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« Les hauteurs d'\"Angoisse\"», Parade sauvage, n° 26, 2016, p. 177-201

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Parade sauvage

Sous la direction de Denis Saint-Amand et Robert St. Clair

PARISCLASSIQUES GARNIER2015

2015, no 26

Parade Sauvage

Revue d’études rimbaldiennes

© 2015. Classiques Garnier, Paris.Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-406-05792-5ISSN 0764-471X

RÉDACTEURS EN CHEF

Yann Frémy, Denis Saint-Amand, Robert St. Clair et Seth Whidden

AUTRES MEMBRES DU COMITÉ DE RÉDACTION

Christophe Bataillé, Samia Kassab-Charfi, Thierry Méranger, Philippe Rocher

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Anne-Emmanuelle Berger, Pierre Brunel, Bruno Claisse, Benoît de Cornulier, Marc Dominicy, Michel Murat, Steve Murphy, Yoshikazu Nakaji, Mario Richter, Jean-Luc Steinmetz

E-mail : [email protected]

Internet : http://sites.dartmouth.edu/paradesauvage

Abonnements et commandes (à partir du no 22 de la revue) :Classiques Garnier6 rue de la Sorbonne75005 Paris

La revue Parade sauvage a été créée en 1984 par la ville de Charleville-Mézières qui en a assuré l’édition pendant vingt-sept années grâce à la bibliothèque municipale et au musée Arthur-Rimbaud.

Dans ce cadre et autour de cette revue, plusieurs colloques internationaux ont été organisés en 1986, 1987, 1991, 2002 et 2004, des actes ont été publiés à chacune de ces occasions.

SOMMAIRE

Denis Saint-Amand et Robert St. ClairAvant-propos  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   11

ÉTUDES

Alain VaillantRimbaud, poète-pitre  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   15

Michel Masson « Le cœur supplicié » : « ça ne veut pas rien dire »  . . . . . . . . . . .   37

Lionel Cuillé L’enfant et la toupie. Esthétique de la giration  . . . . . . . . . . . . . .   65

Bridget Behrmann« Le temps d’un langage universel ».Rimbaud et la poétique télégraphique  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   85

Alain ChevrierLe « Paris » zutique de Rimbaud est-il la parodie d’un poème de Valade ?  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  107

Neal AllarRimbaud à la lumière de Glissant  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  121

Frédéric Thomas« Quelle mémoire aurons-nous des révoltes ? »Rimbaud au miroir des Révoltes logiques (1975-1981)  . . . . . . . . . .  141

8 PARADE SAUVAGE

Jean-Baptiste FanouillèreDe « Ville » à Liberté grande.Présences de Rimbaud chez Julien Gracq  . . . . . . . . . . . . . . . . .  159

Adrien CavallaroLes hauteurs d’« Angoisse »  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  177

SINGULARITÉS

Steve MurphyTartufe-Badinguet (encore une louche)  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

Jean-Pierre Bobillot« 98 plaies, deux trous rouges, ô million de christs », etc.  . . . . . .  211

Alain Chevrier« Le clavecin des prés ». Un souvenir de lecture de Rimbaud ?  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  215

Alain ChevrierRobinsonne n’est pas un hapax.De Fenimore Cooper à Rimbaud  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  221

Antoine FongaroCacophonies (quarter), virgule et drapeaux  . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

Philippe RocherDe quoi « État de siège » est-il la parodie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 229

SOMMAIRE 9

COMPTES RENDUS

Christophe Bataillé« “Je m’évade ! Je m’explique”. Résistances d’Une saison en enfer »(collectif)  . . . . . . . . . . . . . . . .  235

Guillaume DéderenMémoires inquiètes : de Rimbaud à Ernaux, par Yann Frémy  . . . . .  239

Résumés  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  243

AVANT-PROPOS

Cette vingt-sixième livraison de Parade Sauvage est marquée par un changement au sein de l’équipe de rédaction. Nous avons la lourde de tâche de succéder à Yann Frémy et Seth Whidden, duo de rédacteurs en chef qui, durant une dizaine d’années, a œuvré avec brio au renouvelle-ment de la revue et à son ouverture internationale. Cet avant-propos est l’occasion pour nous de les remercier pour l’ampleur du travail qu’ils ont accompli, pour leur engagement et pour leur générosité. C’est dans leur sillage que nous souhaitons nous placer, en veillant à ce que Parade Sauvage soit un espace d’échange toujours plus fructueux, exigeant et dynamique, autour de l’œuvre d’Arthur Rimbaud.

2015 fut, à bien des égards, une année terrible. Au milieu de celle-ci, nous avons eu la douleur d’apprendre le décès de Jean-Jacques Lefrère. Directeur général de l’Institut national de Transfusion sanguine, spécia-liste de l’hématologie et professeur à l’Université Paris III, Jean-Jacques Lefrère était le co-fondateur de la revue Histoires littéraires et des Cahiers Lautréamont. Également spécialiste de Laforgue et de Rimbaud, il a livré une innombrable série d’ouvrages, essais et études consacrés à la littérature du xixe siècle. Parmi ceux-ci figure son incontournable biographie d’Arthur Rimbaud (Fayard, 2001), témoin génial d’une méthode rigoureuse et d’une alacrité à l’égard de l’archive, de la rareté, du document inconnu. Nous souhaitons rendre hommage à la mémoire du chercheur prodigieux et de l’ami cher que fut Jean-Jacques Lefrère en lui dédiant ce numéro de Parade sauvage.

Il ne s’en ira pas…

Denis Saint-Amand et Robert St. Clair

ÉTUDES

RIMBAUD, POÈTE-PITRE

Il faut se garder de choisir, à propos de Rimbaud, entre le Communard révolté, le fantaisiste habile, plus ou moins grinçant mais jamais vraiment sérieux, et l’alchimiste du Verbe à la recherche d’une quintessence de la poésie1. Comme si les trois formules étaient incompatibles, ou plutôt, plus précisément, si la singularité de l’œuvre rimbaldienne n’était pas dans la conjonction des trois ! La révolte politique, bien sûr, est patente. Mais la vraie question est alors de savoir pourquoi elle a besoin de passer par la poésie, et ce qu’elle lui apporte en retour. Si la poésie ne sert que comme moyen de cryptage, pour déjouer la curiosité répressive d’une censure quelconque, ce serait une bien pauvre poésie. Quant à la fan-taisie parodique, elle a beau être d’une inventivité étourdissante chez Rimbaud, il n’en reste pas moins que toute œuvre littéraire (ou artistique en général) est, par nature, virtuellement parodique : certaines le sont seulement de façon plus explicites que d’autres. Il n’y a donc aucun mérite à parodier : tout juste, pour l’herméneute, à repérer la parodie : il faut surtout se garder de créditer le poème de la satisfaction légitime qu’on a pu retirer d’avoir découvert l’imitation. Car celle-ci ne vaut que si elle est elle-même mise au service d’un projet artistique cohérent, original et ne se limitant pas à la négativité critique de l’intention parodique.

Pierre Macherey l’écrivait dès 1974 : « définir le discours [littéraire] par sa fonction parodique » aboutit à une « caractérisation […] purement négative », à « une réalité factice, une illusion ». Et il ajoutait : « [ c ] ette conception de la nature des œuvres littéraires n’est pas satisfaisante, surtout parce qu’elle méconnaît le rôle que, dans le travail de l’écrivain, joue la fiction. […] Ainsi, à la fuite de l’illusion que suscite une parole indéterminée, le livre substitue les contours nets, s’ils ne sont pas simples, d’une fiction. La fiction, c’est l’illusion déterminée : l’essence du texte

1 Le présent article sera repris dans le livre L’art de la littérature, Paris, classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », à paraître en 2016.

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littéraire est dans l’institution d’une telle détermination1. » La « fiction », ce n’est pas le roman ni la mimèsis, mais, étymologiquement et littéra-lement, l’action de façonner et de fabriquer l’œuvre, autrement dit la poièsis : Mallarmé employait déjà le mot de « Fiction » pour désigner le pouvoir propre de la poésie (selon lui, par opposition au roman, simple fabrique d’illusions). La parodie n’évacue donc pas le problème du sens et de la valeur de la poésie ; il l’impose au contraire avec davantage de force. Et c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de Rimbaud, où la parodie est la principale matière première des textes poétiques.

Qu’il s’agisse de politique ou de parodie, la difficulté est bien toujours de comprendre leur productivité spécifiquement poétique, telles qu’elles sont mobilisées et mises en œuvre dans les textes eux-mêmes – notam-ment, grâce au travail de versification. Mais corrélativement, détacher la réflexion sur la poésie rimbaldienne des données politiques et parodiques ne peut conduire qu’à des conceptions abstraites et mutilantes. De fait, il faut avoir une conception bien tristement scolaire pour imaginer un instant qu’un vrai poète – on peut s’accorder sur l’idée que Rimbaud en est un – puisse avoir pour projet d’inventer une nouvelle formule littéraire, et non d’obéir à des motivations bien plus élémentaires et impérieuses, qui touchent à son rapport au monde, à son univers intime, à sa vie ordinaire, à ses simples ambitions d’homme.

À la vertu naturellement parodique de toute littérature, s’ajoute pour Rimbaud une circonstance particulière. Bien sûr, il a souffert comme tout un chacun de l’ambiance asphyxiante du Second Empire, de la débâcle de 1870 et de ses séquelles politiques. Mais il est aussi un poète collégien, dont l’esprit de contestation s’exerce naturellement contre tous les apprentissages qui remplissent le plus clair de son temps (celui, du moins qu’il ne consacre pas au rêve ou à la fuite), à savoir les apprentissages scolaires et religieux : la révolution rimbaldienne est d’abord une révolte de potache, qui commence toujours par une parodie blasphématoire. Toute critique rimbaldienne doit donc partir, elle aussi, de ce prurit parodique, quoi qu’il en coûte pour la dignité de la poésie. Mais, quant à la signification ultime qu’il convient de lui donner, il faudra y regarder à deux fois, sans oublier que le parodiste est un adolescent. L’adolescence est l’âge où tous les sentiments se mêlent

1 Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire ? Paris, Maspéro, 1974, p. 77-80.

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confusément, et où on souffre de ne pouvoir mettre chaque chose à sa place : on blague au moment où l’on est le plus sérieux, on insulte et méprise ce qu’on aime le plus ou, du moins, ce qu’on souffre de ne pas arriver à adorer. On s’invente une toute-puissance pour dissimuler, à ses propres yeux d’abord, l’étendue de son mal-être. S’il est une singularité psychologique de Rimbaud, qu’elle soit liée à un contexte historique exceptionnel ( l’interruption durant plusieurs mois du cours de la vie normale, à cause de la guerre) ou à la nature idiosyncrasique du poète, c’est bien son énergie inflexible, son refus obstiné du renoncement, sa capacité à toujours repartir, l’impression de maîtrise et de force qui émane de son aventure existentielle. Mais elle n’implique pas pour autant qu’il n’y ait pas de désarroi – un désarroi proportionnel, peut-être, à cette dureté apparente et qu’il ne faut surtout pas négliger au moment d’aborder l’analyse du poème qui paraît le plus gratuitement profanateur, sardonique, mystificateur : « Le cœur supplicié ».

« NE VOUS FÂCHEZ PAS »

Ce poème, plus que les autres, est au cœur de ce méli-mélo lyrique, parce que, tout en étant outrageusement parodique, il paraît respirer une infinie tristesse qui a toujours intrigué les commentateurs, outre son célèbre néologisme « abracadabrantesques » :

le cœur supplicié

Mon triste cœur bave à la poupe …Mon cœur est plein de caporal !Ils y lancent des jets de soupe,Mon triste cœur bave à la poupe…Sous les quolibets de la troupeQui lance un rire général,Mon triste cœur bave à la poupe,Mon cœur est plein de caporal !

Ithyphalliques et pioupiesquesLeurs insultes l’ont dépravé ;À la vesprée, ils font des fresquesIthyphalliques et pioupiesques ;

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Ô flots abracadabrantesques,Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé !Ithyphalliques et pioupiesques,Leurs insultes l’ont dépravé.

Quand ils auront tari leurs chiques,Comment agir, ô cœur volé ?Ce seront des refrains bachiquesQuand ils auront tari leurs chiques ! J’aurai des sursauts stomachiquesSi mon cœur triste est ravalé !Quand ils auront tari leurs chiques,Comment agir, ô cœur volé ?

Rimbaud accorde une évidente importance à son poème, puisque c’est lui qu’il choisit pour figurer dans l’une des deux lettres dites du Voyant, écrite à Georges Izambard le 13 mai 1871 : c’est la version qui est présentée ci-dessus. Il entoure le texte d’un double avertisse-ment. D’abord : « Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C’est de la fantaisie, toujours. – Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée ». Satire ou fantaisie ? Les deux, on le verra. Mais il faut déjà retenir l’appel à l’indulgence de son ancien professeur, et la crainte que le poème soit mal interprété. Il y revient d’ailleurs après avoir recopié le poème, par cette formule comiquement inspiré des doubles négations du latin (ce latin qui lui est, surtout à l’adresse d’Izambard, comme une seconde langue) : « ça ne veut pas rien dire ». Ce qui signifie, bien sûr : il n’est pas vrai que cela ne veuille rien dire, il y a une signification à trouver. Laquelle ? On n’en saura pas plus, mais tout indique qu’elle soit plus sérieuse, ou du moins plus claire qu’il n’y paraît à la première lecture de ce texte bizarre qui fleure bon l’impertinence et la provocation. Car il attache assez d’importance à son poème pour le recopier à nouveau à l’adresse de Paul Demeny, non pas dans la « Lettre du Voyant » du 15 mai 1871, mais avec celle qu’il lui envoie le 10 juin 1871, aux côtés de deux autres poèmes, « Les Poètes de sept ans » et « Les Pauvres à l’église ». Nouvel appel à l’indulgence du lecteur, comme pour Izambard : « ne vous fâchez pas ». Mais de quoi donc, exactement, devrait-on se fâcher ? Ces deux avertissements prouvent à tout le moins qu’il y avait dans le poème, pour un lecteur de 1871, quelque chose (une signification, ou simplement une allure, une tonalité diffuse) qui devait irriter ou choquer.

RIMBAUD, POÈTE-PITRE 19

Izambard, sans aucun doute, a été irrité, plus que choqué, à la fois par le poème et par l’impertinence poseuse qu’il a ressentie à la lecture de la lettre. Et, du moins à ce qu’il prétendra, il répond par « La Muse des méphitiques », un poème de sa composition fait de trois huitains – une parodie du « Cœur supplicié », en somme une parodie au carré, dont la deuxième strophe donnera une idée suffisante :

Vois-tu le Bourgeois baveux qui s’offusqueSe cramponner d’horreur à son comptoir,Agglutiné contre, comme un mollusque ? Vois-tu le Bourgeois baveux qui s’offusque,Et sa Police, œil dans un vase étrusque ? Nous leur mettrons les boyaux en sautoir.Vois-tu le Bourgeois baveux qui s’offusque,Se cramponner d’horreur à son comptoir ?

« Vous voyez, aurait ajouté Izambard selon son propre témoignage, dans la lettre accompagnant le poème, que d’être absurde, c’est à la portée de tout le monde1 » : on notera, au passage, le reproche implicite fait à Rimbaud de choisir au petit bonheur les mots à la rime, car on ne voit pas bien ce que viennent faire là un « éteignoir » et, davantage encore, un « vase étrusque ». Pour Verlaine, au contraire, un pan au moins du poème est clair, à en croire la parodie qu’en offre le dernier vers d’un Vieux Coppée, datable de 1875 : « Mon pauvre cœur bave à la quoi ! bave à la merde ! ». Retenons cette merde, et l’irrespect blagueur qui en ressort : manifestement, Verlaine, à cette date, ne prend pas au tragique les déplorations du cœur supplicié.

Dans la lettre à Demeny du 10 juin 1871, le poème ne s’intitule déjà plus « Le Cœur supplicié », mais « Le Cœur du pitre », comme pour mieux dévoiler l’intention comique. Nous disposons encore de deux versions manuscrites du poème, cette fois écrites de la main de Verlaine. La première, sans titre, ne comporte que les deux premières strophes ; la deuxième se nomme « Le Cœur volé », et contient en outre trois variantes lexicales (sans compter de multiples variations dans la ponctuation, d’une version à l’autre) : « À la vesprée, ils font des fresques / Ithyphalliques et pioupesques » (v. 11-12) devient « Au gouvernail on voit des fresques /

1 La lettre et le poème d’Izambard sont cités par Steve Murphy, Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Lyon, CNRS et Presses universitaires de Lyon, 1990, p. 310-312.

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Ithyphalliques et pioupesques », « Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé » (v. 14) devient « Prenez mon cœur, qu’il soit lavé », « J’aurai des sursauts stomachiques / Si mon cœur triste est ravalé » (v. 21-22) devient « J’aurai des sursauts stomachiques / Moi, si mon cœur est ravalé ».

Comme souvent dans les poèmes obscurs des poètes maudits, l’opacité du sens est proportionnelle à l’obscénité des textes : face à eux, le lecteur un peu averti devine très vite des significations sexuelles, mais il hésite à les adopter franchement, d’abord dans la mesure où il manque de preuves irréfutables, ensuite et surtout parce qu’il n’en voit ni l’intention ni la valeur, et qu’il craint de rabaisser le poème au rang d’une simple blague de mauvais goût. Or, ici, les commentaires sont d’autant plus perplexes qu’il est impossible de ne pas imaginer, derrière le jeu des images et des évocations variées, un scénario de viol collectif, la sodomisation d’un « je » par une troupe de militaires grossiers et brutaux. Pour une fois, les réseaux métaphoriques sont assez denses et cohérents pour que l’interprétation n’oppose pas de vraie difficulté – à condition d’accepter de les suivre, sans craindre d’aller au bout de la vision franchement malsaine qu’impose le texte.

Allons-y donc. Tout repose sur l’assimilation euphémisante du cœur et du cul, d’ailleurs parfaitement habituelle dans la littérature grivoise. De plus, le cul est le derrière du corps, ou à l’arrière, comme la poupe du navire. De là une deuxième image, cette fois entre le corps et le navire, qui permet d’introduire l’image de l’élément marin : si le bateau est l’allégorie du corps du « je », la mer qui lui donne la nausée à la poupe (au cul) doit suggérer l’image, beaucoup moins poétique, des masses liquides qui le submergent. Pour se représenter à quoi ressemblent ces liquides, il faut en effet avoir en tête l’évocation mi scatologique mi obscène du Sonnet du Trou du cul, où le liquide séminal (les « larmes de lait ») se mêle, en brunissant, aux « petits caillots de marne rousse », évidemment excrémentiels.

Le cœur/ cul (« triste », on le comprend bien !), qui est donc aussi la poupe, subit les assauts d’une troupe indéterminée. Elle chique du tabac caporal : de là les jets de « soupe ». Ici, il faut imaginer des crachats marron (à cause du tabac mâché). Mais les crachats et la bave, ainsi d’ailleurs que les insultes ou les quolibets, représentent métaphoriquement le sperme (bruni par la « marne rousse » du Sonnet du Trou du Cul). Comme le résume la deuxième strophe, ces insultes (les pénétrations

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anales) ont dépravé le cœur/ cul du « je », de façon « ithyphallique » (on ne peut désigner plus clairement l’agression sexuelle) et « pioupiesque » ( puisqu’il s’agit de soldats). Avec un peu d’imagination et de malignité, la scène de viol dont les soldats sont les acteurs peut ressembler à une fresque obscène, et il est assez vraisemblable que ce moment de total débordement ait lieu le soir (« à la vesprée »). Le « je » s’adresse alors aux flots (à la fois ceux de la mer où il navigue, à la poupe du navire, et les « jets de soupe » qui l’emplit) cette prière paradoxale : « prenez mon cœur [ cul], qu’il soit sauvé ! »

Pourquoi ces flots sont-ils « abracadabrantesques » ? Il faut ici se méfier d’une sorte d’anachronisme dont nous sommes presque toujours victimes, involontairement. Le néologisme rimbaldien nous est devenu si familier, surtout depuis qu’un président de la République l’a durablement annexé au vocabulaire médiatico-politique, que nous finissons par oublier que, au moment où Rimbaud l’invente, en 1871, il s’agit d’un mot nouveau, étrange et qui, littéralement, ne signifie rien ( puisqu’il n’existe pas). Le premier effet recherché par Rimbaud est donc d’intriguer, et il y réussit d’autant mieux que le mot, hexasyllabique, paraît interminable et suffit presque à lui seul pour remplir le vers (un octosyllabe). Il ne faut donc pas se dépêcher de l’assimiler à « abracadabra » ou à « abracadabrant », voire à deux néologismes de Théophile Gautier, « abracadabresque » et « Abracadabrès » (déformation plaisante du patronyme de la duchesse d’Abrantès). Car « abracadabrantesque » n’est aucun de ces mots-là, que Rimbaud aurait pu employer mais auquel il préfère un néologisme – précisément pour profiter de la sidération induite par la bizarrerie du mot. Grâce à elle, « abracadabrantesque » n’introduit pas seulement une atmosphère de merveilleux ( d’ailleurs un peu suspecte : abracadabra, ce n’est pas une formule magique très sérieuse !), mais elle fonctionne surtout comme un lourd écrin qui présente, pour ainsi dire en suspension la finale « -brantesque » et surtout, à l’intersection d’« abracadabrant » et d’« abracadabresque », « -bran- ». Le « bran », c’est-à-dire la merde : les « flots abracadabrantesques » ne sont qu’une manière comiquement alambiquée de désigner les écoulements merdiques dont il est question depuis le début du poème.

