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Aux sources du moi. Pour une histoire des subjectivités (France, seconde moitié du XXe siècle). Dans la France du second XX e siècle, la famille, le travail et l’autonomie constituent, pour la majorité des Français, le socle du bonheur. Il en est ainsi dans le domaine des représentations, mais il en est de même dans celui, plus profond, des expériences : lorsqu’un individu se déclare heureux, il mobilise des aspects de sa réalité liés à ses thèmes. Voilà ce que j’appelle une configuration subjective. Cette configuration subjective est liée à un contexte historique et connait des évolutions importantes selon les époques et les sociétés : dans les sociétés chrétiennes traditionnelles, les individus ne se posent que rarement la question du bonheur, puisque la vie terrestre n’est qu’un prélude à la vie éternelle. La douleur permet d’expier le péché originel et d’obtenir le paradis, ie le bonheur, mais dans l’au-delà. De fait, les processus subjectifs, par lesquels les acteurs perçoivent le monde et se perçoivent eux-mêmes, éprouvent des sentiments, des émotions, des sensations, s’approprient le réel objectif, ne sont pas des invariants anhistoriques, mais méritent d’être analysés par l’historien. Après avoir abordé l’histoire du bonheur par le biais de ses représentations, j’avais étudié, au cours de ma thèse, les expériences de la vie heureuse, c’est-à-dire le vécu, le

Aux sources du moi. Pour une histoire des subjectivités (France, seconde moitié du XXe siècle)

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Aux sources du moi. Pour une histoiredes subjectivités (France, seconde moitiédu XXe siècle).

Dans la France du second XXe siècle, la famille, le

travail et l’autonomie constituent, pour la majorité des

Français, le socle du bonheur. Il en est ainsi dans le domaine

des représentations, mais il en est de même dans celui, plus

profond, des expériences : lorsqu’un individu se déclare

heureux, il mobilise des aspects de sa réalité liés à ses

thèmes. Voilà ce que j’appelle une configuration subjective.

Cette configuration subjective est liée à un contexte

historique et connait des évolutions importantes selon les

époques et les sociétés : dans les sociétés chrétiennes

traditionnelles, les individus ne se posent que rarement la

question du bonheur, puisque la vie terrestre n’est qu’un

prélude à la vie éternelle. La douleur permet d’expier le péché

originel et d’obtenir le paradis, ie le bonheur, mais dans

l’au-delà.

De fait, les processus subjectifs, par lesquels les

acteurs perçoivent le monde et se perçoivent eux-mêmes,

éprouvent des sentiments, des émotions, des sensations,

s’approprient le réel objectif, ne sont pas des invariants

anhistoriques, mais méritent d’être analysés par l’historien.

Après avoir abordé l’histoire du bonheur par le biais de

ses représentations, j’avais étudié, au cours de ma thèse, les

expériences de la vie heureuse, c’est-à-dire le vécu, le

ressenti des acteurs1. Cette histoire du sentiment heureux m’a

fait envisager un nouvel objet d’étude historique : les

subjectivités, leur fonctionnement et leur évolution.

L’étude du bonheur m’a conduit à remarquer d’une part, le

poids de la réalité objective dans l’apparition du sentiment de

satisfaction et, d’autre part, celui du regard subjectif porté

sur cette réalité. L’acteur interprète en effet le réel et se

l’approprie. Ce processus herméneutique peut produire, selon

l’individu, différentes impressions. Selon la valeur

privilégiée, il se saisit de tel ou tel aspect de la vie et le

met en exergue dans un récit, plus ou moins heureux.

Pourtant il existe un lien entre réalité et expérience :

dans la majorité des cas, la première détermine largement la

seconde et les sentiments ne naissent pas de manière

désordonnée et anarchique. Ainsi les interprétations du monde

sont globalement intersubjectives et le consensus est assez

large quant aux liens entre le réel et les réactions

personnelles qu’il suscite : par exemple, la majorité des

Français s’accordent sur les ingrédients nécessaires au

bonheur.

Pour comprendre les opinions subjectives, il convient donc

d’analyser à la fois la réalité et les matrices perceptives,

qui canalisent le regard de chacun.

Et si je souhaite comprendre le fonctionnement subjectif,

c’est parce qu’il est essentiel dans l’évolution de

1 Pawin, Rémy, Trente Glorieuses, treize heureuses ? Représentations et expériences du bonheur en France entre 1944 et 1981, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, thèse de doctorat d’histoire réalisée sous la direction du Pr. Christophe Charle, 2010, 935p.

l’Histoire : l’activité des hommes, ie l’histoire, dépend de ce

qu’ils pensent.

L’histoire des subjectivités, c’est donc une histoire des

sentiments, des émotions et des sensations : la peur, la haine

ou au contraire, le sentiment de justice sociale et la manière

dont l’histoire est perçue. C’est aussi une histoire de la

manière dont les individus réagissent aux sollicitations du

réel, du décalage entre l’objectif et le point de vue que l’on

porte sur lui.

De prime abord, on pourrait rétorquer que cette étude

n’est en rien celle d’un historien, et qu’un anthropologue, un

psychologue social, un sociologue, voire un biologiste, serait

plus à même de la mener. Mais la plasticité du fonctionnement

humain est immense et rares sont les éléments qui suscitent

invariablement des interprétations identiques : un rapide

survol des différences culturelles le montre. Aussi l’historien

a-t-il sa place dans ce programme. Par la mise en œuvre de la

méthodologie historique, par son attention au temps et à son

rôle, ce dernier pourra jeter un nouvel éclairage sur le

fonctionnement des subjectivités et, partant, trouver une place

dans le fécond programme de recherche ouvert par le

développement des sciences cognitives. Ce projet d’histoire des

subjectivités ouvre donc un nouveau champ historiographique.

Plan : Je vous ferai aujourd’hui une présentation assez

classique : je montrerais d’abord l’intérêt du sujet en

répondant à la question pourquoi faire l’histoire des sub ;

ensuite, je m’attaquerai au problème du comment faire ? et

enfin, je présenterai d’une part ce qui a déjà été fait,

d’autre part, ce qui reste à faire, si j’en ai le temps.

I. Pourquoi faire ? Un objet neuf pour

l’historien

Au XXe siècle, après avoir critiqué l’histoire

historisante, la discipline historique a longtemps privilégié

l’étude des structures économiques et, plus généralement, de la

réalité matérielle. Dans le cadre du paradigme marxiste selon

lequel les infrastructures déterminent les superstructures, elle

a délaissé l’étude des croyances et des idées, pour s’investir

dans celle des éléments objectifs du réel.

Depuis une trentaine d’années, les historiens sont passés

« de la cave au grenier » et l’histoire des représentations,

après celle des mentalités, a permis un renouvellement des

problématiques. Elle a notamment souligné le rôle des acteurs,

et a minimisé le poids des structures, pour mettre en exergue

celui du regard, des croyances, des idées.

Pour autant, à tout ramener à une « invention » (du

social, de la classe ouvrière, de la tradition…), ne risque-t-

on pas de perdre de vue le rôle du réel dans la genèse des

discours dont il est l’objet ? C’est pour se prémunir contre

cette dérive possible vers l’idéalisme ou le subjectivisme de

l’histoire des représentations qu’il nous parait essentiel de

revenir à la question des liens entre réalité objective,

expériences subjectives et représentations discursives. Partir

des expériences subjectives permettrait ainsi de mieux

comprendre ce qui les suscite et de saisir comment l’objectif

les détermine, comment le regard modifie la réalité – en la

minorant ou la majorant, en lui assignant une signification,

une couleur, une tonalité. Bref, il s’agit d’interroger

l’interaction entre les croyances, les sentiments et leur

substrat matériel.

Dans ce cadre, il conviendra de distinguer précisément

quels sont les individus qui expérimentent les sensations selon

la voie majoritaire et quels sont ceux qui s’en écartent. Les

travaux sur la pauvreté subjective montrent ainsi qu’environ

70% des sondés éprouvent un sentiment conforme à ce qu’ils

possèdent objectivement (70% des pauvres en biens matériels

s’estiment pauvres, il en va de même des riches). Mais il reste

donc environ 30% des individus, dont les déclarations

discordent par rapport à leur situation évaluée objectivement.

Dans ce groupe, la réalité objective (ici évaluée par rapport à

la possession d’un bien) ne détermine pas l’expérience vécue,

soit que les individus possèdent le bien mais se déclarent

pauvres, soit qu’ils n’en jouissent pas mais s’estiment riches.

L’un des objectifs consistera à mieux comprendre ce qui

décide l’appartenance au groupe majoritaire ou minoritaire. En

d’autres termes, existe-t-il des facteurs qui déterminent le

comportement normal ou le ressenti discordant ? Le cas échéant,

quels sont-ils ? Ont-ils des liens avec la personnalité du

sondé ? Sa biographie ? Son appartenance sociale ou politique ?

