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Revue d’éthique et de théologie morale Revue fondée en 1947 en supplément à la Vie Spirituelle RETM291.indb 3 20/06/2016 11:30:13

Bioéthique et éthique écologique : un défi pour l'Europe

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Revue d’éthiqueet de

théologie moraleRevue fondée en 1947 en supplément à la Vie Spirituelle

Les Éditions du Cerf24, rue des Tanneries

75013 Paris

www.editionsducerf.fr

cerf

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Retrouvez les sommaires de tous les numéros de la revue sur le site www.editionsducerf.fr

rubrique Revue d’éthique et de théologie morale.

Anciens directeurs de lA RETMAlbert Plé, o.p. | François Refoulé, o.p. | Jean- Paul Durand, o.p.

directeur de lA publicAtion

Jean- François Colosimo

directeur de lA rédAction

Laurent Lemoine

comité de rédAction

Béatrice Birmelé (médecin néphrologue, CHRU de Tours) | Hubert Faës (Institut catholique de Paris) | Nathalie Frogneux (Université catholique de Louvain- la- Neuve) | Éric Gaziaux (Université catholique de Louvain-la- Neuve) | Ronald Green (Dartmouth College, New Hampshire, États- Unis) | Guy Jobin (Université Laval, Québec) |Laurent Lemoine (Éditions du Cerf, Université catholique de l’Ouest) | Véronique Margron (Université catho-lique de l’Ouest) | Denis Müller (Université de Genève et de Lausanne)

La revue donne un écho annuel du congrès de l’ATEM (Association franco-phone et œcuménique de théologiens pour l’étude de la morale).

Les manuscrits refusés par la rédaction ne seront pas retournés à l’expédi-teur. Tout auteur qui envoie un manuscrit doit impérativement en garder un exemplaire par- devers soi.Le courrier des lecteurs est à adresser à :Inès LoureiroÉditions du Cerf24, rue des Tanneries75013 Paris

Le formulaire d’abonnement se trouve en pages 202-203.

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S O M M A I R E

S o m m a i r e

Introduction 7Stefano Biancu, Alberto Bondofli

Les défis actuels de l’éthique théologique en Europe 17Alain Thomasset

Comment l’éthique théologique est- elle mobilisée aujourd’hui ? Un regard catholique 29Martin M. lintner

L’éthique théologique aujourd’hui en défi. Un regard protestant 53Denis müller

Foi chrétienne et action collective. Écho et prolongement aux intervenants de D. Müller et de M. Lintner 59Cécile renouard

Réaction pour ouvrir un débat 65Marc feix

L’éthique théologique, le temps, la réalité, et l’art de vivre 71Stefano Biancu

La théologie rend- elle service à l’Union européenne ? 81Stefano Biancu, Marie- Jo thiel

Raison publique et éthique théologique 105Walter leSch

Convergences et divergences entre Églises dans le domaine éthique et social 121Jean- François collange

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Bible, étude et enseignement de la morale 133Azzolino chiappini

Pourquoi l’éthicien aurait- il besoin de la recherche historique ? 139Alberto Bondolfi

L’éthique théologique  : témoignage à partir du protestantisme italien 153Debora Spini

L’éthique théologique de langue italienne 163Pier Davide guenzi

L’arbre du Bien et du Mal  : le couple et l’éthique théologique aujourd’hui (Gn 2, 15-23) 189

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I N T R O D U C T I O N

i n t r o d u c t i o n

« Quelle identité de l’éthique théologique aujourd’hui ? Pour quel service ? », telle est la question qui a animé le colloque annuel de l’ATEM qui a eu lieu à Trento (Italie) du 26 au 29 août 2015.

Ce numéro de la RETM reprend les interventions de cette rencontre. Pour ceux et celles qui penseraient que ce choix géographique puisse en cacher un à caractère confessionnel ou même « lié à la controverse », qu’ils soient tout de suite tran-quillisés  : le culte œcuménique, célébré dans l’église de Santa Maria Maggiore, a été vécu par les participant(e)s comme un signe non seulement d’une compréhension commune de ce qui s’est passé dans cette ville au courant du seizième siècle, mais aussi de ce que nous devons entreprendre aujourd’hui comme spécialistes en éthique provenant d’Églises et de cultures et sensibilités théologiques différentes, mais unies dans un effort commun de compréhension du moment présent et des défis auxquels il nous expose et convie. En d’autres mots l’engage-ment œcuménique de l’ATEM est sorti de la session de Trento encore plus renforcé que jamais.

Notre attention, lors de notre rencontre à Genève en  2012, était posée sur les crises qui caractérisent la vie de nos sociétés pendant ces dernières années et les actes parus dans la RETM en montrent les multiples visages. À Trento nous avons voulu nous concentrer sur les crises et sur les défis qui touchent directement à l’exercice de notre profession et à l’état de notre discipline, l’éthique théologique. Ainsi, au moins selon la volonté des organisateurs, la session de Trento a voulu être complémentaire envers l’effort de réflexion entrepris à Genève. Évidemment le parcours qu’on a voulu entreprendre dans la ville du Concile a été assez différent de celui qui remonte à la session tenue dans la ville de Jean Calvin.

Une analyse critique des mécanismes qui président à notre propre recherche exige une capacité d’introspection peu com-mune en sciences humaines en général et parmi les disciplines théologiques en particulier. On a quand même essayé de l’entre-prendre tout en sachant qu’un tel effort devra continuer dans

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le temps et s’affiner ultérieurement. La tâche a été facilitée par une approche par région linguistique (l’italienne et celle de langue allemande étant tout près du lieu de notre rencontre).

Les membres de l’ATEM ont été accueillis au sein d’une ins-titution, la Fondazione Bruno Kessler, qui par sa configuration assez particulière, a permis aux participant(e) s d’entreprendre l’exercice auquel ils étaient invités. En effet cette Fondation, tout à fait privée même si considérée par la province autonome de Trento comme d’intérêt public, par ses différents centres de recherche, autant dans les domaines des « sciences dures » que des « sciences humaines », invite clairement à des questionnements interdisciplinaires ainsi qu’à étudier les phénomènes religieux autant dans une perspective « externe » dictée par différentes dis-ciplines « profanes » que dans une perspective « interne » typique des disciplines théologiques.

L’échange, pendant la session de l’ATEM, a été rendu pos-sible surtout par la présence des chercheur(e)s du Centro per le scienze religiose. Quelques- un(e)s ont pu présenter les lignes majeures de leurs recherches aux personnes convenues à Trento et tisser ainsi aussi de nouveaux contacts au- delà des frontières de la francophonie.

Certes les problèmes de fonds qui ont animé les débats tridentins étaient dictés surtout par des échanges qui caracté-risent la vie de l’ATEM déjà depuis quelques années et qui sont documentés seulement en partie par les textes de ce numéro de la RETM. Ce liminaire se limitera à en évoquer quelques- uns, sans vouloir les examiner en détail.

Un premier problème, que la session de Trento n’a pas analysé de façon explicite, tout en étant présent de façon « subcutanée » au sein des discussions et débats, est celui qui veut caractéri-ser de façon précise, le rapport entre une éthique qui se veut « théologique » et l’éthique cultivée au sein de la philosophie. Si l’on examine sans préjugés les textes issus des rencontres de l’ATEM on pourra observer que ces derniers ne prônent guère une conception purement « ancillaire » de la philosophie envers la théologie, mais plutôt un échange réciproque sur pieds de parité, et dans le respect des spécificités des deux disciplines. La réflexion éthique au sein de la philosophie garde toute son autonomie, autant dans la façon de poser les problèmes que dans le choix des méthodes pour essayer de les résoudre.

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Les préférences philosophiques des théologien(ne)s de l’ATEM vont surtout envers une approche qui remonte aux traditions herméneutiques, représentée de façon exemplaire par l’œuvre de Paul Ricœur. Une telle approche a permis et continue à per-mettre une articulation entre éthique philosophique et éthique théologique caractérisée non seulement par une attention aux textes de référence, bibliques et historiques, mais aussi grâce à la réflexion théologique proprement dite a permis aussi une réception de la modernité qui ne soit pas conflictuelle.

Au sein des travaux de l’ATEM l’attention pour les approches liées à l’éthique analytique d’origine anglo- saxonne a été moins intense, peut- être à cause d’une fréquentation moins aisée de la littérature spécifique. Nous sommes d’avis que, autant en éthique fondamentale qu’en éthique appliquée, une réception plus intense, et en même temps aussi critique, des approches analytiques, pourrait enrichir notre travail de réflexion autour des défis moraux qui caractérisent nos jours.

La même chose peut être dite des apports de la philosophie politique et de la philosophie du droit contemporains. Les contacts entre ces disciplines et la réflexion théologique ont été intenses dans le passé, autant en théologie catholique que protestante. Mais malheureusement ces dernières décennies ont marqué une certaine diminution d’intérêt aux contacts réciproques de part et d’autre.

Ces brèves remarques critiques n’enlèvent en rien à la qualité des contributions entendues à Trento. Elles veulent seulement souligner tout un travail qui nous attend à l’avenir, si l’on veut poursuivre la recherche d’une nouvelle identité pour la discipline qui nous réunit dans notre association.

*

La première session a été ouverte par une introduction thé-matique du président de l’ATEM, Alain Thomasset,  qui a sou-ligné quelques défis actuels de la théologie morale en Europe aujourd’hui : d’abord la difficulté d’être entendu dans la société dans son ensemble et d’adopter le ton juste dans le débat public, ensuite la manière dont elle conçoit la place des normes morales et plus largement le vocabulaire qu’elle emploie pour parler des repères de la vie morale, enfin la question de savoir si elle est

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vraiment capable d’écouter la voix des pauvres. D’après Tho-masset, ce dernier défi ferait partie de la solution concernant les deux premiers  : c’est à la condition d’être les porte- voix de ceux qui sont souvent sans voix que les théologiens et les éthiciens peuvent trouver aujourd’hui non seulement une audience nouvelle dans la société mais aussi le bon vocabulaire pour s’exprimer.

Pendant cette première session a eu lieu aussi la traditionnelle séance d’« actualité théologique »  : à partir du genius loci de Trento, Pier Davide Guenzi (vice- président de l’ATISM, l’Asso-ciation des théologiens moralistes italiens) a dressé un état des lieux de la théologie morale italienne, dont il a présenté trois dimensions fondamentales  : sa manière d’« être présente » dans le débat ecclésial et civil contemporain (dimension « introspec-tive »), les efforts qu’elle déploie pour « rapporter au présent » sa propre tradition de pensée (dimension « rétrospective »), et enfin, sa manière d’« adhérer au présent » afin d’ouvrir des hori-zons d’avenir (dimension « prospective »). À partir du chemin de l’éthique théologique italienne des derniers cinquante ans, Guenzi a plaidé pour un retour non naïf de la « casuistique », cette dernière étant comprise non seulement comme un point d’arrivée de la dynamique d’évaluation se penchant sur une situation donnée, mais aussi comme un moment génétique de la normativité elle- même et de son processus évolutif.

La deuxième session s’est concentrée sur la question de l’éthique théologique aujourd’hui. À partir d’une analyse de la sécularisation et de la société (post- )séculière, Martin Lintner (président de la Société européenne de théologie catholique) a offert un regard spécifique sur la question de savoir comment l’éthique théologique est mobilisée aujourd’hui, à partir de ses trois fonctions fondamentales : fonction de critique, d’intégration et de stimulation de la foi chrétienne. Selon Lintner, l’éthique théologique devrait se comprendre comme « la servante d’une réussite complète de la vie de l’homme et d’une coexistence constructive des êtres humains dans une société pluraliste ».

Denis Müller (Genève), qui n’a pas pu être présent mais qui a envoyé un texte, a offert un regard protestant sur la même question. Après avoir souligné un double affaissement – intra- théologique et public – de l’éthique théologique, le premier étant lié à une figure désubstantialisée du christianisme, le

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deuxième à une laïcité exsangue, Müller a présenté le dilemme à qui, à son avis, l’éthique théologique se trouverait aujourd’hui confrontée  : ou bien se mettre au service des stratégies ration-nelles en abandonnant toute ambition d’autonomie théologique (une stratégie que l’on pourrait qualifier de tillichienne) ou bien baliser une vision purement narrative et identitaire de la morale des chrétiens (une stratégie hauerwassienne). À partir de la proposition de J.- M. Ferry de la nécessité d’une Aufklärung religieuse, Müller a détaillé quatre défis pour l’éthique théolo-gique aujourd’hui : renouveler la théologie spéculative (contre la pauvreté de la théologie et de l’éthique théologique contempo-raines), intensifier la réflexion éthique normative (en récupérant le lien entre vérité universelle et singularité concrète du sujet), déployer l’anthropologie (en vue d’une subjectivité ouverte et relationnelle), imaginer la pratique (afin de rendre à l’éthique théologique sa concrétisation, et cela au triple niveau de l’indi-vidu comme personne, de l’Église comme communauté et de la société comme imagination symbolique).

Un débat s’est ensuite ouvert, faisant suite aux propos de Lintner et de Müller, animé par trois interventions de la part de Cécile Renouard (Paris), Marc Feix (Strasbourg) et Stefano Biancu (Genève). D’abord, Renouard a abordé la question de savoir si les critères indiqués par Lintner et Müller ne seraient pas communs à l’éthique philosophique et théologique aujourd’hui : elle l’a fait à partir de l’exemple de la posture théorique de la philosophe américaine Marta Nussbaum et du problème crucial des rapports entre éthique et politique, notamment vis- à- vis du problème – à la fois éthique et politique – du mal structurel.

Feix, ensuite, en rappelant la définition que Paul Ricœur a offerte de la visée éthique – « [une] visée de la bonne vie, avec et pour les autres dans des institutions justes » – a posé des questions à la fois urgentes et cruciales aujourd’hui : comment offrir pour la théologie un discours de sens, s’appuyant sur des valeurs sécularisées, mais qui puisse indiquer son substrat nourricier ? Quelle place pourrait du coup être accordée à l’institution, ecclésiale ou universitaire, confessante ou non, qui permette, autorise, régule, un discours d’éthique théolo-gique ? Quels éléments de méthode faudrait- il mettre en œuvre pour ce renouveau dont l’éthique théologique a aujourd’hui besoin ? Quel niveau une éthique théologique spéculative

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chrétienne cherche- t-elle à servir  : le niveau politique ou sociétal, le niveau des structures (ou corps) intermédiaires, le niveau individuel ?

Biancu, enfin, a présenté quelques propositions qui, à son avis, seraient potentiellement fécondes et productives dans la perspective de la question de l’identité de l’éthique théologique et de son service non seulement à l’Église/aux Églises et à la société, mais aussi aux femmes et aux hommes de notre temps, qu’ils soient croyants ou non croyants, qu’ils soient chrétiens ou qu’ils ne le soient pas. Il s’agit de trois idées qui, à son sens, permettraient de dépasser certaines idiosyncrasies devenues désormais traditionnelles : un rapport problématique avec le temps ; une difficulté persistante dans la recherche d’un équilibre entre la réalité et nos efforts de la saisir ; une sorte de perte – mais aussi une certaine redécouverte – dans nos sociétés postmodernes, de ce que l’on pourrait qualifier de lois premières de l’art de vivre.

La troisième session s’est penchée sur des perspectives plus particulières, telles que la nécessité d’un enracinement biblique pour l’éthique théologique, dont a parlé Azzolino Chiappini (Lugano) et la nécessité d’une confrontation continue avec la recherche historique, développée par Alberto Bondolfi (Trento/Genève). Chiappini a montré que la Bible n’est pas un réper-toire de solutions éthiques prêtes à l’emploi. Selon l’Évangile, les clés herméneutiques de l’agir, et donc de la morale, sont le discours des Béatitudes, l’annonce et l’accueil du Royaume, la nécessaire attitude de pauvreté vis- à- vis de Dieu  : non pas des normes morales en elles- mêmes, mais l’esquisse d’une attitude fondamentale de l’homme devant Dieu. Une attitude qui pose évidemment aussi des exigences éthiques, de manière que l’on peut dire que si l’on interroge la Bible à partir d’une préoccupation morale, on y trouvera peu et beaucoup au même temps. Bondolfi, quant à lui, après avoir dressé l’état de l’art de la production historique dans le domaine de l’éthique théologique, a montré comment une exploration critique et différenciée du passé de cette discipline, dans sa genèse et ses transformations, serait indispensable pour comprendre et éventuellement changer le présent et donner une consistance argumentative à la réflexion systématique. Un renouvellement de la recherche historique pourrait indirectement contribuer aussi

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à une diminution de la fragilité de l’éthique théologique vis- à- vis de l’éthique philosophique et enrichir ainsi les approches systématiques aux problèmes normatifs.

Walter Lesch (Louvain) s’est ensuite penché sur la question de savoir si la raison publique a besoin d’une éthique théologique « (et, si jamais, de quelle éthique théologique) ?  ». Après avoir proposé une définition provisoire de l’éthique théologique – une sous- discipline de la théologie chrétienne, qui s’intéresse aux questions d’une vie bonne et d’une société juste à partir du contexte du christianisme sans se limiter à un cadre purement confessionnel, et dont les méthodes d’argumentation et d’éclaircis-sement conceptuel sont philosophiques et apportent un éclairage volontairement séculier sur des problématiques auxquels tout être humain doit répondre s’il veut assumer ses responsabilités – Lesch a dressé une histoire de la catégorie de raison publique (à partir de Kant jusqu’à Habermas et Rawls), tout en soulignant l’« arro-gance » de ce singulier de « raison publique », qui serait plus cor-recte de décliner au pluriel. Il a enfin présenté une typologie de trois modèles de gestion de la présence de la norme religieuse dans un contexte sécularisé  : le modèle du mur séparation (R. Rorty), celui des piliers qui se côtoient pacifiquement et celui de la réflexivité (J.- M. Ferry). Après discussion il a proposé, comme un modèle de prise en considération de quelques demandes légitimes des citoyens religieux et non- religieux, le paradigme de la traduction, qui tout en se situant dans la perspective de l’éthique réflexive, prend acte des arrangements de séparation et de juxtaposition prônés par les deux premiers modèles, et propose l’idéal d’une « traduction coopérative » pour que les différentes traditions puissent dialoguer.

La quatrième session a été consacrée au statut des éthiciens dans les différentes Églises et aux nouvelles formes des prises de position des églises dans le domaine moral. À partir de son expérience personnelle en tant que membre du Groupe européen des sciences et nouvelles technologies (GEE) pour l’Union européenne, Marie- Jo Thiel (Strasbourg) s’est interrogée sur l’apport et les relations potentielles ou réelles – et donc sur l’influence possible – des débats théologiques sur les pourparlers de l’Union Européenne (UE) en ses lieux et fonctionnements stratégiques. Après avoir présenté le cadre politico- juridique de l’UE, Thiel a examiné ses lieux officiels (ou possibles) de

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dialogue, pour revenir enfin sur la question de « l’utilité » de la théologie et plus généralement de l’apport des religions.

Jean- François Collange (Strasbourg) s’est penché sur la question de l’éthique théologique dans un monde pluraliste et sécularisé à partir des relations possibles entre Églises, religions, et société. À partir de trois cas d’actualité en France – les débats sur la loi sur la fin de vie, sur l’institution du mariage pour tous et sur les changements climatiques – et des différentes positions ecclésiales en matière, Collange a montré qu’il y a là à l’œuvre une diversité marquée d’ecclésiologies, mais aussi une complé-mentarité des démarches qu’il faudrait mettre au service d’un ethos participatif d’échanges et de débats en vue de la création d’un espace public ouvert à tous les courants convictionnels acceptant la délibération commune.

La table ronde finale, animée par Alberto Bondolfi, a permis à tous les participants au colloque de se confronter à la ques-tion de l’identité de l’éthique théologique et de son service à partir de leurs biographies de théologien(ne)s et de moralistes engagés dans leurs Églises et dans la société. Dans ce cadre, Debora Spini (Florence) a présenté sa réflexion sur l’avenir de l’éthique théologique à partir de la perspective de son domaine d’expertise, celui de la théorie politique et sociale, et de sa biographie, qui est celle d’un appartenant à la courante mino-ritaire du protestantisme italien. Après avoir montré le devoir des chrétiens de contribuer au débat public, Spini a mise en garde les éthiciens contre la « très grave » tentation d’oublier la spécificité de l’éthique théologique et d’essayer d’« occuper » le champ de l’éthique publique.

Cette table ronde n’a pas voulu être une sorte de « dernier mot », mais plutôt une invitation à poursuivre la réflexion autour de l’identité et de la mission de notre discipline. Il s’agit d’un travail continu, qui admet et exige une série de modalités et d’approches différents, nourries d’apports qui peuvent nous venir de multiples autres disciplines et orientations. La rencontre de Trento constitue ainsi seulement un début d’un effort commun qui devra être poursuivi dans les années à venir. Il faut espérer ainsi que la RETM puisse rester l’instrument apte à qualifier toujours davantage cet effort de redéfinition continue de notre travail intellectuel et de notre engagement, a sein de nos Églises et de nos sociétés.

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Les membres de l’ATEM pourront et devront se ressourcer à de nouvelles sollicitations qui dépassent aussi le cadre culturel de la francophonie, ou bien la culture spécifique de chaque tradition confessionnelle pour s’ouvrir à une « oïkouménè » qui embrasse autant l’Europe que les périphéries du sud du monde. Un travail rude pour chacun(e) de nous, mais en même temps aussi enthousiasment et gratifiant.

S t e f a n o B i a n c u

A l b e r t o B o n d o f l i

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L E S D É F I S A C T U E L S D E   L ’ É T H I Q U E T H É O L O G I Q U E

A l a i n T h o m a s s e t

L e s d é f i s a c t u e L s d e   L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e

e n e u r o p e

Quelle identité de l’éthique théologique aujourd’hui ? Pour quel service ? Tel était le thème du colloque de l’Association de théologiens pour l’étude de la morale (ATEM) qui eut lieu à Trento, en Italie, du 26 au 29  août 2015. Ce lieu, un peu exceptionnel pour les moralistes, est le signe d’une histoire complexe. À l’heure où nous allons commémorer les 500  ans de la Réforme, Trento est à la fois le souvenir d’une déchirure de la chrétienté à l’aube de la modernité et l’indicateur d’un tournant de la pensée. Le Concile de Trente fut aussi en quelque sorte le début de la théologie morale avec la différenciation des disciplines théologiques. Le rapport à la Parole de Dieu et à la dogmatique s’était distendu, tandis que prenait forme pour longtemps un raisonnement moral spécifique. Le thème abordé ici, n’est bien sûr pas sans lien avec cette histoire. Lorsqu’on lit le livre de John O’Malley sur le Concile qui eut lieu dans cette ville entre  1545 et  1563, sous le pontificat de cinq papes, on ne peut qu’être saisi par l’importance des conditions politiques, ecclésiastiques, économiques et sociales de la production théo-logique du moment 1 ! Et si l’on avait encore l’illusion que la production éthique pouvait s’abstraire de ces conditionnements, cette histoire nous en libérerait aisément. Aujourd’hui la réflexion en éthique théologique doit s’ajuster à un environnement cultu-rel et social marqué par le pluralisme et la mondialisation. La rupture avec l’époque moderne n’est pas moins forte pour nous que celle qu’ont vécue les pères conciliaires encore marqués par l’époque médiévale.

1. J.W. o’malley, Le Concile de Trente. Ce qui s’est vraiment passé, Lessius, Bruxelles, 2013.

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Mais Trento et la fondation Kessler qui nous a accueillis sont aussi un autre symbole pour notre sujet. Elles indiquent les transformations institutionnelles et académiques qui marquent la production théologique. La fondation Bruno Kessler et le centre d’études religieuses qui en dépend est un organisme de recherche de la Province autonome de Trente. Ce statut, un peu unique pour les éthiciens francophones, nous invite à réfléchir aux relations complexes entre la recherche religieuse et les institutions politiques. Pour ce qui est de la France, (la situa-tion est un peu différente en Suisse et en Belgique ou d’autres pays), l’exclusion de la théologie de l’université au milieu du xixe  siècle et le développement de la laïcité, aujourd’hui ren-forcé par la résurgence des revendications religieuses, a réduit la place publique des moralistes chrétiens tout en leur donnant une plus grande liberté. Nous avons à nous interroger sur la posture que nous avons à prendre dans le débat public et sur le service spécifique que nous pouvons y apporter du fait de notre position particulière.

Après cette mise en contexte géographique et historique, quelques réflexions sur notre sujet peuvent être abordées 2. Si l’on s’interroge sur les défis actuels de la théologie morale en Europe, j’en suggère trois, essentiellement marqués par l’expé-rience française mais qui sans doute peuvent s’étendre à bien d’autres pays de ce continent. À mon sens, ces défis sont en même temps des chances pour l’éthique théologique et son identité tant dans la société que dans l’Église.

L’éthique chrétienne et le débat public

Le premier défi de l’éthique chrétienne aujourd’hui est la difficulté d’être entendu dans la société dans son ensemble et d’adopter le ton juste dans le débat public. C’est particulièrement le cas pour les questions anthropologiques soulevées par les nouvelles lois sur des questions comme le mariage homosexuel

2. Je m’inspire ici d’une intervention qu’il m’a été demandé de faire à l’occasion d’une rencontre européenne du réseau mondial des moralises catholiques à Craco-vie en novembre  2014. Une première version de cette intervention a été publiée  : A. thomaSSet, « Contemporary Challenges and Opportunities : The Western European Perspective » dans K. glomBik (ed.) Theological Ethics in a Changing World, Collo-quia Theologica n° 20, Opole, 2015, p.  15-22.

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et l’adoption, les recherches sur l’embryon, les mères porteuses et même sur les questions du genre… Aujourd’hui l’atmosphère publique est certainement marquée par une variété de posi-tions éthiques et de visions du monde contradictoires. L’ethos catholique (chrétien) n’est plus la présupposition commune et inconsciente de la vie sociale. Le pluralisme n’est pas seulement un fait politique ; c’est une réalité culturelle et religieuse qui crée des conflits qu’il aurait été difficile d’imaginer il y a trente ans 3. Mais le fait sociologique le plus significatif est sans doute la montée d’une approche individualiste des droits de l’homme et de la conduite humaine. Un indicateur significatif de cette tendance, est que les personnes se demandent parfois : « Pour-quoi faites- vous une loi sur ces questions ? Ne sommes- nous pas libres d’adopter un enfant, ou d’avoir un enfant, quels que soient les moyens que nous utilisons pour cela ou la situation du couple ? N’est- ce pas une question purement privée ?  » Ce phénomène nous oblige à réfléchir plus profondément sur les fondements de notre point de vue. Pourquoi sommes- nous parfois convaincus qu’il existe un lien étroit entre le dévelop-pement de notre société et un idéal particulier de la famille ? Comment pouvons- nous rendre cette position plausible pour ceux qui ne partagent pas nos convictions ? Est- il certain que notre vision biblique de l’humanité s’applique universellement ? Et plus profondément, nous avons à nous demander ce qui, dans nos sociétés, est la base d’un engagement public en faveur du bien commun ? Savons- nous réellement ce qu’est le bien commun 4.

Le conflit des convictions sur la loi autorisant le mariage homosexuel en France est un bon exemple, montrant à la fois l’intensité des passions soulevées par cette question et l’impor-tance de la manière dont ces convictions sont exprimées. Les médias ont rapporté les différentes positions, mais d’une façon qui menait souvent à la caricature. Les grandes manifestations

3. Quelques exemples  : les débats sur la nourriture dans les cantines scolaires, le travail du dimanche, le port du voile islamique, la présence des signes religieux dans les lieux publics. Ces débats ont conduit à mettre en relief de plus en plus de revendications communautaires. D’autres débats sur le début ou la fin de vie ont été davantage influencés par une opposition entre convictions religieuses et convictions laïques.4. L’intérêt pour la question du bien commun est aujourd’hui en hausse, tant en philosophie et qu’en théologie. Voir, par exemple, le récent ouvrage de Patrick riordan, Global ethics and global common goods, Bloomsbury, 2014.

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publiques alimentées par une proportion importante des catho-liques qui étaient fortement opposés à la loi 5 ont progressivement provoqué un malaise parmi une autre frange des catholiques qui ne se reconnaissaient pas dans cette façon de parler et dans ces condamnations 6. De manière significative, après que la loi ait été votée, le Conseil épiscopal « famille et société » a publié une déclaration appelant les communautés catholiques à aller au- delà de leurs points de vue différents. S’ils devaient en effet continuer le dialogue avec la société dans son ensemble, ils devaient aussi de façon plus importante encore, continuer la discussion en leur sein 7. Le débat interne au sein de l’Église sur les questions d’éthique est en fait ce qui peut contribuer à rendre nos positions plus crédibles.

Mais de cette situation découle aussi une chance pour l’éthique théologique  : car personne ne peut plus prétendre avoir l’unique vérité. Comme le souligne le philosophe Marcel Gauchet, ceci donne une nouvelle chance aux Églises et aux autorités spirituelles ou morales en général, d’être entendus dans la société civile 8, à condition que ces groupes trouvent une façon de parler qui s’adresse à la société dans son ensemble,

5. Plusieurs centaines de milliers de personnes ont participé au moins à trois grandes manifestations à Paris, qui étaient probablement parmi les plus grandes manifesta-tions de ces 20 dernières années. Les participants ont estimé qu’il y avait en jeu quelque chose de tout à fait fondamental pour la vie commune.6. Beaucoup de catholiques, bien qu’étant eux- mêmes en désaccord avec la loi, ont été mal à l’aise avec le fort soutien de beaucoup d’évêques à un mouvement qui exprimait une position politique et qui ne faisait pas consensus dans toute l’Église. La radicalisation progressive du mouvement en réaction à la surdité du gouvernement a provoqué une inquiétude supplémentaire. Voir, Les chrétiens dans le débat public, Éd. Facultés jésuites de Paris, 2014.7. Conseil « Famille et société » de la conférence des évêques de France, Poursuivons le dialogue !, 4  juin 2013. « Au- delà de la question de la formulation politique du projet de réforme, ces clivages, vécus douloureusement à l’intérieur des personnes comme à l’intérieur des communautés chrétiennes sont aussi révélateurs de la com-plexité du jugement éthique en situation pluraliste et invitent à approfondir notre réflexion. Ils signalent que le jugement éthique lui- même est devenu pluraliste. Chacun invoque sa conscience et on ne saisit plus s’il existe encore des fondements communs pour se prononcer sur ces grandes questions où l’avenir de l’homme se dessine. »8. Marcel Gauchet, philosophe spécialisé dans les religions, qui n’est pas lui- même un croyant, déclarait : « la situation actuelle où l’État est désacralisé et où s’installe le règne de la société civile, cette situation offre pour les Églises, pour les autorités spirituelles en général, plus largement encore pour les gens parlant au nom d’une conviction religieuse ou morale, de se faire entendre dans le débat public et d’y bénéficier d’une attention, d’une écoute dont ils n’auraient certes pas joui voici peu », dans La place

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et qu’ils montrent une volonté de s’engager dans un réel débat, aussi bien en leur sein qu’avec d’autres. Ainsi, le livre du groupe de travail épiscopal sur les questions de bioéthique dirigé par Mgr  D’Ornellas, Bioéthique. Propos pour un dialogue, publié à l’occasion de la révision des lois de bioéthique, a- t-il été bien accueilli 9. Pensons aussi aux deux documents équilibrés du groupe de travail « famille et société » sur le mariage des personnes de même sexe 10. En même temps, les déclarations communes des représentants des grandes religions (sur les questions familiales, sur les problèmes d’immigration, ou sur la situation des Roms par exemple) sont également importantes, car elles montrent que le dialogue interreligieux existe et qu’il peut présenter des positions éthiques partagées 11. Dans nos sociétés, les chrétiens, et en particulier les éthiciens, sont invités à être des « passeurs » entre les différentes cultures. Comme le disait déjà Richard Niebhur, nous sommes obligés de vivre dans au moins deux cultures, celles du monde et celle de l’Évangile 12. Toute la difficulté est ne pas se perdre dans la traduction.

Les normes morales objectives, croissance personnelle et évolution historique

De ce premier défi qui concerne notre crédibilité et notre pertinence dans la société, fait suite un second qui concerne la manière dont nous concevons la place des normes morales et plus largement le vocabulaire que nous employons pour parler des repères de la vie morale. Quelles sont les relations

du religieux dans les sociétés modernes, Paris, dans Semaines sociales de France, D’un siècle à l’autre. L’Évangile, les chrétiens et les enjeux de société, Paris, Bayard, 2000.9. Mgr d’Ornellas et les évêques du groupe de travail sur la bioéthique, Bioéthique. Propos pour un dialogue, Lethielleux, DDB, Paris, 2009.10. Conseil famille et société de la conférence des évêques de France, « Élargir le mariage aux personnes de même sexe ? Ouvrons le débat », note du 28  septembre 2012 ; « Poursuivons le dialogue !  », note du 4  juin 2013.11. Voir, par exemple, en Belgique, la déclaration commune des chefs des reli-gions trois monothéistes contre les violences commises au nom de la religion (22/08/2014), ou de la déclaration commune des représentants des six grandes religions en France dans le cadre d’un débat sur la laïcité juste avant les élections (30/03/2011).12. Voir H. Richard nieBuhr, Christ et la Culture, Harper and Row, 1951, San, expanded édition, Cinquantenaire, 2001.

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entre la liberté et la vérité, ou entre la vérité et la conscience ? Cette question ancienne et fondamentale a été reprise par Veri-tatis Splendor et par les récentes interprétations magistérielles au sujet des normes morales objectives 13. Bien évidemment, parler de conscience évoque la tension inévitable entre la nécessité d’un jugement dans des circonstances particulières et les obligations provenant d’une loi extérieure à cette situation. Il faut dire avec Vatican  II et toute la tradition morale que la conscience est le centre plus secret de l’être humain, le sanctuaire où il est avec Dieu et l’instance où la décision doit finalement être prise 14. Mais comment concilier cela avec les déclarations de certains documents magistériels qui semblent indiquer que la conscience n’a presque rien d’autre à faire qu’à obéir sans discussion aux normes morales objectives donnés par la Loi divine, interprétée par le Magistère 15. Dans le premier synode sur la famille, divers évêques ont indiqué combien le vocabulaire des actes « intrinsèquement pervers » ou « intrinsèquement désordonnés » n’aidait pas les gens à prendre des décisions responsables et à vivre une réelle croissance dans la vie morale. À cet égard, ils ont parlé de « gradualité 16 » ou finalement de « pédagogie divine ». Mais derrière cette question de vocabulaire, c’est une manière d’évaluer les actes moraux qui est en jeu. Le vocabulaire qui décrit la moralité des actes humains en se référant essentiellement à leur objet (indépen-damment de l’intention et des circonstances), et qui ne parle que de normes morales objectives d’une loi naturelle immuable, est insuffisant pour résoudre les nombreux conflits moraux avec lesquels les chrétiens font face aujourd’hui. L’histoire, la structure narrative de la vie des personnes et l’environnement

13. Voir Jean paul ii, Veritatis Splendor (1993), en particulier, chap. 2 et n° 54-64.14. Concile Vatican II, Gaudium et Spes, n° 16. Voir également n° 43 et 50.15. Voir Veritatis Splendor n° 55-59, insistant sur la faillibilité de la conscience et la nécessité de sa formation dans l’obéissance au Magistère, l’interprète autorisé des lois naturelles et divines. Voir B. JohnStone, Erroneous Conscience in Veritatis Splendor and the Theological Tradition, dans J. Selling et J. JanS, eds., The Splendor of Accu-racy  : An Examination of the Assertions Made in Veritatis Splendor, Kampen, Kok Pharos, 1994, p. 114-135. Pour un autre point de vue, L.- T. Somme, La conscience morale à Vatican II et dans le Magistère postérieur, dans Revue Thomiste 110 (2010), p.  217-240.16. Voir S. maillard, La gradualité en débat pour atteindre l’idéal de la famille, à La Croix, 10/08/2014.

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culturel – tous ces éléments doivent sûrement influencer le contenu et la force normative des déclarations ecclésiales sur la morale, même si cela semble à première vue diminuer leur prétention à l’universalité 17. En fait, c’est l’inverse qui est vrai et une reconnaissance de ce principe pourrait renforcer la prétention du christianisme à parler de manière universelle. Nous devons trouver des manières de parler qui permettent à la fois d’affirmer une normativité morale chrétienne de portée universelle et qui prenne en compte l’expérience singulière de chaque personne et de chaque situation. En d’autres termes, nous devons présenter ces normes morales comme des repères indispensables mais dont le rôle est d’aider le discernement en conscience, tant personnel que communautaire, et non comme des lois devant s’imposer sans tenir compte des circonstances et des personnes. Les situations présentes sont trop complexes pour se réduire à des applications de règles simples.

Si nous croyons que la révélation est elle- même l’auto- communication de Dieu 18, il s’ensuit que l’initiative de la grâce divine et la réception humaine de cette initiative sont co- originaires 19. À plus forte raison, nous ne pouvons séparer la doctrine morale de la pratique pastorale et existentielle 20. En outre, l’herméneutique philosophique et théologique nous

17. Pour un débat sur ces questions et l’utilité de l’herméneutique et de la narrativité en théologie morale, voir A. thomaSSet, Dans la fidélité au Concile Vatican II. La dimension herméneutique de la théologie morale dans Revue d’éthique et de théologie morale (n° 263) mars 2011, p. 31-61 et (n° 264), juin 2011, p. 9-27. Sur l’importance des récits  : « Seul le récit peut décrire l’action au niveau où la personne peut être adéquatement identifiée. En même temps, seul le récit permet d’établir l’action d’une de liaison entre et l’agent qui peut en être tenu pour responsable. L’analyse de l’imputation morale d’une action n’est donc concrètement possible que si l’action de l’agent est reconnue, au moyen du récit, comme s’inscrivant dans l’histoire de sa vie. La constitution de l’action et la constitution du sujet apparaissent réciproques » (A. Thomasset, juin  2011, p.  19). Voir aussi P. ricœur, soi- même comme un autre, 1995, chap. 5 et 6.18. Voir Vatican II, Dei Verbum, n° 2.19. Voir K. rahner, Traité fondamental de la foi, traduit par G. Jarczyk (traduction de Grundkurs des Glaubens : Einführung in den Begriff des Christentums. Fribourg : Verlag Herder, 1976), Centurion, Paris, 1983.20. Les normes morales et l’expérience morale sont toujours dialectiquement corré-lées. Les normes sont essentiellement des réflexions de la tradition sur l’expérience chrétienne. Elles sont des sédimentations historiques qui peuvent être modifiées par de nouvelles expériences ou le développement de la conscience chrétienne. Voir J. mahoney, The Making of Moral Theology, A Study of the Roman Catholic Tradition, Oxford University Press, 1987.

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montre que, dans notre monde pluraliste, la quête d’une réalité de valeur universelle ne peut pas faire l’impasse d’un dialogue sincère entre des visions du monde différentes 21. La vérité n’est pas quelque chose que nous pouvons saisir. La vérité est une personne, que nous devons rencontrer et dont le mystère n’est jamais épuisé. Comme certains Pères du Synode l’ont suggéré, la tradition morale catholique se trouve dans la nécessité d’une réin-terprétation. Parmi les nombreuses suggestions que Mgr Bonny a faites avant le récent Synode, l’une des plus intéressante est son souhait que soit réhabilitée l’école personnaliste de la théologie morale, qui prend en compte la personne dans l’ensemble de l’histoire de sa vie. Nous devons trouver un moyen d’aider les gens à grandir dans la sainteté, comme le concile Vatican  II nous y a invités 22. Les gens sont à la recherche d’une éthique de la croissance, plutôt que d’une éthique des normes morales absolues, une éthique de la personne plutôt qu’une morale des actes. À cet égard, l’éthique des vertus, avec son souci de forma-tion du caractère, peut jouer un rôle important. Dans la situation actuelle des identités instables, nous devons nous demander en priorité quel type de personne nous voulons devenir, et seule-ment ensuite, quelles actions il faut éviter. La théologie morale contemporaine a besoin de réhabiliter la recherche du bonheur et le développement des vertus (ces pratiques qui renforcent les dispositions à agir selon le bien 23).

La voix des pauvres

Peut- être le dernier défi qu’il faut évoquer brièvement fait- il partie de la solution concernant les deux premiers. Écoutons- nous la voix des pauvres ? Comme théologiens de la morale, dont la vocation est d’aider les gens dans leurs combats pour vivre et agir bien, sommes- nous vraiment informés des souffrances des

21. H. G. Gadamer et P. Ricœur ont montré l’importance de ce point de vue her-méneutique.22. Voir Vatican II, Lumen Gentium, chap. V.23. Voir, par exemple, J. keenan, Virtues for Ordinary Christians, Kansas City, MO : Sheed & Ward 1996 ; A History of Catholic Moral Theology in the Twentieth Century : From Confessing Sins to Liberating Consciences, Continuum, 2010 ; W. C. Spohn, Jésus et l’éthique. Va et fais de même, Lessius, 2010 ; A.  thomaSSet, Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance. Une éthique théologique, Les-sius, 2015.

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personnes marginalisées dans nos sociétés ? Sommes- nous en mesure d’être les hérauts de leur voix ? Sommes- nous prêts à apprendre d’eux, reconnaissant que leur expérience est unique, et que cette expérience leur donne une sagesse inaccessible pour nous ? Depuis 2010, l’Église de France a entrepris un processus de conversion, visant à restaurer la place centrale accordée à sa fonction diaconale, une tâche qui avait été trop souvent réservée aux spécialistes ou reléguée, en quelque sorte, dans les chapelles latérales 24. La rencontre qui eut lieu à Lourdes en mai 2013, appelée « Diaconia 2013 », fut une révélation. Parmi les 12 000 délégués de toute la France, 3 000 étaient des personnes « blessées ». Un groupe d’entre eux a pris la parole et dit ce qu’ils avaient très soigneusement préparé, avec l’aide d’autres, sur une période de deux ans. Leur parole a eu un impact pro-fond, parce qu’ils ont ramené l’auditoire aux fondamentaux de notre foi. Ils ont dit par exemple  :

Ce que nous avons appris dans notre groupe « Place et parole des pauvres », c’est que Dieu est vrai. J’ai pu rencontrer des gens qui vivaient la croix, la souffrance, l’abandon, et qui vivaient une résurrection. C’est tout l’Évangile qui est vrai. Ce n’est pas vrai parce que je me force à croire, mais ce sont mes frères et sœurs qui me disent que c’est vrai, et les mots de confiance, d’espérance, prennent un sens et deviennent vivants en moi parce qu’ils sont vrais dans la vie des autres. J’ai besoin de mes frères et sœurs pour découvrir que les Évangiles, c’est vrai, et j’ai, en particulier, besoin de ceux qui passent par des chemins plus douloureux 25.

Ils ont invité l’Église à se lancer sur un nouveau chemin en suivant Jésus, en étant centré sur sa manière d’agir avec les personnes qu’il rencontrait et en particulier avec les pauvres.

Ensemble, on peut transformer des choses, et faire comprendre que l’Église n’est pas réservée à certaines personnes. Ensemble, on va construire un autre chemin, une autre expérience pour que dans les rencontres, il y ait l’échange et l’écoute, et que quand on sort de l’église, on fasse ce qu’on a dit. Diaconia, ça peut être le début d’autre chose  : réveiller l’Église à une autre dimension, c’est- à- dire une manière de suivre le Christ dans sa manière à lui d’être avec les plus pauvres. Parce que lui, Jésus, il a traversé le même chemin que les pauvres.

24. Voir le site Web www.diaconia2013.fr et E. grieu, Un lien si fort. Quand l’amour se fait diaconie. Préface du cardinal Roger Etchegaray, Éd. de l’Atelier, 20122.25. L’Église  : quand les pauvres prennent la parole, Éditions franciscaines, 2014.

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Dans leur rencontre avec des personnes de grande fragilité, les délégués ont fait une expérience de joie tout à fait inat-tendue. Alors que le processus continue dans les diocèses, les personnes engagées dans des actions de solidarité découvrent que le service des pauvres n’est pas seulement une conséquence éthique de leur foi, mais une source de renouvellement pour leur foi 26. Les pauvres eux- mêmes deviennent de plus en plus les principaux acteurs de la lutte contre la pauvreté et l’injustice. Quand les personnes voyagent avec les pauvres, ils découvrent qu’ils rencontrent le Christ 27. L’utilisation de l’expression tout à fait inhabituelle de diaconia est aussi un moyen de faire davan-tage ressortir la relation entre la solidarité avec les pauvres et l’expérience de la rencontre personnelle avec le Christ.

En ce qui concerne le second défi, évoqué précédemment, cette expérience de familiarité et de fraternité avec les pauvres nous apporte une perception nouvelle sur la force et la fra-gilité humaine, sur l’importance de la famille et des relations humaines dans nos vies. Sur le plan de l’éthique, les pauvres nous encouragent à tenir compte de nos histoires de vie souvent tortueuses. Quand nous entendons l’expérience des personnes qui ont connu la grande pauvreté, une des choses que nous apprenons est que l’espérance découle d’un réseau d’amitié. Ces personnes soulèvent aussi une question sur la façon dont nous utilisons un terme comme « autonomie », par exemple, trop facilement et trop souvent considérée comme une caractéristique de la vie adulte et de la responsabilité morale.

Bref, ces personnes peuvent grandement nous aider à redéfinir de manière juste la manière dont nous parlons de l’homme.

Par ailleurs, en ce qui concerne le premier défi, celui de la crédibilité dans le débat public, les chrétiens peuvent trouver une audience nouvelle dans la société dans son ensemble et ils sont mieux considérés, lorsqu’ils sont engagés en faveur des pauvres et des exclus. Quand Caritas France remet son rapport annuel sur la pauvreté dans le pays, c’est un événe-ment médiatique majeur. L’expertise de Caritas s’appuie en

26. Pour plus d’informations, voir Mgr  Housset et le groupe de suivi théologique de Diaconia, Servons la fraternité, Documents épiscopat, n° 4, 2013.27. Voir A. thomaSSet et B. caSSaigne, Quand la foi est sociale. Analyse de récits de chrétiens engagés, Paris, Bayard, 2013.

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effet sur 70 000 volontaires qui sont en contact personnel avec plus d’un million de personnes nécessiteuses. Le même constat s’applique lorsque la « Fondation Abbé Pierre » publie son rapport annuel sur les carences du logement en France 28. Récemment, le CERAS (Centre de recherche et d’action sociales) a organisé une conférence internationale sur la « transition énergétique et la justice sociale 29 ». Dans la suite de Diaconia 2013, ils ont réalisé qu’ils devaient laisser les pauvres s’exprimer sur cette question. Ainsi, les membres de la communauté de « Magdala » (une association chrétienne de personnes très pauvres, située à Lille) se sont exprimés au début de la Conférence et, en face des chercheurs internationalement respectés, ils ont posé les questions cruciales que soulève à ce sujet leur expérience au jour le jour. Entendre, par exemple, que parfois ils devaient choisir entre l’alimentation de la famille ou payer des factures d’énergie, a donné une qualité spéciale aux débats 30. Pour les théologiens moralistes, reconnaître que la rencontre avec les pauvres est un lieu de révélation du Dieu de la vie est cer-tainement un défi. Mais c’est certainement aussi une chance pour nous. Et dans notre réflexion sur l’identité de l’éthique théologique aujourd’hui nous pourrions nous demander si l’une de nos tâches prioritaire ne serait pas d’être les porte- voix de ceux qui bien souvent sont sans voix.

A l a i n T h o m a s s e t

Président de l’ATEM

28. Voir Fondation Abbé Pierre, L’état du mal logement en France, 19e Annual Report, en http://www.fondation- abbe- pierre.fr/19e- reml et Secours catholique- Caritas France, Le rapport statistique d’accueil 2013, http://www.secours- catholique.org/IMG/pdf/rs- 2013.pdf29. Centre de recherche et d’action sociale (CERAS), Une transition énergétique équi-table. Quelle justice sociale à l’heure de la transition énergétique, colloque internatio-nal 10-12 septembre 2014, Paris. http://www.ceras- projet.org/transition/30. Voir http://www.ceras- projet.org/transition/videos- pleniere- b- lenergie- revelatrice- de- precarites/

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M a r t i n   M .   L i n t n e r

c o m m e n t L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e e s t - e L L e

m o b i L i s é e a u j o u r d ’ h u i ? u n r e g a r d c a t h o L i q u e 1

S é c u l a r i S a t i o n e t S o c i é t é ( p o S t ) S é c u l i è r e

Au plus tard depuis les événements dramatiques du 11 sep-tembre 2001, tragiquement motivés par la religion, on constate que la thèse selon laquelle la modernisation repousserait irré-versiblement la religion dans la sphère privée et la rendrait de plus en plus insignifiante en matière de politique sociale s’avère infondée. « L’idée d’un rapport automatique entre la modernisa-tion et la fin des religions se révèle de plus en plus fausse 2 ».

Une clarification des concepts en guise de contextualisation

Fondamentalement, l’idéologie du sécularisme doit être distinguée du processus de sécularisation. Le sécularisme peut être défini « comme une forme extrême de sécularisation, où l’être humain prétend à une indépendance et une autonomie totales, tant pour lui que pour “son” monde, ou nie directement l’existence de Dieu, afin de consolider sa propre indépendance. Il ne saurait donc être simplement identifié à l’athéisme. Il en va du refus d’accepter un

1. Article traduit de l’allemand par Lucie Kaennel.2. G. kruip, « “Die Hilfe, welche die Kirche von der heutigen Welt erfährt” (GS 44)  : Chancen und Herausforderungen der Säkularisierung für die katholische Kirche am Beginn des 21. Jahrhunderts », Studia Nauk Teologicznych 9, 2014, p. 85-101, p. 85-86.

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autre monde. Cette position ne veut pas reconnaître que la foi (la religion ou l’Église) a quelque chose à dire sur les questions fondamentales de la vie 3 ». En revanche, « dans l’usage courant, la sécularisation [signifie] en principe la perte ou le recul de toute influence de la religion dans la société 4 ». Le processus historique de la sécularisation a « avant tout [débuté] avec le transfert juri-dique de propriété des biens ecclésiastiques aux États- nations en formation, transfert effectif depuis  1803 comme conséquence de la Révolution française. “Séculier” ne désigne donc nullement l’influence décroissante de la religion, de l’Église et de la foi dans l’espace public 5 ». La sécularisation a toutefois conduit – en raison, en dernière instance, de la résistance acharnée de l’Église à ces développements –, non sans un fort pathos anticlérical, à des processus d’émancipation, de la part de différentes sphères de la société telles que l’État, la politique, la science, la culture,  etc., de l’influence des autorités religieuses – processus qui sont allés de pair avec la reconnaissance de la raison comme seul critère certain pour l’individu tant connaissant qu’agissant. Pour ce qui est de l’histoire des idées, les racines de la sécularisation doivent être cherchées dans la conception judéo- chrétienne de la création et de l’histoire, selon laquelle les réalités terrestres et historiques doivent être fondamentalement distinguées de la réalité de Dieu,

3. I.- . M. V.  SzaniSzló, « Unumgänglichkeit der Säkularisierung und Ablehnung des Säkularismus in der heutigen postmodernen Gesellschaft », dans M. M. lintner (dir.), God in Question. Religious Language and Secular Languages, Brixen, Weger, 2014, p.  339-350, p.  340.4. G.  kruip, « Die Hilfe, welche die Kirche von der heutigen Welt erfährt », p.  88. Kruip explique et problématise le concept de sécularisation, et propose des com-pléments bibliographiques (voir ibid., p.  85-86, n.  1). Markus luBer, « Ende der Säkularisierung ? Neuere Einsichten vom 29.  Kongress der Internationalen Gesell-schaft für Religionssoziologie », Stimmen der Zeit 133, 2008, p. 259-269 ; K. gaBriel, « Säkularisierung und Wiederkehr der Religionen unter den Bedingungen der Glo-balisierung » dans A. kreutzer et F. gruBer (dir.), Im Dialog. Systematische Theologie und Religionssoziologie, Freiburg im Breisgau, Herder, 2013, p. 267-277 ; J. caSanova, « Europäische Säkularisierung aus globaler vergleichender Perspektive. Diagnose und Antwort » dans T. dienBerg, T.  eggenSperger et U. engel (dir.), Himmelwärts und weltgewandt. Kirche und Orden in (post- ) säkularer Gesellschaft  / Heavenward and worldly. Church and Religious Orders in (Post) Secular Society, Münster, Aschendorff, 2014, p. 41-54 ; H. JoaS, Glaube als Option. Zukunftsmöglichkeiten des Christentums, Freiburg im Breisgau, Herder, 2012, en particulier p.  32-85.5. M.  menezeS, « Jürgen Habermas und die “postsäkulare” Gesellschaft », Paralog. Journal für Religionswissenschaft und - philosophie, article mis en ligne le 2  février 2013 et consulté le 10 juillet 2015 : http://paralog- journal.at/2013/02/jurgen- habermas- und- die- postsakulare- gesellschaft/.