De cette interprétation, nous avons d’ailleurs une confirmation dans les diverses singularités de la version verlainienne du poème. Dès le titre, le « cœur volé » laisse entendre au prix d’une simple paronomase l’idée

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du v [ i ] ol. Le « Au gouvernail on voit des fresques / Ithyphalliques et pioupiesques » explicite l’allégorie obscène : si le cul est la « poupe », le sexe a naturellement l’apparence d’un « gouvernail » (le gouvernail, comme la quille ou la bitte d’amarrage, sont des mots d’argot usuels pour désigner la verge en érection) ; cependant, puisque tout se passe à la poupe (au cul), l’évocation du gouvernail-sexe est ici peu cohérente. Enfin, que le cœur/ cul soit « lavé », et non « sauvé » par les « flots abra-cadabrantesques », est parfaitement dans la veine d’ironie scatologique qui parcourt tout le texte. Il faut néanmoins beaucoup de complaisance pour admettre l’image d’un lavement à la merde. Ici encore, la version verlainienne paraît à la fois plus explicite et plus approximative que celle des lettres de Rimbaud. Relisons cependant le vers parodique du Vieux Coppée : « Mon pauvre cœur bave à la quoi ! bave à la merde ! » Tout y était résumé elliptiquement : Pour Verlaine, le sens du poème n’offrait manifestement aucune difficulté et n’était qu’une variation sur le thème du « Sonnet du Trou du Cul ».

La troisième strophe est plus obscure (on comprend que Verlaine l’ait omise dans une de ses deux versions). Le « je » paraît aux prises avec le doute : une fois le viol collectif perpétré (« Quand ils auront tari leurs chiques »), comment le cul violé (« cœur volé ») pourra-t-il agir, qu’aura-t-il encore la force de faire ? Après le viol, viendra encore le temps des propos obscènes (les « refrains bachiques ») : le « je », lui, aura des « sursauts stomachiques » (les vomissements de la première strophe), « si [ s ] on cœur triste est ravalé ». Le vers ici, joue à nouveau sur l’image du cœur vomissant à l’arrière du bateau : si le cœur, que le « je » a, selon l’expression populaire, « au bord des lèvres » (près d’être vomi), est ré-ingurgité (« ravalé »), on comprend que cette action pro-voque immanquablement de nouveaux vomissements. Il est cependant probable que l’évocation d’un cul [cœur] « ravalé » par ses violeurs a des connotations obscènes, qu’on hésite à imaginer, en l’absence d’autres indices interprétatifs.

Cette strophe, encadrée par la répétition de la question angoissée « comment agir, ô cœur volé ? », introduit indiscutablement une tonalité élégiaque, une impression de poignant désespoir qui semble en rupture avec le pittoresque vaguement caricatural du début. Cette tonalité, alliée à leur crainte de devoir réduire le poème à une blague de mauvais goût, explique sans doute la perplexité des commentateurs et leur volonté

RIMBAUD, POÈTE-PITRE 23

de lui trouver à toute force une interprétation sérieuse. La provocation adolescente voilerait donc un aveu autobiographique : le jeune Arthur aurait été violé soit par des codétenus pendant sa brève incarcération à la prison de Mazas, du 31 août au 4 septembre 1870, soit par des Communards avinés, pendant l’une de ses fugues parisiennes. Steve Murphy a mené la critique minutieuse de ces conjectures et en a fait définitivement justice : il est inutile d’y revenir. Rappelons seulement ici une constatation de bon sens. Rien, dans le texte, n’autorise ces inférences biographiques, qui sont totalement gratuites et arbitraires ; cela ne signifie nullement qu’elles n’y soient pas en arrière-plan et que Rimbaud ne puisse s’inspirer de ses propres expériences homosexuelles, comme le suggère d’ailleurs les rapprochements possibles avec l’univers de l’album zutique. En revanche, rien ne nous permet de penser que l’aveu autobiographique était le message qu’il entendait délivrer à travers son poème. En effet, l’idée d’une telle confidence contredit absolument le rôle presque manifestaire que Rimbaud donne à son poème, dans ses deux lettres du 13 mai et du 10 juin 1871. Cependant, si certains critiques préfèrent éluder l’interprétation sexuelle, il est très rare qu’on entreprenne de la réfuter expressément : il est difficile de nier l’évidence. Partons donc de cette évidence, et venons-en aux seules vraies questions qui se posent : que Rimbaud voulait-il prouver, à ses correspondants comme à lui-même, avec cette amplification scatologique à partir d’une scène de sodomie ? Et quel intérêt pouvons-nous lui trouver – nous, lecteurs du xxie siècle ?

UN MYSTÈRE ABRACADABRANTESQUE

Face à ces énigmes, on a cherché des pistes dans les allusions inter-textuelles qu’on croyait déceler. Mais la difficulté est qu’il paraît alors impossible de faire le partage entre la simple parenté thématique rap-prochant le poème et son présumé hypotexte, la présence accidentelle d’un mot ou d’une tournure dans les deux textes, une ressemblance qui s’expliquerait par une source commune et, enfin, un emprunt avéré. Mario Richter voit dans le « Cœur supplicié » une parodie de « L’Albatros » de

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Baudelaire, à cause du registre maritime. Riffaterre admet la référence baudelairienne, mais décide que le « vrai intertexte » est un autre texte des Fleurs du Mal, « Causerie ». À vrai dire, on pourrait citer encore au moins une dizaine de poèmes de Baudelaire comme sources possibles : par exemple, « Bénédiction », à cause du supplice infligé au poète martyrisé et couvert « d’impurs crachats » ; ou « La Mort des artistes », où les grelots dont se coiffent les artistes annoncent la figure du « pitre ». Mais Steve Murphy, qui repère lui aussi la similitude avec « Bénédiction », signale encore des rapprochements avec des textes de Glatigny, de Gautier ou de Musset, de même qu’il note d’évidentes rencontres avec l’univers du « Bateau ivre ». Comme d’habitude, c’est d’ailleurs Murphy qui mène l’enquête de la façon la plus systématique et la plus probante : une première fois dans Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion (1990), une seconde dans Rimbaud et la Commune (2010). Cependant, il ne parvient dans aucun de deux cas à une conclusion claire, qui rende compte de toutes les particularités du texte : en 1990, il a surtout à cœur de démontrer que les fantaisies littéraires n’empêchent nullement l’engagement communard ; en 2010, c’est la manœuvre anti-lyrique, ayant pour cible principale Izambard, qu’il met en avant. Dans les deux cas, on sent chez Murphy une perplexité persistante, face à un écheveau textuel que l’herméneute n’a manifestement pas le sentiment d’avoir tout à fait débrouillé.

En réalité, il en est du « Cœur supplicié » comme de « La Lettre volée » de Poe ; la solution s’étale aux yeux de tout lecteur, de façon si évidente et ostensible, qu’on oublie de s’y arrêter, parce qu’on est dressé à dénicher des significations cachées – et non pas exhibées dès le titre, dans ce « cœur », qui plus est « supplicié », transparente allusion au culte du Sacré-Cœur de Jésus, qui bat son plein au xixe siècle. Le plus curieux est que Riffaterre comme Murphy voient parfaitement le rapprochement, qu’ils établissent de façon claire et concrète, sans paraître en mesurer l’importance. À propos des crachats des soldats, Riffaterre note : « Crachats et quolibets déjà avaient été subis par le Christ, à la même station de la Croix, désécration du Fils de l’Homme, consécration du Fils du Père : la soldatesque est à pied d’œuvre pour ce que Chateaubriand a appelé d’un terme quasi technique, désignant une véritable classe, le crachement du soldat romain au visage du Christ1 ».

1 Michael Riffaterre, « Rimbaud intertextuel », dans Parade sauvage, colloque no 2, p. 105.

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Murphy, avant de relever une série de détails sur lesquels je reviendrai à mon tour, affirme de la façon la plus nette : « […] le cœur supplicié, selon le titre de la première version du texte, est non seulement un représentation synecdochique du moi du narrateur […], mais aussi le Sacré-Cœur du Christ1 ». Pourtant il est clair que, pour lui, cette allusion à la passion du Christ n’engage pas l’interprétation du poème lui-même, sinon au titre de connotation supplémentaire.

Commençons donc par les trois éléments textuels qui, selon moi, prouvent sans ambiguïté que le lien intertextuel est non seulement réel, mais volontaire. D’abord, Rimbaud fournit de lui-même la clé, dans sa lettre à Georges Izambard où est recopiée la première version du poème : « […] tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mau-vais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. Stabat mater dolorosa, dum pendet filius, – Je me dois à la Société, c’est juste2 ». L’analogie est revendiquée entre l’avilissement volontaire du poète et les souffrances subies et acceptées par Jésus sur la Croix. Bien sûr, on devine le règlement de comptes avec la mère, exactement comme dans « Bénédiction » de Baudelaire, et c’est généralement cette intention probable qui a retenu l’attention de la critique. Mais on ne peut réduire la référence au martyre de Jésus sur la croix, très lourde symboliquement, à un simple relent œdipien. Arthur se compare ici très explicitement à un Christ grotesque et cynique, un Christ méta-morphosé en pitre, un pitre supplicié : on comprend ainsi sans peine le glissement du premier au deuxième titre. Ensuite et surtout, il y a la pièce principale du dossier, qui signe le geste parodique : la reprise presque textuelle d’un cantique pour la Fête du Sacré cœur de Jésus (« Prenez mon cœur, qu’il soit bien vôtre ») par le vers « Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé ». L’idée du salut est par ailleurs omniprésente dans toute la liturgie du Sacré-Cœur, puisqu’elle renvoie au sacrifice même du fils de Dieu, pour le rachat des hommes. Le vers de Rimbaud est donc parfaitement conforme à la doctrine : il faut le considérer moins comme une variation à partir d’une expression rituelle que comme un vers-valise, compactant plusieurs formules.

1 Steve Murphy, Le Premier Rimbaud, op. cit., p. 297.2 Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard datée du [13] mai 1871, dans Œuvres complètes,

éd., André Guyaux, Paris, Gallimard, 2009, p. 339.

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Enfin, le refrain si étrange de la troisième strophe, « Comment agir, ô cœur volé ? », trouve une justification simple : car, si l’on a pu lui trouver jusqu’à présent toutes sortes d’interprétations possibles, on n’a jamais expliqué la concision énigmatique de l’expression elle-même, « comment agir ». Or, la difficulté tombe d’elle-même si l’on se souvient que, dans le vocabulaire religieux, le verbe « agir » désigne toujours, de la façon la plus usuelle, l’action (et de préférence les B.A., les « bonnes actions ») que doit accomplir le chrétien inspiré par Dieu. Voici, par exemple, cet extrait de la prière au Sacré Cœur de Mère Françoise de Nérestang, l’une des initiatrices du culte du Cœur de Jésus, au xviie siècle : « C’est dans ce Cœur sacré que je renouvelle l’absolue donation que je vous ai faite de moi-même, mon cher Maître, de mon âme, de mon corps, et de toutes mes facultés et opérations ; et que je m’abandonne absolument à vous, mon adorable Rédempteur, dans une entière dépendance de tout ce que je suis et de tout ce que je puis : protestant de vouloir éternel-lement agir selon les inclinations de votre Cœur, de suivre ses conseils […] ». Ou cette formule rituelle, tirée d’un cantique présent dans tous les bréviaires : « Voici mon Dieu, mon sauveur, j’agirai avec confiance et je ne craindrai plus1 ». Mais si le Cœur ( cul) de Jésus a été volé (violé), comment donc croire à la possibilité d’une action efficace ? « Comment agir, ô cœur volé » ? Le « je » du poème constate ainsi l’impossibilité qui est la sienne d’obéir à l’injonction religieuse : il a trop souffert pour avoir encore l’énergie de (bien) agir.

La référence au culte du Sacré Cœur est donc patente. Mais quelle était l’intention de Rimbaud ? L’erreur de la critique a été de penser, spontanément, que le poète parlait de lui et agrégeait seulement quelques motifs religieux à son poème, qui prenait une tonalité globalement auto-biographique ; elle était alors confrontée à une vraie difficulté : comment concilier l’ironie de l’allusion religieuse et le lyrisme de la confidence personnelle ? On a tort de ne jamais vouloir croire les poètes, alors qu’ils sont beaucoup plus explicites qu’on se l’imagine souvent, du moins pour qui veut bien les entendre. Ici, tous les titres successifs le disent – on sait bien que les titres des poèmes contiennent toujours la clé des poèmes énigmatiques – : le sujet principal, avoué, est bien le « cœur », c’est-à-dire le sacré cœur de Jésus, toujours présent en filigrane du texte.

1 C’est moi qui souligne, dans ces deux citations.

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Rappelons maintenant les éléments d’histoire sacrée dont nous aurons besoin pour élucider toutes les obscurités. Le jour de la crucifixion, Jésus est emmené par des soldats jusqu’au lieu du supplice. En chemin, selon Matthieu l’évangéliste, les soldats « lui ôtèrent ses vêtements, et le couvrirent d’un manteau écarlate. Ils tressèrent une couronne d’épines, qu’ils posèrent sur sa tête, et ils lui mirent un roseau dans la main droite : puis, s’agenouillant devant lui, ils le raillaient en disant : Salut, roi des Juifs ! Et ils crachaient contre lui, prenant le roseau, et frappaient sur sa tête » (Matt., 28-29). Plus tard, sur la croix, Jésus adresse à Dieu sa plainte poignante : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matt., 46). Mais c’est dans le seul évangile selon saint Jean qu’on trouve l’origine du culte du Sacré Cœur. Jésus vient de rendre son dernier soupir : « […] un des soldats lui perça le côté avec une lance, et aussitôt il sortit du sang et de l’eau » (Jean, 34). Du flanc, on a remonté le coup jusqu’au cœur, la partie noble du corps, et c’est pourquoi le cœur est traditionnellement représentant avec un filet de sang, afin de rappeler le jaillissement miraculeux de sang et d’eau. Il faut aussi rappeler que, après la Révolution française, toute la politique de l’Église est de reconquérir le rang qu’elle avait sous la monarchie et d’effacer le crime absolu qu’a représenté l’exécution du roi de droit divin et les persécutions religieuses de la période révolutionnaire. Il fallait donc solenniser et sublimer le martyre infligé aux catholiques. Dans cette ambiance à la fois vindicative et doloriste, le culte du Sacré Cœur a été l’arme principale de l’action politique de l’Église, parallèle-ment à celui de la Vierge Marie, qui, lui, visait, à travers les femmes et donc les mères, le contrôle de la vie privée. C’est particulièrement vrai dans la deuxième moitié du xixe siècle. La Fête du Sacré-Cœur avait été instituée dès 1765. Mais c’est seulement en 1856, et à la demande du clergé français, que le pape Pie IX l’inscrit au calendrier liturgique universel ; surtout, en janvier 1871, donc quelques semaines seule-ment avant la rédaction probable du cour supplicié, Charles Legentil et Hubert Royault de Fleury, face aux malheurs de la France et à ses crimes passés et présents contre l’Église, font le vœu solennel de faire ériger à Paris un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur. Ce sera le Sacré-Cœur de Montmartre, qui sera finalement consacré en 1919, après la Première Guerre mondiale ; il est très vraisemblable que Rimbaud ait ce vœu en tête en moment de composer son poème et que son anticléricalisme

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se colore en cette occurrence de teintes très clairement communardes : par cette seule référence religieuse, « Le cœur supplicié » est sans doute, du moins en partie, un texte militant, écrit dans la fièvre des quelques semaines d’insurrection parisienne.

Or, si le « triste cœur » est celui du Christ, tout le poème apparaît comme une longue déploration que Jésus adresse (à Dieu son père ?), pendant les violences que les soldats romains lui font subir. Ceux-ci l’injurient, lui crachent dessus et, au lieu de lui transpercer le cœur avec une lance, ils le violent à l’envi – le cœur valant pour le cul et la lance pour le sexe érigé des pioupious « ithyphalliques » – et submergent son cul de foutre embrené. Avec ses « flots abracadabrantesques », Rimbaud fait d’une pierre deux coups. D’une part, il fabrique le calembour sca-tologique sur le mot « bran » que j’ai déjà commenté. D’autre part, il qualifie les liquides miraculeux de l’évangile selon Saint Jean (le sang et l’eau) de flots « abracadabrantesques », assimilant comiquement le mystère sacré à un tour de magie vaguement charlatanesque. Jésus, qui représente ici tous les chrétiens à venir après sa résurrection, s’adresse au sang et à l’eau qui jaillissent de son cœur et où il devine la présence efficiente de Dieu son père.

Mais, on doit l’admettre, la prière devient franchement malsaine si, au lieu du cœur, du sang et de l’eau, on imagine que Jésus attend son salut de ses violeurs et de leurs surabondants épanchements sémi-naux : version sadomasochiste et cocasse de la posture sacrificielle du Christ, qui permet à Rimbaud, comme souvent chez lui, d’expliciter l’érotisme trouble qui émane de la mystique chrétienne. Mais ce Jésus à qui l’on inflige les derniers outrages jusqu’à épuisement des stocks liquides (« Quand ils auront tari leurs chiques ») est évidemment réduit à l’impuissance, incapable d’être une quelconque source d’inspiration religieuse ou morale. D’où le sentiment de triste accablement qui ressort de la troisième strophe : car elle annule par avance le mythe du Dieu salvateur et son dernier vers sonne (résonne, puisqu’il est répété au début et à la fin du huitain) comme le glas du catholicisme triomphant.

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« DE LA FANTAISIE, TOUJOURS ? »

Je tiens donc pour acquis que, même si on entend derrière le texte quelques autres échos possibles (baudelairiens, en particulier), le poème est dans sa totalité une parodie de prière catholique : la rencontre avec Baudelaire (rencontre plutôt qu’inspiration directe) est d’ailleurs très normale et peu significative, car Les Fleurs du Mal sont elles aussi animées d’une intention profondément profanatrice. Jésus pendant sa Passion se plaint à Dieu, non de subir le noble martyre de la crucifixion, symbole héroïque de la foi chrétienne, mais d’être victime d’un viol collectif qui excite l’imagination scatologique (toujours très alerte) de Rimbaud : le poème, pris en en son sens littéral, est très proche de la veine « bête et méchante » du Charlie hebdo de la grande époque, celui de Siné ou de Reiser ; on songe aussi, mais dans une version trash, à La Vie de Ryan des Monty Python. D’un côté, la violence profanatrice suggérée par le poème est sidérante : le lecteur du xxie siècle n’est absolument pas accoutumé à trouver dans la poésie un tel registre, qui relèverait aujourd’hui du spectacle humoristique (même dans les médias audio-visuels, il ne passerait plus) et qui, d’ailleurs, serait condamné au titre de l’homophobie. De l’autre, si on passe sur toutes sortes de préventions religieuses, éthiques et littéraires, il faut admettre que le détournement parodique, du fait même de sa violence, est d’une intense et très imagi-native drôlerie, qui rappelle les scènes délirantes des Chants de Maldoror, avec leur étrange mélange de sadisme et d’esprit blagueur. J’évoquais à l’instant les belles années de Charlie hebdo, après mai 1968 ; il existe une parenté frappante entre les ambiances du gaullisme finissant et des dernières années du Second Empire : dans les deux cas, des pouvoirs conservateurs, autoritaires et moralement répressifs suscitent des formes culturelles provocatrices, agressivement dérangeantes et dont le comique jubilatoire tend asymptotiquement au plaisir brutal de la pure violence et de provocation ouverte.

Mais « Le cœur supplicié » ne peut pas se réduire à un simple pied-de-nez malicieux ; ou, si c’est un pied-de-nez, Rimbaud lui accorde du moins suffisamment d’importance pour l’invoquer comme preuve de son travail poétique, dans ses deux lettres du 13 mai et du

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10 juin 1871. À Georges Izambard, le 13 mai, il fait précéder le poème d’un avertissement capital : « est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C’est de la fantaisie toujours. » Il réfute donc le terme de « satire », auquel on pourrait assimiler l’exercice de parodie religieuse : il l’estime manifestement trop restrictif et l’attribue à Georges Izambard, un professeur dont il juge sans doute les catégories scolaires et trop rigides. Sans le rejeter explicitement, il ne retient pas non plus le mot de « poésie », qui n’épuise pas le sens de son intention littéraire : son poème étant en vers, il est forcément de la poésie, mais qu’en conclure sur le fond ? Il préfère finalement le mot de « fantaisie », dont on sait l’importance pour les romantismes français et européen et qui a le privilège exclusif d’allier dans un seul concept l’explosivité du rire spirituel et la puissance de l’imagination. Ce rire imaginatif et créateur d’inconnu, Hugo le nommait « grotesque » en 1827 dans la Préface de Cromwell et Baudelaire « comique absolu » dans son traité De l’essence du rire : il est la clé de la poésie moderne, tel que la pensent ses inventeurs.

Le rire, qui allie pour Hugo l’esprit et la matière, pour Baudelaire le naturel et le « surnaturalisme », opère une fusion qui renvoie expli-citement, chez les deux poètes, au dualisme chrétien de l’âme et du corps. Or, chez Rimbaud, Jésus n’est pas seulement présent dans le stabat mater. Il affleure aussi dans le célèbre « Je est un autre » qui, si l’on y songe, offre une version profane et poétique du « ceci est mon corps » eucharistique : le bois devient violon, le cuivre clairon, le Je un autre à lui-même inconnu, tout comme le pain consacré par l’officiant se transforme en la chair du Christ. Par sa souffrance et son « dérè-glement de tous les sens » qui vaut bien la crucifixion, le poète opère sur lui-même une transsubtantiation miraculeuse « où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine1 ». En fait, l’ombre de Jésus plane sur Rimbaud presque chaque fois qu’il représente son travail de poète – et, singulièrement, dans la formule finale et conclusive d’Une saison en enfer, où il ne se promet pas moins que de « posséder la vérité dans une âme et un corps2 ». Quant aux trois poèmes intercalés dans la

1 Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 344.

