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1 !" " # $"% "&'()*+ Résumé La thèse universaliste de la corruption (sociologie) 1 considère que les participants à l’acte de corruption jouent tous un rôle actif dans la transaction même si leur distinction semble quelque peu ambiguë. Partant de ce constat, la présente réflexion part de l’hypothèse selon laquelle l’ambiguïté est préalablement marquée dans les structures linguistiques désignant l’acte de corrompre et ses acteurs. Si, avec Austin, les verbes ont le pouvoir de porter l’action par le simple fait de dire, l’équivoque demeure encore avec le verbe corrompre qui, dans ses usages, ne témoigne pas directement d’une performance. Le manque de clarté sémantique du dérivé corrompu, quant à lui, est relatif à l’inadéquation entre son fonctionnement sémantique et sa prétendue passivité. Pour voir clair dans les équivoques usuelles de ces deux lexèmes, l’article s’appuie sur la sémantique pragmatique telle que perçue par Recanati. Mots clés : corrompre – corrompu – ambiguïté – performance – sémantique pragmatique. Introduction La terminologie en usage dans les organismes chargés de lutter contre la corruption connaît quelquefois des tergiversations. Dans le Rapport sur le développement humain Burkina Faso 2003 par exemple, les experts du PNUD 2 (2003 : 12) adviennent à distinguer une corruption active vs. une corruption passive. Corrélativement, on déduira qu’il existe un corrupteur actif et un corrupteur passif qu’on appellera en d’autres termes le « corrupteur » et le « corrompu ». Or, les études sociologiques sur le phénomène donnent à remarquer que « la distinction entre corrupteur et corrompu a quelque chose d’ambigu, car elle fait de l’interaction un processus à sens unique » (Lucchini, 1995 : 224). 1 Cette thèse s’oppose à la thèse relativiste (Lucchini, 1995). 2 Programme des Nations Unies pour le Développement. Article paru dans Jacques EVOUNA & Louis Martin ONGUÉNÉ ESSONO (dir.), Mosaïques, hors-série n°2, Au cœur du verbe. Syntaxe, discours et didactique, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2014, pp. 39-49.

À propos des ambiguïtés usuelles du verbe corrompre et du dérivé corrompu

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Résumé La thèse universaliste de la corruption (sociologie)1 considère que les participants à

l’acte de corruption jouent tous un rôle actif dans la transaction même si leur distinction semble quelque peu ambiguë. Partant de ce constat, la présente réflexion part de l’hypothèse selon laquelle l’ambiguïté est préalablement marquée dans les structures linguistiques désignant l’acte de corrompre et ses acteurs. Si, avec Austin, les verbes ont le pouvoir de porter l’action par le simple fait de dire, l’équivoque demeure encore avec le verbe corrompre qui, dans ses usages, ne témoigne pas directement d’une performance. Le manque de clarté sémantique du dérivé corrompu, quant à lui, est relatif à l’inadéquation entre son fonctionnement sémantique et sa prétendue passivité. Pour voir clair dans les équivoques usuelles de ces deux lexèmes, l’article s’appuie sur la sémantique pragmatique telle que perçue par Recanati.

Mots clés : corrompre – corrompu – ambiguïté – performance – sémantique pragmatique.

Introduction

La terminologie en usage dans les organismes chargés de lutter contre la corruption connaît quelquefois des tergiversations. Dans le Rapport sur le développement humain Burkina Faso 2003 par exemple, les experts du PNUD2 (2003 : 12) adviennent à distinguer une corruption active vs. une corruption passive. Corrélativement, on déduira qu’il existe un corrupteur actif et un corrupteur passif qu’on appellera en d’autres termes le « corrupteur » et le « corrompu ». Or, les études sociologiques sur le phénomène donnent à remarquer que « la distinction entre corrupteur et corrompu a quelque chose d’ambigu, car elle fait de l’interaction un processus à sens unique » (Lucchini, 1995 : 224).

1 Cette thèse s’oppose à la thèse relativiste (Lucchini, 1995). 2 Programme des Nations Unies pour le Développement.

Article paru dans Jacques EVOUNA & Louis Martin ONGUÉNÉ ESSONO (dir.), Mosaïques, hors-série n°2, Au cœur du verbe. Syntaxe, discours et didactique, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2014, pp. 39-49.