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même si elles ont leur origine en Dieu et qu’elles ne sont pas complètement détachées de lui en tant que but et accomplissement de la création, conformément à la doctrine de la creatio continua. Le rattachement des réalités terrestres et des événements historiques à Dieu – au sens premier du concept latin re- ligio – a d’abord permis leur démythologisation ou désacralisation et, partant, une distance critique par rapport au monde et à l’histoire, laquelle les prémunissait à son tour contre une pseudo- sacralisation. Comme je l’ai déjà évoqué, la sécularisation est aujourd’hui très souvent enten-due comme une « perte d’influence sociale de la religion ». Selon le sociologue de la religion José Casanova, il s’agit à vrai dire dans ce cas d’une forme spécifiquement européenne de la sécularisation qui doit être comprise comme « recul des convictions et des pratiques religieuses 6 ». La religion chrétienne a perdu le monopole du sens et des repères dans la réalité. La vision chrétienne de l’être humain et du monde ne constitue plus un arrière- plan plausible, partagé à l’échelle de la société, pour interpréter le monde, l’histoire et la vie. Dans le même temps, la signification religieuse de la réalité et de la vie est de plus en plus reléguée dans la sphère privée, de même que les normalisations religieuses traditionnelles perdent de leur influence dans le domaine de l’organisation individuelle de la vie. Le mot- clé « individualisation », qui n’est pas à confondre avec l’individualisme où le sujet individuel est posé comme absolu dans son indépendance par rapport à l’autre, peut qualifier l’accroisse-ment – allant de pair avec la sécularisation et l’émancipation des autorités religieuses – de la liberté individuelle et, partant, de la responsabilité personnelle 7. Les différentes tendances de déchris-tianisation doivent être distinguées des processus de sécularisation, quand bien même elles ne sauraient être appréhendées de manière totalement indépendante d’eux 8. La déchristianisation peut – en tant que déconfessionnalisation – signifier que des personnes continuent certes à se considérer comme chrétiennes, toutefois moins au sens d’auto- identifications marquées confessionnellement, ou qu’elles se sentent moins liées à l’Église dans sa forme institutionnelle,

6. Voir à ce propos J.  caSanova, « Europäische Säkularisierung aus globaler ver-gleichender Perspektive », et Europas Angst vor der Religion, Berlin, Berlin University Press, 2009.7. Voir G.  kruip, « Die Hilfe, welche die Kirche von der heutigen Welt erfährt », p.  88 ; bibliographie complémentaire, ibid., n.  7.8. À ce sujet, voir, p. 88-89.

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c’est- à- dire qu’elles participent moins à la vie de l’Église, même si elles continuent à organiser leur vie selon des valeurs chrétiennes (désecclésialisation). D’autres, en revanche, prennent leurs distances par rapport à la foi chrétienne, tout en continuant à s’intéresser aux questions religieuses et aux religions, si bien qu’ils se considèrent certes comme religieux, mais non (plus) liés confessionnellement au christianisme. On peut par conséquent parler d’une société postchrétienne. En résumé, nous pouvons, avec Franz Höllinger, comprendre la sécularisation, « non [comme] la fin de la religion, mais [comme] la transformation de la religion commune universa-liste d’autrefois en un pluralisme religieux, une religiosité privée […] et de nouvelles formes d’expression “invisibles” du religieux 9 ».

L’ambivalence du rôle de la religion en contexte (post) séculier

L’ambivalence liée au fait que, d’une part, la religiosité rat-tachée aux institutions diminue et que la religion ou plutôt les Églises chrétiennes, en raison de la séparation de l’Église et de l’État, sont en perte d’influence dans la sphère sociale et que, d’autre part, les représentations religieuses continuent à marquer la vie des individus qui participent en tant que citoyens et citoyennes à l’organisation de l’espace public met l’État séculier devant la double obligation d’une neutralité en matière de vision du monde et de la garantie d’une coexistence non violente d’humains ayant des convictions religieuses variées. La laïcité selon le principe constitutionnel qui, en Europe, est surtout représenté par la France, suivant lequel l’État et l’Église, le droit et la religion doivent être strictement séparés, d’une part, limite l’exercice de la religion à la sphère privée et, d’autre part, reconnaît l’égalité de toutes les religions, pour autant que l’État ne s’arroge pas le droit de juger de la prétention d’une religion donnée à la vérité 10. L’État s’engage également à une

9. F.  höllinger, « Ursachen des Rückgangs der Religiosität in Europa », SWS- Rundschau 45/4, 2005, p.  424-448, ici, p.  424, cité d’après M.  menezeS, « Jürgen Habermas und die “postsäkulare” Gesellschaft ».10. Pour un développement historique et pour le concept de laïcité, voir K. furer, « Teaching about religion » – Religionskunde im Vergleich. Rechtsvergleichende und verhandlungstheoretische Betrachtung von integrierter Religionskunde in Frankreich und Religionskunde als gesondertem Fach im Kanton Zürich, Münster, Lit, 2012, en particulier, p.  20-46.

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neutralité en matière de vision de monde en restant impartial face à toutes les religions. Ce qui, en matière d’intérêts politiques et d’organisation de la coexistence des citoyens et citoyennes, lui garantit de pouvoir en appeler à des fondements qui ne soient pas légitimés par la religion mais par la raison, en même temps que la liberté religieuse de l’individu et des communautés religieuses est protégée de l’ingérence d’institutions politiques dans les affaires religieuses. Sont toutefois reconnus l’autono-mie de l’État et de l’Église, le respect mutuel de leur droit à l’autodétermination et la disposition à une collaboration visant une gestion pacifique et équitable des intérêts de la société.

En revanche, le concept de laïcisme peut désigner une « neu-tralité religieuse » élevée au rang de vision du monde publique, qui se comprend – plus ou moins implicitement – comme areligieuse ou antireligieuse, en tout cas comme libérée de la religion, et qui va de pair avec le rejet du bien- fondé de la religion ou avec un athéisme – souvent militant – et fait valoir que des valeurs morales socialement pertinentes peuvent uniquement être légitimées par la dynamique politique. Si la laïcité facilite l’entente entre instances politiques et religieuses, dans l’intérêt commun de veiller à la dignité humaine et de la protéger au moyen des droits de l’homme, le laïcisme, quant à lui, rejette résolument une telle compréhension mutuelle. Sans aborder ici les aspects complexes de cette problématique, tant politiques et juridiques que relevant de la sociologie de la religion, notons pourtant celui- ci  : l’espace public politique ne saurait être convenablement appréhendé si la dimension de la religion est complètement occultée. Évoquons la question, notamment discutée par Ernst- Wolfgang Böckenförde, de savoir si l’État libéral, sécularisé, ne vit pas de présupposés dont il ne saurait lui- même se porter garant, de sorte qu’il soit rede-vable des contenus éthiques aux traditions religieuses 11. En définitive, il ne faut pas oublier que chaque citoyen, qu’il soit politiquement actif ou non, est marqué dans son attitude et sa décision personnelles par des valeurs qui, dans une certaine

11. Voir, à ce sujet, E.- .W.Böckenförde, Staat, Gesellschaft, Freiheit. Studien zur Staatstheorie und zum Verfassungsrecht, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976 ; voir aussi J. haBermaS, « Des fondements prépolitiques pour l’État de droit démocra-tique ?  », dans id. et Joseph ratzinger, Raison et religion. La dialectique de la sécu-larisation, Pais, Salvator, 2010, p.  31-60, ici, p.  33-34.

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mesure, reflètent des décisions (préliminaires) idéologiques et anthropologiques et ne se laissent pas « enclore » dans les seuls secteurs de vie et d’action privés. Se pose en outre la question du rapport entre religion et société séculière. Jürgen Habermas a forgé le concept de « société postséculière ». Par quoi il veut avant tout dire que dans une société séculière la tâche des religions ne consiste pas uniquement à transposer les potentiels sémantiques et éthiques contenus dans leurs traditions dans les concepts de la raison séculière pour les introduire dans le discours public. Le rapport entre modernité séculière et religion, ou entre raison éclairée et foi, est plus complexe et réside dans une « capacité de traduction réciproque » ou « coopérative ». Il ne s’agit donc plus seulement de traduire les contenus éthiquement pertinents de traditions et de convictions religieuses dans une éthique communicative, mais aussi, à l’inverse, de reconnaître que « la pensée postmétaphysique s’est développée grâce à la force de contenus religieux et […] que la raison séculière l’appelle à s’engager dans des processus d’apprentissage et des interconnexions avec la foi 12 » ou, pour reprendre les termes de Habermas, que « l’on concède aux convictions religieuses, y compris à partir du savoir séculier, un statut épistémologique qui ne relève pas simplement de l’irrationnel 13 », de sorte que l’on puisse exiger des citoyens sécularisés qu’ils s’efforcent de « faire passer des contributions pertinentes issues du langage religieux à un langage public accessible à tous 14 ». Ce faisant, Habermas fait référence aux questions existentielles que soulèvent des vies ratées, des pathologies de la société, l’échec de projets de vie individuels ou des conditions de vie altérées et qui nécessitent la maîtrise de la souffrance, de la culpabilité, de la tristesse, de la peur et de l’espérance 15.

Dans la mesure où des conceptions religieuses continuent à marquer aussi bien la pensée, l’action et la vie des humains et des groupes religieux que leur force fédératrice de communauté et la manière dont ils s’intègrent sur le plan socio- politique et y participent, il est dans l’intérêt même d’une société séculière

12. M. menezeS, « Jürgen Habermas und die “postsäkulare” Gesellschaft ».13. J. haBermaS, « Des fondements prépolitiques pour l’État de droit démocratique ? », p.  59.14. p.  60.15. Voir p. 53 ; M. menezeS, « Jürgen Habermas und die “postsäkulare” Gesellschaft ».

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de connaître tant les contenus de ces conceptions religieuses, qui sont importants pour le bien commun, que les compétences spécifiques des personnes et communautés religieuses, et de les faire fructifier dans le cadre d’une société plurielle.

L’éthique en contexte (post) séculier

Si nous venons d’évoquer le rôle ambivalent de la religion en contexte (post) séculier, il est également possible de diagnostiquer une certaine ambivalence en ce qui concerne l’éthique. Nous assistons actuellement à un boom des besoins d’ordre éthique, qui se répercute notamment dans les commissions et les comités d’éthique de toute sorte, et qui peut être interprété « comme un symptôme de la complexe crise de la morale qui touche nos sociétés 16 ». Il ne suffit pas de ne voir dans ces demandes d’ordre éthique que la conséquence de la crise ou de la dissolution des référentiels moraux traditionnels ou de la doctrine morale de l’Église, à savoir le fait que beaucoup d’êtres humains ne les acceptent plus comme ligne de conduite normative qui les oblige dans leur vie personnelle. Le pluralisme actuel se caractérise par le fait que différentes conceptions morales entrent en contact, et donc dans une certaine concurrence les unes avec les autres. Ceci peut d’autant plus conduire à une profonde insécurité, non seulement chez les individus mais aussi chez les groupes et les organes de décision à l’échelle politique, culturelle, éco-nomique,  etc., que les conceptions morales traditionnelles ne parviennent pas à apporter de réponse satisfaisante ou adaptée aux nouveaux défis et questions 17. Cette insécurité aussi peut être diversement interprétée : d’une part, comme expression de la lutte en faveur d’une juste compréhension de la liberté et de la dignité humaine ; d’autre part, comme ébranlement d’une foi naïve dans le progrès. Dans les deux cas, des aspects centraux de l’autocompréhension de la modernité sont remis en ques-

16. G.  virt, « Die Biopolitik der Europäischen Union und die Möglichkeiten des theologischen Ethikers. Erfahrungen aus dem Europarat und der “European Group on Ethics in Sciences and New Technologies” (EGE) der Europäischen Union » dans J. platzer et Elisabeth ziSSler (dir.), Bioethik und Religion. Theologische Ethik im öffentlichen Diskurs, Baden- Baden, Nomos, 2014, p.  333-346, ici, p.  334.17. Voir p.  334-335.

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tion 18. Le concept de la dignité humaine et les droits de l’homme qui s’y fondent, avant tout le droit à la vie et à la liberté de conscience, appartiennent aux conquêtes incontournables de la modernité. Au plus tard depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations unies, notamment ensuite des crimes à grande échelle contre l’humanité durant la Seconde Guerre mondiale, le concept de dignité humaine ne revêt plus seulement une signification idéelle, mais bien une signification toute réelle et universelle 19. Quoique « l’on recon-naisse qu’une vie humainement digne dépend des conditions de vie économiques, politiques et sociales globales et que l’on ait expressément dit que leur garantie ressortit au devoir moral de la communauté universelle 20 », de telles conditions d’existence ne sauraient être garanties à tous les êtres humains, en dépit des énormes progrès technologiques depuis des décennies. Ces progrès se sont au contraire accompagnés d’une absolutisation du paradigme technocratique, qui peut être caractérisé par le fait que le savoir technique ou les méthodes scientifiques ont avant tout pour finalité la possession, la domination et la transformation de la nature, laquelle est perçue comme une chose « informe » se tenant à la libre disposition des interventions techniques 21.

Dans le même temps, les atteintes à la nature en sont venues jusqu’à la manipulation des fondements biologiques de la vie, non plus pour servir l’humain ni en tenant compte du maillage complexe des processus naturels et de la manière dont l’être humain s’y inscrit, mais pour davantage satisfaire des critères économiques. Au plus tard avec le recours aux biotechnologies l’humain lui- même devient l’objet de cette logique, et se pose avec une nouvelle acuité la question de son autocompréhension en tant qu’être que distinguent la dignité et la liberté. Aussi ne discute- t-on intensément à présent pas tant de la façon dont la dignité humaine peut être protégée, notamment en début et en fin de vie, que de ce qu’elle signifie réellement. Une question

18. Voir, à ce sujet, J.  römelt, Christliche Ethik in moderner Gesellschaft, vol.  1  : Grundlagen, Freiburg im Breisgau, Herder, 2008, p.  26-42.19. Voir p.  27.20. Ibid.21. Voir la lettre encyclique Laudato si’ du pape François sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, nos 106-114 dans Laudato si’. Le souci de la maison commune, Les Plans sur Bex, Parole et Silence, 2015.

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qui conduit souvent à relativiser le fait de comprendre l’humain comme personne 22, voire à scinder le fait d’être un être humain du fait d’être une personne 23.

Doit encore être signalé un dernier aspect qui marque l’éthique en contexte (post) séculier, à savoir le fait que les processus de réflexion éthiques sont toujours historiquement et socialement déterminés. Ceci, d’une part, a comme conséquence un ina-chèvement fondamental de la réflexion éthique et, d’autre part, exige – surtout dans un contexte pluriel – d’engager un dialogue ouvert sur les considérations éthiques et les intérêts multiples. Lui est corrélatif l’espoir que « les tentations et les risques de destruction et de manipulation misanthropique, stratégique et violente “se tarissent” de l’intérieur à mesure que dans l’espace juridiquement garanti du dialogue démocratique prend effet la force humanisante d’une explication raisonnable authentique et sans rapport de force 24 ». Il en résulte deux défis  : le premier est devenu clair dans le cadre de l’approche de l’éthique de la discussion que proposent Karl- Otto Apel et Jürgen Habermas et qui se nourrit de l’espoir que, dans des situations de conflit, des solutions consensuelles peuvent être trouvées grâce à une participation non violente et à chances égales de tous ceux qui s’engagent dans le discours public. Une des conditions de possibilité de ce discours est en effet le respect préalable, par les participants, de la liberté et la capacité de raisonner de cha-cun, ainsi que la reconnaissance de l’égalité de ses intérêts et besoins. Cette condition de possibilité ne saurait, quant à elle, être matière à discussion. Le second défi découle de l’imbrica-tion du droit et de la morale, dans la mesure où les normes ne seront considérées comme valables que si elles recueillent ou pourraient potentiellement recueillir l’approbation de toutes les parties concernées en tant que participants du discours pra-tique. S’ensuit en tout cas le risque d’une compréhension de la morale relevant du positivisme juridique, selon laquelle ce qui est consensuel du point de vue démocratique est considéré comme moralement juste (ou n’est du moins pas tenu pour faux).

22. Voir J. römelt, Christliche Ethik in moderner Gesellschaft, vol.  1, p.  37-40.23. À titre d’exemple, mentionnons l’approche relevant de l’utilitarisme de préférence de Peter Singer.24. J. römelt, Christliche Ethik in moderner Gesellschaft, vol.  1, p.  31.

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Aussi cherche- t-on souvent, par exemple dans les commissions de bioéthique, à savoir « ce que est autorisé juridiquement avant d’en tirer des conclusions d’ordre éthique 25 », ou alors le standard éthique des lois est- il nivelé par le bas par des décisions de justice 26. En revanche, il convient de noter que tout ce qui n’est pas interdit par la loi, c’est- à- dire ce qui est autorisé, n’est pas pour autant déjà éthiquement légitime ou qu’il ne peut en être tirer profit ; ou que, à l’inverse, ce qui est moralement juste ne saurait être protégé ou exigé par la loi.

Entre- temps, le fanatisme religieux de frappe islamiste place – non pas exclusivement, mais aussi – l’Europe devant des défis totalement nouveaux. D’une part, il ne manifeste aucun intérêt pour un dialogue non violent selon des règles de jeu démo-cratiques et fondé sur des principes constitutionnels ; d’autre part, il se rend coupable de violations massives des droits de l’homme, qui, dans la mesure du possible, ne sont nullement tenues cachées du public – à la différence des régimes injustes précédents –, mais mises en scène et exposées de manière ciblée comme des moyens stratégiques de dissuasion et d’expansion de sa propre puissance. Ce fondamentalisme islamiste déterminé à user de la violence ne présente certes pas de lien de causalité avec ce qui a été dit plus haut ; il façonne cependant de plus en plus la perception publique de la religion comme potentiel de puissance et préjudicie les deux points éthiques névralgiques de la protection de la dignité humaine par le respect des droits de l’homme et l’espoir d’un processus démocratique non violent, qui peut aussi servir d’orientation éthique 27.

En résumé, le défi de sauvegarder l’humanité, en dépit de la méfiance postmoderne envers la raison et des doutes sur les possibilités humaines, peut être qualifié de problématique fondamentale de l’éthique contemporaine.

25. M. Beck, « Ethikkommissionen. Erfahrungen eines theologischen Ethikers in der österreichischen Bioethikkommission » dans Kerstin Schlögl- flierl et Gunter prüller- Jagenteufel (dir.), Aus Liebe zu Gott – im Dienst an den Menschen. Spirituelle, pas-torale und ökumenische Dimensionen der Moraltheologie. Festschrift für Herbert Schlögel, Münster, Aschendorff, 2014, p.  369-385, ici, p.  375.26. Citons, à titre d’exemple, le cas de l’Italie où des décisions de justice ont annulé l’interdiction de la procréation médicalement assistée dite hétérologue et du don d’ovocytes ainsi que l’interdiction du diagnostic préimplantatoire, au motif qu’elles étaient anticonstitutionnelles.27. Vgl. J. römelt, Christliche Ethik in moderner Gesellschaft, vol.  1, p.  42.

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Après avoir brièvement essayé de clarifier ce qu’il faut entendre par sécularisation et société (post) séculière et s’être focalisé sur quelques questions éthiques fondamentales qui font actuel-lement l’objet de discussions dans ce contexte (post) séculier, nous nous attacherons dans le prochain point à élucider les questions suivantes  : comment se définit- on comme spécialiste d’éthique théologique dans une société (post) séculière ? Quel est le rôle du théologien moraliste 28 dans l’Europe contemporaine tant dans l’Église que dans la société ? Comment est- il perçu par la société et qu’attend- on de lui ?

l ’ é t h i q u e t h é o l o g i q u e c a t h o l i q u e d a n S l a S o c i é t é ( p o S t ) S é c u l i è r e

Jalons posés par le concile de Vatican  II

L’éthique est située à la croisée de la société et de la foi. C’est pourquoi la théologie morale catholique est grandement concernée par le rapport de l’Église catholique à la modernité qu’a déterminé le concile de Vatican II, l’orientation pastorale du concile pouvant être considérée comme une décision qui ouvre de nouvelles perspectives, également sur le plan éthique. Cette orientation consiste intrinsèquement dans le fait que l’Église ne se replie pas passivement sur elle- même ni ne se concentre sur l’apologie de sa propre doctrine ou sur la condamnation d’erreurs, mais qu’elle s’efforce de tenir compte des défis contemporains dans son enseignement et – étant elle aussi interpellée par le temps présent avec son style de vie, son mode de pensée et ses problèmes – d’y répondre. Ce faisant, l’Église ne se comprend plus comme un adversaire sur la défensive ou en opposition avec le monde actuel, mais comme « Église dans le monde de ce temps 29 ». Ce positionnement n’a été rendu possible que grâce à une disposition favorable de l’Église envers la modernité qui a pris place après le pontificat de Benoît  XVI à trois niveaux  : dans les rapports entre la foi et les sciences modernes, entre

28. Pour une meilleure lisibilité, on renoncera par la suite à la féminisation du voca-bulaire. Il va de soi que lorsqu’il est question d’éthicien ou de théologien moraliste, cela sous- entend les consœurs comme les confrères.29. Voir le titre de la « Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps ».

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l’Église et l’État moderne, entre la foi chrétienne et les religions mondiales 30. Pour l’éthique théologique, au sujet de laquelle le concile de Vatican II a noté que sa « présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obli-gation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde » (Optatam totius 16), importe tout particulièrement, à côté de la reconnaissance de l’autonomie relative des réalités terrestres (voir Gaudium et spes 36), la théorie de la conscience (Gaudium et spes 16). Cette dernière montre clairement que, pour le concile, il n’en va pas d’une accommodation à bon marché de l’Église à la modernité, mais qu’il s’agit de se redéfinir face à la modernité et de tirer un enseignement de la confrontation avec les prin-cipes de base de la pensée moderne. Cela a également permis d’accueillir favorablement la liberté de conscience et de religion.

Le violent refus de la liberté de conscience et de religion par le magistère romain de la Révolution française à la première moitié du xxe siècle 31 était motivé par deux prémisses  : la défense du droit de Dieu d’être dignement adoré, et l’idée selon laquelle l’autorité légitime de l’État a été voulue et instituée par Dieu et que l’État a le devoir de protéger la foi véritable et de maintenir l’ordre public. En ce sens, le rejet de la liberté de religion et de conscience peut être compris comme une défense de la véritable religion et du bien moral, lequel ne saurait être reconnu par la raison seule. La reconnaissance de la liberté de religion et de conscience au sens des droits civils nierait les deux et aurait finalement pour conséquence l’agnosticisme (Dieu ne saurait être connu avec certitude) et l’indifférentisme (pour obtenir le salut, il suffirait d’écouter ce que la raison tient pour moralement juste). En défendant le dogme de la religion catholique seule et véritable religion, l’Église défendait le droit à la vérité qui primait sur les droits de l’individu. Dans Dignitatis humanae 1

30. Discours du pape Benoît XVI à la Curie romaine à l’occasion de la présentation des vœux de Noël, le 22  décembre 2005, page en ligne consultée le 29  février 2016  : http://w2.vatican.va/content/benedict- xvi/fr/speeches/2005/december/docu-ments/hf_ben_xvi_spe_20051222_roman- curia.html.31. À ce sujet, voir Pie  VI, Quod aliquantum (1791) ; Grégoire  XVI, Mirari vos (1832) [DH 2730-2732] ; Pie IX, Quanta cura et le Syllabus errorum qui l’accompagne (1864) [DH  2890, 2894, 2915-2918, 2977-2979] ; Léon  XIII, Immortale Dei (1885) [DH 3165-3179] et Libertas praestantissimum (1888) [DH 3248-3252].

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s’opère un changement de perspective significatif, lorsqu’il est dit que le concile reconnaît que « tous les hommes […] sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église, et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles », et souligne en même temps « que la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle- même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance ».

Le Concile accueille ici le tournant moderne vers le sujet autonome de façon positive  : la vérité engage le sujet, dans la mesure où, d’un point de vue rationnel, elle est plausible et peut donc être communiquée ou transmise de manière convaincante, si bien que les deux prémisses du refus séculaire de la liberté de conscience et de religion de la part du magistère romain ont été profondément transformées  : le point de départ n’est plus le droit de Dieu d’être dignement honoré ni le devoir de l’État de protéger la véritable religion, mais la dignité du sujet moral, qui est « doué de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvu d’une responsabilité personnelle » (Dignitatis humanae 2). « Étant donné que dans les relations interpersonnelles et dans la cohabitation sociale entre les êtres humains la vérité se présente toujours concrètement comme une conviction que des individus ont au sujet de la vérité, et non comme une entité abstraite, seules des personnes peuvent être les vecteurs des droits moraux et civils 32 ». La reconnaissance et la protection des droits de l’homme relèvent alors le devoir de l’État, comme cela est expressément dit à propos de la liberté religieuse. Avec cette toile de fond, la doctrine du concile de Vatican  II sur la liberté de conscience et de religion peut être considérée comme un développement de la doctrine de l’Église qui a été rendu possible en surmontant les prémisses et les étroitesses dictées par l’histoire et qui, en même temps, a pu renouer avec d’impor-tants contenus bibliques et avec la tradition du christianisme ancien, du Moyen Âge tardif et de la première modernité, en particulier avec l’ébauche d’une éthique des droits de l’homme dans la scolastique tardive espagnole.

32. E. Schockenhoff, « Das Recht, ungehindert die Wahrheit zu suchen. Die Erklärung über die Religionsfreiheit Dignitatis humanae » dans J.H. tück (dir.), Erinnerung an die Zukunft. Das Zweite Vatikanische Konzil, Freiburg im Breisgau, Herder, 20132, p.  701-742, ici, p.  712.

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L’autocompréhension du spécialiste d’éthique théologique dans l’Europe contemporaine

Dans les décennies qui suivent le concile de Vatican  II, les débats intenses qui opposent les représentants d’une morale auto-nome en contexte chrétien 33, à laquelle les critiques reprochent de tendre à motiver une éthique dégagée de la théologie 34, aux représentants d’une éthique croyante 35, avec la tentative en fin de compte avortée de déduire de la révélation et de l’ethos biblique des normes concrètes, spécifiquement chrétiennes, et de les justifier ainsi peuvent être regardés comme un processus de quête d’identité de la part de la théologie morale catholique 36. Le fait que ces débats se limitent à la problématique de la fondation des normes a été relevé par des auteurs qui, d’une part, ont porté une attention toute particulière à l’éthique de la vertu, de façon à faire fructifier les expériences de foi des croyants 37, et qui, d’autre part, dans une approche herméneu-tique globale, ont relevé la nécessité, mais aussi, dans le même temps, l’insuffisance d’une discussion éthique normative pour l’autocompréhension de la théologie morale 38.

L’obligation d’une argumentation rationnelle

Rétrospectivement, ces différents débats semblent être dépas-sés, dans la mesure où un large consensus existe sur le fait que l’éthique théologique est méthodologiquement tenue d’argumen-ter rationnellement, c’est- à- dire de « fournir des raisons qui, par

33. Voir à ce sujet A. auer, Autonome Moral und christlicher Glaube. Mit einem Nachtrag zur Rezeption der Autonomievorstellung in der katholisch- theologischen Ethik, Düsseldorf, Patmos, 19952.34. Voir, à ce sujet, G. prüller- Jagenteufel, « Moral- Theologie und theologische Ethik. Zum theologischen Charakter der Moraltheologie », dans id., K.  huBer et U. Win-kler (dir.), Zukunft der Theologie – Theologie der Zukunft. Zu Selbstverständnis und Relevanz der Theologie, Thaur, Druck- und Verlagshaus Thaur, 2001, p.  219-243.35. Voir, à ce sujet, B.  Stöckle, Grenzen der autonomen Moral, München, Kösel, 1974.36. Au sujet du développement de la théologie morale dans le renouveau du concile de Vatican  II, voir J.  römelt, Christliche Ethik in moderner Gesellschaft, vol.  1, p.  15-25.37. Voir, par exemple, D. mieth, Die neuen Tugenden. Ein ethischer Entwurf, Düs-seldorf, Patmos, 1984.38. Voir, par exemple, K. demmer, Moraltheologische Methodenlehre, Fribourg (Suisse) / Freiburg im Breisgau, Universitätsverlag  / Herder, 1989.

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principe, sont globalement consensuelles et peuvent aussi être considérées comme significatives et dignes d’intérêt de la part de non- chrétiens 39 ». Le fait que, face une méfiance envers la raison très largement répandue aujourd’hui 40, l’Église catholique se perçoive comme l’« avocate de la raison 41 » rend d’autant plus nécessaire l’obligation d’une argumentation éthique rationnelle. Cela suppose que l’éthique théologique participe aux débats éthiques dans la société et la politique, et y apporter son propre point de vue, toutefois ni dans une proclamation sur un mode assertif de convictions de foi ni sous la forme d’une « évangé-lisation crypto- chrétienne », au sens où des convictions de foi ne sauraient certes être identifiées comme telles, mais quand même proclamées sous un « manteau linguistique » idéologique-ment neutre. Précisément dans un contexte pluriel, l’honnêteté intellectuelle exige d’afficher les présupposés idéologiques et anthropologiques personnels, dont ne peut se passer aucun participant au débat, qu’il se considère lui- même comme reli-gieux (quelle que soit son orientation) ou non.

Deux choses sont ici importantes. D’une part, la pertinence éthique doit traduire ces présupposés personnels dans une langue éthique séculière, de même que doivent être mis en lumière « les raisons et principes moraux qui sous- tendent la position

39. E. Schockenhoff, « Wie kann die Ethik Politik beraten ? Erfahrungen eines Theo-logen im Deutschen Ethikrat », dans K. Schlögl- flierl et G. prüller- Jagenteufel (dir.), Aus Liebe zu Gott – im Dienst an den Menschen, p.  347-368, ici, p.  366.40. Voir la lettre encyclique Fides et ratio du pape Jean- paul II sur les rapports entre la foi et la raison, du 14 septembre 1998, no 55, dans Foi et raison. Lettre encyclique Fides et ratio du souverain pontife Jean- Paul II aux évêques de l’Église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, Paris, Téqui, 1998.41. Voir le discours que Jean- Paul  II a adressé aux scientifiques et aux étudiants à la cathédrale de Cologne le 15  novembre 1980  : « Nous pouvons toujours espérer une solution de réconciliation, si l’on se fonde précisément sur la capacité de cette même raison à atteindre la vérité. Dans le passé, certains précurseurs de la science moderne ont combattu l’Église au nom de la raison, de la liberté et du progrès. Aujourd’hui, face à la crise de sens qui atteint la science, aux multiples menaces qui assiègent sa liberté et au caractère problématique du progrès, les fronts se sont inver-sés. Aujourd’hui, c’est l’Église qui prend la défense : de la raison et de la science, à laquelle elle reconnaît la capacité d’atteindre la vérité, ce qui précisément la légitime en tant qu’activité humaine ; de la liberté de la science, par laquelle elle possède sa dignité de bien humain et personnel ; du progrès au service d’une humanité qui en a besoin pour la sécurité de sa vie et de sa dignité », « La rencontre avec les hommes de science et les étudiants », La Documentation catholique, no  1798, 21  décembre 1980, p.  1136-1140, citation p.  1139-1140.

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personnelle 42 ». D’autre part, les participants au débat doivent également être disposés à soumettre à la discussion leur point de vue, à savoir à faire valoir les arguments les plus convaincants et les plus cohérents en leur faveur dans une discussion ouverte, qui doit être menée comme une sorte de « compétition pour ce qui est humain 43 », selon des règles de procédure comme les a, par exemple, formulées l’éthique de la discussion. « Cela ne signi-fie pas être disposé à considérer comme pareillement justifiées et justes des conceptions morales opposées sur des questions controversées de l’éthique de la vie, mais veut dire prendre les arguments des autres au sérieux en tentant d’y répondre par une critique rationnelle, là où, de son propre point de vue, on le juge nécessaire 44 ». C’est pourquoi une participation aux dis-cussions éthiques entendue et conçue de la sorte, qui consent à l’inévitable pluralité des positions et ne fixe pas au préalable les définitions dogmatiques de ce qui est juste ou faux, ne saurait être comprise abusivement comme une adaptation, une confor-mation à l’esprit du temps ou un relativisme – comme aiment à le penser des critiques au sein de l’Église.

À l’éthique théologique n’incombe pas seulement le devoir d’une traduction à sens unique des contenus éthiquement per-tinents d’une anthropologie chrétienne dans une langue éthique séculière, mais aussi une prestation de médiation entre des posi-tions qui se battent pour plus d’humanité, pour des réponses adaptées et concrètes aux peurs et dangers auxquels est exposé l’être humain 45. Ce « n’est pas l’expression d’un relativisme, d’une peur des conflits ou d’une quête d’harmonisation, mais plutôt une tentative résolue d’au moins chercher à comprendre les différences, même si nous ne pouvons jamais nous identifier à certaines positions 46 ». Avec, pour conséquence pratique, que le spécialiste d’éthique théologique cherche, de concert avec d’autres, des solutions aux défis éthiques, qui ne soient pas les

42. E. Schockenhoff, « Wie kann die Ethik Politik beraten ?  », p.  366.43. Voir E. Schockenhoff, Naturrecht und Menschenwürde. Universale Ethik in einer geschichtlichen Welt, Mainz, Grünewald, 1996, p.  293.44. E. Schockenhoff, « Wie kann die Ethik Politik beraten ?  », p.  367.45. Voir E. Schockenhoff, Naturrecht und Menschenwürde, p.  294-295.46. W. leSch, « Unterwegs zu einer ethischen Theorie des kooperativen Übersetzens », dans id., Übersetzungen. Grenzgänge zwischen philosophischer und theologischer Ethik, Fribourg (Suisse) / Freiburg im Breisgau, Academic Press Fribourg  / Herder, 2013, p.  15-28, ici, p.  16.

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seules imaginables, mais qui, si possible, soient les meilleures, et qu’il doit éventuellement être disposé à « approuver, avec d’autres, des décisions qui ne correspondent pas complètement à la doctrine de l’Église. Les conceptions éthiques de cette dernière sont parfois élevées, mais ne peuvent pas toujours être pleinement mises en pratique dans un monde fini. […] Il convient d’en dégager le meilleur pour les êtres humains, ce qui est aussi, la plupart du temps, le moindre mal 47 ». En même temps, cette manière de procéder suscite aussi souvent des coalitions inattendues entre les approches éthiques, quand par exemple des arguments totalement différents se nouent pour ou contre certaines positions 48.

Le profil chrétien de l’éthique théologique

La discussion qui, durant des décennies, a porté sur la spéci-ficité de l’éthique théologique peut aujourd’hui être considérée comme dépassée, tant il est vrai qu’il existe un consensus sur le fait que cette spécificité ne saurait être trouvée dans des contenus normatifs précis. De nos jours, l’éthique théologique gagne un profil chrétien plutôt dans un engagement résolu en faveur du droit fondamental, également dans des approches de l’éthique séculière, à une autodétermination morale de tous les êtres humains, qui ne saurait être pensée sans que soit reconnue la dignité de chaque individu. L’égale et inestimable dignité de tous les humains peut être considérée comme une traduction réussie du cœur de la tradition chrétienne, à savoir du contenu éthiquement pertinent de l’anthropologie chrétienne qui, en théologie biblique, découle de la compréhension de la notion d’image de Dieu, dans la langue éthique séculière 49 et peut, en ce sens, être comprise comme un « des points de vue

47. M. Beck, « Ethikkommissionen », p.  384.48. Voir E. Schockenhoff, « Wie kann Ethik die Politik beraten ? », p. 367. Schocken-hoff cite l’exemple du débat sur les technologies de reproduction, où les arguments féministes recoupent ceux qui mettent davantage en avant le devoir de protection de la vie. Voir aussi, à ce sujet, Angelika WalSer, Ein Kind um jeden Preis ? Unerfüllter Kinderwunsch und künstliche Befruchtung. Eine Orientierung, Innsbruck, Tyrolia, 2014.49. Voir J. haBermaS, « Des fondements prépolitiques pour l’État de droit démocra-tique ?  », p.  54.

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anthropologiques largement accessibles de la foi chrétienne 50 ». La reconnaissance de la valeur de la vie de chaque être humain, d’une part, fait partie des préoccupations transconfessionnelles fondamentales de l’éthique chrétienne, qui, en raison de l’ancrage dans la théologie biblique ne se prête pas aux confrontations sur des désaccords d’ordre œcuménique et, d’autre part, peut tenir lieu de fondement commun avec des approches relevant de l’éthique séculière, étant donné que le respect de la vie humaine est le présupposé de la reconnaissance de la dignité, de la liberté, de l’égalité, de l’autonomie, etc. de tous les êtres humains. Notamment dans le contexte de la postmodernité, avec l’attention particulière qu’elle porte à la vulnérabilité de l’être humain 51, il revient à l’éthique chrétienne d’être l’avocat de ceux qui ne peuvent pas (encore) (ou plus) défendre leurs droits et leurs intérêts 52.

Les considérations qui précèdent attirent l’attention sur un autre aspect qui mérite d’être pris en considération dans le discours éthique en contexte (post) séculier. Les participants au débat doivent faire savoir quels intérêts les motivent. Un intérêt primordial du spécialiste d’éthique théologique est l’engagement – que nous venons d’évoquer – en faveur de la dignité de l’être humain dans la lutte pour des solutions toujours plus humaines aux problèmes du temps présent. Le théologien moraliste catho-lique se voit notamment reprocher de représenter les intérêts de l’Église ou de n’être pas libre de défendre des positions person-nelles. Si c’est uniquement sur la base d’arguments rationnels que la volonté de débattre fait défaut, il prêtera facilement le flan au soupçon d’idéologie 53. À titre de comparaison, on peut

50. E. Schockenhoff, « Wie kann Ethik die Politik beraten ?  », p.  367.51. Voir, à ce sujet, W. T. reich, « Prendersi cura dei vulnerabili. Il punto di incontro tra etica secolare ed etica religiosa nel mondo pluralistico », Annali di Studi Religiosi 3, 2002, p.  71-86.52. Voir E. Schockenhoff, « Wie kann Ethik die Politik beraten ?  », p.  367.53. Voir, à ce sujet, M. M.  lintner, « Wie theologisch muss/darf die theologische Ethik sein ?  » dans J. platzer et E. ziSSler (dir.), Bioethik und Religion, p.  175-195, en particulier p.  190 sv. À cet égard, la perception de soi de la théologie morale, telle qu’elle est par exemple répandue parmi de nombreux collègues en Pologne (selon des informations transmises oralement par Konrad Glombik d’Opole), doit faire l’objet d’un examen critique, dans la mesure où, selon elle, l’une des tâches premières de la théologie morale serait d’interpréter et de transmettre les contenus de la foi et de devenir témoin de l’Évangile dans la société en interprétant, propageant et défendant la doctrine de l’Église catholique.

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aussi signaler que la façon dont les spécialistes d’éthique théo-logique s’investissent dans la discussion sur la politique sociale, s’ils sont sollicités et pris au sérieux comme interlocuteurs, ne dépend pas seulement des compétences éthiques personnelles de chacun et de la détermination à s’engager dans un débat ouvert et pluriel, mais aussi des développements historiques spécifiques, c’est- à- dire, concrètement, de la manière dont la situation politique d’un pays s’est développée par rapport à l’Église et à la pensée catholiques 54. Dans des pays dont l’histoire est marquée par une séparation séculière de l’Église et de l’État qui s’est conjuguée avec un combat anticlérical contre l’influence politique de l’Église, cela signifie que le spécialiste d’éthique théologique est un interlocuteur sollicité en tant qu’éthicien en vertu de sa qualification éthique particulière 55, en même temps qu’il doit, dans la mesure du possible, taire le fait qu’il est théologien en passant pour un spécialiste d’éthique sociale ou un bioéthicien 56.

Il vient d’être question du fait que les participants au débat doivent faire savoir quels intérêts les guident. Cela signifie pour le spécialiste d’éthique théologique, qui n’intervient jamais seu-lement à titre personnel, qui – en tant que théologien moraliste catholique – sait donc que l’éthique théologique se comprend toujours comme discipline de l’Église 57, qu’il comprend sa mission comme étant au service de l’être humain. L’Église catholique revendique le fait d’être « experte en humanité 58 ». C’est pourquoi

54. Voir, à ce sujet, G. kruip, « Die Hilfe, welche die Kirche von der heutigen Welt erfährt », p.  93-94.55. Par exemple, dans les diverses commissions de bioéthique, voir les contributions de G. virt, Eberhard Schockenhoff, M. Beck, C. lagger et S. dingeS dans J. platzer et E. ziSSler (dir.), Bioethik und Religion, p.  333-422.56. Cela vaut aussi bien pour la France que pour quelques pays d’Europe centrale et orientale comme la Croatie (selon des informations transmises oralement par Katica Knezovic de Zagreb) et la Slovénie (voir à ce sujet Roman gloBokar, « A European Perspective on the Role of the Moral Theologian in Church & Society », article mis en ligne le 25  juillet 2013 et consulté le 29  février 2016  : http://catholicmoraltheology.com/a- european- perspective- on- the- role- of- the- moral- theologian- in- church- society/).57. Voir, à ce sujet, S.  müller, « Die Kirchlichkeit der Moraltheologie. Impulse aus katholisch- theologischer Perspektive » dans J.  platzer et E.  ziSSler (dir.), Bioethik und Religion, p.  197-216.58. Ainsi Paul VI dans le discours qu’il tient au siège de l’Organisation des Nations Unies le 4  octobre 1965, page en ligne consultée le 29  février 2016  : http://w2.vatican.va/content/paul- vi/fr/speeches/1965/documents/hf_p- vi_spe_19651004_united- nations.html.

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l’éthique théologique est au service d’une réussite totale de la vie. « “Salut chrétien et bien- être humain” doivent “être mis en rapport dans une relation vivable et accessible à tous”. En ce sens, la théologie morale doit fournir à l’être humain une “aide à la vie” dans une société libérale, complexe et différenciée. Elle s’inscrit dans un “élan thérapeutique” qui reste ouvert aux transformations culturelles de l’histoire de l’humanité (et, donc, de celle de Dieu) et la sert 59 ». En ce sens fait également partie du profil du spécialiste d’éthique théologique l’espérance que nourrit la foi et selon laquelle, à long terme, ce qui est juste sur le plan éthique se révélera toujours comme ce qui contri-bue à la réussite totale de la vie et est par conséquent socia-lement, politiquement, économiquement, écologiquement,  etc. acceptable, de même que, inversement, ce qui est socialement, politiquement, économiquement, écologiquement, etc. acceptable ne saurait être faux sur le plan éthique ; en d’autres termes  : n’est pas en contradiction avec la foi. En découle la tâche de réfléchir tant à la théologie qu’aux réalités terrestres et de servir de médiation entre les deux horizons, c’est- à- dire de faire un effort de traduction 60.

La fonction de critique, d’intégration et de stimulation de la foi chrétienne

Dans son ouvrage Autonome Moral und christlicher Glaube (« Morale autonome et foi chrétienne »), Alfons Auer a souligné la triple fonction de critique, d’intégration et de stimulation de la foi chrétienne, qui peut aussi être valorisée dans le cadre des débats sur l’éthique séculière 61. Pour illustrer la fonction de critique, on peut mentionner le débat sur la conception de l’autonomie. Dans le monde anglo- saxon prévaut la conception d’une autonomie libérale, selon laquelle l’individu comprend son autodétermination comme liberté d’aspirer à la satisfaction de ses désirs, que seule l’atteinte portée à un tiers vient restreindre. La conception biblique de l’être humain révèle au contraire une

59. J.  römelt, Christliche Ethik in moderner Gesellschaft, vol.  1, p.  24-25 (qui se réfère à Klaus Demmer).60. Voir G. virt, « Die Biopolitik der Europäischen Union und die Möglichkeiten des theologischen Ethikers », p.  342-346 et surtout p.  345.61. Voir, à ce sujet, A. auer, Autonome Moral und christlicher Glaube, p.  185-197.

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compréhension de la liberté et de l’autonomie dans laquelle est inscrite de manière substantielle la responsabilité envers ses semblables et envers la nature. Il y a par conséquent des points d’ancrage avec la compréhension kantienne de l’autonomie, selon laquelle la volonté libre se sait liée à ce que l’être humain, à la faveur d’un discernement rationnel, reconnaît comme moralement juste. Le principe d’universalisation, qui joue un rôle primordial dans la compréhension kantienne de l’autonomie, montre en outre que les décisions individuelles n’ont jamais seulement une pertinence purement individuelle, personnelle, mais aussi toujours une importance relationnelle et sociale 62. S’agissant du droit au respect tant de la vie privée et familiale que du mode de vie personnel 63, cela signifie le devoir de tenir compte des répercus-sions des décisions et projets de vie individuels sur les autres êtres humains, sur la cohésion sociale d’une société et sur le bien commun. L’éthique théologique doit exiger cette responsabilité qui résulte d’une compréhension relationnelle de l’autonomie, et ce au nom de celles et ceux qui sont touchés par des décisions individuelles. Il convient aussi ici de problématiser la tendance qui argue du droit à la non- discrimination pour conclure à un droit de revendication, sans prendre également en considération ses conséquences pour des tiers ou sur le plan social 64.

Du coup, se donne à voir la fonction d’intégration de la foi chrétienne, qui n’ignore jamais le contexte plus large et cherche par conséquent à intégrer les aspects individuels dans un horizon de sens plus vaste. L’éthique théologique se montre ainsi critique envers le fait de poser les aspects partiels comme absolus et exhorte à reconnaître les limites des parties. C’est la raison pour laquelle elle doit émettre des doutes d’ordre éthique quand, par exemple, il n’en va plus seulement en biotechnologie du diagnostic et de la guérison des maladies, mais de l’optimisation de la nature humaine 65. Dans le même

62. Angelika WalSer a, par exemple, analysé les deux concepts d’autonomie dans le cadre de la problématique des technologies de reproduction : Ein Kind um jeden Preis ?, p.  43-48.63. Voir, à ce sujet, l’article  8, alinéa  1, de la Convention européenne des droits de l’homme.64. À titre d’exemple, citons le peu d’attention accordée à l’intérêt de l’enfant dans le débat sur le droit d’adoption des couples homosexuels ou sur la procréation médicalement assistée dite hétérologue.65. Voir E. Schockenhoff, « Wie kann Ethik die Politik beraten ?  », p.  368.

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temps, elle attire l’attention sur les interdépendances et les rapports complexes entre les différents domaines  : entre les décisions privées et leurs effets sociaux, et inversement, ainsi qu’entre les différents sous- systèmes sociaux telles la politique, l’économie, la culture, la santé publique,  etc. Il incombe à l’éthique théologique d’aiguiser la conscience quant au mail-lage des sous- systèmes de la société et aux interconnexions mondiales 66.

Il y a lieu, pour finir, de relever la fonction de stimulation de la foi chrétienne, qui tient principalement à sa force d’hu-manisation. Pour l’éthique théologique, le regard porté sur le Christ ne s’avère pas seulement être une source de motivation, mais il révèle aussi une dimension anthropologique, accessible à tous, de la foi chrétienne, à savoir que ce qui est humain – ou l’humanité – peut se développer là où la dignité du pro-chain est défendue au prix d’un engagement personnel, voire au péril de sa propre vie. La force d’humanisation de la foi chrétienne se déploie alors, principalement dans la disposition, dans les cas extrêmes, à subir la violence et l’injustice plutôt qu’à recourir à la violence pour faire valoir son propre droit. Dietrich Bonhoeffer, Maximilian Kolbe, Dorothy Stang, entre autres personnes, montrent à quel point le témoignage ressortit à une éthique théologique comprise de la sorte. Se donne ici à voir l’intrication entre orthodoxie et orthopraxie – sans pré-judice de la nécessaire différenciation –, dans la mesure où, spécialement dans le contexte actuel, la crédibilité de l’Église est jugée à l’aune de ses actions. Si les personnes concernées ne peuvent souvent pas corroborer un témoignage de foi et de vie par des motifs rationnels, elles n’en interpellent pas moins la raison et représentent donc un défi pour elle. La vérité morale se manifeste aussi en ce qu’elle parvient, à partir de la foi, à développer des solutions de remplacement préférables et à les mener à bien de manière convaincante 67. Il incombe en effet à l’éthique théologique d’être « une réflexion exemplaire, à la fois scientifique et ecclésiale, sur l’action à partir de la foi 68 ».

66. Voir, par exemple, l’encyclique Laudato si’, en particulier nos  137-162.67. Voir K. demmer, « Moraltheologie », dans Gerhard müller (dir.), Theologische Rea-lenzyklopädie, vol.  23, Berlin, de Gruyter, 1994, p.  295-302, ici, p.  299.68. S. müller, « Die Kirchlichkeit der Moraltheologie », p.  213.

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c o n S i d é r a t i o n S f i n a l e S

Dans un contexte (post) séculier pluriel, le spécialiste d’éthique théologique est un acteur parmi bien d’autres. En tant que citoyen, il est engagé dans le processus politique d’organisation de la vie publique et dans les débats éthiques. Il vaut mieux, « s’appuyant sur la foi, s’engager dans cette Europe largement sécularisée que de se lamenter sur la sécularisation 69 » et exploiter les possibilités qu’offre la sécularisation, quand elle n’est pas uniquement comprise comme bannissement de la religion de l’espace public et que l’on se rend à l’évidence « que les ressorts qui la font agir sont tout de même liés aux valeurs chrétiennes. […] L’un des aspects les plus importants à souligner ici est le nécessaire respect de l’autonomie de chaque être humain, qui est étroitement lié à la reconnaissance de la dignité de chaque être humain 70 ». Précisément dans le contexte actuel, dans lequel la compréhension de la dignité humaine comme la question du respect et de la préservation de la dignité de chaque être humain constituent des questions éthiques névralgiques, il incombe au spécialiste d’éthique théologique d’introduire dans le débat de l’éthique séculière les éléments de la vision biblique de l’être humain qui ont une pertinence éthique. Le contexte pluraliste exige – pour ainsi dire comme un acte d’honnêteté intellectuelle – que tous les participants au débat fassent connaître les raisons et les présupposés idéologiques qui motivent leurs hypothèses, n’y recourent toutefois pas sur un mode argumentatif, mais présentent plutôt des arguments rationnels en faveur de leurs positions et soient ouverts à de meilleurs arguments et d’autres impulsions 71. Dans le même temps, une société pluraliste est bien avisée de mettre à profit les impulsions éthiques et la puissance de motivation qui est inhérente aux conceptions religieuses, de tirer parti des expériences et des compétences des croyants et des communautés religieuses pour la cohabitation de personnes d’horizons idéologiques divers et pour le bien commun et, partant, de notamment promouvoir les valeurs qui présentent

69. G.  virt, « Die Biopolitik der Europäischen Union und die Möglichkeiten des theologischen Ethikers », p.  346.70. G. kruip, « Die Hilfe, welche die Kirche von der heutigen Welt erfährt », p. 100.71. Voir M. Beck, « Ethikkommissionen », p.  384.

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une affinité entre l’ethos religieux et l’ethos séculier, mais aussi d’être ouverte au potentiel critique des conceptions religieuses. Le contexte de ces débats est celui d’un discours ouvert dans un État de droit démocratique. Ce discours, qui est soumis aux règles du jeu de la communicabilité rationnelle et de la « singu-lière contrainte non coercitive du meilleur argument 72 », est la tribune d’une compétition pour une solution plus humaine des conflits éthiques et, donc, pour une meilleure compréhension de ce qu’est l’être humain. Dans ce contexte, l’éthique théolo-gique se comprend comme étant au service d’une réussite totale de la vie humaine et d’une cohabitation constructive des êtres humains dans une société pluraliste.

M a r t i n M .   L i n t n e r

Brixen

72. J. haBermaS, « Théories relatives à la vérité » [1972] dans id., Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF, 1987, p.  275-328, ici, p.  308.

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L ’ É T H I Q U E T H É O L O G I Q U E A U J O U R D ’ H U I E N D É F I

D e n i s M ü l l e r

L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e a u j o u r d ’ h u i e n d é f i .

u n r e g a r d p r o t e s t a n t

Longtemps, la théologie morale s’est contentée de suivre le cours de l’évolution des mœurs. Aujourd’hui la crise est profonde et elle n’est pas seulement morale (car en ce cas les proposi-tions pastorales – humanistes et spirituelles – suffiraient à tout résoudre). Elle est aussi fondamentale et principielle. L’éthique théologique connaît actuellement, toutes confessions confondues, un double affaissement  : intra- théologique et public. Ce reflux culturel est le contrecoup d’une double inflation : alibi de la mort de Dieu, l’éthique a pu servir soit de regonflage métaphysique pour un christianisme désubstantialisé soit de substitut public à une laïcité exsangue. Mais ce retour aux fondamentaux ne va précisément plus de soi. Tout au contraire semble indiquer le triomphe conjugué d’une morale séculière et privée, liée à l’empire des droits individuels.

Sur le plan pratique, le théologique semble conduit de plus en plus à tenir le rôle de faire valoir du changement des mœurs (que d’aimables bénédictions n’entend- on pas fuser tous azi-muts…) ou au mieux de justification réflexive a posteriori de l’évolution des mœurs. La loi naturelle pourrait bien servir de grand instrument de recyclage du politiquement correct 1. La seule pertinence du théologique serait plutôt de décentrer, en transcendant l’alternative mortelle du oui et du non. La possi-bilité même du Non, de l’interdit, semble limitée au domaine extrême de la mort, et encore, seulement dans certaines limites (meurtre, peine de mort, guerre, terrorisme).

1. Voir mon article « La loi “naturelle” au risque de l’instabilité évangélique. Pres-criptum protestant à un concept en miettes », RETM, Hors- Série 7, 2010, p.  13-30.

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Paradoxe apparent : la montée en puissance de l’auto- théologie (théologie tournée vers elle- même) ou de la spiritualité auto- suffisante a contribué à secondariser la dimension éthique du christianisme. Le christianisme est devenu discours théologal ou spiritualité pratique, délaissant le discours moral à l’éthique séculière.