2 Pour une interprétation de cette formule finale, voir Alain Vaillant, « “Posséder la vérité dans une âme et un corps” : la morale énigmatique d’Une saison en enfer », Revue des sciences

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deuxième Lettre du Voyant, envoyée le 15 mai à Paul Demeny, ils sont successivement désignés comme un « psaume d’actualité » (« Chant de guerre parisien »), un « second psaume » (« Mes petites amoureuses ») et un « chant pieux » (« Accroupissements »), même si, à l’exception du dernier, ils ne traitent pas de religion. En revanche, les trois poèmes de la lettre du 10 juin, toujours à Paul Demeny, accordent une très large place, voire la principale pour les deux derniers, à l’évocation des rituels ou des croyances catholiques : « Les Poètes de sept ans », qui scénarise l’affrontement de la mère pieuse et de l’enfant aux « âcres hypocrisies », « Les Pauvres à l’église » et, bien sûr, « Le Cœur du pitre ». Avant de conclure sur la question du rire et de la parodie, il faut décidément en passer par une brève mise au point sur la religion de Rimbaud.

Pour la comprendre, il suffit de mettre en regard l’une de l’autre les deux scènes opposées des « Premières communions » (en particulier, de sa section V, v. 81-96) et du texte « Aube » des Illuminations. Là, une fille à la veille de communier, physiquement suffoquée par les désirs obscurs que suscite la cérémonie du lendemain, se lève, descend dans le cour et va « lever les spectres noirs » des toits puis passe la nuit dans les latrines ; ici, un garçon, se réveillant plein de joyeuse énergie sexuelle, rit à l’éclat argenté de la lumière matinale (« je ris au wasserfall blond ») et « lèv [ e ] un à un les voiles » blancs de la déesse de l’Aube. Ce dip-tyque, où tous les éléments semblent se répondre d’une image à l’autre pour constituer une parfaite antithèse, présente les deux pôles dont la relation conflictuelle forment le socle de l’univers rimbaldien : d’un côté, le pôle dysphorique, caractérisé par la religion, la mortification du corps, l’obsession de la faute, la frustration sexuelle ; de l’autre, le pôle euphorique, qui réunit la présence heureuse à la nature ( d’ailleurs teintée d’un hédonisme païen que Rimbaud a sans doute emprunté à sa fréquentation de la littérature antique), l’exaltation de la vitalité physique, l’innocence, le plaisir sexuel. L’anticléricalisme, qui résulte de cette tension structurelle, n’est donc pas un thème parmi d’autres, un sentiment daté et négligeable pour le lecteur d’ aujourd’hui, mais la clé de voûte du système rimbaldien. À cet anticléricalisme s’ajoute une conviction très fermement athée. Au mieux, dans Une saison en enfer, la croyance religieuse n’est qu’un rêve (« Cette inspiration prouve que j’ai

humaines, no 313, janvier-mars 2014, p. 13-33.

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rêvé ! » [245]), une bêtise (« De profundis Domine, suis-je bête ! » [249]) ou une « farce continuelle1 » [252] dans « Mauvais sang ».

Mais un troisième constat est tout aussi incontestable : l’œuvre demeure constamment parcourue par une véritable obsession de la religion, une nostalgie toujours contrariée, toujours renaissante, une familiarité évidente, et soulignée à plaisir, avec le christianisme (ses dogmes, ses mythes, sa sentimentalité diffuse). Cette obsession est si omniprésente qu’il est impossible, pour s’en débarrasser, de la réduire à un jeu ironique ; ou, si ironie il y a, elle ressemble terriblement à un effort désespéré de dénégation, laissant une impression de circularité que le « je » feint sans cesse de vouloir briser pour rompre le sortilège, à grand renfort de plaisanteries à la Gavroche. Le dilemme religieux de Rimbaud peut donc se résumer simplement. Ses textes restent empreints d’une profonde, presque violente nostalgie à l’égard de l’idéal chrétien et de son enveloppante charité qui lui rappelle aussi la douce naïveté de l’enfance, dans l’ombre maternelle. Mais il n’en est pas moins convaincu que cette spiritualité n’a pas de fondement et débouche en réalité sur une idolâtrie insupportable. Situation sans issue parce que, comme il y insiste dans « Mauvais sang », tous les idéaux modernes grâce auxquels on a cru se débarrasser de la religion (le peuple, le progrès, la science) ne sont que de nouveaux habits pour les vieilles croyances de la « race inférieure » : « La race inférieure a tout couvert – le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science2 ». Si bien que la Saison hésite inlas-sablement entre l’exultation de la liberté conquise et l’intime certitude d’une aporie irrémédiable qui laisse revenir en douceur, et comme en contrebande, le regret des illusions consolatrices.

On peut en dire autant du Jésus du « Cœur supplicié ». Il est impos-sible, une fois qu’on a décodé la parodie religieuse, de ne pas percevoir la formidable volonté de blesser et de souiller la religion, à imaginer joyeusement le fils de Dieu envahi par des « jets de soupe » excrémen-tielle. Mais cela n’empêche pas, comme un contrepoint assourdi, une connivence plus secrète avec ce Jésus humilié, émouvant bien que déri-soirement impuissant – ou, bien plutôt, émouvant parce que réduit à l’impuissance, débarrassé de tout l’attirail catholique. C’est ce Jésus-là,

1 Ces trois formules sont tirées du prologue ou de la section « Mauvais sang » d’Une saison en enfer (Œuvres complètes, op. cit., p. 245-253).

2 Ibid., p. 248.

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rendu à sa simple humanité, auquel peut s’identifier Rimbaud : le Jésus des Proses évangéliques, qui parcourt la Samarie, la Galilée et Jérusalem sans accomplir aucun des miracles qu’on lui prête ; le forçat de « Mauvais sang », qui a « plus de force qu’un saint, plus de bon sens qu’un voyageur – et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison1 » ; le héros de la Saison, qui, le matin au sortir de l’enfer, rêve d’aller, « par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! – Noël sur la terre2 ! » ; mais surtout : « point de cantiques : tenir le pas gagné3 ». Et, en somme, c’est exactement le programme qu’a réalisé Arthur, dans sa propre vie, avec lui seul pour témoin, par delà les grèves et les monts, dans la corne de l’Afrique. Au-delà de cette connivence, y a-t-il quelque chose d’autobiographique, une vision dérisoirement dégradée des propres expériences homosexuelles de Rimbaud, qu’elles aient été subies ou volontaires ? La réponse est simple : c’est virtuellement possible ( comme toute chose virtuelle !), mais rien dans le texte n’y conduit ni ne le suggère. Cette hypothèse repose sur de simples effets de connotation, qu’il n’est possible ni d’infirmer ni de confirmer.

En revanche, ce Jésus haï et pourtant fraternel est la vivante allégorie de ce que représentent aussi la poésie et la littérature en général. Rimbaud déteste le lyrisme et tous ses charmes factices et éventés : pêle-mêle, la « forme vieille » de Lamartine, la « paresse d’ange » et les « élans de pas-sion » de Musset, et même la « forme […] mesquine » de Baudelaire – lui, pourtant, « un vrai Dieu4 » –, toutes traces d’une idolâtrie poétique aussi détestable que la crédulité religieuse, et franchement méprisable dans la version médiocre et abâtardie que lui offre son professeur Izambard avec sa « poésie subjective […] horriblement fadasse5 ». Mais, en même temps, il reste, fichée dans sa poétique elle-même, quelque chose de profondément lyrique, qui tient dans sa manière de voir les couleurs, d’éprouver hyperesthésiquement la lumière diffractée de l’aube, d’humer

1 Ibid., p. 250.2 Ibid., p. 277.3 Ibid., p. 280.4 Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871, dans Œuvres complètes,

op. cit., p. 347-348.5 Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard datée du [13] mai 1871, dans Œuvres complètes,

op. cit., p. 339.

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les odeurs et d’exulter de sa présence joyeuse au monde, dans son besoin, irrépressible, d’être heureux – ou dans son regret poignant de ne pas l’être, qui sourd des grands poèmes autobiographiques, le « Bateau ivre » ou Mémoire. Fatalité de bonheur qu’il relie explicitement, dans un passage capital mais généralement négligé d’« Alchimie du Verbe », à l’illusion religieuse : « Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté1 ». L’aveu est clair : Rimbaud désire trop le bonheur, appris de la religion, pour se débarrasser de cette sourde aspiration qui creuse aussi ses mines dans l’œuvre à écrire. Religion et poésie, même combat, contre soi-même.

L’essentiel est d’admettre, pour Rimbaud – et de comprendre, pour son lecteur –, que la poésie, aussi désirable soit-elle malgré tout, n’offre pas plus que la religion d’issue salvatrice. L’une et l’autre restent, au mieux, comme des utopies fantomatiques, vaguement présentes à l’arrière-plan des textes ; elles en appellent toutes deux à un évangile sans bonne nouvelle à apporter, sans au-delà compensateur : ce qui est rigoureusement impossible et vers quoi tend obscurément, cependant, toute l’œuvre de Rimbaud. Celle-ci se tient ainsi sur une ligne très difficile à tenir, où il faut à la fois la violence, l’insulte et, pourtant, le désir d’aimer et de connaître le bonheur : c’est sans doute, par opposi-tion à la simple « satire », le sens très personnel qu’il donne au mot de « fantaisie », et la raison de l’émotion, infiniment douce et troublante, qui émane de tous ses poèmes, même les plus agressifs. De là aussi son rire si singulier. Il n’est pas l’ironie sardonique des Fleurs du Mal, figée dans un rictus glaçant, ni le comique triste de Flaubert. C’est un rire impertinent, franchement parodique, massif, brutal ; mais ses éclats bruyants retrouvent parfois, le temps d’une image surprenante ou d’un infini ouvert entre deux mots, l’innocence du rire des enfants. Le génie proprement rimbaldien, qui est infiniment supérieur à son talent de parodiste et confine à l’état de grâce (une grâce toute profane, artistique et enfantine), est d’être parvenu à tenir les deux rires ensemble, grâce à une écriture prodigieusement syncopée mais réduite, in fine, à une impasse

1 Arthur Rimbaud, « Alchimie du Verbe », Une saison en enfer, op. cit., p. 268.

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que le poète figure de poème en poème. La littérature n’aurait-elle donc plus désormais pour idéal et pour horizon que de rejouer indéfiniment son échec pour en varier l’image poétique ? Arthur, pour son compte personnel, a préféré aller voir ailleurs.

Alain VaillantUniversité de Paris-Ouest

« LE CŒUR SUPPLICIÉ » : « ÇA NE VEUT PAS RIEN DIRE »

Le poème de Rimbaud intitulé « Le cœur supplicié », daté de mai 1871, est un texte si étrange et si hermétique que l’auteur a cru bon d’ajouter à l’attention de son premier destinataire, son maitre Georges Izambard, le postscriptum « Ça ne veut pas rien dire1 ». C’était le signe aussi de l’importance qu’il attribuait à cette œuvre, ce que confirme le fait qu’il a veillé à le modifier deux fois, d’abord le mois suivant, dans un envoi à son ami Paul Demeny, sous le titre « Le cœur du pitre », puis, en aout 1871, dans une version destinée à Paul Verlaine intitulée, cette fois, « Le cœur volé ».

Sans doute moins connu que « Le bateau ivre », le sonnet des « Voyelles » ou le « Dormeur du val », ce court poème a beaucoup intrigué les spécialistes. Ils lui ont consacré des réflexions parfois discutables – et discutées – mais toujours enrichissantes. Cependant, justement parce qu’il est étrange et hermétique, il ne serait pas surprenant que l’on n’ait pas tout dit. Qu’il soit donc permis de signaler quelques détails appa-remment négligés jusqu’ici. Comme ils semblent se révéler éclairants pour la compréhension de l’ensemble du texte, il a paru commode de les présenter avec leurs conséquences au cours d’un commentaire linéaire classique, strophe par strophe et mot à mot. Pour l’interprétation de chaque mot ou de chaque tournure, on aura pour ligne directrice la recommandation de Rimbaud lui-même : « Ça ne veut pas rien dire » mais, en outre, pour éviter toute surinterprétation, on essaiera, comme S. Murphy2 et M. Richter3 le préconisent, de n’envisager que le texte

1 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes – poésies, vol. 1, S. Murphy, éd., Paris, Honoré Champion, 1999, p. 377.

2 Le premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p. 330.

3 « Je est un autre » et Le Cœur supplicié. In Mario Richter, La crise du logos et la quête du mythe. Berne, Éditions de la Baconnière, 1976, p. 38.

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lui-même et l’on essaiera même – c’est une gageüre – de veiller à éviter, au moins dans un premier temps, toute référence à la vie de l’auteur, à son environnement culturel et historique, et même aux fameuses lettres à Izambard et à Demeny qui accompagnaient le poème.

Nous sommes confrontés à une surprise dès les premiers mots : « Mon triste cœur ». En effet, dans l’usage courant, on ne rencontrerait pas l’expression mon triste cœur mais bien mon cœur triste. Si le poète voulait simplement dire que son cœur était envahi par la tristesse, il pouvait écrire « Triste, mon cœur… etc. ». Cela est si vrai que, dans la 3e strophe, il emploie justement l’expression « mon cœur triste ». S’il assigne ici une place insolite à l’adjectif, c’est donc à dessein. Or, on trouve des expressions où l’adjectif « triste » précède le nom, comme « un triste sire », « un triste état » mais, dans ce cas, on ne veut pas dire que le sire est plongé dans la tristesse – il peut même être très joyeux – mais qu’on est rendu triste de le savoir comme il est. C’est une tristesse critique, un mécontentement fondé sur un jugement, c’est-à-dire un acte intellectuel. Cet emploi de l’adjectif relève d’un usage syntaxique bien connu du français (cf., par exemple, l’opposition grand homme/homme grand, pauvre homme/homme pauvre, etc.) mais qui n’est pas exploité de façon automatique avec tous les adjectifs. En particulier, dans le cas de « triste », il est inattendu. En rompant avec la pratique courante, le poète focalise donc l’attention sur ce qu’implique l’antéposition de l’adjectif, à savoir qu’il dit non pas que son cœur est effectivement triste mais que, lui, considère que c’est une triste chose que son cœur soit dans un certain état. Autrement dit, il se dédouble, avec, d’une part, un observa-teur en position de juge – et, en l’occurrence, de juge réprobateur – et, d’autre part, une partie de lui-même qu’il nomme son « cœur » et qui, du fait qu’elle est jugée sévèrement, se trouve en contravention avec la règle du juge. Et, puisque son « cœur » fait partie de lui-même, ce qui est présenté avec une focalisation langagière évidemment significative, c’est un antagonisme intérieur. D’autre part, si le poète s’adresse ainsi à lui-même, il veut aussi, par définition, être entendu d’un public, c’est-à-dire nous. En l’occurrence, nous sommes donc pris à témoin d’un désaccord du poète à propos de lui-même. Trois intervenants entrent donc en scène : l’instance qui juge (que nous nommerons « Le Jugeur »), celle qui est jugée (le « cœur ») et le lecteur. Nous allons voir que ce jeu à trois revêt une importance capitale.

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Deuxième surprise, le sens du mot « cœur ». À côté du sens concret de « muscle cardiaque », on parle aussi, figurativement, du « cœur des choses », du « cœur à l’ouvrage », d’un « sans-cœur », du « cœur qui a ses raisons » mais, surtout, chez les poètes, le mot désigne la sensibi-lité – habituellement fort vive (« Et tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur »…). C’est évidemment ce dernier sens qu’on s’attend à trouver ici. Or, le mot est posé comme le sujet du verbe baver, c’est-à-dire sécréter de la bave et donc mettre en œuvre une fonction organique. C’est donc au sens concret d’organe corporel qu’on est renvoyé. Mais, d’autre part, le cœur bat, il ne bave pas. Tout se passe donc comme si le poète était affecté d’une sorte de difformité insolite et, qui plus est, aussi peu poétique que possible puisque l’action de baver est habituellement considérée comme inconvenante.

La suite est plus perturbante encore : c’est que ce cœur « bave à la poupe ». À la poupe, donc dans une embarcation. Le narrateur se trouverait donc à bord d’un bateau dans la posture d’un passager qui vomit parce qu’il aurait, comme on dit, « mal au cœur ». Le mot « cœur » est alors pris au sens vague de siège de la digestion envisagé comme souffrant de nausée. Mais, simultanément, la phrase peut se comprendre autrement : mon cœur est un bateau et ce bateau est sujet à une fuite qui se mani-festerait à l’arrière et laisserait échapper une cargaison liquide : il bave comme un pinceau, une plume à écrire (ou, de nos jours, un stylo) et il bave à la poupe – comme on dirait d’un pot qu’il est percé au fond. Le cœur du poète se voit donc attribuer au moins trois significations différentes et rien jusqu’ici ne permet de préférer l’une à une autre.

Nous voilà donc dans l’obscurité mais aussi dans le monde du délire car, quelle que soit l’option retenue, le propos semble incohérent. Et, comme nous sommes pris à témoin, nous ne pouvons guère qu’acquiescer à la déploration du poète : son cœur parait bien être effectivement dans un triste état. Une connivence s’institue donc entre nous et le juge du cœur. Mais il s’y mêle aussi de la curiosité qui va se transformer en malaise.

En effet, le poète se livre à une introspection ; il devrait donc poser son moi comme un objet et s’en faire l’observateur. Puisque, en l’occurrence, ce qui est observé de ce moi, c’est une forme de dérèglement mental, on s’attendrait à une formulation distanciée du type : « J’observe en moi l’irruption de fantasmes, c’est comme si mon cœur bavait, etc. mais je sais bien que c’est un fantasme… » Or, ici, l’observateur s’efface pour

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parler la langue du fantasme : il affirme « mon cœur bave… ». Le juge regrette l’existence d’une déviation mais s’exprime comme s’il était lui-même atteint par cette déviation : contaminé par la folie qu’il constate en lui, il parle ou, plutôt, se laisse parler avec ses mots.

L’effet est tellement saisissant qu’on se prend à penser à une mysti-fication. Mais cette dernière option, nous l’avons dit dès le début, est irrecevable. On attend donc au moins la confirmation qu’on ne se trompe pas. Elle est donnée immédiatement, sans appel, par le vers qui suit : « Mon cœur est plein de caporal ! »

Remarquons d’abord que le mot « caporal » ne peut renvoyer qu’à deux réalités : soit un sous-officier du rang le moins élevé, soit le tabac juste supérieur au tabac de la troupe. A priori, la seconde option semble la moins couteuse car on peut admettre que quelque chose soit plein de tabac, à la rigueur plein de caporaux (une armée, par exemple) mais non plein de caporal, à moins d’envisager ce militaire comme une sorte de viande. Mais il reste que l’idée d’un cœur plein de tabac est ahurissante et tout autant celle d’un cœur plein de viande de caporal, si – délire pour délire – on en venait à l’admettre. Dans les deux cas, il est donc bien confirmé qu’on reste dans le domaine du délire. Mais, en même temps, intervient un effet de crescendo réalisé, d’abord, bien entendu, par la mention d’un nouveau symptôme, mais aussi par l’introduction d’un détail inquiétant. En effet, le second vers est sèchement juxta-posé au premier ; l’un et l’autre sont constitués de mots simples, plats même (est, plein de). Il en résulte un effet de constat. Celui d’une réalité aussi banale qu’un propos comme « Le ciel est bleu, il va faire beau ». L’incohérence, donnée comme évidente, s’érige en norme indiscutable et indiscutée de façon vertigineuse : non seulement le juge se laisse aller à parler la langue de la folie mais il avoue son impuissance1.

Cet effet de surenchère se trouve alors lui-même accentué dans le vers suivant par un nouveau détail presque invisible mais crucial : « Ils y lancent des jets de soupe » Que représente ce « ils » ? Un pronom personnel à la troisième personne renvoie à un nom dont il vient d’être question. Du moins dans tout discours sensé. Or, ici, nulle trace du nom attendu. Le propos est simplement juxtaposé à celui qui précède

1 La formulation change légèrement dans les versions ultérieures du poème : « Mon triste cœur bave à la poupe / Mon cœur couvert de caporal ». Peut-être le poète a-t-il voulu éviter la platitude de l’expression est plein de.

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sans souci de cohérence. Autrement dit, on se heurte à un régime de la pensée qui est analogue à celui de la rêverie, du rêve ou du délire. En l’occurrence, on peut en préciser la nature.

En effet, une indication importante nous est donnée à propos de ces « Ils ». Elle est d’ordre négatif : nous savons seulement que ce sont des êtres mais des êtres qui présentent la particularité de n’avoir ni nom ni visage : leur identité consiste à ne pas en avoir et rien ne prouve même que ce soient des êtres humains. Ils ne sont connus jusqu’ici que par leur activité : ce sont des lanceurs de soupe. Des êtres mystérieux, donc et qu’il serait ruineux, voire malhonnête de vouloir, comme on le fait habituellement, identifier autrement que par ce que nous dit le texte. Ils semblent ne venir de nulle part. Ils se dressent là, lanceurs de soupe et, par leur seule présence, engendrent la dimension dans laquelle ils se meuvent, c’est-à-dire non seulement celle de l’incohérence mais aussi celle du mystère et du fantastique. Ils sont de l’ordre de l’hallucinatoire.

