Upload
uoa
View
0
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
1
Archim. Grigorios D. Papathomas Valletta, le 6 novembre 2014Professeur à la Faculté de Théologie de l’Université d’Athènes
et à l’Institut de Théologie Orthodoxe ‘Saint Serge’ de Paris
Primauté conciliaire et Protos synodal au sein de l’Église
(Religion civique et pluralisme inter-local ecclésial.
Mono-centrisme impérial et poly-centrisme ecclésial)
« Que l’ordre [taxis] sur vos semblables soit, pour vous, l’inverse de ce qu’il est dans l’ordre des nations ;
car le jugement arbitraire n’est pas mon lot, mais celui de la tyrannie ;
que celui qui, parmi vous, veut se distinguer comme procrite [‘notable’] soit le dernier de tous.
Alors, reconnaissant en moi le Seigneur, chantez-moi et exaltez-moi dans tous les siècles ».
(Matines du Grand Lundi, tropaire de l’ode 8 du canon).
La thématique du titre soulève une question cruciale en rapport avec un problème
chronique qui s’est posé à maintes reprises, durant le passé, à des moments historiques
donnés, et, encore récemment, à partir de 1980, dans les Dialogues ecclésiastiques bilatéraux
officiels, portant sur la Primauté et le Protos synodal au sein de l’Église. Il s’agit de la
question de savoir dans quelle mesure un pluralisme ecclésial inter-spatial (et non co-
territorial) est objectivement viable dans un ordre juridique étatique unique, dans une entité
géopolitique unifiée, telle qu’elle s’est formée durant ces derniers temps en tant qu’Europe
unie, ou, désormais, dans une et unitaire société mondialisée, et, par conséquent, de savoir,
dans ces nouvelles données, comment fonctionnera-t-elle la notion de la Primauté conciliaire
et du Protos synodal. En d’autres termes, comment est-il possible de cumuler plusieurs
régimes ecclésiaux sur le territoire d’un seul État, comment fonctionne (ra)-t-il là la notion de
la Primauté et comment subsiste-t-il conciliairement le Protos ? D’un autre côté, l’uniformité
des régimes ecclésiaux, imposée par l’État, comme cela était le cas de l’Empire romain
d’autrefois et des États nationaux récents, ne risque-t-elle pas de transformer l’Église en
religion civique ? Par ailleurs, la présence de plusieurs régimes ecclésiastiques par rapport à la
fonction du Protos dans leur sein, est-elle possible de la justifier d’un point de vue historique
2
et ecclésiologique ? Ici encore, s’il s’agit d’une religion civique, cette dernière ne transforme-
t-elle finalement pas le Protos synodal en autorité et en tête pyramidales ? Et enfin, dans
quelle mesure tous ces qui sont actuellement dits, relatifs à cette question cruciale, dans des
milieux ecclésio-théologiques, constituent-ils une dystopie ou utopie ecclésiologiques ? Telles
sont, entre autres, les questions qui, évoquées par un titre au néologisme évocateur, doivent
être examinées de près.
* * * * * * *
I. Introduction historique des composantes constitutives de la question
La religion civique de l’Empire romain ne coïncidait pas toujours avec le pluralisme
inter-spatial ecclésial que présentait l’Église à la même époque. En effet, pendant toute la
durée de l’Empire, la religion civique officielle ne correspondait évidemment pas toujours à la
vision que l’Église avait du monde et de sa réception sotériologique (selon le cas, paganisme,
arianisme qui renforça de manière hénothéiste [=pour l’arianisme, le Fils et le Saint Esprit
sont subordonnés au Père, seul à être inengendré] l’autorité mon-archique de l’Empereur,
semi-arianisme, ainsi que christianisme religieux et culturaliste). En outre, ces choix
impériaux ne coïncidait presque jamais au pluralisme inter-spatial ecclésial qui, introduit tant
par l’Apôtre Paul, lorsqu’il parle des « églises »1 que par les Ier, IIIe et IVe Conciles
œcuméniques (325-431-451), était pratiqué par l’Église. Ces derniers donnèrent priorité et
autorité à l’égalité ontologique des Trois Personnes consubstantielles vis-à-vis de l’ousie
commune de Dieu, et, de ce fait, abolirent le monothéisme mono-personnel de l’essentialisme
(ousiocratie) et la monarchie mono-centrique des empereurs romains, engendrée alors et
renforcée par les hérésies depuis l’arianisme.
Nous remarquerons ici, sans grande surprise, que l’empereur Constantin le Grand lui-
même prit conscience, à la suite du Ier Concile œcuménique de Nicée (325), durant la phase
de sa rétrogression, des effets positifs et la stabilité que présentaient, pour le pouvoir impérial,
le monothéisme de l’essentialisme de l’arianisme avec sa structure et, pour cette raison, lui
prêta son soutien inconditionnel, en marginalisant l’orthodoxie nicéenne, qui donnait priorité
à des altérités plurielles (personnelles d’abord et par extension) ecclésiales. En ce sens, il
n’est pas non plus surprenant aussi la suite, lorsque Eusèbe de Césarée, théoricien de l’Empire
1 Voir, à titre indicatif, Rm. 16, 4 et 16· Ier Cor. 14, 33· 16, 1 et 19· II Cor. 8, 1, 18, 19, 23 et 24· Gal. 1, 2 et 22· Ier Thes. 2, 14· II Thes. 1, 4· Ier Tim. 3, 5 etc.
3
chrétien (en commun avec Eusèbe de Nicomédie, tous les deux ariens et encadrant
ultérieurement l’empereur), qui avait contribué à la diffusion de son ‘idée de l’accord mutuel,
de la – fameuse – « symphonie » byzantine’, entre l’Église et l’État, soutenait, lui aussi de
toute évidence, l’arianisme. À côté de ces deux exemples de corrélation entre l’Église et
l’État, il est essentiel de souligner, pour une meilleure compréhension de la question posée ici,
que, pendant près de soixante (60) ans, l’arianisme fut de facto la religion officielle (civique)
prédominante de l’Empire romain, soutenue par la majorité des évêques et du peuple, fait qui
avait comme conséquence la marginalisation forte de l’orthodoxie nicéenne et l’évincement
de la priorité ecclésiale plurielle.
Dans le même sens, remarquons que, alors même que l’arianisme avait été discrédité
par la théologie du IIe Concile œcuménique de Constantinople (381), cette nouvelle religion
civique, de conception et de structure arianiques, adoptée durant les 60 ans qui séparèrent les
Conciles du 4e siècle (325-381), persista, pratiquement intacte, de manière insidieuse. Elle se
fondit, par exemple, dans l’idée sous-jacente – encore opérante aujourd’hui – des « relations
symphoniques » entre l’Église et l’État, avec toutes les conséquences qui en découlent. Il
suffit, pour se convaincre de l’influence de cette religion civique, si attirante pour l’idéologie
et la politique impériales, et, par la suite, confirmée législativement, d’en citer un exemple
représentatif et extrêmement important : Justinien introduisit cette religion civique dans ses
nouvelles lois (Novelles), de sorte qu’elle imprégna toute la structure législative de l’Empire
du premier millénaire. En particulier, elle s’infiltra, au cours des quatre (4) derniers siècles de
l’Empire (1054-1453), dans le domaine controversé des relations entre Église et État. Bien
plus tard, juste après l’Indépendance grecque (1821), cette conception législative fut adoptée
par le nouveau Royaume helladique, sous une autre forme certes, sans toucher cependant aux
« régimes ecclésiastiques spécifiques ». Nous reviendrons plus bas sur ce dernier point.