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Partant de ces observations, nous posons que cette ambiguïté est d’abord le fait du verbe « corrompre » qui porte l’action. Elle est ensuite relative au dérivé « corrompu » qui a a priori un sens passif. Considérer que « corrompre » et « corrompu » connaissent des usages ambigus revient alors à affirmer leur plurivocité. En d’autres termes, leurs emplois dictionnairique et énonciatif présentent, d’une manière générale, une multiplicité de sens susceptibles de s’exclure mutuellement (Fuchs, 1996 : 10).

Pour mettre en lumière ces ambiguïtés, nous aurons recours à la sémantique pragmatique circonscrite ainsi qu’il suit :

l’idée de base de la sémantique pragmatique [est que] la sémantique assigne aux expressions linguistiques des fonctions ou des types d’emplois […] la sémantique présuppose la pragmatique. Mais cela n’empêche pas qu’en un autre sens la pragmatique présuppose la sémantique (Recanati, 2008 : 98).

Il s’agit tout simplement d’une fusion de grilles d’analyse complémentaires qui vise, pour l’essentiel, à fournir une « explication pragmatique » à partir des « résultats de l’analyse sémantique » 3

(Recanati, ibid., p. 99). Ainsi, nous examinerons l’ambiguïté de quelques emplois de ces lexèmes pour en proposer, sur la base de la relation corrupteur/corrompu, une désambiguïsation du dérivé corrompu.

1. Confrontation du sens lexical au sens crypté L’ambiguïté du verbe corrompre et de son dérivé corrompu est issue

de la rupture qui se dégage du sens lexical et du sens crypté. Cette rupture sémantique offre une pluralité de sens qui ne sauraient faire bon ménage.

3 Contrairement à l’approche traditionnelle de la sémantique pragmatique inspirée de Carnap et Morris, on considérera, dans une perspective recanatienne, que la « sémantique est, d’emblée, pragmatique en ceci que la signification, partiellement ou en totalité, reflète les valeurs pragmatiques dont sont susceptibles les expressions du langage » (Recanati, 2008 : 100). Étant donné que l’organisation des constituants syntaxiques conditionne le sens d’un énoncé, on admettra par ailleurs qu’elle s’arc-boute sur la syntaxe. Ceci justifie le fait qu’une partie de nos analyses se situe aux confins de l’analyse syntaxique.

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1.1. Approche définitionnelle du verbe corrompre La structure morphologique du verbe corrompre nous invite à

revisiter succinctement son étymologie. Ce recours historico-étymologique permet d’appréhender sa filiation dérivationnelle en vue d’apprécier la signification. Bien que les datations données par la plupart des usuels4 ne concordent pas, il reste néanmoins certain que le verbe rompre est la racine du déverbatif corrompre. Ce dernier vient du latin classique corrumpere (LPR13 1160, TLFi 1246, NDEH 1614) qui dérive lui-même de rumpre (lat. clas. rumpere ; LPR13 v. 1000, NDEH 1080).

Cette filiation oblige, à cet effet, à apprécier le sens du verbe romprequi a principalement le sens de « séparer en deux ou en plusieurs parties (une chose solide et rigide) par traction, torsion ou choc ». L’idée de rupture qui transparaît ici n’implique pas la prise de position de l’agent en faveur d’une des parties. Avec le verbe corrompre, par contre, cette prise de position est marquée par le préfixe « co- » comme l’indique la décomposition suivante : co- (avec) et -rompre. L’acte de corrompre aura donc le sens primaire de rompre avec. Cela signifie en d’autres termes que l’agent du verbe se désolidarise ou s’éloigne de quelque chose qui relève du paradigme du bien commun ou du devoir moral. En contrepartie, il adhère à une contre-valeur. Lucchini (1995 : 222) dira à ce propos que « L’enjeu de la transaction qui constitue l’acte de corrompre est donc l’usage du bien commun à des fins privées ou de partie. »

Nous noterons alors que le verbe corrompre fait émerger deux principaux sèmes : celui de la rupture qui précède celui de l’éloignement. Cependant, les usages cryptés viennent générer des ambiguïtés lorsqu’ils sont rapprochés au sens primitif de cet item.