Son genre ? Sa génération ?

Dans la même veine, il conviendra de s’interroger sur

l’évolution de ces configurations : cette partition – 70%-30%

– se retrouve-telle dans l’ensemble des jugements émis ou bien

est-elle spécifique au domaine de la pauvreté subjective ? Y a-

t-il des périodes de l’histoire où le consensus est moins large

et où la réalité détermine plus lâchement les opinions ? Si, au

contraire, la proportion de jugements divergents s’est

aujourd’hui accrue, cette évolution historique témoigne-t-elle

d’une tendance à la déréliction? Cette architecture

problématique conduit donc vers une véritable cartographie des

fonctionnements subjectifs, qui distinguera des effets liés à

la place sociale, au genre, à la génération et au moment

historique.

Pour réaliser ce programme, j’investis, dans un premier

temps, le terrain de la France au second XXe siècle. Partie de

la France, cette recherche ne se cantonnera pas à l’espace

national et ouvrira, dans un second temps, sur des perspectives

comparatives. La comparaison apportera nécessairement des

questions nouvelles, dans la mesure où elle permettra de

distinguer les limites du modelage culturel : n’envisager qu’un

espace restreint obérerait considérablement la portée de cette

étude, dans la mesure où nous ne pourrions faire la part des

choses entre, d’une part, ce qui est déterminé par la réalité

commune à toutes les sociétés modernes, d’autre part, ce qui

subit l’influence des représentations liées aux histoires

singulières des différents espaces nationaux. Au contraire, en

étendant le champ d’étude et, partant, la gamme des

appréciations subjectives, nous pourrons mieux cerner le

fonctionnement des subjectivités selon leurs environnements

variés.

En ce qui concerne les bornes chronologiques de l’étude,

la fin de la Seconde Guerre mondiale constitue une limite amont

pertinente pour les espaces sur lesquels portera notre enquête

tant elle a donné à l’Europe occidentale : 1945 n’est pas qu’un

césure politique ou diplomatique, car les individus ont eu le

sentiment de vivre une nouvelle époque, après les catastrophes

du premier XXe siècle 

Quant à la borne aval, nous nous rapprocherons le plus

possible du temps présent. Ce demi-siècle constitue un champ

d’étude fort propice à l’étude des subjectivités, dans la

mesure où ces années connaissent de nombreux bouleversements

des éthiques et des croyances, mais également de profondes

transformations de la réalité sociale. Aussi constitueront-

elles un espace chronologique particulièrement riche pour

l’étude des subjectivités

En outre, cette époque est propice à cette étude parce que

les sources, fort diverses et abondantes, permettent de sonder

les esprits beaucoup mieux que pour les époques antérieures :

pour pouvoir faire une histoire des subjectivités, il faut des

documents qui permettent de les saisir, nous y reviendrons.

L’intérêt de ce projet procède également de sa nouveauté :

il y a un vide historiographique sur les subjectivités. Rien –

ou presque – n’a été fait dans ce domaine. Les historiens n’ont

guère traité de la subjectivité : depuis les travaux de Michel

Foucault, quelques études se sont penchées sur les histoires du

sujet et de la progressive subjectivation des êtres humains,

dont les historiens traquent les origines depuis le XVIe

siècle2, mais aucune n’a osé aborder frontalement la question

de l’évolution historique des subjectivités. De nombreux

travaux soulignent les évolutions subjectives à l’égard de tel

ou tel domaine (la propreté, la beauté, l’odorat, pour évoquer

quelques ouvrages célèbres…3), mais aucun historien n’a tenté

de synthèse problématisée sur les expériences des acteurs.

Pourtant tous les historiens du culturel reconnaissent

l’intérêt d’une histoire de la réception – des objets culturels

comme des représentations mises au jour dans les médias – et

aspirent à sa réalisation. Mais ces appels sont restés des vœux

pieux et l’appropriation subjective de la réalité sociale n’a

pas fait l’objet d’une étude monographique. Aussi conviendrait-

il de combler cette lacune historiographique et de fournir les

outils conceptuels pour comprendre les subjectivités.

En revanche les autres sciences sociales se sont

intéressées aux fonctionnements subjectifs. Notre intérêt pour

l’expérience, le vécu, le ressenti des acteurs s’enracine donc

plutôt dans la sociologie : outre les recherches fondatrices de

Georg Simmel4, nous sommes particulièrement redevables aux

travaux de Luc Boltanski et de François Dubet5. Pour ce

dernier, « il importe d’étudier la subjectivité de l’acteur, et

2 Goldstein, Jan, The post-revolutionary self : politics and psyche in France, 1750-1850, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 2005, XIV-414 p. ; Michon, Pascal, Elements d’une histoire du sujet, Paris, Kimé, 1999, 208p.; Seigel, Jerrold E., The Idea of Self. Thought and Experience in Western Europe since the Seventeenth Century, Cambridge, Cambridge UP, 2005, 724p. 3 Corbin, Alain, Le Miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social XVIIIè-XIXème siècles, Aubier, Paris, 1982, 334p. ; Vigarello, Georges, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Seuil, 2004, 340 p. ; Vigarello, Georges, Le Sain et le malsain. Santé et mieux-être depuis le Moyen-Âge, Paris, Seuil, 1993,250 p.4 Simmel, Georges, La sociologie de l’expérience du monde moderne, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1986, 292 p.5 Dubet, François, Sociologie de l’expérience, Seuil, Paris, 1994, 278 p.

son activité. Il ne s’agit pas seulement d’étudier ses

représentations, mais aussi ses sentiments et le rapport qu’il

construit à lui-même6 », c’est-à-dire ses expériences. Elles

incorporent certains faits objectifs, selon la manière dont les

individus les perçoivent, mais dépendent également des normes

et des conventions narratives, qui régissent les matrices

perceptives – les grilles de lecture – et discursives : le même

stimulus ne produit pas toujours le même effet en terme de vécu

et l’expérience dépend notamment de normes et d’apprentissages

sociaux.

TRANS : L’histoire des subjectivités interrogent donc les

liens entre la réalité objective et les expériences ; elle est

nouvelle et intéressante ; elle relie l’approche sociologique

et la démarche historique. L’objet est donc justifié. La

question devient donc : comment la mener à bien ? Quelle

méthodologie adaptée peut-elle être employée pour traiter cet

objet foisonnant et évanescent ?

II. Comment faire ? Méthodes d’enquête Les travaux sociologiques fournissent un point de départ

théorique pour aborder la question de l’évolution des

subjectivités : vous savez peut-être que les historiens vont

souvent chercher des architectures théoriques dans les autres

sciences sociales. C’est le cas ici : ils nous indiqueront des

directions vers lesquelles porter nos investigations.

Celles-ci interrogeront un corpus documentaire varié

qu’ils convient de présenter. Pour saisir les expériences

6 Ibid., p. 257.

subjectives, il s’agit de retrouver leurs traces. Les traces,

c’est le principal problème de l’historien : trouver des

documents qui permettent d’étudier l’objet qu’il s’est donné.

Nous ne pourrons avoir accès qu’à des expériences

déclarées, ce qui pose le problème de la crédibilité des

énoncés découverts. Mais cette difficulté est inhérente à toute

recherche historique et nous mettrons en œuvre la méthode de la

critique interne et externe des documents afin de garantir la

fiabilité des informations.

Trois types de sources distincts et complémentaires

constituent le corpus et sont mobilisés pour reconstituer et

inventer les traces d’expériences : des entretiens, des

journaux intimes et des mémoires, des enquêtes d’opinion. A

chacun est associé un biais particulier et leur agrégation

permet de restituer le vécu des individus.

A°) enquête orale

Je travaille sur la période très contemporaine. Par

conséquent, les acteurs peuvent être encore vivants : je

réalise une enquête orale et procède à des entretiens portant

sur les expériences. Ils sont menés sous forme d’interviews

semi-directifs, qui standardisent relativement les propos

recueillis, mais laissent un degré de liberté important au

sondé. Avec les entretiens, j’obtiens un matériel qualitatif.

Mais si j’ai suffisamment d’entretiens, je peux réaliser une

analyse quantitative du matériel empirique réuni.

Le principal problème des entretiens, c’est celui de la

reconstruction mémorielle : d’une part, la mémoire des acteurs

n’est pas infaillible et il faut prendre garde aux oublis et

aux inflexions de signification ; d’autre part, l’évolution

subjective de chacun peut modifier le contenu de sa

déclaration. Pour autant et comme l’ont montré plusieurs

enquêtes orales7, nous pouvons retrouver des bribes

d’expérience, grâce aux entretiens, et en tenter l’analyse,

malgré les limites susmentionnées.

Comment : je vous ai donné un morceau d’entretien, réalisé

avec Marcelle Pawin.