D’après ce qui précède, et si les faits sont ainsi, nous pouvons à présent mieux
comprendre comparativement, que : (a) si les empereurs imposèrent, à partir du 4e siècle, le
modèle arien :
« Un empereur [Pontifex Maximus] - Une religion civique »
c’était au service de l’unité politique souhaitée par l’Imperium. En d’autres termes, pour
l’Empire, la mise en sauvegarde de l’unité passait en priorité par l’uniformité adoptée de la
4
religion civique homogène, par l’exclusivité de la politique institutionnelle et par le
monocentrisme de l’empereur, que facilitaient l’Arianisme et non pas le pluralisme ecclésial
inter-spatial de l’orthodoxie nicéenne. C’est la raison intime, qui explique, à cette époque-là,
les choix de l’empereur Théodose le Grand (379-395) de donner la priorité à la religion
civique et de la privilégier législativement. (b) En parallèle, l’Église, dès le Ier Concile
œcuménique de Nicée (325), puis avec le IIIe Concile œcuménique d’Éphèse (431) et enfin,
pour établir solidement ses visions en la matière, avec le IVe Concile œcuménique de
Chalcédoine (451), vivait et contre-proposait une communion de pluralisme ecclésial pour
l’unité recherchée. En d’autres termes, pour l’Église, l’acquis de l’unité reposait sur la relation
dialectique entre pluralisme ecclésial inter-spatial et communion des Églises ou, plus
précisément, de la relation dialectique entre polycentrisme eucharistique (confirmation de
l’altérité ecclésiale) et communion ecclésiale. Par conséquent, l’acquis de cette unité pour
l’Église était finalement loin de s’appuyer sur des correspondances éonistiques de réciprocité
institutionnelle [c’est-à-dire, un Monocentrisme aussi bien pour l’Église que pour l’Empire],
qu’exigeait, de façon coïncidente et identique, tant le modèle impérial que le modèle arien.
Il ressort de ce qui précède que, pour l’Église, l’unité renvoyait à une intériorité
ontologique où la confirmation de l’altérité, quelle qu’en soit la forme (pluralisme et
polymorphie), était indissociablement liée à la convergence de ces altérités [diversité, hétéro-
territorialité, polycentrisme] en vue de la communion, tandis que, pour l’Empire, l’unité
demeurait, par définition, une extériorité de règles institutionnelles, imposée par la « mono-
cratie » de la religion civique, qui faisait recours à la « mon-archie » de l’exclusivisme
impérial. Mais, pour arriver aux situations contemporaines du monocentrisme ecclésiastique,
il est nécessaire à procéder à une approche synoptique de la problématique posée ici.
Il y a exactement 1700 ans, à la fin des persécutions de l’Église par l’Empire (313 ap.
J.-C.), une antinomie structurelle a été adoptée, de deux côtés, dans le cadre des relations
institutionnelles et de la collaboration entre l’Empire et l’Église. Face au monocentrisme de
l’Empire, l’Église propose, conciliairement, d’adopter, pour structure administrative globale,
une structure polyèdre et polycentrique du corps ecclésial à travers l’univers, comme
communion des Églises territoriales. En effet, à l’autorité unique (mon-archie) de la réalité
impériale (Empire monocentrique), l’Église, dès ses débuts historiques et durant les trois
siècles de persécutions, jusqu’à l’officialisation triomphale du christianisme et la période
conciliaire (4e-5e s.), adopta et opposa ainsi en pratique la multiplicité des autorités ecclésio-
synodales (poly-archie) de la réalité ecclésiale (Église polycentrique, en sièges multiples),
5
auxquelles les conciles donnèrent substance par le développement des systèmes métropolitain
[325], autocéphale [431] et patriarcal [451]. Autrement dit, à la monocratie du pouvoir de
l’Empire, l’Église, lors de trois Conciles œcuméniques successifs (Ier/325, IIIe/431 et IVe/451,
correspondant respectivement à l’élaboration des systèmes métropolitain, autocéphale et
patriarcal), opposa la Pentarchie des Patriarches-des Protoi, précisément afin d’exclure en
son sein toute notion de monocratie ecclésiastique. Dès lors, la correspondance entre
administration étatique et administration ecclésiastique pourrait être schématisée comme suit :
« Un Empereur – Cinq Patriarches-Protoi [et un Archevêque] »
(Notons, entre parenthèses, qu’à ces cinq Primats s’ajoutera rétroactivement (à partir de 431)
le primat de l’Église autocéphale de Chypre [5+1], ce qui portera au nombre de six [6] les
Églises territoriales en communion entre elles ; cette structure de communion de ces six
Églises établies localement perdurera, inchangée, jusqu’aux débuts du deuxième millénaire et
la rupture de la communion ecclésiale [451-1054]).
Par ce choix, l’Église (primitive) poursuivait deux objectifs : d’une part, intensifier la
communion primordiale des Églises (locales) entre elles, et d’autre part, maintenir
l’expérience et le fait de la communion des Églises locales [système métropolitain-325,
système autocéphale-431] et des Églises territoriales [système patriarcal-451] à tous les
niveaux de leur communion (tant dans leur expression administrative et que, principalement,
dans leur expression communielle). Il est évident qu’une monocratie étatique ne pouvait en
aucun cas adopter ni assurer institutionnellement, ne serait-ce que dans ses grandes lignes, un
équivalent de cette communion des Églises [locales et territoriales], laquelle est un élément
structurel fondamental appartenant exclusivement à l’Église « répandue à travers l’univers »2.
Par conséquent, le choix initial de l’Église et, ultérieurement, la confirmation conciliaire de ce
choix, fut d’exclure définitivement toute notion de monocratie ecclésiale/ecclésiastique. Ce
choix est resté inébranlable à travers les siècles et le demeure jusqu’aujourd’hui, sans jamais
qu’il n’ait été question de la moindre (post-)évolution ou modification dans l’avenir
historique. Ainsi, dans l’Empire romain du 5e siècle, siècle des décisions structurelles
définitives concernant l’ « Église répandue à travers l’univers », il est possible d’établir la
correspondance hypostatique institutionnelle suivante :2 Voir, les canons 57 du Concile local de Carthage (419) et 56 du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691).