Paradoxe parallèle  : il a fallu que la philosophie parte à la reconquête des lumières de la religion (Jean- Marc Ferry 2) ou de la vérité substantielle des valeurs (Ronald Dworkin 3) pour que semble s’effacer la portée publique explicite de la théologie éthique. Chez Dworkin la théologie paraît devoir disparaître, alors que chez Ferry elle est appelée à accepter les conditions pragmatiques de l’argumentation rationnelle. Le dilemme poussé à l’extrême est alors celui- ci  : a) se mettre au service des stratégies rationnelles de transcendance en abandonnant toute ambition d’autonomie théologique – mais est- ce bien cela que demande Ferry ? – ou b) baliser une vision purement narrative et identitaire de la morale des chrétiens.

La stratégie tillichienne est en tension critique avec la variante  (a). Elle ne se confond pas nécessairement avec elle. Certes, elle renonce explicitement au projet d’une éthique théolo-gique spécifique. Mais on peut aussi décoder son geste théono-mique comme une réinterprétation critique radicale et sublimée de la transcendance au cœur de l’immanence.

La stratégie hauerwassienne représente sans doute la version la plus extrême et la plus absolutiste de la variante  (b). À la différence de son modèle d’inspiration concentré dans l’éthique chrétienne barthienne, le geste proposé par Hauerwas renonce à toute universalité et à toute prétention théologique à la véracité. Il établit la vérité chrétienne dans une pure positivité, par un fidéisme décomplexé.

(a) et (b) constituent une antinomie potentiellement mortifère, qui nous obligerait à choisir entre la dissolution et la surdité, entre une désidentification abstraite et une identification close.

La crise de l’éthique théologique apparaît dès lors comme une crise de la théologie comme discours de sens. Nous discutons

2. Les lumières de la religion. Entretien avec Elodie Maurot, Paris, Bayard, 2013.3. Religion sans Dieu, trad. fse, Genève, Labor et Fides, 2014 ; Justice pour les héris-sons. La vérité des valeurs, trad. fse, Genève, Labor et Fides, 2015.

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ici l’apport ambivalent de Jean- Marc Ferry dans Les lumières de la religion. On retrouve entre parenthèses une même problé-matique que celle déjà discutée dans le modèle ricœurien de l’herméneutique de la foi 4. La question de fond est celle de la relation entre la foi et la raison et de la possibilité d’un discours théologique argumenté et rationnel. Chez Ferry, la religion, dans son statut post- métaphysique, passe par une Aufklärung reli-gieuse (167sv) et donne lieu à une « éthique faillibiliste » (189) qui, tout en ne cédant pas au mythe du réenchantement du monde, ne renonce pas pour autant à l’horizon de la vérité. Elle emprunte également la voie hégélienne du « regard féminin », réflexivité exercée sur les pulsions (169-170). Mais cette religion éclairée laisse- t-elle place à une théologie publique ?

Il convient de s’interroger sur la raison d’être de l’élimination progressive de la question de Dieu au cœur du geste philo-sophique lui- même. On discutera ici la démarche de Ronald Dworkin dans Religion sans Dieu et dans Justice pour les héris-sons. Comment se peut- il qu’une pensée faisant de plus en plus droit à la substance et à la transcendance conquiert son propre espace de vérité par opposition à toute métaphysique et à toute vérité de foi ? Chez Dworkin le geste de sécularisation épouse la forme d’un évidement, alors que chez Ferry et chez Ricœur le même geste induisait une sublimation, un affinement positif, une Aufklärung de la religion. On peut admettre que chez les deux Français, le mode de penser hégélien, saisi comme Aufhe-bung dynamique, tend à maintenir ouvert la quête du vrai infini.

Quels sont alors les défis de l’éthique théologique aujourd’hui 5 ? J’en vois quatre  : un renouvellement de la théologie spécula-tive, une intensification de la réflexion éthique normative, un déploiement anthropologique et une imagination pratique.

Renouvellement de la théologie spéculative

Ce premier point peut paraître surprenant, d’autant qu’il appa-raît dans une perspective protestante. Vous aurez remarqué que nous n’hésitons pas à faire usage ici de termes aussi chargés

4. Dans notre article « Paul Ricoeur (1913-2005)  : un philosophe aux prises avec la théologie », Revue Théologique de Louvain 37, 2006/2, p. 161-178 (repris dans D. mül-ler, La théologie et l’éthique dans l’espace public, Berlin, Lit Verlag, 2012, p. 97-112).5. Voir mon recueil d’articles Convocation et provocation de l’éthique. Dialogues philosophiques et théologiques, Berlin, Lit Verlag, 2014.

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négativement que ceux de métaphysique ou de normativité. Nous le faisons à dessein, car nous sommes désolés par la pauvreté réflexive de la théologie et de l’éthique théologique contemporaines. Si l’éthique théologique veut se redresser et retrouver une certaine pugnacité publique et académique, elle doit impérativement se tourner vers les questions plus difficiles, comme on le comprend à la lecture de Jean- Marc Ferry et de Ronald Dworkin.

Intensification de la réflexion éthique normative

À la suite de Dworkin, nous pensons que le renouvellement de l’éthique passe par un redéploiement du normatif. Une nor-mativité rationnelle doit conjuguer substantialité et universalité. Ce n’est qu’au prix d’une intelligence de la vérité universelle comme singularité concrète du sujet que peut se constituer une rationalité historique intersubjective surmontant le relativisme et le subjectivisme étroits.

Déploiement anthropologique

Va de pair avec cet universalisme concret une conception hardie de l’Homme comme sujet ouvert, comme lieu focal de la transcendance. La dynamique théonomique de l’autonomie érige le Sujet en instance relationnelle faisant la transition singulière entre la multiplicité des particularités et la dissémination des pluralités. L’Homme singulier traduit la logique christologique d’une incarnation en acte. Nous parlerons ici d’une érotique du Désir. C’est à travers le désir humain, porté à son acmè, que s’effectue la rencontre de Dieu. Plutôt que de vouloir désempoi-sonner l’éros 6, il nous semble qu’il faut exacerber et magnifier le Désir, au sens où Nygren avait compris l’Eros platonicien en son excellence sans en girer pourtant les conséquences adéquates pour l’éthique chrétienne 7.

Imagination pratique

C’est la structuration trinitaire de la théologie qui confère à l’éthique théologique son inspiration et sa concrétisation. L’inspiration s’enracine dans le souffle libérateur de l’Esprit,

6. Voir M. M. lintner, Den Eros entgiften. Plädoyer für eine tragfähige Sexualmoral und Beziehungsethik, Brixen, Weger, 2011.7. Voir D. müller, « Agapè comme relève d’Eros ? Les dangers d’un amour sans désir », RETM 260, 2010, p.  69-80.

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comme complément indispensable à la rationalité de la foi. La concrétisation s’opère au triple niveau de l’individu comme per-sonne, de l’Église comme communauté et de la société comme imagination symbolique.

Quel sera donc le chemin d’un renouveau de l’éthique théo-logique, hors des sentiers battus d’un simple aggiornamento de type réformiste et conservateur ? Sera- ce l’itinéraire direct d’une révolution dogmatique interne ou seulement le truchement sécu-lier d’une ascension indirecte, semblable à ce que Jean- Marc Ferry attend des intellectuels et des leaders religieux, via une Auflkärung interne, mais publique, du christianisme ? Notre proposition se tient sur les bords de cette alternative trop dure : renouveler, intensifier, déployer, imaginer nous paraît représenter une Aufklärung à la fois interne et externe. Nous avons besoin d’ombres et de lumières de la religion éclairées par l’audace de la théologie. L’éthique théologique ne se renouvellera pas sans une Aufklärung théologique et spirituelle.

D e n i s M ü l l e r

Université de Genève

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C é c i l e R e n o u a r d

foi chrét ienne et  act ion coLLect ive .

écho et  proLongement aux  intervenants

de  d.  müLLer et  de  m.  Lintner

Martin Lintner précise les enjeux d’une mobilisation des fonde-ments ou du cadre de la réflexion éthique chrétienne dans nos sociétés post- séculières. Il définit l’éthique théologique dans ses fonctions à la fois de traduction mutuelle entre Église et société, de critique, d’intégration et de stimulation de la foi chrétienne, comme « la servante d’une réussite complète de la vie de l’homme et d’une coexistence constructive des êtres humains dans une société pluraliste ». Il mentionne notamment deux domaines cruciaux dans lesquels nous sommes soumis à une désorientation  : la dignité humaine dans le contexte des biotechnologies et les droits humains défendus par l’État de droit face à la menace terroriste islamiste.

Denis Müller met en évidence le pluralisme constitutif de l’éthique, en suggérant les correspondances ou écarts entre positions philosophiques et théologiques contemporaines vis- à- vis de la religion et leurs conséquences dans l’espace public pour envisager les questions éthiques. Un des grands débats est celui qui existe entre approches procédurales et substantielles de l’éthique, qu’elle soit philosophique ou théologique. En un sens, Denis Müller vise à les combiner en définissant quatre critères de l’éthique théologique  :

– Un approfondissement spéculatif–  Une conception normative  : substantialité (pour penser le

rapport à la vérité) et universalité– Une anthropologie relationnelle liée à une érotique du désir– Une imagination pratique

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La définition proposée par Martin Lintner, ainsi que les quatre éléments décrits par Denis Müller apparaissent effectivement comme clés pour la réflexion éthique actuelle. Ils m’amènent à formuler une question et à proposer deux prolongements sur les rapports entre éthique et politique comme constitutifs d’une réflexion en éthique théologique aujourd’hui, au niveau fondamental aussi bien qu’au niveau pratique.

La question concerne le fait de savoir si ces critères ne sont pas communs à l’éthique philosophique et théologique aujourd’hui. En effet, ils peuvent être mobilisés par une pers-pective non croyante et ouverte aux religions ; c’est bien le projet, par exemple, de Martha Nussbaum.

La philosophe américaine vise précisément à défendre une conception normative, une conception « épaisse et vague 1 » du bien qui permette la mobilisation de références culturelles et religieuses plurielles, dans un va- et- vient entre des valeurs universelles et leur inscription dans des contextes particuliers.

Elle propose une mobilisation d’une anthropologie, voire d’une ontologie relationnelle, faisant droit aux interrelations entre les êtres humains et l’ensemble du cosmos 2.

Elle reconnaît l’importance des émotions et de la raison pratique, de l’imagination au service de l’adoption de récits collectifs qui nous poussent vers la compassion et l’amour 3.

En quoi avons- nous besoin de la foi chrétienne ? Notons que la perspective de Martha Nussbaum, à la différence de Ronald Dworkin, n’exclut pas les religions du champ éthique et réfléchit à la prise en compte des références religieuses, quelles qu’elles soient. Elle se situe dans une perspective particulièrement informée des conceptions juive et chrétienne, prône une tolérance sur le modèle américain non seulement de la clause lockéenne de la non

1. Nussbaum défend, en effet, une conception « maximale et vague » du bien (a thick good conception of the good) (Martha nuSSBaum, « Aristotelian Social Democracy », p. 203-252 dans R. B. Douglass, G. Mara et H. Richardson (éd.), Liberalism and the Good, New York, Routledge, 1990).2. Martha nuSSBaum, Frontiers of justice, Harvard University Press, 2006 ; Femmes et développement humain, 2000, Ed. A. Fouque, 2008.3. Poetic Justice – The Literary Imagination and Public Life, Beacon Press, 1995.L’art d’être juste, 1995, Paris, Flammarion, Climats, 2015 (trad fr). Not for profit. Why democracy needs the humanities, 2010. Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen au 21e siècle ?, Paris, Flammarion, Climats, 2011. Political Emotions  : Why Love Matters for Justice, Harvard University Press, 2013

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discrimination mais aussi de l’accommodement préconisé par Roger Williams, à savoir l’adaptation aux croyances particulières 4, mais ne questionne pas de l’intérieur les religions quant à leur rôle vis- à- vis de la structuration éthique de nos sociétés. Et c’est sans doute là qu’intervient l’importance de l’éthique théologique comme éthique de la foi, comme connaissance et possible critique interne d’une religion, au service d’une tradition vivante, au service de la vie.

Il apparaît que l’éthique théologique doit en particulier abor-der un problème crucial qui concerne à la fois l’éthique fon-damentale et l’éthique appliquée – qui touche aux rapports entre éthique et politique et qui concerne donc les rapports entre éthique théologique, philosophie politique et théologie politique. Ce problème est celui de la réponse au mal struc-turel, afin de permettre le vivre ensemble  : comment penser la réponse à la hauteur de la réalité du mal jusqu’au pardon politique et dans la prise en compte lucide des rapports de force et des limites possibles de l’action non violente ? C’est un point aveugle chez Nussbaum, qui parle de la compassion et de la tolérance à faire prévaloir dans nos sociétés plurielles, mais peu de l’action collective et du pardon – et de ce qu’il suppose comme prise en compte d’une violence inhérente aux relations humaines directes et intermédiées par des institutions : en ce sens la pensée sociale de l’Église parle de la dimension de la charité comme accomplissant une approche en termes de justice d’équivalence ; le pape François dans Laudato si’ exprime la nécessité de promouvoir l’amour civil et politique 5 fondé sur la justice sociale et écologique.

4. Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, (The new reli-gious intolerance, Harvard UP, 2012), Paris, Flammarion, Climats, 2013.5. Laudato si’, n°  231. L’amour, fait de petits gestes d’attention mutuelle, est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur. L’amour de la société et l’engagement pour le bien commun sont une forme excellente de charité qui, non seulement concerne les relations entre les individus mais aussi les « macro- relations  : rapports sociaux, économiques, politiques » [156]. C’est pourquoi, l’Église a proposé au monde l’idéal d’une « civilisa-tion de l’amour » [157]. L’amour social est la clef d’un développement authentique  : « Pour rendre la société plus humaine, plus digne de la personne, il faut revaloriser l’amour dans la vie sociale — au niveau politique, économique, culturel —, en en faisant la norme constante et suprême de l’action » [158]. Dans ce cadre, joint à l’importance des petits gestes quotidiens, l’amour social nous pousse à penser aux grandes stratégies à même d’arrêter efficacement la dégradation de l’environnement et d’encourager une culture de protection qui imprègne toute la société.

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Cette question est d’autant plus difficile à aborder que nous sommes confrontés à la violence aveugle de l’islamisme terroriste radical évoquées par Martin Lintner. Cette question implique de considérer les relations théoriques et pratiques entre morale et politique, et entre morale chrétienne et politique. Elle nous invite à analyser les racines des situations qui poussent à une telle violence. Le creusement abyssal des inégalités dans nos sociétés et entre sociétés de la planète en est une des dimen-sions incontournables, qui interroge le rapport entre orthodoxie et orthopraxie  : les pays les plus prédateurs sont notamment les pays de tradition chrétienne – qui sont capables, pour ne donner qu’un exemple, d’allier la lutte contre l’intolérance reli-gieuse, la défense farouche des libertés civiles et politiques et le maintien des ventes d’armes à ceux mêmes dont ils dénoncent les pratiques…

La deuxième question clé, liée à la précédente, est celle de l’action collective en vue d’institutions justes dans un monde radicalement menacé par les mutations écologiques et clima-tiques  : quel devoir de résistance, de désobéissance civile ? Ne courrons- nous pas le risque d’un discours ecclésial inféodé aux puissants, à la doxa néolibérale ou même, plus subtilement, social- démocrate – qui défend un juste milieu susceptible de « seulement retarder un peu l’effondrement 6 » ? Ne manque- t-il pas une réflexion éthique approfondie sur les conséquences politiques des vertus sociales (ces dernières ayant été travaillées ces dernières années notamment par Alain Thomasset) et en particulier sur une théorie chrétienne de l’agir collectif ?

De ce point de vue Laudato si’ nous donne des éléments de réflexion  : penser l’éthique au sein d’un monde dominé par la technique et la technocratie, par des impératifs économiques et financiers qui dictent des agenda politiques ; retrouver la question du sens, de la noblesse et de la dignité de l’activité humaine dans tous les secteurs ; repenser la nécessité d’un politique moral loin de l’éthique instrumentalisée au service des intérêts économiques et financiers à court terme.

Dans cette perspective, nous sommes appelés à revisiter le mystère pascal et la conception propre d’une justice qui est miséricorde et non basée sur la justification de la force ; mais qui

6. Laudato si’ n° 194.

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est aussi au service d’un rééquilibrage fondamental des échanges, du partage des richesses et ressources, d’une solidarité envers les plus pauvres et laissés pour compte aujourd’hui et demain.

Il nous faut réapprendre l’articulation incessante entre l’auto-nomie et l’interdépendance, dans la participation à des collec-tifs qui contribuent à une transformation institutionnelle, par l’engagement civique, le plaidoyer, etc. Quelle mobilisation des intellectuels pour transformer notre cadre théorique et politique, pour soutenir des mobilisations citoyennes 7, pour se laisser déplacer aussi, et enseigner par la réalité qui « est supérieure à l’idée 8 » ?

Il s’agit de repenser de façon radicale nos enjeux politiques comme des enjeux éthiques à la lumière de la crise du climat. François parle en ce sens de l’écologie intégrale. Notre religion donne- t-elle vraiment, effectivement, à nos contemporains des ressources pour s’orienter et transformer nos existences collec-tives ? Sinon, elle pourrait s’avérer complice et prisonnière des structures de péché faisant barrage à la joyeuse espérance dont le message évangélique est porteur.

C é c i l e R e n o u a r d

Centre Sèvres – Paris

7. Laudato si’ n°  38  : « Elle est louable la tâche des organismes internationaux et des organisations de la société civile qui sensibilisent les populations et coopèrent de façon critique, en utilisant aussi des mécanismes de pression légitimes, pour que chaque gouvernement accomplisse son propre et intransférable devoir de préserver l’environnement ainsi que les ressources naturelles de son pays, sans se vendre à des intérêts illégitimes locaux ou internationaux ».8. Laudato si’ n° 201 : « La majorité des habitants de la planète se déclare croyante, et cela devrait inciter les religions à entrer dans un dialogue en vue de la sauvegarde de la nature, de la défense des pauvres, de la construction de réseaux de respect et de fraternité. Un dialogue entre les sciences elles- mêmes est aussi nécessaire parce que chacune a l’habitude de s’enfermer dans les limites de son propre langage, et la spécialisation a tendance à devenir isolement et absolutisation du savoir de chacun. Cela empêche d’affronter convenablement les problèmes de l’environnement. Un dialogue ouvert et respectueux devient aussi nécessaire entre les différents mou-vements écologistes, où les luttes idéologiques ne manquent pas. La gravité de la crise écologique exige que tous nous pensions au bien commun et avancions sur un chemin de dialogue qui demande patience, ascèse et générosité, nous souvenant toujours que « la réalité est supérieure à l’idée ».

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M a r c F e i x

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Le thème de la matinée introduit par Martin Lintner (Brixen – Président de la Société européenne de théologie catholique), « Comment l’éthique théologique  est- elle mobilisée aujourd’hui ? Un regard catholique », et Denis Müller (université de Genève), « L’éthique théologique aujourd’hui en défi. Un regard protestant », a suscité un débat. Il a été conservé pour la présente édition le caractère oral et introductif de la discussion.

L’exercice auquel se sont livrés Martin Lintner et Denis Müller est très intéressant, et pas uniquement parce qu’ils conjuguent des regards catholiques et protestants. L’érudition et la curiosité leurs procurent en effet une palette de couleurs qui leur permet de brosser, tout en nuances, un portrait de l’éthique théologique aujourd’hui. Surtout, le fait de modéliser les différents courants et autres variantes, permet de les classer et de les comparer. C’est une vision binoculaire qui nous est offerte. Ajoutons que l’approche de Martin Lintner ouvre à un univers culturel dont le lecteur francophone est peu informé. Trop peu d’éthiciens de langue italophone sont traduits en français ou lus dans leur langue d’expression. La synthèse qui est proposée, permet de situer dans son ensemble la pensée de tel ou tel auteur que le lecteur peut trouver de- ci de- là au hasard des lectures. C’est là une œuvre précieuse, qui montre les interactions et les interdépendances.

Le premier point concerne ce que Denis Müller appelle « la crise de l’éthique théologique » en partie liée à « l’élimination pro-gressive de la question de Dieu au cœur du geste philosophique lui- même. » N’est- on pas parvenu de fait, à un âge où les valeurs sont définitivement sécularisées de leur interprétation religieuse ? Le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe en est un symptôme récurrent. Les évêques suisses viennent le 1er août dernier de relancer

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ce débat à propos de ces mêmes valeurs dans la Confédération helvétique… Il est symptomatique d’institutions religieuses tour-nées vers une origine, vers un âge d’or prétendu et qu’il faudrait retrouver ou réhabiliter. Or, la mise en œuvre des valeurs, mêmes sécularisées, permet à la théologie d’offrir un « discours de sens » que Denis Müller appelle de ses vœux, comme Martin Lintner l’a lui- même exposé avec le besoin accru d’orientation et de sens. La question demeure : comment offrir pour la théologie un discours de sens, s’appuyant sur des valeurs sécularisées, mais qui puisse malgré tout indiquer son substrat nourricier ? Cette question rejoint celle déjà évoquée durant ce colloque par Walter Lech.

Un deuxième point concerne l’approche confessionnelle. Martin Lintner a soutenu que dans l’Église catholique depuis Vatican II, « on peut reconnaître, comme résultat de la confrontation entre la « morale autonome dans le contexte chrétien » et « l’éthique de la foi », que l’éthique théologique s’engage formellement à l’argu-mentation rationnelle (l’Église catholique se considère comme un « défenseur de la raison »), et que, matériellement, aucun contenu moral ne peut être obtenu de la Révélation, sans recourir en même temps à des autorités religieuses rationnellement intelligibles. Néanmoins, c’est une tâche de l’éthique théologique de traduire les contenus moralement pertinents de la foi chrétienne dans un langage éthique laïque ». Par ailleurs, l’intervention de Denis Müller s’inscrivait comme « un regard protestant » et n’abordait pas directement la question des institutions. Quelle place pourrait du coup être accordée à l’institution (comme organe instituant) qu’elle soit ecclésiale ou universitaire, confessante ou non, qui permette, autorise, régule, un discours d’éthique théologique ?

Un troisième point concerne ce que Denis Müller identifie clairement dans ses propos comme étant les quatre défis de l’éthique théologique aujourd’hui  : un renouvellement de la théologie spéculative, une intensification de la réflexion éthique normative, un déploiement anthropologique et une imagination pratique. De son côté, Martin Lintner plaidait à la suite d’Auer, pour une éthique théologique ayant une fonction de critique, une fonction d’intégration et une fonction de stimulation de la foi chrétienne. La voie proposée, du moins dans les thèses adressées par nos interlocuteurs il y a quelques semaines, n’est pas à chercher dans l’un ou l’autre de ces défis à l’exclusion des autres (chez Denis Müller), ou dans l’une ou l’autre de ses

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fonctions à l’exclusion des autres (chez Martin Lintner), mais – pour ce que j’ai compris – dans l’articulation de ces quatre défis entre eux ou ces trois fonctions entre elles. Du coup, il serait intéressant d’esquisser quelques éléments de méthode pour mettre en œuvre ce renouveau, sans demander le discours de méthode ! Une telle esquisse méthodologique permettrait aussi à l’éthique théologique d’être elle- même instituante.

Un quatrième point est relatif à un renouveau d’une éthique théologique spéculative et englobe en quelque sorte les trois premiers points déjà esquissés. Quel niveau une éthique théo-logique spéculative – qui plus est chrétienne – cherche- t-elle à servir  : le niveau politique ou sociétal, le niveau des structures (ou corps) intermédiaires, le niveau individuel ? Ne court- elle pas du coup le risque de développer une éthique du sachant face à l’ignorant ? Cela pose toute la question de la représentation, de la participation et du discernement. Cela est d’autant plus d’actualité que ce renouveau d’une éthique théologique spéculative s’opère dans le cadre de plus en plus prégnant de la mondialisation et une confrontation de plus en plus sensible avec la pluralité des religions, y compris au sein des États eux- mêmes. Cela n’était pas sans me rappeler une intervention de Claude Geffré à Strasbourg en mai 2008 à l’occasion d’une rencontre de la FAMO- Est (Forma-tion apostolique en monde ouvrier de la région Est de la France). Il distinguait alors une pluralité externe d’une pluralité interne.

Du fait de la mondialisation, la rapidité des communications et des flux migratoires, disait- il, la pluralité externe des religions s’est modifiée. Il n’est plus possible à ses yeux de distinguer comme il était d’usage naguère les religions missionnaires à prétention universelle, des religions régionales liées nécessairement à leurs racines ethniques ou culturelles. Grâce à la facilité des échanges du village planétaire, il est aussi possible de constater une plu-ralité interne au sein des religions, habituellement désigné par l’expression « courants religieux ». Cette double pluralité s’exprime aussi par la question des fondamentalismes que l’on observe dans les grandes religions monothéistes et qui conduisent souvent au fanatisme. Ces trois observations se retrouvent bien évidemment au niveau de la réflexion éthique. En effet, la pluralité externe, la pluralité interne et la question du fondamentalisme sous- tendent un discours éthique, mais surtout un rapport éthique à l’autre. C’est ainsi qu’en dépit de leur système de pensée et de rites

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différents, la plupart des religions du monde découvrent leur res-ponsabilité commune à l’égard du destin historique de l’humanité. Il est symptomatique à cet égard de constater combien les États et aux autres collectivités publiques régionales ou internationales expriment le besoin d’un dialogue nécessaire entre les religions sur les questions de société. Ce sont ces collectivités elles- mêmes qui cherchent à organiser ce débat interreligieux. Dans le débat européen on parle alors de la « dimension religieuse du dialogue interculturel ». Cela a fait l’objet par exemple de la publication d’un Livre blanc par le Conseil de l’Europe il y a quelques années. La question évoquée plus haut de la sécularisation se complexifie encore. La sécularisation serait alors une sécularisation par rapport à un modèle qui pourrait être qualifié d’européen et de chrétien. Se rapprocherait- il alors d’un modèle qui pourrait être qualifié de mondialisé et interreligieux. C’est un véritable enjeu pour une éthique théologique spéculative. Mais plus encore c’est un enjeu pour l’excellence du modèle démocratique lui- même. L’éthique met en jeu un système de valeurs et la démocratie suppose un certain consensus sur ces valeurs : acceptation du pluralisme des opinions, des modes de vie, des cultures… L’autre peut avoir une parcelle de vérité. C’est ce qu’avaient déjà indiqué les évêques de France en 1971 dans la déclaration Pour une pratique chrétienne de la politique : « La diversité même des pensées et des pratiques politiques ne permet jamais de dire que l’état pleinement réussi des choses est ici où qu’il est là. Au contraire, elle est une invite à un remembrement de la vérité par affrontement et dépassement des théories et expériences divergentes (§ 22) ».

Dans cette perspective Martin Lintner soutenait que le théo-logien qui s’occupe d’éthique est dans un contexte post- séculier pluriel, un joueur parmi d’autres. Ainsi il mise, il prend, il gagne ou il perd ; il a des atouts en main comme aussi des cartes qui ne valent rien dans son jeu ! Nous sommes là dans une vision particulière du rapport à l’autre. Les sociologues Michel Crozier et Ehrard Friedberg décrivait ainsi une théorie organisationnelle de l’action collective. L’organisation (notamment l’entreprise) lais-sait apparaître des enjeux de pouvoirs, ou les différents acteurs occupent des positions sociales. L’institution, quant à elle, permet de tenir compte des hommes et des femmes qui la composent, crée de la relation par la prise en compte des différences, crée de la valeur et transcende l’organisation. C’est le sociologue Renaud

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Sainsaulieu qui a théorisé cela dans Des sociétés en mouvement. Une organisation n’est pas qu’un réceptacle neutre de forces, de violences, de pouvoirs, etc. Mais elle construit aussi l’identité de chacun. Le pouvoir est produit par l’organisation (Michel Crozier et Ehrard Friedberg) mais produit en plus des identités (Renaud Sainsaulieu). Pour les premiers c’est l’image du jeu de cartes. Mais le deuxième insiste sur le fait que la personne est elle- même une carte. Dans une organisation la personne est plus qu’un joueur. De son côté Claude Dubar distinguera ensuite l’identité privée (sphère de leur vie intime) de l’identité professionnelle (sphère de la vie professionnelle). Il s’appuie sur le constat que le travail est structurant de l’identité de chacun, et que l’absence d’emploi constitue un élément déstructurant de l’identité. La notion d’iden-tité professionnelle, articulation entre l’identité biographique et l’identité relationnelle. Claude Dubar met en place ainsi en place une théorie d’une double transaction  : la transaction objective (rattachée à l’identité relationnelle s’intéressant à la reconnaissance et la non- reconnaissance) et la transaction subjective (liée à l’iden-tité biographique ou la continuité et la discontinuité). On sait que le sociologue Alain Caillé, dans la ligne d’Émile Durckheim et Marcel Mauss, critiquera l’utilitarisme occidental en soutenant que les personnes ne sont pas qu’emprisonnés dans une logique de gains et d’intérêts personnels, mais qu’ils obéissent également à un système de valeurs.

L’éthique commence par conséquent à prendre du sens avec l’interrogation sur le pouvoir, sur le conflit, le rapport à l’autre. Quelle vertu du conflit ? Quelle dédiabolisation du pouvoir ? Du coup, si l’on en reste au niveau du calcul, de la stratégie, etc. ne s’enferme- t-on pas dans une vision libérale, ou utilitaire, du rapport à l’autre ? Le don et la réciprocité ne sont- ils pas eux- aussi structurants dans le rapport entretenu les uns avec les autres ? Ce n’est pas sans rappeler que Paul Ricœur cherche à caractériser dans Soi- même comme un autre la visée éthique par trois termes  : « [une] visée de la bonne vie, avec et pour les autres dans des institutions justes 1 ».

M a r c F e i x

Université de Strasbourg

1. P.  ricœur, Soi- même comme un autre, 1990 ; « Éthique et morale », Lectures  1. Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p.  257.

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S t e f a n o B i a n c u

L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e , L e t e m p s , L a r é a L i t é ,

e t   L ’ a r t d e v i v r e

Dans les pages qui suivent, je me propose de présenter trois idées qui me semblent fécondes et productives dans la perspective de la question de l’identité de l’éthique théolo-gique aujourd’hui et de son service non seulement à l’Église/aux Églises (ad intra) et à la société (ad extra), mais aussi aux femmes et aux hommes de ce temps, qu’ils soient croyants ou non croyants, qu’ils soient chrétiens ou qu’ils ne le soient pas (ad omnes). Je fais référence, en d’autres termes, au service que l’éthique théologique pourrait rendre à l’éthique en général, cette dernière étant comprise au sens large  : comme l’effort intellectuel qui est commun à tous les êtres humains – implici-tement ou explicitement – pour trouver les moyens pour vivre bien et selon justice.

J’emprunte ces trois idées à l’Evangelii Gaudium (EG), l’exhor-tation apostolique du pape François, publiée le 24  novembre 2013  : un document qui non seulement a « une signification programmatique » pour ce pontificat (EG n°  25), mais qui, à mon sens, ouvre des pistes qui permettraient de dépasser cer-taines idiosyncrasies qui risquent de bloquer nos avancements vis- à- vis de la question du statut de l’éthique théologique et de son identité. Je fais ici référence en particulier à trois de ces idiosyncrasies : un rapport traditionnellement problématique avec le temps (§ 1), une difficulté persistante dans la recherche d’un équilibre entre la réalité et nos efforts de la saisir (§ 2), une sorte de perte – mais aussi une certaine redécouverte – dans nos sociétés postmodernes, de ce que l’on pourrait qualifier de lois premières de l’art de vivre (§ 3).

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Le temps est supérieur à l’espace

J’énonce la première idée de la manière suivante : un service important que l’éthique théologique pourrait rendre à l’éthique en général serait de lui rappeler – pour ainsi dire – la place du temps, et, notamment, une certaine supériorité qu’il faudrait reconnaître, en éthique, au temps par rapport à l’espace, un certain primat du premier sur le deuxième.

« Le temps est supérieur à l’espace », lit- on dans EG (n° 222-225). Pourquoi donc cette idée serait- elle féconde pour l’éthique aujourd’hui ? Parce que l’éthique a eu la tendance à se comprendre dans des termes spatiaux  : l’un de ses problèmes dominants a été de comprendre à quel point la liberté individuelle doit se terminer afin de ne pas limiter celle d’autrui. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, on se dit depuis Kant.

C’est une simplification, mais il y a du vrai si l’on dit que le problème dominant de l’éthique a été de trouver des moyens –  en général sous forme d’interdits  – qui permettraient de ne pas se déranger les uns les autres dans l’espace. Certainement tel est le but d’une partie importante de l’éthique aujourd’hui. Elle présuppose la liberté, comme si l’on naissait déjà libres et non – simplement – capables de le devenir dans le temps, et elle cherche les moyens pour préserver cette liberté originaire : pour ne pas la « déranger 1 ».

Je pense que l’éthique théologique aurait une parole à dire à ce propos- là. Le souci de ne pas se déranger dans l’espace est important dans la mesure où il manifeste la préoccupation de se respecter les uns les autres, de ne pas violer l’intangibilité de chacun : de ne pas franchir l’espace « intime » de l’autre. Mais ce souci n’est pas, en soi, suffisant. Si cela devient le seul souci, le risque est de réduire la liberté à sa figure juridico- politique, en oubliant ses présupposés anthropologiques  : les autres ne représentent pas seulement des « limites » à notre liberté (des menaces, des dérangements), ils représentent aussi une de ses conditions essentielles. Et cela non malgré, mais précisément grâce au « dérangement » qu’ils produisent. La présence et la

1. Même lorsque l’éthique prend en charge la dimension de la durée – comme c’est le cas dans la question de la justice entre les générations ou du développement durable – elle le fait souvent dans des termes spatiaux : il faut s’arrêter à un certain point pour ne pas violer les droits des générations futures.

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parole d’autrui nous interrompent, nous dérangent et, en nous dérangeant, nous détournent de nous, brisent notre narcis-sisme  et nous demandant de prendre position par rapport à elles 2. Cette présence et cette parole, d’une certaine manière, nous apprennent la liberté 3.

Dans la mesure où elle se fonde sur une parole extérieure, divine et humaine, qui interrompe, dérange, brise, détourne, et qui – en faisant cela – nous sauve de notre autoréférentialité narcissiste – une parole qui se donne radicalement à nous et qui nous libère, qui nous rend notre liberté – l’éthique théolo-gique a les compétences nécessaires pour rappeler à l’éthique en général cette « généalogie » de la liberté 4.

Deux questions fondamentales en dérivent. La première ques-tion  est que l’éthique ne peut ne pas se poser la question du temps, la question de comment chacun peut/doit habiter le temps, avec ses promesses et ses défis  : avec les oui et le non que ce temps, qui nous sommes mais dont nous ne dispo-sons pas, adresse à nous et à notre liberté. Il me semble que l’éthique a aujourd’hui abandonné, d’une certaine manière, ce besoin essentiel de l’individu et qu’elle se concentre sur des questions qui ne sont pas si intéressantes que cela par rapport à son existence et à son problème de comment habiter le temps, et non seulement l’espace 5. L’éthique ne peut pas se réduire à une éthique publique, et cela l’éthique théologique peut et doit le rappeler.

La deuxième question est que, s’il faut que l’éthique publique elle- même se pose le problème de la qualité de l’« espace public »

2. Autour de la « rupture » que la parole d’autrui produit dans le sujet, une rupture qui est toujours « instauratrice », selon la belle expression de M. de Certeau, voir G. lafont, Que nous est- il permis d’espérer ?, Paris, Éd. du Cerf, 2009.3. C’est le cas surtout lors de la rencontre avec d’autres libertés plus mûres que la nôtre qui s’engagent pour nous, en renonçant d’une certaine manière à elles- mêmes, et qui deviennent ainsi pour nous des « autorités » : une telle rencontre permet à notre liberté – cette liberté dont nous sommes capables – de passer, pour ainsi dire, de la puissance à l’acte. Voir, à ce sujet, A. grillo, Genealogia della libertà : un itinerario tra filosofia e teologia, Cinisello Balsamo, Edizioni San Paolo, 2013.4. Autor de cette « généalogie », voir S. Biancu, « L’autorité, mode d’emploi », Confé-rence 37 (automne  2013), p.  457-468 ; id., « Autorité versus liberté ? Théologie et savoir rationnel dans l’espace public », Revue d’Ethique et de Théologie morale, n° 252 (décembre 2008), p.  69-89.5. J’ai essayé d’aborder ce problème dans S. Biancu, Présent. Petite éthique du temps, Paris, Editions de la Revue Conférence, 2015.

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et de comment l’habiter, il faut aussi qu’elle prenne en charge la question de ce que Péguy appelait une « durée publique 6 ». Ces deux questions sont intimement liées entre elles et il ne faut pas les séparer. L’éthique tend aujourd’hui à assumer l’image d’un espace public vide habité par des individus – pour ainsi dire – pleins, dont le problème fondamental serait celui de comment coexister dans l’espace. De cette manière l’éthique tend à négliger la question de comment ces individus peuvent devenir réellement pleins  : elle présuppose une plénitude individuelle qui, cepen-dant, n’est pas un point de départ, mais un but et une tâche, autant pour l’individu que pour la société. Ce devenir implique la dimension du temps, à savoir une durée individuelle et publique qui touche non seulement à la question de la transmission d’un héritage symbolique – culturel, linguistique, religieux… – qui nous rend humains (qui nous rend pleins), mais aussi à la question fondamentale de l’avenir. La question de savoir comment ne pas se déranger dans l’espace présuppose en effet une question fondamentale à mont, à laquelle faut- il répondre : voulons- nous vivre ensemble dans le temps ? Voulons- nous avoir un destin commun, nous qui venons peut- être d’histoires – culturelles, linguistiques, religieuses, symboliques – différentes ? La question de savoir comment ne pas se déranger dans l’espace restera toujours sans réponse si nous négligeons la question de savoir si nous voulons réellement avoir un destin commun et partager notre avenir les uns les autres.

Cette question n’est pas considérée aujourd’hui, me semble- t-il, comme une question strictement éthique. Et tout de même, elle est peut- être la question. Il est impossible de trouver de bonnes solutions qui permettraient d’habiter un même espace, sans prendre en charge aussi la question de la construction d’un temps commun, d’une durée publique (la question des migrants et des réfugiés qui bouleverse en ce moment l’Europe en est peut- être l’exemple le plus parlant).

6. Voir c. péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne  : voir Œuvres complètes de Charles Péguy, vol. 8, Nouvelle Revue Française, Paris 1916, p.  327. L’expression a été reprise par M. merleau- ponty, L’institution dans l’histoire person-nelle et publique / Le problème de la passivité : le sommeil, l’inconscient, la mémoire : notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003 et plus récem-ment encore, par M. revault d’allonneS, Les pouvoirs des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Éd. du Seuil, 2006.

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L’éthique théologique peut et doit poser cette question à l’éthique en général. Elle peut le faire dans la mesure où l’éthique théologique n’est pas simplement une éthique philosophique qui travaille à partir de certaines présuppositions (l’Écriture et éventuel-lement la Tradition et le Magistère, selon les différentes sensibilités chrétiennes), mais une éthique qui naît à l’intérieur de la vie d’un peuple, le peuple chrétien, qui connaît ces différences de langue, de culture, voir de sensibilité, à son intérieur. Il s’agit d’un peuple qui, tout en partageant une seule foi (le sensus omnium fidelium est en effet une des sources de l’éthique théologique 7), marche dans l’histoire malgré des différences dérangeantes, mais aussi grâce à elles. Certainement grâce à une parole, elle aussi déran-geante, qui lui vient de l’extérieur : « qu’ils soient un » (Jn 17,21).

Je pense que l’éthique théologique, en tant qu’éthique qui naît à l’intérieur d’un peuple diversifié en son intérieur et convo-qué, dérangé et libéré par une parole étrangère, a la force, la crédibilité et la capacité d’indiquer la nécessité de reconnaître cette priorité du temps sur l’espace. Et cela soit du point de vue des conditions réelles de la liberté (la plénitude indivi-duelle dont nous venons de parler), soit du point de vue de la volonté d’avoir un destin commun et de le construire. Le pape François dirait qu’il faut choisir de « devenir un peuple » (EG, n°  220), faute de quoi toute tentative de ne pas se déranger dans l’espace ne serait qu’illusoire 8.

On peut déléguer peut- être aux spécialistes de l’éthique de trouver de bonnes solutions pour ne pas se déranger les uns les autres dans l’espace, mais c’est à nous tous, en tant qu’individus et en tant que peuples, de décider d’avoir un destin commun, malgré – ou grâce peut- être – à nos différences.

7. Voir D. vitali, Sensus fidelium. Una funzione ecclesiale di intelligenza della fede, Brescia, Morcelliana, 1993. Voir aussi S. Biancu, « L’esercizio dell’autorità dottrinale nella Chiesa. A partire da alcune riflessioni di E.- W. Böckenförde », Annali di Studi religiosi 13/2012, p.  129-137.8. Ce qui est particulièrement intéressant dans la réflexion de J.M. Bergoglio/Fran-çois à ce sujet c’est que la notion de peuple représente plus une tâche qu’un fait accompli  : il faut choisir de devenir un peuple, il faut le vouloir. Celle de peuple n’est donc pas une notion exclusive, mais inclusive. À ce sujet la dette de Bergoglio envers la soi- disant théologie argentine du peuple est évidente  : voir J.C. Scannone, « Papa Francesco e la teologia del popolo », La Civiltà Cattolica n. 3930 (15/03/2014), p.  571-590. Voir aussi S. Biancu, Essere cittadini della città in cui Dio vive. Sguardi sulla città nel pensiero di Papa Francesco, dans A. Bondolfi et M. mariani (éds.), Dio, uomini e città, Trento, FBK- Press, en publication.

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Un premier service de l’éthique théologique serait donc de rappeler la priorité du temps sur l’espace, la nécessité « d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (EG, n° 223). L’éthique des éthiciens peut très peu s’il n’y a pas de volonté, de la part des peuples, de vivre ensemble non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps : de commencer des processus qui leur permettent de devenir un peuple, à savoir une seule famille humaine. Cette volonté est le résultat d’une décision éthique, que l’éthique des éthiciens pourtant ne reconnaît plus appartenir à son domaine d’expertise. L’éthique théologique peut et doit lui rappeler la nécessité d’assumer cette question.

La réalité est supérieure à l’idée

La deuxième idée trouve son origine, elle aussi, dans l’EG du pape François, là où on lit que « la réalité est plus importante que l’idée » (voir n° 231-233).

Bien sûr, l’éthique nécessite un certain degré d’abstraction, car elle se veut aussi universelle que possible  : d’une part, ce qui est bien et juste ici et maintenant devrait l’être toujours et partout ; d’autre part, chaque cas concret représente le banc d’essai de toute norme qui se veut universelle. L’abstraction est indépassable.

Tout de même, il faut que l’éthique n’oublie pas la nature de cette abstraction, qui est un outil au service d’une plus profonde compréhension de la réalité et de ses structures essentielles. Mais qui n’est pas, en soi, la réalité. C’est aux abstractions (aux idées) d’essayer de s’approcher de plus en plus de la réalité afin de ne pas la manquer, ce n’est pas à cette dernière de s’adapter à nos abstractions et à nos idées.

L’éthique risque constamment d’oublier ce primat de la réalité à l’égard de ses outils conceptuels. Les résultats de ce renver-sement sont sous nos yeux. Comme nous les rappelle, encore une fois, EG, ils ont pris des formes aussi dangereuses que variées au fil de l’histoire : « les purismes angéliques, les totali-tarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse » (EG, n° 231). Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur chacune de ces perversions, car tout éthicien connaît très bien les incarnations

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historiques possibles d’une herméneutique qui abandonne la réalité pour devenir idéologie.

L’éthique théologique – qui n’est pas du tout immune de ce risque – a quand même la force, la crédibilité et les compétences pour rappeler à l’éthique en général que l’idée est au service d’une réalité à laquelle elle doit toujours essayer de se confor-mer (au sens de l’adaequatio dont parlaient les médiévaux), tout en sachant qu’il s’agit d’une tâche infinie.

Nous appartenons à une tradition intellectuelle qui a pensé la réalité extérieure comme une simple res extensa qui serait à disposition d’une res cogitans intérieure et éclairée  : le génie de Descartes a été de systématiser un dualisme qui remonte déjà à Platon et à ce que Jaspers a appelé la période axiale 9. La pensée du xxe  siècle – et notamment ses courants phé-noménologiques et herméneutiques, sans oublier pourtant le travail des grands sociologues des années 1920-1940 : Huizinga, Mauss, Van der Leeuw… – a montré l’insuffisance de ce modèle et a redécouvert à quel point la réalité est irréductible à un ensemble d’objets inertes – des pures extériorités libres de toute forme d’intériorité (selon le modèle de la res extensa) – et d’individus isolés, des pures intériorités (le domaine de la res cogitans). Il s’agit d’une redécouverte importante que l’éthique théologique peut et doit s’approprier, en rappelant ainsi à l’éthique en général le primat d’une réalité irréductible à une simple res extensa à maîtriser. D’une part, toute pré-tention de domination de la part d’une intériorité qui se croit exempte de toute trace d’extériorité n’est qu’une illusion  : nous sommes un mélange d’intériorité et d’extériorité qui n’a accès à soi- même qu’à travers des médiations extérieures très différentes entre elles : le corps, le regard et la parole d’autrui, la langue, la culture, la religion… D’autre part, en tant que catalyseur de notre affectivité et de nos horizons culturels et symboliques, la réalité extérieure ne se présente jamais à nous sans une certaine « intériorité »  : à partir de questions que nous lui posons de façons implicites, la réalité extérieure nous parle, s’adresse à nous, nous interpelle, nous provoque.

9. Voir K. JaSperS, Origine et sens de l’histoire, tr. fr. de H. Naef avec la collabo-ration de W. Achterberg, Paris, Plon, 1954, p.  69-80 (« La période axiale et ses conséquences »).

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Cette profondeur symbolique de la réalité se trouve inscrite dans toute expérience du monde et appartient – comme le dirait Merleau- Ponty – aux formes élémentaires et originaires de la perception 10.

L’éthique théologique a des bonnes raisons pour rappeler à l’éthique en général la nécessité de respecter cette profondeur de la réalité dont l’expérience témoigne. Ce sont des raisons enracinées dans sa foi dans l’incarnation du Verbe, qui non seulement lui fait dire « Verbum caro factum est » mais aussi « caro Verbum factum est »  : avec son incarnation, le Verbe a assumé le fini et l’a transfiguré. La réalité concrète, finie, est devenue infiniment intéressante et n’est donc pas réductible à une res extensa inerte, à une pure extériorité muette à dominer. La voie élémentaire de la perception et l’annonce chrétienne se retrouvent dans cette appréciation d’un fini qu’il ne s’agit pas de dépasser au nom de l’infini, mais d’écouter en tant que porteur d’une parole dont nous sommes les destinateurs 11.

L’éthique théologique peut donc rappeler à l’éthique en géné-ral tout cela car la parole qui continuellement la dérange, la détourne de soit et la libère est une Parole qui s’est faite chair, un Logos qui a choisi de devenir réalité. Cette « incarnation de la Parole » (EG, n°  233) rend la réalité concrète un vrai locus theologicus, à savoir l’une des sources de l’éthique théologique (et de la théologie en général). En ce sens, le Verbe est, pour l’éthique théologique et pour la théologie en général, le modèle d’une parole qui choisit la réalité et qui refuse de devenir pure abstraction.

L’éthique théologique peut le faire aussi car elle naît – comme on l’a dit – à l’intérieur de la vie concrète d’un peuple  : un peuple à qui elle ne devrait jamais tourner le dos, même pas lorsque son lieu de production institutionnelle est l’université (le monde, à part, des intellectuels). L’éthique théologique est et doit demeurer irréductible à la spéculation des « clercs », au sens que Julien Benda donnaient à ce terme 12, mais aussi au sens d’une caste ecclésiastique toujours tentée de ne pas interro-

10. Voir, à ce sujet, M. merleau- ponty, Causeries 1948, Paris, Éd. du Seuil, 2002.11. Voir A. Schmemann, For the Life of the World, Crestwood (N.Y.), Vladimir’s Seminary Press, 19732.12. Dans son livre fameux La trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.

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ger le sensus omnium fidelium (ad intra) et ses contemporains non- chrétiens ou non- croyants (ad extra).

Voici donc un deuxième service que l’éthique théologique peut rendre à l’éthique en général : elle peut et doit lui rappeler que l’abstraction, l’idée, est au service d’une compréhension plus profonde de la réalité et qu’elle ne sera en mesure de rendre ce service qu’à la condition de garder un profond respect pour cette même réalité, ainsi que pour la vie vécue des individus et des peuples. Avant d’essayer d’adapter la réalité à nos projets éclairés – philosophiques ou théologiques qu’ils soient – il faut l’écouter  : il faut la laisser parler.

Redécouvrir l’art de vivre

La troisième et dernière idée est intimement liée à cette néces-sité de laisser parler la réalité et, d’une certaine manière, dérive d’elle. Je la mets sous le signe d’une redécouverte, de plus en plus nécessaire aujourd’hui, des lois premières de l’art de vivre.

L’éthique semble parfois oublier trop rapidement la profondeur de toute action. Certaines actions sont bonnes, d’autres sont mau-vaises, certaines sont en partie bonnes et en partie mauvaises, mais dans toute action il y a une tentative, réussie ou manquée, de répondre à l’appel qui nous vient de la réalité  : il s’agit de la question urgente que le sujet adresse à la réalité et que cette dernière lui restitue sous forme d’appel. Dans toute action il y a une vérité, parfois accomplie, parfois trahie  : une recherche, un problème, le problème que tout être humain représente pour soi- même. Dans toute action, même dans celles apparemment les plus banales, il y a tout l’homme 13. Levinas, à sa manière, l’a très bien dit  : « la vie quotidienne est une préoccupation du salut 14 ». L’extériorité de l’action est porteuse d’une certaine intériorité  : d’une question qui, à sa manière, est aussi une réponse.

13. Voir, à ce propos, la contribution de G. capograSSi et, en particulier, ses ouvrages Analyse de l’expérience commune, tr. fr. de Ch. Carraud, Éditions de la revue Confé-rence, Meaux 2013 et Introduction à la vie éthique, tr. fr. de Ch. Carraud, Meaux, Éd. de la revue Conférence, 2012. Autour de la pensée, fort intéressante, de G. Capograssi, voir S. Biancu, Capograssi : l’autorité et sa crise. Préface, dans : G. capo-graSSi, Essai sur l’Etat, Meaux, Éd. de la revue Conférence, 2014, p.  5-58, et, plus brièvement, S. Biancu, « Découvrir Capograssi, un profond juriste », Commentaire 148 (hiver 2014-2015), p.  916-921.14. E. levinaS, Le Temps et l’Autre (1948), Paris, PUF, 1983, p.  39.

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L’éthique théologique a la force, la crédibilité et les com-pétences pour rappeler cette préoccupation du salut qui est inscrite dans toute action de l’homme : dans les bonnes actions et dans les mauvaises, dans les gestes quotidiens ainsi que dans les gestes extraordinaires, voire héroïques. L’éthique en général est- elle intéressée à cette profondeur de l’action humaine ? Est- elle consciente de la nécessité de redécouvrir un art de vivre comme réponse à l’interrogatif qui se trouve inscrit dans toute action ? Certainement le fait de le rappeler serait un troisième service que l’éthique théologique pourrait rendre à l’éthique en général et à nos contemporaines. Elle devrait ainsi s’approprier la question que Ghislain Lafont s’est posé une fois  : « Qui sait si toute notre théologie n’est pas […] une rééducation pénible pour des gens qui ont oublié les lois premières de l’art de vivre ? Comme si notre abondance nous avait fait perdre de vue le seul rythme qui sauve, celui du don et de l’accueil 15 !  ».

Le troisième service que l’éthique théologique peut rendre non seulement à l’éthique en général mais aussi à notre humanité contemporaine, notamment en Occident, serait donc de parti-ciper à cet effort de la théologie de redécouvrir, à sa manière, et donc par la médiation d’un logos qui est en même temps raison et parole adressée et accueillie, un art de vivre que nous avons perdu à cause d’une réduction de ce même logos à son contenu intellectuel et de la réalité à simple état de fait qui n’a rien à nous dire.

Avant de juger le degré de moralité d’une action – sa bonté et sa justesse – il faut écouter l’interrogatif qui l’habite, la recherche à laquelle elle participe, son problème fondamental. L’éthique ne peut pas oublier cela. L’éthique théologique peut et doit le lui rappeler.

S t e f a n o B i a n c u

Faculté de théologie protestante – Genève

15. G. lafont, Eucharistie. Le repas et la parole, Paris, Éd. du Cerf, 2001, p.  38.

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M a r i e - J o T h i e l

L a t h é o L o g i e r e n d -e L L e s e r v i c e à L ’ u n i o n

e u r o p é e n n e ?

La théologie rend- elle service à l’Union européenne (UE) ? La question ne manque pas d’impertinence. Les religions, en effet, ne sont pas en elles- mêmes une compétence de l’UE et quand bien même l’UE reconnaît « leur identité et leur contribution spécifique » (art.17 TFUE 1), elle ne le fait que dans le cadre d’une laïcité comprise différemment selon les États membres et selon des procédures de dialogue qui ne font pas de place explicite au travail théologique.

