niveau du

maloya, même si à La Réunion il y a le Kaf-Malbar qui est mélangé, il y a Firmin Viry et

d’autres qui sont métissés. Le métissage est déjà là. Sauf que moi, j’arrive vraiment

avec une gueule dépareillée, à l’opposé, avec des lunettes, avec un côté un peu

intellectuel. Est-ce que je sais faire du maloya ? Je ne me pose pas la question, j’essaie

de faire un premier morceau, j’essaie de jouer le kayamb. Je ne sais pas jouer le

kayamb… Donc je me fais ma place au fur et à mesure. Et quand j’ai des

encouragements de la part de ceux qui font réellement du maloya et qui sont dans la

tradition – tradition cassée, coupée, hachée par les tabous, la honte, les interdits – je

gagne des points au fur et à mesure.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

203

Mais je sais très bien que je viens déranger. Et en même temps, j’aime bien déranger.

Si on ne dérange pas, les questions ne se posent pas et on reste dans les a priori, dans

le communautarisme, dans les idées du genre « lui, il peut jouer le maloya, lui, il ne

peut pas, ça n’est pas son affaire ». En gros, pour beaucoup de gens, ça n’est pas mon

affaire. Qu’est-ce que je viens faire là, avec ma gueule dépareillée, avec ma gueule qui

jure ? Mais moi j’aime bien ce côté-là où je dois faire ma place. Et j’ai intérêt à faire

bien, à faire mieux, même. Quand tu n’es pas dans le milieu, tu as intérêt à être

encore plus fort que les autres, entre guillemets, sans être vraiment plus fort, mais à

faire ta place. Et j’aime bien ce positionnement là. Avoir des mots forts pour faire

exister mon maloya à moi, et en même temps honorer les plus vieux, comme Firmin

Viry.

J’ai toujours dit : Firmin Viry, c’est mon parrain. Merci Granmoun Lélé, merci Lo Rwa

Kaf, merci Granmoun Baba, merci à tous ceux qui sont avant moi et qui m’ont nourri

avec le maloya ! Merci aux cérémonies, merci… Je dis tout le temps merci. Je dis merci

aux gens en général, aux amis, ceux qui ont disparu ou ceux qui sont vivants. Merci,

c’est tout bénef (sic) pour moi. Je suis béni, je ne savais pas par qui, mais en tout cas

par eux !

BIBLIOGRAPHIE

Discographie de Danyèl Waro

1987 Gafourn, Cobalt

1994 Batarsité, Cobalt

1998 Foutan Fonnker, Cobalt

2001 Bwarouz, Cobalt

2002 Sominnker, avec Olivier Ker Ourio, Cobalt

2005 Gryn’n’Syel, Cobalt

2009 Aou Amwin, Cobalt

2012 Kabar, Cobalt

2017 Monmon, Cobalt-Buda Musique

NOTES

1. Néologisme créole inventé par Danyèl Waro pour exprimer le métissage de la société créole

réunionnaise, mais avec une nuance péjorative attribuée au point de vue de la bonne société

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coloniale. En 1994, c’est le titre éponyme d’un de ses disques et d’une de ses chansons (voir

Discographie).

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205

Livres

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206

Simha AROM et Denis-ConstantMARTIN : L’enquêteethnomusicologique. Préparation,terrain, analyseParis : Vrin, coll. Musicologies, 2015

Yves Defrance

RÉFÉRENCE

Simha AROM et Denis-Constant MARTIN : L’enquête ethnomusicologique. Préparation,

terrain, analyse, Paris : Vrin, coll. Musicologies, 2015, 284 p.

1 Alors que les questions de méthodologie et de conduite d’une enquête de terrain

occupent une place de tout premier plan dans les travaux universitaires de master et de

doctorat, peu d’ethnologues français se sont appliqués à mettre en forme leur

expérience d’observation in situ pour en proposer la synthèse. On se souvient des

Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages du

linguiste, pédagogue et philanthrope Joseph-Marie de Gerando (1800), puis du

« Questionnaire » de l’Académie celtique (1807) et surtout, un bon siècle plus tard, du

Manuel d’ethnographie (1926) rédigé par les étudiants de Marcel Mauss, sachant que lui-

même n’avait jamais mené d’enquête. Ils furent suivis dans les années 1990 par

quelques autres comme François Laplantine (1996) ou Jean Copans (1998).

Reconnaissons, malgré tout, que la littérature francophone s’avère assez réduite sur ces

questions. Terrain, la revue pilotée par la Direction du Patrimoine ethnologique et

financée par le Ministère de la Culture, affiche dans son titre et ses publications une

réelle intention de mettre en avant la recherche issue d’enquêtes inédites. De même

Terrains/Théories, revue pluridisciplinaire, se propose d’articuler conceptualisation et

recherche empirique. Les études sur la manière de les conduire y restent cependant

parentes pauvres. Ceci résulte en partie d’une tradition bien établie en France, où les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

207

règles non écrites de l’enseignement supérieur et de la recherche ont longtemps eu

tendance à dénigrer tout travail à caractère didactique (Bourdieu 1984).

2 En ce qui concerne l’ethnomusicologie, les conseils, appuyés d’exemples concrets, à

l’attention des volontaires pour mener une enquête de terrain sont rares. Ils sont en

partie hérités des recommandations formulées au XIXe siècle afin de conseiller les

collecteurs de musiques et chansons populaires1. Nous sommes surtout dans le cadre de

projets de transcription musicale, question qui rejaillit lors de la création de l’Unesco.

Dans son Précis de musicologie (1958), Jacques Chailley invitait Claudie Marcel-Dubois,

André Schaeffner et Constantin Brăiloiu à évoquer brièvement les problèmes liés à

l’enquête elle-même, qui tranchaient franchement avec ceux concernant la musicologie

d’alors. Mais c’est Gilbert Rouget qui fut le premier français à traiter véritablement du

sujet en consacrant un article important à l’enquête d’ethnomusicologie (Rouget 1968)2.

3 C’est donc avec grand plaisir que nous accueillons le manuel dont il va être question et

qui égrène avec autorité de profondes vérités. Après avoir publié avec Frank Alvarez-

Peyrere un Précis d’ethnomusicologie (2007), Simha Arom s’est associé au socio-

anthropologue Denis-Constant Martin pour traiter des questions soulevées par

l’enquête en ethnomusicologie au XXIe siècle. Le binôme fonctionne parfaitement car

l’un bénéficie d’une très grande expérience de terrains, disons « ruraux », en

particulier en Afrique centrale, tandis que l’autre s’est de longue date spécialisé dans

les musiques urbaines pratiquées aux Etats-Unis, en France et en Afrique du Sud.

Complémentarité indispensable pour couvrir un vaste champ de recherches, aborder

toutes sortes de problématiques et fournir autant d’anecdotes pertinentes.

4 L’ouvrage s’organise en sept chapitres précédés de prolégomènes et suivis d’un

épilogue. Chacune de ces neuf parties se présente comme un cours sur un thème

principal accompagné de citations, d’un appareil de notes de bas de page et d’une

bibliographie propre. Alternent ainsi des questions de fond et des conseils pratiques

enrichis d’exemples, soit personnels soit empruntés à des expériences narrées par

d’autres chercheurs. Nous avons là un livre fonctionnel sous la forme d’un guide de

format réduit pouvant se glisser dans la poche, être consulté par de futurs enquêteurs

lors de leurs déplacements – souvent longs, inconfortables et fatigants – et emporté sur

le terrain. De sorte que le livre peut être lu in extenso dans un premier temps, puis relu

dans le désordre selon les centres d’intérêts : l’ethnomusicologie, définitions et débats ;

l’ethnomusicologie aujourd’hui ; avant de partir ; questions d’éthique ; l’enquête ; la

collecte ; analyse musicale ; validation et vérification ; le terrain et ses au-delàs.

5 Sont évoqués mille petits problèmes qui guettent l’enquêteur et dont les chercheurs en

musicologie classique occidentale ont très peu conscience : tractations administratives,

douanières, mais aussi avec les musiciens eux-mêmes, certains trop modestes, d’autres

trop exigeants. Vaincre les réticences, convaincre les acteurs du bien-fondé de sa

démarche, mettre en confiance les autorités nationales, régionales, locales, politiques,

religieuses, économiques, sont autant de dépenses d’énergie très chronophages et

pourtant absolument incontournables, rarement exprimées dans un compte rendu de

recherche. Notre société contemporaine, familiarisée avec les outils informatiques

d’accès au savoir tend à vite faire oublier l’origine des sources documentaires et les

difficultés à les réunir dans les conditions auxquelles se confronte l’ethnomusicologue

du « lointain ». A ce propos, l’ethnomusicologie du « proche » est un peu négligée ici.

Bien que les conditions matérielles de l’enquête y soient assez bonnes (climat,

transports, maîtrise de la langue des « informateurs »3), les difficultés rencontrées, fort

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

208

différentes, n’en sont pas moindres de celles signalées ici par Simha Arom et Denis-

Constant Martin. Ce dernier prend d’ailleurs souvent la parole pour témoigner de son

expérience dans des régions d’Afrique anglophone, très peu explorées par les

ethnomusicologues français.

6 On regrettera à ce propos que les cultures subsahariennes soient presque

exclusivement évoquées au détriment du reste du monde. C’est une très bonne chose

que d’en rappeler l’importance au plan de la recherche ethnomusicologique, mais ceci a

tendance à laisser entendre qu’en dehors de ces immenses terrains, certes d’une

fertilité quasi inépuisable, il n’y aurait pas d’ethnomusicologie possible. Avec

clairvoyance les auteurs s’en défendent mais ceci transparaît malgré tout entre les

lignes. Cette lacune aurait pu être comblée en citant quelques auteurs francophones

rompus à l’enquête ethnomusicologique, tels que Constantin Brăiloiu, Jean-Michel

Guilcher, Bernard Lortat-Jacob, Luc Charles-Dominique, Victor A. Stoichiță et quelques

autres. Mais un rapide coup d’œil sur l’index des noms en fin de volume confirme

l’étonnante absence de telles références. De même, des indications discographiques et

filmographiques eussent été fort utiles. D’autant que la France et le monde

francophone restent très bien placés dans ces domaines avec une production

abondante et de grande qualité.

7 La lecture n’en est pas moins vivante, pimentée qu’elle est d’historiettes qui plongent le

lecteur dans la réalité concrète du terrain. Ces témoignages enrichissent

considérablement le contenu de l’ouvrage, lui évitant d’être par trop théorique. Le bon

sens pratique domine en effet ici et c’est tant mieux. Car au fond, ce petit livre au

format de poche, est certes destiné aux apprentis ethnomusicologues – combien sont-

ils encore dans le monde francophone à vouloir se frotter à tant de difficultés quand il

est plus confortable de laisser parler devant son microphone une star des « musiques

actuelles du monde » dans les coulisses d’une salle de spectacle ? – mais il va, à mon

sens, beaucoup plus loin, en dessinant en creux les réalités de l’altérité dans son

acception large, tout en nous renvoyant une image de nous-mêmes. Quels sont nos

centres d’intérêt, nos méthodes, nos modes de pensée aujourd’hui ?

8 S’il fallait faire quelques reproches sur le fond, je dirais que la finalité objective de

l’analyse musicale est présentée comme une évidence ; le propos aurait, à mon sens,

mérité d’être plus nuancé. Il faut en effet reconnaître que l’attitude positiviste d’une

certaine « école française » d’ethnomusicologie principalement représentée par le

LACITO durant ces trente dernières années, n’a plus vraiment le vent en poupe, en

France comme à l’étranger.

9 Ce livre a enfin le mérite de proposer une forme de profession de foi quant aux enjeux

de la discipline. Ces deux chercheurs au palmarès éloquent relatent véritablement ce

qu’ils ont expérimenté, souvent de manière empirique, dans des contextes historiques

variés de l’après Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation et de l’évolution des

techniques de prise de son et d’analyse musicale. Cette ethnomusicologie « à

l’ancienne » n’en reste pas moins rigoureuse, la plus précise possible, extrêmement

attentive à la parole des porteurs de tradition, à la compréhension et à la conservation

de documents sonores, véritables pépites de la mémoire musicale de l’humanité.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

209

BIBLIOGRAPHIE

AROM Simha et Frank ALVAREZ-PEYRERE, 2007, Précis d’ethnomusicologie. Paris : CNRS Editions.

BOURDIEU Pierre, 1984, Homo academicus. Paris : Editions de Minuit.

Cahiers de musiques traditionnelles, 1995, Volume 8 : « Terrains ». Genève : Georg éditeur/Ateliers

d’ethnomusicologie.

CAMARA DE LANDA Enrique, 2004, Etnomusicología. Madrid : Instituto complutense de Ciencias

musicales (ICCMU).

CHAILLEY Jacques, éd., 1958, Précis de musicologie. Paris : PUF.

COPANS Jean, 1998, L’enquête ethnologique de terrain. Paris : Nathan.

HOLZAPFEL Otto, 2006, Liederverzeichnis, Band 1-2. Olms : Hildesheim.

LAPLANTINE François, 1996, La description ethnographique : l’enquête et ses méthodes. Paris : Nathan.

MAUSS Marcel, 2002 [1926], Manuel d’ethnographie. Paris : Payot/Petite Bibliothèque Payot (rééd.).

PLISSON Michel, 2008, « Simha Arom et Frank Alvarez-Péreyre : Précis d’ethnomusicologie », Cahiers

d’ethnomusicologie 21 : 291-294.

ROUGET Gilbert,, 1968, « L’ethnomusicologie », in Jean Poirier éd. : Ethnologie générale. Paris :

Gallimard (Encyclopédie de la Pléiade) : 1339-1390.

NOTES

1. Cf. les « Instructions » rédigées par Jean-Jacques Ampère (1853) envoyées dans toute la France

lors des débuts de l’enquête Fortoul. Voir aussi les décisions et résolutions du Premier Congrès

International des Arts Populaires, Prague, 1928, en particulier les « Recommandations

d’enregistrement phonographique des chants et mélodies populaires par les différents

gouvernements », signés notamment par le français par Hubert Pernot.

2. On peut aussi consulter le volume Cahiers de musiques traditionnelles (1995) intitulé « Terrains ».

3. Je pense en particulier aux ethnomusicologues européanistes, même si certains comme Claudie

Marcel-Dubois durent faire appel à des interprètes de langues régionales, ce qui fut le cas

notamment en Basse-Bretagne où les entretiens furent conduits par Fañch Falc’hun (1939) ou

Charlez Ar Gall (1954).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

210

Svanibor PETTAN et Jeff ToddTITON, dir. : The Oxford Handbookof Applied EthnomusicologyNew York : Oxford University Press, 2015

Lucille Lisack

RÉFÉRENCE

Svanibor PETTAN et Jeff Todd TITON, dir. : The Oxford Handbook of Applied

Ethnomusicology, New York : Oxford University Press, 2015, 836 p., illustrations, liens

électroniques de documents sonores, Index.

1 Depuis quelques années, la notion de recherche appliquée est de plus en plus présente

en ethnomusicologie. Deux études, abondamment citées dans le présent volume,

avaient posé un certain nombre de jalons dès les années 1990 : en 1992, Daniel Sheehy

faisait le point sur « la philosophie et les stratégies de l’ethnomusicologie appliquée »

(Sheehy 1992) dans la revue Ethnomusicology ; et en 2006, Antony Seeger suivait les

parcours d’ethnomusicologues hors du monde universitaire, dans la même revue

(Seeger 2006). Dans le domaine francophone, le numéro 29 des Cahiers d’ethnomusicologie

(2016), entièrement dédié à la question, a contribué à faire de ces pratiques un aspect

important de la discipline. Après les numéros de Folklore Forum (Fenn 2003) et d’

Ethnomusicology Review (Carlson et al. 2012), qui abordent eux aussi l’ethnomusicologie

appliquée, ainsi que l’ouvrage dirigé par Harrison, Mackinlay et Pettan en 2010, le

Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology constitue l’une des sommes les plus

importantes consacrées à cette notion, et marque l’acceptation de plus en plus large de

la part « appliquée » de l’ethnomusicologie.