6
Empire monocentrique ↔ Église polycentrique
Cette expérience ecclésiale de l’Église polycentrique chrétienne constitue de toute
évidence un schéma historique sans précédent (confirmation des altérités pour obtenir la
communion entre elles) que l’Église a maintenu sans interruption pendant les six siècles de
son existence historique (451-1054). Si l’on y ajoute les quatre siècles précédents (49 [concile
de Jérusalem]-451) pendant lesquels l’Église possédait déjà cette même structure [pas encore
institutionnellement articulée alors], nous obtenons dix (10) siècles, soit un millénaire d’une
pratique ininterrompue, uniquement caractérisée par le pluralisme ecclésial interrégional ou,
plus concisément, par le polycentrisme ecclésial. Le polycentrisme était donc une particularité
fondamentale hypostatique de l’Église dès les débuts de son existence historique, pour
devenir, par la suite, constitutif de son identité structurelle exclusive au niveau ecclésio-
canonique. En cela, il se situe dans une perspective divergente, diamétralement opposée au
monocentrisme institutionnel de l’Empire, renforcé de multiples façons au niveau théologico-
idéologique par l’Hénothéisme arien.
Cette expérience ecclésiale, choisie délibérément pour s’opposer à la pratique
impériale, pour le moins au niveau structurel, a été bousculée par la rupture de communion de
1054 – non pas par ce que les Catholiques romains et, à leur suite les Orthodoxes, ont
erronément appelé schisme [sic]. Une autre pratique, centrifuge du point de vue ecclésial et
progressivement acceptée comme un fait accompli, surtout en Occident, fait sa première
apparition dans l’histoire. Celle-ci abandonne la perspective eschatologique du polycentrisme
ecclésial, exprimé par la pluralité des personnes-Protoi et des autorités multi-synodales, pour
glisser vers la dimension historique [eschatologie séculière] du monocentrisme impérial, et
cela tout particulièrement après les victoires militaires des trois Croisades (1e, 3e et 4e) en
Orient, dont les conséquences ecclésiologiques et ecclésiales extrêmement négatives se font
encore sentir de nos jours et, à ce qu’il semble, se feront encore longtemps sentir à l’avenir…
En effet, alors que, dans l’Empire romain d’Orient, l’expérience du polycentrisme
ecclésial se maintient, par définition, avec quatre cette fois-ci Patriarcats (un de moins) et une
Église autocéphale, en Occident, le Patriarcat de Rome, désormais perçu seul comme entité
ecclésiale (en assumant un rôle politique, culturel et ecclésiastique/Romanité latine) et en
rupture de communion prolongée depuis 1054, commence à chercher des fondements
7
ecclésiologiques lui permettant de justifier ou, éventuellement, d’étayer une existence
ecclésiale d’un type nouveau, à laquelle le contraint l’isolement dans lequel il se trouve depuis
la rupture de communion. Le système canonique de la Pentarchie des Patriarcats qui, avant la
rupture de communion, avait perduré pendant six (6) siècles consécutifs (451-1054), n’était
autre que a) la manifestation de la conciliarité dans le système administratif suprême de
l’Église et b) la réalisation du polycentrisme ecclésial, en tant que principe directeur de la
communion des Églises sur le territoire de l’Empire et partout dans le monde. Pour sa part, le
Patriarcat de Rome, retranché de la communion des Églises – indépendamment de qui a ou n’a
pas raison du point de vue théologique – se voit dans l’impossibilité de poursuivre
l’expérience de l’ecclésialité et de la multi-conciliarité polycentriques du premier millénaire.
Cette rupture imprévue conduisit de facto l’Église de Rome à s’orienter dorénavant vers une
ecclésiologie du monocentrisme. Ce qui lui restait du premier millénaire était l’acquis du IVe
Concile œcuménique de Chalcédoine (451), à savoir la Primauté synodale d’honneur, qui
faisait de son détenteur, pontife et patriarche de Rome, le premier entre les premiers
[patriarches], à savoir le premier entre les égaux (Primus inter pares), égal à ses pairs au sein
de la Pentarchie synodale et patriarcale. Toutefois, il s’agit d’une Primauté dans le cadre de
la conciliarité ecclésiale (polycentrisme), et non pas d’une Primauté de singularité, accordée à
sa seule personne, fait qui donne une exclusivité personnelle (monocentrisme). Dans le
parcours historique que l’Église a suivi depuis le premier millénaire, son système conciliaire
s’est étendu géographiquement, sans jamais se transformer de système général
d’administration et de communion en juridiction personnelle. D’ailleurs, comment serait-il
possible de parler du Primat et de sa « Primauté », lorsqu’à ses côtés, il n’existe ni primat de
même siège, ni deuxième, ni troisième, etc. Il n’y a que des primats de rang différent et
inférieur, comme dans les patriarcats d’Orient unis à Rome (Maronites, Melkites, etc.), juste
après les Croisades (Primus inter inferiori), ou des primats inégaux et dispars, de siège et de
rang différents (Primus sine paribus).
C’est pourquoi, depuis le 12e siècle, l’Église de Rome procéda à des modifications
ecclésio-institutionnelles radicales. La primauté de l’évêque de Rome subit une telle mutation
en Occident, quant à sa perspective, sa structure et sa relation communielle, que, jusqu’à nos
jours, elle n’est pas reconnue en Orient. En effet, s’il n’y a plus d’égaux aux côtés d’un
Premier désigné de manière conciliaire, le fait d’être « premier » perd tout son sens… et
demeure finalement indiffèrent au niveau d’ecclésiologie. (D’ailleurs, le qualificatif
« premier », c’est une réalité (pour la théologie) relationnelle, qui présuppose d’autres
personnes à côté de celui-ci. Mais, si, de nos jours, l’on y insiste, dans ce cas-là, il faut mieux
8
dire « solus per se » [ou « solus inter omnes » et « solus ex omnibus »], qui veut dire « solus
[seul] inter inferiori » et « solus sine paribus », respectivement). Depuis lors (1099), l’évêque
de Rome, au lieu d’être un membre conciliaire de la « primauté conciliaire » du premier
millénaire, est devenu « mon-arque de la seule et unique Église ‘universelle’ (sic) » de la
« primauté mon-archique », à conception nouvelle, du second millénaire, configuration
centrifuge et hétérocentrique, dont Vatican I (1870) fut le couronnement. L’ « ‘Église
répandue à travers l’Univers’ une » (canons 57 de Carthage et 56 du Quinisexte Concile
œcuménique) qui, dans l’histoire (premier millénaire) a toujours été caractérisée par la
réalisation polycentrique, fut transformée par les chrétiens d’Occident en Église « mon-
archique » monocentrique, qui s’exprime et se structure autour d’une personne unique, en
une Église à l’appareil ecclésiastique monocentrique où le « premier » jouit de prérogatives
manifestes non fondées par les Conciles du 1er millénaire et prétend à la juridiction
universelle, sans contenu ni répondant conciliaire. La nouvelle structure ecclésiale qui
émergea de cette mutation acquit les particularités suivantes :
Église monocentrique, une et unique → Univers, dimensions mondiales,
Massive/en bloc du point de vue ecclésial, communiel et conciliaire
Patriarcat/Église territoriale monopersonnel (autour d’une personne unique) → Primat sans
égaux de même siège et sans pairs (Primus inter inferiori et Primus sine paribus)
Cependant, par la suite (à partir du 19e s.), en Orient, de nouveaux Nations-États
émergèrent dans l’Europe du Sud-est, des États de plus en plus petits, dont le régime de la
Monarchie royale possédait une structure rappelant celle de l’Empire romain unitaire et qui,
d’une manière ou d’une autre, abolirent la réalisation polycentrique de la réalité ecclésiale,
intact jusqu’aux débuts du 19e s. Chacun d’entre eux voulut instaurer une entité ecclésiale
unique sur son territoire national, « indépendante » du point de vue ecclésiastique par rapport
aux anciens centres ecclésiaux de référence, et chaque Église territoriale nationale, formation
également inconnue au sein de l’Église jusqu’alors, fut proclamée de fait exclusive et, en tant
que telle, monocentrique dans l’État national. C’est dans ce climat que les nouveaux Nations-
États se mirent à revendiquer une Église nationale « indépendante » (sic) de type protestant,
une « Église territoriale une et unique » aux dimensions étatiques qui, grâce à son unité
monocentrique et à l’avènement d’une religion désormais « civique », contribuerait à la
9
cohésion nationale de l’État. Ainsi, au sein de l’espace orthodoxe, dans l’organisation de
l’Église nationale, il ne fut pas adopté – ce qui eût d’ailleurs été impossible – une
ecclésiologie du polycentrisme, mais, au contraire, le monocentrisme de la religion civique
romaine du modèle arien. La conséquence logique fut le ralliement au Monocentrisme
catholique romain, comme co-création dans l’espace occidental, qui s’était cristallisé au cours
des neuf siècles du second millénaire et dont les nouveaux États nationaux des Balkans
empruntèrent les caractéristiques pyramidales. Ce choix centrifuge (du monocentrisme) altéra
encore davantage les restes de conciliarité qu’il limita au niveau local.