Pourtant, si la théologie n’apparaît pas directement et immé-diatement dans la construction et le fonctionnement de l’UE, elle contribue néanmoins à assurer une irrigation d’idées, d’idéaux, de méthodes, et finalement à donner, selon le mot de Jacques Delors repris par le pape François 2 et bien d’autres, une « âme » à l’Europe, et cela dès ses pères fondateurs, une âme sans laquelle l’Europe ne se fera pas. Encore ne faut- il pas entendre le travail théologique seulement au sens étroit d’une réflexion de la foi sur elle- même (intellectus fidei), d’une « explication rationnelle du contenu de la foi 3 » mais également dans sa fonc-tion herméneutique, proposant à partir de son propre contenu de la foi et de son outillage conceptuel (nourri de philosophie, des sciences humaines, de sciences naturelles, de la culture…)

1. TFUE =  Version consolidée du Traité sur le fonctionnement de l’Union euro-péenne (TFUE). http://eur- lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b- 4b75- aef7- c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF.2. pape françoiS, Discours au Parlement européen le 25  novembre 2014  : https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/november/documents/papa- francesco_20141125_strasburgo- parlamento- europeo.html3. E. gaziaux, « Une recherche et un enseignement en théologie : pourquoi ? », Revue théologique de Louvain, 38, 2007, 29-40, p.  30.

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d’interpréter toutes les réalités vécues par les humains devant Dieu. Le théologien néerlandais Erik Borgman 4 écrit ainsi  :

L’objet de la théologie, ce n’est ni Dieu, ni une certaine tradi-tion religieuse, ni certains textes ou convictions ou vérités ; l’objet de la théologie concerne tout ce qui se passe sous « le regard de Dieu ». La mission du théologien, ce n’est pas de faire face au monde pour le critiquer dans un esprit moralisateur, mais de se situer au milieu du monde pour y chercher les signes des temps et de tout interpréter à la lumière de l’Évangile. Ce faisant, il ne s’agit pas tellement de se concentrer sur les problèmes, mais de chercher à trouver ce qui offre déjà les premiers contours d’une solution, de chercher des lieux où la réalité se révèle à nos yeux et à notre expérience de manière inhabituelle pour nous, et où l’évidence de nos façons de voir et de comprendre est relativi-sée, et finalement de voir si et comment cela peut être mis en relation avec Dieu et sa « présence dans le monde ». Pour utiliser une tournure biblique, ce processus herméneutique ne consiste en rien d’autre que de chercher les traces du royaume de Dieu en gestation, de les découvrir et de les mettre en paroles.

À partir de là 5, force est d’admettre que le travail théologique peut implémenter les objectifs de l’UE par la médiation de dia-

4. E. Borgman : «… onderkennen wat… werkelijke tekenen zijn van de aanwezigheid van God » of waarom theologie juist hier geboden is. Manuskript 2009 (http://www.ru.nl/soeterbeeckprogramma/terugblik/terugblik- 2009/terugblik- 2009/lezing_erik_borgman- /). Ce texte est cité à partir de la traduction („paraphrase “) allemande de Michael Kuhn « Das Objekt der Theologie sind weder Gott, noch eine bestimmte reli-giöse Tradition, noch bestimmte Texte, Überzeugungen oder Wahrheiten, sondern das Objekt der Theologie ist alles, was vor dem ‹ Anschein Gottes  › geschieht. Die Aufgabe des Theologen ist es nicht, der Welt gegenüberstehend diese einfach moralisierend zu kritisieren, sondern in der Welt stehend nach den Zeichen der Zeit forschen und all das, was ist, im Licht des Evangeliums zu deuten. Dabei gilt es, sich nicht so sehr auf die Probleme zu konzentrieren, sondern nach dem Ausschau zu halten, in dem sich bereits erste Konturen von Lösungen ankündigen, nach Orten zu suchen, an denen die Wirklichkeit auf für uns ungewohnte Weise sichtbar und erfahrbar und die Selbstverständlichkeit der gängigen Sehens- und Verstehens Weisen relativiert wird und zu sehen, ob und auf welche Weise das mit Gott und seinem ‹ Sein in der Welt  › in Zusammenhang gebracht werden kann. Biblisch gewendet heißt dieser hermeneu-tische Prozess nach den Spuren des bereits angebrochenen Reiches Gottes Ausschau zu halten, sie zu entdecken und zur Sprache zu bringen » (Trad. MJT depuis l’allemand). M.  kuhn, „Politische Mitwirkung der Kirchen in der Europäischen Union. Chancen und Grenzen aus Sicht der katholischen Kirche “, dans M. M. lintner (Ed.), God in Question. Religious language and secular languages. Brixen, Verlag A. Weger, 2014, p.493-502. La citation R. Borgman est en note 4, p.494-495.5. Le message du pape François aux théologiens de Buenos Aires le 3  sep-tembre 2015 (traduction française sur http://www.la- croix.com/Urbi- et- Orbi/Documents/Actes- du- Pape/La- doctrine- n- est- pas- un- systeme- ferme- explique- le- pape- aux- theologiens- de- Buenos- Aires- 2015-09-07-1353116) pourrait aussi nourrir notre réflexion dans cette contribution.

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logues structurels entre les représentants officiels des instances concernées ou les structures consacrées, ou de dialogues plus informels mais non moins efficients. Si la plupart des partenaires entrevoient une réelle fécondité globale à ces interactions, des acteurs ponctuels (notamment de la libre- pensée) demeurent réticents à toute implication des religions. Or, ce travail est d’autant plus nécessaire que la montée des extrémismes et fondamentalismes religieux oblige à une clarification pour appré-hender les religions de façon plus juste, éviter des crispations contreproductives et être à la hauteur des réflexions exigées par les défis sociétaux contemporains. Faisant référence aux attentats contre Charlie Hebdo, Marcel Gauchet 6 commence ainsi un de ses articles  :

La religion est la chose du monde qui est en train de nous devenir la plus incompréhensible qui soit, à nous autres Euro-péens de ce début du xxie  siècle (p.  63).

L’enjeu est de s’écarter des extrémismes sans pour autant renoncer à cette fécondité potentielle que la théologie peut précisément contribuer à mettre à jour dans le cadre d’une laïcité ouverte 7. Plus encore, c’est peut- être en misant explicitement sur cette fécondité qu’on se donne les moyens de la vérifier, de la stimuler et de contrer les fondamentalismes religieux.

Pour répondre à la question posée par cette contribution, nous nous pencherons d’abord sur le cadre politico- juridique de l’UE, nous examinerons ses lieux officiels ou possibles de dialogue, et enfin nous reviendrons et discuterons l’objectif d’utilité.

L’Union Européenne et ses ouvertures théologiques

L’UE s’est construite sur les idéaux et les valeurs de ses pères fondateurs et elle les met progressivement à jour au cours d’un

6. M.  gauchet, « Les ressorts du fondamentalisme islamique », Le Débat 2015/3 (n°  185), p.  63-81. Pour l’auteur, les attentats contre Charlie Hebdo conduisent les uns au déni de tout religieux, et les autres à l’embarras sur ce qu’ils pensaient être les religions passées par le crible des Lumières.7. Au sens, nous y revenons plus, du rapport Bouchard- Taylor de  2008 (téléchar-geable sur http://www.accommodements- quebec.ca/documentation/rapports/rapport- final- integral- fr.pdf (consulté le 28 décembre 2013). Jean Baubérot la retient dans le « cinquième type » de laïcité, la première « nouvelles laïcités ». Voir J. BauBérot, Les 7 laïcités françaises. Charenton- le- Pont, Coll. « Interventions », Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2015, p.  89 sq.

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processus d’élaboration à la fois politique, juridique, économique, sociale, éthique et philosophique. Les religions jouent un rôle décisif à cet égard, spécialement le christianisme. Robert Schu-man 8, Jean Monnet 9, ses « pères fondateurs 10 », Jacques Delors, « citoyen d’honneur de l’Europe 11 » sont aussi des figures émi-nentes du christianisme social en France dont les mots- clés sont solidarité, subsidiarité, justice, dignité…

En proposant le 9 mai 1950, la création d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), Robert Schuman, ministre des affaires étrangères français, voulait répondre au défi de la « paix mondiale » comme Jean Monnet son mentor. Il mettait l’Union naissante au travail, lui confiant une tâche économique, productive – « des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent » – mais aussi, on l’oublie trop souvent, une tâche constructive, solidaire, progressive  : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble  : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait 12 ».

Le « triangle institutionnel » de l’UE

Et, de fait, il en aura fallu des traités, régulations, chartes pour arriver à l’Europe sans frontière structurée par le « triangle institutionnel » du Traité de Lisbonne que nous connaissons aujourd’hui. Ce Traité de Lisbonne, adopté en  2007 et entré en vigueur le 1er  décembre 2009, assume les propositions essentielles des traités précédents en un Traité sur l’UE [TUE] et un Traité sur le fonctionnement de l’UE [TFUE], et intègre la

8. Un projet de béatification est en cours concernant Robert Schuman.9. Faut- il rappeler aussi que Marie- Louise Monnet, la sœur de Jean Monnet est la fondatrice de l’Action catholique des milieux indépendants (ACI) et la première femme nommée auditrice au concile Vatican II.10. Le 26  juin 2015, le Conseil européen décerna à Jacques Delors, mythique pré-sident de la Commission européenne (1985-1995), le titre de citoyen d’honneur de l’Europe (Le Monde du 23  juillet 2015, p.  15).11. Mais il faudrait nommer aussi  : Konrad Adenauer, Joseph Bech, Johan Beyen, Winston Churchill, Alcide de Gasperi, Walter Hallstein, Sicco Mansholt, Paul- Henri Spaak, Altiero Spinelli, et examiner quelle influence leur foi religieuse a joué dans leur engagement politique.12. «  La déclaration Schuman du 9  mai 1950 »  : http://europa.eu/about- eu/basic- information/symbols/europe- day/schuman- declaration/index_fr.htm (consulté le 20  juillet 2015).

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Charte des Droits Fondamentaux de l’UE adoptée en 2000. Il modifie assez fondamentalement les institutions en structurant l’UE autour de trois instances formant entre elles un « triangle institutionnel 13 » avec des compétences claires vis- à- vis des États- membres 14  :

1. la Commission européenne avec ses 28 membres 15 est présidée actuellement par Jean- Claude Juncker. Elle est la « gardienne des traités », elle prend l’initiative de l’action législative et assure la gestion des politiques et des pro-grammes.

2. En lien avec le Conseil Européen 16, le Conseil de l’UE 17 qui réunit des ministres des états membres – un ministre par pays selon le thème traité – et vote les projets de directives et de règlements présentés par la commission, assez souvent en lien avec le 3e pôle  :

3. Le Parlement européen 18 présidé actuellement par Mar-tin Schulz, et qui est la seule institution européenne dont les membres sont élus 19 au suffrage universel direct (pour 5 ans). Composé de 751 députés, il partage avec le Conseil de l’UE le pouvoir législatif de l’Union européenne. Et pour des législations concernant certains domaines comme l’agriculture, le Fonds européen, le budget, la protection des travailleurs…, l’avis des eurodéputés (qui ne siègent pas d’abord comme délégués d’un pays mais comme membres de groupes politiques) est contraignant.

13. Ce triangle entraîne de facto la disparition des trois piliers qui étaient  : la Com-munauté européenne ; la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et, enfin, la coopération policière et judiciaire en matière pénale.14. Les trois types de compétence de l’UE (exclusives, partagées et d’appui, défi-nies dans les articles 3-6 TFUE) sont résumées et explicitées sur http://ec.europa.eu/citizens- initiative/public/competences/faq?lg=fr (consulté le 16 sept. 2015)15. Ces 28 membres sont directement nommés par les Etats- Membres pour un mandat de 5 ans renouvelable. Chaque commissaire est chargé d’un domaine par-ticulier de compétence)16. Il désigne la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des états- membres.17. À ne pas confondre avec le Conseil de l’Europe (présidé actuellement par Thorbjørn Jagland).18. À ne pas confondre avec l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (présidée actuellement par la luxembourgeoise Anne Brasseur)19. Les dernières élections européennes ont eu lieu du 22 au 25 mai 2014.

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Le cadre juridique européen officiel des religions

En 2015, il n’existe pas de disposition juridique régissant au niveau européen, les rapports que les États membres doivent entretenir avec les différents courants de pensée et les religions. Dans la limite du respect des traités européens et de la juris-prudence de la CJUE 20, chacun reste libre. Le principe de laïcité est de règle, mais que signifie- t-il au juste ? Ce principe est- il seulement incantatoire ou signifie- t-il une présence efficiente, capacitante ? De quel type de laïcité s’agit- il quand Jean Baubérot en distingue déjà 7 pour la seule France ?

Comme le rappelle opportunément le Rapport Taylor- Bouchard, « tout régime de laïcité institue une forme d’équi-libre entre les quatre principes suivants  : 1. l’égalité morale des personnes ; 2. la liberté de conscience et de religion ; 3. la séparation de l’Église et de l’État ; et 4. la neutralité de l’État à l’égard des religions et des convictions profondes séculières 21. » Mais là où la « laïcité intégrale », telle que la pratique la France, est « un principe constitutionnel et un marqueur identitaire à défendre 22 », la « laïcité ouverte » en œuvre au Québec 23 considère, elle, que la « liberté de conscience » et l’« égalité morale des individus » sont les deux fins recherchées tandis que la neutralité et la séparation des institutions deviennent des moyens pour accéder à ces fins.

En Europe, ces deux modèles et tous leurs intermédiaires sont mis en œuvre. Ce qui oblige à clarifier progressive-ment le rôle et la place des religions. Et quand bien même le préambule du Traité de Lisbonne n’assume pas explicite-ment l’héritage chrétien de l’Europe, c’est bien à une prise de conscience de l’importance du labeur théologique – osons- le dire explicitement – que l’on assiste, avec une ouverture sur cette fécondité potentielle pour l’Europe, et du côté des insti-tutions européennes et du côté des Églises, comme le rappelle

20. Cour de Justice de l’UE qui a son siège à Luxembourg. Elle ne doit pas être confondue avec la CEDH, la Cour européenne des Droits de l’homme qui a, elle, son siège à Strasbourg.21. Rapport Taylor- Bouchard, p.  20.22. p.  141.23. « La laïcité, au Québec, permet aux citoyens d’exprimer leurs convictions religieuses dans la mesure où cette expression n’entrave pas les droits et libertés d’autrui. C’est un aménagement institutionnel qui vise à protéger les droits et libertés… » (id. p. 141).

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Michael Kuhn 24 lui- même engagé au titre de la COMECE dans cette aventure. Il souligne ainsi que si la mention explicite des religions était impensable jusqu’au Traité de Maastricht, ce sont Jacques Delors et puis Helmut Kohl et François Mitterrand qui prennent conscience qu’ils vont échouer dans le proces-sus d’intégration européenne s’ils ne trouvent pas le moyen de mobiliser les croyants ; Jacques Delors va donc inviter les Églises et communautés religieuses restées jusque- là en dehors du processus de dialogue à une participation active. Son dis-cours 25 qui se veut Kairos est resté très célèbre  :

Nous sommes, en effet, à un carrefour de l’histoire de la construction européenne. 1992 est un tournant. Même si à la surface de la mer rien n’est encore visible, en profondeur les courants commencent à changer de direction. Le sommet de Maastricht a marqué la fin de la phase économique de la construction européenne – ce qui a été décrit comme le déve-loppement « semi- automatique » de la CE 26, sur la base de la poussée vers le Marché commun. […] Nous entrons maintenant dans une époque fascinante – peut- être surtout pour la jeune génération – un moment où le débat sur le sens de la construc-tion européenne devient un facteur politique majeur.

Croyez- moi, nous ne réussirons pas avec l’Europe sur la seule base de l’expertise juridique ou du savoir- faire économique. Il est impossible de mettre en pratique le potentiel de Maastricht sans une bouffée d’air. Si dans les dix prochaines années, nous n’avons pas réussi à donner une âme à l’Europe, à donner une

24. Michael Kuhn est Conseiller pour les questions d’éducation, de Culture et de politique de la jeunesse, Délégué par la Conférence épiscopale autrichienne pour la COMECE (Commission des Conférences Épiscopales Européennes) Nous nous référons ici à son article „Politische Mitsprache von Theologen in Europa » (ibid.)25. Cité par H.- J. luiBl  : „Auf der Suche nach Europas Seele “, dans Hermeneu-tische Blätter 1/2 2005, A- 3024, 197-198. (http://www.hermes.uzh.ch/publikationen/Hermeneutische- Blaetter/HBl2005_1_2.pdf). Le discours de Jacques Delors daté du 4  février 1992 a été prononcé lors d’une rencontre du président de la Commission européenne avec des représentants de l’EKD (Evangelische Kirchen in Deutschland), dont Mgr  Klaus Engelhardt, et publié dans la Newsletter 2/1992 de l’EECCS (Euro-pean Ecumenical Commission for Church and Society). À noter que J. Delors a pro-noncé un discours équivalent « Summary of Addresses by President Delors to the Churches” publié par la Commission des communautés européennes le 14. Mai 1992 (n° 704E/92)  : “If in the ten years ahead of us we do not succeed in giving Europe its soul, a spiritual dimension, true significance, then we will have been wasting our time. That is the lesson of my experience. Europe cannot live by legal arguments and economic knowhow alone. The potential of the Maastricht Treaty will not be realized without some form of inspiration.” C’est donc bien une thématique récurrente chez lui.26. CE est l’acronyme utilisé par J. Delors pour la Communauté Européenne (qui deviendra l’UE avec le traité de Lisbonne).

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spiritualité et du sens, les jeux seront faits. […] Voilà pourquoi je veux relancer le débat intellectuel et spirituel sur l’Europe. J’invite les Églises à y participer activement. Nous ne voulons pas le contrôler, c’est un débat démocratique et il ne doit pas être monopolisé par des technocrates. Je voudrais créer un lieu de rencontre, un espace de libre discussion ouverte aux hommes et aux femmes assumant la spiritualité, aux croyants et non- croyants, scientifiques et artistes. Nous travaillons déjà sur l’idée. Nous devons trouver un moyen de faire participer les Églises 27.

Non seulement les leaders religieux y répondent favorable-ment, mais comme le souligne encore M.  Kuhn, elles entrent ainsi dans un processus d’apprentissage en trois étapes  : le Traité d’Amsterdam (1997), la charte européenne des droits fondamentaux (2000) et le Traité de Lisbonne (2007).

Durant les discussions présidant au premier, le Traité d’Ams-terdam, les responsables religieux et humanistes (francs- maçons) sont sollicités par Helmut Kohl qui s’engage à leur égard tout en exigeant (automne  1996) en contrepartie un texte com-mun. Ils arrivent finalement à se mettre d’accord sur ce qui sera le §  1 de l’actuel art.17 TFUE et qui, pour le moment, est publié comme Déclaration 11 28. Fort de cet engagement

27. Original anglais (trad. MJT)  : « We are in effect at a crossroads in the history of European construction. 1992 is a turning point. Even if on the surface of the sea nothing is yet visible, deep down the currents are beginning to change direction. The Maastricht summit marked the end of the economic phase of European construction – what has been described as the “semi- automatic” development of the EC, based on the drive towards the Common Market… We are now entering a fascinating time – perhaps especially for the young generation – a time when the debate on the meaning of European construction becomes a major political factor.Believe me, we won’t succeed with Europe solely on the basis of legal expertise or economic know- how. It is impossible to put the potential of Maastricht into practice without a breath of air. If in the next ten years we haven’t managed to give a soul to Europe, to give a spirituality and meaning, the game will be up. […] This is why I want to revive the intellectual and spiritual debate on Europe. I invite the Churches to participate actively in it. We don’t want to control it; it is a democratic discussion, not to be monopolized by technocrats. I would like to create a meeting place, a space for free discussion open to men and women of spirituality, to believers and non- believers, scientists and artists. We are working on the idea already. We must find a way of involving the Churches. »28. Voici ce point : « 11. Déclaration relative au statut des Eglises et des organisations non confessionnelles.L’Union européenne respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises et les associations ou communautés religieuses dans les Etats membres. L’Union européenne respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. » (Journal officiel n° C 340 du 10 novembre 1997 p. 133 ; http://www.legirel.cnrs.fr/spip.php?article503, consulté le 16 sept. 2015)

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réciproque où l’on comprend que chaque parti gagne à colla-borer, s’ouvrent les négociations en vue de l’élaboration de la Charte européenne des droits fondamentaux : COMECE, CEC/KEK 29 et EKD 30 sont impliqués et selon M.  Kuhn, proposent des apports et amendements substantiels. Ils contribuent à faire reconnaître les droits et valeurs de leur tradition. La Charte mentionne ainsi la dignité, la liberté, l’égalité, la solidarité, la citoyenneté, la justice, mais aussi la liberté religieuse, la protection des minorités,  etc., avec deux principes matriciels fondateurs  : la démocratie et l’état de droit. L’introduction résume et donne le ton  :

Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice.

Les discussions sur le projet de traité constitutionnel peuvent débuter. M. Kuhn rappelle que les Églises chrétiennes voulaient introduire 3 points  : faire entrer des éléments substantiels de l’enseignement social de l’Église (dignité, subsidiarité, solidarité, responsabilité environnementale…), promouvoir un dialogue structurel entre l’UE et les principales religions et mouvements de pensée, et enfin faire reconnaître explicitement la place de l’héritage chrétien en Europe. Si les deux premiers points réussirent (Art.2-4 TUE et Art.17 TFUE), on sait l’échec du troi-sième qui heurtait viscéralement certains États membres et ne convainquait pas non plus tous les chrétiens protagonistes des discussions. Mais finalement, une telle neutralité n’est- elle pas aussi respectueuse de la société sécularisée et « multipolaire 31 », selon l’expression du pape François, que nous connaissons actuellement ?

29. Conférence des Églises européennes (Konferenz Europäischer Kirchen) c’est- à- dire protestantes, anglicanes et orthodoxe.30. Evangelische Kirchen in Deutschland.31. Discours du Pape François au Conseil de l’Europe le 25  novembre 2015. https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/november/documents/papa- francesco_20141125_strasburgo- consiglio- europa.pdf. Le pape emploie le mot à quatre reprises dans ce texte.

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Les textes clés

Toute réflexion théologique est encadrée officiellement par la place reconnue aux religions et spiritualités dans les traités. Cer-tains articles sont particulièrement intéressants pour notre propos : Les articles 3.4.5. 6 TUE 32 car ils rappellent des valeurs qui sont aussi celles que promeut la théologie sociale, en particulier la subsidiarité et la proportionnalité ; et l’art.17 TFUE 33 qui explicite le cadre juridique de la collaboration politique entre religions et UE. Nous nous contenterons ici de reproduire ces textes clés.

Article 3 (ex- article 2 TUE)

1. L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien- être de ses peuples.

2. […] Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant.

Article 5 (ex- article 5 TCE)

1. Le principe d’attribution régit la délimitation des com-pétences de l’Union. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l’exercice de ces compétences.

3. En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objec-tifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union.

Les institutions de l’Union appliquent le principe de subsidia-rité conformément au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les parlements nationaux

32. Traité sur l’Union européenne, Version consolidée en vigueur depuis le 1er  décembre 2009 (traité de Lisbonne). Source  : Journal officiel de l’Union euro-péenne n° C- 115 du 9 mai 2008, p. 1 à 388  : http://eur- lex.europa.eu/legal- content/FR/TXT/?uri=CELEX:C2008/115/01 – consulté e 20  juillet 2015.33. Version consolidée du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). http://eur- lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b- 4b75- aef7- c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF.

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veillent au respect du principe de subsidiarité conformément à la procédure prévue dans ce protocole.

4. En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités.

Les institutions de l’Union appliquent le principe de pro-portionnalité conformément au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Article 6 (ex- article 6 TUE)

1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7  décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités.

3. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux.

N.B. : La possibilité d’exercer sa religion et ses croyances est l’une des libertés fondamentales inscrites dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à l’article 10 concernant « la liberté de pensée, de conscience et de religion ».

Article 17 – TFUE (seul article explicite sur le rapport UE/religions)

1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéfi-cient, en vertu du droit national, les Églises et les associa-tions ou communautés religieuses dans les États membres.

2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.

3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces Églises et organisations.

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L’Europe, les religions, la théologie

Les théologiens interviennent finalement à trois niveaux  :–  Dialogue officiel via les représentants d’Église conformément

à l’article 17 TFUE.–  Dialogue structuré via des instances diverses, émanation

des religions.– Dialogue informel.

Le dialogue officiel conformément à l’article 17 TFUE

Symboliquement, pour répondre à l’article 17 TFUE, la Com-mission, le Conseil et le Parlement débattent chaque année de l’avenir de l’Union européenne avec les responsables religieux européens sur un thème choisi d’avance comme « intéressant » pour les partis en présence. La philosophie de ce type de ren-contre est rappelée régulièrement  :

Le traité de Lisbonne inscrit dans le droit primaire (article 17 du TFUE) la tenue d’un dialogue ouvert, transparent et régulier entre la Commission européenne et les Églises, les communau-tés religieuses ainsi que les organisations philosophiques et non confessionnelles. Outre des réunions régulières avec les différents interlocuteurs, une rencontre annuelle à haut niveau est organi-sée avec les représentants des communautés religieuses et une autre avec les représentants des organisations philosophiques et non confessionnelles 34.

En 2014, le président José Manuel Barroso déclarait ainsi l’im-portance que l’intégration et la légitimité aillent de pair pour renforcer la démocratie et relever les défis mondiaux actuels : « Je suis fermement convaincu, précisait- il, que la participation active des Églises et des communautés religieuses peut constituer une contribution décisive à cette réflexion. » Herman Van  Rompuy reprenait à cette occasion la thématique de valeurs qui ont forgé l’UE et constituent la charpente de notre « maison commune » et « l’âme de la maison. L’âme qui réside en une certaine idée que nous nous faisons, dans l’Union, de la personne humaine et de la relation à l’autre. » László Surján, vice- président du Parlement européen, a quant à lui, rappelé que « Les Églises et les commu-nautés religieuses ont constitué durant la crise un bastion contre

34. Communiqué de presse de la Commission européenne – Bruxelles, le 10 juin 2014 – http://europa.eu/rapid/press- release_IP- 14-650_fr.htm (consulté le 20  juillet 2015).

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la détérioration du tissu social dont est faite l’Europe  : elles ont contribué non seulement à la reprise économique, mais aussi à la reprise sociale et morale du continent. Leur voix compte, et il est dans l’intérêt de l’Union européenne et de ses citoyens de poursuivre et de renforcer les relations avec elles ».

Le 16  juin 2015 35, au regard des extrémismes et fondamen-talismes religieux, cette utilité du dialogue a encore davantage été souligné, illustrant l’ancrage historique de ces rencontres et la demande diversifiée adressée aux instances spirituelles. Ainsi Frans Timmermans, Premier Vice- Président de la Commission européenne (bras droit de M.  Juncker) rappelait 36  :

Ce dialogue n’a jamais été aussi important. Nos sociétés sont confrontées à des défis fondamentaux, et les Églises et les religions sont parmi les acteurs qui peuvent jouer un rôle important pour promouvoir la cohésion sociale et surmonter les divisions. Les leaders présents aujourd’hui sont des partenaires pour la Commission européenne susceptibles de partager leur expérience de lutte contre le fondamentalisme, la discrimina-tion et de construction de la confiance et de la compréhension mutuelles 37.

Et Antonio Tajani, Vice- Président du Parlement européen, de nommer explicitement la place des théologiens, tout en en appelant à un dialogue impliquant aussi les jeunes générations et implémen-tant les valeurs clés de l’UE 38. Plus encore, les conclusions de cette

35. Commission brings together religious leaders to discuss “Living together and disagreeing well”, Brussels, 16 June 2015 – http://europa.eu/rapid/press- release_IP- 15-5179_en.htm (consulted 16.06.2015) (pas de version française). C’était la 11e edition.36. Commission brings together religious leaders to discuss “Living together and disagreeing well”, Brussels, 16 June 2015 – http://europa.eu/rapid/press- release_IP- 15-5179_en.htm (consulted 16.06.2015) (À noter que contrairement à  2014, il n’y a pas de version française en 2015).37. Trad. MJT. Original anglais : « This dialogue has never been more important. Our societies face fundamental challenges, and churches and religions are among the actors that can play an important role in promoting social cohesion and bridging divides. The leaders here today are partners for the European Commission as they can share their experience in fighting against fundamentalism, discrimination and in building mutual trust and understanding. » 38. Ibid. « Nous ne pourrons vaincre le radicalisme et le fondamentalisme que si nous tenons ensemble. Le dialogue entre les religions est crucial pour défendre les valeurs de nos sociétés. Les institutions européennes devraient favoriser ce dialogue non seulement au niveau des chefs religieux et des experts théologiens, mais en impliquant aussi les jeunes. […] Nous avons besoin de politiques qui favorisent les valeurs clés telles que la paix, la solidarité et le respect de la dignité humaine entre les générations et les sociétés futures. »

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réunion de haut niveau seront intégrées au premier colloque annuel 39 sur les droits fondamentaux dans l’UE, les 1 et 2 octobre 2015.

Ce dialogue officiel est un échange de bons procédés mais non inutiles  : son efficience tient au fait qu’il ouvre d’autres dialogues, en particulier dans et avec les structures ad hoc.

Structures ad hoc

Diverses instances ad hoc – COMECE, KEK, EKD, mais aussi Caritas, CIDSE 40, Justice et Paix, Pax Christi,  etc. – ont appris avec le temps à dialoguer de manière interdisciplinaire, en s’aidant d’experts et de théologiens de manière à avoir une parole pertinente sur les grands thèmes de l’UE et apporter ainsi à l’édifice européen leur pierre nourrie de christianisme. Ce n’est cependant pas parce qu’il s’agit là de structures confessionnelles que les théologiens sont majoritaires ! Comme le rappelle par exemple opportunément Michael Kuhn à propos de la COMECE (dont il est membre), les théologiens sont en minorité (à côté des juristes, politiciens…).

L’enjeu est d’apparaître en tant que structures confessionnelles ayant une parole pertinente sur les grands thèmes de l’UE de manière à apporter leur pierre nourrie de christianisme pour poursuivre, selon la parole du Pape François au Parlement européen « le grand idéal d’une Europe unie et en paix, créative et entreprenante, respectueuse des droits et consciente de ses devoirs » (25 nov. 2014).

Ces structures ad hoc sont ainsi fort actives 41, elles participent à nombre de rencontres à tous les niveaux européens, jouent un rôle d’interface de part et d’autre (en amont et en aval), publient des études, transmettent des informations et des travaux divers, tout en s’appuyant également sur les dialogues informels.

Version originale  : « We will only defeat radicalism and fundamentalism if we stay together. Dialogue between religions is crucial to defend the values of our societies. European institutions should foster this dialogue not only at the level of religious leaders and theological experts. Young people should be involved. […] We need policies which foster key values such as peace, solidarity and respect of human dignity among future generations and societies. »39. Son thème  : « la tolérance et le respect  : la prévention et la lutte contre l’anti- l’antisémitisme et la haine antimusulmane en Europe.40. Alliance internationale d’agences de développement catholiques, www.cidse.org.41. Il suffit de se reporter par ex. à leur site internet respectif.

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Dialogue informel

Les théologiens sont membres d’instances européennes diverses, aconfessionnelles (par exemple le GEE – Groupe euro-péen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies – qui assure un rôle de comité d’éthique auprès de la Commission européenne) et ont donc l’occasion de nombreux dialogues informels. Ils peuvent aussi être sollicités ponctuellement pour des rapports impliquant leur expertise singulière. Ils peuvent aussi (chercher à ou être sollicités pour) rencontrer des responsables européens de différents niveaux, députés européens, commis-saires, tous ceux qui, à la base, réalisent le travail concret de préparation des textes… Et pour les « petits » États- membres, il y a souvent une proximité étonnante 42 entre ces responsables et des théologiens. Ce dialogue à l’initiative soit des politiques soit des théologiens (qui parfois appartiennent à des lobbies) n’apparaîtra pas, en général, au grand jour mais il peut s’avérer plus efficace que celui qui réunit les responsables de l’UE avec des responsables institutionnels qui ne sont pas forcément des tâcherons. Surtout il permet de ne pas s’en tenir au politique-ment correct, d’ouvrir réellement le débat, dans une vraie liberté de pensée, sans se préoccuper d’abord « d’être dans les clous ».

Groupe Européen d’Éthique

Si le dialogue informel peut prendre de nombreuses formes, je voudrais donner une place particulière au Groupe européen d’éthique des sciences et nouvelles technologie (GEE) dont je suis membre depuis janvier 2011 (pour 5 ans), parce qu’il peut illustrer de telles interactions.

Structure indépendante, pluraliste et pluridisciplinaire, le GEE 43 est en quelque sorte le comité d’éthique de la commission européenne 44. Il « a pour mission de conseiller la Commission

42. Je pense en particulier au Luxembourg, à Malte… La Française que je suis, ne peux qu’être étonnée de la proximité constatée sur le terrain entre des collègues, y compris théologiens, et des hommes et femmes politiques de haut rang.43. http://ec.europa.eu/epsc/ege_en.htm (site en cours de construction après le chan-gement de présidence au niveau de la Commission). EGE est désormais raccroché non plus au BEPA (bureau des conseillers) mais à l’EPSC (European Political Strategy Center).44. Je reprends ici des éléments de : M.- J. thiel, « Questionnements autour de l’ensei-gnement de l’éthique » dans E. rude- antoine et M. piévic (éd.), Un état des lieux de

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sur les questions éthiques posées par les sciences et les nou-velles technologies, soit à la demande de la Commission, soit de sa propre initiative. Le Parlement et le Conseil peuvent attirer l’attention de la Commission sur les questions dont ils estiment qu’elles revêtent une importance majeure sur le plan éthique 45 ». Ses 15 membres sont sélectionnés exclusivement sur des critères de compétence à partir d’un appel public à candidature dans les 28 pays de l’Union. Ils sont nommés ad personam par le président de la Commission pour un mandat de 5 ans. « Ad personam » peut donc signifier avec des compé-tences personnelles diverses, dont la compétence théologique quand bien même celle- ci n’est jamais immédiatement sollicitée puisque le GEE est aconfessionnel. Et de fait, 4 membres ont reçu une formation initiale de théologiens catholiques et un de théologien protestant. Il est également intéressant de noter que si les 15 membres sont affiliés au moment de leur nomination à une tâche particulière (5 en éthique, 5 en sciences et 5 en droit), 4 théologiens sur les 5 le sont en éthique. C’est donc bien l’éthique avec ce qu’elle signifie de dimension axiologique, qui est mobilisée par la théologie. On retrouve d’ailleurs cela en partie dans bien des comités ou instituts d’éthique européens.

Comment fonctionne le GEE ? Il s’informe, auditionne des experts, organise régulièrement une table ronde sur la théma-tique en cours de discussion, ouverte au plus grand nombre de personnes concernées par ce sujet ; il relit et interprète les Traités européens, les règles communes, autant que les contri-butions scientifiques visant la matière, mobilise ses compétences internes et externes ; il coordonne le Dialogue international sur la bioéthique (comprenant des représentants de comités d’éthique européens et non européens) ; et finalement, il formule des avis 46 sur des sujets mobilisant l’UE. Le GEE souligne également la recherche éthique qui devrait être menée en Europe dans le

la recherche et de l’enseignement en éthique, Paris, L’Harmattan, Coll. « Éthique en contextes », 2014, p.173-188.45. Président J. M. BarroSo, EN 5.1.2010, Official Journal of the European Union L 1/9.46. Les 4 derniers avis sont le n°  26 sur Ethics of Information and Communication Technologies (22/02/2012), n° 27 sur An Ethical Framework for Assessing Research, Pro-duction and Use of Energy (16/01/2013), le n° 28 sur Ethics of Security and Surveillance Technologies, et enfin, le dernier, le n° 29 sur The Ethical Implications of New Health Technologies and Citizen Participation, a été remis officiellement le 13 octobre 2015.

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cadre « Horizon 2020 47 ». Son support de référence par excellence est la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne (intégrée dans le Traité de Lisbonne).

Ce travail bénévole 48 est très lourd. Il implique en ce qui me concerne, deux jours sur place à Bruxelles quasiment tous les mois (soit trois jours de déplacement, sans décharge profession-nelle par ailleurs), ou dans un pays de la présidence tournante de l’UE, plus un certain nombre d’extras (jours supplémentaires lors du NEC forum, par exemple), et un travail personnel intense de lecture sur le sujet et les textes éthiques et juridiques exis-tants. C’est la pertinence des avis qui détermine l’influence du GEE. Et c’est la qualité du travail en commun, l’apport des experts auditionnés et la rencontre de pairs appartenant aux comités d’éthique de nombre de pays à travers le monde, qui motivent ses membres.

Autant dire que ce rôle même s’il n’est pas directement légis-latif mais seulement de conseil comme pour tous les comités d’éthique, est hautement décisif, stratégique, et ne manque pas de susciter parfois des « réactions de soupçon ». Ainsi la par-ticipation des théologiens a été critiquée par les instances de la libre- pensée (surtout française et belge) durant la première année de la mandature, et particulièrement la mienne parce qu’en France, les « laïcités historiques » (selon la terminologie de J.  Baubérot, conduisent à exclure par principe d’une telle structure éthique, toute personne reliée d’une manière ou d’une autre à une religion. Contrairement aux autres pays européens (d’où sont en particulier originaires mes collègues théologiens), ces laïcités antireligieuses, gallicanes et séparatistes – qui ne représentent cependant pas tous les styles français de laïcité – estiment en effet que toute adhésion formelle à une religion entache la neutralité de la participation à une telle structure pour-tant aconfessionnelle et ne faisant jamais intervenir directement dans les débats la foi religieuse personnelle de quelqu’un. En remettant en question le respect du droit à la liberté religieuse, ces attaques ont ponctuellement été « à la limite » de la légalité, ouvrant la vie à une discrimination allant à l’encontre des Traités.

47. Jusqu’à 2013, c’étaient les Programmes- cadres (FP7 pour le dernier).48. Seuls les frais sont défrayés. Et la lourdeur elle- même dépend du pays d’où l’on vient…

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Tensions et discriminations

Si la théologie et d’une manière générale, les religions peuvent être davantage perçues dans leur fécondité et leur utilité pour l’UE, il n’en reste pas moins des tensions diverses. Dans un cer-tain sens, il n’y a sans doute pas à s’en étonner. Toute position de pouvoir implique des contractures ! Et même n’y a- t-il pas là quelque chose d’évangélique à l’instar de certaines paroles du Christ  : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier. […] Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi ; s’ils ont épié ma parole, ils épieront aussi la vôtre… » (Jn  15, 18-21.) Dans son discours à Buenos Aires, le pape François ne dit pas autre chose quand il rappelle que le théologien « devient suspect quand il cesse de reconnaître la nécessité d’être critiqué par d’autres partenaires ».

En même temps, il faut aussi reconnaître que l’on a toujours tenté de dénier radicalement la légitimité des religions instituées, pour les réduire à néant ou y substituer une religion laïque. Dès les débats de  1906 sur l’application de la loi de  1905, le député Viviani ne s’en cachait pas  : « Nous sommes en face de l’Église catholique, pour la combattre, pour lui livrer une guerre d’extermination 49. » Ni Maurice Allard pour qui « la reli-gion chrétienne est un fléau dont les ravages sur l’esprit humain ne pourraient être comparés qu’à ceux de l’alcoolisme 50. » Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, s’est fait l’écho de ce positionnement tout en en prenant le contre- pied  :

La République elle- même ne fit pas toujours preuve de tolérance à l’égard d’une Église perçue comme un redoutable adversaire, plutôt que comme une source d’inspiration dans la recherche du bien public […]. L’État n’a pas à ériger la laïcité en hostilité contre la religion […]. La laïcité républicaine, telle qu’elle figure dans nos textes, telle qu’elle est déclinée concrètement par nos juridictions, n’est pas à mes yeux très éloignée de la défi-nition qu’en donnait Jean- Paul II, en parlant de la France  : « La laïcité laisse à chaque institution, dans la sphère qui est la sienne, la place qui lui revient, dans un dialogue loyal en vue d’une collaboration fructueuse pour le service de tous les hommes 51… »

49. Cité par J.- L. Schlegel, « La laïcité irritée par la visibilité des religions », Esprit, mai 2011, p.  51.50. L’Action, 27 octobre 1903. Cité par J. BauBérot (p.  28 sv).51. B. cazeneuve, « Les valeurs républicaines sont largement celles de l’évangile », Dis-cours aux Etats généraux du christianisme à Strasbourg le 3 octobre 2015 (voir http://

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Ce discours de respect n’est pas si fréquent ! Cazeneuve le mentionne d’ailleurs au passage. Dans bien des pays de vieille tradition démocratique, sécularisés, multiculturels, en effet, la religion tend à être vue avec un certain soupçon : « la religion, note Mgr Paul Gallagher, représente une vision des êtres humains et de la société en concurrence directe avec la pleine affirma-tion des droits des hommes et des femmes, la religion est vue comme un résidu du passé qu’il faut surmonter 52 » et, continue- t-il, « dans le contexte d’une société hautement sécularisée, les démonstrations publiques de foi sont rapidement considérées comme étant problématiques : il y a la tentation de restreindre le droit à la liberté religieuse sur les lieux de travail, dans les institutions d’enseignement ou dans les établissements de santé. Avec une fréquence croissante, ceux qui désirent légitimement travailler selon les principes qui découlent de leurs croyances religieuses courent le risque d’être accusés de discrimination 53. » D’où l’utilité de l’application du principe d’« accommodement raisonnable » (« reasonable accommodation ») issu de la juris-prudence québécoise liée au monde du travail pour inviter à s’accommoder des exigences des minorités de la société civile, à assouplir une norme, pour promouvoir l’égalité des chances et contrer la discrimination que peut créer cette norme et que subit une personne. Le théologien allemand de l’université d’Erlangen, Heiner Bielefeldt, nommé par l’ONU rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de croyance, reprend à son compte cette expression dans son rapport d’août 2014 (consacré précisément à la liberté religieuse sur le lieu de travail).

Il n’est pas exclu qu’un principe de ce type doive être pensé dans certains pays où l’on prône trop exclusivement une laïcité intégrale afin de ne pas tomber dans la discrimination en inter-disant des rôles, des fonctions au nom de la religion…

www.lavie.fr/actualite/documents/bernard- cazeneuve- les- valeurs- republicaines- sont- largement- celles- de- l- evangile- 03-10-2015-66996_496.php).52. P.  gallagher, au séminaire organisé par la Mission permanente du Saint- Siège au Conseil de l’Europe, à Strasbourg, lundi 8  juin 2015, sur le thème  : « Construire ensemble des sociétés inclusives  : Contributions à la Rencontre de Sarajevo sur la dimension religieuse du dialogue interculturel ». Cette rencontre à Sarajevo est prévue les 2 et 3  novembre 2015. Le discours fut prononcé en anglais, mais zenith. org a traduit et publié cette conférence en français.53. Idem.

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Si le théologien peut être considéré comme un témoin qui rend compte rationnellement de sa foi vécue, agissant et trans-formant le monde où il vit, sa manière de « trouver les traces du royaume de Dieu en gestation » et d’en rendre compte va dépendre du milieu où il se trouve. La reconnaissance de son appartenance explicite n’est pas pour autant un fondamentalisme ou un sectarisme, ou un prosélytisme, et ne peut justifier la discrimination. C’est au contraire le dialogue ouvert, critique et constructif, toujours recommencé, qui permet de quitter des positions tranchées pour une vraie fécondité.

Utilité de la théologie ? Objectifs pour l’Église

Au final, quelle est ainsi l’utilité de la théologie pour l’UE ? Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Répon-dons déjà par une boutade quelque peu impertinente  : s’il n’y avait pas une réelle efficacité, le travail théologique ne susci-terait pas de jalousie ! Si tensions il y a, c’est aussi que le jeu en vaut la chandelle !

Faudrait- il cependant mesurer davantage cette utilité pour s’en persuader ? Ou à l’inverse, refuser toute utilité car l’uti-litarisme a mauvaise presse pour certains ? Aucun de ces positionnements n’est pertinent. L’efficience est d’abord sou-terraine, profonde, invisible à l’œil nu. Elle est de l’ordre du levain dans la pâte, une fécondité depuis l’intérieur de l’Union, au cœur de la pâte humaine pour la faire monter tout entière. La conséquence est double comme dans la para-bole du semeur. Le croyant, le théologien est responsable des semailles, il répond de sa foi dans les milieux divers où il évolue, sans faire de prosélytisme et sans non plus mettre sa foi (en l’humain, en Dieu) entre parenthèses. Ce qui implique aussi qu’il n’a pas à se préoccuper plus que cela des résultats. Sa tâche est de semer, de poursuivre son travail à tout vent. Certains dialogues tombent sur la bonne terre, d’autres dans les ronces, ou au bord de la route. Bien sûr, on aimerait bien que tout germe et porte fruit, mais ce n’est pas à portée humaine et cela ne doit pas préoccuper plus que de raison ; le travail théologique consiste à semer et le reste appartient au mystère du Royaume dont Dieu seul connaît les contours et les aboutissements…

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N’est- ce pas sur les semailles invisibles mais si fécondes de Benoît de Nursie, Catherine de Sienne, Cyrille et Méthode, Bri-gitte de Suède, Edith Stein et tant d’autres que nous construisons aujourd’hui l’UE ? Et aujourd’hui encore, n’est- il pas donné à tout semeur de contempler suffisamment de fleurs pour ne pas se décourager, et pas assez pour s’arrêter en chemin ? Car l’Europe, en raison de ses enjeux pour la construction de la maison com-mune, est pour le théologien une place à occuper, une force de proposition en lien avec d’autres instances car pour aborder les questions si complexes de la biologie, des biotechnologies, de la migration, de l’environnement, etc., tous les citoyens européens doivent tenir leur place, les théologiens également.

C’est aussi ce qu’a voulu souligner le pape François au Par-lement européen le 25  novembre 2014. Son discours n’a pas d’abord porté sur l’utilité de la théologie. Le pape a d’abord opté pour une posture de serviteur, proposant une réflexion théologique en forme d’analyse et de force de proposition sus-ceptible de conforter les grands idéaux qui ont porté l’Europe et d’autre part en redisant la disponibilité des instances religieuses à participer à un dialogue commun  :

Il est plus que jamais vital d’approfondir aujourd’hui une culture des droits humains qui puisse sagement relier la dimension indi-viduelle, ou mieux, personnelle, à celle de bien commun, de ce « nous- tous » formé d’individus, de familles et de groupes inter-médiaires qui s’unissent en communauté sociale. En effet, si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par consé-quent, devenir source de conflits et de violences. […] Une des maladies que je vois la plus répandue aujourd’hui en Europe est la solitude, précisément de celui qui est privé de liens.

Et de rappeler la solitude des personnes âgées, des jeunes privés de points de référence et d’opportunités pour l’avenir, des nombreux pauvres de nos villes, des migrants, etc. Une solitude accentuée par la crise économique, avec des conséquences dra-matiques du point de vue social. Les citoyens européens sont ainsi devenus méfiants vis- à- vis des institutions occupées au management administratif et éloignées des peuples. Les grands idéaux européens perdent de leur force attractive. L’enjeu, note le pape, est le suivant  :

Comment donc redonner espérance en l’avenir, de sorte que, à partir des jeunes générations, on retrouve la confiance afin de

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poursuivre le grand idéal d’une Europe unie et en paix, créative et entreprenante, respectueuse des droits et consciente de ses devoirs ?

L’originalité de la théologie est de rappeler que « l’avenir de l’Europe dépend de la redécouverte du lien vital et inséparable entre ces deux éléments » que sont le ciel et la terre, le trans-cendant et l’immanent. Car

une Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir à la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme, ainsi que cet « esprit humaniste » qu’elle aime et défend […]. En ce sens j’estime fondamental, non seulement le patrimoine que le christianisme a laissé dans le passé pour la for-mation socioculturelle du continent, mais surtout la contribution qu’il veut donner, aujourd’hui et dans l’avenir, à sa croissance. Cette contribution n’est pas un danger pour la laïcité des États ni pour l’indépendance des institutions de l’Union, mais au contraire un enrichissement […]. Je désire donc renouveler la disponibilité du Saint- Siège et de l’Église catholique – à travers la Commission des Conférences Épiscopales Européennes (COMECE) – pour entretenir un dialogue profitable, ouvert et transparent avec les institutions de l’Union Européenne […]. La devise de l’Union Européenne est Unité dans la diversité, mais l’unité ne signifie pas uniformité politique, économique, culturelle ou de pensée. […] Une histoire bimillénaire lie l’Europe et le christianisme. Une histoire non exempte de conflits et d’erreurs, et même de péchés, mais toujours animée par le désir de construire pour le bien.

L’objectif de la théologie dans l’UE et plus généralement des Églises chrétiennes est bien de renforcer l’idéal d’intégration européenne, de s’engager dans un dialogue qui ne soit pas une activité superfétatoire, mais un authentique mode de vie. Et si dans cette contribution nous nous sommes limités à l’UE, il est évident que l’Europe c’est aussi le Conseil de l’Europe avec ses propres projets. La Mission permanente du Saint-Siège à Strasbourg travaille ainsi sur de nouvelles actions transversales afin de « Construire des sociétés inclusives », à partir du rapport « Vivre ensemble – Conjuguer diversité et liberté dans l’Europe du xxie  siècle ». La thématique de la construction de « sociétés inclusives » sera ainsi présente dans de nombreuses activités du Conseil dans le futur proche et sera le sujet de la Rencontre de Sarajevo sur la dimension religieuse du dialogue interculturel (2-3 nov. 2015) durant laquelle Mgr  Paul Gallagher présentera une contribution discutée lors d’un séminaire le 8 juin 2015 à la

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LA THÉOLOGIE REND-ELLE SERVICE À L ’UNION EUROPÉENNE ?

Mission du Saint- Siège à Strasbourg et comprenant les 4 thèses suivantes  :

1.  Dans un contexte de multipolarité croissante, les religions sont un sujet/acteur incontournable dans le domaine du dialogue interculturel.

2.  Les religions sont appelées à offrir une contribution spéci-fique au progrès d’une culture des droits humains.

3.  La liberté religieuse est un élément clé dans le dévelop-pement d’une société démocratique.

4.  La promotion et la protection du droit à la liberté religieuse sont une tâche fondamentale des États et des organisations internationales.

Autant dire que dans cette manière de voir la place des religions, la théologie a une place essentielle et une utilité qui n’est pas celle de l’utilitarisme mais de l’efficience évangélique du levain susceptible de faire lever toute la pâte humaine, avec ses souplesses et ses raideurs… Ainsi je fais volontiers miennes les mots du Cardinal Marx  : « je crois fermement que l’Église peut, à partir de l’Évangile, apporter des enrichissements dans tous les domaines de la pensée et des actions humaines, des développements, des questions, des pistes de réflexion. […] Nous n’avons pas besoin d’entrepreneurs de la religion mais de témoins 54. »

Conclusion

L’Europe est une incroyable aventure pour qui s’y engage. Et les citoyens y sont invités.

Le théologien n’a pas à attendre une invitation spéciale, ni à se laisser arrêter par les racontars des pessimistes, ou les attaques des jaloux ou les critiques des désillusionnés non engagés… Il est appelé à partager aux citoyens européens son souci de l’humain, des plus pauvres, de la dignité humaine, de la paix…

Il s’appuie sur la religion qui, écrit J.- M. Ferry, « recèle des ressources pour l’instruction de questions “métaphysiques”, à commencer par le sens de l’existence humaine, questions qui sont

54. R. marx et al., « Pour un renouveau de l’Église en Europe », Études, 2015/3 mars, p.  65-76. Citation p.  72.

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d’ailleurs en arrière- plan de nos débats politiques dits sociétaux. C’est là son thesaurus, son potentiel symbolique spécifique, ce qui la rend irremplaçable en son genre 55. »

Ainsi, comme le note encore le cardinal Marx,

La question n’est donc pas de savoir si une majorité est en tout point d’accord avec nous, mais si, par notre manière de vivre et de penser, nous avons encore quelque chose à dire à cette société plurielle et si beaucoup peuvent avoir à gagner à suivre le chemin de l’Évangile dans la communauté de l’Église visible (p.  70).

Semeur de l’unidiversité (François de Sales), le théologien trouve son utilité à semer au Vent de l’Esprit de Pentecôte sans vouloir mesurer une efficacité immédiate dans l’UE. Il s’appuie sur la grâce pour demander grâce. Et le voilà prophète parta-geant « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps » (G.S. 1) et répondant de l’Espérance qui pousse le semeur à semer.

M a r i e - J o T h i e l

Faculté de théologie catholique- Strasbourg

S t e f a n o B i a n c u

Faculté de théologie protestante – Genève

55. M. caStillo et al., « Le malaise européen, de la crise des dettes au défi de l’inté-gration », Études 2015/5 (mai), p.  55-68. Citation p.  64.

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R A I S O N P U B L I Q U E E T   É T H I Q U E   T H É O L O G I Q U E

W a l t e r L e s c h

r a i s o n p u b L i q u e e t   é t h i q u e   t h é o L o g i q u e

La raison publique en tant que principe normatif d’une société ouverte et démocratique implique une pluralité de points de vue et la vertu du débat engagé sur toutes les questions normatives. Elle ne se réduit donc pas à une seule approche éthique mais offre un cadrage à un éventail assez large de compréhensions du bien commun et de la justice. Cette ouverture à la diversité risque de rencontrer quelques difficultés dans le contact avec des éthiques articulées en lien étroit avec des traditions religieuses pensées par une théorie morale spécifiquement liée à la religion. La raison publique a- t-elle besoin d’une éthique théologique ? Et, si jamais, de quelle éthique théologique 1 ?