Avant l’entretien : préparation des questions : réfléchir

au sujet, préparer un guide d’entretien : série de thèmes et de

questions à aborder. Mais entretien semi-directif, ie laisser

l’interlocuteur dire ce qu’il a envie, rebondir sur ces propos…

=> différent d’un questionnaire avec liste définie de

questions. Il vaut mieux faire des questions ouvertes très

générales qui laissent libre l’informateur de faire les

relations qu’il souhaite. Car ce sont justement ces relations

qui nous intéressent, ie la manière dont son esprit est

structuré.

Ensuite, il faut soumettre l’entretien à une critique :

Critique externe   :

Comment s’est déroulé l’entretien ?

Chez moi, 1h30 d’entretien, dont vous avez ici quelques

extraits. Pas d’événements particuliers ce jour là :

l’entretien s’est bien déroulé, sans perturbations.

7 Wievorka, Olivier, Nous entrerons dans la carrière. De la résistance à l’exercice du pouvoir, Seuil, Paris, 1994, 466 p. ; Callu, Agnès (dir.), Le mai 68 des historiens. Entre identités narratives et histoire orale, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2010, 312p. ; Descamps, Florence (dir.), Les sources orales et l’histoire, Paris, Bréal, 2006, 288p.

Qui est MP ?

Vous auriez pu me dire que les liens qui m’unissent à

l’objet sont problématiques : c’est en effet ma grand-mère. Va-

t-elle me dire la vérité ? Va-t-elle cacher des choses ?

Certainement. Mais sans doute pas plus qu’à un étranger qui

l’aurait interrogée. Bien au contraire, on peut penser que

notre proximité va permettre la collecte d’informations plus

intimes et sincères que si elle avait été interrogée par qqn

qu’elle ne connaissait pas. Pour me justifier, j’invoquerais

l’observation participante : parfois, le lien fort entre le

chercheur et l’objet permette d’aller plus en profondeur que

lorsque le chercheur est extérieur à l’objet.

Par rapport au contenu de l’entretien, ce lien pose-t-il

problème ? dans un sens, oui. Je suis son petit-fils. Or elle

parle beaucoup de la famille dans l’entretien :

Son plus beau souvenir, c’est la naissance de son fils et

le second, c’est ma naissance. Il n’est pas exclu que ma

présence ait interféré dans cette déclaration… Vous auriez pu

m’attaquer sur ce point.

Mais, en fait, elle aurait dit exactement la même chose à

qqn d’autres. Je vous l’assure de ma bonne foi et on va faire

comme si vous étiez d’accord. Mais je reconnais que cela pose

problème.

Critique interne : les informations transmises sont-elles

vraies ? Pour ce faire, travail de vérification des

informations positives :

Elle a vraiment un fils médecin et un petit-fils, elle

sait lire le Français et le parle sans accent. Elle a un frère

dont elle s’est occupé étant petite : adolescente parentalisée.

Elle a le permis de conduire et a sauvé sa famille durant

la guerre.

Précisions sur les faits sont plus difficiles à obtenir :

elle passe la ligne de démarcation et fait venir sa mère, sa

sœur et son frère cadet dans un petit village de Creuse :

Vidaya.

C’est plus difficile à vérifier, mais on peut, par

recoupement, trouver des pistes : interroger ses frères et

sœurs, aller à Vidaya voir la maison où la famille s’est

réfugié…

Ensuite, communiste : trouver les cartes, des photos du

groupe PC…

Enfin : Deuxième sexe de Beauvoir. Peu probable :

L’ouvrage sort en 1949. Son fils nait en 1956, soit 6 ans

après. Le Deuxième sexe = ouvrage de 900 pages, assez cher,

d’accès difficile et critiqué par tous les partis, spécialement

par les communistes, qui disent que c’est petit bourgeois,

salace… On a ici un exemple du processus de reconstruction

mémorielle : elle devait ne pas vouloir avoir d’enfants trop

vite (ma grand-mère est quelqu’un qui aime s’amuser et qui

avait souffert d’une trop grande responsabilité parentale), et

elle a pris connaissance, et même sans doute lu Beauvoir plus

tard => sa mémoire justifie le fait de ne pas avoir eu d’enfant

en se drapant dans Beauvoir référence légitime. De fait, Seuls

les intellectuels ont lu Beauvoir avant les années 1960 et ma

grand-mère n’en était pas une.

Avec ce problème, on arrive à un second niveau de critique

de la source : MP est sincère lorsqu’elle dit avoir lu Beauvoir

dès 1950. Elle a reconstruit son récit de vie en incorporant

Beauvoir => c’est la reconstruction mémorielle

Cette propriété de la mémoire à déformer les choses pose

problèmes : il est difficile de déceler la fausse information.

C’est parce que je connais bien ma grand-mère et parce que j’ai

travaillé sur Beauvoir que je peux le savoir. Cela dit, un

autre chercheur pourrait aussi le savoir en vérifiant sa

source : a-t-elle l’exemplaire original ? l’a-t-elle anoté ?

Mais en même temps, cette erreur est révélatrice : Si MP

mobilise Beauvoir, cela indique qqch : les idées de Beauvoir

permettent de légitimer un récit de vie ; les représentations,

les discours sur les femmes pénètrent les subjectivités, en

l’occurrence celle de MP, et viennent donner sens aux récits de

vie de certaines femmes de la génération de MP. Les conventions

narratives fournies par Beauvoir se sont diffusées et servent à

la mise en forme des biographies. On a là quelque chose

d’interessant pour l’histoire des subjectivités : elles

subissent l’influence des représentations, des discours

extérieurs.

Après avoir balayé les informations positives, objectives,

transmises par l’interview, revenons aux questions

subjectives : que nous apprend notre source en matière de

subjectivité   ?

1°) Le confort et le bonheur : la tv plus que la machine à

laver. D’ailleurs, dans une autre partie de l’entretien, elle

précise qu’elle aimait aller au lavomatic, dans lequel elle

rencontrait des gens => sociabilité du lavoir, supprimé par

individualisation du lavage, chez soi.

En revanche, bonheur du téléviseur : qu’en faire ? dans

les milieux urbains, il n’est pas très légitime d’avouer que la

tv nous rend heureux => si elle le dit, soit c’est par

provocation, soit c’est vrai. Or, elle ne provoque pas : ses

propos ne sont pas tenus pour choquer, rien d’autres ne sert à

ça dans son discours, aucun signe non verbal n’est venu le sous

entendre => bonheur du téléviseur. Piste à creuser pour voir la

diffusion de cette joie là.

2°) Les périodes heureuses : la maturité, enfance

malheureuse, guerre heureuse. On a là une trajectoire assez

singulière : enfance malheureuse, courant chez les populations

immigrées, converge avec témoignage enfant parentalisés. Mais

guerre heureuse, pour une juive… Témoignage exceptionnel. Quel

crédit ?

C’est sans doute vrai. MP est l’ainée de sa famille, la

seule à bien maitriser le français en 1940. En l’absence de son

père, engagé volontaire au coté des Français, elle a eu la

responsabilité familiale et les a sauvés : elle a guidé sa

famille de Saint-Quentin, dans le Nord, jusqu’à Paris. A Paris,

ils font partie des rares à n’avoir pas porté l’étoile jaune.

Lorsque les rafles ont commencé, MP est passée en zone libre, a

trouvé un refuge et a fait venir sa famille. Dans la Creuse,

elle a travaillé et les a fait vivre => la période a été

difficile, mais à dix-sept ans, cette jeune fille exaltée a eu

l’impression de vivre une aventure. Il n’en fallait pas plus

pour avoir l’impression de vivre un moment fort. Or le

dénouement en est heureux : pas de mort dans la famille

nucléaire (le père revient après guerre). Aussi et dès après

guerre, la guerre est perçu sous des auspices positifs : le

moment de gloire de MP. Il est possible qu’il y ait

reconstruction, mais pas tardive : celle-ci intervient dès

après les faits et les colore positivement.

3°) le niveau de bonheur et les ingrédients   de la vie

heureuse   : MP a été heureuse et elle construit son bonheur à

partir de sa famille. Le travail est peu présent.

En revanche, un autre aspect est mis en exergue : le

militantisme politique. Militer lui a donner de grandes joies :

elle a « l’impression qu’ elle participe à la vie sociale d’un

pays », elle a eu « beaucoup d’amis », et a été « exalté ». Le

militantisme a donc été, pour elle, créateur de lien social

(amis, réunion, meeting) et a donné un sens (« participer »).

Quel crédit accorder à ces propos   ? d’abord, c’est vrai,

elle a milité au PCF : carte, divers témoins le prouvent. Les

faits objectifs sont vérifiés.