Nous en arrivons donc à la constatation que l’organisation ecclésiastique de l’État
national, auquel correspond une Église nationale, a aboli (définitivement ?) la praxis
ecclésiale polycentrique, qui n’avait plus de contrepartie en pratique, pour adopter, sous une
influence extérieure, une pratique ecclésiale monocentrique de forme pyramidale, ainsi que
les particularités qui en découlent, chez les Orthodoxes de l’Orient. Dès lors, les rapports
« symphoniques » entre l’État et l’Église peuvent être schématisées comme suit :
«État national ↔ Église nationale»,
avec, à leur tête, au sommet de la pyramide, les personnes institutionnelles
du « mon-arque » royal et du « mon-arque » ecclésial
Une fois établi le principe des nationalités, il ne restait qu’un pas à faire, sous une
influence idéologique extérieure, pour en arriver à l’idée d’une autorité bicéphale à la tête
d’un seul et même peuple. Cette « bicéphalie », instaurée par les Paléologues, n’avait et ne
pouvait avoir d’application dans l’ecclésiologie du polycentrisme ecclésial, depuis l’époque
biblique jusqu’à l’époque des Paléologues.
En résumé, notons que, dans la forme de juridiction cultivée en Occident depuis la
Première Croisade (à partir de 1099), au monocentrisme impérial correspond un
monocentrisme ecclésial, doté d’un seul et unique chef (bien que, concernant l’Église, on ne
puisse parler de chefs, mais de pasteurs). Ce monocentrisme a fructifié en terrain propice,
après la naissance du principe des nationalités, d’abord, au moment de la naissance théorique
de ce principe (à partir du 12e s.), ensuite, au moment de sa réincarnation institutionnelle en
entité étatique au sein de l’espace d’Orient (à partir du 16e s. [Russie] et du 19e s. [Balkans]).
10
Enfin, ce qui est avant tout remarquable sur le territoire de l’Europe unifiée en
croissance et au sein de la société mondialisée affermie, c’est la (co)existence inter-spatiale
[non pas co-territoriale] harmonieuse, déjà acquise, des régimes ecclésiaux pluriels bien
distincts et de forme polycentrique ; comme aux premiers siècles du christianisme, on y
retrouve une ecclésialité polycentrique dans une entité étatique unique ou (dans le futur) dans
une société multiculturelle unifiée. Par conséquent, cette situation démontre objectivement
que toute tentative de nivellement et d’uniformisation des différents régimes ecclésiaux,
entreprise au cours des deux derniers siècles, s’inscrivaient et s’inscrivent encore dans la
perspective de la nouveauté – sans précédent mais déjà dépassée – de l’Église nationale, et
non dans celle des sociétés multiculturelles ouvertes de l’Empire (romain) qui l’a précédée, ni
celle de l’État national dans le contexte de l’unification européenne (ou du « village
mondialisé »), qui lui a immédiatement succédée et qui, depuis 1993, commence à se profiler
à l’horizon.
C’est pourquoi, pour les Orthodoxes des anciennes et nouvelles Églises patriarcales et
autocéphales, l’Europe unie de l’ecclésialité polycentrique ramène, d’un point de vue
étatique, la possibilité territoriale d’un polycentrisme ecclésio-communiel. C’est ainsi que
réapparaît peu à peu une ecclésialité isodynamique polycentrique où les forces sont également
partagées, une ecclésialité sans les tendances mono-centriques pyramidales empruntées au
système de l’État monarchique « sine paribus ». Une ecclésialité, enfin, qui rappellera aux
Églises territoriales que la communion des Églises peut passer par une voie plus authentique
que le monocentrisme ecclésial dominant, qui les (nous) frappe aujourd’hui dans les réalités
étatiques désormais décadentes du passé récent. Autrement, si nous en restons au modèle
arien de la « symphonie », théorisée par Eusèbe, nous nivellerons tous les « régimes
ecclésiaux » inspirés par Nicée (325) et Chalcédoine (451), en les (ré)fondant dans une seule
et unique pyramide ecclésiale mono-centrique de dimensions mondiales, et nous
transformerons l’Église du Christ en religion civique (une réintroduction de l’arianisme dans
l’ecclésiologie, en quelque sorte) qui unira à la manière de l’arianisme, non pas par la
communion, les futures sociétés multiculturelles, qui seront dès lors privées de toute attente
eschatologique.
11
II. Cadre théologico-canonique de la manifestation du Protos et de la Primauté conciliaires
Dans la Tradition canonique de l’Église, l’expression consacrée et classique « primus
inter pares » [« premier parmi les égaux »] qui désignait initialement le Pape et Patriarche de
Rome (1er millénaire) – c’est pourquoi elle s’est maintenue en latin jusqu’à nos jours –
s’applique uniquement, depuis la rupture de la communion ecclésiale (1054), au Patriarche
œcuménique de Constantinople au sein de l’Église orthodoxe (2e millénaire). Au niveau
historique et théologico-canonique, cette formulation se fonde, dans une perspective
concentrique, sur le 34e canon apostolique où est défini son sens du point de vue conciliaire et
théologique. Il va de soi que ce sens ne comporte aucun aspect profane ni séculier. Afin
d’éclairer le sens de l’expression, dont le contenu canonique n’est en aucun cas pyramidal,
mais purement doxologique3, il nous faut souligner la différence extrêmement subtile entre les
termes théologico-canoniques grecs d’arkhê (αρχή), « archi » [commencement, autorité,
début ontologique], et protos [premier parmi d’autres obligatoirement co-existant(s)]
(comparez, par ex., les termes arché-type et proto-type).