Pour entrer dans le vif du sujet, la double question provo-catrice mériterait une première réponse également provocatrice qui rendrait caduque la deuxième partie de la question. Non, pourrait- on dire, la raison publique est incompatible avec les tendances particularistes, communautaristes et obscurantistes de toute éthique qui reste sous la tutelle d’une autorité religieuse. Il n’y a pas de problème avec une multitude de croyances, même avec des croyances plus ou moins bizarres. Qu’elles soient exprimées librement. Mais sans embêter les gens rai-sonnables qui ne souhaitent pas en tenir compte dans lors des délibérations dans la sphère publique. Bien sûr, une telle réponse spontanée et catégorique ne serait que la caricature d’une posture de neutralité laïque qui a peur de la contagion de la sphère publique par l’ingérence des convictions privées qui sortent de leurs réserves et deviennent dangereusement incontrôlables. Le thème a manifestement tout ce qu’il faut pour

1. Ces deux questions ont servi de titre à l’exposé présenté à Trento le 25  août 2015

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déchaîner les passions dans un débat qui évoque les clivages entre le public et le privé, le monde politique et le monde des religions, la philosophie et la théologie. Dans ce dernier couple conflictuel, la philosophie serait toujours prioritaire et intellectuellement supérieure. Comme si la philosophie avait le monopole de la rationalité publique et politique et comme si une éthique contaminée par la théologie ne pouvait pas être autre chose qu’un endoctrinement à surveiller avec suspicion et à exclure systématiquement des lieux publics.

Avant de répondre aux deux questions, il sera indispensable de clarifier la notion de raison publique et de préciser le profil de ce qu’on entend par éthique théologique. Dans le cadre d’une Association de théologiens pour l’étude de la morale (ATEM), la deuxième tâche semble être plus facile bien que la diversité des approches pratiquées par les membres de cette association s’avère impressionnante. Voici une définition provisoire : l’éthique théologique est une sous- discipline de la théologie chrétienne et s’intéresse aux questions d’une vie bonne et d’une société juste à partir du contexte du christianisme sans se limiter à un cadre purement confessionnel. Ses méthodes d’argumentation et d’éclaircissement conceptuel sont philosophiques et apportent un éclairage volontairement séculier sur des problématiques auxquels tout être humain doit répondre s’il veut assumer ses responsabilités. L’éthique en tant que démarche philosophique est mise en relation avec des expériences de croyants et non- croyants qui interprètent leur choix à la lumière de textes et de convictions issus d’une tradition vivante. En fonction des modifications à apporter à cette définition de base probablement controversée, nous obtenons déjà une variété de configurations des rapports entre éthique théologique et raison publique.

Mais qu’est- ce que la raison publique ? Notre réflexion se déroulera en trois temps. Il sera premièrement question d’une reconstruction de la notion de l’usage public de la raison à partir de son apparition chez Kant et à l’aide de sa systématisation chez Rawls et Habermas. Dans un deuxième temps, nous verrons trois modèles des articulations envisageables entre éthiques religieuses et raison public. Sur la base de cette grille de lecture, il y aura finalement l’esquisse d’un quatrième modèle qui me semble être le plus approprié pour rendre compte du potentiel d’une éthique théologique au service d’une amélioration de la communica-

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tion : le paradigme de la traduction. Il y a beaucoup de thèmes d’actualité qui se cachent derrière cette grille d’analyse  : que ce soit la présence de la religion dans l’enseignement scolaire ou la référence religieuse dans le travail parlementaire. La réflexion sur ces questions n’a d’autre légitimité que la contribution à une compréhension plus intelligente des relations conflictuelles entre différentes convictions dans l’espace public. Il s’agit donc finale-ment d’un service à rendre au bon fonctionnement d’une société pluraliste et démocratique à la recherche de repères pour gérer le mieux possible la diversité dans un esprit de respect mutuel et d’engagement en faveur du bien commun.

l ’ u S a g e p u B l i c e t l ’ u S a g e p r i v é d e l a r a i S o n

La catégorie normative au centre de nos réflexions est celle de l’espace public ou de la publicité 2 des procédures de décision politique. Le principe de rendre publiques les délibérations et les décisions des autorités politiques est une condition sine qua non de la démocratie qui s’oppose justement aux stratégies secrètes des gestionnaires d’un pouvoir qui s’exerce derrière les portes fermées de quelques lieux privilégiés, accessibles uniquement à un cercle restreint de personnes proches du pouvoir. Les bons arguments ne doivent pas craindre la lumière de la discussion ouverte à tous les citoyens. La métaphore de l’Aufklärung en allemand, les Lumières en français, évoque justement cette intuition des bénéfices de la transparence qui met fin à l’obs-curantisme d’un régime anti- démocratique et oligarchique. La raison à l’âge moderne reçoit sa véritable crédibilité en tant que raison publique qui vise l’émancipation de tous les citoyens et qui procède à une investigation rigoureuse de tous les dossiers dans un débat sous les yeux du grand public. Les membres

2. La langue française connaît le mot pour caractériser ce qui n’est pas tenu secret et qui se déroule devant les yeux d’un public concerné et intéressé. La signification beaucoup plus connue aujourd’hui est celle de l’action commerciale de la présenta-tion des objets et des projets pour vendre et convaincre. La tension entre un idéal normatif de la publicité qui permet de présenter l’argument meilleur et la stratégie publicitaire qui mobilise des effets de persuasion est un problème qui être étudié attentivement par l’analyse de la communication politique.

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de cette communauté ne restent pas dans la passivité mais peuvent devenir des participants et des intervenants. C’est cette dimension publique qui a transformé radicalement la pratique de la science, de la religion, de la politique et qui touche à toutes les expressions d’une société qui ne se construit plus à partir des privilèges d’un petit groupe. La raison humaine s’exerce publiquement  : dans le débat d’idées qui permet de tester jusqu’à quel point certaines prétentions à la vérité arrivent à convaincre par la qualité des raisons.

Il n’est pas anodin de rappeler que le thème de l’espace public traverse l’œuvre de Jürgen Habermas comme un fil rouge. De sa thèse d’habilitation de 1961 sur « la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise 3 » jusqu’aux travaux plus récents sur la philosophie politique et ses nombreuses inter-ventions en tant que personnage public et intellectuel engagé, l’auteur n’a jamais cessé de reconstruire les transformations des sphères de la communication en tant que lieux de la délibération sur les normes. Si nous parlons souvent d’une raison publique au singulier, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’abord de rai-sons au pluriel. Les citoyens d’un État démocratique se doivent mutuellement l’expression de leurs choix argumentés  : des rai-sons de leurs options politiques. C’est la mise en commun de ces raisons qui favorise la concertation de toutes les personnes qui seront concernées par une norme. Le singulier générique de la raison publique risque de faire disparaître la diversité préalable sans laquelle l’espace de délibération n’aurait pas de raison d’être. Dans le pire des cas, l’arrogance de ce singulier, souvent incarnée par une philosophie qui se veut gardienne de la rationalité républicaine, met en difficulté la libre circulation d’une parole qui s’inspire d’une grande variété de sources et qui n’est qu’une idée régulatrice de ce qui peut fédérer des citoyens tellement différents. La sémantique de la raison publique applique ainsi fatalement un mécanisme d’exclusion de tout ce qui n’est pas considéré comme raisonnable et public. La raison publique pourrait se profiler contre la folie privée : l’irrationalité de ce qui n’est pas communicable publiquement. Pour certains, les religions font partie des bizarreries à exclure du domaine

3. J.  haBermaS, Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension consti-tutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997.

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public. Pour les personnes et les groupes qui se trouvent ainsi mis à l’écart d’une société fière de sa transparence, cette mise à l’écart est simplement scandaleuse et en contradiction flagrante avec les principes démocratiques. C’est pourquoi l’idéal démo-cratique pensé jusqu’au bout doit tôt ou tard s’intéresser à la cohérence d’un projet qui veut suivre une logique d’inclusion et qui n’est plus crédible s’il produit des citoyens de seconde zone.

Avant de regarder à la carrière extraordinaire de la formule « public reason » sous la plume de John Rawls, il est utile de mieux comprendre un des points de départ du débat autour du concept chez Emmanuel Kant qui est à l’origine de la formule « usage public de la raison » dans un des textes programmatiques de l’histoire de la pensée : Réponse à la question : Qu’est- ce que les Lumières ? (Was ist Aufklärung ?) de  1784 – une référence emblématique de la modernité dans un grand texte, malgré son petit format. Kant y donne sa définition célèbre : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui- même responsable 4 ». Il est question de la difficulté de se débarrasser des adversaires de la liberté. « Or j’entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L’officier dit : ne raisonnez pas mais exécutez ! Le conseiller au département de fisc dit  : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre dit  : ne raisonnez pas mais croyez 5 !  » Puis Kant introduit la différentiation lourde de conséquences entre l’usage public et l’usage privé de la raison, une proposition qui marquera l’histoire de la pensée.

[…] l’usage public de sa raison doit toujours être libre et il est le seul à apporter les Lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notablement le progrès des Lumières. Mais je comprends par usage public de sa propre raison celui qu’en fait quelqu’un, en tant que savant, devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’il lui est permis de faire de sa raison dans une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions 6.

Malgré l’étonnante actualité du texte, nous ne pouvons pas passer sous silence la distance qui nous sépare de l’époque de

4. E. kant, Vers la paix perpétuelle / Que signifie s’orienter dans la pensée ? / Qu’est- ce que les Lumières ? (Présentation par F. Proust), Paris, Flammarion, 2006, p.  43.5. p.  45.6. p.  45.

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Kant. Il y a d’abord l’utilisation très particulière de la dicho-tomie du public et du privé qui ne correspond pas tout à fait à la sensibilité de notre temps 7. Nous avons tendance à imaginer la liberté privée dans l’espace intime de l’individu qui peut faire tout ce qu’il veut dans son petit monde qui est scrupuleusement protégé contre les regards de l’État et de la société. Par rapport à cette sphère de la plus grande liberté, nous acceptons plus facilement des restrictions dans l’expression publique, par exemple pour des raisons de sécurité. Kant écrit sous l’impression de l’émergence d’une notion du public qui encourage la circulation des idées critiques. Le savant, celui qui écrit, qui communique avec ses lecteurs, devient le personnage qui incarne cette nouvelle liberté d’expression sans bornes. Par contre, la personne privée est appelée à respecter la différentia-tion sociologique des rôles qui dépend de la loyauté à l’égard des institutions dont la légitimité n’est pas mise en question. Le déplacement des frontières entre le privé et le public est certai-nement lié au contexte politique de chaque époque. Kant qui est un contemporain de la Révolution française et qui devient un philosophe de la liberté, écrit son article sur les Lumières vers la fin du règne du roi Frédéric  II de Prusse (1712-1786), ami de Voltaire, représentant ambigu d’un despotisme éclairé qui a rendu possible des ouvertures inattendues sans basculer sérieusement vers la démocratie. Kant lui rend explicitement hommage dans son texte 8 et insiste pourtant sur la perception paradoxale des degrés de liberté. Ce n’est qu’un monarque absolu qui peut dire  : « raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez ; mais obéissez 9 !  » Mais au- delà de ces arrangements réalistes ou opportunistes avec l’autorité, les germes de la liberté de pensée porteront tôt ou tard des fruits.

La découverte de l’usage public de la raison se fait dans un contexte de liberté assez restreinte dans lequel le citoyen apprend à apprécier le goût d’une liberté qui passionne nettement

7. Michel Foucault a bien vu ce décalage et les tensions à l’intérieur du texte. Voir M. foucault, « Qu’est- ce que les Lumières ?  », dans id., Dits et Écrits. Tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p.  562-578.8. kant, p.  49 (« époque des Lumières » égale « siècle de Frédéric »). Sous Frédéric- Guillaume II, le successeur de Frédéric le Grand, Kant fera l’expérience douloureuse de la censure.9. p.  50.

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moins lorsque les gens perdent le sens de la fragilité de ce bien précieux. Il vaut mieux ne pas perdre de vue cette dimension historique lorsque nous abordons la raison publique telle que la philosophie contemporaine la pense 10. Elle le fait également dans des contextes bien précis à ne pas confondre  : d’un côté sur l’arrière- fond des USA avec une expérience spécifique de liberté religieuse, d’individualisme et de l’interprétation de l’État et de l’autre côté avec un regard européen à différencier encore à partir de la diversité de modèles à l’intérieur de l’Europe.

John Rawls a le mérite d’avoir développé une réflexion systé-matique sur la place de la religion dans l’espace public suite à sa Théorie de la justice 11 (1971). Il donne une place importante à la notion de la raison publique dans son deuxième ouvrage, Libéralisme politique (1993), qui est particulièrement stimulant dans le contexte de la discussion sur les rapports entre politique et religion et qui répond à quelques critiques adressées au concept de la justice 12. Le point de départ est le constat d’un pluralisme qui n’est pas un accident déplorable de l’histoire mais une dimension incontournable de la démocratie qui se présente comme la meilleure façon de gérer le conflit des convictions contradictoires dans le cadre d’un même espace politique. Dès que des gens raisonnables et engagés exposent leurs projets, il est plus que probable d’être face à des désaccords sur les questions éthiques et politiques. La concertation des points de vue est loin d’être évidente parce que chacun peut faire valoir l’ancrage de vision des choses dans une doctrine assez élaborée. Rawls parle de « doctrines compréhensives 13 » pour caractériser ces visions du monde qui impliquent une structuration complète des aspects de la vie individuelle et collective. Une telle doc-trine peut être religieuse. Mais elle peut aussi s’exprimer dans un vocabulaire philosophique. Face à la diversité et l’incompa-tibilité des doctrines qui se côtoient dans la sphère publique, l’État démocratique ne peut pas se présenter comme un arbitre.

10. Dans la philosophie politique de langue française, la revue Raison publique, fondée en 2003 et dirigée par Patrick Savidan (Université de Poitiers), peut être consi-dérée comme un lieu emblématique de ces travaux (voir www.raison- publique.fr).11. J. raWlS, Théorie de la justice, trad. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997.12. J.  raWlS, Libéralisme politique, trad. par Catherine Audard, Paris, PUF, 1997, p.  259-306 (Leçon VI  : La raison publique).13. p.  3.

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Il adoptera une posture modeste qui renonce à l’intervention dans les croyances des citoyens qui se retrouvent malgré leurs différences autour d’un noyau de valeurs démocratiques qui garantissent l’existence et le bon déroulement des procédures politiques dans un État de droit. C’est ce cadre constitutionnel assez robuste qui est le garant de la pluralité.

Si les différentes doctrines considérées comme « raisonnables » ne mettent pas en question le consensus de base d’une struc-ture démocratique, leurs différends et contradictions ne posent pas véritablement problème. « Bien entendu, il se peut qu’une société comporte aussi des doctrines déraisonnables et irra-tionnelles, voire même folles. Dans ce cas, le problème est de les contrôler de manière à ce qu’elles ne détruisent pas l’unité et la justice de la société 14 ». Toute la problématique est finalement dans cette petite phrase qui admet le cas extrême d’une incompatibilité entre la raison publique et une doctrine compréhensive scandaleusement fermée à toute sorte de rai-sonnement. C’est dans cette confrontation que le libéralisme politique découvre les limites de sa bienveillance et de ses capacités d’absorption des différences qui ne touchent pas au cœur du projet démocratique.

La théorie de Habermas sur l’éthique de la discussion et la théorie procédurale de la démocratie est relativement proche de la philosophie de Rawls 15. C’est pourquoi on peut par-ler d’échanges amicaux et de querelle de famille à l’intérieur d’une même structure libérale soucieuse de sauvegarder la liberté des citoyens et de légitimer les décisions politiques qui doivent idéalement résulter d’une délibération ouverte à tous. Néanmoins, Habermas attire l’attention sur des limites de la proposition rawlsienne qui croit trop facilement à la possibilité d’un consensus par recoupement entre les différentes options politiques qui s’approchent d’une réconciliation parce que le fondement démocratique – la reconnaissance réciproque des citoyens libres et égaux – est déjà garanti et implique toute une série de préférences normatives qui dédramatisent n’importe quel

14. p.  4.15. Voir la publication commune de deux textes- clé  : J.  haBermaS et J. raWlS, Débat sur la justice politique, trad. par Catherine Audard et Rainer Rochlitz (Coll. Humanités), Paris, Éd. du Cerf, 1997.

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conflit. Par rapport à ce consensus préalable, Habermas souhaite privilégier beaucoup plus la procédure de la délibération en tant que telle parce que c’est là que les normes émergent de la confrontation des idées et trouvent une légitimation.

Au lieu d’insister sur les différences entre les deux auteurs 16, nous pouvons plutôt constater une convergence remarquable dans le sens d’une transformation du paradigme séculier d’un libéralisme politique qui s’ouvre à la réalité d’une société plu-raliste, plurireligieuse et multiculturelle. L’hospitalité à l’égard des doctrines compréhensives éloignées du modèle standard de la rationalité moderne devient un lieu de vérification de la crédibilité de la tolérance 17. S’agit- il d’une simple concession aux changements des rapports de forces ou d’une mutation plus importante et inévitable pour faire face aux problèmes d’aujourd’hui ? Est- ce que ce sont des manifestations d’une mentalité post- séculière en rupture avec l’idéal de neutralité politique en matière de religion ? Qu’est- ce que cela signifie pour l’auto- compréhension d’une éthique chrétienne qui revendique pour ses propres argumentations un usage public de la raison et un accès aux lieux de délibération ?

u n e p e t i t e t y p o l o g i e d e t r o i S m o d è l e S

La diversification du paysage confessionnel et les différentes modalités de formation théologique (universitaire ou non) ont produit un large éventail d’expressions d’éthique théolo-gique. En fonction de ces situations institutionnellement bien différentiées, les styles d’argumentation éthique ne sont pas les mêmes. Une éthique prioritairement insérée aux réseaux d’enseignement et de recherche universitaire (avec la philoso-phie comme interlocutrice principale) ne se présente pas de la même manière qu’une éthique prioritairement au service

16. Pour une reconstruction très fine des différences et une comparaison éclairante avec une troisième position, voir Maureen Junker- kenny, Religion and Public Reason. A Comparison of the Positions of John Rawls, Jürgen Habermas and Paul Ricoeur, Berlin/Boston, de Gruyter, 2014.17. Pour approfondir la lecture de Rawls sous l’aspect de la religion  : T. Bailey et V. gentile (éd.), Rawls and Religion, New York, Columbia University Press, 2015.

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d’une communauté religieuse et en forte interaction avec des normes magistérielles ou communautaires. C’est pourquoi il sera important d’identifier les acteurs sur le terrain de la dis-cussion publique. Qui représente quel type d’éthique théolo-gique ? Qui a besoin de qui ? Quelles sont les alliances plus ou moins plausibles ? Les éthiques théologiques sont invitées plus que jamais avant à la participation aux débats démocra-tiques qui favorisent l’expression des doctrines compréhensives. C’est pourquoi la raison publique et l’éthique théologique se retrouvent dans une situation gagnant- gagnant partout ou la liberté d’expression et l’intelligence d’une tradition religieuse se stimulent mutuellement. Mais cette constellation avantageuse est loin d’être le contexte normal des projets de réflexion menés dans des contextes théologiques.

Toute typologie risque de tomber dans le piège d’une sim-plification impardonnable. Mais elle peut aussi évoquer un panorama de possibilités qui se côtoient réellement dans nos sociétés sans toujours connaître leurs raisonnements spécifiques. C’est avec cette précaution que nous abordons trois modèles qui correspondent à des pratiques de communication sur les thèmes de l’éthique dans une perspective religieuse.

Le modèle du mur de séparation

Le premier modèle représente la réponse sceptique de la part d’une position qui se veut radicalement sécularisée. Aux oreilles d’une personne athée, les exigences normatives formulées à partir de certaines traditions religieuses sont tout simplement incompréhensibles et déraisonnables. Elles bloquent la discus-sion rationnelle qui cherche à reconstruire des arguments et ne se contente pas de la répétition de positions dogmatiques. Richard Rorty a formulé son verdict d’une manière drastique quand il parle de la religion comme d’un conversation- stopper 18, un refus de dialogue et le contraire d’une attitude éclairée et critique. Quand la religion devient synonyme d’ignorance, de haine et de violence, le retour à la table de la négociation est évidemment difficile. D’autre part, un laïcisme intransigeant ne

18. R.  rorty, « Religion As Conversation- Stopper », dans id., Philosophy and Social Hope, Londres, Penguin, 1999, p.  168-174.

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facilitera pas non plus les liens entre les citoyens socialisés dans des contextes si diamétralement opposés.

Le modèle d’une séparation stricte entre une certaine vision de la rationalité philosophique et tout ce qui est religieux semble clarifier des choses. Ceux qui souhaitent participer au débat démocratique doivent le faire avec le vocabulaire et les arguments de la raison. La position qui se veut extrêmement rationnelle fait l’expérience d’une attitude paradoxale  : elle se radicalise elle- même dans le combat contre les intégrismes et va presque automatiquement vers une stratégie de blocage.

L’idée d’un mur de séparation entre la raison publique et les raisonnements communautaires est parfois activement soutenue par les représentants d’une éthique religieuse radicale qui doit alors être mise en œuvre dans les sphères d’une société paral-lèle qui ne communique plus avec la société majoritaire et qui échappe aux règles d’un État de droit soucieux de protéger les droits de chaque citoyen. L’argument du blocage et du refus de dialogue est souvent le résultat d’un épuisement après avoir vécu les difficultés et l’impossibilité d’une discussion.

Le modèle des piliers

Si on ne veut pas aller jusqu’à l’exclusion d’une doctrine éthique considérée comme problématique, il est possible de pratiquer une juxtaposition des points de vue qui se côtoient pacifiquement et qui participent à une construction plus com-plexe du tissu social. Ce modèle a été conceptualisé par la sociologie néerlandaise et belge sous le titre de « pilarisation » (du néerlandais « verzuiling ») 19. Les différentes doctrines créent leurs propres réseaux d’éduction, de système de santé et d’acti-vité culturelle. Cela réduit les chocs d’incompatibilité sans les faire disparaître. Pendant une longue période, la dynamique des sociétés modernes a plutôt évolué dans le sens d’une dépilari-sation et d’une mise en question des systèmes hermétiquement séparés sur base d’idéologies identitaires 20.

19. p.  van dam, Staat van verzuiling. Over en Nederlandse mythe, Amsterdam, Wereldbibliotheek, 2011.20. L.- .L. chriStianS, « Métamorphoses du pluralisme dans les États en “dépilari-sation” », dans Revue d’éthique et de théologie morale n° 226, 2003/3, p.  113-135.

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Même si on ne peut pas sérieusement souhaiter le retour de piliers rigoureusement différenciés, la perception des diffé-rentes doctrines morales est encore largement tributaire de ce modèle d’une coexistence sans possibilité de réconciliation ou de combinaison de perspectives. Supposons que l’idéal de la raison publique veut prendre acte de la diversité des sources d’inspiration, il est probable de se tourner vers les représentants des traditions qui cultivent séparément leurs lieux de formation selon les règles plus ou moins rigides de chaque communauté. N’oublions pas non plus que beaucoup de comités d’éthique sont composés en fonction des appartenances idéologiques ou spirituelles des membres choisis afin d’atteindre un équilibre des tendances.

Même si la stratégie de la juxtaposition des éthiques confes-sionnelles est si peu satisfaisante sur le plan intellectuel, elle connaît un certain succès quand les gens en charge de ces jeux d’équilibre n’ont pas une connaissance très précise des nuances à l’intérieur de chaque tradition. Sans le vouloir, le représentant catholique ou juif ou musulman devient très vite le porte- parole de toute une doctrine qu’il doit mettre en évidence avec la plus grande loyauté. La représentation publique des différentes sensibilités identitaires est peut- être un défi réjouissant pour les adeptes d’une orthodoxie radicale. Elle est un cauchemar pour tout intellectuel associé à une tradition bien précise et en même temps capable de se servir de son propre cerveau. Ce qui se présente comme un modèle de pacification, peut devenir un instrument de domestication des différences et d’un nivellement vers des positionnements doctrinaires.

La coexistence des éthiques confessionnelles est de plus en plus appelée à se rendre utile dans un dialogue interreligieux qui est un projet très louable. Ce dialogue devra pourtant faire face aux risques d’une idéalisation et idéologisation de chaque tradition qui enferme ses membres au lieu d’encourager leur liberté. Pour savoir ce que pensent les protestants, les musulmans ou les bouddhistes de telle ou telle question de bioéthique, il n’est pas facile de trouver le bon chemin entre la compilation des références traditionnelles et la complexité des débats en cours à l’intérieur de chaque tradition et entre croyants et non- croyants. Le débat éthique qui est idéalement un lieu de rencontre entre personnes raisonnables ne devrait pas se transformer en

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exercice de durcissement des traditions éthiques qui deviennent ou redeviennent quasiment des doctrines. Le modèle des piliers produits des effets qui ne sont pas moins paradoxaux que dans la logique d’un mur de séparation entre rationalité publique et irrationalité religieuse. Beaucoup de théologiens moralistes s’y retrouvent si peu parce qu’ils sont habitués à une réconcilia-tion entre l’approche philosophique (l’éthique est tout d’abord une discipline philosophique !) et l’interprétation des éléments contextuels fournis par la religion.

Le modèle de la réflexivité

Toute éthique théologique qui a sa place dans un contexte universitaire se sent assez proche d’une philosophie de la religion qui mise sur ses capacités d’apprentissage, de problématisation et de réflexivité. Une attitude croyante a besoin d’une prise de distance pour ne pas devenir une idéologie. Une telle démarche réflexive 21 a pleinement sa place dans le débat public parce qu’elle utilise les mêmes méthodes et s’expose aux mêmes tests de validité des arguments que n’importe quel autre participant. Si l’éthique a un rôle important à jouer dans le processus de modernisation autocritique de chaque religion, elle est sou-vent montrée du doigt par les gardiens de chaque orthodoxie étroite. La sympathie n’est pas non plus spontanée chez les interlocuteurs qui croient avoir le monopole de la rationalité et sont plutôt irrités par une éthique théologique à la hauteur du débat philosophique. Contrairement à ce que nous pourrions espérer, le troisième modèle est encore peu ancré dans les habitudes des sociétés qui sont à la recherche d’une meilleure compréhension du pluralisme des valeurs et de la nécessité de normes consensuelles. Si l’éthique réflexive trouve pour l’instant moins de résonance dans la sphère publique que les versions plus dogmatiques, il n’y a pas de raison de renoncer au projet

21. Le terme renvoie aux nombreux travaux de Jean- Marc Ferry sur ce sujet. Voir à titre d’exemple J.- .M. ferry, Valeurs et normes. La question de l’éthique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002, p.  107-111 ; id., « Expérience religieuse et raison publique. Sur les rapports entre l’agnosticisme constitutionnel et la foi reli-gieuse dans l’espace européen », dans Revue d’éthique et de théologie morale n° 252, 2008/4, p.  29-68 ; id., La religion réflexive (Coll. Humanités), Paris, Cerf, 2010 ; id., Les Lumières de la religion. Entretien avec Élodie Maurot, Montrouge, Bayard, 2013.

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ambitieux d’une éthique à l’aise avec les modes de transparence de la raison publique. Tout ceci dépendra aussi largement du contexte spécifique de chaque pays et du chemin déjà parcouru vers une relecture de ressources propres aux traditions et leurs potentiels sémantiques.

l e p a r a d i g m e d e l a t r a d u c t i o n

L’esquisse des trois modèles d’aménager les rapports entre raison publique et éthiques théologiques donne une idée de la conflictualité des contacts entre religion et raison. Mais elle permet aussi de dégager les pistes d’un dialogue constructif qui se base sur une reconnaissance de la diversité conviction-nelle comme un idéal partagé par l’éthique théologique et le libéralisme politique. Au lieu d’ajouter un quatrième modèle qui mettrait fin à tous les conflits, j’aimerais plaider pour un paradigme qui se situe dans la perspective de l’éthique réflexive et qui prend acte des arrangements de séparation et de juxta-position prônés par les deux premiers modèles. Pour que les différentes traditions puissent dialoguer, il nous faut un effort de traduction qui rend compréhensible ce qui est dit avec les mots et les images d’une conviction qui n’est pas habituée au langage philosophique.

Dans les textes sur la philosophie de la religion, Habermas a beaucoup insisté sur les demandes légitimes des citoyens religieux à être entendus et sur les limites des citoyens fiers de leur sécularité mais également monolingues sur la plan de l’éthique 22. L’invitation à une traduction coopérative s’inspire de la tradition herméneutique qui a une longue expérience de la mise en dialogue de personnes de cultures différentes. Avant de constater un échec radical de toute communication, il est utile d’explorer les sources des malentendus, les contenus qui peuvent être dits d’une autre façon et les idées qui n’ont pas d’équivalent direct dans une autre langue. Cette comparaison entre communication éthique et traduction n’est qu’une ana-logie, mais une analogie révélatrice des enjeux d’un dialogue

22. J.  haBermaS, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, trad. par Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2008.

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interculturel de haute qualité qui s’inspire de la richesse des sources qui motivent les gens dans leurs actions.

Une éthique théologique qui se met sur le chemin de la traduction des propositions normatives 23 donne une chance à l’inclusion d’un maximum de citoyens dans les délibérations publiques dans une démocratie respectueuse de la diversité. Cet effort ne donnera pas la réponse à toutes les questions. Il aidera à les poser mieux et en connaissance des conséquences pour un vivre ensemble qui veut éviter la ghettoïsation des convictions.

W a l t e r L e s c h

Université Catholique de Louvain- Faculté

de théologie et École de Philosophie

23. Voir W. leSch, Übersetzungen. Grenzgänge zwischen philosophischer und theolo-gischer Ethik (Studien zur theologischen Ethik, vol. 139), Fribourg, Academic Press/Fribourg- en- Brisgau, Herder, 2013.

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J e a n - F r a n ç o i s C o l l a n g e

c o n v e r g e n c e s e t   d i v e r g e n c e s e n t r e

é g L i s e s d a n s L e d o m a i n e é t h i q u e e t s o c i a L

J’aborderai mon sujet en examinant tout d’abord trois cas récents de prises de position ecclésiales, avant d’en tirer quelques conclusions plus générales sur la place et les modalités de l’éthique théologique dans un monde sécularisé. Les exemples présentés appartiennent au monde ecclésial français, mais on peut légitimement penser qu’ils illustrent des problématiques débordant les frontières de l’hexagone.

t r o i S c a S à l ’ é p r e u v e d e l ’ a c t u a l i t é

Les Églises sont conduites à prendre position au sein de la vie publique. Afin d’appréhender au mieux les motifs de leurs convergences ou de leurs divergences, il vaut la peine d’aborder quelques cas récents où elles ont eu à s’exprimer.

À propos de fin de vie

La loi sur la fin de vie en France datant de 2005 devait être reprise et précisée au printemps  2015. Dans cette perspective, paraissait le 9 mars de cette année- là en Une du journal Le Monde un « Appel des religions » rassemblant catholiques, orthodoxes, protestants, juifs et musulmans 1. Le projet de loi proposait en effet d’instaurer un droit à une « sédation profonde et continue »

1. Les cinq signataires étaient respectivement le cardinal Ph. Barbarin, le pasteur F. Clavairoly, Mgr Emmanuel pour les orthodoxes, le Grand rabbin Haïm Korsia, le président M. Moussaoui pour l’islam.

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pour les malades en phase terminale et précisait les modalités de « directives anticipées » déjà crées en  2005. Évoquant les risques liés à l’abus de cette sédation, les « cinq hauts dignitaires des trois grandes religions monothéistes » signataires de l’Appel unissaient leurs voix pour affirmer leur opposition à l’emploi de la sédation pour donner la mort et insistaient sur la nécessité de préserver l’interdit de tuer.

La partie protestante était représentée par le pasteur F. Clavai-roly, président de la Fédération Protestante de France (FPF) et sa participation à l’appel suscita du côté des siens de véhémentes protestations. Dans Le Monde lui- même (22  mars), le professeur Didier Sicard – président honoraire du Comité Consultatif National d’Éthique, par ailleurs protestant engagé – jugeait « la déclaration interreligieuse sur la fin de vie, une transgression de la culture protestante ». Il y voyait une double atteinte à la démocratie  : interne tout d’abord (la signature de F. Clavairoly n’ayant été précédée d’aucun débat interne et d’aucun mandat sur le point), externe ensuite le « surplomb » religieux n’ayant pas à « intervenir dans les affaires de l’État ». Il mettait de plus en garde contre « la méconnaissance de l’écoute d’une humanité qui souhaite finir sa vie comme elle l’entend », appelant – dans une perspective protestante justement – à « entendre le désir rare mais parfois présent d’une sédation profonde dans la continuité du soin et l’accompagnement solidaire… totalement déconnecté du concept euthanasique plutôt que le respect inconditionnel d’une vie pour elle- même ».

Cette réaction fut loin d’être unique du côté protestant et F. Clavairoly lui- même dans un communiqué quelques jours plus tard en vint à « saluer les avancées du projet de loi notamment sur les directives anticipées et la sédation profonde et continue ». Et de terminer par ces mots  : « la FPF se dit prête à continuer à apporter sa contribution à ce nécessaire débat de société. Elle sera particulièrement attentive à la rédaction des décrets d’application qu’appelle cette loi ».

On voit ainsi combien un sincère désir d’expression commune se trouve entravé par les procédures et propositions tradition-nelles propres aux différentes familles confessionnelles 2.

2. Pour une présentation plus approfondie des diverses perspectives confession-nelles, voir encore J.- F. collange, La vie. Quelle vie ? Bioéthique et protestantisme, Lyon, Ed. Olivétan, 2007, p.  35-53.

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Mariage pour tous

En France, l’institution du mariage est ouverte aux personnes de même sexe depuis le vote de la loi du 23  avril 2013. Son adoption a suscité et suscite toujours débats et manifestations importants.

L’Église catholique pour sa part – du moins officiellement – s’est exprimée de façon mesurée et fort documentée par la voix du Conseil famille et société de la Conférence des évêques. En amont de l’adoption de la loi, en septembre  2012, le Conseil appelle ainsi à « ouvrir le débat » et insiste sur le refus de l’homo-phobie, la nécessité d’entendre les personnes homosexuelles, mais aussi de bien mesurer les enjeux pour l’avenir. Il conclut en insistant sur le fait que

la véritable question est de savoir si, dans l’intérêt du bien commun, une institution régie par la loi doit continuer à dire le lien entre conjugalité et procréation, le lien entre l’amour fidèle d’un homme et d’une femme et la naissance d’un enfant, pour rappeler à tous que 1. la vie est un don ; 2. les deux sexes sont égaux et l’un comme l’autre indispensable à la vie ; 3. la lisibilité de la filiation est essentielle pour l’enfant.

Après le vote de la loi, le Conseil demande à « poursuivre le dialogue », tout en constatant qu’une distance grandissante – amorcée notamment par la légalisation du divorce – continue de s’ouvrir entre mariage civil et mariage religieux. Il insiste sur le fait que « choisir de se marier religieusement, c’est consentir librement à un degré d’exigences qui complète et dépasse celles qui continuent d’être requises par le mariage civil ». L’Église prend donc acte des dispositions de la loi, comme du fait que celles et ceux qui en viennent à adopter ses propres exigences sont désormais minoritaires au sein de la société et de préciser : « Les exigences [du mariage catholique] gardent aujourd’hui tout leur sens, un sens que renforce encore son caractère de choix minoritaire librement consenti. »

La diversité des confessions et des statuts (souvent nationaux) du protestantisme historique (luthéro- réformé) offre un panorama bigarré sur la question et ne facilite pas la synthèse. Pour le pays de Calvin, une déclaration du Conseil de la FPF d’octobre 2012 n’est pas très éloignée de celle du Conseil famille et société. Elle insiste sur la portée sociale et collective du mariage et sur les distinctions à opérer entre homosexualité et hétérosexualité.

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Celles- ci « ne sont pas fondamentalement le reflet d’un mora-lisme désuet, mais relèvent d’une exigence profonde du corps social. Celui- ci demande à être structuré, symboliquement et réellement, par la présentation et l’acceptation d’une différence originelle et fondamentale qui traverse jusqu’au au plus intime des corps et des manières d’être. Considérer toutes les formes de sexualité comme indifférentes, reviendrait en fait à empêcher toute rencontre véritable et tout métissage réels, parce que tout serait déjà imaginairement mélangé et nivelé ».

Entre l’automne 2012 et le printemps 2015, beaucoup d’eau est toutefois passée sous les ponts, mettant sous forte pression la communion ecclésiale au sein même de la famille protestante française. On sait en effet que, lors de son Synode national du 17 mai 2015 (après consultation et débats au sein des Synodes régionaux), l’Église Protestante Unie de France (EPUdF), s’est déclarée ouverte à la bénédiction de couples mariés de même sexe, laissant à ses paroisses ou Églises locales – pasteurs et conseils presbytéraux – la liberté de s’engager dans cette voie 3. Cette décision, en porte à faux avec la Déclaration du Conseil de la FPF d’octobre  2012, a soulevé, au sein même de l’EPUdF de fortes protestations – certes minoritaires – et la constitution d’un courant dit des « attestants ». Elle a égale-ment provoqué la consternation des protestants évangéliques du Conseil National des Évangéliques de France (CNEF). Elle a aussi été prise sans concertation aucune avec l’autre partie de la famille luthéro- réformée en France rassemblée dans l’Union des Églises Protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL). En effet cette famille s’était prononcée de concert en  2004 sur la question homosexuelle, insistant sur l’accueil inconditionnel des personnes homosexuelles, mais rejetant la perspective d’une bénédiction de couples de même sexe. Or, alors qu’il avait été décidé, après le vote de la loi de 2013, de continuer à marcher d’un même pas, l’EPUdF décida de mener seule son propre chemin en centrant sa réflexion quasi uniquement – de façon certes parfaitement orthodoxe en doctrine protestante – sur la

3. « 4.2.2. Le Synode est soucieux à la fois de permettre que les couples de même sexe se sentent accueillis tels qu’ils sont et de respecter les points de vue divers qui traversent l’Église protestante unie. Il ouvre la possibilité, pour celles et ceux qui y voient une juste façon de témoigner de l’Évangile, de pratiquer une bénédiction litur-gique de couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu. »

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bénédiction et sur son sens. Cette orientation exclusive, laissait peu de place à la symbolique de la distinction des sexes et aux questions de parentalité et de filiation ; elle rendait ainsi quasi inévitable le résultat de mai  2015  : peut- on réellement refuser une bénédiction à qui la demande d’un cœur sincère ?

Ainsi donc la démarche en commun entreprise par une famille confessionnelle donnée et relative au mariage pour tous s’est- elle trouvée fortement entravée par un souci de trop hâter une décision peut être audacieuse, mais peut- être aussi un peu précipitée.

Changements climatiques et encyclique Laudato si’

Si les deux questions précédentes ont pu créer tensions et divergences entre Églises ou confessions chrétiennes, la ques-tion sur les changements climatiques et la nécessité d’y porter remède réalisent une forte et belle unanimité. L’ampleur du problème, sa dimension universelle et civilisationnelle – incluant une dimension spirituelle touchant au plus profond des valeurs, des modes de vie et des comportements –, l’urgence à y faire face, poussent à des engagements communs. Comme l’indique le sous- titre de l’Encyclique Laudato si’ parue le 18 juin 2015, il ne s’agit pas moins que de « sauvegarder la maison commune ». L’urgence s’est trouvée par ailleurs avivée par la tenue fin 2015 à Paris de la 21e Conférence mondiale sur le climat (COP 21).

L’engagement des Églises (voire des religions en général) a pris alors une triple forme  :

• des publications visant à éclairer les croyants sur la ques-tion, dans ses aspects scientifiques et techniques certes, mais surtout théologiques et éthiques comme dans ses prolongements concrets et pratiques, appelant à changer de styles de vie individuels et collectifs ;

• des mouvements et actions spécifiques comme des jeûnes ou des marches- pèlerinages ;

• une dimension œcuménique, internationale, voire mondiale de la mobilisation.

Parmi les publications, la lettre encyclique du Souverain pon-tife François tient une place prééminente. Non seulement par la qualité de son auteur, mais encore par l’ampleur et la profon-deur du propos. Il n’est pas question de résumer ici un texte

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de près de 200 pages, simplement d’en repérer quelques lignes saillantes. Notons tout d’abord le patronage de saint François, de sa spiritualité « d’émerveillement inclusif », comme l’indique le titre même de l’encyclique « Loué sois- tu Seigneur » Laudato si’  :

Loué sois- tu, mon Seigneur,

avec toutes tes créatures,

spécialement messire frère soleil,…

pour sœur lune et les étoiles…

… pour sœur eau qui est très utile et humble,

et précieuse et chaste… (cité §  87, p.  71)

Cet émerveillement conduit à une éthique de respect, de sobriété, voire de pauvreté  : souci du pauvre et des pauvres et pauvreté de qui s’engage, avec Dieu et avec le Christ, à leur côté. Comme l’indique le souci écologique en soi et comme le rappelle avec insistance le pape, préoccupations environne-mentales et engagement social vont de pair  : « tout est lié » ne cesse- t-il de répéter.

Ces engagements traversent toute l’Encyclique dénonçant une « culture du déchet », portée par une technocratie et une finance sans autre objectif que leur propre croissance, sans souci pour les dégâts et la pauvreté qu’elles génèrent souvent.

Il est certain que l’actuel système mondial est insoutenable de divers points de vue, parce que nous avons cessé de penser aux fins de l’action humaine… L’espérance [pourtant] nous invite à reconnaître qu’il y a toujours une voie de sortie, que nous pouvons toujours repréciser le cap, que nous pouvons toujours faire quelque chose pour résoudre les problèmes (§ 61, p.  51).

Cette espérance active est suscitée et nourrie par l’Évangile de la création (chapitre 2), dénonce les racines humaines de la crise écologique (chapitre 3), appelle à une écologie intégrale (chapitre 4), ainsi qu’à une éducation et spiritualité écologiques (chapitre 6).

Il vaut la peine d’insister plus particulièrement dans le cadre de notre propos sur le chapitre 5 présentant « quelques lignes d’orientation et d’action ». Y sont développées cinq théma-tiques toutes introduites par le terme « dialogue »  : dialogue sur l’environnement dans la politique internationale, dialogue en vue de nouvelles politiques nationales et locales, dialogue et transparence dans les processus de prise de décisions,

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politique et économie en dialogue pour la plénitude humaine, les religions dans le dialogue avec les sciences. On y décèle non plus une attitude « magistérielle » de surplomb, mais bien un ample appel à s’unir dans une recherche commune et universelle, incluant les « religions » ! – et non plus seulement le catholicisme ou même le christianisme – et les sciences… Cette perspective dialogique se trouve d’ailleurs déployée d’une certaine manière en interne, dans la mesure où le Pape se réfère régulièrement à des déclarations de diverses conférences épiscopales.

Il suffit pour l’instant quant à Laudato si’, dominant de toutes ses qualités propres le reste de l’importante littérature ecclé-siale déjà évoquée sur la question. Du Conseil Œcuménique des Églises, à la Fédération Luthérienne Mondiale (FLM) et la Communion Mondiale des Églises Réformées (CMER), en passant par la KEK (Conférence des Églises Européennes – protestantes, anglicanes et orthodoxes), la FPF et chacune des Églises la composant, toutes et tous se sont largement et unanimement exprimés sur la question 4. Ils ont aussi proposé – et de façon pleinement œcuménique – en partage avec l’Église catholique, voire avec d’autres religions un certain nombre d’actions signifi-catives, notamment des jeûnes et des marches- pèlerinages devant converger de l’Europe tout entière, voire de tous les continents vers Paris au moment de la tenue de la COP 21, fin novembre, début décembre 2015.

Ici, sur cette question du climat, l’œcuménisme semble régner en maître, à la hauteur des enjeux en cause.

Les trois exemples de prises de positions ecclésiales au cœur de l’actualité évoqués, les tensions et les liens qui les consti-tuent ayant été exposés, quels enseignements plus généraux quant à l’éthique chrétienne dans le monde d’aujourd’hui et aux collaborations entre Églises en la matière peut- on en tirer ?

4. Voir encore la Déclaration de la Conférence des responsables de Culte en France sur la crise climatique du 1er juillet 2015. La Conférence en question a été créée en novembre  2010, regroupe six instances responsables du Bouddhisme, des Églises chrétiennes (catholique, orthodoxe, protestante), de l’Islam et du judaïsme. L’initiative « est justifiée par la volonté des responsables de culte en France d’approfondir leur connaissance mutuelle, par le sentiment de contribuer ensemble à la cohésion de notre société dans le respect des autres courants de pensée, et par la reconnaissance de la laïcité comme faisant partie du bien commun de notre société ».

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œ c u m é n i S m e é t h i q u e e t   S é c u l a r i S a t i o n

Les exemples évoqués valent comme spécimens récents de prises de positions publiques œcuméniques et/ou interreligieuses. Ils n’ont aucune valeur statistique ou scientifique, mais semblent toutefois l’indice d’un certain tournant dans nos sociétés sécu-larisées, sans doute mieux disposées à les écouter et à les recevoir qu’il y a peu. Non pas certes que nos contemporains en viennent à se convertir en masse ou à épouser sans autre les positions exposées – par ailleurs souvent divergentes - , mais il semble bien que le seul recours litanique à une laïcité de rejet 5 ne suffise plus à régler tous les problèmes. Peut- on dès lors tenter de cerner les conditions de cette nouvelle audience ? et en tirer quelques conclusions quant à l’avenir d’une éthique théologique, religieuse ou convictionnelle, renouvelée ?

Sécularisation et besoin d’éthique

De fait, nos sociétés occidentales (du moins tout particuliè-rement en France) sont marquées par l’inquiétude, le désen-chantement, mais aussi par une réelle soif de renouveau et de justice. Les lendemains qui chantent ne sonnent plus aussi clair que par le passé et l’espoir d’un progrès perpétuel, tant sur le plan scientifique et médical que sur celui de l’instauration d’une société de « liberté, d’égalité et de fraternité » s’efface peu à peu. La confiance dans l’avenir, dans autrui – notamment dans les responsables politiques et économiques – et finalement en soi- même s’en trouve profondément ébranlée. Resurgissent alors les vieilles questions existentielles fondamentales  : « Qui sommes- nous ? D’où venons- nous ? Où allons- nous ?  » C’est là le terrain même des philosophies et des religions. On est donc prêt à les écouter, pour autant qu’elles s’expriment sur des problèmes actuels et non sur des problématiques qui paraissent surannées et déconnectées de la réalité et qu’elles le fassent dans un lan-gage simple, immédiatement accessible. On attend aussi que leur propos soit argumenté certes, mais présenté sous forme de

5. Voir désormais J. BauBerot, Les sept laïcités françaises, Paris, Éd. de La maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », 2015.

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propositions et non d’injonctions doctrinales et hégémoniques. Cela ne signifie pas qu’elles doivent renoncer à dire « d’où elles parlent » ; bien au contraire ! Une forme de transcendance et de plaidoyer pour la justice sont acceptés dans leurs propos, mais ceux- ci doivent être en congruence avec leurs prémices et se révéler « sincères », mettant en œuvre ce pour quoi ils engagent.

Prend forme ainsi dans nos sociétés – malgré l’individua-lisme et le consumérisme dominants – le sentiment plus ou moins diffus que nous ne constituons pas une fin en nous- mêmes ; que nous nous inscrivons dans une lignée, dont nous ne sommes ni l’origine ni la fin ; que le monde et la vie dans lesquels nous nous trouvons nous sont donnés et appellent à notre responsabilité. La perspective d’une nécessaire altérité (qui nous sorte de nous- mêmes pour nous conduire à mieux être nous- mêmes), l’appel à une transcendance exigeante pour le bien de tous se dégagent alors. Mais cette altérité et cette transcendance ne peuvent se situer dans un empyrée lointain, elles doivent s’inscrire dans une forme d’alliance avec le concret et les préoccupations actuelles de l’humanité. Elles se doivent d’inscrire celles- ci dans le long terme et de leur fournir des objectifs globaux « éco- logiques » et « œcuméniques » concernant l’ensemble de la « maison commune » des humains. Nul doute, comme le souligne bien Jean- Marc Ferry, que dans ces domaines les religions offrent un corpus traditionnel et symbolique d’une richesse évidente 6. Et, au cœur de ce corpus, à côté de l’appel à la justice, la profondeur infinie du don, du pardon et de l’amour sourdent comme offre sans cesse renouvelée à une humanité de plus en plus consciente de la nécessité d’un « salut ».

Diversité des ecclésiologies, complémentarité des démarches

C’est alors que se posent encore des questions d’ecclésiologie et de la façon de traiter les problèmes ou aux apports respectifs des Églises sur les questions éthiques et sociales. Nous avons noté un fort désir d’agir en commun avec des résultats divers. C’est que, d’une part, l’organisation des institutions et les logiques

6. Voir J.- M. ferry, La religion réflexive, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Humanités », 2010 ; en collaboration avec E. maurot, Les lumières de la religion, Paris, Bayard culture, coll. « Essais », 2013.

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qui les sous- tendent ne facilitent pas les choses. D’autre part et par voie de conséquence, catholiques et protestants (pour s’en tenir à ces deux entités) ne jouent pas dans la même catégorie. L’Église catholique est, conformément à son nom même, organisée de façon aussi universelle que possible et dispose notamment pour ce faire d’une hiérarchie forte et d’un corpus traditionnel dense et solide. Elle bénéficie par ailleurs, via le Vatican, du statut d’État, ce qui lui permet d’être présente et active dans la vie diplomatique et au sein des organismes internationaux. Ses positions – certes largement caricaturées et souvent rejetées – pèsent donc d’un poids certain dans la constitution de l’éthos personnel et social de nos contemporains, même si son emprise, ces dernières décennies, a fortement diminué. En termes de communication enfin, son organisation hiérarchisée et faisant la part belle au visuel et à l’image à travers cérémonies et rituels colorés, convient bien à l’esprit du temps et trouve un large écho dans la presse écrite ou audio- visuelle.

À l’inverse, la pluralité, la diversité voire l’atomisation du monde protestant rendent problématique la prise de positions communes et plus encore leur écho dans l’espace public 7. C’est que pour l’ecclésiologie protestante, la tendance est de partir de la communauté locale (qualifiée parfois d’Église locale) et des personnes qui la composent, pour remonter ensuite par délé-gation et de façon plus ou moins démocratique aux assemblées ou synodes dont les pouvoirs sont faibles. Par ailleurs, un des thèmes majeurs de la vie protestante tient dans la parole. Parole de Dieu évidemment, mais appelée à soutenir et à faire vivre les paroles humaines. À travers la prédication certes, mais aussi à travers les échanges et débats que la vie chrétienne suscite. Ce positionnement rend de fait peu audible ou lisible le dis-cours protestant, surtout dans un monde de communication peu sensible à la diversité et aux nuances.

7. J’ai pu en faire la douloureuse expérience lorsque, président de la Conférence des Églises (protestantes) riveraines du Rhin, j’ai tenté d’organiser à Strasbourg une prise de parole collective du protestantisme européen devant le Parlement européen à l’instar de ce qui pouvait se passer pour d’autres religions ou confessions chré-tiennes. Ce fut un échec. Pour une présentation approfondie de la question dans l’hexagone, voir M. Bertrand, L’Église dans l’espace public. De quel droit prend- elle part à ses débats ?, Genève/Lyon, Labor et Fides/ Olivétan, 2011 ; « Paroles d’Églises dans l’espace public », ETR 86/4, 2011, p.  471-494.

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Les projets, toutefois, qui, dans la ligne d’un Jürgen Haber-mas, se réfèrent à une éthique communicationnelle, tout comme le développement des réseaux de communication dits sociaux engageant chacun à prendre la parole et à s’exprimer – sou-vent il est vrai à tort et à travers – peuvent donner à cet ethos participatif d’échanges et de débats, une actualité renouvelée. De tels échanges et débats présupposent de fait la diversité des points de vue et ne craignent ni les tensions ni les contradic-tions, pourvu que celles- ci respectent l’expression d’autrui et se tiennent dans les limites et les règles d’une déontologie claire. L’usage de ces nouveaux réseaux en la matière est encore bal-butiant. Je note cependant du côté catholique l’appel récent de Cécile Renouard à « Repenser la responsabilité collective » (Lettre de l’ATEM, mars 2015), alors que, du côté protestant français, a été ouvert il y a peu un portail « Regards protestants », au sein duquel est né un « Forum ». Deux contributions récentes m’y ont paru particulièrement suggestives  : celles du pasteur Jean- Pierre Rive (mars  2015), président de la commission d’éthique de la FPF, appelant à la création par la République d’un espace public ouvert à tous les courants convictionnels acceptant la délibération commune – sous la forme d’une « sorte de Comité national d’éthique aux compétences élargies, ou d’une nouvelle section du Conseil économique et social »  ; celle plus récente encore (juillet  2015) d’Olivier Abel lançant le projet « d’une charte du débat public ».

Dans cette perspective de débats et de responsabilité col-lectifs, les « profils » catholique et protestant en matière éthique et sociale, loin de s’opposer, peuvent être complémentaires et sont appelés à conjuguer leurs richesses respectives. Pour le renouvellement de leur pertinence propre certes, mais surtout pour le service de l’Évangile et celui de toutes nos sœurs et de tous nos frères en humanité.