Or, l’évocation de cette dimension n’est pas simplement juxtaposée aux données des deux premiers vers. Non seulement l’incongruité et la trivialité du lancer de soupe appartient au même registre que la bave, le vomi et la viande de caporal mais toutes ces substances s’y mêlent puisqu’il est dit que c’est le cœur du poète qui est la cible de la soupe. Ceci signifie que ce « cœur » se situe lui aussi dans la dimension de l’incohérence, du mystère et du fantastique et, par là même, on aurait tort de vouloir choisir entre les trois images du « cœur » évoquées plus haut. Le mode de pensée qui leur est sous-jacent n’impliquant plus le principe de non- contradiction, elles deviennent toutes les trois simulta-nément vraies, faisant du « cœur » une monstruosité où règne la bouillie formée par le mélange de la soupe, de la bave et de ce tabac qui est aussi de la viande de caporal.

Là encore, le diagnostic de délire est ainsi confirmé mais il est aussi aggravé. En effet, jusqu’ici, l’état du patient – le cœur – était envisagé comme tranquille : il bave à la poupe, il est plein de caporal. Mais, maintenant, l’agitation le gagne, les fantasmes deviennent dynamiques : il est visité par des êtres hallucinatoires qui viennent empirer sa situa-tion en alimentant la cuve aux déjections. Mais il y a pire, comme nous l’apprend la suite :

Sous les quolibets de la troupeQui lance un rire général, 

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Mon triste cœur bave à la poupe,Mon cœur est plein de caporal ! (OC, 377)

Jusqu’ici, la gravité croissante de la démence était exprimée par la juxtaposition de vers contenant une phrase chacun. À présent, ces quatre derniers vers forment une seule phrase qui, par contraste, résonnent comme une envolée. De fait, elles correspondent à la culmination du crescendo.

D’abord, en effet, nous apprenons que ces « Ils » sont doués d’une forme de langage mais c’est celui du quolibet, c’est-à-dire un langage fait d’exclamations, donc sans phrases, et réalisées avec une intensité sonore qui les assimilent au cri, un langage qui tend donc à se distinguer du langage articulé, c’est-à-dire, selon la terminologie des linguistes, celui de la « double articulation », qui est spécifique à l’homme.

Ce caractère inarticulé, donc inhumain ou pseudo-humain, est sou-ligné par le fait que ces quolibets sont proférés collectivement – par « la troupe », nous dit-on – de sorte que, même s’ils sont formés de mots, c’est-à-dire d’éléments appartenant au langage articulé, cette qualité est oblitérée par la réalisation en clameur.

Certes, cette troupe « lance un rire général1 » et l’on sait que le rire est « le propre de l’homme » mais ce serait oublier que c’est aussi le propre des démons. Et, de fait, c’est bien un déchainement démoniaque qui est évoqué par cette fête sadique où ces lanceurs de soupe et de quolibets s’acharnent sur une victime épuisée : contre la foule, surtout une foule qui rit, on ne peut rien. Le juge du « triste cœur », contaminé par le langage de la folie, est donc emporté dans un crescendo de démence mystérieuse : au départ, il était impuissant ; à présent, il est pathétique. Folie, donc, folie propre à susciter la compassion mais aussi la curiosité – où va s’arrêter le crescendo ? – une curiosité mêlée d’inquiétude.

En effet, justement parce que nous disposons à présent d’une vue cavalière de la strophe, nous ne pouvons pas ne pas nous rendre compte de l’effet lancinant des deux seules rimes de ce court poème, l’une, en -oupe, répétée cinq fois et l’autre, en -al, répétée trois fois. Par le fait même, nous sommes conduits à envisager deux petits ensembles lexicaux

1 Dans les deux versions ultérieures du poème, l’expression lance un rire a été remplacée par pousse un rire – sans doute pour éviter la répétition du verbe lancer utilisé trois vers plus haut. La différence ne semble pas significative.

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qui focalisent l’attention : d’une part, la suite {poupe-soupe-troupe} et, d’autre part, la suite {caporal-général}. Mis ainsi bout à bout, ces mots ne constituent évidemment pas un véritable énoncé et pourtant, le second groupe est porteur d’une sorte de sens. C’est que les deux éléments qui le constituent, caporal et général, évoquent irrésistiblement une même réalité sémantique : la hiérarchie militaire. D’autre part, s’il n’en est certes pas de même des trois éléments formant l’ensemble en -oupe, l’un d’entre eux, le mot troupe, rappelle la même réalité sémantique que ceux de l’ensemble en -al. Le jeu ne semble pas être fortuit mais il reste trop incertain pour qu’on ose l’admettre car, dans notre contexte, général ne renvoie pas à un grade puisque c’est un adjectif et caporal pourrait ne désigner qu’une variété de tabac et non un militaire. À ce stade, contentons-nous donc de poser la coïncidence comme une énigme.

La troisième curiosité s’articule directement à la précédente. En effet, à présent que nous disposons d’une vue globale de la strophe et à pré-sent seulement, nous sommes en mesure de constater qu’elle comporte huit vers, qu’ils sont de rythme octosyllabique, que deux d’entre eux sont répétés ( l’un deux fois, l’autre trois) et que nous avons donc affaire à un triolet, ce genre de poésie médiévale que Théodore de Banville venait de remettre au gout du jour et qu’il qualifiait de : « petit poème bondissant et souriant1 ». De fait, le rythme de notre strophe est léger, rapide, presque sautillant et, par là même, il jure étrangement avec la déploration : c’est évidemment l’alexandrin qu’on attendrait pour expri-mer un tel sentiment. Comment interpréter cette alacrité incongrue ? On dirait que quelque chose est caché – à nous mais aussi au Jugeur. La suite nous le révèle sous forme d’un extraordinaire jeu acrobatique.

La suite, ce n’est pas la deuxième strophe mais bien d’abord l’espace qui sépare la première strophe de la deuxième, c’est-à-dire un silence. Un silence qui, allié au premier mot qui le suit, jaillit comme une rupture : Ithyphallique. Un mot insolite. En fait, au premier abord, ce n’est pas vraiment un mot, c’est une sonorité. En effet, avant qu’elle devienne mot, c’est-à-dire qu’elle soit associée à un sens, il faut faire un effort – soit en allant chercher sa signification dans le dictionnaire, soit, si l’on compte au nombre des quelques initiés qui ont un jour appris à comprendre le mot (sans toutefois l’utiliser bien souvent ou même

1 In Œuvres, vol. I, Genève, éd. Slatkine Reprints, 1972, p. 364.

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jamais), le retrouver dans sa mémoire. Or, d’une part, cette sonorité est donc doublement focalisée : elle éclate dans le silence qui la met en valeur et elle oblige à un effort intellectuel pour devenir un mot. D’autre part, elle coïncide avec une rupture qui se manifeste, elle aussi, dans la forme et dans le sens.

Rupture dans la forme, car le mot s’étale sur quatre syllabes, c’est-à-dire, sur tout un hémistiche puisque le poème est écrit en octo-syllabes. Il tranche ainsi avec tout le vocabulaire utilisé jusqu’ici, qui est formé de mots ne dépassant jamais trois syllabes. Rupture aussi dans le sens – en l’occurrence celui de « relatif au phallus en érection » – parce que le mot introduit non seulement un thème nouveau, celui de la sexualité mais aussi, en même temps, une tonalité nouvelle. En effet, jusqu’ici, on ne trouve dans la strophe précédente que des mots très banals. Au contraire, « ithyphallique » est un mot éminemment savant utilisé par les historiens ou les ethnologues pour désigner des représentations cultuelles, appartenant le plus souvent à l’Antiquité gréco-romaine. Parfois aussi il peut connaitre un usage humoristique lorsque de fins lettrés s’enchantent d’évoquer, inter pares et sub rosa, de glorieuses oaristys.

Pourquoi ce mot, pourquoi ce thème, pourquoi cette rupture ? L’énigme va être partiellement éclairée par le mot suivant, « pioupiesque ». Sa nature est double. D’une part, comme le mot « ithyphallique », il contribue à l’effet de rupture. En effet, comme lui, c’est un mot très surprenant – un néologisme créé pour l’occasion par Rimbaud – et, comme lui, il n’est pas étranger au vocabulaire savant puisqu’il est formé au moyen d’un suffixe -esque, relativement rare qui appartient essentiellement au langage cultivé1. Mais le mot présente une autre facette car sa base est le substantif « pioupiou » qui va nous entrainer dans une double réflexion.

En effet, le mot désigne un jeune soldat. Or, sans beaucoup d’assurance, nous avions cru déceler dans la première strophe une thématique mili-taire. À présent le doute n’est donc plus permis. Par là même, nous

1 Pour plus de détails sur ce suffixe, voir en particulier Nyrop (K.), Grammaire historique de la langue française III, Paris, Picard et fils, 1908, p. 175 ; Giraud (J.) « Sur les suffixes -esque et -ien », Le français moderne no 30, 1962, p. 115-118 ; Mélès-Puchulu (Agnès) « Les adjectifs en -esque », L’information grammaticale no 58, juin 1993, p. 33-39. Baider (F. H.) Le suffixe -esque : grammaticalisation de l’atypique, Consultable en ligne, Linguistik online, https://bop.unibe.ch/linguistik-online/. Consulté le 10/11/2015.

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sommes invités à réexaminer le jeu envisagé plus haut où interviennent l’ensemble en -al et l’ensemble en -oupe et l’on découvre alors une étrange production langagière : une sorte de dialogue relie les deux ensembles lexicaux sans passer par le langage normal des phrases et elle fait germer l’idée que la troupe qui lance les quolibets pourrait être non pas un simple rassemblement de personnes mais, plus précisément, une troupe de militaires et, du fait que la hiérarchie est évoquée dans sa totalité (du grade le plus bas au plus élevé, du caporal au général) se dessine l’image que le « cœur » n’est pas simplement victime d’une sorte de bizutage mais bien qu’il est agressé par une armée et même toute l’armée (« la » troupe) et, comble d’horreur, une armée qui, tout entière, rit et lance de la soupe.

D’autre part, le néologisme « pioupiesque » est présenté comme indissociable du mot bizarre « ithyphallique » qui introduit à une thé-matique nouvelle, celle de la sexualité. Or, en reprenant la thématique militaire comme y invite le mot pioupiou mais en ayant cette fois en tête l’allusion sexuelle, le retour en arrière fait émerger d’étranges associations.

En effet, nous avons vu que le mot « caporal » pouvait se référer à un grade militaire mais aussi à une variété de tabac. Si le « cœur » du poète en est plein, il est comparable, d’une certaine façon, à une tabatière. Or, en argot de l’époque, la tabatière a pu désigner l’anus1. Comme il est aussi indiqué que le dit « cœur » reçoit « des jets de soupe » et qu’il « bave » et que, d’autre part, il est en butte à des brimades, l’image d’une scène de viol tend à s’imposer, confortée en cela par le fait que, toujours en argot du 19e siècle, le bavard désigne lui aussi l’anus et que le sperme a pu être nommé bouillon2… Sur cette lancée, on peut même en venir à combiner ce fantasme avec les deux thèmes précédents et imaginer que le viol est perpétré par des militaires.

Ainsi, le mot « pioupiesque » permet donc d’éclairer l’irruption apparemment incongrue de la thématique sexuelle portée par son acolyte, le mot « ithyphallique ». Puis, à son tour, la conjonction des deux adjectifs fait émerger une relecture d’autant plus perturbante de la 1re strophe que le vocabulaire argotique qui s’y trouve appartient au niveau de langue le plus trivial et que la réalité qu’il évoque relève de la pornographie la plus crue.

1 Cf. H. Van Hoof Les mots de la chose, Paris, Érudit, 2003, s.v.2 Ibid., s.v.

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Cette thématique sexuelle a été remarquée depuis longtemps et elle a été exploitée de façon souvent inconsidérée – au point que certains l’ont niée – mais, comme le souligne S. Murphy, elle ne doit être ni surestimée, ni occultée1. Mais on gagnerait à se montrer plus explicite et à insister sur trois points qu’on néglige trop.

1. Il importe de rappeler, en abrégeant, comment le récit de viol nous vient à l’idée : dans la 1re strophe, nous remarquons d’abord dans un discours de type démentiel le mot « caporal » avec son double sens possible ; puis, toujours dans ce contexte, nous sommes exposés aux mots « troupe » et « général ». Cela peut conduire – mais sans nécessité – à suggérer vaguement une thématique militaire. Mais c’est seulement au début de la 2e strophe que l’irruption du mot « pioupiou » rend l’idée non pas certaine mais possible. D’autres indices interviennent alors qui semblent conforter l’hypothèse mais il reste que la pensée qui, très progressivement, s’installe alors n’est pas de l’ordre de l’assertion (« un viol a eu lieu ») mais de celui du plus ou moins probable (« il se pourrait bien qu’un viol ait eu lieu »).

2. Cependant, même si le récit du viol se trouve ainsi relati-visé, on pourrait encore estimer qu’il permet de remplacer la compréhension que nous avions de la 1re strophe : comme le disent crument certains, en changeant le mot « cœur » par le mot « cul », tout devient clair – et de traduire hardiment « mon … cœur bave à la poupe » par « mon cul bave de sperme » Il faudrait alors faire de même avec « mon cœur est plein de caporal » puisque le caporal est un tabac, la tabatière est le postérieur, etc. Mais on voit qu’on exclut alors le sens militaire de caporal. Or, nous avons échafaudé tout le récit du viol sur le fait que la présence de quatre éléments évoquant un monde militaire ne saurait être fortuite. Si l’on en supprime un, la probabilité se trouve notablement affectée, surtout si l’on tient compte du fait qu’un des autres éléments, le mot « général », ne peut être pris en compte qu’avec réticence puisque c’est un adjectif dont le sens n’est pas lié à la chose militaire. Les mots « caporal » et « général » interdisent donc

1 À ce sujet, voir, en particulier, Murphy, Le premier Rimbaud, op. cit., p. 298, 302.

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de remplacer purement et simplement la lecture antérieure de la strophe par celle qui suppose le viol. Ce qui ne signifie pas que cette dernière doive être tenue pour rien mais qu’elle doit être envisagée comme superposée à la façon d’un message subliminal qui viendrait se mêler à la thématique de base, celle de la démence, et la rendre ainsi plus mystérieuse et plus inquiétante : désormais le « caporal » n’est plus seulement à la fois un gradé et une variété de tabac, il pourrait bien être en même temps une sécrétion, de même que, en plus des trois sens mentionnés plus haut, le cœur pourrait en outre désigner un autre organe que celui qui palpite. Ce qu’on doit retenir, c’est qu’il y a d’abord de la délire et que, dans cette délire, il est insinué qu’il pourrait y avoir du sexe.

3. Enfin, si violences sexuelles il y a, elles sont perpétrées par des « Ils » qui sont, rappelons-le fortement, des êtres mystérieux et qui le restent car rien dans le texte ne permet de les considérer comme des humains et moins encore comme des militaires. Tout ce qu’on pourrait en dire de plus désormais, c’est que ce sont des mâles et qu’ils ne répugnent pas à l’homosexualité. Ensuite, la nouvelle donne nous apprend qu’ils sont nombreux comme une armée. Ce dernier détail donne à comprendre que nous sommes dans le registre de « l’hénaurme » et que si la thématique militaire relève du fantasme, il pourrait en être de même de celle du viol. Nous restons dans le registre de l’hallucination.

Mais la thématique scandaleuse n’est pas pour autant effacée tout simplement parce que le propre de l’hallucination est d’être perçue comme réelle par celui qui en fait l’expérience. Que le viol ait effecti-vement eu lieu, comme certains ont essayé de le démontrer – à vrai dire sans convaincre – ou qu’il ait été fantasmé, ce qui compte, c’est qu’il a été vécu dans toute sa crudité.

Le crescendo de la déploration amorcé dans la première strophe se voit donc amplifié par l’adjonction de deux degrés nouveaux de l’horreur : celui, quantitatif, de la thématique de l’armée et celui, qualitatif, du viol et, circonstance extrêmement aggravante dans le contexte de l’époque, du viol homosexuel. Bien loin de la mélancolie et du spleen finalement

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assez vaporeux des romantiques, le désordre mental évoqué ici met en cause les tréfonds les plus intimes du corps et les interdits les plus redoutables de l’âme.

Mais, à son tour, l’ensemble scandaleux révélé par l’examen des adjec-tifs « ithyphallique » et « pioupiesque » fait ressortir une incongruité. En effet, ce récit suggère un viol, qui dans la 1re strophe est déploré. Les deux adjectifs y font référence et devraient donc prolonger cette approche négative. Or, ils sont caractérisés contre toute attente par une charge sémantique positive. En effet, le premier renvoie à l’érection qui, en soi, est une réalité très valorisée, sans doute universellement, mais qui, exprimée sous sa forme grecque, ne peut pas ne pas être associée à la sacralité des cultes d’Hermès et de Dionysos – surtout par Rimbaud dont on sait qu’il était pétri de culture classique. Si, dans la 1re strophe, la sexualité était évoquée sous les traits les plus sordides avec le voca-bulaire le plus vulgaire, elle apparait donc ici en majesté. Dans le cas de « pioupiesque », la valorisation est elle aussi présente mais avec une tonalité différente. C’est que le mot pioupiou ne fait pas que désigner un jeune soldat dans le langage familier ; il dit que ce soldat est encore proche de l’enfance (pioupiou signifie aussi ‘ poussin’), qu’on éprouve donc de la tendresse pour lui, d’autant plus qu’il nous défend, au péril de sa vie : les pioupious, ce sont « nos petits gars ». D’autre part, il est vrai que l’adjonction d’un suffixe savant à un mot familier de ce genre peut produire un effet de burlesque plutôt dévalorisant souligné par le fait que le néologisme est mal formé1, mais ces bizarreries ne conduisent qu’à évoquer un personnage qu’on ne prend guère au sérieux, à la fois un peu gauche et fanfaron, mais certainement pas méchant. Si l’auteur avait voulu stigmatiser les militaires violeurs, c’est en fait un autre mot qu’il aurait utilisé (par exemple, soldatesque, disponible sous forme adjectivale).

Les deux adjectifs n’entrent donc pas simplement en contraste formel avec le contenu de la 1re strophe mais aussi en contraste sémantique. Un surprenant changement de dimension parait donc s’amorcer entre la 1re strophe et la deuxième. Il est confirmé par le vers suivant : « Leurs insultes l’ont dépravé ».

1 Relativement rares, les dérivés de mots en -ou se forment par adjonction d’une consonne (ordinairement un -t-) entre le suffixe et la base mais jamais par effacement de la finale -ou ; ex. : froufrouter, bijoutier, caillouteux, genouillère, amadouvier, bambouseraie, etc. Dans certains monosyllabes, le -ou alterne avec -ol (cou, fou, mou).

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Le mot « insultes » fait à l’évidence écho aux « quolibets de la troupe » de la strophe précédente mais un évènement nouveau est mentionné : le « cœur » est à présent « dépravé ». Information capitale car dépraver signifie « amener à désirer le mal, à s’y complaire1 ». Jusqu’ici, donc, le « cœur » était posé comme une victime de forces mauvaises mais, maintenant, on assiste à une révolution stupéfiante : il pactise avec ses agresseurs et, qui plus est, des agresseurs qui représentent le mal. Que signifie ce retournement ? Nous découvrons soudain que nous sommes victimes d’une pitrerie particulièrement perverse.

En effet, nous l’avons vu, l’épisode démentiel de viol n’est pas raconté, c’est-à-dire rapporté sous forme de phrases ; il est suggéré. Il est là, mais caché, et l’on ne peut en prendre connaissance qu’à la lecture de la deu-xième strophe, lorsqu’on a découvert d’abord le mot « ithyphallique », puis le mot « pioupiesque » et que, enfin, à partir de là, on s’est livré à une sorte d’enquête. Mais qui a fait cela ? Nous, le lecteur. Or, rappelons-le, le texte s’adresse à deux destinataires : nous, bien sûr, mais aussi celui que nous avons nommé « le Jugeur », ce Moi observateur qui rapporte le délire qui ravage son « cœur » et qui prend le lecteur à témoin. Jusqu’ici, le « Jugeur » et le lecteur marchaient de pair, le « Jugeur » déplorant des symptômes de plus en plus pathétiques que tout lecteur bien né ne peut manquer de déplorer lui-même. Or, le « Jugeur » est tellement accablé et, en quelque sorte, débordé par la situation qu’il se contente, à la façon de la Pythie2, de transmettre le récit délirant du « cœur ». Mais dans ce récit figure aussi le récit caché du viol. Il ne relève plus de l’assertion ordinaire, du simple déroulement des mots. Il ne peut être restitué que par une réflexion, un commentaire du texte de base. Nous, lecteurs, nous l’avons fait mais en est-il de même du « Jugeur » ? Rien ne peut le prouver et tout prouve même le contraire puisque, débordé, il se contente de dévider les images et de déplorer.

Autrement dit, avec le nouveau système de valeur instauré par les deux adjectifs, un décalage est à présent institué entre le « Jugeur », qui subit, et nous, qui construisons. Mais, en même temps, nous découvrons que la déploration n’est plus de mise : le « Jugeur » semble s’effacer devant un autre Moi. Il en résulte que la construction que nous avons opérée

1 Définition du Petit Robert.2 Cette attitude a été signalée (mais seulement en passant) par G. Izambard. Voir son

Rimbaud tel que je l’ai connu, Rennes, Éditions de la part commune, 2010, p. 26-27.