Ensuite, le regard qu’elle porte   : est-ce reconstruit   ? Il

est très difficile de le savoir. D’une part, on pourrait

confronter un grand nombre de témoignages et voir s’ils

concordent. C’est le cas : la plupart des militants ou des

anciens militants estiment que leur pratique politique les a

réjouis. Ils y ont expérimenté une forme de fraternité, s’y

sont crée des liens et ont eu le sentiment, positif, de

participer à quelque chose. Si leurs objectifs triomphent, ils

en retirent une joie plus grande, celle d’avoir réussi qqch, ce

qui n’est pas le cas de MP.

Mais, cette manière de vérifier est elle-même

problématique : le fait que les témoignages concordent est-il

le signe que ce qu’ils disent est vrai ou bien le signe qu’a

postériori, ici près de quarante ans après les faits, les

militants ont le sentiment que leur militantisme les a rendu

heureux ?

En d’autres termes, le fait que les personnes âgées se

souviennent de leur jeunesse avec nostalgie signalent-ils le

fait qu’ils étaient vraiment heureux dans leur jeunesse ? Ou

plutôt la tendance, largement partagée, des personnes âgées à

enjoliver leur passé ?

Ici, vous comprenez le problème : les entretiens

permettent d’obtenir des informations, mais doivent être pris

avec précaution.

Dans le cas du militantisme, il est probable que militer

rendent heureux. Mais en même temps, toutes les études montrent

que les gens de gauche sont moins heureux que ceux de droite et

que les militants communistes ont tendance à regarder le monde

avec des lunettes qui le noircissent : pour se révolter, il

faut avoir quelque chose contre lequel se lever, c’est-à-dire

qu’il faut trouver le monde malheureux => les propos sur le

bonheur du militant doivent être critiqués.

Pourtant, dans le cas de MP, on peut sans doute penser

qu’ils sont justifiés : pourquoi ?

Elle ne tient pas de propos métaphysique sur le bonheur de

militer, mais elle évoque des éléments concrets : amitié,

sentiment de participation.

Surtout, rappelons que MP n’est pas une ouvrière politisé

dans la misère, ni une intellectuelle engagé qui a donné sa vie

à la cause. C’est une parisienne, appartenant à la classe

aisée. Son engagement s’apparente à une forme de loisir et lui

a certainement donné de grandes joies.

On valide donc ses propos et on devra s’interroger sur la

singularité de cette trajectoire : y avait-il beaucoup de MP

parmi les militants PC de l’époque ?

Bilan   :

Quoi qu’il en soit, vous voyez que les entretiens posent

de gros problèmes : vérification des informations objectives

transmises ; critique des informations subjectives et problème

de la reconstruction mémorielle.

Mais il y a une chose que les entretiens nous apprennent

qu’elle que soit les déformations du réel qu’ils véhiculent :

ils nous renseignent sur les subjectivités à la date de la

passation de l’entretien. En 2006, MP a construit son récit de

vie autour de quelques points essentiels : sa famille, son

militantisme, le confort dans lequel elle a pu vivre.

Ceci nous révèle des choses sur le roman personnel des

personnes âgées dans les années 2000 : celui-ci est cristallisé

autour de la question des petits-enfants.

De fait, les entretiens nous apprennent des choses sur le

passé, mais sont surtout révélateur de la subjectivité de

l’informateur au moment de la passation. C’est l’avantage du

sociologue sur l’historien : il peut inventer son matériel,

grâce aux entretiens.

Toutefois l’historien du temps présent peut également

mettre à profit les entretiens pour connaitre le temps présent

et la configuration subjective contemporaine :

Il convient dans ce cas d’interroger un échantillon

d’individus sinon représentatifs, tout au moins balayant un

large spectre social. On interroge alors des individus de

profil divers : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle,

lieux de résidence, origine nationale, cursus scolaire,

trajectoire sociale, appartenance politique… Grâce à ce panel,

on peut être attentifs aux effets liés au genre : la

subjectivité des femmes est-elle différente de celle des

hommes ? De même, afin d’analyser les évolutions subjectives

liées à la succession des générations, nous sélectionnerons des

individus appartenant à des générations distinctes : par

exemple, une génération, née autour des années 1930 et ayant

connu les privations de la Seconde Guerre mondiale, une

deuxième, celle du baby boom et une troisième, née autour des

années 1960.

Ainsi, on pourra relier les subjectivités à des variables

indépendantes.Pour conclure sur l’enquête orale, je souhaitais vous proposer

une autre manière de faire. Celle-ci part du constat suivant :

L’historien isolé ne pourra pas interroger un échantillon

représentatif suffisamment large pour permettre des analyses

statistiques significatives. On peut prendre acte de cette limite et

mettre en œuvre une autre technique. Le but de celle-ci n’est pas

connaitre les configurations subjectives d’un échantillon, mais

d’obtenir des informations précises, que l’on ne pourrait avoir

autrement.

Il s’agit d’interroger quelques spécialistes des subjectivités

et de l’altérité qui, par leur parcours personnel et leur pratique

professionnelle se sont particulièrement intéressés aux questions

subjectives et fourniront, dès lors, des informations spécifiquement

significatives : psychologues et psychiatres, publicitaires

spécialistes des études de motivation, auteurs de fresques

intimistes, militants politiques ou encore journalistes globe-

trotter, anthropologues et sociologues praticiens des enquêtes

d’opinion. Par leurs activités, ces individus ont réfléchi à la

question. Un entretien permet de mettre en évidence des éléments qui

ne se trouvent pas consignés ailleurs ; il fait jaillir des

informations inédites, parce que ces spécialistes n’ont pas délivré

leur savoir sur d’autres supports. Ainsi lors de ma thèse, j’ai

interrogé une yogi, professeur de yoga sur le thème du bonheur. Ce

qu’elle m’a dit était original, parce qu’il n’existe pas d’études

intitulés « yoga et bonheur ».

TRANS : Voilà un petit peu la première manière de faire

l’histoire des subjectivités. C’est la première que je vous

présente, non pas parce que c’est la meilleure, mais parce que

c’est sans doute celle avec laquelle vous êtes le plus

familier, puisqu’elle est proche de votre travail de

sociologue. Mais, comme je vous l’ai dit, elle pose de gros

problème : exiguité de l’échantillon ; problème de la

reconstruction mémorielle et fait que les informations les plus

intéressantes ne renvoient qu’au présent de l’interview ;

impossibilité d’interroger les morts, et partant, de travailler

sur des périodes anciennes.

Par conséquent, il convient de envisager une deuxième

manière de faire.

B°) journaux intimes et autobiographies

Les journaux intimes, autobiographies et albums

photographiques constituent une source documentaire fort riche

en informations sur les processus subjectif.

Différence journaux intimes et autobiographies   : les

journaux sont écrits sur le moment ou immédiatement après,

tandis que les autobiographies sont rédigés ex post. Les

secondes subissent donc le biais de la reconstruction

mémorielle. Mais, de la même manière que pour les entretiens,

elles témoignent donc de la configuration subjective de

l’auteur au moment de la rédaction. Si elles sont rédigés au cours

de la période qui intéresse le chercheur, elles sont donc très

utiles.

Ces documents ont d’abord un avantage : contrairement aux

entretiens, ils existent et ne sont pas à inventer. Fort

heureusement l’APA (Association Pour l’Autobiographie) possède

un riche fonds de documents autobiographiques. Cette

association fondée notamment par Ph. Lejeune (elle est évoqué

dans l’article que je vous ai donné) possède une bibliothèque à

Ambérieu-en-Bugey (dans l’Ain, oui, c’est loin, mais bon…)

riche de plusieurs milliers de journaux et autobiographies,

allant de quelques pages à plusieurs milliers. Or ces journaux,

n’en déplaise à Philippe Lejeune, sont utilisables par

l’historien. Pour le justifier, je paraphraserai une phrase

célèbre de Marc Bloch, qui affirme que l’historien est comme

« l’ogre de la légende » : « là où il flaire la chair humaine,

il sait que là est son gibier ». Aussi ferons-nous de ces

journaux, qui fleurent bon la chair humaine, notre gibier.

D’ailleurs et depuis une décennie désormais, ils sont mis à

profit par les historiens : les précédents historiographiques

sont désormais nombreux pour justifier un tel usage.

Toutefois, cette source très riche n’est pas sans poser, à

son tour, une série de problèmes. Ceux-ci sont évoqués dans

l’article. Face aux archives personnelles, l’historien est

confronté à différents obstacles, le premier procédant de la

problématique singularité/représentativité : les diaristes

sont-ils représentatifs de la société globale ? Les journaux

conservés sont-ils représentatifs de l’ensemble des diaristes ?

Les deux réponses sont évidemment négatives8. L’ensemble des

journaux ne constitue pas un échantillon représentatif des

diaristes ou des Français, ni un ou deux exemples de journaux

tenus par un enseignant – surreprésentés dans le fonds de

l’APA, en raison de la sociologie des membres de l’association

– comme représentatif de la subjectivité des professeurs.