1.2. Représentations métalinguistiques du verbe

corrompre : l’ambiguïté cryptique Dans ses recherches sur la corruption, Métangmo-Tatou (2001 : 177)

fait le constat que le besoin de cryptage du lexique dans les pratiques corruptives résulte du désir des deux agents impliqués (corrupteur et corrompu) de demeurer dans le « non dire » ou le « dire autrement ».

4 Nous citerons ici Le Petit Robert 2013 (LPR13), le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) et le Nouveau Dictionnaire Étymologique et Historique (NDEH).

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Cette tendance à la crytonymie est effectivement à l’origine de l’ambiguïté qui entoure les représentations métalinguistiques du verbe corrompre. Citons quelques exemples construits à partir des topolectes franco-camerounais recensés par cette auteure :

(1) L’enquêteur lui a donné un matabiche en l’interrogeant au bar.

(1') L’enquêteur l’a corrompu en l’interrogeant au bar.

(2) Ce fonctionnaire a reçu le carburant pour le suivi de ce dossier.

(2') Ce fonctionnaire a été corrompu pour le suivi de ce dossier.

(3) Le chauffeur de taxi donne la cola à l’agent de police.

(3') Le chauffeur de taxi corrompt l’agent de police.

Bien qu’ils ne comportent pas d’occurrence de corrompre, l’on reconnaît néanmoins aux énoncés 1-3 une utilisation cryptée de l’acte de corrompre. En substituant les locutions verbales cryptées donner un matabiche, recevoir le carburant et donner la cola par le verbe corrompre, on s’accorde toujours sur l’idée d’une synonymie entre ces énoncés et les substituts 1'-3'. Cependant, il faut mentionner que ces emplois cryptés révèlent une ambiguïté-alternative pour deux principales raisons.

La première raison est relative aux contextes droit et gauche qui peuvent laisser entendre des interprétations qui ne relèvent pas du domaine de la corruption : (1) l’enquêteur interrogeait le barman en buvant une bière et lui a donné un pourboire après sa bière ; (2) ce fonctionnaire a reçu un bon de carburant dans le cadre réglementaire d’une mission ; (3) le chauffeur de taxi a partagé une cola avec son passager qui est un agent de police.

La seconde raison résulte du fait que les locutions verbales cryptées entrent en opposition avec le sens primitif du verbe corrompre. En fait, au lieu de suggérer l’idée de rupture et d’éloignement comme nous l’avons vu en amont avec le verbe corrompre, elles évoquent plutôt un lien ou un rapprochement des actants (l’enquêteur et le barman ; le fonctionnaire et celui qui a donné le carburant ; le chauffeur de taxi et l’agent de police). Rien ne dit a priori que ceux-ci se désolidarisent d’une norme. Face à cette ambiguïté-alternative, il faut donc faire un

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choix qui en exclut un autre si l’on veut être certain que ces locutions verbales sont effectivement des représentations métalinguistiques du verbe corrompre :

Parler d’‘‘ambiguité-alternative’’ […], c’est insister sur le fait que les différents sens d’un constituant ambigu sont mutuellement exclusifs. Si c’est le sens A, ce n’est pas le sens B (et inversement) ; il faut donc nécessairement choisir entre les deux si l’ont veut comprendre le message. (Fuchs, 2009 : « 1.2. Un choix nécessaire et impossible », paragraphe 1).

La notion de contexte d’énonciation s’avère donc nécessaire dans le choix interprétatif bien que le verbe corrompre pose également des problèmes relatifs à la diathèse.

2. Considérations sur l’actif et le passif L’un des postulats de la grammaire traditionnelle sur le verbe repose

sur l’idée qu’il porte l’action dans une phrase. Sans réfuter cette position, cette section passera au crible l’actif du verbe corrompre et la passivité du dérivé corrompu.

2.1. L’action dans l’actif De quelle manière le verbe corrompre présente-t-il l’acte de

corruption lorsqu’il est réalisé à une forme simple (présent de l’indicatif) de l’actif ? Cette interrogation nous oriente vers la nature de son procès. Commençons tout d’abord par remarquer qu’il échoue à tous les tests de performativité auxquels on pourrait le soumettre.

(4) Je corromps le procureur.

(5) Il corrompt le procureur.

(6) *Je te corromps.