Le terme Arkhê est dérivé du nom arkhon qui désigne celui qui possède une terre
(ára [=terre] + ekhon [ayant]), un lieu ou une maison qui lui appartient en propre. La tradition
populaire hellène a maintenu cette racine dans le substantif arkhonta, propriétaire d’une
maison. On la retrouve par exemple dans le terme administratif « dim-arkhos » [maire], celui
qui est l’arkhê, l’autorité et le maître du lieu, du district et du peuple. Dans la praxis ecclésio-
canonique, le « arkhon episkopos » désigne celui qui possède sa terre, sa maison, qui exerce
son diaconat sur son Église, sur son ép-archie (étymologie : « ep-archi-a »], l’éparque (en
grec : eparkhon=eparchia+ekhon), un des éléments qui constituent l’hypostase ecclésio-
canonique de l’évêque. Ce fait d’être arkhonta exclusif de son Église locale-diocèse et de ses
fidèles est une décision conciliaire, décrite de façon uniforme (consensus canonum) et
inébranlablement maintenue par les canons de l’Église (1er-9e s.). De là, émerge une autre
particularité : la juridiction (territoriale) de l’évêque est unique, elle aussi, et s’exerce sur un
lieu géopolitique donné. C’est une juridiction personnelle et territoriale, ces deux dernières
étant parfaitement identiques4.
De plus, le terme arkhê signifie également « source de la provenance », la première
cause, la cause de principe, la cause initiale, l’être en soi (per se), le « solus per se », le
« premier moteur » (cf. Aristote), le « point de départ », la cause de naissance, le « principe
3 Cf. fin du canon apostolique 34.4 Pour cette question essentielle, voir le canon 5 ad hoc du 1er Concile œcuménique de Nicée (325).
12
vital » – hors d’un ordre ; comme dans le terme « hiér-arque », dérivé de hiér-archie qui
dénote, non pas une ‘échelle’, mais une référence ontologique et une provenance. Au
contraire, le protos [premier] est « un parmi les autres », le « premier évêque dans la taxis »
(primae sedis episcopus)5, le « premier parmi ses pairs » – dans la structure et l’articulation
d’un ordre. Dans ce cas, cette expression canonique montre clairement qu’il s’agit d’une
distinction de diaconie d’honneur, relative à la fonction du protos, et n’implique jamais une
primauté de pouvoir et de supériorité. Par conséquent, il s’agit [non pas d’arkhê, mais] du
« premier évêque dans la taxis », à tous les niveaux de la Primauté ecclésio-canonique
(Systèmes Métropolitain, Autocéphale, Patriarcal, de même que dans la communion
conciliaire/synodale des Primats [Protoi]). Ce protos participe, à égalité conciliaire
participative, avec les autres évêques, au même charisme [épiscopal], l’un des quatre
charismes constitutifs de l’Église locale (évêque, presbytre[s], diacre[s], laïc[s]), et n’est
jamais celui qui se trouve « au-dessus des autres » (cf. « primus inter inferiori » ou « primus
sine paribus »). Un évêque se situant « au-dessus des autres évêques », en pratique et en
théorie, exerce une forme de pouvoir qui n’a rien à voir avec la diaconie d’honneur et la
synodalité. Ainsi, un tel évêque est arkhê (au niveau épiscopal de [son] Église locale) et
protos (au niveau conciliaire [dans le Synode auquel il appartient]). Or, au niveau conciliaire,
quand il n’existe pas d’égaux (pares) aux côtés du Protos désigné par le Synode, du Protos
conciliaire, le fait d’être protos « sine paribus » n’a finalement aucune importance… De
même, comment serait-il possible de parler du Primat et de sa « Primauté », lorsqu’à ses
côtés, il n’existe ni de pairs, ni un deuxième, ni un troisième, et ainsi de suite. S’il fallait
retenir cette nouvelle conception, la formule correcte devait être « unus/unicus inter inferiori »
et « unus/unicus sine paribus » respectivement6. D’ailleurs, littéralement parlant, « Primus
sine paribus, nullus est »… En conséquence, le fait d’être « premier parmi les pairs » est une
diaconie [fonctionnelle], et non source ontologique ou un pouvoir mono-personnel.
La différence subtile entre les deux réalités – arkhê et protos – devient plus sensible si
l’on considère la correspondance entre aux niveaux de la Théologie et de l’Économie. Dans
cette correspondance, il n’y a aucune différence dans la manière dont l’Église existe,
5 On rappelle ici le canon 26/Carthage (de l’énumération latine): «Ut primae sedis episcopus non appeletur princeps sacerdotum aut summus sacerdos aut aliquid hujusmodi, sed tantum primae sedis episcopus». Voir, aussi, Pierre Batiffol, “Le Primae sedis episcopus en Afrique”, in Revue des Sciences religieuses, t. 3 (1923), p. 425-432.6 Si on est parti dans le sens de la numérotation, étant donné que l’on dit « primus » et non pas « solus », « unus » ou « unicus », cette double formule inventée, si l’on souhaite, malgré tout, rester vraiment dans le cadre de la synodalité, nous ramène à avoir devant nous la réalité conciliaire, qui prévoit un « primus », « secundus », « tertius » etc. Dans ce cas-là, la réalité synodale elle-même nous montre qu’il est vrai par ailleurs que le « primus est sine paribus », car le « secundus est aussi sine paribus », le « tertius est également sine paribus », et ainsi de suite.
13
témoigne ou théologise dans l’histoire. Le mode d’existence et de communion trinitaires
constitue le mystère de l’Église. Ainsi, dans la communion trinitaire, le Père est non pas
protos-Dieu, Dieu parmi ses pairs, mais arkhê de la sainte Trinité (cf. « mon-archi-e » [arkhê
unique] du Père » [Athanase d’Alexandrie]). Au contraire, le protos des Églises autocéphales
orthodoxes n’est pas arkhê parmi ses « pairs », ses « pares » ; il est leur protos canonique
(présidence de la diaconie d’honneur) dans le sens expressément défini par la Tradition
ecclésio-canonique, à savoir « premier parmi ses pairs ». Il n’est en aucun cas désigné pour
exercer un pouvoir illimité de forme pyramidale dans une structure « sine paribus »7.
L’asymétrie de la diaconie d’un évêque, en tant qu’« arch-evêque »8 (au niveau épiscopal [de
l’Église locale]) et en tant que protos (au niveau conciliaire [du Synode]) est ce qui marque la
différence particulière entre arkhê et protos.