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à propos du viol a bel et bien été faite parallèlement par quelqu’un qui n’est pas nous mais qui n’est pas non plus le « Jugeur », par quelqu’un, donc, qui sait bien ce que signifie ce qui a été caché et que nous pour-rions nommer « le Poète ».

Or, nous, lecteurs compatissants, nous avons déploré – avec le « Jugeur » – le tourbillon de folie dont on nous parlait et, par le fait même, cette déploration signe notre vision du monde : nous sommes le contraire de cette folie, nous désapprouvons la violence, la confusion mentale, les mauvaises mœurs et le mauvais langage, nous incarnons la mesure, le bon sens, la normalité et la bienséance. En cela, nous étions bien d’accord avec le « Jugeur » – un Rimbaud no 1 – et voilà qu’un Rimbaud no 2 nous dit l’inverse ! Il s’extasie devant l’« ithyphallique » et s’attendrit devant le « pioupiesque » ! On a joué à cache-cache avec nous et nous nous retrouvons, largués et nargués, devant le poète qui éclate de rire. Mais alors, ce poème serait un simple canular, une « fumisterie », comme disait Izambard, le premier destinataire du poème. Un canular, oui, mais pas une fumisterie.

En effet, si le poète se joue de nous et de nos valeurs, il en fait nécessairement de même avec le « Jugeur » qui, précisément, cultive ces valeurs. Or, ce « Jugeur » est une partie de lui-même, de son « Moi » et cet autre « Moi » qu’est le poète le répudie. Nous avons donc affaire ici non plus à une banale plaisanterie mais à un jeu qui, tout en fonc-tionnant comme un canular, exprime l’avènement d’une révolution psychique, d’une métanoia.

Elle est vécue comme une libération dont on nous donne le moyen de comprendre à quel point elle est joyeuse en nous la faisant vivre concrètement en tant que gogos. Mais cette libération est aussi para-doxale : elle assume toute la folie déplorée dans la 1re strophe mais, dans une sorte d’au-delà sardonique de la folie, elle la trouve séduisante alors même qu’elle est agressive et douloureuse puisqu’elle coïncide avec ce qui est un viol ou, du moins, à ce qui est perçu comme tel. À ce titre, elle est éminemment dangereuse puisque le Moi répudié est, en fin de compte, celui qui préside à l’équilibre de l’être. Enfin, cette libération est mystérieuse, non seulement parce qu’elle est à la fois joyeuse et douloureuse mais aussi par ses manifestations.

En effet, il est dit « leurs insultes l’ont dépravé ». Ce qui a provoqué la dépravation, ce sont donc assurément les mystérieux « Ils » mais, détail

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étrange, par le biais d’un fait de langage, un langage « ithyphallique et pioupiesque ». Or, si l’on peut admettre que des insultes soient qualifiées de « pioupiesques » ( comme on dit d’un comique qu’il est troupier), on ne voit pas comment elles pourraient être en érection. C’est que « ithyphallique » ne peut se dire que d’un homme, d’un animal, d’une créature surnaturelle (ou d’une statue les figurant), non d’une parole. Il faut donc comprendre que ces insultes ithyphalliques sont non pas, platement, des propos obscènes mais bien, de façon aussi mystérieuse que ceux qui les profèrent, des êtres vivants, des espèces de monstres à la fois sonores et priapiques. Or, dans l’épisode qui précède, il est seulement question de « quolibets » non qualifiés et d’épanchements sexuels évoqués vulgairement. Il a donc fallu qu’entre les deux strophes se produise une mutation qui, par une sorte de magie, amalgame le flux langagier au flux sexuel et en fasse un être. Comme si les « Ils » qui animaient jusque-là un paysage de démence sordide se transformaient en enchanteurs et transfiguraient le vulgaire en une fantasmagorie où, au moyen du langage, explosent pêle-mêle la vitalité du sexe et de la néologie, la vulgarité, le raffinement érudit, la brusque naïveté vague-ment ridicule et les Mystères sacrés.

À présent, le crescendo de la démence amorcé dans la 1re strophe se voit prolongé mais dans un nouveau registre qui n’est pas seulement du constat mais de la provocation. Or, le crescendo ne s’arrête pas là car

À la vesprée, ils font des fresquesIthyphalliques et pioupiesques ; (OC, 377)

Le mot « vesprée », on le sait, désigne le soir. Mais que la chose se passe le soir ou le matin, cette précision temporelle n’apporte rien, c’est une platitude – évidemment inconcevable chez Rimbaud. La suite prouve qu’il n’en est rien. Il s’y déroule une scène démentielle et comique qui peut et, sans doute, doit être comprise simultanément de deux façons : non seulement ces mystérieuses et redoutables créatures que sont les « Ils » sont capables de créer des paroles en érection mais elles s’occupent aussi à réaliser benoitement des peintures. Et, comme ces « Ils » sont très nombreux – une armée nous dit-on – leur œuvre ne peut être qu’immense – des fresques donc – et, comme ce sont aussi des magiciens, ils font ce qu’une fresque, pas plus qu’une parole, ne saurait être : une fresque en érection. Mais on peut aussi bien comprendre que

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les adjectifs sont en apposition à ils et qu’ils les qualifient et prendre alors le verbe faire dans le sens de ‘ constituer’, comme dans l’expression « ces amoureux font un tableau charmant ». Ce sont alors les « Ils » qui sont eux-mêmes « ithyphalliques et pioupiesques » et qui, dans cette posture, se plaisent à composer un tableau vivant colossal et libidineux.

Qu’on choisisse l’une ou l’autre des interprétations ou qu’on admette que ces fantasmes, dans un contexte démentiel, puissent se télescoper sans s’exclure, il reste que nous avons affaire à une sorte d’activité artistique et paisible qui vient éclairer l’impudeur d’un jour nouveau et donner toute son importance au choix du mot « vesprée ». C’est que, tout en étant complètement désuet (même au temps de Rimbaud), il est bien connu de tous grâce au poème de Ronsard (« Mignonne, allons voir… ») et il ne peut manquer d’en évoquer et d’en symboliser la teneur, celle d’un propos galant aussi précieux et raffiné que direct, l’expression d’un désir impérieux. Or, dans notre poème, la composante sexuelle n’a été montrée ou, plutôt, suggérée jusqu’ici que sous un aspect violent mais, à présent, il nous est rappelé que l’érection, même lors d’un viol, implique un désir pour un être perçu, d’une certaine façon, comme séduisant et qu’il constitue par là même une forme d’hommage. Ce qu’introduit ainsi le mot « vesprée » – et c’est sa seule fonction – c’est l’image d’une idylle extravagante où un « cœur » est assez « dépravé » pour n’être pas trop fâché de la cour vigoureuse qui lui est proposée1.

On voit ainsi que le mouvement de crescendo se poursuit. Les deux vers précédents assénaient un constat brutal et stupéfiant – le « cœur » est dépravé – mais ce n’était qu’un constat. Maintenant, on nous précise de façon aussi suggestive que cynique non seulement que la dépravation est bien assumée mais surtout qu’elle est plaisamment vécue comme une sorte de fête dionysiaque. Mais le pire est à venir. Sous forme d’une petite espièglerie jouée en trois temps :

– 1er temps : « O flots… ! »Les flots, c’est de l’eau envisagée poétiquement dans un mouvement majestueux et, invoquée dans une exclamation hugolienne, c’est la

1 Dans la dernière version du poème (destinée à Verlaine), la formule « À la vesprée » a été remplacée par « Au gouvernail » (OC, 380). Sans doute Rimbaud, a-t-il craint qu’on prenne le mot vesprée au pied de la lettre et qu’on l’accuse d’affèterie et de platitude (cf. plus haut). La correction souligne l’idée que les « Ils » ont pris la direction du « cœur ».

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mer tout entière. Or, l’eau est la substance purificatrice par excellence et nous venons d’être soumis à l’évocation la plus provocante de la souillure et de la dépravation. Le contraste est saisissant – et pourrait nous combler : enfin le bien va triompher… ! Mais patatras ! L’adjectif qui suit change tout.

– 2e temps : « O flots abracadabrantesques… »Le mot est très long et difficile à prononcer et, dans le contexte, il se distingue comme le plus long de tous les autres mots, y compris « ithy-phallique », avec lequel il rivalise victorieusement puisqu’il comporte deux syllabes de plus. Mais, justement, parce qu’il rivalise avec lui, il s’associe à lui par une sorte de complicité, en contraste avec tout le reste du lexique utilisé.

D’autre part, une même connivence le rapproche en même temps de l’acolyte du mot « ithyphallique », à savoir « pioupiesque ». Comme lui, c’est un néologisme effectué pour l’occasion par Rimbaud ; comme lui, il est fabriqué au moyen du suffixe -esque et, comme lui, il est réalisé de façon insolite. En effet, nous l’avons vu, « pioupiesque » est mal formé et il en est de même pour « abracadabrantesque » qui est un adjectif dont la base est « abracadabrant », c’est-à-dire un autre adjectif. Or, le suffixe -esque ne s’applique, en principe, qu’à des noms.

Ces jumelages parallèles et le fait que « ithyphallique et poupiesque » sont eux-mêmes posés comme un couple, créent l’impression d’un lien intime entre les trois mots. Il est confirmé par un troisième indice : c’est que le suffixe -esque peut adjectiver un nom mais, contrairement à d’autres suffixes qui exercent aussi cette fonction ( comme -ien, -ique, -al, etc.), il n’est pas neutre mais porte une charge sémantique originale qui résulte de son histoire.

D’origine italienne, il n’est apparu en français qu’à l’époque de la Renaissance, d’abord par le biais de quelques emprunts à l’italien, puis pour former des adjectifs à partir de mots autochtones1. Produits par

1 Cf. supra, n. 6. Il conviendrait peut-être en outre de souligner que le destin sémantique du suffixe a sans doute été influencé par un amalgame entre son origine italienne et des formes artistiques de même provenance (maniérisme, baroque, rococo) réprouvées par les tenants du classicisme. Il aura pu alors devenir, en quelque sorte, un emblème de ce qui est contraire au gout classique et, par contrecoup, connaitre la faveur des milieux hostiles au conservatisme classique – avec, tout particulièrement, celle que Rimbaud lui prodigue ici.

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des lettrés, pour évoquer des préoccupations de lettrés, le plus souvent liées à la pratique littéraire ou artistique, ils restent peu nombreux et peu fréquents, voire rarissimes. Ils expriment l’idée de ce qui est radicalement opposé au banal, presque toujours avec un jugement de valeur positif ou négatif mais dans lequel intervient une émotivité très forte de sorte que la réalité exprimée par le mot suffixé en -esque parait toujours animée d’une grande vitalité. L’un des premiers mots en -esque à être emprunté à l’italien est gigantesque et il se pourrait qu’il ait servi de chef de file à toutes les autres formations françaises en -esque et que son sens intrinsèque et sa sonorité étrangère aient orienté jusqu’à nos jours la valeur du suffixe. Toujours est-il que cette valeur a fort séduit les milieux artistiques du xixe siècle car c’est à cette époque qu’on enre-gistre une prolifération de néologismes en -esque – le plus souvent, à vrai dire, sans lendemain. Ils sont donc à la mode du temps de Rimbaud, du moins dans un certain monde.

Toute cette charge sémantique se trouve donc présente dans le suf-fixe du mot « abracadabrantesque » et c’est même sa seule fonction que de la véhiculer puisque, nous l’avons vu, la fonction adjectivante reste inemployée. Le néologisme signifie donc non seulement abracadabrant, c’est-à-dire extravagant, mais aussi d’une extravagance en -esque, donc d’une abracadabrance qui rend toutes les abracadabrances banales car elles ne possèdent ni la vitalité ni les connotations littéraires que suggère le suffixe. C’est donc plus qu’un simple superlatif et ce statut est d’autant plus focalisé que le mot est spectaculairement long, que sa formation est baroque et qu’il se trouve à la rime.

Or, précisément, les deux thèmes sémantiques qui permettent de le différencier du simple mot abracadabrant sont présents dans les vers qui précèdent. Autrement dit, aussi bien par la forme que par le sens, le mot est lancé pour être mis en relation directe avec le contexte immédiat : il le contient et le résume en l’amplifiant. Mais, par voie de conséquence, il oblige à préciser la nature des flots eux-mêmes. Ce sont des flots qui, en contraste sardonique avec notre attente, appartiennent au monde abominable évoqué auparavant et, donc en aucun cas des flots ordinaires qui prodigueraient une onde pure et baptismale. Ils sont en fait de la même substance que les matières plus ou moins liquides déjà rencontrées, vomissures, crachats et même éjaculats et, plus précisément même et plus crument, ils sont cette excrétion « hénaurme » que laisse attendre

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la non moins « hénaurme » fresque ithyphallique. Mais n’oublions pas non plus que toute la thématique sexuelle est ici de l’ordre du fantasme et que les paroles aussi sont ithyphalliques, qu’au flux du corps s’unit le flux du verbe qui, lui-même, projette dans la dimension du démentiel, du fantastique et, comme le souligne le caractère néologique du mot en écho à cet autre néologisme qu’est « pioupiesque », la dimension du radicalement nouveau, du tout autre. Cette dimension, nous l’avons vu, le poète s’y est déjà engagé par degrés. Il va s’y plonger totalement.

– 3e temps : « Prenez mon cœur… ». Le contexte fortement sexualisé ne laisse guère de doute : la sodomi-sation est non seulement consentie mais ardemment souhaitée. Elle suppose un accueil physique total, un état d’abandon à l’autre qui est perçu ici comme un Salut (« … qu’il soit sauvé ! »), c’est-à-dire comme l’aboutissement heureux d’un parcours spirituel où le moi évolue vers une sorte d’absorption d’un Absolu. C’est donc dans une perspective mystique – évidemment sans aucune affiliation religieuse – que le pas-sage doit être lu et, par voie de conséquence, l’ensemble du poème1. En particulier, pour interpréter la pertinence de la thématique érotique, il conviendrait sans doute de se souvenir qu’elle n’est pas étrangère à certains écrits mystiques, à commencer par le Cantique des cantiques. Plus particulièrement, pour la situer à sa juste place, il pourrait être éclairant de l’aborder (mutatis mutandis !) à la lumière de La Noche oscura, où Jean de la Croix exprime la relation amoureuse que son âme (el alma) entretient avec Jésus. Or, son âme est présentée comme un personnage féminin. Autrement dit, c’est en tant que tel, en se féminisant, que le poète mystique dit accéder à l’amour d’un autre homme, le Christ : amado con amada / amada en el amado transformada. On a donc là la trame d’un poème courtois à résonance homosexuelle qui, mutatis mutandis, se rapproche de la démarche de Rimbaud – sans, bien entendu, qu’il soit prouvé que ce dernier ait jamais eu connaissance de Jean de la Croix. Personne ne songe à voir dans La Noche oscura un manifeste gay. Ce qu’on retient, c’est une sorte de métaphore et c’est ainsi qu’on doit procéder pour l’auteur du « Cœur supplicié » en précisant toutefois que, au moins

1 Dans la version la plus tardive du poème (août 1871), le mot sauvé a été remplacé par lavé (OC, 380). L’idée de purification reste présente mais le caractère concret de ce dernier mot rend plus saisissant et plus sardonique le contraste avec l’impureté notoire des moyens censés procurer la dite pureté.

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dans le cas de Rimbaud, cette forme de métaphore n’est pas ce simple procédé littéraire qui peut être habile et suggestif mais auquel on ne croit pas (« le char de l’état »…), c’est l’expression d’un vécu de type hallucinatoire ou, pour parler en langage moderne, d’une dimension de nature psychédélique – de nature mais non d’origine puisque Rimbaud ne se droguait pas : l’extase est bel et bien accompagnée d’une sodomie qui est perçue comme réelle mais qui est réalisée par des « Ils » dans le monde fantasmagorique des « Ils ».

C’est bien ce que vient confirmer le refrain en fin de strophe : alors que l’évocation d’un Salut du « cœur » risquait d’évoquer un monde éthéré, il est fermement souligné que « Ithyphalliques et pioupiesques, leurs insultes l’ont dépravé » – comme pour rappeler l’essentiel, à savoir que cette expérience est tout autant langagière que mystique : d’une part, on ne peut la comprendre que par référence à la sodomie soudain découverte comme effacement libérateur de la posture virile et de ses implications mais, d’autre part, en même temps, le retour dans le refrain à la mention des insultes ithyphalliques vient rappeler que le processus s’accompagne indissolublement d’une contrepartie langagière : consubstantiel à un viol finalement délectable, le contrat que représente les usages linguis-tiques et, plus largement, l’image du réel qu’ils supposent est violé par un langage dont le dérèglement reflète celui d’une forme de démence. C’est celui, nous l’avons vu, qui fait qu’un mot peut véhiculer plusieurs sens à la fois (cœur, caporal, soupe, etc.), que les propositions peuvent se juxtaposer sans cohérence et que des raisonnements puissent être effectués par le biais de syllogismes improbables [(a) « caporal » et « général » sont des mots qui peuvent désigner des militaires ; (b) ils peuvent donc être associés à « pioupiesque » et « troupe » ; (c) or, la dite troupe brime le « cœur » ; (d) donc la « soupe » – qui rime avec « troupe » – peut être le ‘ sperme’ ; (e) donc, aussi, le « cœur » est le cul (f) d’autant plus que ces deux mots sont l’un et l’autre des monosyllabes et commencent par c-.]. C’est aussi un langage qui échappe aux conventions (coexistence de l’argotique et du savant) et qui cultive l’insolite (vesprée vidé de son sémantisme originel et utilisé de façon emblématique ; introduction des néologismes surprenants : pioupiesque, abracadabrantesque).

Ce jeu peut assurément fonctionner comme une fantastique pitrerie (pour reprendre le terme de Rimbaud) qui fait un immense pied de nez aux bonnes mœurs, au beau langage, au bon sens, aux valeurs du

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« Jugeur » et culmine en cette cataracte de rire qu’est le mot abraca-dabrantesque1, le tout porté par le rythme guilleret du triolet. Mais, soulignons-le, ce n’est pas simplement une salubre machine de guerre imaginée pour épater le bourgeois – et ce que Rimbaud pouvait sentir de bourgeois en lui-même – c’est avant tout une plongée dans le monde de la folie. Dans celui du mystère aussi.

C’est que, au moment où tout laisse croire que, dans la plus grande impudeur, le déploiement de la plus profonde intimité du poète s’est dévoilé, un secret n’a pas été révélé. On sait que les insultes ithyphal-liques ont dépravé son « cœur » mais il n’est pas dit pourquoi ce qui est mal a pu séduire. Ou, plutôt si, mais – et c’est là l’espièglerie – cela est dit dans l’intervalle qui sépare la 1re strophe de la deuxième, celle où le mot « ithyphallique » instaure une rupture valorisée par cet intervalle silencieux, cela est donc dit par le silence, un silence hautement significatif parce qu’il exprime justement l’indicible, peut-être quelque tabou dont il importe que nous ne sachions rien, un silence qui fonctionne comme une sorte de « strophe intercalaire ». Avec la 3e strophe, nous allons voir que ce silence connait une suite non moins significative.

« Quand ils auront tari leurs chique, … » Nous restons dans la tonalité vulgaire des strophes précédentes avec le tabac et l’allusion graveleuse à peine voilée que l’on s’entend à identifier non seulement à une éjaculation mais, comme le souligne de façon provocante l’usage du verbe tarir, à des éjaculations répétées jusqu’à épuisement. L’orgie se poursuit donc mais un détail important intervient : le verbe est conjugué au futur antérieur. Le processus est donc envisagé non comme réalisé mais comme devant se réaliser. Le narrateur se situe donc dans un présent antérieur à cette réalisation, c’est-à-dire dans celui du récit des évènements qui précèdent. Or, le dernier d’entre eux est justement un non-évènement puisque c’est un vœu : « Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé ! » Autrement dit, entre ce non-réalisé et ce-qui-aura-été-réalisé-après s’ouvre une béance qui,

1 Ce néologisme de Rimbaud n’est entré dans l’usage (et encore de façon très limitée) que depuis le 21 septembre 2000. Ce jour-là, alors qu’il était interviewé à propos d’une rumeur de malversation commise par son parti, le Président Chirac, indigné, s’écria qu’il s’agissait d’une « histoire abracadabrantesque ». Il voulait dire par là qu’elle était follement méprisable, c’est-à-dire qu’il attribuait au mot un sens diamétralement opposé à celui que lui donne Rimbaud, à savoir celui de follement et mystérieusement désirable. Mais c’est l’interprétation chiraquienne qui a été reprise dans l’usage actuel.

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du point de vue formel, correspond ici encore au silence qui sépare les deux strophes, formant ainsi une seconde “strophe intercalaire” parallèle à celle que nous avions observée entre les strophes 1 et 2. Et, ici encore, c’est un procédé aussi élégant qu’efficace pour exprimer, cette fois, l’indicible de l’expérience mystique, celle qui permet que le « cœur » « soit sauvé ». Rien ne sera donc dit de la substance de cette extase mais nous en connaissons cependant certaines des circonstances qui l’entourent.