D’ailleurs, au jeu de la représentativité, nous perdrions à

tout coup, puisque les diaristes se recrutent plutôt parmi les

groupes éduqués et urbains ; les jeunes femmes y sont

surreprésentées, mais le clivage des genres s’atténue avec

l’âge.

Toujours nous les traiterons, de ce fait, comme des

relations singulières et les aborderons d’un point de vue

8 Lejeune, Philippe et Bogaert, Catherine, Le Journal intime. Histoire et anthologie,Paris, Textuel, 2006, 506 p.

micro-historique, ce qui pose le problème du « régime de

scientificité et notamment [des] procédures d’administration de

la preuve9 ». Mais la pratique microhistorique, désormais

enracinée, s’est révélée féconde : parfois, la singularité

d’une construction personnelle peut atteindre un niveau de

généralité, sans aspirer à la représentativité.

La seconde difficulté procède de la sincérité du diariste

et de sa relation avec son « cher journal », selon l’expression

aux nombreuses occurrences dans le corpus : elles sont

multiples et les pratiques très variables selon les auteurs10.

Certains s’astreignent à une écriture quotidienne, parfois de

style télégraphique ; d’autres y réalisent des relations

régulières mais épisodiques ; d’autres – les plus nombreux –

ont une pratique irrégulière, au gré de leurs désirs d’écriture

intime et des libertés laissées par leur emploi du temps. Par

conséquent, les journaux ne reflètent pas l’intégralité des

sentiments éprouvés par le diariste, qui n’y relate pas tous

les moments de sa vie.

De surcroît, les goûts sont variables dans l’écriture de

soi : tous se construisent réflexivement un roman personnel,

mais certains se servent du processus d’écriture à la manière

de la catharsis analytique et mettent en scène leur malheur et

leur désespoir, parfois de manière manifestement exagérée, ce

qui leur permet de les tenir à distance ; tandis que d’autres

préfèrent au contraire éviter de s’étendre sur leur douleur, et

se remémorer les moments de joie expérimentée dans une forme de

9 Kalifa, Dominique et Artières, Philippe, « L’historien et les archivespersonnelles », Sociétés et représentations, n°13, avril 2002, pp. 7-19, p. 14.10 Lejeune, Philippe, La Pratique du journal personnel : enquête, Nanterre, Publidix,1990, 198 p.

recherche du temps perdu. Par conséquent, les tonalités des

journaux ne permettent pas unilatéralement d’apprécier le

bonheur de leur scripteur. Mais ils fournissent un matériel

qualitatif unique pour comprendre les subjectivités

contemporaines et appréhender au plus près les processus de

construction des récits biographiques : dans ma thèse, j’ai

ainsi utilisé 42 journaux et autobiographies.

Je vous ai d’ailleurs fourni dans les documents un exemple

de journal : celui d’Annick, jeune parisienne née en 1967,

appartenant à un milieu social plutôt favorisé, fille de

parents divorcés. Avant que vous ne me posiez la question : ce

n’est pas ma sœur !

Nous possédons ce journal en raison d’un fait divers

tragique : Annick décède d’un accident de moto alors qu’elle

avait 18 ans. Ses parents trient ses affaires, découvrent les

journaux et décident, plus d’une décennie après, de les confier

à l’APA. C’est donc en raison d’un hasard que nous possédons ce

doc : comme souvent en histoire, les documents nous parviennent

de manière fortuite et il est difficile d’interpréter la

présence/l’absence d’un document.

Ensuite, j’aurai bien aimé que les exposants commentent la

troisième photo du doc : il a été exposé à l’APA, comme en

témoigne la légende explicative sous la photo. C’est parce que

ce doc est particulièrement beau et riche. Parmi l’ensemble,

non représentatif, des journaux intimes, celui-ci est

particulièrement singulier => toutes les petites filles ne

produisent pas des doc aussi élaboré. Il faut donc faire

attention et le traiter en exemple singulier.

Que trouve-t-on dans ce document qui intéresse l’historien

des subjectivités ?

Son journal est parcouru de références explicites aux

sentiments éprouvés lors des activités relatées, mais encore,

les entrées sont surmontées d’un figuré qui synthétise la

tonalité générale du moment11 : Annick a réalisé une échelle

graphique inspirée de la météorologie (soleil égale bonheur,

nuage égale malheur) et place en exergue de ses relations le

caractère plus ou moins heureux des moments vécus. De même,

elle réalise parfois une courbe de satisfaction qui indique les

sentiments éprouvés au fur et à mesure de la journée.

L’écriture intime est dominé par la question de son propre

bonheur, et aucune autre norme ne vient s’immiscer dans ses

récits : comme en témoigne la légende, ce qui importe pour

cette jeune fille, ce sont les plaisirs qu’elle a pu éprouver ;

lors du retour sur elle-même, elle les souligne par les

dessins, sans doute pour les revivre ou se les remémorer, plus

simplement parce qu’elle trouve un plaisir réflexif à respecter

la vertu du bonheur. Tout se passe comme si le soleil avait la

fonction du bon point obtenu pour bonne conduite. Or Annick est

une préadolescente : si la création de la taxinomie procède de

son génie individuel, l’attention à soi et à ses joies a été

modelée par les normes adultes, qui ont consacré le bonheur.

Le journal d’Annick témoigne donc en faveur de l’idée du

sacre du bonheur : en 1979, ie l’année de ses douze ans, le

bonheur est devenu, pour cette petite fille imprégnée des

normes parentales, une norme légitime.

11 Cf. annexe 3, photographies du journal d’Annick.

TRAns : Les journaux et autobiographies permettent donc

d’écrire, en micro, l’histoire des subjectivités. En les

couplant à un autre type de matériel, macro cette fois ci, ils

permettent de réaliser les « jeux d’échelles », cher à Jacques

Revel et de varier la distance d’analyse. Pour faire l’histoire

des subjectivités, il convient en effet d’utiliser un dernier

type de sources : les enquêtes sociologiques et les

statistiques.

C°) Enquêtes macrosociologiques et statistiques

Si les deux premiers types de sources étaient tant soi peu

sexy, le dernier est beaucoup plus aride. Il s’agit d’obtenir

des informations sur des groupes d’individus larges

Certes, les entretiens et les journaux étaient

particulièrement intéressant, mais le chercheur ne va pas

écrire « le bonheur d’Annick » ou « MP et la famille ». Encore

que… A. Corbin a par exemple écrit une biographie de Louis

François Pinagot, illustre inconnu. Pour ce faire, il était

allé tirer au sort, dans les archives de l’état civil, un nom,

au hasard et il s’était donné pour objectif de réaliser sa

biographie. Le résultat, très célèbre, constitue un livre

passionnant, mais il ne vaut que pour l’exploit de l’historien.

Nous voulons pouvoir évoquer le bonheur des Français et non

seulement des diaristes… Dès lors, il est nécessaire d’obtenir

des informations quantitatives.

Les enquêtes et sondages d’opinion fournissent ce corpus

de données portant sur de larges groupes sociaux. Le second XXe

siècle est aussi celui de leur formidable développement. Dès

après la Seconde Guerre mondiale, la sociologie française se

reconstitue ; plusieurs grands établissements de recherche sont

créés : l’INED dès 1945, l’INSEE en 1946, qui reprend les

travaux de la Statistique Générale de France, le CREDOC (Centre

de recherche pour l'étude et l'observation de la consommation,

devenu le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des

conditions de vie). Dans les universités et les écoles, les

études sociologiques se développent également : le Centre

d’Etudes Sociologiques, dirigé par G. Gurvitch, la VIème

section de l’EPHE, ou les IEP. De même, des instituts de

sondage privés prennent leur essor : le premier, l’IFOP, a été

crée en 1938 par Jean Stoetzel après sa rencontre avec Georges

Gallup et ses activités sont en plein envol après guerre12 ;

l’autre grand, la SOFRES a été créé en 1962.

Tous ces organismes de recherche mènent des enquêtes

auprès de la population française : des échantillons

représentatifs – de la population générale ou de sous-groupes

sociaux – sont constitués et sondés. La presse grand public –

principalement les magazines mensuels ou hebdomadaires, tels

Réalités, L’Express, Le Point ou Le Nouvel Observateur – constituent

également un fond documentaire pertinent pour notre objet :

régulièrement, des dossiers sont consacrés à l’opinion des

Français relatives à tel ou tel sujet.

En ce qui concerne d’ailleurs les enquêtes, je suis

d’ailleurs particulièrement attentif à la manière dont la

12 Sur cette question de la sociologie française après guerre, Cf. Girard,Alain, « Travaux récents de sociologie en France », Population, 1952, vol.7/n°1, pp. 109-126.

publication, partielle ou totale, des résultats modifient par

feed-back les processus subjectifs : souvent, les mesures

d’opinion – à l’instar des sondages politiques – modifient les

regards portés par les individus sur le réel. Les enquêtes

appartiennent donc aux facteurs potentiels des évolutions

subjectives. C’est pourquoi nous avons évoqué les praticiens

des sondages, parmi les spécialistes à interviewer.

