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revue de l’Institut national du patrimoine / n° 9 Entretien avec Agnès Magnien La refondation des Archives nationales « Aux archives, citoyens ! » : le public au cœur des Archives nationales Usages et mésusages des patrimoines Le Serment des ancêtres de Lethière : renaissance d’un symbole pour Haïti Enseignement de l’histoire de l’art et éducation à l’image dans le secondaire : l’expérience italienne

BOOK REVIEW: "La restauration des peintures, état de la recherche et perspective", Patrimoines, no.9, 2013

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hautes étudesSor bonne

arts et métiersPôle de Recher che et d’Ens eig nementSupé r ieur

En couverture : Archives nationales, site de

Pierrefi tte-sur-Seine,

architecte Massimiliano Fuksas.

ISBN : 978-2-7118-6076-0ISSN : 1778-9982GB 106076

30 €

■ Entretien avec Agnès Magnien La refondation des Archives nationales

■ « Aux archives, citoyens ! » : le public au cœur des Archives nationales

■ Usages et mésusages des patrimoines

■ Le Serment des ancêtres de Lethière : renaissance d’un symbole pour Haïti

■ Enseignement de l’histoire de l’art et éducation à l’image dans le secondaire : l’expérience italienne

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revue de l ’ Institut national du patrimoine / 2013 / n° 9

Sommaire Éric Gross, avant-propos

Patrimoines en débat 6 Entretien avec Agnès Magnien, directrice des Archives nationales La refondation

des Archives nationales

28 Bruno Galland « Aux archives, citoyens ! » : le public au cœur des Archives nationales

36 Philippe Dagen Usages et mésusages des patrimoines

44 Pierre Curie Le Serment des ancêtres de Lethière : renaissance d’un symbole pour Haïti

54 Guido Galesso Enseignement de l’histoire de l’art et éducation à l’image dans le secondaire : l’expérience italienne

Conservation et restauration du patrimoine

66 Mathieu Deldicque, Matthieu Desachy Le nom des anges. Le Maître de Jacques de Besançon et les peintures du Jugement dernier de la cathédrale d’Albi

74 Noémie Étienne La restauration des peintures à Paris, 1750-1815. État de la recherche et perspectives

80 Agnès Cascio, Juliette Lévy Généalogie d’un portrait : Clemenceau par Rodin

90 Aline Magnien Rodin à l’épreuve du portrait

92 Coline Lorang Sur les traces du patrimoine français aux Îles Fidji

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Ci-dessous, Marseille

le musée des Civilisations

de l’Europe et de la

Méditerranée, Rudy

Ricciotti, architecte.

Travaux des anciens élèves de l’InpLes conservateurs du patrimoine

98 Clémentine Mathurin Bastide ou château ? La construction du château Borély à Marseille (1767-1778)

104 Olivier Quiquempois Une énigmatique commande napolitaine : des vues de Paris sur velours à Capodimonte

110 Mathilde Schneider Muséographie des collections nord-amérindiennes en France : miroir de notre image de l’Autre

118 Élisabeth Shimells Le Musée alsacien au défi du contemporain

124 Antoine Meissonnier, Mélanie Rebours, Aude Rœlly, Quelles sources pour l’histoire de demain ?

Enjeux de l’évaluation et de la sélection des archives publiques contemporaines

Les restaurateurs du patrimoine

130 Élodie Dehaut L’Enlèvement d’Hélène : restauration d’une faïence d’Urbino

138 Lise Bastardoz, Alexandre Maral Fondre en plomb au XVIIe siècle. Deux loups du Labyrinthe de Versailles

144 Claire Cuyaubère « D’or et de brocart » : la restauration de deux céramiques de Satsuma

150 Clémentine Desmond Les coulisses du livre animé. Étude et restauration de livres animés pour enfants (1860-1910)

156 Marion Cinqualbre Saci de Tomi Ungerer : la restauration du fi lm plastique d’une maquette d’affi che publicitaire

162 Liste des travaux scientifi ques des élèves conservateurs, promotion Rose Valland

165 Liste des travaux conduisant au diplôme de restaurateur du patrimoine

(grade de master), 2013

167 Abstracts

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conservation et restauration du patrimoine