2 L’introduction historique rédigée par les éditeurs retrace l’usage de cette expression et

la place accordée aux pratiques qu’elle désigne, ainsi que les débats qu’elle a pu susciter

parmi les ethnomusicologues. Titon offre ainsi une synthèse très claire sur l’histoire de

la discipline aux Etats-Unis du point de vue de l’ethnomusicologie appliquée, en partant

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

211

des pratiques qui, avant même l’apparition de cette notion, auraient pu être ainsi

dénommées par les ethnologues de la fin du XIXe siècle. En s’appuyant sur des

entretiens originaux avec certains acteurs essentiels, il propose ainsi une alternative à

l’histoire communément admise de la musicologie comparée et de l’ethnomusicologie

qui, à ses yeux, ne fait pas justice à l’importance des initiatives relevant de

l’ethnomusicologie appliquée. De manière très intéressante, il montre les rouages de

l’institutionnalisation de la discipline ethnomusicologique, avec, entre autres, la

création de la Society for Ethnomusicology (SEM) en 1955, qui fut, selon lui, une autre

occasion manquée de donner toute son importance à l’ethnomusicologie appliquée : en

effet, ces recherches furent peu valorisées dans ce contexte où il fallait avant tout

donner sa place à l’ethnomusicologie dans le monde académique, comme discipline

produisant un savoir sur les comportements humains. Titon rappelle le scepticisme

envers l’ethnomusicologie appliquée exprimé par les figures importantes parmi les

fondateurs, en particulier Merriam et Nettl. Ainsi, il a fallu attendre l’arrivée d’une

nouvelle génération d’ethnomusicologues à la SEM et l’émergence du post-

structuralisme, pour que l’ethnomusicologie passe du statut de science à celui de

critique culturelle. Ce dernier comportait un volet humaniste, avec l’apparition d’un

« nouveau terrain » ethnomusicologique tel qu’il est décrit dans le volume dirigé par

Barz et Cooley en 1996, impliquant réflexivité, réciprocité des relations et défense des

populations. Ainsi, à partir des années 1990, l’ethnomusicologie appliquée est devenue

d’après Titon un courant « mainstream ».

3 Dans la section suivante de l’introduction, Pettan élabore une histoire européenne de

l’ethnomusicologie appliquée, dont les points les plus intéressants sont ses

développements dans l’ex-Yougoslavie, notamment en Croatie et en Slovénie.

L’expérience personnelle de l’auteur, l’organisation d’un chœur rassemblant des jeunes

de différentes communautés ethniques au Kosovo dans les années 1980, pendant son

service militaire dans l’armée yougoslave, et son choix de revenir dans son pays déchiré

par la guerre en 1992 après son doctorat aux Etats-Unis, permettent d’aborder les

modalités d’entrée en ethnomusicologie appliquée à travers un parcours et des

motivations personnelles ; ces détails ont, en outre, l’intérêt d’offrir un aperçu de

l’histoire de la discipline dans cette région pendant la période cruciale de la fin de l’ère

communiste et des années qui suivent (p. 38 sq.).

4 Après cette introduction (I), les articles sont organisés en six grandes parties :

considérations théoriques et méthodologiques (II), plaidoyers (advocacy) (III), peuples

indigènes (IV), conflits (V), éducation (VI) et agencies, que l’on pourrait traduire ici par

« modes d’action » (VII). La présentation des chapitres par les deux éditeurs (p. 53-58)

fournit une bonne vision d’ensemble du volume et de la diversité des thématiques

abordées transversalement : interventions en politique culturelle, initiatives de

l’UNESCO, plaidoyers pour une justice sociale, éducation, résolution des conflits,

ethnomusicologie médicale, et questions liées à l’histoire coloniale.

5 Il est impossible d’aborder le contenu de chaque chapitre ou même de chaque partie du

livre dans un compte rendu de quelques pages. De nombreux chapitres rendent compte

d’actions développées par leurs auteurs. La somme et la diversité des projets présentés

donnent un bon aperçu des activités des ethnomusicologues hors université dans de

nombreuses régions du monde – même si l’on peut regretter que les auteurs soient

presque exclusivement issus d’institutions d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale

et d’Australie. Cependant, certains cas n’évitent pas toujours les écueils mentionnés par

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

212

Bergh et Sloboda (2010). Ils soulignent, en effet, que la plupart des travaux concernant

l’emploi de la musique dans la résolution des conflits – mais cela peut concerner

l’ethnomusicologie appliquée à d’autres domaines – ont tendance à ne pas assez

explorer la perspective des participants, à exagérer le rôle de la musique dans

l’évolution constatée, et manquent d’approche réflexive sur le rôle des

ethnomusicologues. Ainsi, dans le texte de Tan Sooi Beng (chapitre 3), malgré tout

l’intérêt des projets participatifs de « théâtre pour le développement » (theater for

development) dont l’auteur est à l’initiative en Malaisie, le détail des interactions en jeu

et la perspective des acteurs impliqués ne sont pas assez développés. De même,

Schippers fait état d’un projet australien de large envergure, « Sustainable Futures for

Music Cultures », destiné à fournir des outils d’enquête et de sauvegarde utilisables dans

le monde entier (chapitre 4) ; si l’article a l’intérêt d’informer sur les motivations et les

documents de ce projet audacieux, il ne dit malheureusement pas grand chose de la

manière dont ces outils sont effectivement pris en main par les acteurs locaux, et

n’aborde pas de front les problèmes que pose l’application d’une procédure uniforme

sur des terrains différenciés.

6 Holly Wissler, qui décrit les rencontres qu’elle organise entre des touristes nord-

américains et des personnes de la communauté Quechua Q’ero au Pérou, se situe au

contraire à une très petite échelle. Elle souligne ce point et insiste sur la fécondité des

situations de rencontres individuelles. Ce cadre d’action lui permet de prêter davantage

d’attention au vécu des acteurs – touristes et membres des communautés concernées.

Bien qu’elle n’aille pas toujours aussi loin qu’on pourrait l’espérer dans l’analyse des

discours des touristes, en particulier sur les notions d’« authenticité », de « pureté », de

« réalité » et d’« honnêteté », ce chapitre est stimulant par le dynamisme des projets

décrits et la mise en valeur des individus par rapport aux structures institutionnelles.

7 D’autres textes développent un regard plus réflexif sur les projets présentés. C’est le cas

en particulier de Hemetek (chapitre 7) et Sweers (chapitre 15). Chacune des deux

ethnomusicologues expose plusieurs cas, la première en Autriche, et la seconde en

Allemagne. Hemetek revient sur un travail qui a mené à la reconnaissance des Roms

comme « groupe ethnique » (Volksgruppe) en Autriche, reconnaissance qui passait

essentiellement par la mise en valeur de « marqueurs culturels ». Elle admet que l’usage

de clichés, en accord avec les musiciens concernés, a joué un rôle dans l’« invention de

l’ethnicité rom et de la tradition rom » (p. 245). Sweers, dans des projets menés en

Allemagne dans le but de réduire l’hostilité dont les migrants font souvent l’objet,

reconnaît elle aussi qu’elle peut être amenée à créer des « réalités artificielles » afin de

rendre visibles les musiques des migrants. Mais dans l’un et l’autre cas, les projets mis

en œuvre font preuve d’une efficacité certaine dans la lutte contre les idées reçues :

finalement, il semble que les actions décrites jouent les clichés à tendance exotisante

contre les préjugés xénophobes, avec une grande lucidité quant aux failles scientifiques

que peuvent comporter les discours ainsi produits.

8 C’est ce courage de l’intervention que défend Williams en fin d’ouvrage (vingt-

deuxième et dernier chapitre), mais cette fois-ci dans le monde de l’industrie musicale,

à partir d’un historique des relations entre industrie musicale et milieux académiques.

Il affirme ainsi que, bien qu’ils soient critiqués pour la « mise en scène » des cultures

qu’ils opèrent, les « culture shows » sont en même temps le lieu d’une prise de pouvoir

permettant aux minorités d’exprimer des revendications identitaires. Prenant la

défense des musiciens occidentaux qui collaborent avec des artistes « exotiques »

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

213

contre l’accusation d’exploitation dont ils sont parfois l’objet, il souligne – comme

Sweers à propos du musicien afghan Khaled Arman – la grande maîtrise de la

« transcontextualisation » chez certains interprètes qui jouent avec les codes des

différents publics. Son expérience en tant que professeur en music business à l’UMass

Lowell lui permet d’analyser la nouvelle génération de professionnels de l’industrie

musicale, qui est passée de l’échange de marchandises à l’offre de services. Plaidant

contre les frontières que certains érigent entre l’académie (idem) et l’industrie

musicale, il va jusqu’à affirmer que « les ethnomusicologues qui font de la recherche

appliquée devraient être moins soucieux d’éviter les représentations fausses que de

faciliter des formes de représentations qui servent les besoins des interprètes et de

leurs promoteurs » (p. 798) et que les motivations de l’industrie ne sont pas

contradictoires avec celles du musicien et de l’universitaire. Il conclut de manière

provocante que « le futur de l’académie et de l’industrie pourraient reposer sur une

redéfinition des termes “service”, “institutions”, “scholarship” et “activisme” comme

carrefours de production et diffusion de musique, plaçant l’académie dans l’industrie

culturelle, reconnaissant les intérêts commerciaux comme des producteurs de

connaissances, et donnant le pouvoir aux fans de musique, qui sont des activistes

sociaux ».

9 Par la diversité des points de vue développés et des projets décrits, cet ouvrage est

d’une lecture extrêmement stimulante. L’accumulation des cas étudiés constitue une

mosaïque de projets qui donne une idée de l’envergure des travaux menés par les

ethnomusicologues hors de l’université. Il serait intéressant que les écrits concernant

l’ethnomusicologie appliquée se dotent d’un regard plus réflexif qui permettrait de

faire l’ethnographie des situations ainsi créées, en s’inspirant par exemple de

l’« anthropologie du développement » développée par Olivier de Sardan (2001) ; ou

peut-être est-ce là demander à l’ethnomusicologie appliquée d’être ce qu’elle n’est pas,

une catégorie disciplinaire de plus, au lieu de rester parallèle à l’académie (idem) : l’une

des qualités de l’ouvrage est justement de faire apparaître cette tension.

BIBLIOGRAPHIE

AUBERT Laurent, Monique DESROCHES et Luciana PENA-DIAW, dir., 2016, Dossier

« Ethnomusicologie appliquée », Cahiers d’ethnomusicologie 29.

BERGH Arild & John SLOBODA, 2010, « Music and Art in Conflict Transformation : A Review ».

Music and Art in Action 2/2 : 2-18.

BARZ Gregory F. & Timothy J. COOLEY, dir., 1996, Shadows in the Field. New Perspectives for Fieldwork

in Ethnomusicology. New York : Oxford University Press.

CARLSON Julius R., Logan CLARK, Scott LINFORD, Alex W. RODRIGUEZ

et Dave WILSON eds, 2012, « Applied ethnomusicology », Ethnomusicology Review 17.

FENN John, dir., 2003, « From the guest editor », Folklore Forum 34/1-2.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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HARRISON Klisala, Elizabeth MACKINLAY & Svanibor PETTAN, dir., 2010, Applied Ethnomusicology.

Historical and Contemporary Approaches. Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing.

OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, 2001, « Les trois approches en anthropologie du

développement ». Tiers-Monde 42/168 : 729-754.

SEEGER Anthony, 2006, « Lost Lineages and Neglected Peers : Ethnomusicologists Outside

Academia ». Ethnomusicology 50/2 : 214-35.

SHEEHY Daniel, 1992, « A Few Notions about Philosophy and Strategy in Applied

Ethnomusicology », Ethnomusicology 36/3 : 323-336.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

215

Catherine DEUTSCH et CarolineGIRON-PANEL, dir : Pratiquesmusicales féminines. Discours, normes,représentationsLyon : Symétrie, coll. Symétrie Recherche, série Histoire du concert, 2016

Lorraine Roubertie Soliman

RÉFÉRENCE

Catherine DEUTSCH et Caroline GIRON-PANEL, dir : Pratiques musicales féminines.

Discours, normes, représentations, Lyon : Symétrie, coll. Symétrie Recherche, série Histoire

du concert, 2016, 214 p.

1 Cet ouvrage dirigé par Catherine Deutsch et Caroline Giron-Panel s’inscrit dans la

tendance au rapprochement entre études de genre et musicologie1. Une tendance

encore fragile dans le contexte francophone, ce que déplorent les auteures. A travers

neuf études de cas en grande partie issues de la journée d’étude « Les pratiques

musicales féminines à l’Epoque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) : discours et réalités » (5

mars 2011, Centre de musique baroque de Versailles), le livre nous plonge dans

l’histoire de la musique au féminin, en Europe occidentale de la Renaissance à la fin du

XIXe siècle. On est entre micro-histoire et histoire sociale, dans un souci de panorama

général des pratiques musicales féminines, au-delà des figures d’exception seules

connues du public, les Hildegarde von Bingen, Barbara Strozzi ou Francesca Caccini, par

exemple. Cet objectif est atteint, dans la mesure où l’on ne demande pas à ce recueil

d’être davantage qu’une première entrée dans un sujet encore largement sous-étudié

pour la période et le contexte concernés. Les exemples choisis recouvrent une grande

variété de profils socioculturels, de l’artisanat à la noblesse en passant par la petite et la

grande bourgeoisies, personnalités publiques ou simples anonymes, ainsi qu’une vaste

typologie de pratiques musicales (composition, interprétation vocale et instrumentale,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

216

enseignement, mécénat, activités rémunérées ou non, performances privées, publiques,

scéniques, liturgiques ou profanes…). En d’autres termes, les femmes sont prises ici en

tant que catégorie composite, ce qui éloigne d’emblée le spectre d’une lecture

essentialiste de la place et du rôle des femmes dans nos sociétés. L’idée est ici, au

contraire, de « déconstruire l’apparent déterminisme des normes culturelles et sociales

qui (…) gouvernèrent [les femmes] » (p. 4-5). Une déconstruction qui fait office de fil

conducteur tout le long des neuf contributions. Les frontières géographiques de

l’Europe occidentale constituent autant une limite à cette variété de profils qu’une

invitation à poursuivre ce travail minutieux sur les milliers d’autres femmes absentes

de l’historiographie mondiale de la musique. Il faut saluer la très grande qualité des

recherches effectuées par les auteurs, le plus souvent à partir de sources éparses, peu

fiables et partielles (comptes rendus de presse, journaux intimes, correspondance,

répertoires, annuaires…), toujours dans le but de mettre en lumière les représentations

et discours normatifs sur les musiciennes en interrogeant les expériences vécues par

ces musiciennes.

2 L’ouvrage s’articule en deux sections. La première s’intitule « Education musicale et

discours normatifs » ; tandis que la seconde aborde les pratiques musicales féminines

sous l’angle des « espaces de représentations et d’autoreprésentation ». Cette

construction simple explicite avantageusement le contenu très spécifique de chaque

article. Catherine Deutsch ouvre l’étude en analysant le rôle qui fut assigné à la

musique dans l’Italie de la première modernité dans l’élaboration des normes de genre.

Confrontée à un corpus contradictoire montrant les nombreux débats qui entouraient

la question des femmes musiciennes à l’époque, elle s’intéresse à la manière dont les

théoriciens italiens envisagaient les effets de la musique sur les musiciennes elles-

mêmes. Son analyse montre la grande diversité des points de vue et parfois même leur

divergence (« la musique, comme l’épée, est une affaire d’hommes », p. 25 ; « la

musique, pratiquée avec modestie (…) fait partie des ornements nécessaires à la dame

de palais », p. 29, etc.), à une époque où la musicienne était unaniment perçue selon une

vision érotisée.

3 Martine Sonnet se penche sur les pratiques musicales dans l’éducation des filles au

XVIIIe siècle et nous en donne « quelques échos » recueillis à partir de différents

almanachs, répertoires, Tablettes de renommée des musiciens, ou encore à partir de la

correspondance au sein de la famille Mozart, par exemple, au sujet du jeune Wolfgang

donnant des leçons de musique à « Mademoiselle la fille du duc [de Guînes] », en 1778

(p. 51). Les familles choisies à titre d’exemples amènent l’auteure à conclure que le

souci éducatif musical dans la bourgeoisie négociante coloniale correspondait à un

désir d’ascension sociale, tandis que pour la noblesse il s’agissait simplement de donner

aux filles, une fois mariées, la possibilité d’occuper agréablement leurs nombreuses

heures de loisirs contraints.

4 Estelle Freyermuth propose une étude fort intéressante sur l’éducation musicale des

filles au XIXe siècle à Strasbourg. Les cas d’étude qu’elle présente révèlent la montée en

puissance de cette course à l’ascension sociale de la bourgeoisie évoquée dans l’article

précédent, l’éducation musicale des filles n’étant pas une fin en soi mais une « valeur

ajoutée qu’elle apporte à la jeune fille en quête d’image et de reconnaissance sociale,

dans la construction de son identité féminine » (p. 74). L’histoire du conservatoire de

Strasbourg, fondé en 1827 et ouvert aux filles en 1861, montre que, sous l’influence

allemande, l’éducation musicale féminine est améliorée et contribue peu à peu à une

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

217

plus grande professionnalisation des musiciennes. La discrimination perdure

cependant puisque les musiciennes deviennent majoritairement enseignantes et, à ce

titre, sont moins bien rémunérées et considérées que les hommes.