Reprenons-les. D’abord, elle met en jeu trois acteurs : le Moi-poète, son « cœur » et, enfin, les « Ils », qui assaillent ce dernier. Puis intervient une action du Moi-poète qui se substitue au Moi-juge pour décider ensuite de céder aux assauts des « Ils ». Par cette forme d’action, le Moi-poète se trouve en accord avec eux et, bien entendu, avec le « cœur » qui, lui, est comblé et « sauvé ». Le Salut coïncide avec un état d’harmonie entre les trois instances. Mais nous apprenons maintenant, d’une part, que le comportement des « Ils » est présenté comme évolutif et que, d’autre part, à propos de cette instabilité, se glisse un malaise qui aboutit à la question « Comment agir, ô cœur volé ? » Or, elle est posée, rappelons-le, au futur antérieur, c’est-à-dire au moment même de l’extase, par le Moi-poète au « cœur » qualifié pour l’occasion de « volé ».

Cette désignation peut paraitre obscure mais elle s’éclaire si l’on prend en compte le fait que le jeu repose – nouvelle espièglerie – sur un tour de passe-passe. C’est, bien entendu, que les deux interlocuteurs sont deux facettes du même individu et que le Moi-poète peut se sentir légitimement « propriétaire » de son « cœur ». Or, les « Ils » veulent prendre ce dernier, le voler donc. Certes, le Moi-poète accepte et souhaite même ce larcin mais il n’en modifie pas pour autant la nature : un vol. En ce sens, le « cœur » peut être qualifié de « cœur volé ». Mais, simultanément, d’une part, ce « cœur » accède à une dimension mystique indicible et, d’autre part, le Moi-poète ne cesse pas d’exister – donc d’être « propriétaire » de ce « cœur » et, par là même, de récupérer, en quelque sorte, l’expérience de l’extase à son compte et ainsi de se faire voleur – comme Prométhée se fit voleur de feu. Selon l’angle d’observation, le vol du « cœur » peut être interprété légitimement des deux façons mais, dans les deux cas, elle est dite d’un ton protecteur qui, allié à l’expression du trouble que véhicule la question « Comment agir ? », établit une sorte de connivence entre les deux interlocuteurs.

À ce stade, étant donné le contexte, elle pourrait être paraphrasée ‘’ J’ai renoncé à résister aux assauts des « Ils » ; j’ai agi ; avec efficacité ;

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ils vont changer de comportement ; comment agir désormais ? ‘’. La réponse sonne comme une prédiction lénifiante « Ce seront des refrains bachiques ! ».

Les chants bachiques sont ceux qu’on entonne lors des Mystères dionysiaques ou, plus prosaïquement, des chansons à boire. Ils relèvent donc du même registre que les débordements évoqués précédemment, de même que, de façon appuyée, l’adjectif bachique entre en consonance avec l’adjectif ithyphallique non seulement par la rime mais par le sens. Ils offrent l’image d’une autre forme de fête. Mais le chant n’est pas l’orgie, il n’en est qu’un accessoire ou un souvenir. Serait-ce alors une fête au rabais ? Suffira-t-elle à calmer le trouble du questionneur ? En apparence, oui. En témoigne le point d’exclamation, enthousiaste, mais aussi un détail très important : la formulation impersonnelle « ce seront ». Elle signifie qu’on ne sait pas si c’est le « cœur » qui répond au Moi-poète qui pose la question, si c’est ce Moi qui se donne la réponse à lui-même ou bien encore si ce sont les « Ils » qui interviennent. Mais, de toute façon, ces trois instances appartiennent au même individu et comme la scène est décrite au futur antérieur et, donc, nous l’avons vu, dans ce qui est encore vécu comme le moment d’extase où les trois instances se trouvent en harmonie, on peut voir dans la séquence « ce seront » la réaction d’un sujet unique, c’est-à-dire le maintien d’un statu quo psychologique : le passage de l’orgie au chant ne sera que la mutation d’un mode extatique à un autre, plus apaisé, en quelque sorte mineur, et qui pourrait correspondre à une activité artistique qui se trouve précisément ne pas être étrangère à celle qu’apprécie Rimbaud.

Mais, sur cet intermède rassurant, voilà que l’unanimisme extatique se retrouve à nouveau bousculé par l’irruption du Moi-poète qui, brus-quement, s’écrie « J’aurai des sursauts stomachiques… ». Que viennent faire ces sursauts et pourquoi cet adjectif bizarre ? La surprise est totale. En fait, la suite nous apprend qu’un évènement est survenu (ou, plutôt, toujours en vertu du futur antérieur, qu’il est appelé à survenir) : « Si mon cœur triste est ravalé ! » Le « cœur », en effet, est soudain qualifié de triste et pourrait être ravalé, c’est-à-dire rabaissé. Que s’est-il passé ? Alliée au mot triste, la mention de cet abaissement ne peut pas ne pas évoquer l’exposé de la 1re strophe où il est question d’un triste cœur qui se trouve justement dans une situation d’abaissement déplorée par le Moi-juge. Mais, dans l’intervalle, des changements sont intervenus : le

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Moi-juge a été évincé par le Moi-poète et le « cœur » n’a plus de raison d’être nommé le « triste cœur ». ; l’action du Moi-poète l’a ouvert à l’invasion des « Ils » et à une forme d’extase dont on pouvait envisager le prolongement en mode mineur sous forme de « refrains bachiques ». Mais voilà ! Les « Ils » ne sont plus ce qu’ils étaient (ou pourraient ne plus l’être). La fête est envisagée comme finie et le « cœur » est triste. D’autre part, assurément, les assauts des « Ils » ont cessé, mais il reste qu’il a vécu ce qu’il a vécu, c’est-à-dire l’extase et la débauche, et qu’il pourrait donc être « ravalé » comme il l’était au début du poème. Et, si l’hypothèse est formulée, c’est que le Moi-juge qui venait d’être évincé n’en a peut-être pas pour autant disparu. Et c’est là que le vers précédent prend tout son sens, grâce justement au mot stomachique. Il s’agit d’un terme médical signifiant « qui facilite la digestion ». Les sursauts évoqués ne peuvent donc en aucune façon désigner comme on le dit habituellement (par confusion avec stomacal) des renvois ou des vomissements de dégout1. C’est exactement l’inverse : ce sont des contractions musculaires bienfaisantes qui se produisent dans la région où se fait la digestion, c’est-à-dire des mouvements qui correspondent précisément à ce qu’on appelle le rire2. Si, donc, le « cœur » est triste, il ne sera pas dit que c’est un « triste cœur ». Ce n’est pas un Moi-juge qui le blâmera au nom des conventions, du bon sens et du bon gout. C’est un Moi-poète qui, lui, rira de tout cela3 – un « pitre », donc, comme le veut le second titre que Rimbaud a donné du poème4 – mais qui,

1 Ce que confirme la variante introduite dans la dernière version du poème (août 1871) « J’aurai des hoquets stomachiques ». En effet, si Rimbaud avait pris stomachique dans le sens de stomacal, c’est-à-dire de ‘relatif à l’ estomac’, sa correction aboutirait à un pléonasme puisqu’on sait que les hoquets viennent nécessairement de l’estomac. On imagine mal que le poète ait privilégié une telle platitude.

2 Cf. (entre autres) la remarque de Kant : « Le rire est toujours l’oscillation des muscles de la digestion et il la favorise bien mieux que ne le ferait la sagesse du médecin » (In Anthropologie du point de vue pragmatique, § 79, AK VII, p. 261 (traduction de M. Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 116-117). On remarquera aussi que les stomachiques ont pu être considérés comme « des remèdes spécifiques contre la mélancolie nerveuse » (cf., par exemple, Le Journal des sçavans, 1766, 5/6, p. 187).

3 Dans la dernière version du poème (OC, 380), la formulation du vers a été remplacée par « Moi, si mon cœur est ravalé ». Le rôle du Moi-poète est affirmé de façon encore plus revendicative. Le mot triste a été gommé – sans doute parce que le sentiment auquel il renvoie est impliqué par la situation que suppose le verbe ravaler.

4 Dans l’interprétation du poème, le mot pitre a parfois été abusivement compris comme ‘souffre- douleur’ alors qu’il désigne une « personne qui fait rire par ses facéties » (définition

« LE CŒUR SUPPLICIÉ » : « ÇA NE VEUT PAS RIEN DIRE » 61

notons-le bien, rira par sursauts, donc, dans un combat avec le Moi-juge toujours actif.

En deux vers, ce qui est, en fin de compte, proposé là, c’est une atti-tude face à la société, un art de vivre, une éthique donc et, par là même, une réponse à la question « Comment agir ? », qui vient compléter celle que fournit la pratique du « refrain bachique » – et de l’art poétique qu’elle laisse deviner.

Art poétique, art de vivre, dans une atmosphère de rire et de bacchanale : sur ce programme, somme toute optimiste, il suffirait donc maintenant de conclure que l’usage « bondissant et souriant » du triolet qui, au début, pouvait paraitre surprenant, lui convient en fait admirablement et l’on pourrait alors se contenter, par acquis de conscience, de lire distraitement la dernière ligne qui semble n’apporter rien de nouveau puisque c’est la simple reprise, attendue et convenue, du deuxième vers de la strophe « Comment agir, ô cœur volé ? » Mais on manquerait alors l’essentiel.

En effet, cette question a déjà été posée, suscitée par un malaise. Deux réponses ont été données. Pourtant elle est à nouveau posée, obs-tinément, comme si aucune réponse n’avait été donnée. Or, en fait, cette interrogation peut s’entendre de deux façons : d’abord, comme on l’a fait jusqu’ici, « Comment agir en fonction de telle ou telle situation ? » Mais on peut aussi bien interpréter agir comme on le fait, par exemple, pour le verbe rire dans un propos comme « Comment rire après un tel évènement ? » On ne se demande pas de quelle manière on doit rire mais si la pratique du rire est encore possible. De même « Comment agir ? » pourra signifier non pas « Quel genre d’action mener ? » mais « L’idée même d’action est-elle seulement encore envisageable ? » Or, deux types de réponse on été apportées à la question du premier type et elles sont présentées comme satisfaisantes. Si l’exclamation revient à nouveau, c’est qu’elle doit à présent être considérée comme appartenant au second type de questionnement.

Or, rappelons-le, elle surgit depuis le silence de l’extase, c’est-à-dire un état psychique impliquant un bouleversement total, une sorte d’abolition du moi et de toute action et, ici, dans un contexte fortement sexualisé, un engagement absolu dans la passivité. On voit donc que la question posée se trouve en phase avec cette sidération exceptionnelle : après

du Petit Robert).

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cela, que faire ? Autrement dit, c’est tout l’être et son devenir qui est en jeu. Les « refrains bachiques » et les « sursauts stomachiques » ne sont assurément pas des démarches négligeables mais ils ne répondent pas à la question de fond qui reste là, lancinante, avec sa réponse – car c’en est une – le silence, qui se déploie comme un flux de vibrations impalpables en écho aux dernières paroles et qui, malgré les apparences, constitue l’essentiel du poème.

On mesure l’importance de ce dernier vers. Il est l’aboutissement d’un processus introspectif né du désarroi d’un homme bouleversé par le spectacle de lui-même : un Moi qui juge et un Moi qui rejette le juge mais qui découvre aussi en lui des « Ils » qui sont lui sans être lui, qui sont pluriels, qui sont perçus comme violemment hostiles mais aussi désirables, qui le fascinent et l’entrainent pour commettre le vol de l’indicible et accéder à un Moi hors du Moi, un « cœur volé », dans une exaltation foudroyante aussi vénéneuse qu’éphémère mais débouchant pour toujours sur un autre Moi, celui d’une acédie et d’une déréliction que ne suffiront pas à guérir, sinon provisoirement, les « refrains bachiques » d’un Moi encore pris dans une forme d’extase et les « sursauts stoma-chiques » d’un Moi qui ricane encore du Moi-juge alors que ce dernier pourrait bien encore rester posté là1 . Malgré la promesse initiale de ne pas recourir aux lettres qui accompagnent le poème, autorisons-nous en fin de parcours à évoquer la formule qui est évidemment sous-jacente à cette œuvre : « Je est un autre ». À la lumière du poème, au vu de la multiplicité des instances composant la personnalité, il faut l’interpréter non pas comme « Je est un autre », c’est-à-dire un autre Je, mais bien comme « Je est un autre », c’est-à-dire Je relève du monde de l’autre.

Simultanément, ce dernier vers dit aussi quelle est ce qu’on pour-rait appeler l’âme du poème. C’est que le silence sur lequel il s’achève vient en compléter deux autres, ceux des ‘’strophes intercalaires’’, l’une renvoyant à une source psychique qu’on doit taire et l’autre à un déve-loppement extatique sulfureux. Le silence final en réponse à la question « Comment agir ? » apparait ainsi comme le prolongement implacable

1 Ce jeu entre différentes instances de la personnalité n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, celles qui apparaissent chez Platon avec le nous, le thumos et l’epithumia aux-quels il faut ajouter chez Socrate le daimôn et le Moi ravi dans l’opsis astraptousa (Phèdre, 254b) ; ou encore, avant la lettre, celles que la psychanalyse mettra en évidence avec le Moi, le Surmoi et le Ça de Freud, tandis que le Moi de l’extase, le « cœur volé » pourrait vaguement évoquer le Soi de Jung.

« LE CŒUR SUPPLICIÉ » : « ÇA NE VEUT PAS RIEN DIRE » 63

mais, en quelque sorte logique, d’un drame noué dans un abime mys-térieux et incompréhensible.

On découvre ainsi une structure ternaire muette mais hautement signi-ficative qui double les trois strophes parlées du poème et qui parait d’autant plus intentionnelle qu’elle est accompagnée par deux éléments de même nature : d’abord, tout au début, le signifiant impalpable que représente l’antéposition de l’adjectif dans la formule « mon triste cœur » et dont l’importance est capitale puisqu’il figure en ouverture et conditionne la lecture de l’ensemble ; ensuite, deux vers plus loin, le silence que constitue la privation d’un nom antécédent au pronom « Ils » et qui donne toute leur puissance fantastique aux personnages-clé qu’il désigne. En manipulant ainsi le silence comme une matière signifiante, Rimbaud se fait sculp-teur de l’immatériel et, par là même, révolutionne la pratique du triolet. Cependant il ne s’agit pas simplement d’une acrobatie ingénieuse mais bien du seul moyen possible d’exprimer dans tout son mystère un réel surnaturel ou extra-naturel intensément vécu. Il inspire tout le poème et, plus que le désarroi, il dit l’effroi mais peut-être aussi, devant l’indicible et malgré les recours offerts par les « refrains bachiques » et les « sursauts stomachiques », comme un désir de fuite ou de repos ou encore, peut-être, la mise en question du besoin d’action, annonçant peut-être ainsi de façon inconsciente et prémonitoire tout l’avenir même de l’auteur.

Effroi, désarroi et pourtant légèreté, comme le souligne la ritournelle qui signe le poème et, en quelque sorte, le coiffe. Le rythme enjoué du triolet a pu d’abord porter la dérision, puis la jubilation extatique ainsi que l’évocation de lendemains encore joyeux mais, à présent, au final, il entre en contraste avec un mal-être et donne tout son sens au mini-malisme de ce poème qui saisit le tout d’un homme sous la forme la plus condensée, la plus réduite, comme un jouet qu’on tiendrait dans sa main : le choix de l’humour, d’une désinvolture de gentleman et, malgré les provocations et les grivoiseries, celui de la pudeur. Ce dernier vers dit tout et nous ramène aux trois titres de l’œuvre : un cœur volé qui est un cœur supplicié mais qui est aussi le cœur d’un pitre. Ils sont tous les trois indissociables et justes.

Au total, ce que permet de dégager cette simple lecture au ras des mots, c’est une œuvre majeure, exceptionnelle par sa densité, sa profondeur et son originalité, émouvante aussi par sa nudité et son humour. Georges Izambard y voyait une « maquette » du « Bateau ivre », idée intéressante

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reprise par Steve Murphy1 mais exprimée par un mot trop dévalorisant. Quels que soient les rapports entre les deux poèmes, le « Cœur supplicié » n’est pas une simple ébauche, c’est une œuvre à part entière qui mérite la même attention et la même admiration que « Le bateau ivre » : l’un vaut l’autre mais ils se déploient dans des registres différents.

Ce qui a ouvert à ce résultat, c’est évidemment l’injonction de Rimbaud : « Ceci ne veut pas rien dire ». C’est elle qui a permis en particulier de remarquer l’importance cruciale de ces détails infimes et inaperçus que sont l’antéposition dans la formule « triste cœur », l’absence de nom antécédent à « Ils » et l’usage du silence. De fil en aiguille, ils révèlent le jeu dialectique du Moi, le langage de la démence, la dimension du mystère et de la jubilation et, en fin de compte, ils conditionnent toute l’intelligence du texte.

Par elle-même, l’allusion faite ci-dessus au « Bateau ivre » souligne que la lecture en quelque sorte ascétique proposée ici ne se suffit pas à elle-même. Mais c’est à partir d’elle, et à partir d’elle seulement, qu’on pourra s’autoriser à se demander, par exemple, quels sont les rapports de ce poème avec « Le Bateau ivre », si ce dernier ne fait qu’expliciter le premier sous un autre habillage ou s’il marque une évolution, s’il est pertinent de rapprocher les « flots abracadabrantesques » des « gouffres cataractants » ou si le trouble que porte la question « Comment agir ? » trouve son écho dans cet « enfant plein de tristesse » qui « lâche / un bateau frêle comme un papillon de mai » ; ou encore, dans un autre cadre, comment interpréter les formules « Je est un autre », « Le dérè-glement des sens » ou « La vraie vie est ailleurs » etc. et même s’il faut envisager un lien possible entre l’hermétisme du triolet de Rimbaud et la tradition du trobar clus des troubadours. En un mot, la lecture mot à mot proposée ici peut et doit être envisagée comme un tremplin, une démarche préliminaire, qu’il convient de compléter par l’exploitation de toutes les informations biographiques, historiques et littéraires ainsi que, s’ils sont justifiés, par tous les commentaires qui ont été faits.

Michel Masson Université de Paris-3

1 Op. cit., p. 306.

L’ENFANT ET LA TOUPIE

Esthétique de la giration

L’enfant tourne sur lui-même, en étendant les bras, pour faire tour-ner le sol sous ses pieds, de plus en plus vite, jusqu’au déséquilibre : à la chute. Rêvant d’improbables cristaux, Rimbaud aurait sans doute apprécié la description médicale du système vestibulaire gouvernant le sens de l’orientation, formé de « trois tubes semi-circulaires dans l’oreille interne, alignés sur trois plans perpendiculaires, recouverts à l’intérieur de cellules neuronales détectant le mouvement de minuscules cristaux, des otolithes, charriés par un liquide1 ». C’est la désorientation de ces cristaux dans les tubes circulaires qui provoque le vertige ; ou leur léger basculement d’avant en arrière, cet effet « rocking chair » qui facilite la sédation du nouveau-né. Le plaisir pris au « tournis » demeure ambigu : plaisir infantile d’un dérèglement inoffensif de la perception, il permet une emprise sur le monde des adultes qu’il fait tourner sous ses pieds. Mais le tournis est aussi un mode de connaissance si on croit Jean Piaget, pionnier de l’étude des mouvements chez l’enfant, qui prend justement l’exemple du tournis pour montrer en quoi l’objectivité scientifique résulte d’une collaboration du relativisme sensoriel et de la rationalité abstraite : car l’enfant est capable d’aligner son erreur de perception sur le point de vue de l’adulte2.

Est-ce le même trouble qu’on cherche dans les manèges des fêtes foraines, comme dans la scène où Antoine Doinel est plaqué sur la paroi d’une centrifugeuse, en prenant plaisir à l’ivresse de la vitesse3 ?

1 Winter, L., T. H. C. Kruger, « Vestibular stimulation on a motion-simulator impacts on mood states », Frontiers in Psychology 3, 2012. Ma traduction.

2 « À cinq ans et demi, l’une de mes filles qui s’amusait à tourner sur elle-même, pour voir les arbres et les maisons tourner dans son vertige, m’a demandé si je les voyais aussi remuer. Le seul fait de me poser cette question l’a conduite alors à la trancher par la négative (…) », Études sociologiques, Droz, 1977, p. 270.

3 Dans Les quatre cent coups (1959), la centrifugeuse conjure physiquement la gravité du monde des adultes qui entourent Antoine : l’absence du père naturel, et la haine d’une

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Associée au refus, la tentation du tournis alerte les parents lorsqu’elle paraît obsessionnelle, depuis qu’elle est reconnue par les psychiatres comme l’un des symptômes de l’autisme infantile. Tourner sur soi-même sans répondre à son nom, faire tourner des objets, jouer avec les portes ou les interrupteurs, ou encore agiter les bras de manière répé-titive (« flapping ») autant de gestes diagnostiqués comme « troubles envahissants du comportement » (TED)1. Ces gestes exprimeraient une joie trop forte, ou inversement une frustration : une anxiété que seule la répétition serait à même de réguler2. À la lumière de la psychiatrie contemporaine la fonction du tournis reste donc ambivalente : interprétée comme une régulation de l’anxiété ; ou, au contraire, comme une stratégie de surexcitation, lorsque l’enfant est gagné par l’ennui3.