J e a n - F r a n ç o i s C o l l a n g e

Membre du Comité Consultatif National d’Éthique (1996-2004)

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A z z o l i n o C h i a p p i n i

b i b L e , é t u d e e t   e n s e i g n e m e n t

d e   L a   m o r a L e

À première vue, nous avons un argument apparemment facile. Et pourtant, la réalité n’est pas aussi simple  : d’une manière paradoxale, nous pourrions dire qu’il n’y a pas beaucoup de relations surtout si on entend la Bible comme un livre qui contient et offre des solutions toutes faites. Permettez- moi, à moi qui viens d’un long parcours d’études théologiques (je suivis ma formation à Rome, à la Grégorienne dans les années 1962-1965), quelques souvenirs. À part un maître qui nous avait vraiment intéressés, et qui reprenait les cours après un temps de silence imposé, le Père Joseph Fuchs, la morale, c’était l’ennui. C’était l’époque pendant laquelle un des manuels les plus employés dans les séminaires pour former les confesseurs était l’ouvrage « classique » de H. Noldin, qui présentait le titre important de Summa Theologiae Moralis (trois volumes, 1911-1913 ; avec encore une édition en paperback en 2012 !). Dans ce contexte, ce fut comme une illumination, une libération la lecture de l’ouvrage du P. Bernard Häring, La loi du Christ (1954), traité qui apparaît sans doute aujourd’hui comme dépassé sur beau-coup de points, mais qui était nouveau déjà à partir du titre, qui exprimait la nouveauté d’une morale centrée sur la parole du Christ !

Un seul exemple de l’emploi de l’Écriture dans la morale « classique ». Une grande discussion s’est développée, à partir des pères de l’Église (en particulier St. Augustin) sur le bona, les fins du mariage. Pour réfléchir et expliquer cette question en vue d’une solution, on se référait à la première lettre de Paul aux Corinthiens, au chapitre  7 pour aboutir au thème du mariage comme remedium concupiscentiae. J’ai bien conscience que cette question historique ne peut se réduire à quelques lignes. Mais

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c’est quand même un exemple de ce qu’on allait chercher dans la Bible. Cétte méthode, nous en sommes tous convaincus n’est plus possible. Mais alors, quel chemin suivre, surtout si on prend au sérieux l’indication de Vatican II, à propos de l’étude de la théologie, qui doit avoir come cœur l’Écriture Sainte (Optatam Totius, 16) ? Pour mieux comprendre le problème, nous pouvons aussi mentionner de questions actuelles. Moralistes et éthiciens se sont, dans le présent, toujours interrogés à propos des graves questions qui se posent au sujet de la vie (procréation, avorte-ment, fin de vie) et de bioéthique : c’est évident que la Bible ne contient pas de réponse précise. L’Écriture nous dit que la vie est don de Dieu, qu’elle doit être reçue come grâce et acceptée avec responsabilité ; que l’homme n’est pas propriétaire, qu’il n’en a pas une disponibilité absolue. La Bible offre une lumière sur les principes, mais n’offre pas de solutions aux questions techniques. Toute nouvelle découverte ou solution scientifique pose des ques-tions qui, bien qu’illuminées par la Révélation, doivent trouver une réponse à partir de la réflexion et de la raison humaines.

Nous avons, dans la recherche catholique, quelques textes qui peuvent suggérer des pistes, mais qui ne sont pas des solutions définitives. Je pense à l’étude de la Commission Biblique Pon-tificale, Bible et Morale. Les racines bibliques de l’agir chrétien (11.05.2008) ; aussi, pour ce que je dirai après, de la même commission, L’interprétation de la Bible dans l’Église (15.04.1993). Un résultat intéressant, nous l’avons aussi dans les textes de la « Journée d’étude en vue du Synode des évêques », Vocation et mission de la famille dans l’Église dans le monde contemporain (initiative commune des présidents des conférences épiscopales de France, Allemagne et Suisse, Université Grégorienne, Rome, 25.05.2015). Ces textes nous donnent, au- delà des questions traitées, un bon exemple de méthode.

Pour essayer d’avoir quelques suggestions pour réfléchir au thème des relations entre morale et Bible nous devons, nous poser la question de l’herméneutique biblique (au- delà de l’exégèse), même si nous n’avons pas la possibilité de bien la développer. L’Écriture Sainte est l’horizon dans lequel pense et agit la théolo-gie : c’est la lumière pour la foi et la réflexion (et non le recueil de recettes ou de solutions toutes faites). Devant une page ou un texte biblique, il faut essayer de répondre à trois questions : quelle est l’intention de ou des auteurs ; quel est le message que

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le texte lui- même communique ; et enfin quelle est la parole pour moi/nous aujourd’hui (hic et nunc). Nous avons ici seulement un schéma, un plan de voyage, qu’il n’est pas possible de décrire en détail, mais qui devrait être compréhensible pour des théologiens. La première question est celle de l’exégèse historico- critique, et c’est l’étape qu’on ne peut jamais méconnaître si on ne veut pas faire dire à la page n’importe quoi. Le texte lui- même parle  : l’exégète, à partir de l’histoire, de la critique, et de la lettre elle- même s’efforce de rendre compréhensible la page ou le livre biblique. Mais l’interprétation vivante, existentielle, qui est une appropriation de la parole du texte, est possible seulement en répondant à la troisième demande : quelle est la communication, le message pour moi/nous hic et nunc. Mais ici, il faut observer et connaître d’autres données. En bref  : d’où me vient ce texte (histoire de la réception, Wirkungsgeschichte) ? Quelle est ma/nôtre situation existentielle, nos expériences, nos problèmes, nos joies, nos souffrances, notre vision de la réalité (Weltauschaunng) ? Parce que (et c’est le principe de toute interprétation) un texte parle toujours aussi à partir de la situation concrète du lecteur et de l’interprète (autrement il reste seulement un document d’archive ou une pièce de musée !).

Ainsi, à mon avis, pour poursuivre notre réflexion nous devons, d’un côté chercher dans le tout qu’est la Bible comme bibliothèque, qui, au- delà des parties et comme ensemble, propose un discours plein, des clefs d’interprétation ; et aussi rappeler quelques don-nées de notre existence de lecteurs, hommes et femmes du début du xxie siècle. Après les rêves des années soixante à quatre- vingt du siècle dernier, décennies de grands espoirs, d’un monde plus juste, de bien- être dû aux découvertes, aux sciences, nous vivons aujourd’hui une époque de crise. Crises financières, pauvreté qui non seulement n’a pas été vaincue, mais a grandi, et misère pour beaucoup de gens et de peuples ; guerre et violence qui semblent présentes ou possibles partout ; phénomène énorme des migrations des pauvres et des réfugiés, situation, cause de peur pour bien de peuples et de sociétés, tentés de se fermer et de repousser, et cause de souci pour tous. Et dans l’Église, un évêque de Rome, venu de loin, de la périphérie, qui prêche, à temps et à contre-temps, l’urgence d’un Église pauvre, mais aussi de la miséricorde, de l’ouverture à qui frappe à la porte, de l’accueil aux pauvres. Il s’agit d’attitudes qui ne sont pas un choix de bonne volonté, mais

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une obligation, un devoir absolu, ordonné par Dieu lui- même, mais aussi par la conscience et la responsabilité humaines (nous tous responsable de l’autre, selon la belle parole de Dostoïevski et la grande leçon philosophique d’Emmanuel Lévinas).

Le souci d’une Église pauvre est, sans aucun doute, au cœur de la prédication et de l’enseignement du pape François, qui se relie à une des grandes questions posée et vécue par de nombreux évêques et théologiens de Vatican II (même si elle n’a pas assez marqué les textes), et donc de l’Église de notre temps. Ce souci, né aussi d’un engagement auprès de la vie des hommes, vient totalement de l’horizon biblique. Les pauvres, déjà dans l’Ancien Testament (prédication prophétique et psaumes), sont ceux qui ont l’ouverture et la possibilité d’accueillir réellement la parole et le salut de Dieu. Le vrai peuple de Dieu est celui des pauvres, des humbles (les anawim). Dans le Nouveau Testament cette pauvreté du cœur (mais aussi dans les choix, les agissements) est la condi-tion de l’accueil du Royaume de Dieu. Ce qu’on peut appeler la morale de Jésus est proclamée dans le discours sur la montagne, dans la parole des béatitudes. Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux (Mt 5, 3 traduction liturgique)  : cette parole donne le sens aussi à celles qui suivent, parce qu’elle est le fondement (Lc 6, 20 a, plus radicalement, Heureux, vous les pauvres). Si l’évangile du Royaume et de sa proximité est le cœur de la prédication de Jésus, le thème de la pauvreté proclame celle- ci comme condition nécessaire. Et le cantique de Marie, qui est le cantique de l’accomplissement affirme, avec beaucoup de force, la même vérité (Lc 1,51-53). L’avènement du Royaume est aussi le renversement total : il est salut et libération des pauvres et des humbles, ce qui correspond au programme, à la mission de Jésus : envoyer porter la Bonne Nouvelle aux pauvres (Lc 4,18). Je crois qu’on peut dire, avec certitude, que nous avons ici l’essentiel de la prédication de Jésus, qui d’ordinaire ne contient pas des normes morales, mais qui présente l’attitude fondamentale de l’homme devant Dieu. On peut donc dire que les clés herméneutiques de l’agir, et donc de la morale, selon l’Évangile, sont le discours des Béatitudes, l’annonce et l’accueil du Royaume, et la nécessaire attitude de pauvreté vis- à- vis de Dieu.

Après un détour par l’Ancien Testament, nous devrons constater que Jésus donne aussi des indications précises à propos de la responsabilité vis- à- vis des petits et des pauvres. Le chapitre 19 du

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Lévitique annonce le grand code de l’alliance. Le début est très clair : Soyez saints, comme moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint (v. 2). La suite du texte donne surtout des indications à propos de l’autre, prochain voisin et familier, ou étranger. Cela signifie que l’homme accompli sa sainteté en imitant la sainteté de Dieu surtout dans la relation au pauvre et au faible. Jésus reprend, comme en écho : Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5,48), dans un contexte qui parle des responsabilités vis- à- vis des autres. Et une des paraboles les plus connues, celle de l’homme victime des brigands et secouru par un Samaritain, est l’illustration de toute la Loi. Elle suit le rappel du contenu de toute la Loi, qui met sur le même plan, avec la même importance, amour de Dieu et amour du prochain (Lc 10, 25-37). Deux fois, Jésus dit à celui qui l’a interrogé : Fais ainsi et tu vivras… Va, et toi aussi, fais de même (28.37). Enfin, il y a la grande page du jugement final dans Mt 25,31-46  : on n’est pas jugé sur d’autres questions (actes religieux, normes morales), mai sur ce qu’on a fait (ou non) pour le prochain, et pratiquement pour celui qui souffre, pauvre, faible, laissé seul. C’est assez étonnant  : on n’est pas dispensé d’un agir moral et selon les lois : mais pour Jésus l’unique loi, qui contient toutes les autres, qui correspond au commandement de l’amour pour Dieu, est la pratique de l’amour envers le prochain. Tout le Nouveau Testament indique ce chemin. La première lettre de Jean  : il faut pratiquer tous les commandements (2,3), mais surtout il faut agir comme Dieu Lui- même  : Celui qui déclare demeurer en lui, doit, lui aussi, marcher comme Jésus lui- même a marché (v.  6). Il faudrait relire toute la lettre, la présentation du commandement nouveau, du rapport lumière et amour (et haine et ténèbres). Et encore  : Celui qui n’aime pas n’est pas connu Dieu, car Dieu est amour (4,8). Bien- aimés, puisque Dieu nous a tellement aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres (4,11). Pour l’auteur de la lettre il y a une relation intime entre foi dans le Christ Fils de Dieu, l’amour reçu de Dieu, et la pratique de l’amour envers le frère.

À propos de la question de la morale dans l’Écriture, il faut encore faire au moins quelques remarques en relation aux lettres de Paul. Il présente des listes de vices, et il fait des discours qui touchent à des questions morales (par exemple la première partie de la lettre aux Corinthiens, chapitres 1-11). Mais souvent (par exemple quand il donne des listes de vices), il ne fait que reprendre l’enseignement

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commun du judaïsme ou de la philosophie morale de l’époque. La force de sa prédication, qui s’impose comme conséquence à l’agir des chrétiens, est celle qui proclame la nouveauté de la vie de l’homme baptisé, qui manifeste la nouvelle création. Il suffit de rappeler le beau texte de la lettre aux Romains, au chapitre 6, 1-14. Le baptême, mouvement et passage de la mort à la vie avec le Christ mort et ressuscité, est le principe d’une vie nouvelle. De même, vous aussi, pensez que vous êtes morts au péché, mais vivants pour Dieu en Jésus Christ (v. 11).

Bible, étude et enseignement de la morale. En conclusion, on peut dire que dans l’Écriture il y a peu et il y a beaucoup. Peu  : on n’y trouve que très peu de solutions toute faites aux problèmes éthiques. Surtout aujourd’hui, avec la complexité des situations et des questions, il faut chercher les réponses à partir de plusieurs données : la raison et la réflexion philosophique, le rapport avec les sciences humaines, la connaissance et l’analyse de la réalité, l’attention à la vie et à l’expérience, le dialogue avec les autres traditions religieuses, et les autres manières de penser. Par conséquent, aussi dans la certitude de l’impossibilité d’une lecture fondamentaliste de l’Écriture, on doit admettre et conclure, avec sérénité, que la Bible ne donne pas la solution immédiate et définitive à tous les défis qui se présentent. Et pourtant, dans l’Écriture il y a beaucoup, surtout si elle est lue et interprétée à la lumière de la vie de l’Église, du contexte concret du monde, de la condition réelle de l’humanité. Dans notre temps, les grandes questions du monde moderne, la situation de souffrance d’une grande partie de l’humanité (pauvreté, violence, injustice…), la parole d’un évêque de Rome qui vient de loin et qui rappelle que l’Église est Église pauvre et doit être Église pour les pauvres : tout cela nous conduit à redécouvrir le message qui se trouve au cœur de l’Évangile. Surtout la Bible nous dit la vraie parole sur la condition du baptisé toujours appelé à se renouveler dans le Christ et à œuvrer pour une vie nouvelle et une nouvelle créa-tion, dans la conscience que la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu… elle a gardé l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu (Rm 8, 19.21).

A z z o l i n o C h i a p p i n i

Faculté de théologie de Lugano

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POURQUOI L’ÉTHICIEN AURAIT- IL BESOIN DE LA RECHERCHE HISTORIQUE ?

A l b e r t o B o n d o l f i

p o u r q u o i L ’ é t h i c i e n a u r a i t - i L b e s o i n d e L a r e c h e r c h e h i s t o r i q u e ?

Le thème que j’aimerais aborder au sein de cette session ATEM a déjà retenu toute mon attention depuis quelques années, et ce au sein des institutions dans lesquelles j’ai travaillé, dans des Facultés de théologie catholiques et protestantes. À vrai dire, il s’agit d’un thème et d’une problématique qui ne sont pas spécifiques à l’éthique théologique et encore moins exclusifs à la réflexion théologique en général, mais qui se posent, avec autant d’urgence aussi dans un contexte éthico- philosophique.

Avant même d’entrer dans le vif de la question j’aimerais propo-ser, en guise de liminaire, quelques considérations sur l’état de la production historique dans le domaine de l’éthique théologique, et cela au sein des différents chantiers confessionnels. Quel est donc l’état de l’historiographie dans les disciplines qui nous occupent ici de façon particulière ? L’abondance relative des publications pourrait nous faire croire que ces chantiers sont particulièrement riches en thèmes et documents et que donc le plaidoyer proposé est plus rhétorique que nécessaire au moment actuel.

a u t o u r d e l ’ a r t

Une première observation que l’on peut faire lors d’une première consultation de la bibliographie disponible touche aux grands ouvrages de synthèse 1. Ces dernières sont rares et

1. Voir surtout comme première information R. gerardi, Storia della morale. Inter-pretazioni teologiche dell’esperienza cristiana. Periodi e correnti, autori e opere, Bolo-gna, EDB, 2003. En français, on ne peut consulter, pour le domaine de la théologie morale catholique, que la monographie de L. vereecke, De Guillaume D’Ockham à Saint Alphonse de Liguori études d’histoire de la théologie morale moderne 1300 – 1787, Rome, Collegium S. Alfonsi de Urbe, 1986.

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n’ont pas trouvé toujours non plus un grand intérêt parmi les représentants de la discipline. Il faut avouer qu’il est devenu toujours plus difficile de proposer des ouvrages de synthèse de la pensée morale chrétienne, car ces dernières, surtout celles qui nous sont parvenues au xixe  siècle, étaient directement influencées par les hypothèses théoriques qui présidaient à leur rédaction.

Ainsi sommes- nous encore aujourd’hui confrontés la grande reconstruction de l’histoire de la morale sociale chrétienne d’Ernst Troeltsch 2. Une fresque indispensable, mais qui est compréhen-sible aujourd’hui seulement à la lumière des questions que ce théologien allemand se posait, en strict contact autant avec la réflexion sociologique de Max Weber qu’avec celle des théolo-giens libéraux protestants de son temps.

Il faut avouer qu’actuellement l’intérêt pour les positions sou-tenues par les théologiens tout au long des siècles qui nous ont précédés a sensiblement augmenté, même si l’on ne peut pas encore déceler une approche commune ou une clé de lecture qui permette l’élaboration de grandes synthèses.

Mais si, d’une part, il faut renoncer à vouloir profiter de grandes synthèses à caractère encyclopédique, la présence de quelques monographies très solides nous aide à déceler au moins quelques lignes directrices de la recherche contemporaine. Quels sont donc les choix qui ont présidé à la recherche historique récente dans le domaine de notre discipline ? Une analyse même hâtive des publications de ces dernières décennies nous montre quelques tendances fortes qui méritent non seulement notre attention mais aussi notre réception critique et une discussion à l’interne.

Une première tendance qu’on peut observer dans la produc-tion récente est donnée par les historien(ne)s qu’on appelait « profanes » qui ont prêté davantage d’attention à l’évolution historique de la pensée éthico- théologique que les théologien (ne) s de métier 3.

2. E.  troeltSch, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Aalen, Scientia Verlag, 1965, qui est la reproduction de l’édition parue chez Mohr à Tübin-gen en  1922. Nous ne disposons pas d’une traduction française, tandis qu’on peut consulter une traduction italienne sous le titre  : Le dottrine sociali delle chiese e dei gruppi cristiani, Firenze, La nuova Italia editrice 1969.3. Nombreux sont les historien(ne)s qu’on peut citer à cet égard, et cela dans les dif-férents milieux culturels européens. Voir pour ce qui est de la production de langue

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POURQUOI L’ÉTHICIEN AURAIT- IL BESOIN DE LA RECHERCHE HISTORIQUE ?

Je ne veux pas ici culpabiliser outre mesure mes collègues ni moi- même. La pauvreté de la recherche historique en éthique en effet est aussi le résultat du fait que la compétence historique exige aujourd’hui la maîtrise de toute une série de savoirs particuliers et spécifiques que l’on ne peut pas acquérir au sein des programmes d’études classiques en philosophie et en théologie.

Cet argument n’explique ni ne légitime le retard de beau-coup de théologie contemporaine dans la recherche historique autour de ses propres thèmes et problèmes. En effet si l’on doit souligner l’importance de la compétence historique pour bien comprendre les problèmes des métamorphoses de la pensée théologique en éthique, il faut aussi mettre en évidence l’impor-tance de la compétence théologique aussi pour les historien(ne)s qui ont décidé d’explorer des thèmes liés à nos traditions de pensée éthique.

Les contributions récentes de beaucoup d’historien(ne)s témoignent de la qualité de la connaissance des problèmes internes à la réflexion éthique en théologie et nous aident à mieux cerner les priorités et les choix qui doivent guider notre propre recherche. Je ne peux que souhaiter que les interactions entre les différents domaines de recherche puissent s’intensifier à l’avenir et porter à des explications communes et convergentes, en portant ainsi des fruits pour une meilleure compréhension des différents nœuds qui caractérisent l’histoire de la pensée morale en christianisme 4.

italienne, P. prodi, Settimo non rubare. Furto e mercato nella storia dell’Occidente, Bologna, Il Mulino, ed. 2009 ; Id., Una storia della giustizia. Dal pluralismo dei fori al moderno dualismo tra coscienza e diritto, Bologna, Il Mulino ed., 2000 ; Id., Il sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologna, Il Mulino ed., 1992 ; A.  proSperi, Tribunali della coscienza. Inquisitori, confessori, missionari, Torino, Einaudi ed., 2009 ; Id., Dare l’anima. Torino, Einaudi ed., 2005. Il faut aussi souligner l’attention particulière que quelques historiens de la pensée morale chrétienne ont donnée au phénomène de la casuistique, présent autant dans l’histoire du catholicisme posttridentin que dans les théologies protes-tantes, au moins pendant la période qui va du xvie au xviiie  siècle. Voir parmi les différentes publications  : R.  SchueSSler, Moral im Zweifel, Paderborn, Mentis Verlag 2003-2006 (2 volumes) ; S. Boarini, Introduction à la casuistique, Paris, L’Harmattan éd., 2007 ; P.  hurtuBiSe, La casuistique dans tous ses états, Montréal, Novalis éd., 2005 ; pour ce qui est de l’histoire de la casuistique en France pendant les xviie et xviiie  siècles, voir la recherche très documentée de  : J.- P.  GAY, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2011.4. L’historiographie récente de langue française met en évidence qu’une collaboration plus étroite entre historien (ne) s et théologien (ne) s est tout à fait possible et qu’elle manifeste des potentialités encore en partie inexplorées. Voir parmi une production

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Une pluralité d’interrogations

Vouloir reconstruire quelques étapes de la pensée éthico- théologique nécessite de se poser différentes questions à la fois et donc ne pas pouvoir et ne pas vouloir utiliser une seule méthodologie d’exploration historique. La recherche historique, dans le domaine particulier de l’éthique théologique, ne peut donc se limiter à vouloir examiner et interpréter qu’un seul ter-rain, mais doit être disponible à une exploration multifactorielle et essayer ainsi de poser toute une série de questions qu’on ne peut pas réduire à une méthode unique.

Ici, je me suis résolu à typologiser quatre terrains d’intervention de la recherche historique, en partant par le bas, c’est- à- dire des faits, en montant ensuite à des niveaux plus abstraits et pour arriver enfin sur le terrain de l’histoire des idées et des doctrines systématiques.

La recherche historique s’occupe de faits

Ceux et celles qui s’occupent d’histoire veulent avant tout reconstruire des faits, des événements ou des situations concrètes qui ne sont pas directement liés à des discours ou des doctrines à caractère moral. Même si cela est vrai, cette constatation n’implique pas nécessairement que de tels faits et événements n’aient aucun intérêt pour notre discipline et pour son histoire. Tout événement en effet peut, à certaines conditions, avoir une signification symbolique propre, inhérente au moment de sa genèse, ou bien perçue comme telle à posteriori à travers l’influence qu’un tel fait peut avoir eu sur la compréhension qu’on en a donné par les générations qui l’ont évoqué, transmis et interprété par la suite.

Je me permets ici d’évoquer deux exemples liés à des faits, choisis parmi ceux qui m’ont intéressé, il y a quelques années, lors de la tenue d’un cours d’éthique politique 5. Lorsque le pape Boniface VIII pendant l’année 1300 annonce la tenue d’un jubilé et publie la bulle « Unam Sanctam » il ne met pas seulement au monde un « fait » très important pour la chrétienté médiévale,

particulièrement riche : J. delumeau, Le péché et la peur, Paris, Fayard, 1983 ; Id., L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession. XIIIe- XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1990.5. Voir A. Bondolfi, Etica politica, dans Corso di morale, Brescia, Queriniana ed., 1994, Vol. IV, 85-345.

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mais en même temps aussi un discours central pour l’éthique politique inspirée par le christianisme occidental 6. Certes la bulle dont il est question ici contient des éléments d’ecclésiologie ainsi que d’éthique sociale et politique, mais le fait ou l’événement en tant que tel et sa ritualisation, témoignée aussi par l’icono-graphie de ce temps- là, donnent aux positions doctrinales de Boniface VIII une densité qui va au- delà des affirmations qu’on peut retrouver dans son texte.

Un deuxième « fait » ou événement nous porte tout au début de la modernité. Le 21  décembre 1511, seulement quelques années après  1492, pendant un dimanche de l’avent le frère dominicain Antonio de Montesinos met en doute la moralité de la conquête espagnole dans les nouvelles terres appelées « nouvelles Inde ». Sans que le prêcheur puisse vraiment s’en apercevoir il provoque par ce sermon un vrai changement de paradigme dans la perception et dans le jugement des opérations coloniales en Amérique ainsi que dans la vision des rapports entre chrétiens et non chrétiens dans toute forme de société.

Ce « fait » nous est connu par l’élaboration littéraire qu’en fait Bartolomé de Las Casas quelques années plus tard dans une œuvre écrite. Le fait devient ainsi, par une réélaboration littéraire un élément essentiel d’une doctrine systématique qui s’opose à d’autres discours autant doctrinaux et systématiques. Même si le sermon de Montesinos sera plus ou moins oublié, il restera pertinent par les médiations et transmissions théologiques des membres de l’école de Salamanque. Et même si l’on peut consi-dérer la dénomination « école de Salamanque » une construction postérieure de l’historiographie contemporaine et non pas un phénomène empirique nommé comme tel au xvie  siècle, il ne reste pas moins vrai que des faits bruts, comme le sermon que je viens d’évoquer, ne peuvent être compris sans référence aux élaborations théoriques qui se sont construites à partir de ces mêmes événements, et devenir ainsi éléments d’un discours théorique qui légitime, a posteriori, une compréhension des faits perçus comme changement paradigmatique 7.

6. On peut reconstruire l’importance épocale de l’évènement par la reconstruction critique qu’en a fait A. paravicini- Bagliani, Bonifacio VIII, Torino, Einaudi éd., 2003.7. Je renvoie pour les détails qui mettent en évidence la signification symbolique de cet événement à l’ouvrage de A. Bondolfi, « La théologie morale espagnole face au défi de la découverte du “nouveau monde” », dans Freiburger Zeitschrift für Philo-

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L’histoire examine des pratiques

La recherche historique essaie aussi de dépasser les différents faits ponctuels et doit ainsi analyser des pratiques qui s’installent, parfois par des mécanismes fort complexes, dans un contexte bien précis. L’éthique théologique devrait montrer un intérêt tout particulier aux pratiques motivées par la foi chrétienne ou même seulement par des options doctrinales spécifiques, car les pratiques veulent donner une forme précise à des options qui se veulent légitimées autant par une visée théologique que par des considérations qui se veulent rationnelles. Les pratiques sont le lieu de rencontre entre les doctrines et leur implémentation dans un contexte social donné.

Les pratiques ont une existence historique dans la mesure où elles peuvent varier dans leur manifestation concrète, dans leurs motivations ou justification morale. La réflexion sur les phénomènes et pratiques morales, c’est- à- dire l’éthique, montre une certaine fatigue à suivre ces métamorphoses, mais, par un retard que j’aurais tendance à définir comme presque « physio-logique » elle adapte ses propres argumentations à la faveur ou contre des pratiques précises à partir des changements survenus justement dans les pratiques elles- mêmes.

Deux exemples peuvent illustrer le propos que j’aimerais défendre  : le premier touche à la pratique du mariage. Tout le monde conviendra que cette pratique a été toujours accompagnée par une réflexion à caractère théologique et ethico- normatif à la fois, ainsi que par des normes juridiques. Toutes ces approches et exemples devraient pouvoir illustrer le propos que j’aimerais défendre  : la pratique du mariage a été constamment accompa-gnée par une réflexion ethico- théologique sur sa signification, ses modalités et ses règles. Même par une lenteur particulière cette réflexion a dû assumer les changements intervenus par les pratiques liées à cette institution. Certains éléments du mariage ont été per-çus comme constants (ainsi son unicité, sa durée dans le temps), mais une analyse historique plus différenciée met aujourd’hui en

sophie und Theologie, (1992), 314-331. La production bibliographique sur les thèmes liés à la “conquista” est très abondante, même si elle est fortement dispersée. Voir comme première approche les synthèses suivantes  : J.  Belda planS, La escuela de Salamanca, Madrid, Biblioteca de Autores cristianos, 2000 ; M. A. pena gonzaleS, La escuela de Salamanca, Madrid, Biblioteca de Autores cristianos, 2009.

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évidence que des éléments de non continuité se sont installés aussi dans une apparentes continuité des pratiques. Ainsi les publications récentes autour du divorce ont pu mettre en évidence que les pratiques des premières générations chrétiennes n’étaient pas si claires telles qu’on pouvait le penser, au moins en consultant les publications de théologie morale les plus connues 8. L’institution du mariage semble donc maintenir, tout au long du temps de l’histoire du christianisme, une continuité, au moins partielle. Mais au-de là de longue durée manifestée par le nom du « mariage » se mani-feste en même temps aussi la diversité des pratiques. Une étude critique des sources juridiques pourrait et devrait porter ici à un renouveau de l’historiographie actuellement présente en théologie morale qui tend en général à voir dans les étapes de l’histoire du mariage une sorte de « découverte » toujours plus explicite de la spécificité du prétendu mariage chrétien. Une recherche historique un peu trop « optimiste » donc qui ne semble pas tenir en compte ni des phénomènes d’involution qui se sont manifestés dans le temps ni de leur causes structurelles, autant internes qu’externes à la pensée théologique 9.

Un deuxième exemple peut mettre en lumière le propos que j’aimerais défendre dans mon intervention. Les discours autour du prêt avec intérêt ou autour du serment mettent en lumière avec davantage de vigueur les fortes discontinuités et même les incohérences qui caractérisent l’évolution des pratiques au sein de l’histoire du christianisme occidental. Aussi le rappel au texte biblique, qui dans le cas de l’interdit de prononcer un serment paraît particulièrement clair, subit des métamorphoses relativement grandes tout au long des siècles et le théologien d’aujourd’hui ne peut pas les ignorer, s’il entend reproposer de façon crédible une réflexion systématique autour de cette problématique 10.

L’histoire analyse et interprète aussi les doctrines

La recherche historique s’occupe en tout cas non seulement d’analyser des pratiques mais aussi des discours théoriques, des

8. Je renvoie à une recherche classique qui, à mon avis, confirme cette affirma-tion. Voir J. gaudemet, Le mariage en Occident  : les mœurs et le droit, Paris, Éd. du Cerf, 1987.9. Voir parmi les publications les plus récentes la synthèse d’A. melloni, Amore senza fine. Amore senza fini, Bologna, Il Mulino ed., 2015.10. Voir les recherches historiques spécifiques proposées dans la publication de Paolo Prodi citée à la note n° 2.

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doctrines. Elle ne les explore pas seulement dans leur cohérence interne, mais examine les conditions de leur issue dans le temps, leurs changements et les mécanismes qui animent ces derniers.

C’est sur ce terrain que les quelques théologiens spéciali-sés en éthique ont essayé de reconstruire quelques étapes de l’histoire de leur discipline 11. En effet analyser l’évolution des doctrines est possible seulement en travaillant sur des sources écrites facilement disponibles, ce qui est le cas pour la plupart des théologiens qui opèrent dans un milieu académique. Il est aussi relativement facile établir des lignées de dépendance entre Auteurs et courants de pensée.

Derrière cette facilité apparente se cachent aussi des difficultés de taille. J’en évoque ici seulement quelques- unes, qui remontent à quelques petites explorations historiques que j’ai pu cultiver pendant ces dernières années. Au sein de telles petites recherches j’ai rencontré des changements dans les contenus des doctrines examinées qui sont presque invisibles et semblent pouvoir être interprétés comme une forme de continuité à l’intérieur d’une tradition de pensée et où les points de changement semblent seulement se référer à des détails secondaires. En réalité derrière ces petits signes peut se cacher un vrai changement de para-digme qui permet après coup d’examiner les problèmes dont il est question sous une lumière tout à fait nouvelle. Vu que de toute façon on a tendance, dans la recherche historique en théo-logie à souligner les moments de continuité doctrinale, quelque fois les changements radicaux se manifestent de façon tout à fait discrète, à travers l’adjonction d’un adjectif, ou par le biais d’une précision de détail et non pas par une ré- systématisation de toute la matière examinée.

11. Ainsi, avec des sensibilités assez différentes entre elles, de la part de théologiens catholiques  : L.  Vereeke, mais aussi G. angelini, Teologia morale fondamentale  : tradizione, scrittura e teoria, Milano, Glossa ed., 1999 ; G. angelini et A. valSecchi, Disegno storico della teologia morale, Bologna, EDB ed., 1972 ; La teologia del Nove-cento. A cura di G. Angelini e S. Macchi, Milano, Glossa ed., 2000. Du point de vue de l’histoire de l’éthique théologique protestante, on ne trouve pas de travail de synthèse, au moins en français. Je renvoie à  : Quellentexte theologischer Ethik. Von der alten Kirche bis zur Gegenwart. Edité par S. Grotefeld et alii., Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 2006. Toujours en allemand, on rencontre des tentatives de synthèse d’histoire de l’éthique chrétienne dans une perspective qui essaie de dépas-ser les clivages confessionnels. Voir S. pfuertner et alii, Ethik in der europäischen Geschichte, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 1988 (2 volumes) ; J.  rohlS, Geschichte der Ethik, Tübingen, Mohr Verlag, 19992.

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J’évoque quelques détails liés à deux scénarios historiques pour illustrer et préciser mon propos. Ainsi celui qui lit aujourd’hui les Relecciones de Francisco de Vitoria autour de la doctrine de la « guerre juste » ou le petit traité de Cajetan sur le devoir de donner l’aumône aura l’impression de se trouver face à une reprise presque mécanique des positions de Thomas d’Aquin sur ces deux questions normatives 12. Seule une lecture plus astucieuse et attentive aux contextes et aux détails pourra mettre en évidence les changements fondamentaux dans l’évaluation des problèmes liés à la distribution équitable des biens et à la guerre dans une société radicalement différente entre le xiiie et le xvie  siècle. Le vocabulaire employé ainsi que les catégories convoquées semblent ne pas changer, mais la réflexion propo-sée provoque un saut de qualité qui nous permet aujourd’hui d’attribuer ces auteurs, à plein titre, à la pensée moderne.

L’histoire s’occupe aussi des mentalités

Pour pouvoir comprendre ces changements paradigmatiques, à l’intérieur d’une continuité apparente du vocabulaire et parfois aussi des argumentations il faut tenir en compte aussi du fait que dans la recherche historique on s’occupe non pas seulement de doctrines mais aussi de mentalités. Cette dernière catégorie, proposée par la célèbre école dite des Annales (du nom de la revue qui constituait la tribune la plus importante de ces historien[ne]s 13), désigne le niveau le plus profond de la réalité historique, comparée ici à l’image d’un fleuve, au sein duquel l’eau se meut selon des vitesses différentes, selon les niveaux examinés. Ici, au niveau des mentalités, l’eau court de façon très lente, tandis qu’en même temps l’histoire des événements coule de façon bien plus rapide. Cette diversité dans les vitesses

12. Pour ce qui touche à la doctrine de l’aumône, je renvoie à Elemosina rédigé pour le Nuovo dizionario di teologia morale, Ed. par F. Compagnoni, G.  Piana et S. Privitera, Milano, Ed. Paoline, 1990, ainsi qu’à A. Bondolfi, Helfen und Strafen, Münster, Lit Verlag, 1997.13. Pour une introduction à ce débat historiographique sur les différents niveaux ou “souches” de la réalité historique, voir R. rauzduel, Sociologie historique des « Annales », Paris, Ed. Lettres du monde, 1999 ; C.A. aguirre roJaS, Die “Schule” der Annales  : gestern, heute, morgen, Leipzig, Peipziger Universitätsverlag, 2004 ; A. Burguiere, L’école des Annales : une histoire intellectuelle, Paris, Jacob éd., 2004 ; A.  rueth, Erzählte Geschichte  : narrative Strukturen in der französischen Annales- Geschichtsschreibung, Berlin, de Gruyter, 2005.

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des différents niveaux de la réalité historique vaut aussi pour l’univers complexe des convictions morales et religieuses.

La recherche dans le domaine de l’éthique théologique devra donc aussi assumer les changements de mentalité qu’on peut déceler aussi au sein de sa propre discipline. Les vingt siècles de christianisme qui nous précèdent mettent en évidence la pluralité des approches aux textes bibliques, la variété des références à des auteurs valorisés à partir de choix préétablis, et tout cela évidemment à partir de mentalités dont les acteurs ne sont pas nécessairement toujours conscients. Le moment présent, particulièrement privilégié grâce à des possibilités tout à fait nouvelles données par l’accès, via les digital humanities, à une quantité énorme de sources documentaires 14, nous permet de renouveler nos regards, nos analyses et nos interprétations.

On ne peut que soutenir la nécessité d’une historiographie œcuménique qui puisse nous permettre d’interpréter les débats confessionnels des temps passés de façon adéquate, en com-prenant mieux leur enracinement spécifique et en décelant les raisons les plus profondes qui expliquent les polémiques d’hier. Un exemple frappant nous vient du lieu où nous nous trou-vons pour notre session annuelle, c’est- à- dire Trente. Pensons simplement au document sur la doctrine de la justification issu du Concile de Trente et aux causes des malentendus qui l’ont entouré. Sans le travail des historien(ne)s, autant catholiques que protestant(e)s qui ont reconstruit les circonstances liées aux malentendus on aurait pas pu arriver à un document commun autour de cette problématique centrale pour la compréhension de la Réforme 15.

En tout cas, le fait d’intégrer au sein d’une réflexion systéma-tique les perspectives et les résultats de la recherche historique n’est pas une opération simple et demande au théologien ou

14. Voir, tout dernièrement, C. clivaz, « En quête de couvertures et corpus. Quelques éclats d’humanités digitales », dans V. carayol et F. morandi (eds.), Les Humanités digitales, le tournant des sciences humaines, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux ; F.  clavert et S. noiret, L’Histoire contemporaine à l’ère numérique, Bruxelles, Peter Lang, 2013.15. Voir parmi une littérature particulièrement abondante, B.  SeSBoue, Sauvés par la grâce. Les débats sur la justification du x v i e siècle à nos jours, Paris, Ed. Facultés jésuites de Paris, 2009. Voir le document commun dans La Doctrine de la justifi-cation, Déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholique, Paris, Éd. du Cerf, 1999.

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à la théologienne des qualités intellectuelles et herméneutiques assez hors du commun. Cela explique peut- être aussi la pauvreté relative de recherche historique dans le domaine spécifique de notre discipline et met encore davantage en évidence le contraste avec l’abondante production dans des domaines thématiques qui intéressent directement ceux et celles qui opèrent dans le domaine de l’éthique théologique 16.

e n c o n c l u S i o n

En terminant ces considérations sommaires autour du thème de la recherche historique en éthique théologique j’aimerais soutenir la thèse selon laquelle une exploration critique et dif-férenciée du passé de notre discipline, dans sa genèse et ses transformations soit à considérer comme indispensable pour pouvoir comprendre éventuellement changer le présent et donner une consistance argumentative à la réflexion systématique qui s’opère dans la même discipline.

Évidemment, le passé ne nous transmet pas des formules magiques pour gérer le temps présent, mais il nous prédispose à comprendre ce qui se passe sous nos yeux, à en observer les causes les plus cachées et à postuler les conditions d’un changement possible et indirectement aussi à le légitimer aussi sur le plan moral.

La recherche historique nous préserve aussi de jugements hâtifs sur l’avenir, fruits plutôt de notre fantaisie que d’une prévision mûrie d’explorations historiques bien documentées. À travers un exercice bien ordonné de la mémoire et par le biais d’une fréquentation méthodique des sources on perçoit mieux les éléments qui méritent d’être ultérieurement transmis, car ils font partie de la « Tradition » plus que de « traditions » bien conjoncturelles. Ainsi comprise la recherche historique, à

16. Voir l’exemple paradigmatique de la recherche historique autour de la sexua-lité, du mariage et de la famille, J.  gaudemet, Le mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, Éd. du Cerf, 1987 ; A. lefeBvre- teillard, Le mariage en France du x v i e au x v i i i e siècle, Paris, 1996 ; W. molinSki, Theologie der Ehe in der Geschichte, Aschaffenburg, Pattloch Verlag, 1976 ; G. cereti, Amore e comunione nel matrimonio, Brescia, Queriniana ed., 1983 ; E.  fuchS, Le désir et la tendresse, Genève, Labor et Fides, 1979.

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l’intérieur même de la réflexion éthique, ne constitue pas un frein pour l’avenir de notre discipline, mais plutôt un élément de stimulation spécifique voire indispensable.

Afin que cela puisse avoir lieu, il sera quand même nécessaire d’entreprendre un renouveau interne à la recherche en éthique qui puisse permettre un accès plus qualifié au travail d’explora-tion historique. Je me permets donc, en guise de conclusion, de proposer à la discussion et à la critique des collègues quelques postulats que je formule de façon sommaire, en espérant qu’ils puissent être ultérieurement approfondis et reformulés de façon plus adéquate.

L’accès aux sources a été fortement facilité, pendant ces derniers temps, par leur digitalisation d’une part et leur mise à disposition télématique d’autre part. Malgré cette diffusion capillaire qui porte les contenus de précieuses bibliothèques jusque dans les bureaux de travail les plus éloignés dans le monde il faut avouer que, même dans le domaine des sciences des religions et de l’éthique la forte inégalité nommée « digital divide » et qui creuse un fossé toujours plus grand entre les chercheurs qui ont accès à de la bonne information et ceux et celles qui en sont bannis tend à devenir toujours plus forte 17. La communauté scientifique, consciente de cette inégalité dans l’accès au savoir, a cherché à réagir en établissant le principe dit de l’open access, à savoir, de l’accès gratuit aux résultats de recherches qui ont été financées par la main publique. La pratique d’un tel principe 18.

Les sources mêmes, doivent pouvoir être élargies, car le temps en a provoqué volontairement ou moins volontairement une sélection pas toujours impartiale et qui doit être discutée et pro-blématisée de façon critique. Beaucoup de sources, considérées, souvent à tort, comme « secondaires » ou même « impertinentes » devront être mises à disposition de ceux et celles qui voudront les interpréter de façon davantage adéquate. Il s’agit d’une tâche

17. Voir, à cet égard, la recherche de N. zillien, Digitale Ungleichheit. Neue Tech-nologien und alte Ungleichheiten in der Informations- und Wissensgesellschaft, Wies-baden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2006.18. Voir pour une première analyse des problèmes liés à la pratique du open access : Pubblicazione scientifiche, diritti d’autore e Open Access – Atti del Convegno tenuto presso la Facoltà di Giurisprudenza di Trento il 20 giugno 2008, consultable auprès de  : creativecommons. org/licenses/by- nc- nd/2.5/it/

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particulièrement délicate car la présence ou pertinence de cer-tains thèmes ou de quelques prises de position nous semblent intéressantes ou pertinentes au sein du moment historique dans lequel elles sont formulées, peuvent être en effet plus ou moins représentatives de l’époque examinée, ou alors plutôt de nos attentes envers cette même époque. L’exemple le plus frappant à cet égard est peut être celui de l’histoire des femmes, aussi à l’intérieur de l’histoire de l’éthique théologique 19. Le récente historiographie des femmes à justement problématisé beaucoup de certitudes qu’on pensait comme indiscutables jusqu’à il y a quelques décennies. La prudence méthodologique nous montre en tout cas que si d’une part doivent être mises en lumière de nouvelles clés de lecture de phénomènes historiques jusqu’ici interprétés selon une perspective masculine, cela n’implique encore pas nécessairement que les phénomènes examinés soient devenus autres. La clé de lecture a changé et cela implique une autre visibilité donnée aux événements et aux produits intellectuels qui en découlent et qui sont souvent restés dans l’ombre, mais les faits pour autant n’ont pas changé.

Les jeunes chercheurs et chercheuses dans notre domaine devront être encouragé(e)s à la recherche historique afin que de nouvelles approches systématiques puissent en tirer profit. Il s’agit évidemment d’opérations de longue haleine qui pourront porter des fruits seulement à longue échéance. Pensons seule-ment au « phénomène Migne » au xixe siècle, qui a pu permettre ensuite celui des « sources chrétiennes », ou bien à l’édition en français des œuvres de Martin Luther ou de Karl Barth. Si notre génération ne sait pas faire ceux et celles qui vont suivre reste-ront peut- être sur leur faim. Il faut donc savoir investir, avec les nouveaux moyens que nous avons à disposition par le biais de l’informatique et de la télématique, afin que les nouvelles généra-tions puissent lancer de nouvelles analyses et des interprétations qui soient au services de nouvelles causes que nous défendons aujourd’hui avec conviction. Les anniversaires que nous venons de célébrer, de celui du Concile de Trente à celui des 500  ans de la Réforme, peuvent être de belles occasions à ne pas man-quer pour un renouvellement en profondeur de nos recherches.

19. Voir pour une première approche l’ouvrage collectif, Histoire des femmes en Occident. Edité par G. duBy et M. perrot, Paris, Plon, 2002 et suiv.

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Enfin qu’il me soit permis d’évoquer le défi peut être le plus radical qui touche tous et toutes ceux et celles qui cultivent l’éthique théologique  : il s’agit de notre positionnement envers l’éthique philosophique. Ce dernier est devenu particulièrement fragile pendant ces dernières décennies, surtout après la montée fulgurante de la recherche philosophique en éthique depuis les années 70 du siècle passé. Il n’est pas possible, dans l’économie d’une intervention comme celle- ci, d’analyser les causes et les modalités d’une telle fragilité. Je me limite seulement à affirmer qu’un renouvellement de la recherche historique dans notre domaine pourrait indirectement contribuer à une diminution de ladite fragilité et enrichir en même temps les approches systé-matiques à des problèmes normatifs qui ont touché le passé et continuent à interroger les consciences d’aujourd’hui. Les débats bioéthiques autour de l’avortement d’une part ainsi que ceux liés au plaidoyer du « mariage pour tous 20 » d’autre part ont mis fortement en évidence l’urgence d’une telle recherche. Le défi est posé autant à notre génération qu’à celle qui nous suit et cela sous la forme d’un appel à une curiosité intelligente. Cette dernière ne produira pas des miracles de connaissances tout à fait nouvelles, mais elle pourra peut- être nous mettre à dispo-sition de nouveaux instruments de compréhension du Message que nous voulons continuer à transmettre dans le temps.

A l b e r t o B o n d o l f i

Université de Genève

20. Voir comme exemple de recherche historique intéressante autour du problème de l’avortement l’enquête de P. Sardi, L’aborto ieri e oggi, Brescia, Paideia ed., 1975.

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L ’ É T H I Q U E T H É O L O G I Q U E

D e b o r a S p i n i

L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e   : t é m o i g n a g e à p a r t i r

du  protestant i sme i taL i en

On m’a demandé de réfléchir sur la signification possible du futur de l’éthique théologique à partir de mon propre contexte de référence, tant du point de vue de ma discipline que du point de vue de ma biographie. En fait, mon point de vue n’est pas celui d’une spécialiste de l’éthique – à vrai dire – même pas de la théologie ! Ma perspective est définie d’un coté par le champ disciplinaire de la théorie politique et sociale, et, plus spécifiquement, d’une approche de la théorie politique et sociale qui se veut critique, c’est-à-dire plus déterminée à faire affleurer pathologies et cotés obscurs, plutôt que à une approche analytique- normatif.

D’ailleurs, dans ces brèves considérations que je vais ébaucher joue aussi un rôle la dimension toute personnelle de l’identité, celle d’une vie qui s’est découlée au sein du microcosme, toujours vif et souvent courageux, du protestantisme italien. Ces deux points de vue peuvent néanmoins trouver un rapprochement  : je voudrais en fait essayer d’esquisser – d’ailleurs sans aucune ambition à être exhaustive 1 – quelques traits d’une sorte de « common sense » du milieu protestant italien de ma génération et de celles immédiatement proche, et en conclusion je vais essayer d’évaluer peut-être l’usage de cet « acquis commun » dans le cadre d’une réflexion théorique et politique. Tout cela, en réagissant à la question qui m’a paru affleurer un peu dans toutes les inter-

1. Cette opération demanderait bien d’autres approfondissements ; pour ce faire une idée générale de ce débat, qui avait lieu soit au sein des Églises que dans des terres de frontière telles que le Centre Oecuménique de Agape, on peut voir ses échos dans la presse protestante italienne à partir de la revue Protestantesimo et d’autres telles que Gioventù Evangelica, ou Com Nuovi Tempi, l’hebdomadaire La Luce (qui ensuite s’appellera Riforma).

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ventions de ce colloque, c’est à dire le rapport entre l’éthique théologique et l’éthique publique. Ce rapport sera, en effet, au cœur de l’étape finale de ma réflexion, où je vais réaffirmer la nécessité de l’indépendance réciproque entre les deux.

Je voudrais donc commencer par une considération presque autobiographique – bien sûr si ça n’a pas l’air d’un élan de narcissisme. Ma génération – celle, à peu près, de ceux qui ont été jeunes dans les années 80 et 90 – était déjà très loin des soixante- huitards, et tout de même nous avons grandi dans un milieu encore marqué en profondeur par l’héritage de cette génération qui, dans les années quarante, s’était déta-chée ou même révoltée contre la théologie libérale qui, face au nazi- fascisme, avait montré toute sa faiblesse ; il s’agit de la génération qui avait trouvé dans la théologie de Karl Barth son étoile polaire, son guide intellectuelle et théologique 2. Même si notre contexte sociopolitique était déjà marqué par ce qu’on a appelé « riflusso », on nous a toujours enseigné qu’« engagement éthique » signifiait nécessairement engagement politique. Voilà pourquoi à notre sensibilité allait beaucoup mieux de réfléchir sur des pratiques à partir de notre confession de Foi plutôt que de parler « d’éthique » en tant que telle. Ce n’étaient donc pas les thèmes d’éthique personnelle (que dois- je faire ?) qui nous préoccupaient davantage ; ce qui nous intéressait c’était la pos-sibilité d’inscrire notre vie personnelle dans un projet collectif et partagé de changement en vue de la justice. Il nous était pourtant très difficile de penser à un vivre en disciple qui ne menait pas à l’engagement politique ; ce qui comptait n’était pas de faire « ce qu’il fallait » mais au contraire de comprendre comme on aurait pu répondre à l’appel de la foi qui nous conduisait à vivre dans une dimension d’Agapè. La réflexion sur la foi et la politique à été donc centrale dans le petit monde des Reformés italiens, au point qu’elle a très souvent obturé la réflexion sur l’éthique en tant que telle et a mené le protestantisme italien sur des terrains très souvent scabreux, comme en premier lieu la rencontre avec le marxisme.

2. Voir G. Spini, Italia liberale e protestanti, Torino, Claudiana, 2002 ; Italia Pro-testante e Mussolini, Torino, Claudiana, et aussi G. Spini et V. Spini (éd.), La strada della liberazione  : dalla riscoperta di Calvino al fronte della VIII armata, Torino, Claudiana, 2002.

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Les anticorps barthiens sont quand même demeuré vivants et efficaces aussi dans ce cas 3, conduisant dans beaucoup de cas à des résultats un peu différents de ceux de la théologie de la Libération. On a toujours maintenu bien claire la séparation entre le projet politique d’une part et la Parole de Dieu, d’autre part. Le projet politique ne pourra jamais aller au delà de sa dimension d’historicité, qui relève de la condition provisoire et de partialité qui caractérise la sphère de l’humain  : autrement dit, nous avons toujours eu conscience que, s’il fallait bien sûr prendre le socialisme au sérieux, néanmoins celui- ci n’était pas le Royaume de Dieu. Il est donc presque inutile de souligner comment à cette atmosphère de réflexion pratique correspondait aussi un projet de construction d’un modèle de subjectivité, qu’on pourrait aussi définir, dans un langage plus quotidien, une certaine pédagogie de « comment devenir personne », qui visait premièrement à l’acquisition de l’autonomie individuelle. Le trait caractéristique de cette approche de la subjectivité était justement la capacité d’assomption personnelle de responsabilité face à la vocation qu’on reçoit de Dieu. C’était dans cette « indi-vidualité responsable » qu’on pouvait repérer les ressources à la fois cognitives et émotionnelles pour s’ouvrir à une dimension de relation et de solidarité.

Cet héritage d’enseignements, je crois, est toujours vivant et fertile dans la vie et dans la pratique quotidienne de notre petit monde protestant, même s’il est nécessaire, comme on verra d’ici peu, de faire des distinctions. Pour notre réflexion sur l’avenir de l’éthique théologique, il faut mettre en évidence deux conséquences fondamentales ; la responsabilité bien sûr, mais aussi, et nécessairement, l’option pour la laïcité. Dans notre milieu protestant, l’éthique – à savoir la réflexion pratique ainsi qu’elle est discutée, mise en forme et vécue dans l’expérience quotidienne de nos communautés, plus encore que dans la production théorique et académique – se pose premièrement comme une éthique de la responsabilité. Il est quand même important de clarifier que cette notion ne s’articule pas précisé-ment dans les termes du classique dilemme weberien qui oppose une éthique de la responsabilité à une éthique de l’intention. La

3. Voir G. de cecco, Fede e impegno politico, un percorso nel protestantesimo italiano. Torino, Claudiana, 2011.

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« responsabilité » signifie la nécessité que la réponse à l’appel de Dieu soit individuelle et personnelle plus que l’adoption d’une perspective consequéntialiste, même si on verra comme on ne pourrait pas effacer du tout l’élément de l’accountability.