En effet, un Patriarche, un Archevêque, un Métropolite sont chacun protos et non
arkhê, ainsi que les textes canoniques le précisent clairement : « […], [les Évêques] ne
doivent rien faire sans l’avis de celui-ci [du protos], mais le protos ne doit rien faire non plus
sans l’avis de tous »9. Contrairement à l’organisation hiérarchique adoptée par l’Église
catholique romaine au deuxième millénaire, aucun évêque orthodoxe ne peut être investi d’un
pouvoir équivalant à celui du Pape de Rome. Le Pape est désormais « le protos un et unique
sans pairs », alors qu’auparavant, conformément au Concile local de Sardique (343), au IVe
Concile œcuménique de Chalcédoine (451) et au Système canonique de la Pentarchie des
Patriarches instauré par ce dernier Concile (451-1054), le Patriarche et Pape de Rome était le
« Protos parmi les Protoi [Patriarches]10 » et non, comme nous l’avons noté plus haut, le
« premier évêque de tous les évêques d’une Église universelle11 [sic] » [Un (premier) évêque
↔ Tous les autres évêques du monde entier], conception née et adoptée en Occident au
Moyen-âge et inchangée depuis. Et cela, au moment où le Système synodal de l’Église, a
suivi, depuis déjà le 1er millénaire, un cheminement concret, en élargissant son terrain
géographique, sans que ce système soit, certes, permuté d’une manière synodale globale
d’administration et de communion en compétence individuelle et liée à une personne.
Relation théologique asymétrique entre arkhê et protos
7 Cf. également canon apostolique 34.8 C’est ainsi qu’est désigné tout Évêque local au début de la sainte Liturgie [« Pour notre Archevêque X »], célébrée dans son Église locale respective quotidiennement et tous les dimanches.9 Canon apostolique 34.10 Cf., de plus, le Texte de Ravenne, articles 41, 42 et 44.11 Terme totalement inconnu et inexistant dans la tradition canonique du 1er millénaire.
14
De nos jours, la notion d’arkhê est très souvent confondue avec celle de protos. Cette
confusion entraîne des conséquences, prolongements et débordements ecclésio-canoniques
multiples, qui affectent la communion conciliaire de l’Église.
En effet, lorsque le « Protos [Primat] parmi les Protoi [Primats] » se fait « primus
inter inferiori » ou « primus sine paribus » et, malgré les apparences assurées par l’existence
du Synode, devient le seul responsable de l’existence ontologique des autres évêques, de ses
co-évêques, il se transforme en arkhê ontologique de tous et, du même coup, transforme
l’essence, la qualité de Protos en arkhê et source des autres évêques. Rappelons la fameuse
phrase du pape employée dans l’Église catholique romaine : « Le Pape crée le cardinal… » [il
s’agit de création à partir d’une arkhê préexistante (hors de l’ordre), non pas d’une
consécration conciliaire (au sein de l’ordre)]. Cette phrase atteste d’une réalité mystérique,
consacrée beaucoup plus tardivement, qui reconnaît au Protos le rôle d’arkhê ontologique,
alors que, selon l’expérience ecclésio-canonique du 1er millénaire, il n’a que la mission et le
rôle d’un Protos conciliaire. Dès lors que le protos devient arkhê, les autres évêques perdent
leur qualité de pairs hypostatiques, de sorte que se créent d’autres situations et d’autres formes
de relations. Les conséquences ecclésio-canoniques de cet état des choses sont d’une gravité
énorme. Le protos, devenu arkhê et source, annule ses pairs, ses « pares », en les transformant
en « inferiori » et « sine paribus », fait qui constitue pour tous les deux cas « subordinatio »,
car ce protos devient « unus super omnes », et abolit ainsi, de ce fait, le Synode des Évêques
et, sans exagérer, l’ensemble du système conciliaire de l’Église. Ici encore, pour une
ambiance ecclésiale de synodalité, la conception respectivement adoptée « primus inter
inferiori » et « primus sine paribus », pouvait demeurer une conception sabellienne au sein de
l’ecclésiologie, car, dans l’institution ecclésio-canonique de la synodalité, l’égalité réciproque,
exprimée par le concept « primus inter pares », garantie une consubstantialité des personnes
[épiscopales] au sein de la communion synodale/conciliaire.
Par ailleurs, dans son diocèse, l’évêque, en tant que arkhê et source des (trois) autres
charismes (presbytres, diacres, laïcs) de l’Église locale, est et peut clairement être considéré,
s’il est besoin de le dire de cette façon, comme un charisme « sine paribus » unique au sein de
l’Église locale. Et cela parce que l’évêque a la fonction non plus de protos, mais d’arkhê du
corps ecclésial local, son diocèse. (L’exercice de la Primauté présuppose toujours un Synode
d’évêques). Toutefois, le Patriarche, non pas comme évêque [arkhê] de son diocèse, mais
comme protos au sein du Synode patriarcal, peut-il être « primus sine paribus » ? Par
extension, dans quelle mesure le Patriarche et Pape de Rome (1er millénaire) ou le Patriarche
œcuménique de Constantinople pour l’Église orthodoxe entière (2e millénaire), qui est le
15
Protos lui correspondant dans la Communion conciliaire des Primats des Églises territoriales,
peuvent-ils être « primus sine paribus », étant donné que cette qualité revient à une arkhê et
source ontologique, et non pas à un Protos ? De même, dans son diocèse et de façon
exclusive, l’évêque demeure une personnalité corporative de son corps ecclésial, alors que le
même évêque, au niveau synodal/conciliaire, ne constitue pas de personnalité corporative
pour ses « co-évêques » et pour le Synode régional qu’il préside. C’est ainsi que le canon
34/Apostolique concerne le Protos d’une Église régionale/territoriale, en l’occurrence un
Patriarcat, et non pas la Pentarchie des Patriarches, qui est formé des cinq Protoi. Or, la
Primauté ecclésiale ici est collective, qui distingue dans son sein un « Protos parmi primus ».
En d’autres termes, pour qu’un évêque soit « primus sine paribus », il doit
inconditionnellement être arkhê et source, seule forme théologiquement admise. Enfin, le
Protos, dans l’expression conciliaire de son Église territoriale (patriarcale) ou dans la
Communion des Primats de l’ancienne Pentarchie et (pour les orthodoxes) de l’actuelle
Decapentarchie (Protos parmi les quinze Protoi) doit-il être arkhê et source pour être, par la
suite, « primus sine paribus » ? Par conséquent, la notion de la primauté est définie en
référence avec des évêques homologues, du même rang et du même ordre, raison pour
laquelle cette notion de primauté ne subsiste pas pour l’évêque diocésain au sein de son Église
locale.
Cette confusion entre arkhê et protos s’est glissée dans le dernier texte officiel
approuvé par les membres de la « Commission mixte internationale pour le Dialogue
théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe » à Ravenne (2007). Dans
l’énumération des niveaux de la primauté et des Protoi respectifs, l’évêque a été appelé
« Protos » (sic) de son diocèse et considéré comme premier niveau, le niveau « local », de
manifestation du Protos dans l’Église12.