En quoi la problématique de la giration concerne-t-elle Arthur Rimbaud, et l’esthétique des Illuminations en particulier ? Dans « Après le Déluge », le tournis est associé à un double mouvement : à la violence du refus (au claquement d’une porte) ; et, dans le même temps, à une communication retrouvée, originelle, avec le monde : « Une porte claqua, et, sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée ». Rien n’autorise dans le texte à identifier l’enfant qui tourne les bras avec « les enfants en deuil » mentionnés précédemment. En revanche la contiguïté des séquences oppose l’immobilité passive de ces enfants-spectateurs, protégés dans la « maison de vitre » ; et la sortie dans le monde, hors de la communauté passive du deuil, hors des représentations culturelles et idéologiques consolantes (« les merveilleuses images »). Si la transparence de la « maison de vitre » déjoue toute illusion référentielle, le bâtiment convoque les deux postulations de la croyance au XIXème siècle : d’une part le giron de l’Église et la fascination exercée par la lumière liturgique (les vitres désignant alors les « vitraux ») ; d’autre part l’avènement positiviste du Progrès symbolisé

mère qui considère sa naissance comme une erreur de jeunesse.1 « People with autism (…) may display unusual body or hand posture and stereotyped and

repetitive motor mannerism such as flapping, rocking, spinning, or toe-walking » (Susan Dood, Understanding autism, Elsevier, 2005, p. 42. http://www. childbrain. com/pddq5.shtml).

2 Rappelons que Chardin, pour peindre L’enfant au toton (1751), instrumentalise la fascination exercée par la toupie afin que son modèle se tienne tranquille…

3 Cf. Dood, op.  cit., p.  214. Voir aussi http://theautismblog.seattlechildrens.org/why-do-kids-with-autism-do-that/).

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par une réalisation architecturale en verre, comme le fameux « Crystal Palace » londonien1. Claquer la porte et tourner les bras traduisent ainsi l’expression d’un même refus de l’idéologie véhiculée par les adultes : celle d’une croyance fascinante et pacifiante. Et si l’enfant ne tourne pas ici sur lui-même, tout se passe comme si les bras tournant de l’enfant pouvaient imprimer au monde un mouvement de rotation, celui qui permettrait à l’« Idée du Déluge » de se relever afin que le monde redevienne comme avant : avant la cruauté de la civilisation occidentale, du colonialisme, du capitalisme et de ses « horreurs économiques2 ».

Bien que la place liminaire d’« Après le Déluge » dans les Illuminations soit arbitraire, la giration de l’enfant se prolonge partout ailleurs, depuis les « Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer » (« Enfance I ») jusqu’aux anges qui « tournent leur robe de laine » (« Mystique ») ; et à cet autre enfant surtout, celui qui poursuit l’aube d’été « en agitant les bras » (« Aube »). Or la critique ne s’est jamais demandée comment il fallait se représenter le mouvement des bras de cet enfant. Suzanne Bernard par exemple l’interprète par analogie en déclarant que « cette attitude de girouette est celle de quelqu’un qui prend le vent » (sic). L’enfant ferait-il plutôt des « moulinets » (ce qui reviendrait à déchiffrer l’énigme par une nouvelle analogie) ou court-il en tournant les deux bras ensemble comme s’il voulait pourchasser l’incarnation féminine de la Nature ? Assurément l’enfant ne tourne pas ici sur lui-même ; mais, en tournant les bras, il met le monde en branle. Et ce mouvement giratoire semble pourvu, dans l’imaginaire enfantin, d’un pouvoir magique de révolution du monde.

1 Dans une revue scientifique de 1868, on trouve une nécrologie consacrée à John Paxton, l’architecte du Crystal Palace. Décrit comme une « machine de fer et de vitre », la notice y voit un éloge de l’accélération triomphale du progrès : « Lorsque le soleil vient refléter ses rayons sur les dômes majestueux du gigantesque édifice, on dirait un de ces phares qui éclairent l’intelligence humaine, l’encourage dans ses efforts, et symbolise ce cri de ralliement : forward ! forward ! » (« L’année scientifique et industrielle », Hachette, 1866, p. 501-502. L’enfant rimbaldien claque la porte à ce cri de ralliement, à ce « en avant » (ou ce « en marche ! »).

2 C’est ce mouvement de tournis qui dynamise les images impossibles de la suite du poème : départ de caravanes (désert), hôtel construit au pôle etc. On objectera que le mouvement de l’enfant est immédiatement suivi par la stase (« Madame *** établit un piano dans les Alpes »). Cependant, si l’intertexte du « Vaisseau-piano » de Charles Cros est avéré, dans lequel « la Reine des fictions » joue du piano sur un vaisseau « qui file avec une vitesse éblouissante sur l’océan de la fantaisie », alors l’imaginaire de la vitesse est contenu virtuellement dans l’apparent figement de l’image. Voir M-A Ruff, Rimbaud, 1968, p. 217.

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Dans A noir, poésie et littéralité, Jean-Marie Gleize est le seul à avoir mis en lumière la centralité de ce mouvement giratoire dans les Illuminations. Dans cette « tourne des bras » Gleize déchiffre un principe fondamen-tal de l’écriture par lequel le corps se brancherait sur le réel : « Il faut comprendre que le vertige n’est pas d’abord dans ce qui est vu. Il s’agit en premier lieu d’une disposition ( d’une dysposition ?) du corps. L’enfant qui tourne les bras fait la toupie. Progressivement, et de plus en plus rapidement, il tourne. Les Illuminations sont à lire comme la mise en place de ce corps droit, qui se soumet aux mouvements giratoires, “dans leur silence atrocement houleux” ». Ces mouvements seraient d’abord des « signes perdus » relevant d’un pur « branchement » du corps : « Les anges font l’enfant, qui fait signe, mais signe de quoi ? De rien, qui se dépense ». Dans le même temps Gleize inscrit cette giration dans un projet esthétique, celui d’un « épuisement des modèles figuratifs1 ».

Poursuivant cette investigation, je voudrais suggérer que ces « signes perdus » puisent en réalité leur origine non seulement dans l’imaginaire contemporain des Derviches, mais dans un fonds archétypal symbolisé par la toupie dont on trouve des représentations dans l’Énéide ou les rituels Bambara. À partir des travaux de Joël Thomas sur les structures de l’imaginaire on verra que la toupie conjugue une vitesse destructrice, un appel à la régression dans les forces de la violence ; mais aussi une fascinante stabilité, une harmonie réalisée dès lors que la toupie a trouvé son régime de vitesse. Image du monde, l’archétype de la toupie qui informe la représentation rimbaldienne tente d’articuler ces deux constantes de la condition humaine, l’harmonie et le chaos, sans jamais y parvenir.

LA MÉTAPHORE DU « MÉTÉORE »

Étudier la vélocité chez Rimbaud, c’est privilégier l’un des pôles que Verlaine a fixé dans l’antithèse de l’homme « aux semelles de vent ». Pour les uns Rimbaud demeure le marcheur impénitent, proche du sol, de la campagne comme « compagne » ; pour les autres il est l’être de fuite, le « météore » évoqué par Mallarmé.

1 Jean-Marie Gleize, A noir, Poésie et littéralité, Seuil, 1992, p. 84 ; 85 ; 83.

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Le Rimbaud-marcheur (pour ne pas dire « randonneur ») nous est légué par les croquis de Verlaine et le témoignage d’Ernest Delahaye : « Il écrivait en marchant, ou plutôt il marchait en murmurant ». C’est l’image du Rimbaud à l’écoute de la nature, marchant à son rythme, celle aujourd’hui que privilégie le « médiologue » Régis Debray qui oppose l’accélération du temps contemporain à cette « percée » des marches de Rimbaud et de Nietzsche, à cinq kilomètres à l’heure1. Inversement, Mallarmé construit dans « Médaillons et portraits » (1896) l’image du Rimbaud en « météore » : « Éclat, lui, d’un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s’éteignant. » Sans le citer, René Char reprend l’image à son compte dans ses propres divagations sur le Voyant : « Qu’est-ce qui scintille, parle plus qu’il ne chuchote, se transmet silencieusement, puis file derrière la nuit, ne laissant que le vide de l’amour, la promesse de l’immunité2 ». Dans la queue de la comète, la métaphore poursuit son chemin sous la plume des critiques et des journalistes pour qualifier surtout la précocité du Voyant. Véritable cliché, le météore rend compte d’une impression de lecture, sans pour autant analyser les effets de vitesse dans l’œuvre. Voyez, par exemple, Alain Badiou pour qui : « Les scènes des Illuminations se passent dans l’instantané, à la vitesse de la lumière, du souffle, à la vitesse des météores, et un rien les disperse (…)3 ». L’empreinte rétinienne du météore a bien du mal à se dissiper ; et c’est ainsi que Rimbaud continuera d’apparaître aux lecteurs de demain, comme dans cette nouvelle anthologie en chinois par Li Wang intitulée… Rimbaud, le météore de la poésie française (2013)4.

Si Rimbaud est lu, perçu ainsi, c’est qu’en effet l’œuvre semble animée d’une vitesse virtuelle qui rend possible le défilement des images et la traversée des cultures. En ce sens Godard lui aussi perçoit l’importance de cette vélocité à l’œuvre lorsque, dans Bande à part (1964), il fait courir à toute vitesse Arthur Rimbaud (Claude Brasseur) à travers toutes les galeries du musée du Louvre en neuf minutes quarante trois secondes, « pour tuer le temps qui s’éternise ».

1 Régis Debray, Croire, voir, faire, Odile Jacob, « Traverses », 2001, p. 78.2 René Char, Œuvres complètes, Gallimard, La pléiade, 1983, p. 729.3 Michel Deguy (dir.), Le millénaire Rimbaud, Belin, collection « L’extrême contemporain »,

1993, p. 85.4 Sur la production métaphorique de Rimbaud en « météore » phénoménale, voir bien sûr

Etiemble, Le mythe de Rimbaud, Gallimard, vol. 2, 1961, p. 377.

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Cependant la métaphore du météore n’explique rien. Ce qu’on veut interroger ici, c’est la nature de ce mouvement giratoire autour du « savant au fauteuil sombre » qui est à l’origine du travail poétique de la vision : « Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège » (« Jeunesse, IV »).

UN PRINCIPE DYNAMIQUE DE LA VISION

Si la giration rimbaldienne ne se réduit pas au mouvement de l’enfant tournant sur lui-même, en revanche tous les effets de vitesse dans l’œuvre y puisent une force d’aimantation. Car le tournis et ses dérivés sont associés au désir, à un appel ou un manque à combler. Dans « Antique » par exemple, l’étrange figuration des yeux du fils de Pan qui se meuvent « autour » de son front évoque la toupie offerte à Dionysos par les Titans, pour le piéger : « Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent ». Dans les mystères orphiques, la toupie représente en effet l’un des jouets de Dionysos associés aux rituels païens dénoncés dès le IIIème siècle par Clément d’Alexandrie : « De cette initiation aussi il n’est pas vain de vous présenter, pour leur condamnation, les vains symboles : un osselet, une balle, une toupie, des pommes, un rhombe, un miroir, un flocon de laine1 ». Cette figuration dynamique du désir enivré n’est d’ailleurs pas un phénomène isolé chez Rimbaud : elle se rencontre au point culminant d’une illumination quasi mystique : « Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée » (« Vies, I »).

Les figures de la giration correspondent ainsi à un manque que la giration creuse pour en faire surgir une vision susceptible de le combler, dans un état de rêve éveillé. En 1869 un spécialiste des jeux anciens rappelle d’ailleurs que depuis la plus haute antiquité les enfants disent que la toupie « dort » lorsque, ayant atteint sa plus grande vitesse, elle semble immobile2. À lui seul le « tourner à » traduit d’ailleurs un

1 Cité dans Fabienne Jourdan, « Dionysos dans le Proteptique de Clément d’Alexandrie », Revue de l’histoire des religions, v. 3, Armand Colin, 2006, p. 277.

2 Louis Becq de Fouquières, Les jeux des anciens (leur histoire, leur origine, leur rapport avec la religion, l’histoire, les arts et les mœurs), Reinwald, 1869, p. 174.

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appel confus : « À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : -sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. – Pour les naufragés » (« Dévotion »). La « cornette » étant une coiffure désignant le veuvage, ou la « Sœur de charité » entrée en religion, serait-ce qu’un amant a été emporté par un « tourbillon de lumière », ce maelstrom dont il est question dans « Marine » ? Se détourner de la terre, et « tourner à » la mer, est donc l’expression d’un mouvement nostalgique vers ce qui a été emporté. Mais c’est aussi ce qui rend possible la fantasmagorie de ce désir lorsque le vide, la mer ou la béance de l’ombre se transforme en écran : « Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. – Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l’ombre, je vous vois, mes filles ! Mes reines ! » (« Phrases »). Une rotation du corps, des bras, ou du corps sur lui-même suffit pour qu’un vide soit ouvert ; et que, de ce manque, naisse la possibilité d’une vision qui vienne le combler.

Ces occurrences pourraient servir d’illustrations à l’intuition théo-rique de Paul Virilio qui associe le tournis enfantin et le symptôme épileptique, la giration créant une disparition des repères du monde déclenchant à la fois l’intermittence de la conscience, mais aussi les conditions d’apparition de la vision1. Voyez « À une raison » : « ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, le nouvel amour ! ». Se détourner, ce n’est pas seulement tourner le dos à la réalité ; c’est créer une distorsion perceptuelle presque instantanée au cours de laquelle la fantasmagorie (cet « appel des fantômes », selon l’étymologie de Littré) peut prendre corps. Paul Virilio nomme « picnolepsie » cette forme de rêve éveillé : il fait l’hypothèse que l’absence chez le sujet épileptique est similaire à celle des enfants qui se donnent le tournis, forçant le sujet à recoller les séquences du réel. C’est pourquoi Virilio associe le symp-tôme picnoleptique au « truc à arrêt » (ou « à substitution ») découvert par Méliès en 1896 sur la place de l’Opéra où, la bande du film s’étant bloquée dans son appareil pendant le tournage, le film a fait apparaître à la projection « un corbillard à la place d’un omnibus2 ». Ce récit de l’origine des « effets spéciaux » évoque curieusement le mécanisme de l’hallucination « simple » selon Rimbaud lorsqu’il déclare voir

1 Paul Virilio, Esthétique de la disparition, éditions Galilée, 1989, p. 15.2 Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Flammarion, 1968,

p. 27.

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« très-franchement une mosquée à la place d’une usine ». Le Voyant n’évoque ici aucun dispositif, et il ne précise pas non plus les circons-tances de cette substitution de l’image. Mais, dans les deux cas, le « truc à arrêt » et « l’hallucination simple » présupposent une suspension de la durée, un accident de la bande qui tourne et se bloque dans l’appareil, ou dans la conscience du rêveur éveillé.

Il ne s’agit pas ici de diagnostiquer chez Rimbaud un symptôme qui chez Virilio n’a d’ailleurs aucune prétention scientifique, ni de faire de Rimbaud un précurseur du cinéma et des expériences surréalistes de « photomontage ». Ce qui est frappant en revanche, c’est que la production rimbaldienne de l’image puise son origine dans un mouvement gira-toire doublé d’une absence, d’une vacance qui rend possible la levée de l’image. Dans ce contexte, le véhicule aux vitres convexes du « Nocturne vulgaire » ressemble bien à un dispositif optique à la Méliès dont le mouvement permet la projection hors de soi d’une image latente qui ne parvient pas à se fixer : « Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée : et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins (…) ». C’est le virement qui rend possible la production ambivalente des images libidinales évoquant la vie (« seins ») et la violence des coups, des ecchymoses : leur fragmenta-tion et leur dispersion ultime1. Chez Méliès, c’est un accident (blocage du tournage de la manivelle) qui active la métamorphose du transport public ( l’omnibus) en corbillard ; dans « Nocturne vulgaire », c’est un défaut dans l’optique du véhicule associé à une giration qui produit les conditions du rêve éveillé.

Cependant la vitesse de giration rimbaldienne n’est pas nécessairement produite par une « machine de vision » (Virilio) ou un dispositif imagi-naire dont le support serait issu d’une technologie de l’époque (« railways », « dioramas » et « cosmoramas »)2. Ce ne sont pas les « railways » qui programment les régimes de vitesse de la vision dans « Promontoire », mais la vision qui compose à partir d’éléments hétérogènes empruntés

1 Voir le Supplément du Littré (art. « Blême » : « (…) tache due à un coup ; le sens propre de “blêmir” étant : faire des taches bleues, frapper, léser »).

2 Voir par exemple l’article d’Antoine Fongaro, « Le Cosmorama de l’Arduan et Baudelaire », Littérature, no 21, automne 1989, p. 153-155. Sur les dioramas et la référence aux « tableaux fondants » via l’intertexte d’E. A. Poe, voir du même auteur Rimbaud, texte, sens et inter-prétations, Presses Universitaires du Mirail, 1994, p. 51-52.

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à la réalité. En revanche ce sont les « dispositions » architecturales de l’hôtel qui inscrivent le mouvement des « railways » à l’intérieur d’un réseau de mouvements giratoires : « (…) les façades circulaires des “Royal” ou des “Grand” de quelque Brookline ; et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet hôtel (…) ». La giration rimbaldienne n’est du reste pas nécessairement « appareillée », elle peut être provoquée on l’a vu par un geste minimal du corps : un tournis des bras, un « doigt sur le tambour », un mouvement de la tête suffisent pour lever une nouvelle image (« Génie »).

GIRATION ET CONNAISSANCE

Rimbaud-Derviche

L’agitation des bras de l’enfant dans « Après le Déluge » fait écho au tournis virtuel des girouettes : « Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout ». La magie de ce tournis transforme en auxiliaire de la quête un signal (la girouette indiquant le sens du vent) qui est aussi un symbole (le coq incarnant le Christ annonçant la foi nouvelle)1. Mais au-delà de l’« animisme » que traduirait le point de vue subjectif de l’enfant, c’est bien le mouvement des bras qui est à l’origine d’une connaissance ; comme ailleurs dans « Aube » où c’est le tournis des bras qui « lève » les voiles de la déesse, de connivence avec la girouette (« Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine où je l’ai dénoncée au coq »). Cette mise en mouvement par l’enfant « courant comme un mendiant » s’apparente à la pratique des Derviches (« mendiants », en Persan) de la confrérie des Mevlevis qui, après s’être délestés du manteau noir de l’illusion en tournant sur eux-mêmes, de plus en plus vite, lèvent autour d’eux leurs jupes de laine jusqu’à l’extase finale avec la divinité. Cette analogie avec les Derviches tourneurs, Sergio Sacchi en a déjà eu l’intuition, le « petit derviche tour-neur » relevant selon lui d’« une sorte de rite amenant l’évasion par le

1 Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, Albin-Michel, Paris, 2006, p. 632-634.

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vertige, mais aussi et surtout d’un appel avec la solidarité du monde » qui aurait eu pour effet d’annihiler « l’inflexible linéarité du Temps1 ».

Cette intuition mérite d’être approfondie dans la mesure où une analyse de la fréquence lexicale du terme « derviche » sur Ngram Viewer confirme son apparition vers 1800, avec un troisième pic en 1862. Une recherche croisée dans les bibliothèques digitales met par ailleurs en évidence l’importance du Derviche tourneur comme pivot symbolique (ou « arête d’intersection », pour reprendre la formule de Rimbaud) entre le monde oriental et occidental. En Turquie, Konia « la ville des derviches tourneurs » apparaît dans la deuxième moitié du xixe siècle comme une étape obligée pour les touristes qui assistent en spectateur à la danse hypnotique, le « Sema2 ». Avec le développement du tourisme orientaliste et l’expansion des missions catholiques, les témoignages sur le rituel Mevlevi abondent dans tous les genres de l’époque : sou-venirs d’Orient, revues, hebdomadaires illustrés à l’usage des familles, tout le monde semble connaître la description du rituel centrifuge. On peut lire ainsi dans la provinciale « Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou » (1891) : « Tout le monde a lu des descriptions de la danse des derviches tourneurs. (…) dans ce mouvement circulaire les pans des robes régulièrement plissées s’étalent et tournent si vite que les plis en deviennent indistincts les uns des autres et produisent sur l’œil l’effet d’une roue de voiture en marche3 ».

Les Derviches sont parfois représentés comme de véritables saints dans leurs communautés, comme dans ce « Journal pour tous, magasine littéraire illustré » (1864) les décrivant « (…) dans un délire véritable qui les met, disent-ils, en rapport avec les astres dont ils imitent le double mouvement, tournant sur eux-mêmes en tournant autour de leur salle4 ». Inversement les missionnaires catholiques ridiculisent le plus souvent une pratique témoignant du « fanatisme » oriental : musulmans et mys-tiques, les Derviches ne sont pas en odeur de sainteté… Fanatiques selon les Chrétiens, les Mevlevis symbolisent pour les partisans du Progrès

1 Sergio Sacchi, Études sur les Illuminations, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 56.

2 Voir par exemple M. Cl. Huart qui consacre un livre à ce lieu : Konia, la ville des Derviches tourneurs, Souvenirs d’un voyage en Asie mineure, Paris, Ernest Leroux, 1897.

3 « Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou », tome V, janvier 1891, p. 230.4 « Jounal pour tous. Magasine littéraire illustré », Paris, numéro 732, 5 octobre 1864,

p. 24.

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scientifique l’envers de la rationalité occidentale. Le Derviche est alors perçu soit comme un aliéné, soit comme un charlatan dont la pratique doit être dénoncée au même titre que le spiritisme dont la mode risque de miner la Raison en marche. C’est le cas dans le compte rendu d’un roman, La femme du spirite (1866) dont les descriptions fantasmagoriques, pleines de tables tournantes, sont associées aux visions des derviches tour-neurs : « De toutes les superstitions jusqu’ici connues, aucune peut-être ne semble aussi ridicule, aussi niaise et stupide, surtout quand on la voit éclore dans notre civilisation moderne1 ». Par ailleurs en 1873 un voyageur décrit comiquement la cérémonie des derviches en se moquant de son compagnon, un médecin, qui lui explique « (…) scientifiquement ce phé-nomène de l’extase magnétique » qui évoque bien sûr pour nous, lecteurs de Parade sauvage, les maîtres jongleurs qui « transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique2 ». La représentation du Derviche, menaçante ou prestigieuse, s’impose bien dans l’imaginaire occidental vers 1870 comme l’une des « arêtes d’intersection » où se pense la rationalité occidentale et ses limites.