En (4) et (5), on verrait bien un défenseur du procureur répondre par réfutation : « C’est faux ! » Le verbe corrompre connaît donc un échec face à la véri-condition. Par ailleurs, le procès de ce verbe ne peut être considéré comme un faire austinien, auquel cas la réalisation de l’acte de corrompre relèverait de la magie. Il en est de même pour l’exemple (6) dont le caractère agrammatical est porteur de certaines informations

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lorsqu’il est soumis au test proposé par Ducrot (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 13).

(7) « Je te promets de l’argent » ; « Il m’a dit ‘‘Je te promets de l’argent’’ » équivalent à « Il m’a promis de l’argent » ;

(8) par contre, « *Je te corromps » ; « Il m’a dit ‘‘*Je te corromps’’ » n’équivalent pas à « Il m’a corrompu ».

L’incompatibilité du test effectué en (8) n’est pas l’affirmation de l’agrammaticalité de l’énoncé « Il m’a corrompu ». Au contraire, elle témoigne de ce que l’aspect est accompli : l’acte de corrompre a été effectué avec succès et les conséquences se prolongent encore chez l’émetteur. Dans les exemples (4) et (5), l’action peut se situer dans un passé récent ou dans un futur proche. L’ajout respectif des adverbes temporels souvent et toujours à ces exemples met en perspective deux interprétations possibles dans le déroulement de l’action : une rétrospective et une autre prospective. Dans un cas comme dans l’autre, l’aspect prend une valeur fréquentative.

(9) Je corromps souvent le procureur pour ce type d’affaire.

(9') J’ai souvent corrompu le procureur pour ce type d’affaire ?

(9'') Je vais encore corrompre le procureur pour ce type d’affaire ?

(10) Il corrompt toujours le procureur pour ce type d’affaire.

(10') Il a toujours corrompu le procureur pour ce type d’affaire ?

(10'') Il va encore corrompre le procureur pour ce type d’affaire ?

L’actif du verbe corrompre peut traduire un manque de précisions, d’un point de vue temporel-aspectuel, de la réalisation de l’acte dans le temps que l’on pourrait attribuer à l’émetteur5. En marge du fait qu’il lui est impossible d’en faire un emploi performatif, ce dernier dispose des options lui permettant de produire des énoncés flous6 sans pour autant être de véritables ambiguïtés étant donné que la situation de l’action dans

5 Se référer au chapitre 4 du livre de Fuchs (1996) pour la production involontaire et volontaire d’ambiguïtés chez l’émetteur. 6 Il s’agit dans ce cas d’une sous-détermination de type « sens flou » qui porte sur le temps : « l’expression couvre une zone sémantique continue, vague par nature, c’est-à-dire dont les frontières restent imprécises » (Fuchs, 1996 : 16).

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le passé et sa projection dans l’avenir peuvent bien se neutraliser et apparaître comme deux significations possibles et coexistantes relevant d’un aspect fréquentatif. Dans ce cas, l’action passée justifierait le désir de réitération du locuteur. Ce flou interprétatif n’ostracise pas la propriété descriptive du verbe corrompre qui élabore tout de même un scénario avec au moins deux protagonistes (un corrupteur et un corrompu) et une transaction accomplie ou inaccomplie :

Le verbe ‘‘dit’’ : cela signifie qu’il s’entend comme l’élaboration d’une description, celle-ci emportant avec elle une proposition entière, où est reconstituée une forme de micro-scène […] dans laquelle les référents des constituants nominaux impliqués figurent les protagonistes. Dès lors c’est tout un scénario, avec ses lieux et ses personnages, qui est mobilisé et que le verbe a suffi à évoquer[…] (de Vogüé, 2006 : 50).

Nous débattons de la passivité du protagoniste dit corrompu dans le point suivant.

2.2. Corrompu : un passif ambigu Signalé principalement dans le TLFi comme participe passé et

adjectif, corrompu peut devenir un nom par dérivation impropre. Quelle que soit sa nature, il conserve au premier regard le sens passif sans toutefois se prévaloir du statut de passif. Sur la délimitation du passif, Gaatone (1998 : 27) fait la proposition suivante : « Est dit passif tout participe passé dont le support n’est pas le premier argument du lexème verbal, et est raccordable à ce support par être, indépendamment du temps-aspect. » Cette définition ne restreint pas le passif à la structure être + PP. Au contraire, elle pose que le PP et « être », associés aux notions de premier et de second argument7, sont les éléments définitoires essentiels de celui-ci.