5 Dans son article sur l’enseignement de la musique à Naples durant le Decennio francese

(1806-1815), Carla Conti s’intéresse à la relative autonomie que les femmes acquièrent

dans la sphère culturelle et surtout musicale, passant progressivement de l’hortus

clausus (« jardin clos », espace fermé s’appliquant au cloître comme à la maison) à la

chambre de musique, ou salon français. Elle souligne l’excellence de la formation reçue

par les musiciennes à Naples dans la première moitié du XIXe siècle et la place

importante de la composition féminine en dépit du très faible nombre d’œuvres

éditées, ce qui, déplore-t-elle, « alimente l’habitude, encore bien ancrée de nos jours, de

souligner le peu d’œuvres composées par des femmes, sans mettre en valeur celles qui

existent » (p. 108).

6 La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre avec l’article de Massimo Privitera « Image de

la musique, images de femmes », qui traite de l’iconographie des musiciennes aux XVIe

et XVIIe siècles. L’intérêt majeur de son travail repose sur le fait qu’il regarde et analyse

ces représentations de musiciennes non seulement d’un point de vue compositionnel,

mais aussi en tant que « constructions collectives de symboles, d’identités, de valeurs »

(p. 111).

7 Le cas célèbre d’Elisabeth Jacquet de la Guerre, qualifiée de « première musicienne du

monde » par le Mercure Galant en 1691, est abordé par Catherine Cessac, qui montre à

quel point l’excellence de cette musicienne, dans l’imaginaire collectif de l’époque, est

considéré comme un prodige surnaturel et directement lié à l’action royale. L’auteure

souligne le contraste qui existe entre le discours autour et la réalité de la vie d’Elisabeth

Jacquet de la Guerre. Sa position de « protégée » du monarque, directement liée à son

talent musical, lui permet cependant d’atteindre le statut d’artiste et d’échapper ainsi,

au moins en partie, aux contingences de son sexe.

8 Fabien Guilloux interroge la règle et la clôture, deux fondamentaux structurants du

chant monastique à l’époque moderne. Dans le contexte de la Réforme, avec les

bouleversements socioculturels qui en découlent, ce sont les enjeux identitaires

attachés à la pratique du chant et des instruments de musique par les moniales qui sont

au cœur du questionnement de l’auteur. Sont-elles aptes à interpréter les chants

cultuels ? Cette inteprétation est-elle compatible avec l’espace où ils sont perçus et mis

en œuvre ? Correspond-elle suffisamment au temps liturgique au cours duquel elle se

déploie ? Ces interrogations, appliquées au cas des religieuses de l’ordre de saint

François, prolongent la réflexion bien au-delà des débats formels sur la disconvenance

entre la piété et les plaisirs sensoriels provoqués par l’expression musicale.

9 L’avant-dernier article s’intéresse à la présence musicale féminine dans les académies

italiennes des XVIe et XVII e siècles. Inga Groote utilise l’exemple de l’Accademia

Olimpica de Vicence pour mettre en avant l’émergence de possibilités de

professionnalisation pour les musiciennes dans ces structures « flexibles » à mi-chemin

entre sphères privée et publique.

10 Cécile Queffélec aborde la question de l’accès des femmes à une pratique musicale

professionnelle à travers l’exemple des chanteuses du Concert spirituel entre 1725 et

1790. Les chanteuses évoquées sont le plus souvent des anonymes, que l’auteure nous

fait découvrir à travers une analyse approfondie des comptes rendus de presse. Le

discours sur ces chanteuses ainsi que l’évolution de leur répertoire (du français vers

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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l’italien, du sacré au profane) disent beaucoup des mutations profondes de la société du

XVIIIe siècle.

11 Le message principal qui ressort de cette compilation d’articles est bien la participation

continue des femmes à la vie musicale occidentale du XVIe à la fin du XIXe siècles, ainsi

que la grande différenciation, pour ne pas dire discrimination, entre pratiques

féminines et masculines de la musique. L’objectif annoncé en début d’ouvrage de

participation à l’écriture d’une « herstory de la musique » face au silence de l’histoire,

dans le contexte francophone essentiellement (p. 3), est donc atteint. En outre, les

différentes contributions dessinent un portrait en creux des idéaux de la féminité dans

l’Europe occidentale de ces quatre siècles. En ceci notamment, cet ouvrage contribue à

démontrer à quel point la pratique musicale est un révélateur social au sens où l’entend

Georges Balandier.

NOTES

1. Rapprochement que les auteures font remonter à 2007 et à l’article de Cécile Prévost-Thomas

et Hyacinthe Ravet, « Musique et genre en sociologie. Actualité de la recherche »,

« Musiciennes », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 25 (2007), pp.185-208 : un article qui a notamment

engendré la création du Cercle de recherche interdisciplinaire sur les musiciennes (CREIM) créé

en 2010.

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Samuel Baud-Bovy (1906-1986),néohelléniste, ethnomusicologue,musicienPublié sous la direction de Bertrand Bouvier et Anastasia DanaéLazaridis, avec la collaboration de Hionia Saskia Petroff. Genève : Droz,avec la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, 2016

Kyriakos Kalaitzidis

Traduction : Laurent Aubert

RÉFÉRENCE

Samuel Baud-Bovy (1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicien, Publié sous la

direction de Bertrand Bouvier et Anastasia Danaé Lazaridis, avec la collaboration de

Hionia Saskia Petroff. Genève : Droz, avec la Faculté des Lettres de l’Université de

Genève, 2016. 256 pages.

1 Samuel Baud-Bovy était une personnalité aux compétences multiples dans les domaines

de la musique et de la musicologie. Outre ses activités d’enseignant, de musicien et de

chercheur et sa contribution à la vie musicale genevoise, il avait développé dès sa

jeunesse une relation particulière avec la Grèce et la culture grecque, comme l’atteste la

liste de ses publications scientifiques, en grande partie consacrée à ce domaine.

2 Cette affinité remonte à l’année 1927. Alors âgé de vingt-et-un ans, il accompagne son

père, féru d’alpinisme, dans l’ascension mont Olympe, patrie des anciens dieux grecs.

Pour des raisons de sécurité, l’expédition était escortée par une compagnie d’infanterie.

Or les fantassins avaient l’habitude de chanter et de danser à chaque étape, et même

lors des brèves pauses de l’expédition. Ce fut le premier contact du jeune Samuel avec

la musique grecque. Fasciné par cette expérience, il décida d’entreprendre l’étude de la

Grèce moderne à travers sa langue, sa littérature et sa musique. Rapidement,

l’influence exercée par ses travaux scientifiques sur les spécialistes – grecs ou non – de

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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la musique grecque devient déterminante. Il publie des dizaines d’articles et d’études

sur le sujet, dont le plus important est son fameux Essai sur la chanson populaire grecque

(1983). Cette œuvre majeure, qui démontre la continuité ininterrompue du patrimoine

musical hellénique de l’Antiquité à la fin du XXe siècle, demeure à ce jour une lecture

indispensable à quiconque s’intéresse à l’étude de la culture musicale grecque.

3 Pour honorer les vingt ans de sa disparition, une conférence a été organisée en 2006 par

l’Unité de grec moderne de la Faculté des lettres de l’Université de Genève. Dix ans plus

tard, les actes de cette conférence paraissent sous le titre « Samuel Baud-Bovy

(1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicien ». Cette publication couvre les

trois aspects saillants de l’œuvre de cette importante personnalité. A mon avis, plus

qu’un simple recueil de souvenirs ou qu’un hommage à un grand homme, ce volume

fournit les preuves irréfutables de l’ampleur et de la durabilité de l’influence exercée

par Baud-Bovy sur les mondes de la recherche et de l’art, en Grèce comme en Suisse.

4 D’un format de 22 × 15 cm, le recueil dont il est ici question réunit vingt articles

regroupés en cinq chapitres, traitant chacun d’un domaine académique cher à Baud-

Bovy. Les contributions d’auteurs éminents viennent éclairer des aspects peu connus de

la personnalité et de l’œuvre du grand helléniste, documentées avec éloquence et

érudition.

5 Ce volume peut être abordé de façon sélective, chaque article proposant une réflexion

autonome. Mais il peut aussi être lu du début à la fin, d’autant plus que l’ordre des

articles répond à une logique destinée à guider le lecteur au sein de l’univers de Baud-

Bovy. Les limites du présent compte rendu ne permettent malheureusement pas de

fournir une présentation détaillée de toutes les contributions. Mais chacune est

intéressante dans la mesure où elle éclaire un aspect de la personnalité de cet homme

remarquable. Il suffit en outre de dresser la liste des auteurs réunis pour attester la

qualité et la valeur scientifique de cet ouvrage.

6 Intitulée « Formation d’un néohelléniste », la première partie du livre réunit des

articles centrés sur l’implication de Baud-Bovy dans la création d’une chaire de langue

et littérature grecques modernes à l’Université de Genève (Socrates V. Kougéas) et sur

son rôle de transmetteur (Bertrand Bouvier). On y trouve des études sur sa contribution

à la connaissance de la poésie grecque moderne et à sa traduction en français

(Anastasia Danaé Lazaridis, Martha Vassiliadi), de la poésie populaire (Alexis Politis,

Grigoris A. Sifakis) et du théâtre grec au Moyen Age (Michel Lassithiotakis).

7 Les deux articles de la seconde partie sont consacrés à l’Antiquité grecque. Le premier

aborde la dimension musicologique de la comédie d’Aristophane « Les Grenouilles »

(André Hurst), tandis que le second évoque les réminiscences mythologiques et

historiques présentes dans un genre musical moderne, le rébétiko (Jean-Jaques

Richard).

8 Dédiée à l’ethnomusicologie et à la musique grecque contemporaine, la troisième partie

comporte cinq contributions, dont trois se réfèrent au rôle crucial joué par Baud-Bovy

dans la recherche sur deux traditions musicales insulaires de Grèce : celle de Crète et

celle des îles du Dodécanèse. Elles s’appuient notamment sur l’expédition de terrain

menée en Crète en 1954 (Lambros Liavas), pour aborder la problématique de la

numérisation des transcriptions musicales qu’il y effectua (Thanassis Moraitis), ainsi

que la biblio-discographie des musiques du Dodécanèse, dont les premières

publications sont marquées de l’influence de Baud-Bovy (Marcos Ph. Dragoumis). Un

autre article de cette troisième partie est consacré à l’historique des Archives

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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internationales de musique populaire (AIMP) et au rôle que joua Baud-Bovy dans le

développement de ce projet important (Laurent Aubert). Quant au papier final, il traite

d’un aspect peu connu de l’action de Baud-Bovy, tournée vers la promotion de la

musique grecque moderne.

9 La quatrième partie, « Education artistique et vie musicale à Genève », comporte quatre

volets : deux sur le rôle pivot de Baud-Bovy dans la vie musicale genevoise (Claude

Viala) et la renaissance artistique que connut alors le Collège de Genève (Inès Chennaz-

Boissonnas), le troisième sur l’œuvre du compositeur suisse Emile Jaques-Dalcroze et

l’implication de Baud-Bovy dans sa reconnaissance (Jacques Tchamkerten) ; quant au

quatrième, il s’agit d’une contribution plus philosophique sur l’art et la pensée

artistique de Baud-Bovy (Raymond Jourdan).

10 La cinquième et dernière partie du volume présente deux témoignages, le premier de

Jean Starobinski sur les travaux de Baud-Bovy dédiés à la pensée musicale de Jean-

Jacques Rousseau, et le second de l’helléniste Mario Vitti, qui évoque quelques

souvenirs partagés.

11 En annexe figure une liste complète des publications de Samuel Baud-Bovy, au nombre

de cent-trente-six, en grec, français, anglais et allemand. Précisons encore que tous les

chapitres du livre sont en français, sauf deux en grec avec résumé en français.

12 Un recueil consacré à une personnalité aussi importante aurait certes pu comporter

une documentation plus ample (photographies, transcriptions musicales, plaquettes de

concerts, affiches…). Mais nous devons garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un livre sur

la vie et l’œuvre de Samuel Baud-Bovy, mais bien des actes d’un colloque qui

constituent en soi une importante contribution à la littérature musicale.

BIBLIOGRAPHIE

BAUD-BOVY Samuel, 1983, Essai sur la chanson populaire grecque. Nauplie : Fondation

ethnographique du Péloponnèse ; Genève : Minkoff.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

222

Nidaa ABOU MRAD : Eléments desémiotique modale. Essai d’unegrammaire musicale pour les traditionsmonodiquesHadath-Baabda, Liban : Les Editions de l’Université Antonine/Paris :Geuthner, 2016

Fériel Bouhadiba

RÉFÉRENCE

Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les

traditions monodiques, Hadath-Baabda, Liban : Les Editions de l’Université Antonine/

Paris : Geuthner, 2016.

1 Le présent ouvrage apporte une réponse sémiotique à une question fondamentale pour

la compréhension des spécificités des musiques modales et pour la survie même de ces

spécificités, à savoir celle des bases grammaticales, du procès génératif et de leurs

soubassements musicaux et culturels. Cette démarche sémiotique émane d’une

expérience musicale et d’une connaissance musicologique de l’auteur ancrées dans la

modalité en tant que langage musical, philosophique et spirituel.

2 L’ouvrage se distingue par une grande précision terminologique et une richesse lexicale

notable. Le déroulement de la pensée de l’auteur, docteur en médecine et en

musicologie, laisse clairement transparaître sa double formation ce qui confère à la

construction théorique une richesse tant sur le plan du contenu que sur celui de

l’approche analytique.

3 L’auteur met ainsi à contribution un rapprochement entre données physiologiques et

observation de la musique, dans ses dimensions grammaticale et énonciative, en tant

qu’objet sémiotique. Sur un plan plus large, l’approche relève d’une démarche quasi

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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chirurgicale entrant en profondeur dans l’objet sémiotique en question pour en

fragmenter la teneur musicale et en faire ressortir les mécanismes de fonctionnement.

4 Fondé sur sept axiomes dont l’essence réside en ces quatre termes : cohérence/

langage/catégorisation/signification, cet ouvrage a l’avantage d’allier trois angles de

vue : la pratique musicale, les théories sémiotiques et l’analyse appliquée.

5 D’emblée, l’observation des composantes du paratexte laisse clairement entrevoir deux

principaux moteurs d’action : filiation et spiritualité. L’insertion de ces éléments reflète

une appartenance à la sémiosphère culturelle des traditions modales où l’exercice et la

transmission du musical s’effectuent dans une approche esthétique mais également

philosophique et spirituelle.

6 Le regard que pose Nidaa Abou Mrad sur les traditions modales d’Orient est un regard

de praticien et d’observateur des usages culturels. Sa connaissance des mécanismes de

genèse de l’œuvre modale lui permet d’aborder la théorisation à travers les spécificités

de l’œuvre.

7 La musique modale dans sa réalité vécue, se laisse ainsi entrevoir à travers les lignes de

la théorisation, aux sources de la pensée modale développée par l’auteur. Les traditions

monodiques d’Orient sont abordées dans leur cadre culturel, historique et spirituel. Ce

faisant, Nidaa Abou Mrad se place dans la continuité de la démarche des pères

fondateurs d’une tradition alliant performance musicale et réflexion théorique dans

une recherche herméneutique du sens musical. La musique y est perçue comme

réceptacle et véhicule d’une spiritualité, d’un savoir ésotérique et d’une pensée

philosophique.

8 Précédé de deux préfaces de Nicolas Meeùs et de Jean During, un prélude dense

(p. 25-41) ouvre la voie à une lecture éclairée permettant au lecteur familier des

théories sémiotiques de suivre le cheminement menant vers l’élaboration d’une

sémiotique modale et au lecteur néophyte de trouver les points d’ancrage pour une

meilleure compréhension de ses bases conceptuelles. Une annexe et un glossaire

complètent l’apport didactique.

9 L’auteur balise ainsi le chemin du discours sémiotique modal en mettant en exergue et

en définissant son champ référentiel principalement dans l’approche conceptuelle et

terminologique de la grammaire générative transformationnelle.

10 La première partie articulée en cinq chapitres s’ouvre sur une approche phonologique

phonématique du discours modal et pose comme postulat de base du fonctionnement

génératif du discours modal, la présence au niveau des structures profondes d’un trait

distinctif basé sur l’existence de noyaux modaux – principal α et secondaire β – formés

par deux chaînes concurrentes de tierces. Cette « caractérisation neurosensorielle

préférentielle des tierces » (p. 54) est définie par son substrat physiologique donnant à

la tierce zalzalienne une position préférentielle dans la sélectivité physiologique des

fréquences. Un second trait distinctif consiste en une hiérarchisation des degrés « au

sein de chaque noyau » (p. 54).

11 Le second chapitre pose les jalons d’une morphophonologie rythmico-mélodique

laissant transparaître l’empreinte rythmique d’une culturalité verbale (prosodique,

métrique) et gestuelle (chorégraphique, rituelle). La valeur qualitative d’un temps lisse

y est mise en exergue dans son rapport aux dualités macrométrique/micrométrique et

isochrone/anisochrone.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

224

12 La progression du raisonnement pose les fondements d’une représentation algébrique

constituant une proposition pour une méthodologie d’analyse syntaxique modale

(chapitre 3) opérant par « une réécriture algébrique de la syntaxe musicale modale et

de ses transformations obligatoires et facultatives » (p. 123) à travers la mise en

exergue d’un ensemble de vecteurs sémiophoniques génératifs modaux, relatifs

notamment au questionnement (progression mélodique du noyau α vers le noyau β) et

à la responsivité (retour de β vers α). Il ne s’agit pas là d’une appréhension subjective

pouvant varier sur le plan analytique mais d’une catégorisation des progressions

mélodiques où la responsivité correspond à la valeur de stabilité modale que confère le

degré fondamental du mode.