Tous ces sondages soulèvent un certain nombre de problème

de traitement : la fiabilité des mesures est souvent

contestable ; la notion d’opinion publique est toujours

problématique ; la constitution de séries homogènes n’est pas

aisée. Mais la méthodologie rigoureuse de traitement existe13 :

vous êtes sociologues et je serais donc bref là-dessus.

Ils nous offriront une base de données macrosociologiques

délivrant des informations sur les configurations subjectives

et leurs évolutions ; ils autoriseront de multiples

comparaisons internationales, dans la mesure où les enquêtes

sont souvent menées dans plusieurs pays ; ils permettront un

traitement statistique quantitatif, complément essentiel du

matériel qualitatif recueilli lors de l’enquête orale et du

dépouillement des journaux intimes.

Comment faire avec les enquêtes   ?

D’abord, il faut les trouver. Le document 1 vous offre le

tableau des toutes les enquêtes sur le bonheur réalisée en

France entre 1944 et 1981. Avant de pouvoir faire ce tableau,13 Sur la méthode de construction et d’analyse des sondages : Girard, Alainet Stoetzel, Jean, Les sondages d’opinion publique, Paris, PUF, 1973, 284 p. ;Meynaud, Hélène et Duclos, Denis, Les sondages d’opinion, Paris, La découverte,1985, 128 p.; Loubet del Bayle, Jean-Louis, Initiation aux méthodes des sciencessociales, Paris, L’Harmattan, 2000, 272 p. ; Cayrol, Roland, Sondages, moded’emploi, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, 134 p.

il a fallu trouver toutes les enquêtes. Cela passe par un

fastidieux travail de dépouillement des sources : inventaire

des instituts de mesure d’opinion et de leur publication,

démarchage de ces organisme afin de pouvoir collecter les

données brutes, refus multiples, lecture des publications

produites par les divers instituts de mesure d’opinion, saisie

des données.

Second problème : comment mettre en série ces données ?

Rappelez-vous vos profs de maths : si vous additionnez des

pommes et des poires, vous obtiendrez une compote. De fait,

suis-je justifié à assimiler les mesures de bonheur et de

satisfaction ? Oui, vais-je vous répondre. A ce propos, j’ai

des arguments : toutes les études statistiques en bien-être

subjectif montrent que ces deux variables sont corrélés à plus

de 90%. C'est-à-dire que plus de 90% des individus qui se

déclarent heureux se déclarent satisfaits et vice-versa.

Mais, ais-je le droit de comparer un sondage en trois

échelons de réponses possibles à un sondage à 4 échelons, à un

sondage sur 20… Si je délivre les informations brutes, oui,

mais si, comme je le souhaite, mon but est de construire une

courbe… Il va falloir créer des pondérations. Et là, le

chercheur s’immisce dans les données : quelle note sur 20

attribuer à très heureux lors d’un sondage à trois échelons ? à

quatre échelons ?

Mais bon, on trouve des solutions justifiables et on

construit une courbe du bonheur moyen des Français tel qu’ils

le déclarent dans les sondages. On analyse ensuite les

variations significatives et on observe ainsi une hausse du

bonheur moyen jusqu’à la fin des années 1960-début des années

1970, puis une diminution au cours des années 1970. Cette

courbe constitue un indicateur macro-sociologique quantitatif

d’un aspect spécifique de la subjectivité de Français. Couplé

aux documents qualitatif et à d’autres indicateurs quantitatif,

il permet de rendre compte des bonheurs des Français.

Enfin, un autre type de statistique doit être mis en

œuvre : celles qui nous informent des productions culturelles

et de leur évolution. Avec MP, on a vu que les auteurs

influencent les acteurs. De fait, comprendre les subjectivités

impliquent d’appréhender le contexte culturel – au sens large.

Pour connaitre les diverses représentations, deux

approches sont possibles : soit par les discours les plus

célèbres, ceux qu’a retenu l’histoire de l’art ou l’histoire

littéraire, soit par les discours les plus en vogue, qui ont pu

être oubliés. La seconde option est préférable. Dès lors, il

convient de se saisir des œuvres à succès mais aussi de la

littérature quotidienne, qui influence également de nombreuses

personnes.

C’est pourquoi je vous ai donné une statistique du nombre

d’ouvrage sur le bonheur publié en France. Celle-ci recense

l’ensemble des imprimés dont le titre comporte un ou des termes

appartenant au champ sémantique du bonheur : bonheur, heureux,

plaisir, joie, béatitude… Pour le XXe siècle, le dépôt légal

(crée en 1537) est fiable : il enregistre la totalité des

publications. Attention, ce n’est pas le cas pour les périodes

plus anciennes. Grâce au dépôt légal, on peut connaitre le

nombre d’ouvrages publiés sur un thème et partant, analyser sa

prégnance sociale.

Comment faire   ?

D’abord, fabriquer la statistique. Ici la colonne 3. Mais

ce n’est pas suffisant. On aurait tendance, à partir de

l’analyse de cette seule colonne, à conclure à un essor du

thème. Mais il n’en est rien en réalité : il y a bien

croissance en valeur absolue, mais il y a stagnation, en valeur

relative, par rapport à l’édition dans son ensemble.

De fait, cette statistique n’est pas significative. Vous

me direz que j’ai été bien vicieux de vous la donner et vous

aurez raison… Mais je vous l’ai donné pour vous montrer que la

recherche, ce n’est pas toujours le résultat attendu : j’ai

construit cette stat et je me suis rendu compte qu’elle ne

servait à rien. J’aurai pu la conserver en valeur absolue, mais

la rigueur scientifique m’en a dissuadé. Le sacre du bonheur ne

se laisse pas déduire de l’inflation du thème dans l’édition.

Pour le montrer, il vaut mieux utiliser le contenu des œuvres,

notamment cinématographiques, qui témoignent de sa

revalorisation.

Par la mise en œuvre conjointe de ces massifs

documentaires, je parviens à saisir et à retracer les

expériences, les sentiments, les vécus des acteurs, à saisir

leur évolution et, partant, à mieux comprendre le

fonctionnement des subjectivités.

Afin de dénouer les ressorts de l’interaction entre les

conditions objectives, les représentations et les appréciations

des individus, il conviendra de mobiliser d’une part les

travaux historiques portant sur la réalité matérielle et ses

évolutions ; d’autre part, ceux issus de l’histoire des

représentations. En d’autres termes, on va s’appuyer sur le

travail des autres.

Or ces travaux sont désormais nombreux et les études en

cours viennent quotidiennement enrichir le savoir historique

sur le second XXe siècle. En mettant les premiers à profit, on

pourra donc mieux étudier comment le contexte – c’est-à-dire la

réalité matérielle – devient texte – c’est-à-dire discours tenu

par l’individu sur lui-même et le monde, appréciation

subjective.

La confrontation des expériences découvertes selon la

méthodologie précisée plus haut et des conditions objectives,

telle que les historiens les ont mis en évidence, conduira à

l’avancée des problématiques suivantes : parmi l’ensemble des

conditions objectives, quelles sont les plus significatives

pour les individus ? Lesquelles pèsent le plus dans

l’expérience ? Quelles sont celles que l’individu extrait et

sur lesquelles il fonde son jugement ?

Grâce au second type d’ouvrages historiques – ceux portant

sur les représentations – nous pourrons également aborder le

problème de l’influence sociale et de la manière dont les idées

et croyances véhiculées par les divers médias participent de la

construction des expériences : dans quelle mesure les schèmes

narratifs disponibles s’inscrivent au coeur des subjectivités ?

Quelles est le rôle des normes sociales (du légitime, du

normal, du déviant) dans l’élaboration des jugements

individuels ? Comment les conventions cristallisent-elles les

attentes et comment les regards modifient les opinions

personnelles ?

TRANS : voilà un petit peu comment l’on pourrait faire

l’histoire des subjectivités : en utilisant des documents

qualitatif et quantitatif et en les passant au prisme d’une

méthode rigoureuse. Maintenant, il nous reste à voir ce que

l’on pourrait faire un peu plus précisément.

III. Que faire ? Axes de recherche

A°) histoire du bonheur« Idée neuve » selon Saint-Just, le bonheur constitue

également un objet neuf pour l’historien ; j’en ai exploré,

dans la France métropolitaine des années 1944-1981, les

représentations – les différentes idées circulant sur la vie

heureuse – étudiées à partir de documents imprimés et de films

à succès, les expériences – les sentiments éprouvés – analysés

quantitativement par des enquêtes d’opinion, et qualitativement

par des journaux intimes, et l’interaction entre ces deux

sphères.