(11) Le juge a été corrompu/ *incorrompu/ corrompu par l’accusé.

(12) Le juge est corrompu/ incorruptible/ *incorruptible par l’accusé.

(13) Le juge corrompu/ incorruptible/ *incorruptible par l’accusé.

7 Pour Gaatone (1998 : 28), le sujet de l’actif et l’agent du passif sont des réalisations du premier argument tandis que l’objet de l’actif et le sujet du passif sont celles du second argument. Dans le cas du passif verbal corrompu, le corrompu est une réalisation du second argument et le corrupteur, une réalisation du premier argument.

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Si on considère que le « préfixe –in » est une « propriété typiquement adjectivale » et que « Seul le participe passé passif à caractère verbal est compatible avec une lecture événementielle et une complémentation agentive proprement dite » (Helland, 2003 : 112), on peut alors déduire que (11) est un véritable participe passé passif verbal contrairement à (12) et (13) qui sont des participes passés adjectivaux. En effet, le changement morphologique de corrompu en incorruptible n’est possible qu’avec les adjectifs. Si en (11) on venait à admettre cette transformation, il faudrait interdire la complémentation agentive et considérer plutôt que le participe passé adjectival corrompu traduit désormais un état attribué au sujet. L’on pourrait, par conséquent, remplacer être par les verbes d’état rester ou demeurer :

(14) Le juge a été incorruptible (corrompu)/ *corrompu par l’accusé malgré les nouvelles mesures prises par le ministère de la justice.

(14') Le juge reste (est resté) incorruptible (corrompu)/ demeure (est demeuré) corrompu malgré les nouvelles mesures prises par le ministère de la justice.

Ces constations font émerger une ambiguïté 8 du passif verbal corrompu qui peut être confondu au passif adjectival dans les occurrences sans complémentation agentive (11 et 14). Une telle confusion syntaxique affecte également l’interprétation sémantique de corrompu dans la mesure où l’on ne saurait plus dire avec exactitude s’il a une structuration sémantique dynamique (cas du passif verbal en 11) ou statique (cas du passif adjectival en 14)9.

Ce flottement entre le statique et le dynamique est mentionné à l’entrée corrompu du Petit Robert : « Qu’on a corrompu, qu’on peut corrompre (II, 2°) ». Dans le même ordre d’idées, le système définitionnel de renvoi utilisé par le TLFi pour élucider le sens de cette même entrée met l’utilisateur en présence d’une équivoque puisqu’il pourrait laisser penser que le corrompu est un corrupteur.

En fait, pour l’exemple Juge corrompu que nous avons tiré de cet usuel, il est proposé le sens particulier suivant : « Qui s’est laissé

8 S’il s’agit du passif adjectival, alors on devrait exclure la complémentation agentive. Au cas contraire, on admettra explicitement ou implicitement cette complémentation. 9 Voir Helland (2003) pour l’opposition passif verbal + situation dynamique vs. passif adjectival + situation statique.

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acheter ». Ici, il est clairement mentionné que le corrompu est celui qui subit l’action. Cependant, pour introduire ce niveau de signification (II B 2 a), ce même usuel nous renvoie à la définition (II B 1) du verbe corrompre qui admet un nom de personne individuel ou collectif comme second argument : « Influencer en mal ».

(15) Il [Triboulet] déprave le roi, il le corrompt, il l'abrutit (Hugo, Roi s'am ; exemple du TLFi¸ niveau de signification II B 1 de l’entrée corrompre).

Puisque le TLFi ne donne pas de précisions sur les traits caractéristiques du premier argument, il serait possible d’admettre l’interprétation selon laquelle Triboulet (15) soit un corrompu – dans le sens de quelqu’un qui est « dénaturé dans sa valeur morale »10 – même si la phrase dit qu’il influence négativement le roi. Dans cet exemple, le premier argument (Triboulet) possède un sens de corrompu en usage approximatif sans pour autant attribuer le statut d’ambiguïté au mot « corrompu » 11. Ce terme peut alors désigner l’état d’esprit de celui qui pose une mauvaise action ; lequel serait différent, sans véritablement exclure, le sens de celui qui subit l’action d’un corrupteur comme le suggère l’exemple (16).