En 1987, dans un éditorial de la Revue de l’Art, André Chastel et Krzysztof Pomian relevaient l’importance d’une étude des « intermédiaires », présentés comme les individus qui « assument des responsabilités entre les artistes – présents ou passés – et le public 1 ». Si Chastel et Pomian intégraient à cette catégorie les commanditaires, les marchands, les collectionneurs ou encore les amateurs, ils n’y rattachaient toutefois pas explicitement les restaurateurs du patrimoine. Ceux-ci sont pourtant de ces personnages clés qui travaillent entre l’œuvre et son public. En cherchant à préserver les objets ou à en améliorer l’état esthétique, les restaurateurs jouent en effet un rôle fondamental dans l’univers artistique et déterminent, souvent avec une assemblée d’experts, la manière dont sera perçu un tableau. Peu de récits conservent cependant les noms de ces individus aussi essentiels qu’invisibles, généralement absents des livres d’histoire de l’art. De même, la restauration ne se voit pas a priori : pour être réussie, elle doit effacer ses propres signes et ne pas laisser de trace.

En 2012, quatre ouvrages ont néanmoins été consacrés à l’histoire de la restauration, signalant l’actualité éditoriale de ce sujet. Deux livres collectifs : La restauration des peintures et des sculptures. Connaissance et reconnaissance de l’œuvre, sous la direction de Pierre-Yves Kairis, Béatrice Sarrazin et François Trémolières (Paris, Armand Colin, 2012) et L’Histoire à l’atelier. Restaurer les œuvres d’art (XVIIIe-XXIe siècles), sous la direction de Noémie Étienne et Léonie Hénaut (Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012). De plus, deux monographies portant sur la restauration des peintures dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle à Paris ont été publiées cette même année : Painting restoration before La Restauration d’Ann Massing (Cambridge/Londres, Hamilton Kerr Institut/Harvey Miller Publishers, 2012) et celui de Noémie Étienne : La restauration des peintures à Paris (1750-1815). Discours et pratiques sur la matérialité des œuvres d’art (Rennes,

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Noémie Étienne, Andrew A. Mellon Postdoctoral Fellow, Institute of Fine Arts, New York

La restauration des peintures à Paris, 1750-1815État de la recherche et perspectives

À partir de 1950, en France, Gilberte Émile-Mâle inaugure un nouveau champ d’étude en écrivant l’histoire des restaurateurs à Paris, en particulier aux XVIIIe et XIXe siècles. En 2012, près d’un demi-siècle plus tard, plusieurs livres ont été publiés sur le sujet presque simultanément. Quelle est l’actualité de la recherche ? Comment écrire l’histoire d’une pratique qui, dans la majorité des cas, est faite pour ne pas être vue ? Cet article présente brièvement cinq ouvrages consacrés au sujet et souligne la complémentarité des approches proposées.

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Presses universitaires de Rennes, 2012). Ces ouvrages viennent enrichir un domaine de recherche inauguré en France il y a plus d’une cinquantaine d’années par Gilberte Émile-Mâle, dont plusieurs articles ont été republiés en 2008 par Ségolène Bergeon et Gennaro Toscano 2. Nous présentons ici brièvement les principaux acquis de cette recherche ainsi que certains de ses prolongements.

Pour une histoire de la restauration des peintures en France : un sujet inédit

Durant le XXe siècle, les travaux sur la restauration ont pris deux orientations distinctes en Europe. La première, reliant en Italie les travaux de Camillo Boito à ceux de Cesare Brandi, peut être vue comme analytique et prescriptive 3. Il s’agit de classer les différentes altérations, d’identifi er les procédés de restauration appropriés et de formuler les principes généraux à mettre en œuvre. En Belgique, cette tradition trouve son point d’achèvement dans les écrits de Paul Philippot qui formule dans le sillage de Brandi, mais en français, une réfl exion visant à fonder en théorie la pratique de la restauration. Parallèlement, un second type de travaux, plus strictement historiques, s’est développé dans la deuxième moitié du siècle. En 1973, Alessandro Conti publie la première – et toujours unique – synthèse sur l’histoire de la restauration des peintures en Europe depuis la Renaissance, qui reste à ce jour un ouvrage fondamental 4.À partir des années 1950, Gilberte Émile-Mâle est la première à faire de la restauration un réel sujet d’étude en France. Dans ses travaux portant sur