Cependant, pour être appelé Protos, l’évêque doit nécessairement avoir à ses côtés des
homologues de même rang, « co-siégeant »13 et des égaux. S’il n’en a pas, qu’il est seul à
occuper ce rang, c’est qu’il est arkhê, comme l’est à juste titre l’évêque dans son diocèse :
« arch-evêque ». Attribuer cette qualité au Protos conduit au renversement de l’ecclésiologie
et de la conciliarité, ainsi que de toute la structure de l’Église. Autrement dit, si l’on me
permet une simplification, il faudrait que le Protos soit appelé « archi-protos » (!) pour
légitimer, du point de vue ecclésio-canonique, sa prétention à être définitivement « primus
inter inferiori » ou « primus sine paribus ».12 Voir Document de Ravenne, articles 20, 43 et, notamment, 44.13 Voir VIe Concile œcuménique de Constantinople (681), « La Sainte Sacra de l’empereur Constantin au pape Léon », in Procès-Verbaux, t. 3, p. 166 ; MANSI 11, 713Ε, et ACO/VI 2, 2, 2, 895.
16
Manifestation asymétrique ( analogue et non pas identique )
des trois (3) niveaux de la Primatialité
1. Niveau diocésain (Église locale)
L’évêque est arkhê et non pas protos, et il a un charisme « sine paribus »
2. Niveau régional (Église métropolitaine, autocéphale, patriarcale)
Primauté ecclésiale régionale (Protos) : « Primus inter Pares » (c. 34/Apôtres)
3. Niveau « universel » (Église « répandue à travers tout l’univers »)
Primauté ecclésiale collective (Protos parmi Protoi/Pentarchie des Protoi) :
« Primus inter Primus » (IVe Concile œcuménique de Chalcédoine-451)
Cette analyse comprise, nous pourrions à présent inverser notre raisonnement. Selon
ce qui précède, nous saisissons mieux pourquoi l’existence d’un évêque adjoint, d’un
deuxième évêque, à côté de l’évêque unique est une altération ecclésiologique, du fait que
l’existence d’un homologue à ses côtés le fait passer d’arkhê en protos. Or, l’évêque d’un
diocèse/Église locale ne peut en aucun cas être protos, vu qu’il en est arkhê ontologique et, en
tant que tel, doit être seul à occuper cette fonction. Le non respect de cette structure conduit à
l’abolition et à l’anéantissement de l’Église locale. Et cependant, malgré cette distinction
théologique et ecclésio-canonique, si clairement établie depuis deux millénaires au sein de
l’Église, une confusion des niveaux est parvenue à se glisser dans le Document théologique
final du Dialogue ecclésiastique de Ravenne.
Cette même confusion théologique et institutionnelle est sensible dans l’exemple
linguistique suivant : en français, le prêtre devrait être appelé « proto-presbytre » et non,
comme on le dit erronément, archi-presbytre ou archi-prêtre. Un prêtre peut, en effet, être
proto-presbytre, mais jamais archi-prêtre qui ne peut désigner que l’Évêque en tant
qu’image du Christ et arkhê, source des charismes constitutifs de « son » Église locale, qu’il
dirige14. Afin de procéder à la consécration d’un prêtre, on s’adresse exclusivement à
l’Évêque de l’Église locale – non pas au Synode des Évêques de l’Église dont il dépend d’un
14 Cf. Canon 39/Carthage.
17
point de vue canonique – parce que l’Évêque est l’archi-prêtre (la « tête » de l’Église locale
comme l’est le Christ) et représente le Christ, archi-prêtre par excellence. (Notons ici que le
clergé de la tradition russe désigne les prêtres sous le nom d’archiprêtres, ce qui devrait être
évité, du fait que ce terme ne convient en aucun cas au prêtre qui ne peut être arkhê d’une
Église locale. En un mot, il n’est pas archiprêtre). Exception à la règle, arkhê est adopté dans
le terme archi-mandrite, parce qu’il est l’ « arkhê de la bergerie » des moines, qu’il dirige.
Ce terme désignait et désigne toujours l’higoumène d’une Laure (grand monastère), pour la
bonne raison qu’il en est l’arkhê, qu’il est à la tête de la « bergerie des moines ». Il peut aussi
avoir, au même titre, le droit de supervision et de surveillance sur d’autres monastères du
diocèse. En ce sens, le terme archimandrite ne constitue pas à proprement dit un titre
ecclésiastique, mais plutôt définit une diaconie monastique particulière. Ainsi, dans la
tradition monastique, il existe un archimandrite moine, un archimandrite hiérodiacre et un
archimandrite hiéromoine, mais jamais d’archimandrite évêque, ce qui, pour les saints canons
constitue une raison de destituer d’office l’évêque15 qui dirige un monastère en tant
qu’higoumène (en dépit de la pratique contraire, non canonique et déviante, très largement
répandue de nos jours).
En conclusion, si, dans le débat théologique actuel autour du Protos et de la Primauté,
il n’y a pas un approfondissement ecclésio-canonique de la distinction théologique entre
arkhê et protos, et que la confusion persiste, elle conduira à de multiples mésinterprétations
sur la fonction du Protos dans la Communion conciliaire des Protoi/Primats et, par la suite, le
Protos conciliaire apparaîtra à tous les niveaux en tant que « primus inter inferiori » ou
« primus sine paribus », en Orient comme en Occident.
15 Voir canon 2 du 8e Concile œcuménique de Constantinople (ou du Concile local de Constantinople-Sainte-Sophie)-879/880.
18
Thèses [proposées]
1. La religion civique de l’Empire romain ne coïncidait pas toujours avec le pluralisme
inter-spatial ecclésial que présentait l’Église à la même époque. En effet, pendant
toute la durée de l’Empire, la religion civique officielle ne correspondait évidemment
pas toujours à la vision que l’Église avait du monde et de sa réception sotériologique.
Sur ce point justement, les Conciles œcuméniques de la même époque donnèrent
priorité et autorité à l’égalité ontologique (à partir d’Athanase d’Alexandrie et des
Pères cappadociens notamment, et ainsi de suite) des Trois Personnes
consubstantielles vis-à-vis de l’ousie commune de Dieu, et, de ce fait, abolirent, d’une
part, le monothéisme mono-personnel de l’essentialisme (ousiocratie) proposé
également à l’époque dans l’espace ecclésiastique et, d’autre part, la monarchie mono-
centrique des empereurs romains, engendrée alors et renforcée par les hérésies depuis
l’arianisme (selon l’arianisme, le Fils et le Saint Esprit sont subordonnés au Père, seul
à être inengendré). Or, dès le 4e s., nous avons déjà un point flagrant de divergence
entre la vision de l’Empire et la vision de l’Église au niveau de la structure et de
l’articulation existentielles entre ces deux paramètres de la société. L’Église refusait
constamment, malgré les pressions du modèle de la religion civique, d’adopter un
monocentrisme mono-personnel pour son administration universelle suprême, qui, dès
son apparition, demeurait conciliaire, possédant une Primauté synodale avec un
Protos voulu visible, également synodal.