(16) C’est un corrompu.

(16') Celui qui est moralement et naturellement dépravé ?12

(16'') Celui qui a subi l’action d’un corrupteur ?

La véritable ambiguïté de corrompu est donc syntaxique dans la mesure où son statut syntaxique exclut ou non la complémentation agentive. L’analyse sémantique signale plutôt des cas de sous-détermination qui entretiennent la confusion entre l’état moral du corrupteur et l’action subie par le corrompu ; plus simplement, entre le

10 Sens (II B 2) de l’entrée corrompu (TLFi). 11 Cas de sous-détermination, le sens en usage approximatif est présenté comme suit : « Une expression linguistique, univoque au demeurant, est dite en emploi approximatif lorsqu’elle est utilisée pour renvoyer à un référent auquel l’expression ne s’applique que de façon très limite, du fait de la réalité extralinguistique » (Fuchs, 1996 : 17). 12 Dans certains cas, on ne pourrait définir avec certitude l’origine (agent corrupteur) de la dépravation morale d’un individu. Les motivations d’un tueur en série demeurent par exemple mal élucidées. Il y a dans cette logique de corrompu sans corrupteur, du moins, sans un corrupteur clairement identifié. Le flou sémantique de (16') et (16'') se joue donc sur la possible exclusion de l’agent corrupteur.

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corrupteur et le corrompu. Toutefois, le caractère interactionnel de l’acte de corrompre peut permettre de les distinguer.

3. Désambiguïsation du déverbal corrompu13

En faisant fi des ambiguïtés générées par sa structure passive, peut-on dire que le corrompu a un rôle strictement passif dans l’interaction ? Le corrompu est-il un corrupteur ? Ces questions interpellent la linguistique dans la mesure où la corruption est d’abord un fait communicatif, donc du langage.

3.1. La relation de factivité Pour comprendre le rôle du corrompu dans l’acte de corruption, il

nous semble important de réexaminer la définition de l’étymon français de ce dérivé. Voici le sens usuel du verbe corrompre dans le TLFi : « Pousser (quelqu’un) à agir contre son devoir, sa conscience, par des dons, des promesses, la persuasion » (niveau de signification II B 1 b). À la même entrée, on retrouve une variante de cette définition datée de 1283 et reprise par Le Petit Robert (niveau de signification II 2) : « engager quelqu’un par des dons, des promesses, à agir contre sa conscience, son devoir ». Deux éléments retiennent notre attention de ces définitions : a) les verbes « pousser » et « engager » supposent l’utilisation des actes incitatifs 14 dans l’acte de corrompre ; b) l’enchâssement des actions du corrupteur et du corrompu.

La première observation, que nous exploitons dans la section suivante, nous ramène sur le terrain de la pragmatique tandis que la seconde se veut purement métalinguistique. La distinction du corrupteur et du corrompu est rendue possible par la factivité.

Les linguistes [, écrit Recanati,] parlent de « factivité » lorsqu’une phrase complexe incluant une proposition enchâssée sous le verbe (par exemple la phrase « Pierre sait que la neige est blanche », qui inclut la proposition enchâssée sous le verbe « savoir ») implique la proposition en question. Le verbe lui-même est dit « factitif » et l’on peut, par extension, parler de la factivité de la relation dénotée par le verbe. (2008 : 134).

13 Nous voulons remercier Métangmo-Tatou dont le questionnement nous a incité à réfléchir sur la distinction, au niveau linguistique, du couple corrupteur/corrompu. 14 Voir le point suivant pour plus de détails.

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En dépit de l’absence du subordonnant que, la définition du verbe corrompre est une phrase complexe qui comporte une proposition infinitive enchâssée (à agir). Si Pierre sait que la neige est blanche, le corrupteur, lui, sait que le corrompu agira en contrepartie des dons. La substitution des verbes d’action (pousser/engager) par le verbe mental de connaissance (savoir) n’est pas hasardeuse puisque l’action de pousser/engager par des dons est précédée par une connaissance préalable du fonctionnement de l’acte de corruption de telle sorte qu’on admettra comme vrai la phrase le corrupteur sait très bien que le corrompu n’agira pas sans contrepartie. On peut de ce fait se permettre d’affirmer que les locutions verbales pousser/engager par des dons, des promesses, etc. sont factitives si on part du principe que leur emploi « présuppose la vérité de la proposition enchâssée »15 quelqu’un à agir. Cette relation de factivité peut se traduire en ces termes : X pousse/engage Y à agir par Z16.