13 La sémiose modale est définie au quatrième chapitre selon une approche

tridimensionnelle. La sémiose musicale émane ainsi, sur un plan primaire, de

l’association des composants phonologique et syntaxique et relève à ce titre d’un mode

de signifiance intrinsèque, endosémiotique. Il est qualifié de mélogénique au sens d’une

autoréférentialité de la sémiotique musicale (p. 144). Le procès de signifiance puise en

outre dans une exosémiotique relative aux topiques stylistiques culturels sur un plan

secondaire et aux topiques stylistiques individuels sur un plan tertiaire.

14 A la recherche du sens endosémiotique, Nidaa Abou Mrad prône une herméneutique

« essentiellement anaphatique/anagogique et sophianique » (p. 164). L’auteur cite à ce

titre le traité du Xe s. d’al-Ḥasan al-Kātib, Kitāb kamāl adab al-ġinā’ (La perfection des

connaissances musicales), et les traités arabes des XVIe et XVII e s. et opère un

rapprochement avec la pensée mystique. Lecture musicale modale transcendantale,

l’herméneutique sophianique s’exprime en termes métaphoriques. La symbolique de

l’arborescence modale témoigne à ce titre d’un ressenti spirituel et d’une quête de sens

transcendantale.

15 Notons que les rapports entre portée signifiante des « nucléotides modaux » (p. 157),

attractivité téléologique, éthos sur le plan d’une construction sémiotique collective,

pathos sur le plan d’un apport individuel, contenance transcendantale sur le plan

herméneutique et arborescence sur le plan symbolique, ouvrent la voie à une réflexion

passionnante.

16 Dans une démarche philologique, le cinquième chapitre sonde l’épistémè modale dans

la conception foucaldienne d’une archéologie du savoir, plongeant dans les racines et

suivant le cheminement de la pensée musicologique modale de l’Orient musical à

travers les siècles. Mettant en exergue l’importance de l’approche formulaire dans la

détermination des caractéristiques modales, Nidaa Abou Mrad offre ici un exposé

critique fourni opposant une posture épistémique « mélométrique » (p. 171) axée sur la

quantification à une posture herméneutique praticienne grammaticale formulaire.

17 Tout aussi dense que la première, la seconde partie de l’ouvrage présente une étude

analytique d’un corpus musical représentatif de chants ecclésiastiques, de monodies

arabes composées et improvisées et de mutations rénovatrices intrasystémiques. Une

réflexion sémiotique autour des mutations modernisantes intersystémiques conclut

cette partie.

18 Avec pour porte d’accès l’étude de la métrique poétique syriaque et arabe, conjuguée à

une étude des schémas rythmiques, la « réécriture morphophonologique rythmico-

mélodique » (p. 254), le « transcodage vectoriel » (p. 252) et la « réécriture

dérivationnelle transformationnelle » (p. 253) que propose l’auteur portent par leur

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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potentiel syncrétique les conditions d’efficacité d’une visibilité analytique. Utilisant

notamment une réécriture métasyllabique, celle-ci, par l’économie qu’elle offre,

apparaît comme particulièrement intéressante pour une mise en valeur du

cheminement nucléaire tout en conservant la possibilité de mettre en exergue les

dimensions relatives à la prolongation du noyau modal et à l’ornementation.

19 La sincérité d’une œuvre n’est pas une donnée scientifiquement observable, mais elle

transparaît entre les lignes d’un ouvrage, entre les notes d’une musique… Il est des

travaux où la sincérité de l’acte est particulièrement présente, Eléments de sémiotique

modale de Nidaa Abou Mrad en fait partie. Par son apport théorique et analytique, par

sa vision musicale et musicologique et par sa démarche constructive et didactique, cet

ouvrage passionnant témoigne d’un esprit d’une grande rigueur et d’un souci

pédagogique constant. Il enrichit indubitablement la pensée musicologique et

sémiotique relative aux musiques modales.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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CD | DVD | Multimédia

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Around Music – Ecouter le MondeCoffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret. Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015), bilingue français-anglais, 52pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/Société Française d’Ethnomusicologie, 2015

Ariane Zevaco

RÉFÉRENCE

Around Music – Ecouter le Monde, Coffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret.

Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015), bilingue français-anglais, 52

pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/Société Française

d’Ethnomusicologie, 2015.

1 Selon les termes des deux auteurs du livret qui l’accompagne, le coffret Around Music –

Ecouter le Monde a pour objectif de « corriger une anomalie : celle qui, depuis plus

d’un siècle maintenant, a consisté à occulter l’action, le geste et même la pensée

musicale pour ne voir dans la musique qu’une forme acoustique, une résultante

strictement sonore, loin des forces vives qui l’ont fait devenir telle. Anomalie qui eut

pour conséquence de donner à entendre les musiques du monde sans donner la

possibilité de les voir : le cinéma mit du temps pour se mettre au service de la

musique. » (p. 1 du livret). Voir les musiques du monde, telle serait donc la visée de ce

recueil de films documentaires dont le sujet est musical. Néanmoins, ainsi formulé, le

projet s’inscrit clairement davantage dans la perspective plus globale de

l’ethnomusicologie que dans celle du cinéma.

2 En effet, le choix des films ici réunis autant que le texte qui les commente témoignent

d’abord d’un souci de valoriser les musiques, ceux qui les font et ceux qui les observent.

Les éditeurs ne précisent pas vraiment les critères qui ont présidé à leur sélection, mais

Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand expliquent que les films présentés

« “boudent” le concert » (en tant qu’« expression hégémonique et spectaculaire » de la

musique) et préfèrent les « coulisses […]. Partout où l’œil de la caméra a eu la judicieuse

idée de se faufiler » (p. 7). La sélection propose ainsi d’emmener le spectateur en

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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« voyage », de « se faire une “autre idée” de ce qu’est la musique », à travers des

pratiques musicales et des usages différenciés. Une sélection à visée d’ouverture

ethnomusicologique donc, puisque les films partagent un « sujet-maître » : la musique,

dont les réalités sont interrogées selon des positions anthropologiques et

cinématographiques contrastées.

3 Un compte rendu qui mettrait en regard tous les films du coffret pourrait être l’objet

d’un passionnant article de recherche croisant anthropologie visuelle et

ethnomusicologie (travail par ailleurs amorcé dans le livret) ; je me bornerai ici à tracer

les grandes lignes de cette riche sélection. A deux exceptions près, tous les films ont été

récompensés par le Prix Bartók au Festival International Jean Rouch (anciennement

Bilan du Film Ethnographique), qui constitue depuis sa fondation l’un des principaux

partenaires des ethnomusicologues français en matière de cinéma documentaire. La

Danse des Wodaabe (Sandrine Loncke, France, 2010, 90’) avait obtenu le Grand Prix

Nanook-Jean Rouch à ce même festival. La réalisatrice a réussi à interroger les tenants

esthétiques de la musique, de la danse, des protagonistes et du rituel auxquels ils

participent en utilisant les outils mêmes de l’esthétique cinématographique : en ressort

un film passionnant, dont la forme a été autant travaillée que la recherche qui la sous-

tend. A l’opposé, en termes de diversité des mouvements de la caméra et du traitement

de l’image, se situe l’étonnant Plan-séquence d’une mort criée (Filippo Bonini-Baraldi,

Italie, 2005, 62’), qui comme son nom l’indique, consiste en un plan-séquence d’une

veillée funéraire. Ici, peu de zooms, une seule caméra, mais le travail du cadre (malgré

la liberté de mouvement que l’on devine réduite de l’anthropologue-caméraman) est

mené tout en finesse, pour créer un suspense émotionnel qui tient le spectateur en

haleine jusqu’au bout.

4 Ces deux films très différents témoignent aussi, à l’instar de tous ceux présentés dans

cette sélection, des orientations diverses des chercheurs et des réalisateurs par rapport

à leur « objet », ou précisément leur « sujet », musical : Entre Nous (Stéphane Jourdain,

France, 1999, 52’) se fait l’écho de cette problématique, et interroge intelligemment non

seulement la place de l’ethnomusicologue, mais aussi celle du spectateur, face à

l’« Autre ». Dans un tout autre registre, et de façon moins explicite, c’est aussi

l’entreprise d’Eric Wittersheim dans Le Salaire du Poète (France, 2008, 59’), un film qui

met en scène avec humour et subtilité la relation du chercheur à son terrain. Hugo

Zemp, dans Le Maître du Balafon : Fêtes funéraires (France, 2001, 80’) expose des situations

davantage qu’il ne les interroge ; James Bates dans Turnim Hed. Musique et cour d’amour

en Papouasie Nouvelle-Guinée (Grande-Bretagne, 1992, 52’) pourrait aussi se situer dans

cette tendance à la « documentation » (à laquelle contribue l’usage de la voix off) s’il ne

mettait brillamment en scène, tout au long du film, la problématique des rivalités qui

président aux échanges entre lignages rivaux lors de la mise en œuvre du « prix de la

mariée ». Chez Renaud Barret et Florent de la Tullaye (La danse de Jupiter, France, 2005,

80’), ou chez Bernard Lortat-Jacob et Hélène Delaporte (Chant d’un pays perdu, France,

2007, 64’), on ressent la relation personnelle et l’attachement des réalisateurs à leurs

protagonistes et aux territoires qu’ils explorent sous forme de voyages (et même de

road movie, dans le second cas). Cette forme narrative fréquente dans les films réalisés

par des chercheurs croise, dans ces deux cas, celle de la narration biographique,

également courante dans le cinéma documentaire, et que l’on retrouve parfaitement

exploitée par Rosella Schillaci dans Pratica e Maestria (Italie, 2005, 46’). La réalisatrice

pénètre dans l’intimité de deux musiciens âgés sans tomber dans la complainte du

passé, et parvient à alterner scènes d’entretiens et scènes de vie dans une continuité

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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intime qui tient certainement, là encore, à son lien personnel aux protagonistes et à sa

connaissance du terrain qu’elle filme. Hélène Pagezy dans Walé Chantal, femme ékonda

(France, 1996, 52’) réussit, elle aussi, à transmettre cet attachement.

5 De l’attachement, sans aucun doute, mais ne nourrit-il pas un certain idéalisme de la

part des chercheurs ? Certains des films du coffret, s’ils se situent tous résolument en-

dehors des formes de « documentaire télévisuel » que pourfendent les auteurs du livret,

ne font pas l’impasse sur des images édéniques. Mais ils les interrogent également :

Samuel Chaland (Bamako est un miracle, France, 2003, 53’) démontre avec bonheur

qu’une rencontre musicale « entre continents » est soumise à d’autres impératifs qu’au

seul mythe de l’universalité musicale, tout en questionnant la place politique d’un

producteur artistique. Saïd Manafi et Werner Bauer, quant à eux, livrent un film en

deux parties (Sivas, terre des poètes, Autriche, 1995, 80’), où à la vision un peu

folklorisante des traditions alévies succède une brutale immersion dans la réalité des

difficultés politiques vécues par les musiciens, poètes et dirigeants Alévis. Une réalité

qu’ils décident d’intégrer à leur film, lequel, de ce fait, change du tout au tout : la

narration se fait politique et problématique, et l’engagement documentaire prend tout

son sens.

6 Diversité de sujets, de territoires, et de positionnements, donc ; l’objectif d’ouverture

aux manières de voir la musique annoncé par Bernard Lortat-Jacob et Hélène

Lallemand est tout à fait rempli. Le spectateur pourrait regretter, pourtant, que la part

de création, d’imaginaire et de fiction, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, soit peu

assumée dans les représentations ici offertes par les chercheurs-cinéastes, tant en ce

qui concerne la forme narrative que dans le travail de la caméra. Les auteurs du livret

ont tenté de pallier à cette orientation davantage « ethnologique » que

« cinématographique » des films, en consacrant plusieurs paragraphes à la question du

réel, à travers une intelligente introduction à l’histoire du cinéma documentaire en

France. Il est vrai que – ils le soulignent eux-mêmes – douze films, c’est bien peu pour

rendre compte de la diversité actuelle des relations de la musique à la caméra ; c’est

pourquoi il faut avant tout remercier les éditeurs de leur effort, et se féliciter de la

publication de ce coffret, qui offre aux spécialistes comme aux amateurs une très riche

matière à voyager, à écouter, et à « voir la musique ».

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AMAZONIE. Contes sonoresEnregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill,M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : BerndBrabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CDMEG-AIMP CXII/VDE 1480, 2016

Jean-Pierre Estival

RÉFÉRENCE

Contes sonores, Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill,

M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori

et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/VDE 1480, 2016.

1 Ce CD/livret, produit et diffusé à l’occasion de l’exposition « Amazonie. Le chamane et

la pensée de la forêt » qui s’est tenue au Musée d’ethnographie de Genève du 20 mai

2016 au 8 janvier 2017, est une œuvre composée à partir de productions sonores

amérindiennes et de sons des milieux au sein desquels ces populations évoluent (forêts,

animaux, etc.), tous enregistrés sur le terrain, et mixés en studio (par Nicolas Field).

Cette exposition fut très certainement, par la qualité des pièces présentées, comme par

sa scénographie, l’une des plus intéressantes – et des plus belles – présentées sur ce

thème au public ces dernières décennies. Le CD est accompagné d’un livret trilingue

(français, anglais, allemand) où figurent une carte, dix photographies, les textes

correspondant aux plages du disque, ainsi qu’une bibliographie américaniste. Ce disque

est la version stéréo de l’installation sonore diffusée lors de l’exposition. Les treize

pièces sont organisées sous forme de « contes sonores », chacune d’elles renvoyant à un

texte qui, sur un mode narratif, éclaire et commente le contenu sonore. Ces narrations

réunissent des éléments de vie quotidienne, de rituels, de mythologie et de pensée

correspondant aux groupes ethniques présentés. L’avant-propos du disque nous en

donne les objectifs :

mettre en valeur la dimension auditive pour les groupes présentés, avec laquelle « la mise en

relation entre soi et le reste du monde s’établit » (livret p. 3) ;

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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montrer comment les interactions entre humains, entre humains et non-humains, passent

nécessairement mais pas exclusivement par des éléments sonores (chants et musiques pour

les humains, cris d’animaux, bruits ou chants divers des entités qui peuplent la forêt, le

village ou les jardins) ;

pour le public occidental, faire entendre et susciter l’imagination pour approcher « de

manière sensible et contextualisée certaines réalités vécues par les chercheurs et les

populations autochtones, en Amazonie ».

2 Disons tout de suite que ces objectifs sont largement atteints, et, après une ou, mieux,

plusieurs écoutes de l’œuvre – il faut prendre son temps –, l’auditeur occidental aura

plongé dans des univers sonores qui lui permettront de mieux comprendre des

civilisations généralement fort mal connues, si ce n’est par des poncifs évolutionnistes

et maintenant écologistes.

3 Les sources sont très variées dans le temps et dans l’espace, puisqu’elles vont des

cylindres de Koch-Grünberg (Arekuna, Venezuela, 1911) aux enregistrements

contemporains de compositeurs-auteurs, en passant par des enregistrements

historiques réalisés par des ethnologues ou ethnomusicologues. Les populations

présentes dans l’œuvre viennent du Pérou (Awajún, Kakataibo, Shipibo-Konibo,

Kukama, Ashaninka, Ishkobakeko, Yine), d’Equateur (Shuar), du Vénezuela (Wakuénai,

Arekuna, Taurepán), du Brésil (Kayapó, Kamaiurá, Wayana) et de Guyana (Arekuna),

avec un accent mis sur les périphéries de l’Amazonie centrale.

4 Le projet est de l’ordre de la médiation car l’aspect documentaire n’est pas l’objectif

premier. Les éléments de la production sonore des Indiens et les sons des territoires

sont enregistrés sur le terrain, mais intégrés dans une construction à la fois musicale et

littéraire à destination des visiteurs de l’exposition, puis des auditeurs de l’œuvre. De

nombreux fadings, mais aussi des ruptures abruptes, permettent d’articuler les

éléments pour constituer un programme musical correspondant à la narration. Si

l’arrangement est en général bien construit, consistant d’un point de vue esthétique, on

pourra parfois regretter un aspect redondant du son et du texte. On ne se privera pas,

en sus de l’approche standard du CD/livret, de lire sans écouter et d’écouter sans lire.