Dans une première partie, je démontre que les années 1945-

1981 sont celles du sacre du bonheur. Peu légitime au sortir de

la Seconde Guerre mondiale, le bonheur s’impose en effet et mon

travail souligne l’importante modification des systèmes

normatifs entre 1944 et 1981 : le bonheur devient la norme des

normes, transcendance dans l’immanence, au cours d’une

irrésistible ascension, qui découle de la déprise des valeurs

concurrentes et de la promotion de la vie heureuse – par voie

d’argumentations et d’instrumentalisations. Le devoir de

bonheur triomphe et les Français y souscrivent, comme le

montrent les analyses des sondages de satisfaction. Les

pratiques sont transformées, au nom du bonheur qu’elles doivent

procurer à l’acteur, si bien qu’il devient une norme

effective : les individus tentent de la respecter et d’être

heureux.

La deuxième partie de ce travail s’interroge sur les

techniques du bonheur imaginées, mises en œuvre et

expérimentées par les contemporains. En France et entre 1944 et

1981, les nouveautés en la matière sont rares, et les

évolutions procèdent souvent d’une réforme cosmétique des

sagesses traditionnelles. Mais quelques découvertes sont

soulignées, notamment la reconnaissance du rôle de la

subjectivité par les ingénieurs sociaux, qui s’emparent du

bonheur et l’érigent au rang d’objet de recherche.

Les Français tentent d’abord de souffrir moins et de

réussir ; puis, dans les années 1970, de s’épanouir ; l’accent,

placé d’abord sur le faire, se déplace progressivement vers

l’être.

La mise en œuvre concrète de ces techniques de bonheur

influence leur succession : la nouveauté des chemins (retour à

la nature, avènement de la « qualité de vie »…), leur

visibilité sociale, les réactions qu’ils suscitent, et la

configuration sociale dans laquelle ils interviennent

constituent autant de paramètres essentiels pour comprendre

l’évolution des techniques du bonheur et la transformation des

publics qui s’y essaient. Habitués à leur salle de bain et à

leur machine à laver, certains Français aspirent au bien-être

spirituel : le yoga remplace la gymnastique.

La troisième partie privilégie l’étude des sentiments

éprouvés par les Français et rend compte des bonheurs des

Français, en traitant des récits qui mettent en forme leurs

expériences et de la coloration de leur vécu. Le bien-être

subjectif, qui est peu répandu au sortir de la Seconde Guerre

mondiale, se propage dès les années 1950, atteint un maximum

autour de 1970, et reflue quelque peu dans les années 1970. En

1981, un sursaut indique l’importance de la composante

politique dans cet indicateur.

Les sondages et les romans personnels permettent de saisir

les ingrédients incorporés dans ce jugement réflexif

synthétique : la vie privée et familiale est primordiale,

suivie par le domaine professionnel. Ce dernier procure le

revenu, fortement corrélé au bien-être subjectif, signe que

l’argent fait souvent le bonheur. Ces deux aspects – famille et

travail – déterminent avant tout la couleur du récit

biographique.

Mais certains aspects liés l’espace vécu, national ou

local, influencent également les bilans de satisfaction :

malgré les prodromes de la déprise industrielle, il fait bon

vivre à Saint-Etienne au moment où triomphent les verts. De

même, la manière dont l’histoire est perçue joue un rôle sur le

bien-être subjectif : les individus – et non seulement

l’intellectuel engagé – se saisissent de certains événements

collectifs et les interprètent pour en faire une histoire

proprement subjective. Ce processus herméneutique colore leurs

représentations de l’évolution historique, modèle leurs

attentes, attise leur anxiété ou, au contraire, apaise leurs

expériences en produisant une sérénité face à l’avenir : dans

les années 1950, guerre froide et conflits coloniaux

assombrissent journaux intimes et autobiographies, tandis que

la conjoncture économique positivement perçue les enjolive dans

les années 1960.

Sur le plan des normes, des techniques et des récits, les

évolutions françaises ont été rapportées à celles du monde

occidental : d’une part, la France appartient aux pays

développés de l’Ouest, si bien que les dynamiques, en matière

de normes, de techniques et de récits, qui l’affectent

touchent également les pays voisins – géographiquement et

culturellement. Comme les autres pays, la France est influencée

par les Etats-Unis ; l’American Way of Life, qui consiste non

seulement en objets, techniques, et pratiques, mais également

en croyances, significations et conventions narratives, s’y

propage.

D’autre part, la spécificité française est soulignée à

plusieurs reprises : la norme du bonheur y rencontre de plus

fortes oppositions qu’ailleurs, en raison de la force de

l’humanisme – refusant au bonheur le statut de suprême

désirable – et de la concurrence vécue par les Français avec

l’idéologie américaine. De même, les destructions de la guerre,

la brusque modernisation et l’hystérésis des traditions nationales

expliquent le retard propre à la France dans le concert des

nations. La couleur des récits porte, enfin, la marque d’une

particularité française : les péripéties de l’histoire

politique française n’ont pas leur pendant à l’étranger. Ainsi,

les romans personnels des Français ont été ternis durant la

guerre d’Algérie, mais ont des couleurs plus positives dans les

années 196014, au moment où le Viêt-Nam perturbe les

consciences américaines.

Plus généralement d’ailleurs, il semble exister une

idiosyncrasie nationale plus ou moins propice à la déclaration

des sentiments heureux, comme le soulignent tous les sondages

comparatifs sur le SWB : le principal facteur déterminant, à

l’échelle européenne – c’est-à-dire à celle des pays au

développement comparable – est la nationalité du sondé. Les

pays du Nord, les Etats anglo-saxons, et les petites nations

obtiennent ainsi des notes moyennes plus élevées que ceux du

Sud de l’Europe auxquels, sur ce point, appartient la France.

En conclusion, ce travail remet en cause l’unité de la

période « Trente glorieuses », expression forgée en 1979 par

l’économiste Fourastié portant un regard nostalgique sur les

années 1945-1975 et trop vite importée par les historiens. Non

seulement cette époque est celle où la gloire perd largement

son pouvoir mobilisateur, mais encore, la locution masque

l’hétérogénéité fondamentale de la période. Au cours de ces

14 Nous avons exclu de notre enquête les immigrés (non étudiés par les enquêtes), et les Français des territoires d’outre-mer, nombreux à revenir en France après 1962. Une étude particulière serait nécessaire pour étudierces populations très spécifiques.

années, il conviendrait plutôt de détacher le moment 1962-1975

– les treize heureuses –, au cours duquel les sentiments

positifs ont connu une extension maximum : la paix, la

croissance économique perçue, les libérations consécutives à

mai 1968 confèrent une unité à cette période. Après 1975,

l’expérience d’une crise, diverses peurs, et les déceptions des

grands engagements se répandent et contribuent à diminuer le

bien-être subjectif, jusqu’à l’élection de Mitterrand, qui

redonne un bref espoir. In fine, cette étude inaugure une histoire

sociale et culturelle des subjectivités, réalisée ici à partir

du petit observatoire du bonheur.

B°) à faireJ’envisagerai avec vous trois thématiques plus précises,

qui offriront chacune un observatoire privilégié de

l’interaction entre la réalité, la représentation et

l’expérience : l’intérêt – au sens de curiosité, passion pour

quelque chose ou quelqu’un –, les expériences éthiques – le

sentiment de justice – et la perception de l’histoire – en

nous focalisant sur les âges d’or du XXe siècle : « Trente

Glorieuses » et « Belle Epoque ».

1°) Histoire de l’intérêt

Le premier axe se décline sous la forme d’une étude de ce

qui suscita l’intérêt des acteurs : quels sont les éléments qui

ont intéressé les Européens ? Comment ont-ils évolué ? Quels

sont les facteurs de ces évolutions ? Plus précisément,

l’intérêt monétaire a-t-il éclipsé les autres formes de

curiosité, comme certains penseurs l’affirment parfois sans

étayer leur propos ? L’intérêt immédiat s’est-il substitué à

l’investissement à long terme ?

Afin de traiter ces problèmes, plusieurs pistes s’offrent

à nous. Il conviendrait par exemple, en recensant les divers

supports de représentations, d’analyser quels sont les thèmes

les plus diffusés. Une étude précise des publications, via les

bases de données des dépôts légaux, permettrait notamment de

connaitre statistiquement les centres d’intérêt des auteurs et,

partant, si l’on obtient des informations sur le nombre

d’éditions et d’exemplaires vendus, sur ceux des lecteurs. De

même, une analyse de contenu de quelques organes de presse

centraux fournirait des données sur les éléments les plus

traités par les médias. Dans la même veine, une analyse des

succès cinématographiques, non seulement en valeur absolue – le

nombre de places vendues – mais également en termes relatif –

le rapport entre le nombre de salles qui diffusent un film et

le nombre d’entrées – offrirait des éléments de réponse pour

connaitre ce qui a intéressé l’imaginaire des Européens.