Cette nouvelle donnée permet de distinguer les substantifs corrupteur (X) et corrompu (Y) sur la base de leurs caractéristiques dans la mesure où

[l’] On sait que les noms peuvent avoir un double fonctionnement référentiel, selon qu’ils se contentent de désigner des individus à l’aide d’une propriété discriminante, ou qu’ils utilisent aussi cette propriété pour construire une représentation des individus en question : on parle dans le premier cas de référence extensionnelle et dans le second de référence intensionnelle. (de Vogüé, 2006 : 51).

Il résulte de cette considération que les premiers arguments (X et Y) des verbes pousser/engager et agir sont caractérisés par la propriété [+

15 Recanati (2008 : 134). 16 Les verbes pousser/engager sont les supports de l’infinitive à agir : X pousser/engager à agir Y par Z. L’argument selon lequel le verbe factitif présuppose la vérité de la proposition enchâssée renchérit cette position : l’équation « si P alors Q » se traduira par « si P [X pousse/engage par Z] alors Q [Y agira] ». Par conséquent, « non-P » donnera lieu à « non-Q » ; la négation étant, dans ce cas, essentiellement engendrée par l’absence de Z. Cette équation pourrait alors avoir l’équivalence suivante : X fait agir Y par Z.

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humain] 17 . La propriété discriminante de X est due au fait que la complémentation directe (second argument) du verbe pousser/engagerest un nom de personne [+ humain]. La propriété discriminante de Y réside, par ailleurs, dans l’aptitude du verbe agir à admettre une complémentation circonstancielle : le second argument se réclame d’une propriété [+ chose] 18. Ces équations permettent de déduire que l’action de l’agent corrupteur est dirigée vers une personne qui devient corrompu à partir du moment où elle accepte Z. L’action du corrompu, pour sa part, est portée sur une entité qui dispose du sème [+ chose] ; l’appropriation illégale de celle-ci s’effectue dans l’optique de compenser la contrepartie Z. En admettant le caractère transactionnel de cette interaction, Lucchini (1995 : 224) dira à ce propos que « Celui qui se laisse corrompre est lui-même le corrupteur d’un bien dont il n’est pas le propriétaire. »

3.2. La relation polyphonique19

Les participants à une Interaction en Situation de Corruption (ISC) communiquent verbalement et/ou non verbalement ce que nous avons appelé la Pensée Corruptrice (PC) dans une précédente recherche. Autrement dit, une ISC met en scène des interactants dont l’objet de l’échange est l’altération concertée d’une norme qui peut être étatique, religieuse, morale, etc. Ce sens est le même que celui qui ressort du scénario décrit par le verbe corrompre. En considérant alors que la PC est un macro-énoncé, il s’en suit, dans une perspective polyphonique, que cet « énoncé signale, dans son énonciation, la superposition des voix » (Ducrot, 1984 : 183). Le corrupteur et le corrompu sont les locuteurs de ces voix. Ces dernières permettent également de les distinguer comme nous le verrons après lecture de cette conversation authentique recueillie grâce à la méthode dite participative20 :

L1 : (En remplissant le certificat médical signé par le médecin.) C’est pas une obligation, c’est deux cents.

17 Par extension, on admettra la propriété [+ abstrait] ou [+ chose] pour X : le diable

corrompt les hommes en leur promettant les richesses de la terre / les jeux vidéos

corrompent l’esprit de cet enfant. 18 Dans la logique du fonctionnement de la corruption, l’action de Y peut porter sur un bien, une loi, un mécanisme, etc. 19 Nous exploitons ici les conclusions d’un précédent travail (Tio Babena, à paraître). 20 Lapassade (1991 : 37) définit la « participation complète » ainsi qu’il suit : « le chercheur met à profit ‘‘l’opportunité’’ qui lui est donné d’enquêter à partir d’un statut déjà acquis dans la situation ». Nous sommes L2 dans cette interaction.

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L2 : (Qui n’a pas compris.) Hum !