5 La question de l’autoralité nous a amené à plus d’interrogations : les deux

ethnomusicologues, compositeurs à la fois des pièces et auteurs des textes qui les

accompagnent, mettent en abîme, en quelque sorte, leur processus de création : des

sons de terrain, porteurs de sens et souvent de puissance pour les Indiens, segmentés et

intégrés dans un continuum sonore connexe à un texte réunissant lui aussi des

éléments du groupe humain et de son territoire vivant, le tout présentant aux

Occidentaux les mondes sonores de ces collectifs.

6 Les compositeurs-auteurs ne semblent pourtant pas pleinement revendiquer leur statut

d’artistes1, comme le ferait par exemple un compositeur de musique concrète ou de

musique électronique dans les musiques actuelles amplifiées. Les Indiens sont quant à

eux mentionnés comme « interprètes » de pièces où leurs chants ou musiques

instrumentales sont présentés, en général de façon fragmentaire, selon le suivi du récit.

Un item (plage 13) présente également une interprétation d’hymnes anglicans intégrés

à la pratique vocale des Arekuna. La présentation du contenu des chants ou des

musiques instrumentales n’est pas très claire, si ce n’est dans la perspective

fictionnelle2 qu’offre le texte des contes. Cela correspond à des espaces sonores

recomposés (par les ethnomusicologues) à des fins didactiques. Il s’agit de présenter

des mondes auditifs et perceptifs, mais nous ne savons pas ce que peuvent en penser les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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« interprètes », ni d’ailleurs non plus les jaguars (photographie extérieure livret droit) !

Un petit mot sur ce thème aurait été souhaitable.

7 Le CD devient ainsi un objet hybride à la frontière du CD/livret documentaire – ce qu’il

n’est pas – et de l’œuvre de création – ce qu’il pourrait être –, mais alors avec un statut

des interprètes mieux conceptualisé et défini.

8 Ces questions nous semblent devenir connexes au développement de

l’ethnomusicologie sud-américaine, où l’implication des propres savants3 des

communautés (avec, par exemple, au Brésil le Programa de Documentação de Linguas e

Culturas Indígenas4) passe par la mise en valeur des savoir-faire, des ontologies et des

registres esthétiques, mais aussi par la prise en compte des enjeux territoriaux et

politiques qui, dans cette perspective, affectent dangereusement la vie même de ces

collectifs.

9 Dans le CD, la piste 12, qui évoque la déforestation, procède en quelque sorte d’une

généralisation et d’une déterritorialisation5. Notre propre expérience dans la Chaco

Boréal (au sud de l’Amazonie) nous amène à considérer que les réflexions et narrations

sur ce thème peuvent être différentes selon les communautés, selon les individus, et

surtout selon les situations économiques, politiques, etc., en jeu. Peut-être Carlos, le

protagoniste du conte, aurait-il pu devenir un véritable humain, incarné dans sa vision

des arbres qui gémissent…

10 Le CD Amazonie. contes sonores est une œuvre très originale, qui remplit son objectif de

faire découvrir à un large public des espaces sonores, mais aussi des modes de vie et de

pensée autour du son, fort différents de nos propres références. Sans doute, les

émotions les plus fortes qu’il pouvait susciter l’étaient dans le contexte de l’installation

sonore originale, en regard des remarquables artefacts présentés.

11 Si les aspects de l’ordre de la médiation sont convaincants, ce CD/livret amène aussi

l’auditeur curieux à réfléchir au statut des pièces, aux conditions de leur réception, et à

la place des Indiens dans les productions qui leurs sont consacrées. Cet aspect

conceptuel de l’œuvre n’est pas le moins intéressant. Pour toutes ces raisons, on ne

peut que recommander son écoute et sa lecture.

12 Et, pour finir, laissons cette question, bien évidemment ouverte : les

ethnomusicologues sont-ils (aussi) des artistes ?

NOTES

1. Mention rapide dans l’avant-propos.

2. Ce n’est pas le lieu ici d’interroger ces questions de perspective avec le perspectivisme tel que

l’a défini E. B. Viveiros de Castro. Cette piste serait certainement intéressante à suivre : dans la

perspective de qui se situe l’œuvre ?

3. Expression que j’emprunte à Jean-Michel Beaudet, et qui semble très appropriée.

4. On pourra consulter à ce sujet : Lima Rogers Ana Paula, Oliveira Montardo Deisy & al. : « Song

Memory as a Territory of Resistance among South American Indigenous Peoples : A Collective

Documentation Project », The World of Music 5, 2016 : 81-110.

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5. Sources sonores : sounddogs.com, Boom Library.

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URUGUAY. De tambores y amores,Chabela RamírezEnregistrements studio réalisés à Montevideo en 2013, textes du livret :Chabela Ramírez, 12 pages (espagnol). Perro Andaluz, Montevideo, 2016

Ignacio Cardoso

RÉFÉRENCE

De tambores y amores, Chabela Ramírez, Enregistrements studio réalisés à Montevideo en

2013, textes du livret : Chabela Ramírez, 12 pages (espagnol). Perro Andaluz,

Montevideo, 2016, CD PA 6717-2.

1 Fruits d’une riche collaboration entre l’artiste, chanteuse et militante Chabela Ramírez,

plus d’une vingtaine de musiciens, de nombreux producteurs et l’ethnomusicologue

Clara Biermann, ce CD est l’une des plus récentes éditions de musique afro-

uruguayenne. Il vient combler un vide dans le paysage des musiques noires de ce pays

puisqu’il consacre le premier disque d’une des plus grandes voix du candombe afro-

uruguayen.

2 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler quelques éléments clés pour

expliquer ce qu’est le candombe. Terme d’origine bantoue, il désigne aujourd’hui toute

expression musicale ou dansée prenant comme base la polyrythmie des percussions

afro-uruguayennes (tamboriles). Née au XIXe siècle à Montevideo, cette tradition est le

fruit d’un long métissage culturel afro-latin avec une importante influence afro-

brésilienne, en particulier celle des sorties cérémonielles des congadas du Minais Gerais.

Fortement teintée de religiosité à ses débuts, la tradition va lentement se « folkloriser »

en s’intégrant au carnaval de Montevideo, officiellement dès 1956. Le candombe est avec

la murga (autre genre carnavalesque très populaire) l’expression la plus aboutie du

carnaval montevidéen actuel. Il y prend deux formes : un grand concours de défilés de

rue, appelé llamadas, de larges groupes de percussionnistes accompagnés d’une grande

quantité de danseuses et danseurs, et un autre concours de groupes produisant sur une

scène des spectacles musicaux basés sur la musique et l’histoire du candombe. Depuis les

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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années 1930, le rythme de candombe s’est mélangé à toutes les expressions musicales

populaires du moment : tango, musiques rurales, cumbia, rock, salsa, électronique, jazz,

etc. Après avoir été longtemps associé à une manifestation exclusive de la culture afro-

uruguayenne, totalement occultée (en dehors de la période de carnaval) et subissant

toute la palette des stéréotypes racistes dans la société uruguayenne, le candombe est

devenu aujourd’hui un emblème national, voire un produit touristique. Déclaré

Patrimoine National en 2006 et ajouté au Patrimoine Immatériel de l’Humanité en 2009,

le candombe fait aujourd’hui l’objet d’enjeux identitaires complexes en Uruguay. La

population afro-uruguayenne (entre 6 et 10 % de la population) ne semble profiter ni

socialement, ni culturellement de ce nouveau statut du candombe dans ce petit pays.

3 La grande variété de producteurs du présent CD reflète bien sûr les difficultés de

réaliser ce genre de projet, mais aussi le travail, voire l’abnégation, de Clara Biermann,

docteure en ethnomusicologie et coordinatrice de ce très beau projet. Accompagnée

d’un autre ethnomusicologue français, Julien Jugand, qui est aussi ingénieur du son, elle

a rendu possible cette idée qui s’inscrit complètement dans le cadre des recherches sur

le candombe qu’elle mène depuis 2006. Ces dernières portent sur les processus et

logiques d’appropriation/réappropriation autour des expressions culturelles et

artistiques du candombe et des dynamiques de construction de l’afrodescendance en

Uruguay1.

4 Ce CD s’est également concrétisé grâce au label indépendant montevidéen Perro

Andaluz et aux soutiens de la Société Française d’Ethnomusicologie, du projet ANR

Globalmus, du FONAM (Fonds national de musique, Uruguay), de l’AGADU (Association

générale des auteurs d’Uruguay), de l’Unesco (Uruguay) et de la Casa de la Cultura

Afrouruguaya (Montevideo). La collaboration solidaire est au centre de cette production,

avec l’apport de l’association de production lp36 (professionnels du son menant des

actions bénévoles et proposant des tarifications avantageuses) et du site français de

financement participatif (crowd-funding) kisskissbankbank.com.

5 Isabel « Chabela » Ramírez est une des grandes figures actuelles de la culture afro-

uruguayenne. Son parcours fait d’elle une référence tant au niveau artistique qu’à celui

de son implication sociale et politique. Elle est née en 1958 à Montevideo, au centre de

la capitale, dans un des quartiers historiquement liés à la présence et à la culture afro-

uruguayenne, Palermo. Infatigable militante antiraciste, pour la défense des droits de la

minorité afro-uruguayenne en Uruguay, elle affirme avoir toujours voulu dédier sa vie

à l’action en faveur de la culture noire de son pays à travers l’art. Elle a participé en

tant que chanteuse et compositrice, mais aussi comme danseuse et coordinatrice de

corps de danse de nombreux groupes de candombe pour le carnaval de Montevideo. Son

long parcours d’activiste depuis les années 80 l’a menée dans des collectifs tels que l’

Asociación Cultural y Social Uruguay Negro (ACSUN), Amandla et Mundo Afro (une

institution dont elle se réclame dissidente aujourd’hui). Actuellement, elle est

secrétaire générale de la Casa de la Cultura Afrouruguaya. Elle est la fondatrice en 1995 et

actuelle directrice du chœur Afrogama. Ce chœur exclusivement féminin a développé

une ample activité de promotion de l’identité afro-uruguayenne et de genre. Enfin,

Chabela a marqué sa lutte dans le champ du religieux. En adoptant et pratiquant le

culte des Orixas (comme le candomblé, la santería, le batuque ou l’umbanda, cette dernière

très présente en Uruguay), Chabela réaffirme ses origines ancestrales et inscrit sa

pratique dans une logique de résistance culturelle, de réappropriation et de

valorisation de la culture noire.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

236

6 Ce sont toutes ces thématiques qui nourrissent l’art de Chabela Ramírez et ce CD en

particulier. De amores y tambores présente un répertoire de compositions propres et

d’autres compositeurs uruguayens. Il propose un parcours allant de rythmes et chants

religieux afro-latins, de répertoire carnavalesque jusqu’au candombe actuel, en passant

par un tango et une berceuse.

7 Le disque s’ouvre sur une reprise de Celia Cruz et la Sonora Matancera dédiée à l’Orixa

Elegguá, presque logiquement pourrait-on dire : Elegguá est la divinité qui « ouvre les

chemins », celle que l’on célèbre en premier dans les cérémonies de possession, celle à

qui on demande la permission avant d’ouvrir la cérémonie. La plage suivante est un

hommage à un grand nom du candombe et du carnaval, Rodolfo Morandi. Bien qu’il n’ait

réalisé que très peu d’enregistrements édités et qu’il n’ait jamais été un musicien

professionnel, il est considéré comme une des références du genre. Hommage au

compositeur, mais aussi hommage au symbole le plus puissant de la culture noire

uruguayenne et noire latino-américaine : le tambour. Ce morceau est suivi d’un tango

des auteurs-compositeurs argentins Enrique Santos Discépolo et Mariano Mores. Genre

qui identifie le Rio de la Plata, le tango a toujours été très populaire parmi la population

afro-uruguayenne. Sa présence sur ce CD nous rappelle aussi les origines noires de cette

musique. La pièce suivante fait référence à une mère de trois enfants seule qui doit se

prostituer dans le quartier de la vieille ville. Une sinistre réalité partagée par de

nombreuses femmes afro-uruguayennes et de toutes origines… Les paroles sont le

produit d’un journaliste et écrivain uruguayen converti à l’islam chiite et installé en

Iran, Julio César « Juma » Martinez. Suit un milongón, version lente du rythme de

candombe, rappelant ici une version d’un bolero mélancolique. La prochaine plage est

une (re)composition intéressante : trois morceaux en un, une sorte de medley typique

du répertoire d’hommage aux classiques de genre carnavalesque : on enchaîne des

parties de chansons très connues. Ici, Chabela nous présente une louange aux Orixas

composée de trois « prières ». Une première de sa propre composition, puis une autre

de Pedro Ferreira (1910-1980), un des plus grands musiciens, auteur, compositeur de

candombe pour carnaval de tous les temps. La dernière est l’œuvre de Rodolfo Morandi,

dont nous avons déjà parlé. Un trio de tambours accompagne ces chants de rythmes de

candombe. Comme sur le reste des plages, la section de percussions est absolument

irréprochable ! Il faut dire qu’avec les noms qui figurent sur la pochette de ce disque, il

serait difficile de se tromper : Sergio Ortuño, Fernando « Huron » Silva, Edison

« Katanga » Paredes, Diedo Paredes, Dario Terán et Leroy Perez. Parmi ces

percussionnistes, les fils de Chabela.

8 Les pièces suivantes sont deux autres hommages. Le premier au tambour à qui la

chanteuse parle comme s’il s’agissait d’une personne et le deuxième à « l’héritage

africain », symbolisé, encore une fois, par le jeu et le son du tambour, qui créent un lien

avec une terre chargée d’ancestralité. Ces deux thèmes sont des passages obligés pour

les groupes pendant le carnaval, qui doivent respecter un règlement relativement

rigide dans lequel certaines scènes (cuadros) et thèmes (temas) sont obligatoires, au

risque pour les groupes ne respectant pas ces règles de perdre des points. Le carnaval

reste très imprégné par la compétition entre les différents groupes dans différentes

catégories de spectacles, la murga et le candombe étant les plus populaires. On perçoit

donc dans ces deux plages la longue trajectoire de Chabela dans le carnaval de

Montevideo.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

237

9 Les deux suivantes sont des compositions d’Eduardo da Luz, un autre grand personnage

du carnaval uruguayen. Un candombe et un autre bolero/candombe avec des

arrangements instrumentaux subtils et des interventions vocales du compositeur, dont

la voix est reconnaissable entre mille. Les paroles de Muñeco de papel sont une évocation

de l’esclavage et une poésie antiraciste.

10 L’avant-dernière pièce est encore un candombe et une évocation de l’ancestralité du

candombe et de sa lointaine origine africaine. Le lien entre le candombe et le monde des

Orixas est à nouveau affirmé ici en associant deux termes désignant des traditions très

différentes, mais ayant probablement la même origine : candombe et candomblé. Le

disque s’achève sur une berceuse, comme un dernier hommage aux millions de femmes

africaines déportées et réduites en esclavage : « Duerman niños negros, descansen,

necesitan despertares, mama Africa acuna desde no tan lejos. »

11 Ce disque est un aboutissement bien mérité dans la carrière de Chabela Ramírez. Il

reflète son parcours musical très marqué par le carnaval de Montevideo, mais aussi par

les préoccupations et les engagements de toujours de cette militante afro-uruguayenne

antiraciste et féministe. Cette remarquable réalisation constitue une excellente

approche de l’un des aspects majeurs de la culture uruguayenne par le biais de cette

notable artiste. Je ne peux qu’encourager les lectrices et lecteurs à découvrir ce superbe

travail et, par cette petite porte, à entrer dans le monde du candombe !

NOTES

1. En décembre 2015, elle a soutenu à l’Université Paris-Nanterre sa thèse intitulée « Les visages

du candombe. Pratiques, création et savoir-faire chez les musiciens et les danseurs afro-

uruguayens ».

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

238

Une anthologie du khöömii mongol/Ananthology of Mongolian khöömii/Mongol khöömijn songomolEnregistrement et production : Johanni Curtet, assisté de NomindariShagdarsüren ; texte : Johanni Curtet. 2 CDs, livret 48 p. RoutesNomades/Buda Musique 4790383, 2016

Emilie Maj

RÉFÉRENCE

Une anthologie du khöömii mongol/An anthology of Mongolian khöömii/Mongol khöömijn

songomol, Enregistrement et production : Johanni Curtet, assisté de Nomindari

Shagdarsüren ; texte : Johanni Curtet. 2 CDs, livret 48 p. Routes Nomades/Buda Musique

4790383, 2016.

1 Il est des musiques qui font face à la nécessité d’une perpétuelle justification car elles

sont peut-être trop étonnantes pour nos oreilles occidentales. C’est le cas du khöömii, le

chant diphonique mongol, dont la pratique est basée sur la production – par un seul et

même interprète – d’un ensemble de sons simultanés comprenant un bourdon

fournissant le son fondamental et des harmoniques, modulés selon diverses techniques

(pression apportée aux muscles de la gorge, modification de la cavité de résonance

buccale, etc.). Attirés par la proximité du peuple mongol avec la nature et par le

caractère apparemment ancestral, quasi ésotérique, qu’aurait pour eux cette pratique

vocale, certains auditeurs occidentaux mal informés lui attribuent même un caractère

magique.