la fi n du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe siècle, elle inaugure une tradition croisant le travail dans les archives et l’observation des œuvres 5. Dans une série de textes réunis depuis 2008 en un seul volume, Gilberte Émile-Mâle privilégie une approche casuelle, où chaque recherche est centrée sur un procédé particulier – comme la transposition de la Charité d’Andrea del Sarto ( fi g. 1) par Robert Picault ( fi g. 2), qui refuse de divulguer ses recettes, mais fait exposer la peinture transposée au Palais du Luxembourg ; ou encore sur une fi gure importante du domaine – comme le célèbre marchand, expert et restaurateur Jean-Baptiste Pierre Le Brun, ami du peintre Jacques-Louis David et actif à la croisée du monde marchand et du milieu muséal, sur qui elle entreprend d’importantes recherches publiées dès 1956. La première partie du volume édité en 2008 par l’Inp est composée de deux vastes chapitres portant sur l’histoire de la restauration au Louvre durant la période révolutionnaire. Ces 230 pages inédites proposent une première vue d’ensemble de

patrimoines revue de l’Institut national du patrimoine / 2013 / no 9 75

La restauration des peintures à Paris, 1750-1815

Fig. 2. Portrait de

Robert Picault, gravé

par J. A. Chevalier,

1775, Paris,

Bibliothèque

Nationale, cabinet

des Estampes,

reproduit par

Ann Massing.

Fig. 1. Andrea del

Sarto, La Charité,

peinture à l’huile sur

bois transposée sur

toile, 185 x 137 cm,

1518, Paris, musée

du Louvre, inv. 712.

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La restauration des peintures à Paris (1750-1815) : une nouvelle approche

La restauration des peintures à Paris (1750-1815) propose une nouvelle approche synthétique et critique de l’histoire de la restauration des peintures à cette même période. En mettant au jour de nouvelles sources et en intégrant ces pratiques dans un contexte culturel large, ce livre affi rme l’intérêt de cette activité et ses liens avec l’époque qui la voit naître. Clos par un dictionnaire des restaurateurs actifs à Paris au musée et dans le monde marchand entre 1750 et 1815, ainsi que par une importante bibliographie et un répertoire de sources d’archives, il est un guide utile pour les étudiants et les professionnels du patrimoine.Le livre débute avec les premières transpositions réalisées en France par Robert Picault et se termine à la fi n de l’Empire napoléonien. Les années entre 1750 et 1815 représentent en effet un moment essentiel, traversé de nombreuses transformations politiques et institutionnelles, au cours duquel l’activité se structure à la fois sur un plan social,

l’activité au musée entre 1789 et 1797. Organisé de manière chronologique mais aussi thématique, ce texte évoque les principaux jalons historiques de la période - qu’il s’agisse du projet de concours pour la restauration ou de la controverse appelée l’« affaire Marin » - et présente les différentes commissions qui se sont succédées à la tête du musée. Basée sur une documentation d’archive considérable, cette contribution laisse présager l’importance de la restauration pour la Révolution, qui « régénérait » non seulement la société mais aussi les œuvres d’art. Sous l’impulsion de Gilberte Émile-Mâle émerge alors un nouveau sujet qui gagne progressivement toute sa légitimité et dont l’importance pour l’histoire de l’art n’est plus aujourd’hui à démontrer.Le livre d’Ann Massing reprend cette tradition et résume, en anglais, les principales étapes de l’activité au Louvre avant 1815. L’ouvrage présente chronologiquement les biographies des restaurateurs les plus connus, dont Gilberte Émile-Mâle avait déjà esquissé les portraits, tels Jean-Louis et François-Toussaint Hacquin, ou encore Marie-Jacob Godefroid et Jean-Louis Colins ( fi g. 3). Des extraits de traités techniques et des recettes d’ateliers ponctuent cet ouvrage qu’agrémentent encore un riche appendice documentaire ainsi qu’une belle iconographie.

conservation et restauration du patrimoine

Fig. 3. Portrait

de François-Louis

Colins, gravé par

A. Schouman d’après

L.-M. Van Loo,

1756, Amsterdam.