2. Pour l’Église, l’acquis de l’unité reposait sur la relation dialectique entre pluralisme
ecclésial inter-spatial et communion des Églises ou, plus précisément, de la relation
dialectique entre polycentrisme eucharistique (confirmation de l’altérité ecclésiale) et
communion ecclésiale. Par conséquent, l’acquis de cette unité pour l’Église était
finalement loin de s’appuyer sur des correspondances éonistiques de réciprocité
institutionnelle de la « Symphonie » [c’est-à-dire, un Monocentrisme aussi bien pour
l’Église que pour l’Empire], qu’exigeait, de façon coïncidente et identique, tant le
modèle impérial que le modèle arien. Il ressort de cela que, pour l’Église, l’unité
renvoyait à une intériorité ontologique où la confirmation de l’altérité, quelle qu’en
soit la forme (pluralisme et polymorphie), était indissociablement liée à la
convergence de ces altérités [diversité, hétéro-territorialité, polycentrisme] en vue de
la communion, tandis que, pour l’Empire, l’unité demeurait, par définition, une
19
extériorité de règles institutionnelles, imposée par la « mono-cratie » de la religion
civique, qui faisait recours à la « mon-archie » de l’exclusivisme impérial. Cette
expérience ecclésiale de l’Église polycentrique chrétienne constitue de toute évidence
un schéma historique sans précédent (confirmation des altérités pour obtenir la
communion entre elles) que l’Église a maintenu sans interruption pendant les six
siècles de son existence historique (451-1054), et donne le stigma de ce qu’on appelle
Ecclésiologie ecclésiale du 1er millénaire, une ecclésiologie du polycentrisme et, de
ce fait, une ecclésiologie de synodalité.
3. Néanmoins, durant tout au long du 2e millénaire, un changement radical est survenu
au sein de l’Ecclésiologie ecclésiale du 1er millénaire. Ce sont les grands événements
ecclésiologiques bien connus (Ritualisme catholique romain-12e s., Confessionalisme
protestant-16e s., et Ethno-phylétisme orthodoxe-19e s.), qui provoquent la naissance
d’une Ecclésiologie culturaliste, touchant l’hypostase et la structure elles-mêmes de la
Primauté et du Protos conciliaires. En raison de ce changement concret au niveau de
l’Ecclésiologie, nous sommes passés du polycentrisme ecclésial et d’une primauté
conciliaire (1er millénaire), à un monocentrisme ecclésiastique confessionnel [pluriel
et parallèle] et, fondé de plus en plus constamment, à une primauté de type mono-
personnel (2e millénaire). C’est ainsi que chaque monocentrisme ecclésial
confessionnel agit avec des catégories d’exclusivité et dépayse ainsi chaque notion
d’égalité synodale (la parité conciliaire, selon la praxis ecclésio-canonique « Primus
inter pares ») et de réciprocité conciliaire, créant, par conséquent, une tendance de
Primauté pyramidale (et non plus conciliaire). Mais, dans une telle forme de Primauté
et de Protos, on annule par définition toute notion bien fondée de synodalité ecclésiale,
adoptant dorénavant une ecclésiologie du monocentrisme. Dans ce cas-là, on n’a plus
une relation dialectique entre Primauté et Synodalité, mais une relation de pouvoir et
de supériorité mono-personnels vis-à-vis de personnes subordinatio (inter inferiori et
sine paribus), comme « le Fils et le Saint Esprit, qui sont subordonnés au Père » de la
conception arienne. C’est ainsi que nous transformerons l’Église du Christ en religion
civique, une réintroduction de l’arianisme dans l’ecclésiologie, en quelque sorte.
4. Le problème visé ici repose sur une non-clarification terminologique et essentielle de
la différence extrêmement subtile entre les termes théologico-canoniques d’arkhê
(αρχή) et de protos. Le terme arkhê signifie « source de la provenance », la première
cause, la cause initiale, l’être en soi (per se), le « point de départ », la cause de
naissance, le « principe vital » – hors d’un ordre. Au contraire, le protos [premier] est
20
« un parmi les autres », le « premier évêque dans la taxis » (primae sedis episcopus),
le « premier parmi ses pairs » – dans la structure et l’articulation d’un ordre. Dans ce
cas, cette expression canonique montre clairement qu’il s’agit d’une distinction
relative à la fonction du protos et n’implique jamais une primauté de pouvoir. Par
conséquent, il s’agit [non pas d’arkhê, mais] du « premier évêque dans la taxis », à
tous les niveaux de la Primauté ecclésio-canonique. Ce protos participe, à égalité
conciliaire participative, avec les autres évêques, au même corps ecclésial et n’est
jamais celui qui se trouve « au-dessus des autres » (cf. « primus inter inferiori » ou
« primus sine paribus »). Or, un Pape, un Patriarche, un Archevêque, un Métropolite
sont chacun protos et non arkhê, ainsi qu’il est d’un point de vue ecclésio-canonique
bien clair : « […], [les Évêques] ne doivent rien faire sans l’avis de celui-ci [du
protos], mais le protos ne doit rien faire non plus sans l’avis de tous »16, de même
qu’au Système canonique de la Pentarchie des Patriarches, le Patriarche et Pape de
Rome était le « Protos parmi les Protoi [Patriarches] » au sein de leur rapport
conciliaire. Et cela, au moment où le Système synodal de l’Église, a suivi, depuis déjà
le 1er millénaire, un cheminement concret, en élargissant son terrain géographique,
sans que ce système soit, certes, permuté d’une manière synodale globale
d’administration et de communion en compétence individuelle et liée à une personne.
5. De nos jours, la notion d’arkhê est très souvent confondue avec celle de protos. Cette
confusion entraîne des conséquences, prolongements et débordements ecclésio-
canoniques multiples, qui affectent la communion conciliaire de l’Église. En effet,
lorsque le « Protos [Primat] parmi les Protoi [Primats] » se fait « primus inter
inferiori » ou « primus sine paribus » et, malgré les apparences assurées par
l’existence du Concile, devient le seul responsable de l’existence ontologique des
autres évêques, de ses co-évêques, il se transforme en arkhê ontologique de tous et, du
même coup, transforme l’essence, la qualité de Protos en arkhê et source des autres
évêques. Dès lors que le protos devient arkhê, les autres évêques perdent leur qualité
de pairs hypostatiques, de sorte que se créent d’autres situations et d’autres formes de
relations. Or, dans quelle mesure le Patriarche et Pape de Rome (1er millénaire) ou le
Patriarche œcuménique de Constantinople pour l’Église orthodoxe entière (2e
millénaire) peuvent-ils être « primus sine paribus », étant donné que cette qualité
revient à une arkhê et source ontologique, et non pas à un Protos ? En d’autres termes,
pour qu’un évêque soit « primus sine paribus », il doit inconditionnellement être arkhê
16 Canon apostolique 34.
21
et source, seule forme théologiquement admise. Les conséquences ecclésio-
canoniques de cet état des choses sont d’une gravité énorme. Le protos, devenu arkhê
et source, annule ses pairs, ses « pares », en les transformant en « inferiori » et « sine
paribus », fait qui constitue pour tous les deux cas « subordinatio », et abolit, de ce
fait, le Synode des Évêques et, ainsi, l’ensemble du système conciliaire de l’Église.
Par conséquent, la notion de la primauté est définie en référence avec des évêques
homologues, du même rang et du même ordre, ainsi que, pour être appelé Protos,
l’évêque doit nécessairement avoir à ses côtés des homologues de même rang, « co-
siégeant » et des égaux.