2 Intriguant, dérangeant, le khöömii ne laisse pas indifférent. C’est donc avec

enthousiasme que nous saluons la sortie d’Une anthologie du khöömii mongol, qui

regroupe les précieuses interprétations de 43 diphoneurs1 des années 1950 à nos jours.

A travers différents types de khöömii attribuant des rôles différents au bourdon ou aux

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

239

harmoniques, l’auditeur découvre que le chant diphonique procède d’une tradition

complexe, liée à la fois à la diversité des styles et à l’évolution de l’interprétation.

3 La publication de cette anthologie, proposée par Johanni Curtet avec la ollaboration de

sa compagne Nomindari Shagdarsüren, intervient cinq ans après la soutenance de sa

thèse et déjà deux autres CDs produits (voir Références). Son apport à la discographie

existante consiste certainement en l’inscription des interprétations dans une

chronologie et une présentation scientifique des morceaux (nature du chant,

instruments utilisés, lieux et dates d’enregistrement, photographies des chanteurs,

mentions de leurs lieux et dates de naissance). La moitié des plages regroupe des

enregistrements de terrain effectués par Johanni Curtet entre 2007 et 2015. L’ autre

moitié provient d’archives radio ou de collections personnelles des familles des

chanteurs. On peut ainsi y entendre des chants de louanges, des extraits d’épopées, des

chants d’improvisation, accompagnés parfois de flûte tsuur, de luth tovshuur, topshuluur

ou dombra , de vièle morin khuur ou ekel, de cithare yatga, de guimbarde khomus, ou

encore de sifflements, de huchements à l’attention des animaux domestiques ou

d’ambiances naturelles telles que les sons de l’eau d’une rivière.

4 On peut voir cette édition comme un prolongement du travail de Johanni Curtet, auquel

il a été donné de participer à l’élaboration du dossier d’inscription du khöömii au

Patrimoine mondial de l’UNESCO, concrétisée en 2009 et 2010. Le musicologue ne voit

pas cet art comme une pratique vocale ancestrale figée, mais bien comme une forme

vivante et en évolution perpétuelle de la culture, dont l’importance identitaire depuis

le début des années 1990 est évidente.

5 Cette compilation de 43 morceaux par des musiciens de tous horizons, montre bien que

le chant diphonique, loin d’être figé dans la répétition, est une pratique inscrite dans la

diversité. Pour cette raison, il s’agit bien, comme l’indique le titre de cette compilation,

d’une anthologie, un florilège de morceaux choisis représentatifs des différents

chanteurs, de leurs techniques et de leurs époques, dépourvu d’aucune prétention

d’exhaustivité. Le livret de 48 pages qui accompagne le projet est présenté avec une

rigueur scientifique qui en fait un document important rendant compte d’« une

tradition multiple [nous] mettant face à, non pas un, mais des chants diphoniques »

(Curtet 2013 : 27) ou à ce que le musicologue qualifie de musique « multifacettes » (ibid.

530).

6 Multiple, le khöömii l’est aussi parce que les sentiments et les émotions du diphoneur

influent directement sur la mélodie des harmoniques et la puissance du bourdon, ce qui

donne à son interprétation, inscrite dans des contextes temporel et spatial donnés, un

caractère éphémère. Il est aussi un art de l’expérimentation et une pratique sociale du

partage : de personnel et oral, le khöömii se transmet et s’enseigne à un élève ou à un

groupe, toujours de manière vivante et interactive, où les disciples sont à la recherche

du son juste qui leur appartient, nécessairement différent de celui de leur maître. Le

khöömii est facteur de lien social, mais aussi générateur de relations entre des initiés

pratiquant un savoir-jouer producteur d’étonnement par son caractère extraordinaire :

tel diphoneur qui connaît tel artiste célèbre ou qui produit un khöömii spécial va ainsi se

valoriser auprès d’autres joueurs ; tels groupes se rassemblent le soir pour chanter

ensemble sans se mêler forcément aux autres. Il faut être introduit pour entrer dans le

cercle et, un jour, se faire un nom.

7 Pour Johanni Curtet, qui pratique lui-même le khöömii et organise des concerts pour des

musiciens mongols depuis 2006 avec son association Routes nomades, cette anthologie

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

240

représente résolument un « outil pour la transmission » (p. 4) de cet héritage

immatériel mongol et « sa valorisation dans toute sa contemporanéité, en représentant

équitablement les courants ruraux et urbains, amateurs et professionnels ». Ainsi le

livret est édité en trois langues (français, anglais, mongol), ce qui destine l’Anthologie à

un public occidental de curieux ou de connaisseurs, tout autant qu’à l’attention des

différentes générations de Mongols.

8 L’ensemble du document est unique en ce qu’il propose un projet différent des CDs

précédents, qui sont soit des compilations du même artiste, soit des recueils de

musique mongole qui ne se bornent pas au chant diphonique. Par ailleurs, la

discographie répertoriée dans la thèse de Johanni Curtet (2013 : 595-597) pour

l’ensemble des pays de l’aire géographique (étendue au Tibet) fait observer que tous les

enregistrements en vente datent au mieux de 1967, avec une majorité édités plutôt à

partir des années 1990. Voici donc une raison de plus d’écouter les précieuses archives

du milieu des années 1950 divulguées dans l’Anthologie.

9 En fait, l’Anthologie sort à l’heure de gloire du khöömii. Depuis une vingtaine d’années,

l’Occident accueille des chanteurs diphoniques du Centre de l’Asie, des groupes venus

de la région de l’Altaï (de la République de Touva, notamment avec Hunn Huur Tu qui a

contribué à populariser le khöömii par ses tournées en Europe), mais aussi des artistes

mongols installés en France ou en Allemagne (comme Altaï Khangaï ou Hosoo). En

Mongolie même, le khöömii connaît une popularité finalement assez récente : il est

entré à l’Université dans les années 1990, parallèlement à l’élan de recherche

identitaire qui accompagne la transition démocratique au crépuscule du socialisme

soviétique. Cet engouement national s’étend progressivement à l’étranger parmi les

amateurs de musique du monde, attirés par le substrat chamanique et le caractère

expérientiel du khöömii.

10 Ethnomusicologue, musicien et ami de la Mongolie, Johanni Curtet conclut : « La

musique est un héritage du passé, qui s’actualise au présent et qui, à travers ses

différents modes de transmission, se prépare pour le futur » (2013 : 34). Il reste à lui

souhaiter de prolonger son travail au-delà des frontières de la Mongolie et de nous

montrer les spécificités du khöömii mongol face à celui pratiqué par les voisins touvas,

bouriates et altaïens issus du même ensemble culturel et linguistique turco-mongol. En

attendant, Johanni Curtet a déjà rejoint les ethnomusicologues et musiciens

occidentaux qui, par leur intérêt et leur pratique de l’art « autochtone » auront

contribué sinon au renouveau, tout au moins à la valorisation de cet art auprès des

jeunes générations de leur pays d’élection, en le plaçant dans le prolongement d’une

longue tradition tout en en faisant une pratique résolument contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE

CURTET Johanni, 2013, La transmission du höömij, un art du timbre vocal : ethnomusicologie et histoire

du chant diphonique mongol. Thèse de doctorat en musicologie non publiée. Rennes : Université

Rennes 2.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

241

CDs

TSERENDAVAA & TSOGTGEREL, 2008, Chants diphoniques de l’Altaï Mongol. 1 CD (16 plages) + DVD (9

plages), livret (27 p.) Buda Musique, collection Musique du Monde, 3017742.

DÖRVÖN BERKH, 2010, Four Shagai Bones, Masters of Mongolian Overtone Singing. 1 CD (14 plages),

livret (11 p.). Routes Nomades/Pan Records, collection Ethnic Series, PAN 2100.

NOTES

1. Le khöömii est considéré en Mongolie comme différent du chant, de sorte que les Mongols

n’utilisent pas le terme de « chanteur diphonique » mais plutôt le néologisme de « diphoneur »

(Livret : 7).

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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LAOS. Musique des KhmouEnregistrements et texte : Véronique de Lavenère, notice français-anglais 39 pages. Photos et carte couleurs. CD MEG-AIMP CXIII/VDE-GALLO CD-1490, 2017

Stéphanie Khoury

RÉFÉRENCE

Musique des Khmou, Enregistrements et texte : Véronique de Lavenère, notice français-

anglais 39 pages. Photos et carte couleurs. CD MEG-AIMP CXIII/VDE-GALLO CD-1490,

2017

1 Les populations montagnardes d’Asie du Sud-Est continentale, dont font partie les

Khmou, présentent chacune des particularités culturelles qui les distinguent entres

elles et des populations dominantes, essentiellement implantées en plaines (Lao, Thaï,

Khmer et Viet). Appartenant à la famille linguistique austro-asiatique, les Khmou

résident pour leur grande majorité dans les zones montagneuses du nord du Laos et,

dans une bien moindre mesure, de l’autre côté des frontières avec la Thaïlande et le

Vietnam. L’environnement naturel tient une place particulièrement importante dans le

quotidien de ces groupes dont la subsistance est souvent liée à la culture des terrains

environnant l’espace villageois. Objets du quotidien et instruments de musique

montrent un usage prédominant de matériaux naturels locaux. Alors que différents

aspects sociaux, religieux et politiques de ces populations ont bien souvent suscité

l’intérêt des anthropologues, géographes et historiens, les pratiques musicales en elles-

mêmes sont plus rarement documentées et étudiées. La publication Laos. Musique des

Khmou contribue ainsi à combler un manque et, par la présentation d’enregistrements

de terrain effectués dans plusieurs villages du Nord Laos, plonge l’auditeur au cœur du

paysage sonore des espaces Khmou.

2 Il s’agit du troisième opus de l’ethnomusicologue Véronique de Lavenère (2004, 2009) et

du premier consacré intégralement aux pratiques musicales des populations Khmou du

Nord Laos. Elle propose ici un recueil d’enregistrements de terrain inédits1 effectués sur

une période de 17 ans (1998-2015). On y perçoit l’environnement au sein duquel ces

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

243

musiques furent jouées (exclamations de villageois, cris de coq, sons de la nature, etc.),

offrant un corps sonore aux contextes de jeu mentionnés.

3 Les instruments de musique mis en avant dans ce CD sont confectionnés à partir de

bambou, poussant en abondance dans cette région. Ephémères ou permanents, ils

réaffirment le lien de la population à son espace naturel. C’est l’occasion d’entendre des

instruments peu connus, tels que la cithare de bambou (tam ting, plage 13) ou encore la

clarinette taillée dans une jeune pousse de riz fraîche (plage 21). On retrouve aussi des

instruments familiers et plus communément rencontrés dans la région, tels que l’orgue

à bouche, qui est particulièrement mis à l’honneur dans ce recueil musical. On peut de

plus percevoir, le temps d’une pièce rituelle (plage 24), un gong, ce qui n’est pas sans

rappeler l’usage de gongs suspendus que l’on retrouve chez différents autres groupes

de ces zones montagneuses. La diversité des flûtes et clarinettes est également

méthodiquement illustrée par leur jeu soliste. Ce panorama musical des Khmou offre

ainsi un contraste singulier avec les orchestres de gongs, xylophones, hautbois et

tambours habituellement associés aux pratiques musicales de la région et qui

demeurent représentatifs des musiques de cour du Laos, autant que du Cambodge et de

la Thaïlande. Ici nous avons affaire à des musiques rurales, populaires, touchant tant au

divertissement qu’aux activités rituelles et dont la présentation, autant que les

explications fournies dans le livret, permettent d’apprécier la singularité musicale.

4 Le CD est agencé selon trois sections, illustrant respectivement un répertoire, une

atmosphère et un contexte, dévoilant au fil des plages la large palette de timbres

qu’offrent les aérophones Khmou. La première section couvre plus de la moitié des

musiques du CD. Elle présente le répertoire de teum, polyphonies interprétées par un

khène khmou et les improvisations chantées d’hommes ou de femmes. L’orgue à bouche

est constitué de tubes de bambou munis d’anches individuelles et insérés dans une

chambre d’air de bois. C’est un instrument propre à l’Asie du Sud-Est et à l’Asie

Orientale (Chine, Japon), chaque région se distinguant par des différences esthétiques

tant dans la facture de l’instrument que dans le jeu musical. Ainsi, le khène khmou est

semblable aux orgues joués par d’autres populations du Laos et leurs voisins immédiats.

Les chants d’amour et de circonstances présents dans ce CD illustrent les particularités

musicales, et notamment les « profils mélodiques », des teum propres à différents sous-

groupes khmou tout en mettant en valeur les sonorités du khène, instrument de

prédilection de ce répertoire dont il accompagne le chant. Si les teum sont

essentiellement des joutes amoureuses, le disque illustre l’adaptabilité contextuelle et

instrumentale de ce répertoire à travers quelques exemples tels que le chant a cappella

d’une berceuse (plage 7), le chant collectif et improvisé avec khène en l’honneur de

l’ethnomusicologue (plage 3), ou encore celui accompagné d’une cithare de bambou

pour célébrer l’arrivée d’un hôte (plage 13).

5 La seconde section du CD, composée de sept pièces, présente le jeu intimiste de

clarinettes (pi) ainsi que de flûtes à embouchure centrale, latérale ou terminale.

Didactique, cette série de pièces initie l’auditeur aux possibilités mélodiques de ces

instruments ainsi qu’aux timbres, nasillards ou sifflants, des sons produits. Ces

musiques sont associées au divertissement et jouées par un musicien seul, assis aux

abords d’une rizière ou chez soi, pour se détendre (plages 18, 21 et 22), ou encore pour

soutenir le travail de récolte du riz (plage 19).

6 La troisième section est peut-être la plus originale en cela qu’elle offre à l’écoute des

musiques orchestrales peu connues et encore plus rarement portées à l’attention d’un

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

244

public extérieur. Enregistrés lors de rituels, ces orchestres donnent à entendre un

ensemble de musiques propitiatoires dont notamment deux pièces pour lesquelles des

groupes d’une dizaine et d’une vingtaine de musiciens célèbrent le passage d’une année

à la suivante en associant à des bambous entrechoqués ou frappés au sol, le jeu de

cymbales, d’un gong (plage 24) ou d’un tambour (plage 26). Des formations plus

réduites et ne comprenant qu’un seul type d’instrument s’adressent directement aux

esprits dans le cadre de rites agraires, qu’il s’agisse de bambous entrechoqués (plage 25)

ou d’un ensemble de flûtes traversières (plage 27).

7 Le livret est complémentaire de l’écoute. L’iconographie illustre les instruments,

montrant des techniques de jeu qui sont ensuite minutieusement décrites dans le livret.

Celui-ci permet une meilleure appréciation des différentes pièces proposées par le biais

des descriptions accompagnant chacune d’elles et touchant tant aux contextes de jeu

qu’aux particularités musicales. Les informations générales initiales permettent de

situer cette population dans son milieu socioculturel et dessinent la logique sous-

tendant le choix et l’agencement des pièces musicales présentées.

8 On quitte l’écoute de ce CD empli des polyphonies intimistes du quotidien et du jeu

collectif percussif du temps rituel. Voici un recueil musical à l’esthétique soignée, dont

la qualité fut d’ailleurs récompensée par un Coup de cœur de l’Académie Charles Cros

en 2017. Pour conclure, signalons que ce disque s’insère dans la prestigieuse collection

des Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP). Ces archives, fondées au

Musée d’ethnographie de Genève (MEG) en 1944, se sont imposées comme une

référence en matière de collecte, d’archivage et de recherche sur les musiques du

monde. La collection des AIMP a publié une centaine de disques depuis les années 1980.

A ce jour, Musique des Khmou est la seconde publication des musiques du Laos et la

première portant sur les musiques populaires d’une population montagnarde.

BIBLIOGRAPHIE

DE LAVENERE Véronique, 2004, Musiques du Laos. Traditions des Khmou’, Oï, Brao, Lao, Phou-noï, Kui,

Lolo, Akha, Hmong et Lantene, CD coll. INEDIT/Maison des Cultures du Monde, W 260118.

DE LAVENERE Véronique, 2009, Molam et Mokhènes. Chant et orgue à bouche (Laos), CD coll. INEDIT/

Maison des Cultures du Monde, W 260137.