A l’échelle individuelle, les journaux intimes donneront

également l’occasion de saisir où se situait l’intérêt des

diaristes : selon les thèmes traités par ces derniers, on

pourrait alors savoir ce qui retint leur attention de manière

privilégiée. En enquêtant oralement auprès de divers groupes

sociaux, on pourrait savoir précisément les différences entre

l’intérêt des uns et des autres : divergences entre les hommes

et les femmes, les jeunes et moins jeunes, les urbains et les

ruraux, les groupes sociaux ? L’origine nationale détermine-t-

elle plus fortement l’intérêt que l’appartenance sociale,

générationnelle ou de genre ? Par ailleurs, l’intérêt que porte

chacun a chaque chose est-il déterminé par le contexte matériel

au sein duquel l’individu évolue ou plutôt par les schèmes

narratifs dont il a connaissance ? En d’autres termes, y a-t-il

une adaptation des subjectivités à son espace des possibles ?

Le cas échéant, cette mise en adéquation est-elle efficace ou

épuise-t-elle rapidement ses possibilités ?

Dans cette histoire de l’intérêt, il conviendra d’analyser

précisément les effets de la diffusion des thématiques

psychologiques. Pendant le second XXe siècle et dans les

espaces envisagés, la légitimation de l’intime et de l’individu

contribue largement aux évolutions subjectives. Le

psychanalysme ambiant, décelé par Robert Castel15, et manifeste

dans les films de Claude Sautet en France, dans l’accroissement

du nombre de praticiens des diverses psychologies, dans la

vulgarisation par les médias grand public d’un certain vocable

analytique – « complexe », « refoulement », « Œdipe » – modifie

les regards portés sur soi, canalise la réflexivité des acteurs

et participe des évolutions subjectives. Aussi serons-nous

particulièrement attentif à en cerner les effets réels et les

manifestations concrètes. Nous tenterons également de saisir la

manière dont ces nouvelles conventions narratives, plus

individualisées, s’articulent avec les grands récits

structurant les imaginaires, tels que les mythes religieux et

politiques : coexistent-ils, non sans aporie, incohérence,15 Castel, Robert, Le Psychanalysme (1973), Paris, Flammarion, 1981, 312 p.

voire antagonisme, au sein des mêmes individus ? Le cas

échéant, comment l’individu parvient-il à composer avec ses

divers intérêts ?

2°) Histoire des expériences éthiques

Le deuxième axe de cette histoire des subjectivités

traitera des expériences éthiques : nous souhaitons ainsi

investir les questions du sentiment de justice et d’injustice,

celles du sentiment d’anomie et de déréliction. Selon certains

auteurs, le problème de la perte du lien social est devenu un

topos en France, mais est largement méconnu dans le monde

anglo-saxon16. Il faudra dans un premier temps confirmer

empiriquement ces constats réalisés par un essayiste, puis,

tenter de les comprendre. On pourrait ainsi mieux interpréter

les diverses idiosyncrasies nationales et jeter une lumière sur

les différences, remarquables, recensées dans les réponses aux

sondages de satisfaction17 : les Français, mieux lotis que la

moyenne des Européens et réputés pourtant « heureux comme Dieu en

France », selon le proverbe allemand, se déclarent ainsi

constamment et depuis que ce type de sondages existent, moins

heureux que la moyenne des Européens. Ce trait confirme la

réputation de « rouspéteur » qu’ils ont de longue date et

qu’ils se donnent eux-mêmes18 et il conviendrait de comprendre

cet aspect spécifique de la subjectivité française. Dans quelle

16 Ehrenberg, Alain, « Le malaise dans la société singularise la France », Le Monde, Dimanche 25-lundi 26 avril 2010, p. 9.17 C’est-à-dire les sondages au cours desquels le sondé doit déclarer un niveau de bonheur plus ou moins important, en général très heureux-heureux,pas très heureux, malheureux.18 Sondages, 1972/4, p. 172. Sondage réalisé auprès d’un échantillon représentatif de la population française en décembre 1971.

mesure est-il lié à une plus grande sensibilité à l’injustice

sociale ? Procède-t-il dans ce cas d’une forme de retenue

française, symptomatique de l’hystérésis des traditions

catholiques en France, fille aînée de l’Eglise, ou plutôt d’une

politisation française, pays de tradition révolutionnaire et

zélateur de l’égalité ?

La question de l’expérience de la justice a fait l’objet

de récents travaux sociologiques, mais elle reste à traiter

pour les périodes antérieures ; cette recherche permettra sans

nul doute d’enrichir le débat public, souvent plus passionné

que rigoureux, sur cette question. Il sera possible de la

traiter pour le second XXe siècle dans la mesure où plusieurs

sondages internationaux existent, portant par exemple sur

l’amplitude légitime des salaires, selon les professions.

3°) Histoire des perceptions de l’histoire : la

construction des âges d’or au XXe siècle

Le troisième axe de cette histoire des subjectivités prend

pour objet la question de la perception de l’histoire et de la

construction des âges d’or : comment les individus ont-ils

perçu l’histoire ? Quelles sont les facteurs essentiels

déterminant ces perceptions ? Quel est le rôle des historiens

et des moralistes dans cette histoire subjective ? Quel est

celui des dynamiques objectives de l’histoire ? Comment les

âges d’or se construisent-ils ? Les histoires subjectives

européennes ont-elles une unité ou bien faut-il prendre acte de

la diversité des expériences historiques ? Dans ce cas, les

différences entre les individus sont-elles plutôt déterminées

par l’appartenance nationale, par la position sociale, par la

génération ou encore par le genre ?

Cet axe de recherche s’intéresse donc aux questions

mémorielles : il s’agit d’analyser les constructions de la

mémoire collective, à la fois de manière immédiate et dans des

termes plus longs. Le champ historiographique des études

mémorielles a d’ailleurs connu de profonds bouleversements au

cours de la dernière décennie, comme en témoigne la profusion

de titres sur l’histoire et la mémoire. Mais le centre de

gravité de ces travaux se situe dans les périodes troublées et

dans les conflits : guerres mondiales, guerre d’Algérie,

mémoire des groupes communautaires19. Nous projetons plutôt de

nous emparer de la question de l’âge d’or : comment se

construit la postérité d’une période ? Comment les

contemporains et leurs descendants construisent-ils une époque

sous la forme d’un âge d’or ? Pourquoi ? Afin d’analyser ceci,

il conviendra d’élargir le champ chronologique de cette

histoire des subjectivités, pour intégrer le premier XXe

siècle, parce que ce moment a connu un âge d’or, la « Belle

époque ». De la sorte, nous pourrons réaliser une histoire

comparée des deux âges d’or français du XXe siècle : Trente

Glorieuses et Belle époque.

Ce chantier de recherche sur les manières dont les

contemporains perçoivent leur histoire devra nécessairement

s’interroger sur l’existence et, le cas échéant, sur les

facteurs déterminants, de processus de synchronisation des

subjectivités : pas plus que les Grecs n’ont cru à leurs

mythes, nous ne croyons aux âges d’or. Mais il semble pourtant19 Un rapide examen du catalogue Opale de la Bnf le souligne.

avéré que les subjectivités historiques connaissent des phases

plus ou moins synchrones : elles sont largement

intersubjectives, si bien que les jugements émis par les

acteurs s’accordent sur plusieurs points. Après 1975, une

proportion considérable de contemporains a eu l’impression

d’avoir vécu une époque formidable, a expérimenté une rupture

douloureuse entre leur passé et leur présent et un sentiment de

détérioration, tout comme ils étaient nombreux, dans les années

1950, à estimer vivre moins bien qu’en 1939, bien que les

conditions objectives se soient en réalité améliorées. Nous

devrons donc mettre en évidence ces phénomènes de

synchronisation subjective, souligner les moments où le

consensus est large, ceux où la discordance est plus répandue ;

surtout, il conviendra de comprendre comment se met en place

cette synchronisation et comment elle se délite.

Pour conclure, je voudrais revenir sur l’importance des

ouvertures comparatives dans cette histoire des subjectivités :

seule la comparaison internationale pourra parvenir à mettre en

évidence l’amplitude et les limites du modelage culturel des

subjectivités. Il faut donc partir de l’analyse des

subjectivités françaises, en conservant un horizon comparatif.

Pour ce faire, les types de sources mobilisées pour la

France semblent trouver leur pendant à l’étranger. C’est le cas

pour les enquêtes et sondages. Ca l’est aussi pour les

documents qualitatifs : les enquêtes orales débutent dès les

années 1930 aux Etats-Unis et ont produit une masse

documentaire importante ; de même, le Mass Observation Project,

institué dès 1937 au Royaume-Uni et dont les archives se

trouvent à l’université du Sussex, a collecté des données

subjectives jusqu’au années 1960. Par la suite, ce type de

collecte d’informations qualitatives et subjectives se

généralise et nous pourrons utiliser les archives que les

divers instituts ont produites.

Je vous remercie.