Fig. 4. Lettre de

François-Toussaint

Hacquin, 9 mars

1802, Paris,

Archives des musées

nationaux, P19,

18 Ventôse an X.

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Fig. 5. Eustache

Le Sueur, Clio,

Euterpe et Thalie,

peinture à l’huile sur

bois, 130 x 130 cm,

1646, Paris, musée

du Louvre, inv. 8057.

théorique et politique. L’identité des restaurateurs et leur légitimité dans le monde muséal sont des sujets de débat à cette période. Dès 1750, il s’agit de préciser le statut de ces hommes et de ces femmes qui sont souvent simultanément marchands, artistes ou encore experts, travaillant à la fois pour une clientèle privée et pour les Bâtiments du roi. Après la Révolution, l’ouverture en 1793 du Museum central des arts, ancêtre du musée du Louvre, donne un cadre plus strict aux débats professionnels qui mobilisent des personnalités comme Jean-Michel Picault, fi ls de Robert, et Jean-Baptiste Pierre Lebrun. La question de la propriété intellectuelle du restaurateur est discutée dans ce contexte, notamment à la suite de la publication du rapport sur la transposition de la Madone de Foligno au début du XIXe siècle. Nous proposons un nouveau récit de cet épisode et montrons comment la méthode de François-Toussaint Hacquin a été publiée à son insu et contre son gré, mais aussi au mépris de la législation de l’époque ( fi g. 4).La restauration et les textes écrits à son sujet attirent en outre l’attention sur les attentes visuelles d’un milieu et permettent de comprendre le statut et la fonction accordés aux objets. En consultant la littérature et les procès-verbaux des interventions,

il est possible de faire apparaître un « œil » de la restauration et d’identifi er les habitudes suivant lesquelles on souhaite voir ou montrer les peintures 6. Le choix des œuvres à conserver ou à restaurer rejoint aussi les préoccupations historiographiques de l’époque. Les peintures traitées autour de 1775 sont ainsi principalement des tableaux de Le Sueur ( fi g. 5) et de Raphaël ( fi g. 6) : dans la comptabilité totale des interventions, les œuvres de ces artistes représentent quantitativement les deux tiers des peintures transformées entre 1770 et 1780. Ces choix semblent non seulement liés à l’état de conservation des œuvres, mais aussi à l’importance qui leur est alors accordée. Cette priorité donnée aux peintures de Raphaël, le « prince des peintres » au XVIIIe siècle, ainsi qu’à celles de Le Sueur, présenté comme son équivalent français, est renforcée par le projet de musée que souhaite inaugurer le comte d’Angiviller avant la Révolution. La restauration des œuvres de ces deux artistes doit venir étoffer le musée en préparation et servir à la

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La restauration des peintures à Paris, 1750-1815

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surveillés de près par leurs anciens propriétaires. Dans ce contexte, la mise en scène des restaurations joue un rôle important pour légitimer la politique du gouvernement français, et montrer que les chefs-d’œuvre sont mieux conservés dans leur nouvelle patrie. L’administration du musée cherche à faire voir les interventions et à exposer les restaurations grâce à de nombreux dispositifs ingénieux, destinés à favoriser la comparaison du tableau « avant » et « après » sa restauration.