L1 : Quand vous aidez quand même quelqu’un comme ça c’est deux cents !

L2 : Humm ! (Bref instant.) Bien, je récupère d’abord mon reliquat à la caisse. (Il prend le certificat qui vient d’être rempli.) Merci bien !

L1 : Ok merci ! (L2 s’en va sans revenir.)

Après signature de son certificat médical par le médecin dans un hôpital public, L2 se rend, conformément à la procédure, chez l’assistant du médecin, désormais L1, pour que celui-ci remplisse ledit certificat après interrogation.

Dans le système communicatif de la PC (Tio Babena, à paraître), l’acte de corruption est modelé dans les actes incitatifs à l’instar des directifs et des promissifs qui relèvent respectivement du « faire faire » et de l’obligation d’ « adopter une certaine conduite future » (Kerbrat-Orecchioni 21 , 2001 : 20-21). Ainsi, la demande implicite (c’est deux cents) de L1 est non seulement un acte incitatif mais aussi l’expression de sa propre voix (voix-locuteur corruptrice) et celle d’une voix-altérante qui est en réalité constituée de la voix-locuteur corruptrice et de la voix-(intérêts personnels de l’un ou des deux locuteurs). L’évocation de la non obligation de la demande (c’est pas une obligation) fait apparaître, de manière sous-jacente, la norme dont la voix est nommée voix-norme : interdiction formelle de paiement sans reçu.

Face à L1, la voix de L2 est dite voix-locuteur corruptible à l’ouverture de l’interaction. L’acceptation du pacte de corruption, réponse favorable à la demande de L1, lui aurait valu le statut de voix-locuteur corrompue. Cependant, la stratégie de refus qu’il a adoptée mue sa voix en voix-locuteur non corrompue à la clôture de cette interaction. Ainsi, dans une ISC, on peut déduire que le corrupteur est celui qui initie la communication de la voix-altérante. Le corrompu, quant à lui, est l’interactant dont la voix-locuteur corruptible connaît une mutation, du fait de l’acceptation de la PC ou du pacte de corruption, en voix-locuteur corrompue.

21 L’auteure reprend ici les définitions de Searle qui est lui-même un continuateur de Austin.

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Conclusion Les petites imprécisions observées dans le métalangage de la

corruption sont d’abord un fait de langue. C’est du moins le postulat de départ de cette réflexion. Il se dégage de l’analyse du verbe corrompre et du dérivé corrompu une série de confusions relatives aux phénomènes cryptonymiques, à la prise en charge de l’acte de corrompre et à la passivation. Le caractère subversif de la corruption motive le besoin de crypter les représentations métalinguistiques du verbe corrompre qui se révèlent ambiguës lorsqu’elles sont confrontées au sens lexical. Le verbe en lui-même ne connaît pas d’emploi performatif. À l’actif, son procès est de l’ordre du fréquentatif rétrospectif ou prospectif : il sert à rapporter l’acte de corrompre sans jamais tâcher de le traduire en (inter)action.

Le dérivé corrompu, quant à lui, présente une ambiguïté syntaxique qui s’étend au niveau sémantique. La complémentation agentive permet toutefois de le déterminer en tant que participe passé verbal ou adjectival. Employé comme substantif, le déverbal corrompu n’échappe pas à ces flottements sémantiques22. Partant du principe que la corruption est une activité communicative, l’analyse linguistique vient démêler les ficelles en offrant des clés de désambiguïsation qui tiennent à la factivité et à la relation polyphonique qu’entretiennent le couple corrupteur/corrompu. « Bref, [dirions-nous avec Picoche et Marcello-Nizia,] il nous semble préférable de ne faire dire aux mots des choses sociologiques, historiques et littéraires qu’après leur avoir fait dire ce qu’ils sont linguistiquement » (1996 : 330).

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22 Déjà mentionnées en économie et en sociologie.

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TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé).

Brève note de présentation sur l’auteur

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Doctorant en Sciences du Langage et membre du laboratoire LADYRUS (Langues, Dynamiques & Usages) de l’Université de Ngaoundéré, Gilbert Willy TIO BABENA est également élève-professeur à l’École Normale Supérieure de Maroua. Ses recherches doctorales portent sur le phénomène de la corruption dans le discours en interaction.