D’ailleurs, toute réflexion éthique ne peut se donner que dans le cadre de la laïcité. La raison de ce choix se trouve dans la nature la plus profonde de l’éthique protestante, et a beaucoup à voir aussi avec l’importance donnée à la responsabilité indi-viduelle. Comme l’on sait, l’éthique protestante se comprend comme une réponse au don gratuit du Salut, et non pas comme la recherche d’une vie « bonne », laquelle reste indisponible pour une action humaine irrémédiablement marquée par le péché. Toujours grâce à l’héritage barthien et à sa spécifique façon d’articuler le rapport entre le kérygme et l’éthique, dans une perspective protestante on n’arrive pas à combler le fossé qui sépare la parole de Dieu et l’action humaine ; par conséquent, toute tentative de repérer une correspondance parfaite entre projets humains et volonté de Dieu est destinée à échouer, tout comme l’est l’ambition de « réconcilier » révélation et raison  : par sa propre nature, la théologie, en tant que réflexion sur la Parole de Dieu ne pourra jamais être « raisonnable ». Vue dans cette perspective, l’éthique protestante montre aussi une certaine inclination vers ce que le vocabulaire weberien appelle une éthique de l’intention. L’annonce de la Grâce, primum movens de toute réflexion éthique, est par sa propre nature explosive, subversive et révolutionnaire ; pourtant, la perspective éthique qui en dérive pourrait pencher vers une tentation d’acosmisme. D’une telle dérive est néanmoins sauvée par le fait d’être pre-mièrement une réponse à la Grâce dans le signe de l’agapè ; une essence qui peut bien être résumée avec les mots d’Augus-tin « dilige ut quod vis fac ». La question de l’éthique est de comprendre ce qu’on veut faire sans s’attendre un prix ou une punition. Cette notion d’éthique est inévitablement dialogique, parce qu’elle concerne l’amour pour le prochain : le choix « de ce qu’il faut faire » est donc l’exercice d’une faculté de juger qui implique l’Autre, ses besoins et ses nécessités. Grâce à son caractère dialogique et intersubjectif, la réflexion éthique se projette presque automatiquement dans la sphère publique, où la liberté de l’agapè doit se mettre en rapport avec une nouvelle grammaire, celle des droits et des devoirs propres du

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politique 4. C’est ici que l’éthique de la responsabilité croise le terrain de la laïcité.

En effet, dans la mesure où la réflexion pratique à partir de la Parole fait son entrée dans la dimension publique, ce que dans le vocabulaire habermasien on appellerait un « devoir de traduction » se fait toujours plus fort. Pour une sensibilité protestante, cela n’implique pas l’ambition d’harmoniser les arguments de la raison avec la Foi, mais au contraire un effort continue à réfléchir dans la perspective du « et si non daretur ». La réflexion pratique dans le milieu public, en effet, das Recht der Menschen angehend, s’occupe du droit des autres. La question « que dois- je faire ? » se croise avec les limites posées par le droit des autres ; et, par conséquent, la formulation du jugement éthique doit avoir lieu dans des termes si non totalement partageables, au moins intelligibles par les autres.

Il n’est pas surprenant que le protestantisme italien se soit trouvé à l’aise dans le cadre de la laïcité, même dans ses ver-sions plus radicales, à la française. Bien sûr, outre les raisons spécifiquement théologiques ont joué un rôle aussi des facteurs plus particulièrement liés à l’histoire politique italienne. Depuis l’approbation de l’article 7 de la Constitution italienne, l’État italien a eu vis- à- vis de la laïcité une attitude ambiguë, en concédant au catholicisme une position privilégiée dans la vie publique italienne.

Une fois esquissés les aspects principaux de celle que j’ai définie comme une « pédagogie éthique » commune à tout le protestantisme italien, il faut mettre tout ça en perspective avec tous les profonds changements qu’on définit généralement comme « crise de la modernité ». Ces transformations ont affecté en profondeur la vie de nos démocraties, en rendant nécessaire de reconsidérer la position réciproque de l’éthique et de la politique, sphère du public et du privé.

En premier lieu, on ne peut ne pas remarquer qu’on est en train d’assister à une remise en forme globale du périmètre du politique, tel qu’il s’était dessiné au cours de la modernité. Dans ce cadre, le rapport entre politique et transcendance tel qu’il s’était constitué dans la modernité – dont le protestantisme a été soit promoteur soit bénéficiaire – change aussi. Dans ce

4. Voir, comme emblématique, la vie du fondateur de Agape, Tullio Vinay  : P.  vinay, Testimone d’amore. La vita e le opere di Tullio Vinay  : testimonianze, scritti, ricordi personali, Torino, Claudiana, 2009.

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cadre, la dynamique entre transcendance et politique typique du moderne, dont le protestantisme a été soit promoteur et bénéficier, change en profondeur, en donnant ainsi lieu à cette condition qui, à tort ou à raison, a été définie comme post- séculière, où les individus et les groupes « religieux » doivent renégocier leur position dans l’espace public. Encore plus évidents – et peut être plus inquiétants aussi – sont les conséquences de cette crise de la modernité sur le terrain anthropologique, parce que elles mettent profondément en discussion le modèle moderne du sujet, caractérisé en premier lieu par sa capacité d’autono-mie cognitive et morale. Évidemment, ce n’est pas cette brève contribution qui est l’occasion la plus appropriée pour se plonger dans le labyrinthe des thèses sur le rapport entre protestantisme et naissance du sujet moderne ; tout de même, on ne peut pas ignorer l’« air de famille » qui lie sujet moderne et protestantisme. Encore plus difficile est de cacher une sorte de malaise de la part du protestantisme à faire face à la morphologie du sujet de la modernité tardive, un sujet qui apparaît prisonnier de la polarité entre incertitude paralysante, tentation de prométhéisme et illusion de tout contrôler nourrie par l’adhésion au marché.

Ces énormes changements n’ont pas manqué d’affecter aussi le microcosme du protestantisme italien, qui a dû considérer sa mémoire historique récente avec un regard nouveau. D’ailleurs, ce monde, petit mais vivant, avait déjà commencé à repérer des nouveaux outils théologiques. Aucune réflexion sur l’éthique théologique, aujourd’hui, ne pourrait pas faire abstraction d’une rencontre qui a été vraiment fondamentale, celle avec le langage du féminisme de la différence 5. Cette découverte n’a pas été importante seulement dans le travail, qui s’est passé au niveau théologique et biblique, de libérer la prédication de la Parole de toutes les incrustations dérive de la patriarcat 6, mais a aussi aidé à

5. Je souhaite ici indiquer le féminisme « continental », qui souligne la valeur de la categorie de différence, opposé au feminisme « libéral » sourtout anglo- saxon, au contraire très centré sur les batailles pour atteindre l’égalité. Le travail de Luce Irigaray est un point de référence inévitable pour ce type de feminisme, dans ses œuvres tels que Speculum. L’autre femme, Paris, Éd. de Minuit, 1974 ; Éthique de la différence sexuelle, Paris, Éd. de Minuit, 1984. Pour une concise mais efficace analyse des différents courants de pensée feministe, on peut voir A. cavarero, F. reStaino, Le filosofie femministe, Milano, Bruno Mondadori, 2009.6. Il serait impossibile de rappeler ici toute la biobliographie : pour sa grande diffu-sion, je souhaite citer au moins, E. SchuSSler fiorenza, In Memory of Her, A feminist

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mettre au point des outils de réflexion dont l’utilité ne faiblit pas face aux changements qu’on vient d’évoquer, mais au contraire se révèle encore plus précieuse 7. La pensée féministe a donc fécondé la théologie protestante en la rendant plus capable de penser un modèle de sujet qui continue bien sûr à être caractérisé par la responsabilité, tout en montrant aussi son coté de vulnérabilité et de fragilité. Par conséquent, la réflexion d’éthique théologique se trouve mieux équipée pour donner des réponses valables même face à une morphologie du sujet si problématique et typique de notre condition de seconde modernité. Ce précieux effort de mise au point d’une nouvelle série d’outils pour l’éthique théologique se révèle particulièrement fécond si l’on considère les grands défis de la contemporanéité – en premier lieu, la nécessité de passer au modèle de raison dominante et réifiant qui a conduit à la crise écologique actuelle 8.

Même si l’on considère le second point, c’est- à- dire la repré-sentation du champ du politique et l’affirmation d’une condition de post sécularité, on doit faire face à beaucoup de nœuds à débrouiller. Dans les quelques références qu’on vient d’évoquer sur son héritage commun, on tirait l’image d’un protestantisme italien qui s’efforçait de conjuguer une très forte empreinte « théologique » (c’est- à- dire, une forte adhésion à l’annonce de la Parole dans toute sa force subversive) à une approche politique et sociale essentiellement laïque.

Qu’il soit nécessaire de repenser le concept même de laï-cité est évident. Les voix qui ont demandé à nos démocraties occidentales d’êtres plus accueillantes vis- à- vis des identités religieuses individuelles et collectives sont nombreuses et dignes d’attention, dans un débat à la fois philosophique et politique se trouve chez des penseurs tels que Habermas et Taylor. Cet appel ne peut être ignoré par le protestantisme, et même par le protestantisme italien qui vit dans un contexte si particulier. Il sera quand même nécessaire d’abandonner ces craintes, même

theological Reconstruction of Christian Origins, New York, Crossoroad Publishing Company, 1983.7. De toute façon, Elizabeth Green dans son travail Il filo tradito. Vent’anni di teologia femminista, Torino, Claudiana, 2011, arrive à des conclusions beaucoup plus pessimistes.8. Pour ne citer qu’un exemple, voir L. tomaSSone, Crisi ambientale ed etica. Un nuovo clima di giustizia, Torino Claudiana, 2015.

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si elles sont bien enracinées et surtout bien motivées, pour s’ouvrir à une nouvelle considération du rôle des identités reli-gieuses dans l’espace public, et embrasser des catégories plus souples et adaptables à celles de la laïcité à la française (dont en Italie, il faut le rappeler, on n’a pas eu la possibilité de goû-ter les avantages et les désavantages). Pour une communauté de foi dont la narration collective a été, pendant les derniers cinquante ans, celle d’un christianisme sans religion à la suite de Bonhoeffer, il s’agit d’un défi remarquable.

En conclusion, je voudrais suggérer que cette expérience du protestantisme italien, du point de vue quantitatif presque négli-geable, nous indique des lignes de réflexion dont l’importance ne pourrait être liquidée très facilement.

En premier lieu, si d’un côté la nécessité de rendre nos démo-craties plus accueillantes aussi pour des hommes et femmes, individus et groupes, qui trouvent dans un langage lato sensu religieux le vocabulaire dont ils ont besoin pour donner du sens à leurs vies, il ne faut pas fermer les yeux sur les dangers qui pourraient résulter d’avoir trop vite laisser tomber le devoir de traduction de l’éthique théologique dans des catégories qui soient valables aussi dans l’éthique publique. Il ne s’agit pas d’une nostalgie vers un sécularisme d’antan ; il s’agit plutôt d’une démonstration de respect et encore plus d’amour pour la spécificité de la réflexion pratique chrétienne, qui ne peut et ne doit éviter d’être théologique au sens que Karl Barth donnait à ce mot, c’est- à- dire d’être le service à la Parole divine 9.

Les Églises chrétiennes se trouvent aujourd’hui dans une situa-tion que l’on pourrait qualifier de privilégiée, celle d’avoir la fonc-tion de réservoir de motivations éthiques, dans un monde où les grandes narrations politiques semblent avoir perdu leur capacité de donner une perspective de sens. Dans le contexte italien, le cas des « athées pieux », des intellectuels et des maîtres à penser qui déclarent ne pas croire en Dieu mais qui néanmoins célèbrent les « racines catholiques » de l’identité nationale, est une sorte de sommet de l’iceberg d’une tendance très commune à se tourner vers la « religion » pour y retrouver le remède au manque de la nécessaire tension éthique pour le tissu civil d’une démocratie.

9. K. Barth, « Révélation, Église, Théologie », dans K. Barth, Dieu pour nous, Paris, Les Bergers et les Images, 1998, p.  74.

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Certes, les chrétiens – comme individus ou communautés – ne peuvent se dispenser du devoir de donner leur contribution à la vie publique, surtout dans un moment de confusion et de désarroi, et maintenant que la perspective d’une vraie et propre catastrophe ne semble plus tellement éloignée. Mais cette condi-tion pourrait apporter avec elle une très grave tentation  : celle d’oublier la spécificité de l’éthique authentiquement théologique et d’occuper le champ de l’éthique publique. Ces deux formes de jugement éthique ont des sources de légitimité tout à fait différentes, qui doivent rester telles ; la légitimité de l’éthique publique en fait est liée à des assomptions qui doivent être soumises à des procédures discursives visant au partage. Pour l’éthique théologique, se mettre sur cette même route implique-rait un appauvrissement épouvantable  : la théologie perd, en fait, sa propre légitimité dans le moment où elle commence à la rechercher hors de soi. Karl Barth nous rappelle que la théo-logie « est la plus libre, mais aussi la plus dépendante de toutes les sciences. Toutes les questions qu’on lui pose sur son droit à l’existence, elle doit tout simplement les renvoyer à l’Église et à la Révélation divine qui fonde l’Église. C’est- à- dire cette vie du chrétien qui va du baptême à la Sainte- Cène, du signe « Jésus- Christ est venu » au signe « Jésus- Christ reviendra ». C’est la seule réponse qu’elle veut donner ; et précisément en la donnant, elle se dépouille de tout droit autonome. C’est une présupposition, un postulat vraiment royal qui fonde son existence, un postulat qui donne à l’argumentation théologique […] une impulsion et un éclat incomparables »  ; c’est la racine de la différence entre la théologie et toutes les autres disciplines ; et par extension, on pourrait dire entre la théologie et le discours publique. « Qu’elle ose être elle même et poursuivre son propre chemin […] Qu’elle n’ait pas honte d’elle- même et elle n’aura aucune occasion d’avoir honte, qu’elle ne se défende pas et elle sera inattaquable 10 ». La meilleure indication pour l’avenir de l’éthique théologique est renfermée dans cette exhortation au courage, à la liberté et à la joie du travail théologique.

D e b o r a S p i n i

Syracuse University – Florence

10. p.  75.

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P i e r D a v i d e G u e n z i

L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e d e L a n g u e i t a L i e n n e

Si l’on veut dresser un état des lieux de la théologie morale italienne, il convient de réfléchir sur sa façon d’« être présente » dans le débat ecclésial et civil contemporain (dimension « intros-pective »), sur les efforts qu’elle déploie pour « rapporter au présent » des interrogations indispensables sur le bien telles que les préserve sa propre tradition de pensée (dimension « rétrospective »), et, enfin, sur sa manière d’« adhérer au pré-sent », sans échappatoires nostalgiques ni tentations utopiques ; ce qui suppose une perception claire des problématiques actuelles et de l’écart relatif entre des solutions traditionnelles et le développement indispensable de modalités argumentatives accordées aux questions débattues dans le contexte culturel d’aujourd’hui, perception laissant entrevoir de nouvelles solu-tions capables d’ouvrir des horizons d’avenir et d’offrir des clefs de compréhension pour l’inédit qui s’annonce (dimension « prospective »).

Quitte à rendre plus difficile la compréhension de l’éthique théologique « de langue italienne », il faut tout d’abord établir une distinction entre théologie morale italienne et théolo-gie morale en Italie. La présence, surtout à Rome, d’instituts académiques pontificaux de dimension internationale — qu’il s’agisse de l’origine des étudiants ou, essentiellement, de celle du corps enseignant —, justifie cette distinction en ayant pour effet d’élargir (et peut- être de rendre plus complexe) le schéma de base. On ne peut oublier l’influence (toujours actuelle) de quelques « maîtres » de la morale catholique post- conciliaire (citons, sans prétention d’exhaustivité, B.  Häring, J.  Fuchs, K.  Demmer) qui ont enseigné pendant des décennies dans les institutions romaines et formé des générations entières de théologiens moraux de notre pays. S’agissant de la théologie

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morale italienne, il faut souligner le rôle fondamental joué par l’Associazione Teologica Italiana per lo Studio della Morale (ATISM) depuis sa fondation en 1966, grâce au travail pionnier du rédemptoriste Domenico Capone, du dominicain Dalmazio Mongillo et de Tullo Goffi, qui en fut le premier président 1. C’est au groupe de théologiens adhérents à l’ATISM que l’on doit les principales initiatives de recherche ayant caractérisé les trente premières années de l’après Concile, à commencer par la Rivista di teologia morale, qui, sans être l’expression directe de l’Association, a pu bénéficier de l’apport rédac-tionnel de nombreux membres 2. En outre, la réorganisation récente du cursus des études théologiques, avec l’établisse-ment des Facultés catholiques et l’affiliation à ces Facultés de nombreux cursus théologiques et Instituts Supérieurs de Sciences Religieuses, a créé les conditions d’un développement de la recherche et de l’enseignement, et permis un dévelop-pement notable des études scientifiques dans ce domaine et une professionnalisation concomitante du corps enseignant 3. Mon impression personnelle est qu’en dépit des limites et de quelques difficultés structurelles persistantes, on assiste à une croissance qualitative, en tous les domaines, de la réflexion théologico- morale italienne, soutenue non seulement par la longévité intellectuelle de certains chefs d’école, mais aussi par une jeune génération prête à prendre le relais.

1. À Goffi ont succédé à la présidence de l’ATISM  : Enrico Chiavacci, Giannino Piana, Luigi Lorenzetti, Francesco Compagnoni, Salvatore Privitera, Karl Golser, Sergio Bastianel et, depuis  2014, Basilio Petrà. À partir des années  1990, l’ATISM a connu, après une phase critique, une reprise significative du nombre de ses membres et de ses activités. Aux prêtres et aux religieux se sont joints bon nombre de laïcs, hommes et femmes, spécialisés dans les disciplines de l’éthique chrétienne et enseignant dans les Facultés théologiques italiennes, les Instituts Supérieurs de Sciences Religieuses et d’autres institutions académiques. L’ATISM compte aujourd’hui environ 200 membres.2. La Rivista di Teologia Morale a malheureusement cessé de paraître en 2014. Fondée en  1969, « en collaboration avec les théologiens moraux de l’ATISM » (ainsi que l’a toujours indiqué son frontispice) et dirigée quatre décennies durant par Luigi Loren-zetti (auquel Stefano Zamboni a succédé dans la dernière période), elle a constitué pendant 46 ans un précieux support à la divulgation de la théologie morale en Italie ainsi qu’un lieu de débat pour bien des générations de spécialistes de la discipline.3. Pour une discussion élargie sur le rôle public de la théologie en Italie, voir le très intéressant Teologia nella città. La dimensione secolare delle scienze teologiche, a cura di A. Autiero, Bologne, EDB, 2005.

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d i m e n S i o n r é t r o S p e c t i v e   : t r o i S S c h é m a S d e B a S e

La recherche théologico- morale en Italie, dans l’élan de renou-vellement souhaité par le Concile Vatican  II, a fait l’objet à maintes reprises de relectures rétrospectives. Le point de départ habituel de cette exploration est la receptio difficile de l’exigence évoquée dans un passage du décret sur la formation sacerdotale Optatam totius à propos des études théologiques. On peut tirer du document conciliaire, comme on le sait, quelques postulats de mise à jour d’une doctrine des mœurs marquée par une empreinte scientifique plus « claire » et par un enracinement solide et réfléchi dans l’Écriture sainte, notamment du point de vue méthodologique, en identifiant l’objet spécifique de la discipline à l’intérieur de l’option christocentrique explicitement recommandée (§ 16 4). Le postulat de révision, inséré dans la rédaction finale du document, constitue, à côté d’autres indica-

4. Concernant les développements de la recherche morale dans le cadre catholique italien, les reconstructions proposées récemment par Basilio Petrà sont particulière-ment importantes. Voir B. petra, « Teologia morale », dans La teologia del XX secolo. Un bilancio. 3. Prospettive pratiche, a cura di G. Canobbio, P.  Coda, Rome, Città Nuova, 2003, 97-193 ; Id., « La teologia morale italiana dal concilio Vaticano II a oggi », Rivista di teologia morale, 42 (2010), 165-180. Sur l’interprétation du moment conciliaire, voir Id., « La teologia morale al Concilio  : un rinnovamento “anacronis-tico” ?  », dans « Ecclesiam intelligere ». Studi in onore di Severino Dianich, a cura di S. Noceti, G. Cioli, G. Canobbio, Bologne, EDB, 2012, 537-549 ; Id., « Una prospet-tiva della teologia morale sulla teologia spirituale  : ripartire da Optatam totius ?  », dans Teologia morale e teologia spirituale. Intersezioni e parallelismi, a cura di A. Fumagalli, Rome, LAS, 2014, 43-69. Pour d’autres études interprétatives, en référence aussi à la production internationale, voir A. Bonandi, « Veritatis splendor ». Trent’anni di teologia morale, Milan, Glossa, 1996 ; Id., Il difficile rinnovamento. Percorsi fon-damentali della teologia morale postconciliare, Assise, Cittadella, 2003 ; G. angelini, « L’incerta vicenda della teologia morale fondamentale », Teologia, 26 (2001), 385-505 ; K. golSer, « Riflessioni sullo sviluppo della teologia morale cattolica dopo il concilio Vaticano II », Studia Patavina, 57 (2010), 199-200. On trouve une lecture rétrospec-tive récente et intéressante, en partie « à contre- courant », des prescriptions conci-liaires et de leurs applications dans la recherche théologico- morale, dans P. cognato, Fede e morale tra tradizione e innovazione. Il rinnovamento della teologia morale, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2012. Récemment, la Facoltà Teologica del Triveneto et la Fondazione Lanza (Centro studi in Etica) ont organisé une série de colloques sur l’orientation de la théologie morale à la lumière du magistère du pape François, avec des interventions de Giacomo Costa, sur le magistère social du pontife, de Giampaolo Dianin, sur l’éthique sexuelle et familiale, d’Antonio Autiero, sur l’état de la théologie morale en Europe, et de Pier Davide Guenzi, sur la recherche italienne. En attendant la publication des actes, on peut en lire un compte rendu dans S. Morandini, « Traiettorie. Nel tempo di Francesco, Il Regno — Attualità, 2015/2, 92-94.

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tions données par des textes ultérieurs de Vatican II (Dignitatis Humanae et Gaudium et spes avant tout), à cinquante ans de distance, le fond à partir duquel chaque acteur du débat théologique a défini le profil de sa discipline, non sans subir l’influence des principaux débats qui ont traversé le contexte ecclésial et socio- culturel italien et, plus largement, international.

Au prix de simplifications inévitables, on peut indiquer trois schémas de base qui se sont succédé à partir des années 1960. Le chantier ouvert avec Optatam totius pour renouveler la recherche et l’inflexion de la théologie morale semble, trop précocement peut- être, réduire ses ambitions dès les années suivant le concile. Le débat public intense qu’ont suscité la préparation et la publication de l’encyclique Humanae vitae (1968) met au premier plan, en Italie aussi, l’attention apportée à l’éthique normative, en faisant référence à la genèse de la loi morale comme à son herméneutique et en introduisant autant de questions liées à la teneur générale de l’éthique chrétienne : sa spécificité par rapport à l’autonomie de la ratio pratica, la valeur de la loi naturelle et le rôle propre de la conscience morale, la fonction et la valeur du discernement opéré par le magistère de l’Église 5. Après une adhésion initiale presque unanime aux postulats de « perfectionnement » de la théologie morale, on voit diverger progressivement, d’après la reconstruction de Basilio Petrà, une orientation christocentrique très affirmée (suivant de plus en plus nettement la ligne de l’« éthique de la foi ») et une orientation impliquant une attention plus importante à la dimension éthico- rationnelle dans le domaine normatif (plus proche des perspectives de la « morale autonome 6 »).

5. L’ATISM a suivi de près le développement du débat dans ses premiers congrès, parmi lesquels il faut mentionner Magistero e morale (1970), I fondamenti biblici della teologia morale (1972), La teologia morale oggi in Italia (1975), Cristologia e morale (1981). Dans la décennie 1984-1994, les questions d’éthique appliquée (sur-tout dans le domaine bioéthique et social) l’emportent.6. B. petra, La teologia morale italiana, 169. Sur la question de la « morale autonome dans un contexte chrétien », on perçoit l’influence sur certains théologiens italiens de la morale, de la réflexion de Franz Böckle, d’Alfons Auer et, dans une moindre mesure, de Dietmar Mieth, ainsi que de Joseph Fuchs et de Klaus Demmer, déjà mentionnés. Le débat, essentiellement allemand, pénètre très vite en Italie avec d’importants essais d’évaluation : F. compagnoni, La specificità della morale cristiana, Bologne, EDB, 1972 ; S. BaStianel, Autonomia morale del credente. Senso e motiva-zioni di un’attuale tendenza teologica, Brescia, Morcelliana, 1980 ; O.  BernaSconi, Morale autonoma ed etica della fede, Bologne, EDB, 1981, mais aussi à travers les

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À partir des années 1980, la question de l’identité subjective s’impose avec plus d’évidence, avec une attention accrue accor-dée au vécu vertueux et à la visée téléologique de la théologie morale, à l’intérieur de laquelle comprendre de façon plus per-tinente le moment pourtant irremplaçable de la déontologie. Il ne faut pas oublier que ce « virage subjectif » a représenté pour la morale catholique et ses adeptes, plus encore qu’un élément accordé à l’horizon culturel le plus vaste, une sorte de « sortie de secours » pour ne pas aborder de front la question normative, soumise aux durcissements qu’on sait par l’encyclique Veritatis splendor (1993). L’acte décisif de Jean- Paul II a constitué une ligne de démarcation interprétative s’établissant sur la reprise par le magistère du dispositif néoscolastique, formellement tempéré cependant selon une orientation largement « christocentrique », sur la base d’une affirmation nette de l’objectivité de l’ordre moral. Une option qui, d’une certaine façon, voulait vider la querelle sur les contours de la discipline, et, surtout, donner une autre dimension aux théories plus soucieuses des exigences du sujet, de la liberté et de l’autonomie de la raison 7.

contributions scientifiques d’Antonio Autiero, rapporteur à plusieurs reprises lors des congrès ATISM, durant son long enseignement à la Faculté de Trente. On ne doit pas oublier que la divergence progressive des deux perspectives a entraîné, à partir des années 1970, l’éloignement de certains théologiens italiens de l’ATISM. Le Dizionario Enciclopedico di Teologia morale, dirigé par L. Rossi et A. Valsecchi, et publié en 1973 par les éditions Paoline, représente peut- être l’ultime expression d’une réflexion teologico- morale ayant réuni des spécialistes des différentes tendances. Ce ne fut pas le cas pour le Nuovo Dizionario di Teologia Morale, a cura di F. Com-pagnoni, G.  Piana, S.  Privitera (Cinisello Balsamo [Milan], Paoline, 1990), ouvrage qui représentait de toute façon l’état de la discipline à la fin des années 1980, mais dans lequel, à côté de nouveaux auteurs, ne jouaient plus de rôle important des théologiens moraux comme Carlo Caffara, Dionigi Tettamanzi et Giuseppe Angelini, qui avaient contribué à l’ouvrage encyclopédique de 1973.7. Le parcours de réflexion proposé par l’ATISM dans les années qui ont suivi Veritatis splendor décrit attentivement ce virage vers l’éthique arétologique et son enracinement évangélique, comme en témoignent les congrès de  1996 (Nuovi sog-getti etici e percorso virtuoso) et de 1998 (Vita morale e beatitudini), dont les actes ont été publiées respectivement dans Virtù dell’uomo e responsabilità storica. Ori-ginalità, nodi critici e prospettive attuali della ricerca etica della virtù, a cura di F. Compagnoni, L. Lorenzetti, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 1998 ; Vita morale e beatitudini. Sacra Scrittura, storia, teroretica, esperienza, a cura di F. Compagnoni, S. Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2000. C’est sur cet axe de réflexion, mais en laissant place aussi à la question de l’avenir historique et eschatologique, que se sont déroulés les deux congrès suivants de  2000  : Il futuro come responsabilità etica, a cura di F. Compagnoni, S.  Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo,

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L’intérêt accru porté à la question de la sécularisation et de l’exigence de dialogue, visant à une plus grande influence de la théologie sur l’opinion publique pluraliste, représente le troisième schéma de base valant pour les dix premières années du xxie  siècle, avec la reprise du paradigme interprétatif de la loi naturelle, mais aussi, chez quelques- uns, la prise de distance presque définitive avec ce paradigme, si l’on veut entendre par ce mot non la réaffirmation de la question de l’immuabilité et de l’universalité de la norme dans l’ordre rationnel, mais la recherche de points de départ indispensables pour un ethos (public) partagé, en mesure d’apprécier des éléments de consis-tance de l’humanum dans la multiplicité de ses déterminations culturelles 8.

d i m e n S i o n i n t r o S p e c t i v e   : l a   c o n S c i e n c e d e S o i

d e   l a   t h é o l o g i e m o r a l e i t a l i e n n e

La suggestion du Concile d’une scientifica expositio de la théologie morale (voir OT 16) exige une mise en situation dans l’aujourd’hui qui, en partie, dépasse tout en les assumant les exigences posées en son temps par le Concile d’une réfé-rence plus directe à l’Écriture sainte, que la théologie dans son ensemble doit considérer veluti anima, d’une orientation centrée sur le Christ et l’histoire du salut qui doit aussi caractériser cette discipline, d’une solution des problèmes posés à notre temps sub Revelationis luce, d’une référence à la spéculation théolo-gique Sancto Thoma magistro, d’une vocation à la « vie nouvelle dans le Christ » invitant fortement le croyant à identifier dans la

2002, et de 2002  : Speranza umana e speranza escatologica, a cura di R. Altobelli, S Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2004.8. On peut indiquer, notamment pour ce dernier segment, un document de réfé-rence, quoique d’une valeur différente, issu du Vatican, à côté de Humanae vitae (pour la première phase) et de Veritatis splendor (pour la seconde)  : il s’agit de l’étude menée par la Commission Théologique Internationale Alla ricerca di un’etica universale  : nuovo sguardo sulla legge naturale (Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2009). L’élan donné par Benoît XVI afin de reprendre la réflexion sur la lex naturalis est clairement perceptible, sans qu’il ait, à cet égard, fait naître un acte significatif du magistère. On signale parmi les meilleures recherches sur la reprise de la loi naturelle  : La legge naturale. Il principi dell’umano e la molteplicità delle culture, a cura di G. Angelini, Milan, Glossa, 2007.

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« charité » le principe et le critère de son action, non seulement par son perfectionnement personnel, mais sous la forme du témoignage pratique pro mundi vita. Cinquante ans après, ce qui s’impose, ce n’est pas la simple reprise d’exigences de fait différemment articulées selon des perspectives parfois opposées dans les diverses écoles théologiques ; mais, à partir du constat du « difficile renouveau » (Alberto Bonandi) ou des « chemins sans issue » (Giuseppe Angelini) empruntés par la théologie morale post- conciliaire, il faut revenir à la question fondamentale de l’articulation du théologique et de l’éthique, qui forme le centre de gravité des postulats conciliaires comme des débats qui ont agité notre discipline, en Italie aussi bien qu’ailleurs. Giuseppe Angelini, de la Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale de Milan, a apporté une importante contribution au débat italien : à partir d’une phénoménéologie de l’expérience pratique, il fait apparaître en elle l’idée de la foi comme « forme de l’action », et une intelligence équivalente de la conscience caractérisée originellement par une qualité religieuse. Cette foi, avant d’être adhésion aux contenus d’un credo confessionnel spécifique, prend la figure anthropologique du crédit accordé à une vérité précédant et fondant l’action, et demande à être découverte dans les pratiques effectives de la vie comme orientation sensée per-mettant d’espérer l’accomplissement de la vie. Un tel gain rend possible la formation d’un ethos chrétien capable de signifier efficacement pour aujourd’hui les perspectives ouvertes par la révélation biblique 9. Cette approche de la révélation biblique ne signifie pas pour autant qu’on puisse se dispenser d’une enquête sérieuse sur la complexité de l’humain et des formes de la culture ; et, par ailleurs, la compréhension de l’humain dans le temps (phénoménologie et herméneutique) n’est pas une simple propédeutique à ce que l’on peut (directement) tirer de la foi chrétienne concernant l’action, mais fait partie intégrante de la clarification des exigences mêmes posées par la foi.

La singularité de l’expérience morale du chrétien, si d’un côté elle institue le rapport avec l’accomplissement du désir

9. G. angelini, Teologia morale. Tradizione, Scrittura e teoria, Milan, Glossa, 1999. Pour une interprétation de la proposition théorique d’Angelini, voir M. Mc KEEVER — G.  QUARANTA, La teologia morale di Giuseppe Angelini, con un saggio di S. Zamboni, Postfazione di G. Angelini, Bologne, EDB, 2011.

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humain, demande de l’autre à sauvegarder la dissymétrie entre foi et morale, grâce à laquelle saisir de façon plus précise le caractère particulier de l’éthique chrétienne. Il vaut la peine à cet égard de rapporter quelques réflexions de Maurizio Chiodi :

Dans sa structure, la foi chrétienne est irréductible à l’éthique, en tant qu’elle est adhésion à l’initiative de Dieu qui est sur- éthique et surprend toujours l’homme. C’est le méta- éthique qui « fonde » l’éthique, non parce qu’il le démontre, mais parce qu’il institue la possibilité d’une relation nouvelle de l’homme à Dieu dans l’histoire de Jésus. En ce sens, l’éthique chrétienne est « théonome ». Ce qui n’amoindrit ni ne nie la responsabilité de l’homme  : c’est la préséance du don […] qui instruit la liberté du croyant. L’éthique chrétienne n’est donc pas le contraire de l’autonomie  : elle en est la radicalisation, parce que l’appel de Dieu institue le sujet dans son unicité, dans la réciprocité entre soi et autrui. En tant qu’elle est obéissance à Dieu et à son action gratuite qui sauve l’homme, la morale chrétienne est la réponse autonome par laquelle cette action devient salvatrice pour moi 10.

10. M. chiodi, Teologia morale fondamentale, Brescia, Queriniana, 2014, p. 550. Cet essai important est le premier du « Nuovo corso di teologia morale », dirigé par le même Chiodi et l’auteur de ces lignes ; la parution des volumes suivants est prévue sur trois ans (2015-2018). Ils seront consacrés, respectivement (avec l’indication des auteurs entre parenthèses), à la Teologia morale della vita (M. Chiodi, M. Reichlin), à la Teologia morale sessuale e familiare (C Zuccaro), à la Teologia morale sociale — I. Politica (P. D. Guenzi), à la Teologia morale sociale — II. Economia (G. Man-zone), à l’ensemble Teologia morale e liturgia (G. Quaranta, A. Grillo), à la Teologia spirituale (E. Bolis). Ce cours verra le jour environ trente ans après un « Cours de morale » analogue, en cinq volumes, sous la direction de Tullo Goffi et de Giannino Piana, proposé par l’éditeur Queriniana dans les années 1983-1986 pour la première édition, et en 1994 pour l’édition refondue. Chez les spécialistes italiens de la morale catholique, on voit aussi apparaître une perspective théologico- fondamentale centrée sur la catégorie de la filiation et de l’adoption filiale, qui remonte à l’école théolo-gique du rédemptoriste Réal Tremblay, professeur à l’Accademia Alfonsiana à Rome (Voir Figli nel Figlio. Una teologia morale fondamentale, a cura di R. tremBlay — S. zamBoni, Bologne, EDB, 2008). Dans cette perspective, le christocentrisme évident dans lequel souligner le thème anthropologico- théologique de la filiation risque cependant de ne pas considérer avec pertinence la phénoménologie de l’expé-rience humaine consistant à être fils, en procédant à un transfert immédiat du sujet dans le domaine théologique. On peut trouver dans L. melina — J. noriega — J.  J perez- SoBa, Camminare nella luce dell’amore. I fondamenti della morale cristiana, Sienne, Cantagalli, 2008, une option christocentrique et agapique déclarée, avec une adhésion particulière au magistère catholique proposé dans Veritatis splendor de Jean- Paul II et Deus caritas est de Benoît XVI. On signale la présence, dans le cadre italien, de la ligne théologico- morale proposée par la Pontificia Università Gregoriana d’abord avec Joseph Fuchs (1912-2005) à partir de  1954, et, à partir de  1970, par Klaus Demmer (1931-2014), marquée par la volonté de poursuivre « une pensée éthico- anthropologique capable de conjuguer l’autonomie éthique du sujet — c’est- à- dire la tradition éthico- rationnelle — et l’horizon salvifique- existentiel de la foi » (Voir B. petra, La teologia morale italiana, 168), en relation, dans la perspective de

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L’indispensable clarification introspective de la théologie morale exige, en outre, une reprise épistémologique et méthodologique interdisciplinaire de la réflexion, afin notamment d’atteindre une pratique du dialogue plus affirmée dans « l’activité de théologie morale ». Voilà ce que laissent apparaître certaines mises au point nationales récentes proposées par l’ATISM, ou des parcours de recherche menés dans quelques facultés de théologie italiennes. Dans cette perspective, il faut signaler les derniers séminaires ATISM portant respectivement sur le rapport entre théologie morale et sciences empiriques, théologie spirituelle et théologie pastorale 11. L’attention accordée à la dimension œcuménique et à la perspective interreligieuse, qui a fait le thème des séminaires nationaux ATISM de  2007 et de  2009, a permis d’ouvrir des discussions fécondes sous le signe du dialogue et de la mise en commun des projets thématiques souhaitée par tous. Cepen-dant l’impression d’ensemble est celle d’une certaine immaturité de la part de la théologie morale catholique (mais aussi des confessions chrétiennes présentes en Italie) quand il s’agit de progresser sur ce chemin avec un minimum de conviction 12.

Demmer, avec la néo- scolastique transcendantale de style rahnerien et une attention correspondante à l’herméneutique. Dans le cadre italien, le travail théologique de S. Bastianel et de son groupe de recherche se situe en harmonie avec la leçon de Fuchs, comme en témoignent des publications récentes et importantes, où se signalent, pour le domaine de la morale fondamentale  : D. aBignente, S. BaStianel, Le vie del bene. Oggettività, storicità, intersoggettività, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2009 ; Tra possibilità e limiti. Una teologia morale in ricerca, a cura di S. Bastianel, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2012 ; D.  aBignente, S.  BaStianel, Sulla formazione morale. Soggetti e itinerari, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2013 ; La cura dell’altro. Studi in onore di Sergio Bastianel sj, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2014. Dans la perspective d’une reprise de la pensée de Demmer : Pensare l’agire morale. Omag-gio italiano a un maestro internzionale  : Klaus Demmer, a cura di A. fumagalli et V. viva, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2011.11. Teologia morale e scienze empiriche. Atti del Seminario di studio dell’ATISM (Assisi 4-8 luglio 2012), a cura di P. carlotti, p. Benanti, Rome, LAS, 2012 ; Teologia morale e teologia spirituale. Intersezioni e parellelismi. Atti del Seminario Nazionale dell’ATISM (Brescia 2-5 luglio 2013), a cura di A. fumagalli, Rome, LAS, 2014. On s’est penché sur la relation morale et pastorale dans le IXe Séminaire National ATISM (Catanzaro, 30 juin – 3 juillet 2015), qui portait sur Teologia morale e teologia pastorale. La dimen-sione pratica della teologia, dont les actes seront prochainement publiés. Ces sémi-naires sont liés à la réflexion menée à d’autres moments de discusssion que l’ATISM a consacrés par le passé au rapport entre morale et Bible (Ve Congrès National, 1972, en collaboration avec l’Associazione Biblica Italiana), morale et christologie (IXe Congrès National, 1981), et morale et droit (Xe Congrès National, 1984).12. «  La dimensione ecumenica della teologia morale », VI Seminario Nazionale ATISM, Bressanone, 9-13 juillet 2007 ; « La teologia morale e il dialogi intereligioso »,

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d e l a r e c h e r c h e t h é o l o g i c o - m o r a l e e n i t a l i e

Un climat de dialogue renouvelé

Dans l’élan donné également par quelques intuitions fécondes du pape François, il faut relever un « changement climatique » qui commence de se faire sentir à l’intérieur de la théologie morale catholique italienne (d’une façon qui n’est pas sans ressemblance avec d’autres contextes). Il ne fait aucun doute qu’on sent le souffle d’un dialogue empreint d’une plus grande liberté de parole et d’un plus grand respect des interlocuteurs, à la différence d’un passé récent 13. Il convient, à cet égard, de se montrer plus attentif

VII Seminario Nazionale ATISM, Mazara del Vallo, 6-10 juillet 2009. Les actes de ces deux rencontres ne sont malheureusement pas disponibles. On ne manque pas, bien sûr, de développements prometteurs dans certains centres académiques, dont l’Istituto di studi ecumenici « San Bernardino » à Venise, où des théologiens catholiques, réformés et orthodoxes organisent des rencontres importantes. Il est par ailleurs significatif qu’ait été publié dans la collection « Questioni di etica teologica » de l’éditeur Cittadella un essai de Sergio Rostagno, professeur émérite à la Facoltà Valdese di Teologia, sur les développements de l’éthique dans le protestantisme  : S. roStagno, Etica protestante. Un percorso, Assise (PG), Cittadella, 2008. Les théo-logiens catholiques italiens, à partir de  1990, ont pu se confronter aux arguments et aux thèmes de la morale orthodoxe, surtout grâce à la connaissance profonde et de première main qu’en a Basilio petra (Tra cielo e terra. Introduzione alla teologia morale ortodossa contemporanea, Bologne, EDB, 1991). Plus récemment  : B. petra, L’etica ortodossa. Storia, fonti, identità, Assise (PG), Cittadella, 2010. Petrà s’est aussi employé à comparer traditions catholique et orthodoxe sur des aspects spécifiques de l’éthique, en lien surtout avec l’éthique du mariage, le sacerdoce et le ministère. Simone Morandini s’est penché sur la dimension œcuménique, essentiel-lement dans le cadre de l’éthique scientifique et de l’éthique écologique. Parmi ses nombreuses publications, témoignant d’un souci particulier de la question œcumé-nique : S. morandini, Da credenti nella globalizzazione. Teologia ed etica in orizzonte ecumenico, Bologne, EDB, 2008. À côté de ces recherches, il faut aussi rappeler le retour périodique de la question des instruments philosophiques, et, dans un sens plus large, de la convergence nécessaire entre philosophie et théologie morale, qu’il s’agisse de revisiter l’apport de Thomas d’Aquin ou de porter une attention accrue aux différents courants des éthiques contemporaines. Voir Quale filosofia in teologia morale ? Problemi, prospettive e proposte, a cura di P. Carlotti, Rome, LAS, 2003. Sur une reprise de la pensée de Thomas d’Aquin, voir A. fumagalli, Azione e tempo. Il dinamismo morale alla luce di Tommaso d’Aquino, Assise (PG), Cittadella, 2002.13. « Au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour desquelles on recherche et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale, si elles se laissent harmoniser par l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent faire croître l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le

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à la reprise du rapport entre dimension « charismatique » de la théologie, contribution absolument essentielle du sensus fidei fide-lium, et qualité propre de la parole institutionnelle, comme dans le cas du magistère. Ce qui peut avoir pour conséquence, sur le versant de la théologie (et des théologiens), « d’inscrire l’annonce de la foi dans son propre temps, dans sa réactualisation et sa recompréhension selon les différentes catégories culturelles, sous peine de son exil de la “culture” ». Cette tâche, en effet, semble correspondre, de prime abord, non pas au magistère, appelé à l’exercice de la « parole moyenne » garantissant une communica-tion et un partage inclusifs (catholique, en ce sens) entre tous les sujets ecclésiaux, mais à la théologie 14.

Une « hiérarchie de la vérité », y compris dans le cadre moral.

Une seconde opération, tout aussi nécessaire (et par certains côtés autorisée par le magistère du pape lui- même), consiste à définir une « hiérarchie de la vérité » plus explicite (Voir Unitatis redintegratio 11), y compris dans le cadre moral, avec l’expli-citation critique et réfléchie qui s’ensuit de la cohérence rigou-reuse des passages entre contenus kérygmatiques (ou structurant l’ethos chrétien) et prescriptions normatives particulières, dans une oscillation incessante entre ces deux polarités, aussi bien en vue d’une soudure plus solide entre certaines affirmations pratiques (y compris « traditionnelles ») et le message fondamental de l’Évangile, que d’une révision, notamment conceptuelle, de certaines normes particulières héritées du passé 15.

très riche trésor de la Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité est que cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la richesse inépuisable de l’Évangile » (pape françoiS, Evangelii gaudium, 40).14. chiodi, Morale fondamentale, 351. Anticipant, dirait- on, les indications du pape François, l’ATISM a consacré son congrès de  2014 à la question magistère- sensus fidei fidelium. Le congrès s’est tenu à Agrigente du 2 au 5 juillet 2014 sous le titre : « La dimensione ecclesiale della morale tra magistero e sensus fidelium ». Les actes en paraîtront prochainement.15. pape françoiS, Evangelii gaudium, 43 : « Dans son constant discernement, l’Église peut aussi arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés au cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur message n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux, cependant maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de l’Évangile.

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Synergies transdisciplinaires pour repenser le caractère unitaire de la théologie.

Une perspective particulière de recherche, encore ouverte à l’heure actuelle, est la convergence thématique et argumentative entre la morale fondamentale et la théologie fondamentale, objet de quelques essais intéressants, en attendant des approfondissements plus nets. Ce mouvement qui se fait dans la conscience de soi et la compréhension de la forme du discours théologico- moral dans le système plus vaste et articulé des savoirs, devra se montrer décisif à l’avenir si l’on veut dépasser non seulement la ghettoïsation de la théologie par rapport à la culture contemporaine, mais aussi la fragmentation du savoir théologique tout court et, en particulier, à l’intérieur de l’éthique chrétienne elle- même. Ces dernières années, la tendance à la spécialisation chez les théologiens moraux s’est encore accentuée, prenant la forme de compétences spécifiques qui ont contribué, en dépit de leur rôle nécessaire à la compré-hension des questions, au fractionnement du discours propre de la discipline et à un processus d’élaboration « par compartiments étanches ». Le cas de la bioéthique est sans doute le plus net,

N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie ». Cette indication présuppose aussi, du moins pour le cadre italien, de nourrir des études et des monographies portant sur l’histoire de la morale catholique. C’est un domaine peu fréquenté des spécialistes de la discipline. Il est plutôt exploré à l’intérieur des dis-ciplines formellement historiques par des spécialistes non théologiens. La recherche historique a tendance à être négligée dans le milieu théologique italien par rapport à la nécessité de fournir des synthèses et des manuels soutenant directement l’ensei-gnement, ou des approfondissements thématiques plus en rapport avec l’actualité immédiate des problématiques. Parmi les travaux de langue italienne, on voit se manifester un intérêt particulier pour la dimension historique de l’éthique dans les essais d’Alberto Bondolfi, directeur depuis  2012 du Centro per le scienze religiose de la Fondazione Bruno Kessler à Trente. Le public italien dispose depuis peu de temps d’un instrument de base dans R. gerardi, Storia della Morale. Interpretazioni teologiche dell’esperienza cristiana. Periodi e correnti, autori e opere, Bologne, EDB, 2003. angelini, Teologia morale fondamentale, 55-237, et chiodi, Teologia morale fondamentale, 72-208, accordent une grande attention au moment historique. Parmi quelques monographies récentes de théologie morale de tonalité historique, signa-lons L. teSta, La questione della coscienza erronea. Indagine storica e ripresa critica del problema della sua autorità, Milan, Glossa, 2006, et — qu’il me soit permis d’y faire référence — P. D.  guenzi, Inter ipsos graviores Antiprobabilistas. L’opera di Paolo Rufi (1731ca.- 1811) nello specchio delle dispute teologico- morali del secolo XVIII, Cantalupa (Torino), Effatà, 2013. Le texte étudie un milieu, le Piémont et la Faculté de théologie de Turin, fortement attiré par le climat culturel du rigorisme éthique et du jansénisme français des xviie et xviiie siècles.

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mais ce qui saute aussi aux yeux, c’est un manque de lien entre la pensée du fondement et l’articulation des différents horizons problématiques assignés à la morale « spéciale ».

Je suis convaincu que le terrain le plus prometteur pour apporter de l’unité à l’intérieur du savoir théologique se trouve aujourd’hui dans une réflexion plus mûre sur la relation entre théologie morale et théologie fondamentale, avec la reprise à nouveaux frais de la vexata questio du rapport entre foi et morale. L’élan semble venir avec le plus d’évidence de certaines réflexions élaborées à l’intérieur de la théologie fondamentale (Theobald, Verweyen, Sequeri et d’autres), même si l’on peut trouver des intuitions de valeur chez certains représentants de premier plan de la morale catholique internationale et italienne 16. À cet égard, le risque pos-sible de reformulation d’une théologie (et, en particulier, d’une éthique chrétienne) du duplex ordo, l’ordre « naturel » et l’ordre « surnaturel », défaut déjà identifié dans les manuels post- tridentins et plus généralement dans la (néo- ) scolastique du xixe  siècle,

16. M. chiodi, « Teologia fondamentale e teologia morale fondamentale : le ragioni del confronto e il confronto delle ragioni », Archivio Teologico Torinese, 20 (2014), 104-119, avec renvoi à la théologie d’A. Bertuletti (Dio il mistero dell’Unico, Bres-cia, Queriniana, 2014) et de M. EPIS (Teologia fondamentale, Brescia, Queriniana, 2009). A.  Bonandi, « Essere donato, donare, agire. Incroci e intrecci tra teologia fondamentale e teologia morale fondamentale », Archivio Teologico Torinese, 21 (2015), en cours de publication, avec une comparaison entre les propositions théologico- morales de Klaus Demmer et de Giuseppe Angelini et celles des théolo-giens fondamentaux Hansjürgen Verweyen et Ghislain Lafont. Sur Verweyen, dans la perspective d’une comparaison avec la morale fondamentale, voir F. ceragioli, « La coscienza riconosciuta e riconoscente. Sul rapporto tra teologia fondamentale e teologia morale fondamentale in dialogo con il pensiero di H. Verweyen », Archi-vio Teologico Torinese, 20 (2014), 66-84. Il existe aussi une comparaison avec la pensée de Christoph Theobald, surtout à partir de son ouvrage Le christianisme comme style  : voir M. quirico, « Il pane per abitare il mondo. Briciole dalla teo-logia di Christoph Theobald », Archivio Teologico Torinese, 20 (2014), 83-103, et, sous l’angle éthique, en référence à la lecture de Theobald de la « règle d’or » ainsi qu’en dialogue avec P. Ricœur : P. D. guenzi, « La “regola d’oro”  : riconoscimento di sé e sollecitudine per l’altro », dans La cura dell’altro. Studi in onore di Sergo Bastianel sj, a cura di D. Abignente, G. Parnofiello, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2014, 119-147. Le théologien fondamental Pier Angelo Sequeri, actuel doyen de la Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale (Milan), a apporté une contribution décisive à cet égard. On a repensé à l’intérieur d’une théorie de la foi et de la conscience croyante certaines modalités éthiques fondatrices, avec une forte suture anthropologique et théologique, dans lesquelles on note l’importance prise par la question de la liberté (Voir P. A.  Sequeri, Il Dio affidabile. Saggio di teologia fondamentale, Brescia, Queriniana, 1996 ; Id., L’idea della fede. Trattato di teologia fondamentale, Milan, Glossa, 2002). Sequeri est intervenu aussi à maintes reprises sur des questions éthiques, comme en témoigne le nombre important de ses essais.

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s’est de fait, plus que dissipé, reproduit dans la dispute qui a fait suite à Vatican II entre éthique autonome et éthique de la foi. À ce sujet, les réflexions de Maurizio Chiodi sont éclairantes  :

Les auteurs qui soutiennent une théologie morale « autonome », dans laquelle les normes coïncident avec celles de la raison, tout comme ceux qui proposent une éthique de la foi, sans laquelle la morale chrétienne perdrait sa spécificité, supposent le dualisme entre vérités de raison et vérités de foi, les premiers finissant par absorber les unes (foi) dans les autres (raison), et les seconds par séparer les deux ordres de vérités, tombant dans un fidéisme inacceptable. La solution de l’interminable controverse exige de dépasser le présupposé qui en est à l’origine.

Tâche rendue plus ardue par le passage de la réflexion théo-logique fondamentale à la réflexion morale, d’une part à cause de la confrontation nécessaire que celle- ci est appelée à subir dans un contexte pluriel de perspectives éthiques, et d’autre part en ceci que s’impose à la théologie morale — fidèle à sa propre tradition — de penser aussi l’universalité de la morale. S’ouvre à ce sujet un espace de réflexion pour la théologie catholique permettant de reformuler l’« universalité de la morale en des termes différents de sa réduction à une norme rationnelle immuable », même si, jusqu’à aujourd’hui, cette tentative a été « regardée avec soupçon comme l’antichambre de la chute dans le culturalisme et le relativisme 17 ».

Inutile de redire que cet effort de pensée doit permettre de redonner une plus grande unité à la théologie morale non seulement dans son cadre général, mais dans l’articulation de ses niveaux de réflexion personnelle (conscience), intersubjectif (monde des liens et des relations) et social (bien personnel et bien commun), et donc en lien avec les différents chapitres de l’éthique appliquée.

Redessiner les trajectoires de l’éthique appliquée.