L’Histoire à l’atelier : regards pluridisciplinaires

Au-delà du cas du musée parisien, de nombreuses recherches sur l’histoire de la restauration sont en cours. Une quinzaine de jeunes chercheurs sont ainsi réunis dans L’Histoire à l’atelier, tels Delphine Burlot, Fabrice Rubiela ou Juliette Tanré. Dans leurs différents textes, portant respectivement sur les peintures murales, les vases grecs ou les antiquités égyptiennes, ils abordent la restauration non seulement comme une méthode d’investigation, révélant l’histoire d’un tableau ou d’une technique, mais aussi comme un objet d’étude innovant, pluridisciplinaire, renseignant sur autre chose que l’état de conservation des peintures. Les œuvres sont envisagées comme des objets instables, tant sur le plan matériel que symbolique : les questions posées concernent l’intégrité ou l’authenticité des objets, ou encore l’expertise de ceux qui les manipulent 8. L’ouverture à différentes époques et différents types d’œuvre permet d’appréhender les spécifi cités de la restauration, au-delà des différences de contexte.Abordées à l’échelle européenne, les pratiques retrouvent aussi leur dimension politique, comme sous la plume de Natalia Gustavson, conservatrice-restauratrice de peintures à Vienne, qui étudie les spoliations napoléoniennes dans L’Histoire à l’atelier 9. Signalons à sa suite les importants travaux entrepris en France par les restaurateurs eux-mêmes. Dans son livre Paris, capitale de la toile à peindre, XVIII-XIXe siècle (Paris, INHA/CTHS, 2011), Pascal Labreuche, formé en conservation-restauration et docteur en histoire des techniques, utilise son savoir spécifi que sur les œuvres pour développer des connaissances historiques innovantes et inaccessibles à de nombreux chercheurs universitaires. Ces publications laissent entrevoir tout ce que les restaurateurs peuvent apporter à l’histoire de leur activité, grâce à la spécifi cité de

« restauration » de l’École française. La polysémie du mot joue ici à plein et la réactualisation des œuvres du passé sert plus largement la renaissance de la peinture contemporaine. La sélection des tableaux refl ète donc certaines priorités historiographiques et participe à la rénovation de l’École nationale. La restauration des peintures anciennes a une utilité directe : permettre aux artistes contemporains de voir et de copier des œuvres érigées en modèles pédagogiques pour pouvoir assurer le rayonnement de l’École française.Les liens entre restauration et exposition des peintures sont en effet de première importance. Dès 1750, il importe d’améliorer l’état de conservation des tableaux pour pouvoir les montrer. L’ouverture au public de nouveaux espaces d’exposition, telle la Galerie du Luxembourg dans le palais éponyme sous l’Ancien Régime, génère de nombreuses interventions. L’inauguration en 1793 du nouveau musée représente un tournant dans le développement de l’activité. De plus, l’arrivée des peintures saisies dans les pays étrangers place les restaurateurs parisiens dans une situation inédite 7. L’administration est alors rendue particulièrement attentive à l’état de conservation de ces tableaux de grande valeur, mis à mal par les transports et

conservation et restauration du patrimoine

Fig. 6. Raphaël, Saint

Michel terrassant le

dragon, peinture sur

bois transposée sur

toile, 28 x 160 cm,

1518, Paris, musée

du Louvre, inv. 610.

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leurs connaissances et à leur intimité avec les objets. La diversité des regards portés sur cette question permet de mettre à jour de nouvelles informations et de réécrire des passages essentiels de ce récit.Notons enfi n que l’usage des sources reste délicat dans toute histoire de la restauration. Les œuvres seules, dans les rares occasions où elles n’ont pas été dé-restaurées et re-restaurées plusieurs fois, gardent la mémoire des gestes. Mais les archives, les traités, les factures produites par les restaurateurs sont des traces fabriquées. Certaines sont des documents rendant compte d’une intervention terminée, souvent destinées à des commanditaires et des employeurs. Imprimées, publiées dans la presse ou sous forme de rapport, d’autres peuvent aussi s’adresser à un public en cours de constitution et sont souvent diffusées pour des raisons précises : en cela, et comme dans de nombreux travaux historiques, la majorité des documents entourant la restauration sont le résultat d’une narration et doivent être considérés avant tout comme des représentations de l’activité.

Vers une généalogie critique de l’activité

Ces recherches sur la restauration permettent aussi d’interroger l’activité et de redéfi nir notre rapport aux œuvres d’art. Manuel Charpy, dans L’Histoire à l’atelier, ou François Trémolières, dans La Restauration des peintures et des sculptures, proposent des pistes pour repenser la notion même de restauration, à la suite de Cesare Brandi. Plutôt qu’un retour à un état original auquel il n’est plus possible (ni même souhaitable ?) de revenir, la restauration peut être décrite comme un processus d’actualisation de l’objet, en fonction du présent qui la réalise. Il s’agit alors de trouver un point d’équilibre