NOTES

1. A l’exception de la plage 24, qui figurait déjà dans de Lavenère 2004, plage 7.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Thèses

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Marie-Pierre LISSOIR : Le khap taidam, catégorisation et modèlesmusicaux. Etude ethnomusicologiquechez les Tai des hauts plateaux du LaosThèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences duLangage, soutenue le 27 avril 2016 à l’Université Libre de Bruxelles, encotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

RÉFÉRENCE

Marie-Pierre LISSOIR : Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux. Etude

ethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du Laos

Thèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences du Langage,

soutenue le 27 avril 2016 à l’Université Libre de Bruxelles, en cotutelle avec l’Université

Sorbonne Nouvelle Paris 3

543 p., dont un volume d’annexes de 137 p., 1 DVD

Directeurs de thèse : Didier Demolin et Pierre Petit

1 Cette thèse étudie le chant khap de l’ethnie des Tai Dam du Laos à partir de la notion de

modèle musical. Son principal objectif est la mise en lumière des compétences liées au

chant, c’est-à-dire des connaissances abstraites nécessaires à l’interprétation et la

catégorisation du khap tai dam. Ce travail étudie la grammaire musicale du chant, ainsi

que les discours, savoirs, et concepts qui y sont liés. Partant d’une considération

d’ordre musical, sont mis au jour : les mécanismes de transmission du chant, les

rapports entre tons parlés et chantés, ainsi que les différents mécanismes de

catégorisation musicale et identitaire.

2 C’est au départ de la notion de modèle mélodique, qui est le fil rouge de cette

recherche, que sont construites les différentes parties de la thèse. L’analyse

paradigmatique d’un corpus représentatif a montré que le khap tai dam au sens large se

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

247

base sur un modèle musical. Ce dernier se compose d’une mélodie de base (épure), et

d’une série de principes encadrant la mise en œuvre de celle-ci, dont une structure fixe,

des degrés polarisants et l’interrelation musique et tons parlés.

3 En dévoilant les mécanismes d’influence réciproque qui régissent les interactions entre

les tons parlés et le modèle, cette thèse représente également une contribution

originale aux travaux traitant des rapports tons-musique. Enfin, l’approche

transdisciplinaire développée tout au long de ce travail se concrétise avec le dernier

chapitre consacré aux catégories musicales et identitaires, à leurs frontières, et aux

rapports qu’elles entretiennent entre elles. Une série d’expérimentations visant à

dégager ces savoirs peu verbalisés a montré la présence de critères contextuels et

personnels, mais aussi la mobilisation fréquente du critère linguistique (les tons parlés

traduisant l’accent régional de l’interprète) et/ou musical (l’épure), le plus souvent

évoqué à travers la notion de siaang.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

248

Yohann JUSTINO LOPES : Laconcertina portugaise dans l’Alto-Minho : un son, un répertoire, unetraditionThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 3 octobre 2016 àl’Université Paris-Sorbonne

RÉFÉRENCE

Yohann JUSTINO LOPES : La concertina portugaise dans l’Alto-Minho : un son, un répertoire,

une tradition

Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 3 octobre 2016 à l’Université Paris-

Sorbonne

773 p., 654 illustrations, 274 exemples musicaux et 6 exemples audiovisuels.

Directeur de thèse : François Picard

1 Cette thèse propose une étude de la concertina portugaise dans l’Alto-Minho (Portugal).

La concertina portugaise est un accordéon diatonique principalement fabriqué en Italie

de manière industrielle. Depuis le revival dans l’Alto-Minho portugais, cet instrument

est devenu incontournable dans toute l’interprétation de la culture locale. Daté des

débuts des années 1990, le revival a vu la culture régionale se développer en partie avec

l’aide de la concertina, qui a su s’adapter, évoluer et influencer le répertoire local. La

question centrale de cette thèse est de comprendre comment un instrument aussi

répandu que l’accordéon diatonique a pu s’imposer dans une culture locale et

singulière comme celle de l’Alto-Minho.

2 Ce travail de recherche déploie une étude minutieuse du processus organologique qui a

permis à l’accordéon diatonique de devenir une concertina portugaise, ainsi que

l’analyse du répertoire joué par ce dernier en incluant les modes de jeux, les notions

d’esthétiques des genres, les caractéristiques propres aux interprétations, aux

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

249

performances et à leurs lieux d’exécution. Il apparaît que tout le processus d’accordage

qui semble aujourd’hui stabilisé est unique dans sa conception et que toutes les

modifications visuelles à travers des symboles fortement identitaires sont

profondément enracinées dans l’image de l’instrument. La concertina est devenue au

cours des années un atout culturel majeur pour la région de l’Alto-Minho. Au début

adaptable, aujourd’hui adaptée, elle est passée du statut d’instrument autrefois

« pratique » à « caractéristique » aujourd’hui.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

250

Elizabeth ROSSÉ : Ancestralité etmigrations urbaines. Le cas des Tandroyde Toliara (Madagascar)Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 10 octobre 2016à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense

RÉFÉRENCE

Elizabeth ROSSÉ : Ancestralité et migrations urbaines. Le cas des Tandroy de Toliara

(Madagascar)

Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 10 octobre 2016 à l’université Paris

Ouest Nanterre la Défense

499 p.

Directrice de thèse : Sophie Blanchy

1 Cette thèse traite de la manière dont les Tandroy, population originaire de l’extrême

Sud de Madagascar, produisent leurs identités collectives en situation de migration

urbaine dans la ville de Toliara. Les Tandroy, qui vivent depuis près d’un siècle en état

de circulation à travers l’île, sont le plus souvent assignés à un statut de migrants

précaires, pour lesquels la ville demeure un espace étranger. Je montre, à travers une

ethnographie de situations rituelles, comment la migration peut être considéré comme

un espace de transition, dans lequel se joue le passage d’un état de mobilité à un état

d’ancrage. Je montre également comment ce passage implique la remise en cause d’une

identité collective construite avec la colonisation et cristallisée au début des années

1970, époque où éclate dans le Sud une révolte paysanne menée par Monja Jaona, leader

politique tandroy d’envergure nationale.

2 Mes enquêtes se situent dans deux domaines, celui de la politique et celui de la

possession. Dans les deux cas, l’ancrage en ville s’exprime de manière paradoxale à

partir du maniement de symboles ancestraux pourtant fragilisés par le phénomène

migratoire et jugés inadaptés à l’espace urbain : le poteau sacrificiel hazomanga et

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

251

l’esprit de possession kokolampo. Je m’intéresse à la manière dont ces éléments

participent à l’élaboration de constructions symboliques confrontant des catégories

identitaires articulées à l’expression d’une mémoire collective, et je porte une attention

particulière à la musique produite dans les situations ethnographiées, laquelle peut

amener à une forme alternative de relation à l’identité collective, favorisant

l’expérience de l’ancrage.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

252

Arash MOHAFEZ : Approchecomparative des systèmes musicauxclassiques persan et turc. Origines,devenirs et enjeuxThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 octobre 2016 àl’Université Paris Ouest Nanterre

RÉFÉRENCE

Arash MOHAFEZ : Approche comparative des systèmes musicaux classiques persan et turc.

Origines, devenirs et enjeux

Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 octobre 2016 à l’Université Paris

Ouest Nanterre

478 p. (dont 20 pages d’annexe), 1 DVD

Directeur de thèse : Jean During

1 Cette thèse tente pour la première fois d’étudier de façon la plus exhaustive possible les

liens fondamentaux qui unissent les musiques classiques persane et ottomane. Son

premier chapitre est une esquisse des liens historiques des musiciens persans avec le

milieu culturel ottoman (du XIV e au XVIIIe siècle) et de leur influence sur la musique

« maqâmique » de cet empire. Le deuxième chapitre met en évidence des liens entre

certains aspects du répertoire attribué aux musiciens persans identifiés ou anonymes

(les ’Ajamlar) consigné dans deux manuscrits ottomans (Ufki et Cantemir) et des aspects

du répertoire classique persan le plus ancien transmis jusqu’à nos jours, depuis l’ère

Qâjâr (début du XIXe siècle). Le troisième chapitre se focalise sur le concept de mode

pour comparer les particularités des éléments constitutifs des maqâm-s/mâye-s dans les

pratiques turque et persane actuelles.

2 En vue d’une démonstration concrète des théories modales développées, le quatrième

chapitre analyse les affinités et les divergences de cinq maqâm-s turcs actuels d’une

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

253

même famille, Ushshak, Beyati, Huseyni, Muhayyer et Arazbâr, dont la substance est

comparable dans la tradition persane actuelle, soit Shur, Abu ‘atâ, Hoseyni/Bayât-e

Kord/Hejâz/Dashti, Owj, et Shahnâz. Le dernier chapitre est une approche

anthropologique présentant une tentative actuelle de revitalisation du répertoire des

’Ajamlar dans les milieux des musiciens iraniens, en étudiant les réactions de ces

derniers faces au répertoire tiré des sources ottomanes, mais resté inconnu en Iran. Il y

est dressé un inventaire des tendances esthétiques actuelles de la musique persane, en

présentant notamment le mouvement néoclassique récemment apparu, qui se réclame

d’une connaissance des formes anciennes exposées dans cette thèse.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

254

Kisito ESSÉLÉ ESSÉLÉ : Continuités etinnovations sonores des cérémoniesfunéraires des Eton du Sud-CamerounThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre 2016 àl’Université Paris Ouest Nanterre-la Défense

RÉFÉRENCE

Kisito ESSÉLÉ ESSÉLÉ : Continuités et innovations sonores des cérémonies funéraires des Eton

du Sud-Cameroun

Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre 2016 à l’Université

Paris Ouest Nanterre-la Défense

377 p.

Directeurs de thèse : Susanne Fürniss et Michael Houseman

1 Cette thèse fournit une description et une analyse détaillées du déroulement à l’heure

actuelle des funérailles chez les Eton du Sud-Cameroun en privilégiant leur dimension

sonore. Elle cherche en même temps à identifier la place qu’occupent les changements

apportés par la colonisation et l’évangélisation, ainsi que les changements, plus

récents, impulsés par l’ouverture de morgues, le développement des mass médias et la

mobilité des populations.

2 Fondé sur des matériaux recueillis de 2009 à 2013, ce travail s’attache donc à

comprendre comment des expressions traditionnelles – polyrythmies, langage

tambouriné et chants – cohabitent avec des pratiques importées – chants chrétiens,

musiques de variété – au sein de cérémonies structurées par un dispositif spatio-

temporel particulier, une répartition spécifique des rôles entre les participants et la

récurrence d’un certain type d’interaction sonore (par exemple celle d’annonce/

réponse). La diversité et l’abondance des sonorités étant indicatives de la puissance et

du prestige du lignage du défunt, la plupart des familles cherchent à organiser de

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

255

« grands deuils » où la présence sonore du mort et des deuilleurs est clairement mise en

évidence.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

256

Ariane ZEVACO : Les enjeux de la« tradition ». Identités, pouvoirs etréseaux dans les pratiques musiciennesau TadjikistanThèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 5décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

RÉFÉRENCE

Ariane ZEVACO : Les enjeux de la « tradition ». Identités, pouvoirs et réseaux dans les pratiques

musiciennes au Tadjikistan

Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 5 décembre 2016

à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

599 p., glossaire, index, annexes, illustrations + 1 CD

Directeur de thèse : Gilles Tarabout

1 Cette thèse porte sur les pratiques des musiciens au Tadjikistan. Dans une perspective

d’anthropologie à la fois sociale et musicale, il s’agit de rendre compte de la manière

dont l’organisation des activités musicales présentées comme « traditionnelles » ou

découlant d’une pensée « traditionnelle », témoigne du fonctionnement social du

monde musical, et plus largement de celui de la société tadjike. Les musiciens sont

engagés dans différents contextes d’activité : banquets rituels, scène d’Etat,

enseignement, etc. Au sein de ces derniers, ils livrent des interprétations distinctes, et

présentent une identité différente, en fonction des contraintes et des opportunités de

chaque lieu et des réseaux sociaux convoqués.

2 Les relations entre les différents acteurs d’une prestation musicale (commanditaires et

financeurs, musiciens, auditoire, metteurs en scène ou programmateurs, logisticiens)

sont déterminées en fonction de différents paramètres. Selon qu’il s’agit

d’appartenances communes (familiales, territoriales), de rapports de pouvoir ou

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

257

clientélistes, de liens d’amitié, de rapports de maître à élève, la prestation est organisée

différemment, et fait souvent état d’un croisement des enjeux portés par ces relations

sociales diversifiées. La musique elle-même, en tant que ressource sociale, témoigne de

ces liens par le biais de choix poétiques, mélodiques, rythmiques, et de mise en scène.

En outre, l’esthétique musicale est aussi déterminée par l’ambition de l’interprète, qui

dépend à la fois du contexte, du réseau social concerné, et de ce que le musicien

revendique comme un ressenti ou un vécu musical particulier, qu’il cherche à

transmettre. Comment les identités et les valeurs « traditionnelles » mises en avant

dans les pratiques et les discours de ces différents acteurs déterminent-elles des

exécutions spécifiques, et comment celles-ci nous informent-elles en retour sur

l’organisation du social à laquelle elles contribuent ?

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

258

Estelle Weiping WANG : Les partitionspour pipa de Dunhuang : édition etinterprétationThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2016 àl’Université Paris-Sorbonne

RÉFÉRENCE

Estelle Weiping WANG : Les partitions pour pipa de Dunhuang : édition et interprétation

Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2016 à l’Université

Paris-Sorbonne

696 p.

Directeur de thèse : François Picard

1 Les partitions pour pipa de Dunhuang, copiées sur les manuscrits conservés à la BnF

numérotés P. 3539, P. 3808 et P. 3719, datent du Xe siècle, de la fin de la dynastie Tang et

du début de celle des Song. Elles ont été collectées par Paul Pelliot en 1908 dans la

grotte 17 du site de Mogao. Etudiées depuis soixante-quinze ans par les plus éminents

spécialistes, dont Hayashi Kenzo et Chen Yingshi, il est admis qu’il s’agit de partitions

en tablature pour un luth pipa à quatre cordes et quatre frettes tel qu’il existait alors. Il

reste des discussions sur la tonalité, le rythme et le tempo, les sources et l’organisation

de ces pièces et leur genre, instrumental, accompagnement de chants ou de danses.

2 Après avoir analysé et comparé les travaux déjà accomplis et s’être intéressée aux

influences musicales et culturelles apportées en Chine par la route la soie, notamment

la musique koutchéenne, l’auteure a étudié les textes anciens tels le Mengxi bitan de

Shen Gua et appris auprès d’anciens musiciens la musique traditionnelle pour

percussions Xi’an Guyue, les pièces du début du XIXe siècle en notation gongche pu et la

musique du Gagaku japonais, encore actuellement écrite avec des caractères similaires

à ceux des partitions de Dunhuang. Elle a en outre assimilé les techniques de jeu du pipa

de Nanyin, l’instrument actuel le plus proche de celui de l’époque Tang. Elle a spécifié

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

259

les règles de transcription des pièces de Dunhuang pour le développement d’un logiciel

de trans-notation générant une partition au format MusicXml. Ce programme

configurable permet d’effectuer rapidement de nombreux essais d’accordages et de

rythmes différents et de faciliter l’analyse musicale des morceaux. L’auteure a ainsi pu

préparer ses propres transcriptions des vingt-cinq pièces de P. 3808, en faire l’analyse

détaillée et montrer qu’elles sont réparties en trois groupes, copiées par trois copistes,

dans trois accordages et composées dans trois modes différents. Finalement elle les a

interprétées sur luth pipa de Nanyin avec un plectre.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

260

Lúcia CAMPOS : Les modes d’écouted’une poésie chantée : le maracatu de baque solto, de la cultura popular àla scène musicale globalisée (Brésil-Europe)Thèse de doctorat en Musique, Histoire, Société, soutenue le 14décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS),Paris

RÉFÉRENCE

Lúcia CAMPOS : Les modes d’écoute d’une poésie chantée : le maracatu de baque solto, de la

cultura popular à la scène musicale globalisée (Brésil-Europe)

Thèse de doctorat en Musique, Histoire, Société, soutenue le 14 décembre 2016 à l’Ecole

des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris

397 p., CD en annexe.

Directeur de thèse : Denis Laborde

1 Cette thèse porte sur les processus par lesquels une pratique de poésie chantée, qui fait

partie de cette pratique culturelle appelée maracatu de baque solto au Pernambuco

(Brésil), et qui fédère des goûts, des écoutes, des attachements, des savoirs passés de

génération en génération, devient de la musique jouée sur scène et circulant dans des

réseaux globalisés de production musicale entre le Brésil et l’Europe. Pour mener à bien

cette ethnographie, l’auteure a suivi de près des musiciens qui prennent une part active

aux rites du maracatu de baque solto, mais également aux rites de la scène musicale.

Cette ethnographie multi-située cherche à analyser la trajectoire des maîtres du

maracatu, en passant par des joutes et des cortèges de carnaval, par des scènes et des

réseaux de production musicale.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

261

2 Comment la musique traverse-t-elle les modes d’existence depuis le cortège de carnaval

jusqu’à la scène musicale ? Comment fabrique-t-elle un espace commun et son

appréciation collective ? L’enquête sur le continuum d’une même pratique musicale

dans des contextes complètement divers a permis de mettre en miroir deux catégories

utilisées pour la classifier : cultura popular et world music. L’auteure a soulevé deux

processus de transfert musical qui se configurent comme deux types d’écoute : le

transfert d’une écoute de musique amplifiée (de la scène et des CD) qui s’ouvre aux

sonorités de la cultura popular, et celui d’une écoute interactive autour des scènes des

festivals, quand l’écoute se mêle à l’expérience de danser, de chanter et de jouer.