Morale de l’affectivité, de la sexualité, de la conjugalité et de la vie  : redonner sa centralité au logos (sens) de l’éthique chrétienne

Il faut prendre en compte l’assimilation rapide, au niveau du « sentiment commun », de styles de vie et de comportements s’éloi-gnant des prescriptions normatives proposées par le magistère

17. M. chiodi, Teologia fondamentale e teologia morale fondamentale, p.  106.

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catholique, assimilation particulièrement perceptible dans le domaine de la sexualité, de la vie affective et familiale, mais aussi dans l’ordre des indications mêmes liées à la bioéthique. Plus qu’un simple relevé de la zone de désaccord à l’intérieur de la communauté chrétienne, le phénomène met en jeu la qualité de la parole issue du magistère catholique. On a l’impression, à cet égard, qu’on a progressivement et unilatéralement mis l’accent, au moins jusqu’au pontificat de Benoît  XVI, sur le code normatif, pris par la suite dans une déclinaison ramifiée de l’impératif moral à l’intérieur de situations toujours nouvelles liées au développement des connaissances scientifiques et des applications technologiques. On voit cette démarche se déployer clairement dans le document issu de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, l’instruction Dignitatis personae de  2009, servant de mise à jour de la première prise de position impor-tante, vingt ans auparavant, en matière de procréation assistée, Donum vitae (1987), à la lumière de l’encyclique Evangelium vitae (1995) de Jean- Paul II. Presque absente de l’instruction de  2009, l’attention à une réflexion fondatrice, d’ordre essen-tiellement théologique, tandis que le plan du discours cherche une démarche réglée avant tout sur des « arguments de raison » partageables, sur des « valeurs non négociables », avec l’appli-cation constante des affirmations normatives aux nouveaux « cas ». Ainsi agencé, le document du Vatican ne contribue pas le moins du monde à relancer la réflexion ni la confrontation avec d’autres perspectives de pensée. Il semble plutôt renforcer le sentiment d’un écart inévitable, impossible à combler, entre la morale « catholique » et la morale « laïque », particulièrement sensible dans le contexte italien 18. On ne devait évidemment

18. Pour un examen critique, dans le domaine « laïque », assez respectueux de l’ap-port des éthiciens catholiques et de la forme argumentative du magistère, voir G. fornero, Bioetica cattolica e bioetica laica, Milan, Bruno Mondadori, 2005 ; Id., Lai-cità debole e laicità forte. Il contributo della bioetica al dibattito sulla laicità, Milan, Bruno Mondadori, 2008. Une reconstruction dans une perspective de confrontation (mais attentive à certaines voix de l’éthique « catholique ») dans G. fornero, m. mori, Laici e cattolici in bioetica  : storia e teoria di un confronto, Florence, Le Lettere, 2012. Il faut reconnaître qu’à la différence d’autres contextes (je pense à la France et à l’Allemagne), la polarisation des fronts (exprimée dans le contexte italien, au prix d’une simplification aussi évidente que grossière entre la « sacralité de la vie » du côté catholique et la « qualité de la vie » du côté laïque) n’a pas permis l’émer-gence d’une conflictualité idéologique indépassable, avec des résultats incohérents dans le domaine culturel et, ce qui est plus préoccupant, dans la mise à jour de

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pas s’attendre à des ouvertures vis- à- vis de la précision dont font clairement preuve les éléments définis dans Donum vitae, mais plutôt à la mise en place d’un discours qui pût introduire à une nouvelle forme de réflexion visant essentiellement à expli-citer le logos, c’est- à- dire le sens des événements humains liés aux pratiques rendues disponibles par les développements des technosciences, par rapport à une simple répétition du nomos. Cela dans la conviction que tout bon discours normatif, même le plus raffiné tenu sur les questions bioéthiques, doit sans cesse relier des situations extrêmement sophistiquées, comme le sont celles créées par les possibilités qu’ouvre le développement de la science, à l’évidence du « monde de la vie », en ramenant au niveau phénoménologique et existentiel ce qui, à travers le langage et l’opération technique, est inévitablement compris à l’intérieur des paramètres d’une rationalité et d’une valeur opérationnelle spécifiques. Un bon apport à une éthique théo-logique dépend alors de la capacité à redonner de la vigueur à un discours qui sache dire ou esquisser le sens fécond des événements humains inévitablement attachés désormais à la modification technologique de la vie : cette évidence originaire de sens qui demande à être exprimée de façon nouvelle pour ne pas disparaître, et que l’on doit retrouver et protéger dans la logique et la pratique de la raison technoscientifique 19. En somme, grâce à la sagesse atteignable par les Écritures judéo- chrétiennes, il est possible d’introduire jusque dans le débat politique, de façon plus affirmée, des parcours de « signification » de la vie humaine qui apparaissent aujourd’hui nécessaires et préalables à tout effort de « normation » 20.

la législation italienne sur des sujets éthiquement sensibles comme la procréation assistée et la fin de vie.19. On trouve une ébauche d’effort en ce sens, à partir de la réflexion épistémolo-gique de E. Agazzi, dans P. D. guenzi, « Appunti per un ripensamento della categoria di limite alla luce del pensiero di Evandro Agazzi », dans Quale uomo per quale cura ? Argomenti per una clinica etica, a cura di A. Filiberti, Milan, Franco Angeli, 2005, p.119-142. Sur la question, pour une réflexion introductive dans le cadre culturel italien  : G. manzone, La tecnologia dal volto umano, Brescia, Queriniana, 2004.20. L’intérêt pour une reprise de la réflexion sur la bioétique qui soit aussi sou-cieuse de l’horizon interdisciplinaire et des pluralités d’approches philosophiques et théologiques est documenté dans le Congrès National ATISM de  2004  : La casa della vita, a cura di R. Altobelli, S.  Privitera, Cinisello Balsamo (Milan), San Paolo, 2006. Parmi les résultats de la recherche italienne dans le domaine bioétique, on signale  : M.  chiodi, Etica della vita. Le sfide della pratica e le questioni teoriche,

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On peut rencontrer une intolérance analogue à l’égard de l’importance accordée au strict code normatif dans la réflexion éthique sur la vie affective et sexuelle, comme sur la conjuga-lité. Le message néotestamentaire, tout comme celui de l’Ancien Testament, a subi l’effet d’une accentuation interprétative selon le langage du nomos, soucieuse de mettre en évidence des prescriptions morales spécifiques présentes dans la Révélation. La textualité biblique semble ainsi soumise à la quête d’un cadre normatif visant à répéter la forme unique et indissoluble du mariage chrétien et à souligner la genèse de préceptes spécifiques touchant à la sexualité et la censure des compor-tements s’éloignant de l’ordre moral naturel. Cette clef d’accès est assurément d’une pertinence indéniable et revendique son importance décisive, surtout si l’on s’efforce de situer les thèses normatives à l’intérieur des directions théologiques plus vastes à partir desquelles chacune des propositions trouve son point de départ et sa justification ; mais elle ne peut pas être la seule, surtout si l’inscription dans le schéma du nomos court le risque de discréditer une autre modalité de lecture capable de faire émerger le logos sous- jacent aux textes et de forger un ethos caractérisant le style chrétien de vie dans les relations intersubjectives de type affectif et sexuel. Ainsi, à côté des réflexions les plus solides sur la réciprocité, sur la valeur per-sonnelle qui ne doit pas être humiliée dans la relation sexuelle, sur le renforcement dans le temps de la vérité de l’union des personnes, qui marquent autant de dimensions profondes de l’éthique chrétienne, il faut ajouter, même si cette perspective est moins suivie dans la recherche italienne sur le sujet, l’apport

Milan, Glossa, 2006 ; S.  leone, Nuovo manuale di bioetica, Rome, Città Nuova, 2007. Beaucoup de moralistes et de bioéthiciens italiens ont contribué à l’important Nuovo Dizionario di Bioetica, a cura di S. Leone, S. Privitera, Rome- Arcireale (CT), Città Nuova- Istituto Siciliano di Bioetica, 2004. La réflexion éthique sur les systèmes des technosciences, et dans un sens plus global, sur les délicates problématiques anthropologiques et morales soulevées par le développement des neurosciences ou de la modification technologique de la vie, semble en pleine expansion. Sur cette question, dans le cadre italien, on signale la réflexion de Paolo Benanti, professeur de théologie morale à la Pontificia Università Gregoriana à Rome : P. BENANTI, The cyborg. Corpo e corporeità nell’epoca del post- umano, Assise (PG), Cittadella, 2012. Sur les neurosciences et leurs implications éthiques, dans une perspective interdis-ciplinaire, voir Neuroscienze e comportamento umano, a cura di L. Renna, Rome, Vivere in, 2006 ; Neuroscienze e persona  : interrogativi e percorsi etici, a cura di L. Renna, Bologne, EDB, 2010.

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décisif fourni par les textes néotestamentaires au dépassement du sexisme et d’une culture diffuse fondée sur le système du pouvoir patriarcal, afin de mettre en évidence la liberté des personnes en donnant corps à la vérité de leur relation, avec l’attitude critique qui s’ensuit à l’endroit de toute expression qui, au nom du sexe, entraîne une discrimination touchant l’identité et la pleine subjectivité de chacun 21.

21. Pour cette perspective, voir P. D. guenzi, Sesso / genere. Oltre l’alternativa, Assise (PG), Cittadella, 2011. Il faut signaler une certaine réticence de l’ATISM, déjà sensible dans les années ayant immédiatement suivi Humanae vitae, à l’idée d’aborder les questions de l’éthique affective et sexuelle, même en lien avec l’alignement problé-matique de la réflexion théologico- morale sur les positions normatives du magistère catholique. À l’exception de quelques communications sporadiques, il n’y a pas eu pendant les cinquante ans de vie de l’Association de congrès expressément consacré à ce sujet. La recherche italienne, en tout cas, a produit des textes significatifs ; on peut signaler parmi les plus récents  : G.  dianin, Matrimonio, sessualità, fecondità. Corso di morale familiare, Padoue, EMP, 2008 ; M. P. faggioni, Sessualità matrimonio famiglia, Bologne, EDB, 2010 : L’enigma corporeità : sessualità e religione, a cura di A. Autiero, S. Knauss, Bologne, EDB, 2010 ; S. leone, Sessualità e persona. Un’etica sessuale tra memoria e profezia, Bologne, EDB, 2012 ; G. PIANA, In novità di vita. II – Morale della persona e della vita, Assise (PG), Cittadella, 2014 (le manuel unit le traitement de l’éthique sexuelle et de la bioéthique) ; A. fumagalli, Il tesoro e la creta. La sfida sul matrimonio dei cristiani, Milan, Queriniana, 2014 ; M. M. lintner, La riscoperta dell’eros. Chiesa, sessualità e relazioni umane, Bologne, EDB, 2015. On trouve bilans et réflexions dans A. fumagalli, « L’etica sessuale cristiana al volgere del millenio », La Scuola Cattolica, 53 (2003), 101-133 ; E.  chiavacci, « Sulla morale sessuale », Rivista di teologia morale, 41, 2009, p. 53-66 ; G. mazzocato, « Ermeneutica del senso, simbolica delle condotte, empiriche del corpo. Considerazioni sul trattato di morale sessuale », Teologia, 34 (2009), p.  223-250. Ces cinq dernières années, la réflexion sur la problématique du gender sex s’est développée, mais avec une certaine domination, dans le cadre italien, de la ligne apologétique au détriment de l’approche critico- réflexive. La Facoltà Teologica dell’Italia Settentrionale de Milan a présenté d’importantes réflexions sur le sujet réunies dans le recueil Maschio e femmina li creò, Milan, Glossa, 2008 (voir, en particulier, G.  angelini, « Passaggio al postmoderno. Il gender in questione », 263-296). Plus récemment, et en lien avec le double synode des évêques de l’Église catholique (2014-2015), on a repris, dans une perspective interdisciplinaire, la question de l’éthique du mariage, en relation étroite avec les questions liées à l’indissolubilité du pacte matrimonial, la révision de la doctrine sur la contraception, la situation dans l’Église des divorcés remariés, les personnes homosexuelles. À l’intérieur d’un débat encore en cours, on signale, à titre de témoignage d’un intérêt précoce pour cette problématique  : B.  petra, Il matrimonio può morire. Studi sulla pastorale dei divorziati risposati, Bologne, EDB, 1995. Basilio Petrà est intervenu à maintes reprises sur la question en l’espace de vingt ans, précisant et défendant son option théologico- pastorale. Pour l’une de ses contributions récentes, voir « Per tutti i giorni della mia vita ». L’indissolubilità tra realtà e retorica, Assise (PG), Cittadella, 2015. Indiquons, en raison aussi bien de l’importance de l’organisme promoteur, le Conseil Pontifical pour la Famille  : A.  Bozzolo – m. chiodi – g. dianin – p. Sequeri – m. tinti, Famiglia e Chiesa, un legame indissolubile. Contributo interdisciplinare per l’approfondimento sinodale,

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Cette opération correspond sans aucun doute au code ori-ginel du discours théologique lui- même, et donc typiquement chrétien, là où il n’est pas soumis immédiatement à l’urgence presque angoissée de remplir un vide législatif, auquel il faut répondre de toute façon. Une réflexion devient nécessaire, qui cherche à emprunter avec plus d’évidence le long chemin d’un ancrage plus pondéré et profond du nomos au logos. Cela pour permettre à la théologie d’être une parole critique, donc éclai-rante et pas seulement porteuse de jugements, c’est- à- dire encore capable d’un déplacement par rapport à la culture ambiante, afin d’introduire un autre point de vue qui puisse permettre de saisir plus profondément ce qui peut courir le risque d’être étouffé par la reprise incessante de discours bien connus et inévitablement pré- compris. L’accès à la norme doit se faire à partir des formes effectives des mœurs et de la culture (ethos), même si le logos qui les fonde, et qui leur confère donc une force expressive particulière, dépasse les évidences reçues par toute interprétation culturelle. Le lien à rendre plus visible entre logos et nomos, devant le risque possible d’insistance sur la dimension normative, semble non seulement un service utile de type sapientiel et réflexif, mais parvient à interpréter avec une plus grande fidélité l’attention du discours théologique à ses sources spécifiques, par un acte de lecture de la Parole de Dieu capable d’en respecter le caractère profond.

Le cadre social, politique et économique  : redéfinir le lien social

La reprise de la « doctrine sociale de l’Église », emblématique-ment résumée dans le Compendium du Vatican de 2004, semble avoir dissuadé les théologiens moraux italiens de repenser plus globalement l’expérience sociale à travers les instruments et la méthodologie de la recherche théologique, qui assument « en propre la tâche d’une réflexion fondamentale sur la vie civile dans l’horizon du savoir critique d’une théologie chrétienne », favorisant

Città del Vaticano, LEV, 2015. Le volume accorde une attention particulière à Huma-nae vitae et à ses problématiques théologico- morales, sans en dissimuler les éléments critiques. À cet égard, l’embarras et l’esquive de nombreux pasteurs (et théologiens) devant une pratique généralisée de beaucoup d’époux chrétiens très éloignée des prescriptions de l’encyclique traduit un écart très net entre théorie et pratique et une sorte de « double vérité morale », l’une objective et l’autre subjective, qui exige un approfondissement résolu de la réflexion.

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plutôt la divulgation, même dans l’enseignement académique, de la synthèse compacte et articulée des principes et des critères de jugements apparus dans le magistère des pontifes depuis les débuts de la « question sociale » à l’époque contemporaine 22. Bien que la recherche italienne dans ce domaine ait enregistré une baisse du nombre des chercheurs (et une baisse d’intérêt chez les nouvelles générations de théologiens), l’élan donné par l’apport décisif de Benoît XVI avec l’encyclique Caritas in veritate, et, plus récemment, de François avec Evangelii gaudium et Laudato si’, permet d’identifier la tâche de repenser le sens du lien social en recentrant mieux, sous l’angle théologique, les questions proposées, et, aussi, une plus grande autonomie par rapport à la simple répétition des thèmes et des évalua-tions présents dans la production du magistère catholique sur la « doctrine sociale de l’Église 23 ».

Il faut signaler en ce sens la tension présente dans le débat culturel actuel entre les « raisons » (règles) du vivre ensemble et les « motifs » (fondements) à la base de l’entreprise sociale. Les raisons tendent à être justifiées à travers un agencement plausible de convergences et d’équilibres, dans la conscience, cependant, de leur contingence et donc d’une révision inces-

22. Voir Conseil Pontifical de la Justice et de la Paix, Compendio della Dottrina sociale della Chiesa, Città del Vaticano, Liberia Editrice Vaticana, 2004. On trouve un brillant examen de l’état de la discipline dans A. Bonandi, « Percorsi e prospettive della morale sociale. Tra dottrina sociale della Chiesa e teologia morale sociale, tra norma del bene e legge civile », Teologia, 26 (2001), p. 406-420 (la citation précédente est tirée de cette contribution, p.  410). Une réflexion nouvelle et particulièrement intéressante sur le traitement académique de la question dans A. Bonandi, « Per la costruzione del corso di teologia morale sociale », Teologia, 40 (2015), p.  94-112. Il faut cependant reconnaître que la morale sociale constitue encore un chantier très pauvre de la recherche italienne, surtout dans le domaine de l’éthique économique et de l’éthique politique.23. Voir P. D. guenzi, « Aspetti del legame sociale nel magistero di Benedetto XVI », Teologia, 39 (2014), 102-115 ; Id., « Il trattato di “Teologia morale sociale”  : elementi per una analisi », Teologia, 40 (2015), p.  84-93. Au nombre des exposés les plus convaincants d’éthique chrétienne sociale de ces dix dernières années, signalons G. manzone, Una comunità di libertà. Introduzione alla teologia sociale, Padoue, Mes-saggero, 2008 ; S. BaStianel, Moralità personale nella storia. Temi di morale sociale, Trapani, Il pozzo di Giacobbe, 2011 ; G. piana, In novità di vita. III – Morale socioe-conomica e politica, Assise, Cittadella, 2013. Une orientation de la réflexion particu-lièrement significative consiste à interroger à nouveau sous l’angle social la relation entre charité et justice, en valorisant la catégorie du don. Parmi les contributions les plus solides à ce sujet, M. chiodi, Amore, dono e giustizia. Teologia e filosofia sulla traccia del pensiero di P. Ricœur, Milan, Glossa, 2011.

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sante, sans déboucher pour autant sur la reprise des fonde-ments motivationnels qui soutiennent les pratiques communes de vie. Le destin du lien social dans la modernité se trouve immédiatement lié à l’incertitude affectant un ethos com-mun, face aux pluralités autoréférentielles indépassables des formes de vie, et, de façon plus criante, de la désorientation accompagnant le vœu d’une éthique publique ayant à cœur de dépasser le simple processus consensuel de production normative ou l’optimisation stratégique (encore que nécessaire) des institutions selon le critère de l’efficacité. La justice elle- même en souffre in primis, contrainte qu’elle est de souligner dans le dialogue public la dynamique de revendication et de légitimation des droits individuels, au détriment de l’aspect plus originaire de reconnaissance mutuelle des personnes, ou montrant qu’elle cherche des formules (fussent- elles hono-rables) de commutation ou de distribution des bénéfices et des intérêts. On voit paraître, en outre, une idée étroite de liberté, oscillant au niveau psychologico- existentiel entre la suspension indéterminée des possibles et, dans l’ordre civil et politique, la priorité de l’auto- détermination d’un sujet considéré abstraitement comme décidant de lui- même en toute lucidité et en toute raison. Plus profondément, l’affaiblissement du lien social finit par atteindre « la sphère de la vérité de l’être- humain qui apparaît comme le lieu synthétique de la qualité humaine  : celle qui précisément doit être protégée comme bien commun 24 ». La « raison » elle- même paraît fina-lement en difficulté, tentée par la logique technoscientifique de proposer de façon totalisante l’explication du monde et la modalité d’interaction avec la réalité.

24. P. A.  Sequeri, L’umano alla prova. Soggetto, identità, limite, Milan, Vita e Pen-siero, 2002, p.  27. Pour une réflexion à nouveaux frais sur l’idée de bien commun (attentive à la question écologique et à la protection partagée des « biens communs »), voir Carità e giustizia per il bene comune, a cura di P. D. Guenzi, Rome, Edizioni CVS, 2011 (le volume réunit les actes du XIIe Congrès National de l’ATISM, Pescara, 8-11 septembre 2008) ; Id., « Ricercare il bene comune. Prospettive teologico- morali per definire il contributo della comunità cristiana », Archivio teologico torinese, 14 (2008), p. 423-452 ; Id., « Custodire la terra per il bene comune », dans Ufficio nazio-nale per i problemi sociali e il lavoro della CEI – Servizio nazionale per il progetto culturale della CEI, Custodire il creato. Teologia, etica e pastorale, Bologne, EDB, 2013, p.123-159 ; Id., « Bene comune e/o beni comuni ?  », dans Bene comune beni comuni. Un dialogo tra teologia e filosofia, a cura di S. Morandini, Padoue, Messag-gero, 2015, p.  45-99.

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La forme féconde du lien social ne vit pas seulement de grandes perspectives généralisantes, même si elle a besoin d’elles pour éviter de se réduire à un pur technicisme d’optimisation entrepreneuriale des relations entre associés. La qualité du lien vit de la capacité à honorer le pacte qui nous unit, à travers une pratique inclusive, vis- à- vis surtout de ceux qui, en raison de leur faiblesse et de leur fragilité, de leur « inutilité » apparente à l’aune du protocole rigide de la logique économique, courent le danger d’être les victimes désignées de la mécanique sociale immunisante 25.

Un chemin qui semble avoir été suggéré par le pape François dans Evangelii gaudium (2013) et développé à titre d’application dans le domaine écologique avec l’encyclique Laudato si’ (2015), et qui ouvre des perspectives prometteuses pour la « doctrine sociale de l’Église » elle- même. D’après le souverain pontife actuel, la rencontre entre la force du principe et les capacités à prendre des décisions concrètes qui en permettent la lisibilité dans le présent est d’une importance fondamentale, « pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne » (§ 182). L’engagement de la réflexion théologique sur le social n’est pas une fin en soi, et ne se développe pas dans un « lieu protégé » des provocations urgentes et profondes qui traversent la société contemporaine. Il faut une recherche de sens et de motivations pour vivre et œuvrer ensemble, sans manquer au devoir effectif de l’éthique de permettre une interprétation de la réalité capable d’orienter les pratiques sociales et d’influencer efficacement les compor-tements établis privés de conscience critique. Sans idéalisations ni projets utopiques, mais avec un amour profond de la réalité et une adhésion à celle- ci, comme le rappelle encore le pape

25. On peut situer sur cet horizon la recherche des théologiens italiens sur l’éthique de l’environnement, avec un parcours de réflexion important partagé à la fois par l’ATISM et l’Ufficio per i problemi sociali de la Conférence Épiscopale Italienne, à travers des séminaires spécialisés et des moments de rencontre. Certaines contribu-tions ont été recueillies dans le volume déjà mentionné, Custodire il creato. Teologia, etica e pastorale (2013). La recherche se poursuivra, à partir de l’encyclique Laudato si’ du pape François, dès 2016. Un autre centre d’intérêt ayant récemment impliqué l’ATISM a été la culture de la légalité, face aux phénomènes flagrants de corruption publique ; le XIVe Congrès National (Lecce, 4-7 juillet 2012), sur « Egalité et éthique publique », lui a été consacré. Les actes du colloque seront publiés chez Cittadella à l’automne 2015.

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François : « l’idée – les élaborations conceptuelles – est fonction de la perception, de la compréhension et de la conduite de la réalité. L’idée déconnectée de la réalité est à l’origine des idéa-lismes et des nominalismes inefficaces, qui, au mieux, classifient et définissent, mais n’impliquent pas. Ce qui implique, c’est la réalité éclairée par le raisonnement » (§  232).

Conclusion  : apologie en faveur d’une théologie morale « narrative ».

L’épilogue de ce long regard jeté sur « l’état des lieux » de la théologie morale en Italie identifiera pour finir un champ pro-metteur pour ses recherches dans le retour de la « casuistique ». La réhabilitation de l’irremplaçable moment casuistique, dépouillé des naïvetés du passé, constitue une perspective d’un très grand intérêt si l’on veut évaluer la cohérence intrinsèque de l’action concrète avec l’horizon méta- éthique et normogénétique. Dans cette perspective, il ne faut pas comprendre la casuistique seu-lement comme un point d’arrivée de la dynamique d’évaluation se penchant sur une situation donnée, mais comme un moment génétique de la normativité elle- même et de son processus évo-lutif. Si l’on peut penser à la configuration du cas par analogie avec la jurisprudence comme vérification et application d’une norme pré- formulée, il ne faut pas oublier pour autant que la norme particulière elle- même, dans sa genèse, est à considérer comme le fruit d’une « casuistique réussie », pour reprendre l’heu-reuse formule de Klaus Demmer, c’est- à- dire d’une casuistique qui a su interpréter convenablement sous l’angle du jugement moral les faits qui se présentaient historiquement au jugement moral, notamment à travers le perfectionnement des aspects argumentatifs à la base de l’évaluation de certaines situations conflictuelles, rendant par la suite nécessaire une appréciation de la capacité interprétative effective de la loi morale dans la situation concrète 26.

26. On trouve une contribution à la réflexion particulièrement brillante à cet égard et attentive à la leçon de Bruno Schueller, Die Begründung sittlicher Urteile. Typen etischer Argumentation in der Moraltheologie, 1973 et 1987), Ed. Salvatore Privitera (1944-2004). Il faut signaler de lui, outre ses précieuses contributions au domaine de la bioéthique, sa morale fondamentale : S. privitera, Il volto morale dell’uomo. Avvio allo studio dell’etica filosofica e teologica, Palerme, EDI OFTES, 1991. Sa perspective a été développée de façon originale par Pietro Cognato, de la Facoltà Teologica de Palerme. Voir P. cognato, « “Bonum esse”. La teologia morale tra “casi” e “metodo” e

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On ne peut nier la dimension de curiositas qui, depuis tou-jours, accompagne le théologien moraliste dans l’exercice profes-sionnel de sa compétence, en contact étroit avec la complexité du temps. Mais, plus profondément, l’attention à la dimension casuistique permet de saisir la dimension narrative intrinsèque propre à l’action, telle qu’elle a été exemplairement mise en lumière par Paul Ricœur. Pour confirmer cette « approche nar-rative de l’éthique » (à comprendre comme reprise du moment technique lui- même de la casuistique soucieuse de l’expression multiforme de l’existence humaine), il faut reconnaître que le récit joue un rôle spéculatif fondamental, non comme « prothèse » à laquelle recourir à titre d’exemplification, mais comme « façon de se positionner » de la rationalité humaine elle- même (l’homme est un être qui agit et se raconte). Cela donne lieu à une mise au point du sujet éthique atteignant l’universel anthropologique à partir de la singularité existentielle, et permettant aussi une reprise créative de la « loi naturelle » elle- même 27. Contre une vision naïvement fixiste, on peut penser que les « contenus » mêmes habituellement associés à l’idée de loi naturelle corres-pondent à une « construction progressive de la notion de “ce qui est bien”, observé d’un point de vue » – le point de vue historique effectif – « constamment en mouvement ».

L’approche narrative, en outre, peut permettre d’éclairer « les dynamiques de la raison pratique et surtout la tension entre universel et particulier qui la caractérise », en incitant utilement à clarifier le sens de la loi morale et de la vertu de prudence, ainsi que de leur implication réciproque 28. Il faut dire cepen-dant que le récit, tout en identifiant un moment génétique de l’éthique, n’en est ni le fondement, ni le critère normatif. Mais, de même, « on doit reconnaître que l’approche narrative n’est

l’istanza antiteorica. Passaggi didattici in teologia morale », Studia Patavina, 61 (2014), 765-786. Avec une visée applicative  : Id., Etica teologica. Persone e problemi morali nella società contemporanea, Palerme, Dario Flaccovio Editore, 2015.27. On trouve une brillante analyse des principaux apports du narrativisme éthique contemporain dans F. cattaneo, Etica e narrazione. Il contributo del narrativismo contemporaneo, Milan, Vita e Pensiero, 2011. Dans cet ordre, avec quelques ouver-tures sur le discours théologique, voir P. cattorini, Un buon racconto. Etica, teologia, narrazione, Bologne, EDB, 2007.28. Pour ces caractérisations synthétiques, voir F. cattaneo, Etica e narrazione, XVI- XIX (avec renvoi dans le texte à ces parties du volume). La citation qui suit est tirée de la page 236 du même essai.

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absolument pas incompatible avec le projet d’une éthique nor-mative, et qu’elle peut au contraire contribuer à le préciser et à l’articuler, en le gardant en contact avec l’expérience morale dans sa dimension concrète ». On ne saurait nier non plus le potentiel heuristique que le récit peut avoir dans l’approche de la complexité de l’expérience morale et des dynamiques pruden-tielles de la raison pratique présidant à l’évaluation de l’action.

Ce nouvel intérêt pour la casuistique et pour la dimension narrative de l’éthique semble être (implicitement) confirmé par les mots du pape François et s’impose comme un devoir aux théologiens moraux, que leur caractère et leur formation dis-posent à saisir les nouveaux récits qui se déroulent dans la cité humaine, mais rendent aussi sensibles à la tâche d’introduire en eux la puissance de vérité et de libération venant de l’Évangile : « Une culture inédite palpite et se projette dans la ville. […] Il est indispensable d’arriver là où se forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de Jésus les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville 29 ».

P i e r D a v i d e G u e n z i

29. pape françoiS, Evangelii gaudium, 73-74.

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L ’ A R B R E D U B I E N E T   D U   M A L

J e a n - F r a n ç o i s C o l l a n g e

L ’ a r b r e d u b i e n e t   d u   m a L   : L e   c o u p L e

e t L ’ é t h i q u e t h é o L o g i q u e a u j o u r d ’ h u i

(g n   2 , 1 5 - 2 3 ) 1

Monseigneur,

Chers collègues et ami(e)s,

C’est pour moi un honneur insigne que de pouvoir prendre la parole ici, dans l’église Santa Maria Maggiore de cette ville de Trente qui fut le théâtre si particulier, il y a plus de 450 ans, et de douloureuses séparations ecclésiales et de renouveaux marquants. L’accueil offert au Congrès de l’ATEM, association pleinement œcuménique dévouée à la réflexion sur l’éthique théologique est la marque de la progression, certainement fruit de l’Esprit, vers une réconciliation fraternelle. Donner la parole à un protestant luthérien ici et maintenant le signe avec force. Merci de tout cœur.

Il m’a paru opportun, pour ce Congrès portant sur l’identité théologique aujourd’hui, de nous reporter à un texte certes bien connu du début de la Genèse, mais porteur de perspec-tives à reprendre sans cesse. Il y est question, d’une certaine manière, de l’institution de l’éthique. Dieu y appelle au bonheur et n’est- ce pas là ce qu’invite à recevoir et à construire toute éthique authentique ? Le garant de ce bonheur toutefois n’en est pas moins un interdit originel, dont on nous dit justement

1. Prédication prononcée à Trente le 27  août 2015 lors d’un culte œcuménique à l’église Santa Maria Maggiore (siège des sessions du Concile de Trente) co- célébré par Mgr Luigi Bressan, archevêque de Trente et Jean- François Collange, ancien pré-sident de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine.

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qu’il porte sur la connaissance du bien et du mal, du bonheur ou du malheur.

Le Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder. Le Seigneur Dieu donna cet ordre à l’homme : Mange de tous les arbres du jardin ; mais ne mange pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (du bonheur et du malheur), car le jour où tu en mangeras tu mourras.

Le Seigneur Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je vais lui faire un secours en face.

Le Seigneur Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise à l’homme, et il l’amena vers l’homme. L’homme dit  :

Cette fois c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, Celle- ci on l’appellera compagne (épouse),

car c’est du compagnon (de l’époux) qu’elle a été prise [Gn 2,15-23].

Il ne m’appartient pas, du haut de cette chaire, de faire un cours à des collègues qui en savent autant, sinon plus que moi sur la question. Qu’ils me permettent toutefois d’explorer l’un ou l’autre aspect de ce texte à la richesse infinie. Le pre-mier – sur lequel je m’étendrai peu, sinon pour insister sur la perspective générale dans laquelle il situe l’ensemble du propos divin – concerne le bonheur dont Dieu fait la priorité de son projet pour l’homme  : « mange de tous les arbres du jardin !  », tel est le commandement originel. Un autre aspect tient à l’inter-dit dont le respect constitue la condition fondamentale de ce même bonheur. Enfin, – et j’explorerai essentiellement ce point –, il existe un lien mystérieux entre cet interdit et la création, au côté d’Adam à qui il est adressé, d’Ève, sa femme. Deux aspects importants de ce lien me paraissent devoir être évoqués.

Le premier tient au fait qu’il n’y a aucune transition dans le texte entre l’énoncé de l’interdit et la création de la femme. Comme si cette création illustrait – plus encore incarnait – le sens d’un interdit a priori énigmatique. Ne faut- il pas en déduire que l’interdit de la manducation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal a fortement partie liée avec la naissance de ce « secours en face » (ezer ke negdo) que représente Ève pour Adam ? Manger du fruit défendu, serait alors, d’une certaine manière, manger Ève elle- même, la dévorer, la détruire ou du moins la blesser dans son identité propre, porter atteinte à son altérité. Dans le registre symbolico- poétique du récit, la forme

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de l’arbre et de son fruit peuvent en effet évoquer l’être humain lui- même. Un autre être humain qu’Adam souffrant de solitude ; semblable et différent à la fois ; une « ischa » (compagne ou épouse), tirée de « isch » (compagnon ou époux) ?

D’ailleurs, le terme de « connaissance » lui- même n’évoque- t-il pas en hébreu biblique, plus et mieux encore qu’une seule connaissance intellectuelle, un rapport quasi charnel avec le bien et le mal, le bonheur et le malheur ?

Le bonheur et le malheur, le bien et le mal, tov vehar. On note encore qu’en hébreu toujours l’expression peut signifier « le tout », « l’infini », le sans frontière et sans limite. Or le « sans limite », l’illimité, est cela même à quoi l’Adam solitaire se trouvait condamné, ce qui le faisait errer en malheureux sans corres-pondant véritable, « sans secours en face ». Ève est donc créée en face – « en opposition » à Adam, pourrait- on dire. Elle est à la fois son complément et sa limite. C’est pourquoi la création d’Ève implique blessure et perte pour Adam ; il y perd une côte, mais y gagne un côté (« côte/côté », le jeu de mots vaut pour l’hébreu – tsèla – comme pour le français). Adam perd avec la création d’Ève son caractère illimité d’ectoplasme sans forme et malheureux, mais gagne un côté, un contour et une identité. Celle- ci toutefois est faite de vis- à- vis et de limitations, de face- à- face « contre » (kenegdo). De la sorte le bien et le mal se trouvent fondamentalement compris soit comme accueil et respect d’autrui dans son altérité limitative, soit comme rejet ou atteinte portée à son intégrité.

Tout cela – et j’aborde le second élément que je voudrais souligner – Adam semble l’avoir bien compris puisque avec la création d’Ève, il accède à la parole et au langage. Ceux- ci lui permettent d’exprimer son émerveillement lorsqu’il découvre sa compagne  :

Cette fois c’est l’os de mes os,

la chair de ma chair,

Celle- ci on l’appellera compagne (épouse),

car c’est du compagnon (de l’époux) qu’elle a été prise.

Tout semble ici baigner dans la plus grande félicité et l’on comprend dès lors mal qu’Ève en vienne à meurtrir un si bel hommage en cédant sans autre à la tentation du serpent. Ève serait- elle alors, comme une malheureuse tradition n’a cessé de

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le colporter pendant des siècles, à la racine de la faute originelle qui marque de façon tragique l’humanité depuis ses commen-cements ? Ou bien y aurait- il, plus originaire encore, comme un défaut caché dans cette première prise de parole d’Adam ?

On l’a dit : avec la création d’Ève, Adam accède au langage et à la parole. Et, a priori, il parle pour énoncer un propos bien-veillant et flatteur. Où est alors l’erreur ? Car il y a bien erreur. Adam accède certes au langage, mais… n’envisage ni l’échange ni le dialogue. Il parle beau certes, mais pour lui- même et à lui- même. Et ça lui fait du bien évidemment de constater qu’il n’est plus seul, que la compagne à ses côtés est parfaite et qu’il peut lui donner un nom tiré de son propre nom. Mais il lui importe peu que cela convienne à Ève ou non. C’est comme ça ! Ça lui convient à lui et cela lui suffit à exprimer son plai-sir, sans se préoccuper de demander à Ève son avis. Comme si celle- ci n’existait qu’à travers l’énoncé de son homme, qui n’en fait qu’à sa tête, comme si l’autre n’existait pas et n’avait aucune valeur comme « secours en face… »

Il n’est pas étonnant ensuite, que le serpent – qui n’est certes pas tombé de la dernière pluie – prenne le contre- pied de ce manque de reconnaissance, d’ouverture et de partage. Le serpent, lui, sait s’adresser à Ève et lui permet (lui le premier !) de prendre la parole, de faire montre de sa pleine humanité et de l’utilisation de ses capacités langagières. Le serpent engage un dialogue avec Ève et attend d’elle une réponse  : « Dieu a- t-il vraiment dit ?  », susurre- t-il. C’est ce que n’a pas su ou pas voulu faire Adam. Dès lors, comment Ève aurait- elle pu résister à l’invitation du tentateur ? Ne faut- il pas alors en tirer la conséquence que le véritable coupable – ou du moins le premier coupable – de la tragédie qui va suivre – n’est pas Ève, mais bien Adam qui n’a pas su trouver les voies de la construction en commun du couple, fondement de l’humanité des humains ? Dieu, quant à lui, ne s’y trompe pas, qui, un peu plus tard, « parcourant le jardin avec la brise du soir », n’interroge pas Ève, mais bien Adam sur ce qui s’est passé et sur les conditions de la faillite de son projet…

Il suffit ! La question que le récit originel nous posait tenait sur le sens profond de l’interdit dont le respect appelle l’huma-nité à vivre de façon heureuse, pleinement humaine ; à orienter ainsi l’élaboration d’une éthique biblique et théologique. Cet

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inter- dit – comme le rappelle l’étymologie latine du terme – porte sur ce qui peut ou non se dire entre deux personnes, deux groupes ou même différentes parties de l’humanité. Il tient dans la reconnaissance de l’altérité d’autrui, comme de la sollicitude qui doit permettre à cette altérité d’exprimer ce qui la constitue dans son identité propre ; il tient dans l’échange avec cette altérité. Cet échange conduit non pas à se cacher derrière un malheureux bosquet, mais à vivre en pleine lumière devant Celui qui, « à son image et à sa ressemblance », offre la vie en partage.

Amen !

J e a n - F r a n ç o i s C o l l a n g e

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R É S U M É S

ré S u m é S

Alain thomAsset

Les défis actuels de l’éthique théologique en EuropeCette étude souligne quelques défis actuels de la théologie morale en

Europe aujourd’hui : d’abord la difficulté d’être entendu dans la société dans son ensemble et d’adopter le ton juste dans le débat public, ensuite la manière dont elle conçoit la place des normes morales et plus large-ment le vocabulaire qu’elle emploie pour parler des repères de la vie morale, enfin la question de savoir si elle est vraiment capable d’écouter la voix des pauvres. D’après l’article, ce dernier défi ferait partie de la solution concernant les deux premiers  : c’est à la condition d’être les porte- voix de ceux qui sont souvent sans voix que les théologiens et les éthiciens peuvent trouver aujourd’hui non seulement une audience nouvelle dans la société mais aussi le bon vocabulaire pour s’exprimer.

Martin M. lintner

Comment l’éthique théologique est- elle mobilisée aujourd’hui ? Un regard catholique

À partir d’une analyse de la sécularisation et de la société (post- ) séculière, l’auteur offre un regard spécifique sur la question de savoir comment l’éthique théologique est mobilisée aujourd’hui, à partir de ses trois fonctions fondamentales : fonction de critique, d’intégration et de stimulation de la foi chrétienne. Selon l’article, l’éthique théologique devrait se comprendre comme « la servante d’une réussite complète de la vie de l’homme et d’une coexistence constructive des êtres humains dans une société pluraliste ».

Denis müller

L’éthique théologique aujourd’hui en défi. Un regard protestant

Après avoir souligné un double affaissement – intra- théologique et public – de l’éthique théologique, le premier étant lié à une figure

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désubstantialisée du christianisme, le deuxième à une laïcité exsangue, l’article présente le dilemme auquel l’éthique théologique se trouverait aujourd’hui confrontée  : ou bien se mettre au service des stratégies rationnelles en abandonnant toute ambition d’autonomie théologique (une stratégie que l’on pourrait qualifier de tillichienne) ou bien baliser une vision purement narrative et identitaire de la morale des chrétiens (une stratégie hauerwassienne). À partir de la proposition de J.- M. Ferry de la nécessité d’une Aufklärung religieuse, l’article détaille quatre défis pour l’éthique théologique aujourd’hui  : renouveler la théologie spéculative (contre la pauvreté de la théologie et de l’éthique théolo-gique contemporaines), intensifier la réflexion éthique normative (en récupérant le lien entre vérité universelle et singularité concrète du sujet), déployer l’anthropologie (en vue d’une subjectivité ouverte et relationnelle), imaginer la pratique (afin de rendre à l’éthique théolo-gique sa concrétisation, et cela au triple niveau de l’individu comme personne, de l’Église comme communauté et de la société comme imagination symbolique).

Cécile renouArd

Foi chrétienne et action collective. Écho et prolongement aux interventions de Denis Müller et de Martin Lintner

L’article réagit aux propos de Martin Lintner et de Denis Müller. Elle aborde la question de savoir si les critères indiqués par Lintner et Müller ne seraient pas communs à l’éthique philosophique et théo-logique aujourd’hui  : elle le fait à partir de l’exemple de la posture théorique de la philosophe américaine Marta Nussbaum et du problème crucial des rapports entre éthique et politique, notamment vis- à- vis du problème – à la fois éthique et politique – du mal structurel.

Marc Feix

Réactions pour ouvrir un débat suite aux interventions de la matinée

En rappelant la définition que Paul Ricœur a offert de la visée éthique – « [une] visée de la bonne vie, avec et pour les autres dans des institutions justes » – l’article pose des questions à la fois urgentes et cruciales aujourd’hui : comment offrir pour la théologie un discours de sens, s’appuyant sur des valeurs sécularisées, mais qui puisse indiquer son substrat nourricier ? Quelle place pourrait du coup être accordée à l’institution, ecclésiale ou universitaire, confessante ou non, qui permette, autorise, régule, un discours d’éthique théologique ? Quels éléments de méthode faudrait- il mettre en œuvre pour ce renouveau dont l’éthique théologique a aujourd’hui besoin ? Quel niveau une

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R É S U M É S

éthique théologique spéculative chrétienne cherche- t-elle à servir  : le niveau politique ou sociétal, le niveau des structures (ou corps) inter-médiaires, le niveau individuel ?

Stefano biAncu

L’éthique théologique, le temps, la réalité et l’art de vivre

L’article présente quelques propositions qui seraient potentiellement fécondes et productives dans la perspective de la question de l’identité de l’éthique théologique et de son service non seulement à l’Église/aux Églises et à la société, mais aussi aux femmes et aux hommes de notre temps, qu’ils soient croyants ou non croyants, qu’ils soient chrétiens ou pas. Il s’agit de trois idées qui, permettraient de dépas-ser certaines idiosyncrasies devenues désormais traditionnelles  : un rapport problématique avec le temps ; une difficulté persistante dans la recherche d’un équilibre entre la réalité et nos efforts de la saisir ; une sorte de perte – mais aussi une certaine redécouverte – dans nos sociétés postmodernes, de ce que l’on pourrait qualifier de lois premières de l’art de vivre.

Marie- Jo thiel

La théologie rend- elle service à l’Union Européenne ?L’article s’interroge sur l’apport et les relations potentielles ou réelles

– et donc sur l’influence possible – des débats théologiques sur les pourparlers de l’Union Européenne (UE) en ses lieux et fonctionne-ments stratégiques. Après avoir présenté le cadre politico- juridique de l’UE, l’article examine ses lieux officiels (ou possibles) de dialogue, pour revenir enfin sur la question de « l’utilité » de la théologie et plus généralement de l’apport des religions.

Walter lesch

Raison publique et éthique théologiqueW. Lesch se penche sur la question de savoir si la raison publique

a besoin d’une éthique théologique « (et, si jamais, de quelle éthique théologique) ?  ». Après avoir proposé une définition provisoire de l’éthique théologique – une sous- discipline de la théologie chrétienne, qui s’intéresse aux questions d’une vie bonne et d’une société juste à partir du contexte du christianisme sans se limiter à un cadre purement confessionnel, et dont les méthodes d’argumentation et d’éclaircissement conceptuel sont philosophiques et apportent un éclairage volontairement

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séculier sur des problématiques auxquels tout être humain doit répondre s’il veut assumer ses responsabilités – l’article dresse une histoire de la catégorie de raison publique (à partir de Kant jusqu’à Habermas et Rawls), toute en soulignant l’« arrogance » de ce singulier de « raison publique », qui serait plus correcte de décliner au pluriel. Il présente enfin une typologie de trois modèles de gestion de la présence de la norme religieuse dans un contexte sécularisé  : le modèle du mur séparateur, celui des piliers qui se côtoient pacifiquement et celui de la réflexivité. Après discussion il propose, comme un modèle de prise en considération de quelques demandes légitimes des citoyens religieux et non- religieux, le paradigme de la traduction, qui propose l’idéal d’une « traduction coopérative » pour que les différentes traditions puissent dialoguer.

Jean- François collAnge

Convergences et divergences entre Églises dans le domaine éthique et social

L’article se penche sur la question de l’éthique théologique dans un monde pluraliste et sécularisé à partir des relations possibles entre Églises, religions, et société. À partir de trois cas d’actualité en France – les débats sur la loi sur la fin de vie, sur l’institution du mariage pour tous et sur les changements climatiques – et des différentes positions ecclésiales en matière, l’article montre qu’il y a là à l’œuvre une diversité marquée d’ecclésiologies, mais aussi une complémentarité des démarches qu’il faudrait mettre au service d’un ethos participatif d’échanges et de débats en vue de la création d’un espace public ouvert à tous les courants convictionnels acceptant la délibération commune.

Azzolino chiAppini

Bible et étude et enseignement de la moraleL’article montre que la Bible n’est pas un répertoire de solutions

éthiques prêtes à l’emploi. Selon l’Évangile, les clés herméneutiques de l’agir, et donc de la morale, sont le discours des béatitudes, l’annonce et l’accueil du Royaume, la nécessaire attitude de pauvreté vis- à- vis de Dieu  : non pas des normes morales en elles- mêmes, mais l’esquisse d’une attitude fondamentale de l’homme devant Dieu. Une attitude qui pose évidemment aussi des exigences éthiques, de manière que l’on peut dire que si l’on interroge la Bible à partir d’une préoccupation morale, on y trouvera peu et beaucoup en même temps.

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R É S U M É S

Alberto bondolFi

Pourquoi l’éthicien aurait- il besoin de la recherche historique ?

Après avoir dressé le Status quaestionis de la production historique dans le domaine de l’éthique théologique, l’article montre comment une exploration critique et différenciée du passé de cette discipline, dans sa genèse et ses transformations, serait indispensable pour comprendre et éventuellement changer le présent et donner une consistance argumen-tative à la réflexion systématique. Un renouvellement de la recherche historique pourrait indirectement contribuer aussi à une diminution de la fragilité de l’éthique théologique vis- à- vis de l’éthique philosophique et enrichir ainsi les approches systématiques aux problèmes normatifs.

Debora spini

L’éthique théologique  : témoignage à partir du protestantisme italien

L’article présente sa réflexion sur l’avenir de l’éthique théologique à partir de la perspective de son domaine d’expertise, celui de la théorie politique et sociale, et de sa biographie, qui est celle d’une apparte-nance à la courante minoritaire du protestantisme italien. Après avoir montré le devoir des chrétiens de contribuer au débat public, l’article met en garde les éthiciens contre la « très grave » tentation d’oublier la spécificité de l’éthique théologique et d’essayer d’« occuper » le champ de l’éthique publique.

Pier Davide Guenzi

L’éthique théologique de langue italienne.L’article dresse un état des lieux de la théologie morale italienne,

dont il présente trois dimensions fondamentales  : sa manière d’« être présente » dans le débat ecclésial et civil contemporain (dimension « introspective »), les efforts qu’elle déploie pour « rapporter au présent » sa propre tradition de pensée (dimension « rétrospective »), et enfin, sa manière d’« adhérer au présent » afin d’ouvrir des horizons d’avenir (dimension « prospective »). À partir du chemin de l’éthique théologique italienne des derniers cinquante ans, l’article plaide pour un retour non naïf de la « casuistique », cette dernière étant comprise non seulement comme un point d’arrivée de la dynamique d’évaluation se penchant sur une situation donnée, mais comme un moment génétique de la normativité elle- même et de son processus évolutif.

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Jean- François Collange

L’arbre du bien et du mal, le couple et l’éthique théologique aujourd’hui (Genèse 2, 15-23)

L’article propose une lecture d’un texte biblique où il est question, d’une certaine manière, de l’institution de l’éthique : Dieu y appelle au bonheur et n’est- ce pas là ce qu’invite à recevoir et à construire toute éthique authentique ? Le garant de ce bonheur n’en est pas moins un interdit originel, dont on dit justement qu’il porte sur la connaissance du bien et du mal, du bonheur ou du malheur.

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L IBRAIRIES DÉPOSITAIRES

Procure Terre et Ciel, 10 rue de Suisse, 06000 NiceLa Procure Livre Ouvert, 14 rue Irénée-Carré, 08000 CharlevilleMaison du Livre, Passages des Maçons, 12000 RodezSiloé le Baptistère, 13 rue Portalis, 13100 Aix-en-ProvenceLibrairie Saint-Paul Siloé, 47 boulevard Paul-Peytral, 13006 MarseilleSilo Puits de Jacob, 14 rue Dupaty, 17000 La RochelleSofec S.A. Librairie, 13 rue Saint-François, 22000 Saint-BrieucLibrairie Chevassu, 119 Grande Rue, 25000 BesançonLibrairie et Éditions Peuple Libre, 2 rue Émile-Augier, 26000 ValenceLibrairie des Ateliers du Bec, Le Bec Hellouin, 27800 BrionneSodilibre Brest, 2 rue Boussaingault, 29200 BrestSodilibre Quimper, 9 rue du Front, 29000 QuimperSiloé Biblica, 23 rue Amiral-Courbet, 30000 NïmesLibrairie Siloé Jouanaud, 19 rue de la Trinité, 31000 ToulouseProcure Sacré-Cœur, 35 rue de la Scellerie, 37000 ToursLibrairie Notre-Dame-Aymon, Paillet, 10 place Notre-Dame, 38000

GrenobleLibrairie du Mont-Roland, Notre-Dame-du-Mont-Roland, 39100 DoleLibrairie Richer, 9 rue Chaperonnière, 49000 AngersProcure Largeron, 23 rue Carnot, 51100 ReimsL.A.E.R., 42 bis cours Léopold, 54000 NancyOffice catéchétique, 10 bis rue de la Gendarmerie, 57000 MetzLibrairie Tirloy, 62 rue Esquermoise, 59000 LilleProcure Visages, 101 rue de la Madeleine, 60000 BeauvaisLibrairie Majuscule Brunet, 21 rue Gambetta, 62000 ArrasProcure La Treille, 1 place La Treille, 63000 Clermont-FerrandLibrairie Oberlin, 22 rue de la Division-Leclerc, 67000 StrasbourgAlsatia Colmar, 28 rue Têtes, 68000 ColmarAlsatia Mulhouse, 4 place de la Réunion, 68100 MulhouseLibrairie Siloé Saint-Paul, 8 place Bellecour, 69002 LyonÉditions ouvrières de Lyon, 9 rue Henri-IV, 69002 LyonDecitre Bellecour, 6 place Bellecour, 69002 LyonLibrairie Vieil Annecy SARL, 3 place J.-J. Rousseau, 74000 AnnecySaint-Paul Siloé, 46 rue du Four, 75006 ParisLibrairie la Procure, 3-5 rue de Mézières, 75006 ParisLibrairie Clément-VI, 3 avenue de Lattre-de-Tassigny, 84000 AvignonSiloé Sype, 58 rue Joffre, BP 407, 85000 La Roche-sur-YonLibrairie Catholique, 6 rue de la Courtine, 87000 LimogesProcure Boulogne, 263 boulevard Jean-Jaurès, 92100 Boulogne-

BillancourtLibrairie française la Procure, 23 Piazza S. Luigi dei Francesi, I-1701 RomeOffice du Livre, C.P. 1061, CH-1701 Fribourg

24, rue Berthelot, 37000 Tours

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Revue trimestrielle publiée par les Éditions du Cerf,24 rue des Tanneries, 75013 Paris.Tél. : 01 80 05 36 36. E-mail : revues.magazinesseditionsducerf.frDirectoire : Éric T. de Clermont-Tonnerre, o.p. � Dominique RogeauxPrincipaux associés : Province dominicaine de France � Couvent Saint-Dominique � Groupe Le Monde.Directeur de la publication : Éric de Clermont-Tonnerre, o.p.Rédacteur en chef : Laurent Lemoine, o.p.Secrétaire de rédaction et responsable de la communication :Agathe Châtel.Imprimé en France. Imprimerie Maury SAS, 12100 Millau, n 48787 r.N CPPAP : 52875 � N ISSN : 0750-1455.Dépôt légal : mars 2013.

Directeur général : Jean-François Colosimo

Jean-François Colosimo

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24, rue des Tanneries, 75013 Paris.

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