satisfaisant pour l’époque qui donne à voir une version potentielle de l’œuvre : plus ou moins nettoyée, plus ou moins vernie, repeinte ou allégée. La restauration instaure ainsi une nouvelle image, changeant l’apparence et parfois aussi la valeur ou le statut de l’objet. Du point de vue des sciences humaines, c’est ainsi plus largement une histoire de l’instabilité des œuvres d’art qui pourra retenir l’attention : celle des tableaux, continuellement transformés, redéfi nis, réactualisés ; celle des attentes et des conventions en matière de restauration, produites, écrites, contredites et reformulées, non seulement dans divers textes, mais par les interventions mêmes ; celle du monde social dans lequel les œuvres restaurées s’insèrent, travaillé de l’intérieur par les peintures exposées.Enfi n, toutes ces recherches apportent des éléments pour prendre du recul face aux débats sociaux et terminologiques, mais aussi institutionnels et économiques, qui traversent le monde de la restauration aujourd’hui en France. La séparation de l’activité entre travail sur la couche picturale et traitement du support, la nécessité pour les praticiens d’avoir une clientèle annexe à celle des musées, la mise en scène des restaurations, ou encore les troubles causés par des réceptions polémiques, qui persistent notamment dans les attaques violentes et répétées de l’Association pour le Respect de l’Intégrité du Patrimoine : toutes ces caractéristiques du monde de la restauration, qui font partie intégrante de l’activité aujourd’hui, émergent au XVIIIe siècle à Paris. L’histoire offre ici des perspectives pour esquisser une généalogie des pratiques contemporaines et pour penser leur futur.

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La restauration des peintures à Paris, 1750-1815

Je remercie Gennaro Toscano pour m’avoir donné l’opportunité de publier ce texte, ainsi que Manuela Bazzali et Carole Blumenfeld pour leurs relectures.1 A. CHASTEL et K.POMIAN, « Les intermédiaires », Revue de l’art, n° 77, 1987, p. 5-9.2 G. ÉMILE-MÂLE, Pour une histoire de la restauration des peintures en France, Paris, 2008.3 C. BOITO, Conserver ou Restaurer : Les Dilemmes du patrimoine (1893), trad. de l’italien par J.M. Mandosio, présenté par Françoise Choay, Besançon, 2000 ; C. BRANDI, Théorie de la restauration (1963), traduit de l’italien par Colette Déroche, Paris, 2000.4 A. CONTI, Storia del restauro e della conservazione delle opere d’arte, Milan, 1973. Voir aussi, sur la sculpture : F. HASKELL et N. PENNY, Pour l’amour de l’antique : la statuaire gréco-romaine

et le goût européen 1500-1900 (1981), trad. de l’anglais par François Lissarrague, Paris, 1988.5 S. BERGEON, Contribution à l’histoire de la restauration des peintures en Italie au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle (fresques et peintures de chevalet), Mémoire de l’École du Louvre, Paris, 1975 ; N. VOLLE et B. BOURGEOIS, « La restauration des œuvres d’art. Éléments d’une histoire oubliée, XVIIIe-XIXe siècles », Technè, no 27-28, 2008.6 L. HENAUT, « Un tableau en cours de restauration, ou comment aborder empiriquement la question de la perception esthétique », dans S. HOUDARD et O. THIERRY, Humains, Non-Humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, 2011, p. 263-271.7 J. GUILLERME, L’Atelier du temps, essai sur l’altération des peintures, Paris, 1964 ; D. POULOT,

Surveiller et s’instruire, la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, Oxford, 1996 ; C. GUICHARD, « Le marché au cœur de l’invention muséale ? Jean-Baptiste Lebrun et le Louvre (1792-1802) », Revue de synthèse, n° 1, 2011, p. 94-116.8 Voir également sur ce point D. BURLOT, Fabriquer l’Antique. Contrefaçons de peintures romaines antiques au XVIIIe siècle, Rome, 2013.9 Voir aussi : A. MCCELLAN, Inventing the Louvre: Art, Politics, and the Origins of the modern Museum in Eighteenth-century Paris, Cambridge, 1994 ; B. SAVOY, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800, Paris, 2003. Voir le numéro hors-série de la revue en ligne Ceroart (2011) : http://ceroart.revues.org/2314.

Notes

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