L’approche multi-située souligne l’ancrage quotidien des processus transculturels.

L’étude de la circulation musicale soulève les enjeux politiques de la mondialisation et

fait émerger les modes d’existence de la musique dans les sociétés contemporaines.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

262

Marie-Françoise PINDARD : Lesrythmes fondamentaux de la musiquetraditionnelle créole de Guyane : signes,symboles et représentations d’un faitsocial total originalThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le le 15 décembre 2016à l’Université des Antilles

RÉFÉRENCE

Marie-Françoise PINDARD : Les rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle créole de

Guyane : signes, symboles et représentations d’un fait social total original

Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le le 15 décembre 2016 à l’Université

des Antilles, Schoelcher

366 p., 146 illustrations, 28 exemples musicaux et 17 exemples audiovisuels

Directeur de thèse : Apollinaire Anakesa

1 La problématique principale de cette recherche concerne la musique traditionnelle des

Créoles, en Guyane. Produit d’un contexte historique, sociologique et culturel inédit,

elle sert en même temps de ciment de l’identité créole sur ce territoire. Ici, la culture

des premiers habitants, les Amérindiens, mais aussi celle des colons français et des

esclaves africains, est à l’origine de la formation de la société créole, et avec elle, de la

culture et des traditions sous-jacentes, dont les musiques traditionnelles et leurs six

rythmes principaux : le grajé, le léròl, le grajévals, le béliya, le kanmougwé et le kasékò qui

font l’objet de mon étude. Par ce truchement, les performances vocales à travers un

répertoire de chants en langue créole et les performances instrumentales par

l’accompagnement principalement de tambours montrent la réalité de la nature des

rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle créole guyanaise comme un fait

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

263

social original, du reste attesté par des écrits du révérend père Labat dès le XVIIIe

siècle.

2 Mes observations de ce fait social m’ont permis de mettre, entre autres, en exergue le

rôle de l’instrument soliste (le tanbou koupé), celui des accompagnateurs, avec le tanbou

foulé, guide suprême des instruments accompagnateurs du système musical créole

guyanais, et le tanbou plonbé, véritable marqueur métrique. L’apprentissage de tous ces

instruments et les savoir-faire qui en découlent sont transmis à la fois par les Gangan

(les Anciens), par les groupes traditionnels constitués en association et par le biais des

écoles de musique. Malgré les apports musicaux européens, américains et antillais, la

musique traditionnelle créole guyanaise garde son authenticité, que je traite dans cette

thèse, authenticité qui se renouvelle en tant qu’élément identitaire, tout en servant de

base aux nouvelles compositions, dont la contribution de la jeunesse est significative

aujourd’hui.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

264

Simone VAITY : La question de lamodernité dans l’art Bèlè martiniquaisThèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 16 décembre 2016 àl’Université des Antilles

RÉFÉRENCE

Simone VAITY : La question de la modernité dans l’art Bèlè martiniquais

Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 16 décembre 2016

à l’Université des Antilles

623 p., 72 illustrations, 38 partitions, 206 exemples musicaux audio et vidéo

Directeur de thèse : Apollinaire Anakesa Kululuka

1 Cette recherche questionne les dimensions artistiques du Bèlè et son inscription dans la

modernité. Cette inscription s’origine dès l’expansion coloniale avec les

renouvellements de la pensée et des idéaux dans le monde européen. La modernité du

Bèlè est liée aux bouleversements permanents de la période esclavagiste, à l’élan des

découvertes et des progrès technologiques, scientifiques et philosophiques qui ont

suivi. Ces progrès se formulent dans les paradoxes des rapports entre idéal des lumières

et libéralisme des modernes, dans les modalités d’exploitation économique

particulièrement. Ainsi aux expansions économique et géopolitique s’associeront des

idéaux humanistes, ceux de piété religieuse chrétienne contrastant avec la servilité et

la déshumanisation. C’est dans ce contexte que la domination européenne va s’exercer,

en Amérique, à partir de l’extermination des Amérindiens et de la traite et de

l’esclavage des Africains. Toutes ces raisons sous-tendent la réaction des déportés et

descendants africains à la Martinique. Cette réaction va s’inscrire dans une

construction et une quête permanente de (re)humanisation et de progrès, dans les

rapports humains symbolisés et matérialisés par la musique et la danse des Calenda de

l’ère esclavagiste (à partir de 1635). Elle se prolongera jusqu’à l’ère contemporaine du

Bèlè Renouveau, initié à l’orée de 1980.

2 Cette réalité s’inscrit dans une consubstantialité entre musique et modernité où les

principes structurants Chantè, Répondè, Bwatè, Tanbou, Lawonn, Kadans se formalisent,

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

265

avec une marge d’analogie tranchant entre figuralisme et abstraction, à travers des

médias de formalisation. Cet écart d’analogie entre principe et formalisation implique

le Wèlto, le faux semblant, qui induit la dualité muée par la feinte, la ruse et le détour.

Cela se réalise dans des modalités formelles, en permanente élaboration, entre

l’immuabilité de surface et renouvellements du matériau musico-chorégraphique, mais

aussi de l’instrumentarium.

3 La présente étude démontre que le Bèlè peut s’entendre comme art, avec les

déclinaisons nécessaires pouvant s’inscrire dans le classicisme, autant que comme

tradition sous-tendant et nourrissant la modernité. Afin de répondre aux enjeux de

pouvoir, tenir compte des rapports de force dans les antagonismes ou modalités

d’intégration sociales, entre l’Europe et la Martinique, le Bèlè contemporain privilégie

sa définition en tant que tradition en masquant, au point de l’occulter, sa véritable

acception en tant qu’art. Cette occultation de la dimension artistique du Bèlè

marginalise par conséquent la modernité de l’art bèlè.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

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Anis FARIJI : La tradition musicale auprisme critique de la contemporanéité.Exemple de la modernité musicalearabo-berbère à travers les cas des troiscompositeurs : Ahmed Essyad, ZadMoultaka et Saed HaddadThèse de doctorat en musicologie, soutenue le 26 janvier 2017 àl’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

RÉFÉRENCE

Anis FARIJI : La tradition musicale au prisme critique de la contemporanéité. Exemple de la

modernité musicale arabo-berbère à travers les cas des trois compositeurs : Ahmed Essyad, Zad

Moultaka et Saed Haddad

Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 26 janvier 2017 à l’Université Paris 8

Vincennes-Saint-Denis

1 volume de 469 p. (420 p. et 49 p.), 1 CD

Directeurs de thèse : Jean Paul Olive et Jean Lambert

1 Le corpus central de cette thèse est constitué d’œuvres des trois compositeurs : Ahmed

Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad. Leurs démarches ont en commun de réinvestir

certaines musiques traditionnelles du monde arabe, tout en ayant intégré la pensée

critique de la modernité musicale occidentale. Ainsi le matériau emprunté à la musique

orale se trouve déployé mais néanmoins contrarié dans ce qu’il pouvait induire comme

conduite normative. Il se meut dès lors en se transformant et laisse émerger de

nouvelles potentialités, quitte à devenir non-immédiatement perceptible.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

267

2 Analysant les processus d’un tel devenir, ce travail interroge la notion de tradition

musicale. La première partie, d’approche ethnomusicologique, étudie ce que l’auteur

désigne par « déclin de la valeur traditionnelle dans la musicale orale ». Trois aspects y

sont distingués : une rationalité esthétique accrue, l’irruption de l’hétérogène et la

réification marchande. La tradition est ensuite étudiée comme objet de discours, dont

sont présentées une posture traditionaliste, une posture nationaliste et une posture de

la contemporanéité.

3 Cette dernière fait l’objet des deux autres parties de la thèse où il est question du

devenir du matériau traditionnel oral dans la nouvelle forme écrite. Il y est montré que

les techniques d’écart observées chez les trois compositeurs, loin d’être une fin en soi,

concourent à dégager ce que le matériau traditionnel recèle comme potentialités. Ainsi

celui-ci ne vaut plus guère comme identité positive, mais s’ouvre à d’autres possibles : il

participe alors d’une nouvelle expérience esthétique.

4 La thèse présentée défend l’idée que le rapport au patrimoine musical peut s’avérer

d’autant plus intense qu’il s’affranchit de l’impératif identitaire. La contemporanéité

est alors envisagée comme distance essentielle par rapport à ce qui se présente comme

immédiatement donné, y compris son propre acquis culturel ; son champ opératoire

devient a fortiori la relation.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

268

Publications reçues

Les publications figurant ici ont été reçues par la Rédaction.

Les auteurs, éditeurs ou diffuseurs désirant voir leurs publications mentionnées dans

cette rubrique sont priés de les adresser en deux exemplaires à : Ateliers

d’ethnomusicologie, 10 rue de Montbrillant, CH-1201 Genève.

Livres

Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les

traditions monodiques. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université Antonine/Paris :

Geuthner, 2016. 563 p., transcriptions, ill. n.b.

Nidaa ABOU MRAD, dir. : Mélanges offerts à Jean During. RTM, Revue des Traditions

musicales des Mondes Arabe et Méditerranéen, no 20. Hadath-Baabda (Liban) : Editions

de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016. 264 p., ill. n.b.

Nidaa ABOU MRAD, dir. : Rythmes. RTM, Revue des Traditions musicales des Mondes

Arabe et Méditerranéen, no 10. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université

Antonine/Paris : Geuthner, 2016. 110 p., transcriptions, ill. n.b.

Sarah ANDRIEU et Emmanuelle OLIVIER, dir. : Création artistique et imaginaire de

la globalisation. Paris : Hermann, 2017. 380 p.

Rachid AOUS et Rachid BRAHIM-DJELLOUL, coord. : « De l’oralité à l’écrit du patrimoine

poétique et musical au Maghreb », Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire 32/75.

Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2016. 214 p., ll. n.b. et coul.

Alain-Michel BOYER : Les Yohouré de Côte-d’Ivoire : faire danser les dieux. Genève :

Fondation culturelle Musée Barbier-Mueller, 2016. 260 p., ill. coul.

Martina CATELLA (conçu et réalisé par) : Mes premières comptines du monde. Paris :

AUZOU éveil, coll. « Mes premiers livres à écouter », 2016, avec un CD de 15 comptines.

Collectif : Bâton de pluie, tambour lunaire. Instruments de musique d’Orient, d’Afrique et

d’Asie. Textes de Sylvie Lecat, Zia Mirabdolbaghi, Philippe Bruguière et Jean During.

Nice : Palais Lascaris, 2016. 80 p., ill. n.b. et coul.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017

269

Frances DENSMORE : Les Indiens d’Amérique et leur musique. (Traduction de The American

Indians and their Music. New York : The Womans Press, 1926). Traduit de l’anglais par

Juline Besse. Paris : Allia, 2017. 176 p., ill. n.b.

Jean DURING : The Radif of Mirzâ Abdollâh, Interpreted by Nur’ali Borumand. A Canonic

Repertoire of Persian Music. Notation and Presentation by J. D. New edition in farsi and

english. Teheran : Mahoor Institute of Culture and Arts, 2014. 395 p., transcriptions.

Francesco GIANNATTASIO & Giovanni GIURIATI eds : Perspectives on a

21st CenturyComparative Musicology : Ethnomusicology or Transcultural Musicology ? Udine :

Noty Intersezioni Musicali Books, 2017. 276 p., ill. n.b.

Zeynep HELVACI, Jacob OLLEY & Ralf Martin JÄGER eds : Rhythmic Cycles and Structures

in the Art Music of the Middle East. Istanbuler Texte und Studien 36. Würzburg : Ergon

Verlag Würzburg in Kommission, 2017. 314 p., transcriptions, ill. n.b.

HILDER Thomas R., Henry STOBART and SHZR Ee Tan eds : Music, Indigenity, Digital

Media. Rochester, NY : University of Rochester Press, 2017. 224 p., ill. n.b.

Toufic MAATOUK : Essai de modélisation sémiotique modale des hymnes syriaques de l’office

maronite. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner,

2016. 283 p., transcriptions.

Svanibor PETTAN & Jeff Todd TITON eds : The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology.

New York : Oxford University Press, 2015. 836 p., ill. n.b.

Luciana PENNA-DIAW : La musique des Wolof du Sénégal (régions du Kajoor, Saalum et

Waalo). Paris : Peeters, 2016. 204 p., ill. coul., transcriptions.

Charlotte POULET : Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise.

Sampzon (France) : Editions Delatour France, 2016. 500 p., ill n.b. & coul.

Manoubi SNOUSSi, coord. : Al-‘âdah. Chants soufis de la confrérie Châdhuliyah. Version et

transcription du Cheikh Ahmad al-Wâfî. Facsimilé du manuscrit ; enregistrement

effectué par l’ensemble Michket dirigé par Slim Baccouche. Archives du baron

Rodolphe d’Erlanger 1, texte bilingue arabe/français. Tunis : éditions Ennejma Ezzahra,

2013. 104 p., ill. n.b., accompagné d’un CD.

Guillaume VEILLET, avec Alain BASSO : Bessans qui chante. Un répertoire profane et

religieux en Haute-Maurienne (Savoie). Annecy : Terres d’Empreintes, collection

Patrimoine 04, 2016. 80 p., ill. n.b. et coul., accompagné d’un CD.

CD/DVD

Afrique

AFRICA THE BEAT. Film de Javier Arias, Polo Vallejo, Pablo Vega et Manuel Velasco.

Samaki Wanne Collective. 1 DVD 59’, sous-tité anglais et espagnol, 2012.

ÉTHIOPIQUES 30. Girma Bèyènè & Akalé Wubé, « Mistakes on Purpose ». Enregistrements :

Pierre Dachery & ViktortGourarier ; textes et production : Francis Falceto. 1 CD Buda

Musique 860303, 2016.

SALIHA. Colletion complète de ses chansons enregistrées, 1938-1958. Direction artistique et

texte : Lassaad Ben Hamida. 6 CDs Centre des musiques arabes et méditerranéennes

(CMASM), Tunis, 2014.

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Amériques

AMAZONIE. Contes sonores. Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de

Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd

Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/

VDE 1480, 2016.

Asie

HASTI. Taneen-o-Tan Ensemble. Madjid Khaladj’s Ensemble of Persian and World Music.

Enregistrements : Vincent Joinville ; texte : Claude et Michèle Delmas. 1 CD Ba Music

Records BACD16, 2017.

IRAN. Ensemble Moshtaq : 14 Cheerful Pieces. Reza Ghassemi (composition), Sepideh Raissadat

(chant). Enregistrements : Mohammad Merati ; texte : Reza Ghassemi. 1 CD Buda

Records 2751810, s.d.

LAOS. Musique des Khmou. Enregistrements (1998-2015) et texte : Véronique de Lavenère.

1 CD MEG-AIMP CXIII/VDE 1490, 2017.

L’HEURE DE SALOMON. Chants, danses et musiques au Yémen. Film de Pascal Privet, texte du

livret de Jean Lambert. 112’, en arabe, sous-titré fr.-angl. 1 DVD Les Films du Paradoxe

EDV311, 2015.

MONGOLIE. Une anthologie du Khöömii mongol. Enregistrements et textes : Johanni Curtet

et Shagdarsüren Nomindari. Coffret de 2 CDs Buda Records Musique du monde/Routes

nomades 4790383, 2016.

Europe

Cie RASSEGNA. Il sol non si Muove. Enregistrements : Fred Braye et Romain Perez ; texte :

Bruno Allary, Patrick Boucheron. 1 CD Buda Musique 860305, 2017.

ROUMANIE. Musique du Maramureş. Groupe Iza. Enregistrements : Renaud Millet-

Lacombe ; texte : Fabrice Contri. 1 CD MEG-AIMP CXIV/VDE 1497, 2017

Divers

10th KONYA INTERNATIONAL MYSTIC MUSIC FESTIVAL, 22-30 Sept 2013. Editeur en chef : Dr.

Mustafa Çıpan ; textes : Feridun Gündeş, Gevher E. Çevikoğlu. 10 DVD Provincial

Directorate of Culture and Tourism Konya, 2013.

11th KONYA INTERNATIONAL MYSTIC MUSIC FESTIVAL, 22-30 Sept 2014. Editeur en chef : Dr.

Mustafa Çıpan ; textes : Feridun Gündeş, Gevher E. Çevikoğlu. 10 DVD Provincial

Directorate of Culture and Tourism Konya, 2014.

12th KONYA INTERNATIONAL MYSTIC MUSIC FESTIVAL, 22-30 Sept 2015. Editeur en chef : Dr.

Mustafa Çıpan ; textes : Feridun Gündeş, Gevher E. Çevikoğlu. 10 DVD Provincial

Directorate of Culture and Tourism Konya, 2015.

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