Popularisée par les medias de l’époque, l’image fascinante des der-viches tourneurs aux xixe siècle se confond donc moins avec ce que Rimbaud nomme « la sagesse bâtarde du Coran », qu’avec la fasci-nation de la « pensée de la sagesse de l’Orient, la patrie primitive » (« L’impossible ») : une forme de connaissance susceptible d’articuler la double postulation du « savant au fauteuil sombre » (le Progrès) et celle du « saint en prière sur la terrasse » ( l’Orient) (« Enfance, IV »).

Les écrivains n’ont d’ailleurs pas moins contribué à populariser la figure tournoyante du Derviche. Dans son Histoire de la Turquie (1854), Lamartine opère déjà un rapprochement intéressant entre la vitesse de giration et l’immobilité de la vision mystique : « Les derviches tourneurs, qui se donnent le vertige de leurs visions par de furieuses évolutions sur eux-mêmes, comme les moines grecs qui se donnent le vertige de la vision de la lumière incréée du mont Tabor par l’immobilité contemplative3 ». En construisant cette paradoxale analogie entre la vitesse giratoire et

1 « Revue critique des livres nouveaux », Librairie de la Suisse romande, 1866, p. 74.2 Albert Millaud, Voyage d’un fantaisiste (Vienne-Le Danube-Constantinople), Michel Lévy

Frères, Paris, 1873, p. 259.3 Alphonse de Lamartine, Œuvres complètes publiées et inédites, t. XXIII, Chez l’auteur, 1862,

p. 339.

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l’immobilité méditative, Lamartine construit une sorte de pont culturel entre l’occident et l’orient. Cette analogie jette ainsi un éclairage nou-veau sur les identités a priori inconciliables du sujet rimbaldien, celles du Saint et du « Savant au fauteuil sombre » dont l’immobilité n’empêche pas le tournis des visions.

Cet étrange œcuménisme mystique, résultat du mouvement et de l’immobilité, Théophile Gautier la reconfigure trois ans plus tard dans son récit de voyage à Constantinople (1857) où il raconte précisément « l’excitation magique du tournoiement » du rituel Mevlevi comparé à une « symphonie ou poëme » :

Immobiles au milieu de l’enceinte, les derviches semblaient s’enivrer de cette musique si délicatement barbare et si mélodieusement sauvage, dont le thème primitif remonte peut-être aux premiers âges du monde. Enfin l’un d’eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontalement dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à tourner lentement sur lui-même, déplaçant len-tement ses pieds nus, qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet. Sa jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol, se mit à palpiter et à battre de l’aile. Sa vitesse devenait plus grande ; le souple tissu soulevé par l’air qui s’y engouffrait, s’étala en roue, s’évasa en cloche comme un tourbillon de blancheur dont le derviche était le centre. […] eux continuaient de tourner sur eux-mêmes comme poussés par la suite de leur impulsion, de même qu’une toupie qui pivote immobile au moment de la plus grande rapidité, et semble s’endormir au son de son ronflement1.

Pour Lamartine et Gautier, le Derviche, – comme la Turquie elle-même –, est représenté comme un point nodal et dynamique entre l’Orient et l’Occident, entre le monde musulman et la chrétienté, annonçant la figuration rimbaldienne de ce monde de la « nouvelle harmonie ». C’est ce que confirme la suite du texte de Gautier au moment où il identifie le plus jeune des Derviches : « (…) – le plus beau des hommes, – avec ses bras élevés au-dessus de sa tête, et que les clous d’une croix invisible semblaient retenir dans la même position (…) ». Si chez Gautier la giration du Derviche fait se lever le spectre de la Croix, dans le « Mystique » de Rimbaud, c’est la vision d’un ange tournant qui dynamise la vision en fonctionnant comme point d’articulation dynamique entre l’occident chrétien (associé aux guerres de religion, aux guerres « civilisatrices » dont on retrouve le cycle dans « Après le déluge »…) et un orient rêvé :

1 Théophile Gautier, Constantinople, Michel Lévy frères, 1856, p. 138.

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« Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude. (…) À gauche, le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite, la ligne des orients, des progrès ». Bien que les anges soient attestés dans les trois religions abrahamiques, les anges rimbaldiens conjugue la tradition-nelle iconographie chrétienne (dans les représentations du « Jugement dernier », par exemple), et la pratique des Soufis Mevlevi tournant sur eux-mêmes. Incarnant cette double postulation, au même titre que le Christ-Derviche de Gautier, les anges rimbaldiens se situent au centre d’une ligne oblique. Sur la pente, au centre, ce sont eux qui désignent le but : cette ligne « des orients, des progrès », rendant possible la jux-taposition de deux concepts jugés antinomiques. En d’autres termes, c’est le mouvement de giration initié par l’ange-derviche, au cœur de la représentation, qui rend possible la conjonction rêvée de l’orient (le saint en prière, la sagesse à venir, – qui ne se résume pas à une doctrine révélée, la « sagesse bavarde du Coran »), et l’occident (le savant, la pro-messe positiviste d’un progrès continu).

L’imaginaire du Derviche affecte aussi la production de ces méta-phores impossibles qui conduit Todorov à conclure au « non-sens » des Illuminations. Dans la suite de la description de Gautier, le tournoiement dansé est comparé à une mer, et les derviches à « (…) des nageurs qui perdent pieds et étalent leurs mains sur l’eau pour s’abandonner au courant » tandis qu’une « légère écume » leur monte aux lèvres. Cette liquéfaction du sol n’est pas sans évoquer la métamorphose de l’espace du Voyant : « Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage » (Veillée, III). L’imaginaire du tournoiement est enfin indissociable d’une dispersion des repères matériels, d’un abandon (au courant) et d’une production (de la vision). Fasciné par la tête du jeune Derviche (« le plus beau des hommes ») « noyée d’effluves mystiques », Gautier imagine ses visions où figurent « (…) les forêts d’émeraude à fruits de rubis », ou les « kiosques de diamant » dans le paradis de Mohamet1. On se souvient que pour Todorov, le « non-sens » des Illuminations relève d’un emploi systéma-tique, rhétorique, d’oxymores et d’antiphrases qui rend impossible pour

1 Ibid., p. 141.

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le lecteur la visualisation de l’image : comment se représenter « une cathédrale qui descend, et un lac qui monte » (« Enfance, III ») ? Sans chercher à identifier ici un nouvel intertexte, remarquons que chez Gautier c’est la vitesse de giration elle-même qui déclenche une vision impossible, rapprochant des éléments de manière inédite (le végétal et le minéral, dans le cas des « forêt d’émeraude »). Or justement, dans la première phrase de « Mystique », c’est le mouvement des anges/derviches qui rend possible l’antithèse que Todorov range dans la boîte à outils rhétorique : « Sur la pente du talus, les anges tournent leur robe de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude ». Outre que de nombreux textes de l’époque évoquent le manteau de laine des Derviches1, c’est le tournoiement de ces anges qui fusionne le minéral et le végétal, les herbages et l’émeraude. Il ne s’agit donc pas seulement d’identifier des « métaphores impossibles » (Todorov) : c’est l’imaginaire du Derviche qui rend possible la fusion entre les règnes.

LA TOUPIE, UN ARCHÉTYPE INTIATIQUE

Mais où puisent ces mouvements circulaires qui amorcent la vision, et quel sens leur donner ? Dans Les jeux et les hommes, Roger Caillois évoque l’origine secrète de la toupie, jouet identifiable dans toutes les civilisa-tions : « Le bilboquet et la toupie ont d’abord été des engins magiques. Nombre de jeux reposent pareillement sur des croyances perdues ou reproduisent à vide des rites désaffectés de leur signification2 ». Se pourrait-il que le « dégagement rêvé » par Rimbaud s’inscrive dans un archétype, un « symbole primitif et universel appartenant à l’inconscient collectif de l’humanité et se concrétisant dans les contes, les mythes, le folklore, les rites etc. des peuples les plus divers » (TLF, art. « Archétype ») ? Si selon Jung l’image du nid de l’oiseau naît avec l’oiseau3, l’image du

1 « Le roi, s’étant dépouillé de ses habits royaux, se revêtit d’une robe grossière de laine, mit sur sa tête un bonnet de derviche, et remplaça sa ceinture ordinaire par une ceinture de derviche, faite de crin. » Contes inédits des mille et une nuit, extrait de l’original arabe par M. G. S. Trébutien, Librairie orientale de Dondey-Dupré, Paris, 1828, p. 439.

2 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Gallimard, 1969, p. 124.3 Carl Gustav Jung, Correspondance 1950-1954, Albin Michel, 1994, p. 219-220.

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tournoiement chez le Voyant a elle aussi une origine très profonde, déchiffrable dès « Les étrennes des orphelins » où le souvenir du matin de Noël apparaît en songe aux enfants, sous la forme d’un tourbillon : « Dans quelque songe étrange où l’on voyait joujoux, / Bonbons habillés d’or, étincelants bijoux, / Tourbillonner, danser une danse sonore, / Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore ! ». Plus loin, c’est l’origine perdue du foyer qui se rêve encore : « (…) dans les reflets vermeil, sortis du grand foyer / [qui] Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer ». Ce que le tournis rend une nouvelle fois possible, c’est la figuration d’une béance par laquelle s’exprime un manque essentiel, compensé en partie par la production d’une image : le joujou compensant ici la présence des parents. Plus énigmatiques et antérieurs, ce sont les désirs primaires (manger la pierre et la terre, les éléments-aliments originels), les « faims » que le Voyant enjoint à tourner : « Si j’ai du goût ce n’est guère / Que pour la terre et les pierres (…) / Mes faims, tournez. Paissez, faim / Le pré des sons / Attirez le gai venin / Des liserons ». On objectera que la comptine expérimentale porte sur le matériau sonore lui-même, pré-exis-tant à la signification (ce que désignerait justement le « pré des sons »). Cependant le tournis semble encore creuser un manque plus originel, appelant une fusion par-delà les règnes dont les « forêts d’émeraude » apparaissent on l’a vu comme l’une des actualisations possibles.

Cependant la giration s’inscrit plus généralement dans l’archétype de la toupie qui permet d’articuler le chaos et l’ordre, le désir et sa satis-faction, deux polarités qu’on retrouve ici : car l’injonction dynamique à tourner rend possible l’apparition des objets de la faim (la terre et les pierres) ; et fait entrevoir la satisfaction immobile de ces désirs (« paissez, faim »). Sans ramener l’expérience de la giration à une expérience bio-graphique, Rimbaud nous rappelant à bon entendeur que « (sa) mémoire et (ses) sens ne seront que la nourriture de (son) inspiration créatrice » (« Enfance », IV), je voudrais suggérer que ces mouvements font signe vers cet archétype dont Joël Thomas identifie les traces à l’intérieur d’espaces culturels a priori étanches. Dans le rituel Bambara, les sages pratiquent en effet la danse du Korê afin de trouver une nouvelle har-monie avec le monde et les esprits, – tout en prohibant expressément le Koté, jeu « où l’on fait tournoyer une coquille d’escargot comme une toupie, et où la rotation – à l’inverse de celle qui emporte l’adepte du Koré, – ou le derviche tourneur – est en quelque sorte mortifère,

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car elle enferme son objet dans un cycle, une force à laquelle il ne peut échapper1 ». L’ethnologue compare ces tournoiements antagonistes au célèbre passage de l’Énéide où Amata, emportée par la furor divine de Junon, veut conjurer le destin qui unit sa fille à Énée. Or Amata est curieusement comparée à une toupie :

On dirait la toupie qui vole sous les coups de fouet ; des enfant la chassent en grands cercles autour des atriums déserts, captivés par leur jeu ; bondissant sous la lanière, elle se déplace en longues courbes ; la troupe enfantine se penche tout ébahie sans comprendre, elle admire ce buis qui tournoie, et que ranime les coups : elle n’est pas moins pressée, la course qui entraîne la reine à travers les villes et les peuples farouches. (VII, 378-384, trad. J. Perret).

Pour Thomas, « la toupie à laquelle est comparée Amata exprime la souffrance liée au mouvement et à l’agitation qui signale le drame de la condition humaine ». Les cercles de la toupie, il en trouve la trace récurrente dans l’imaginaire de l’Énéide : car la toupie (turbo, en latin, puisque le jouet est identifié à son principe, le tourbillon) y est associée à un verbe goûté de Virgile, volvere (« tourner sur soi-même ») : « Image systématiquement évoquée pour décrire la culbute tragique du guerrier qui est emporté dans la mort, alors même qu’il était possédé par le furor ». Ainsi le guerrier « (…) roule dans la mort, rappelant à un tra-gique double : celui d’une existence humaine prise dans la souffrance et l’agitation, aggravée par celle du guerrier qui meurt en état de furor, (…) de régression dans les forces élémentaires de la violence ». Si les enfants sont fascinés par l’image de la toupie qu’ils fouettent autour des temples, « sans comprendre », c’est qu’ils ne peuvent détacher leur regard d’une rotation à l’image de la condition humaine. Sans le savoir, les enfants de Virgile accompliraient une espèce de rituel dans la mesure où, à l’image du tourbillon, la toupie est un combat de forces entre le mouvement et la stabilité, entre la vie et la mort : comme la giration que convoque à la fois la danse euphorique du Koré, et le cercle mortifère du Koté dans le rituel bambara.

Cette imago mundi de la toupie conjuguant la souffrance de la condition humaine (fouettée, sifflante, cahotante), et appelant son contraire ( l’harmonie du Koté, la stabilisation de l’axe vertical à sa plus haute vitesse, dormante) informe en profondeur la figuration poétique du

1 Joël Thomas (dir.), Introduction aux méthodologies de l’Imaginaire, Ellipses, Paris, 1998, p. 59.

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Voyant. Dans « Qu’est-ce pour nous mon cœur que ces nappes de sang », poème qui figure dans le recueil de 1886 des Illuminations à la suite de « Soir historique », on retrouve par exemple l’image du guerrier virgilien souffrant et tournant sur lui-même :

(…) Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,Mon esprit ! Tournons dans la morsure : Ah ! passez,Républiques de ce monde ! Des empereurs,Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ? (…) 

La giration est bien associée à cette « régression dans les forces élé-mentaires de la violence », qui s’étendrait au monde et à ses institutions, précipitant une révolution jusqu’à la disparition finale de l’image, et du sol sous les pieds (« la terre fond », vers 24). Malgré le dernier vers affirmant la pérennité du sujet (« Ce n’est rien ; j’y suis, j’y suis tou-jours ») il est difficile de lire dans le poème une transmutation de cette force de régression anarchique du monde : omniprésente, l’auto-ironie rend d’ailleurs difficile à évaluer le succès d’une telle initiation. Dans « Matinée d’ivresse » on retrouve l’archétype dans le mouvement de la « fanfare tournant » dont la disparition correspond à la fin de l’harmonie (« tournant » se comprenant comme « ayant tourné ») tandis que la cir-cularité est marquée par les rires des enfants qui évoquent une nouvelle fois l’intertexte virgilien. Car l’ivresse circulaire est associée à la torture et à l’harmonie, c’est-à-dire aux deux termes opposés de l’archétype :

O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines, même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. O maintenant, nous si digne de ces tortures ! 

Associée à la souffrance, la giration traduit la promesse d’une nouvelle harmonie ; mais, vouée au destin de la chute, elle demeure essentielle-ment répétitive, inachevable. Dans « Being Beautous » c’est le même processus par lequel l’« Être de Beauté de haute taille » surmonte le déséquilibre mortifère imposé par le mouvement de giration évoquant

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les enfants virgiliens fouettant leur toupie : « Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes ». Ces « sifflements de mort », le Voyant nous dit qu’ils viennent du monde, « loin derrière nous » : ils puisent leur origine dans l’archétype de la toupie, un archétype dynamique, instable, toujours à refigurer.

SILENCE, ON TOURNE

Sans expliciter son intuition, le poète Bernard Noël trouve un point de comparaison entre Rimbaud et Laforgue : « Ils n’en sont pas moins semblables par la vitesse qu’ils ont dans les yeux1 ». Il est doute trop simple de réduire les Illuminations à la dynamisation, par des « verbes de mouvements », de tableaux dont il serait possible d’identifier la réfé-rence. De même il ne suffit pas d’identifier les nouvelles machines de vision de l’époque, les railways, les panoramas ou autres cosmoramas pour les instituer en conditions de possibilité de la vision rimbaldienne. Mais inversement la vitesse n’est pas dans les yeux, donnée subjective qui informerait la vision d’un Rimbaud « pressé de trouver le lieu et la formule ».

Où se situe alors cette énergie qui dynamise la scène des Illuminations ? Dans sa lecture-phare, Gleize hésitait déjà à interpréter la giration rimbaldienne comme une esthétique (« pour montrer le vacillement du réel »), ou comme une méthode heuristique (« pour dépasser, ou prendre de vitesse, comprendre, ce vertige, vers la danse, “ l’abolition de toute souffrance”, le dégagement des sens, la raison imprévue2 ». Si Gleize met les verbes en italique, c’est pour souligner qu’il ne s’agit pas d’une compréhension rationnelle, mais d’un mode d’appropriation de ces vertiges que Rimbaud dit vouloir « fixer ». Sans leur assigner un sens, l’analyse des structures imaginaires nous permet d’inscrire cette démarche dans un archétype dont l’enfant à la toupie rejoue, sans

1 « L’élan et le hoquet », in Jules Laforgues, OC, t 2, l’âge d’homme, 1995, p. 25.2 Jean-Marie Gleize, op. cit., p. 86-87.

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le savoir, le rituel ancestral. Venant de « loin derrière nous » (« Being beautous »), insituables, ces mouvements giratoires se déchiffrent dans cette imago mundi de la toupie qui inscrit dans son sifflement le désordre et la souffrance propre à la condition humaine ; mais aussi le calme, l’équilibre trouvé quand elle est lancée à grande vitesse, immobile, dormante. La proclamation positiviste du « savant au fauteuil sombre » n’a donc rien d’une méthode (« Nous t’affirmons, méthode »). Ce que Rimbaud trouve, ou retrouve, est un mouvement inscrit dans le corps de l’enfant, un tournis qui s’est actualisé dans un jeu dont la pratique est millénaire : celui de la toupie dont le lancement plonge ses origines dans un rituel que rejouent peut-être aujourd’hui les enfants adeptes de la série « Beyblade ».

Lionel Cuillé

« LE TEMPS D’UN LANGAGE UNIVERSEL »

Rimbaud et la poétique télégraphique

Le poème « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs » d’Arthur Rimbaud constitue à bien des égards une réponse à certains excès poé-tiques de Théodore de Banville1. Au-delà des indices minutieux que la critique a repérés – tels la présence, dans le texte de Rimbaud, des rimes affectionnées par Banville2 – s’impose le contexte épistolaire, le poème étant placé en tête d’une lettre adressée à Banville le 15 août, 1871. Le ton railleur de cette lettre fait donc écho aux vers qui l’amorcent : si le jeune Rimbaud juxtapose son souci de progresser à son aveu de fidélité à Banville, les idées énoncées dans « Ce qu’on dit… » laisseraient à pen-ser que Rimbaud entend dépasser le « Cher Maître3 ». Car le poème se résume à une accusation de banalité ; en symbolisant la beauté idéale, les fleurs dont le Poète s’obstine à donner d’innombrables représentations ont perdu tout intérêt. Faute de ne plus convenir « À notre époque de sagous, / Quand les plantes sont travailleuses » (v. 5-6), la rose, le lys, le lilas, l’açoka sont tous écartés, « Tas d’œufs frits dans de vieux cha-peaux » (v. 59). On voit bien l’esprit burlesque qui anime la description des lys comme « clystères d’extases » (v. 1), ou bien celle des violettes comme « crachats sucrés des Nymphes noires !… » (v. 24).

1 Une partie de cette étude a été présentée lors du colloque annuel du Nineteenth Century French Studies, tenu à San Juan en octobre 2014. Nous tenons à remercier Robert St. Clair, Göran Blix, et Clara Schlaifer, de leurs suggestions et commentaires sur ce texte.

2 Michel Murat, L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, « Les essais », 2002, p. 183-184.3 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque

de la Pléiade », 2009, p. 362. Cette édition fournit le texte du poème à l’intérieur de la lettre, comme pour la lettre précédente à Banville, p. 323-330. Dorénavant signalé à l’aide du sigle (OC), suivi du numéro de la page. Nous nous référerons aussi à l’édition précieuse qui paraît sous la direction de Steve Murphy. Pour le texte de « Ce qu’on dit » ainsi qu’une présentation compréhensive, voir Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, t. 1 « Poésies », éd. Steve Murphy, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2002, p. 495-501.

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Pourtant les valeurs parodiques du poème restent moins faciles à préciser1. D’un côté, le Poète et Banville, destinataires, serait alignés avec les fleurs conventionnelles ; une poétique formaliste comparée « aux constrictors d’un hexamètre » (v. 72) ; et la tranquillité d’une pratique s’accomplissant en retraite (au bain, dans la verdure française, derrière les volets clos d’une cabane). De l’autre côté, le « je » du texte serait identifié aux « exotiques récoltes » (v. 92) qu’il réclame du Poète. Toute une liste de fleurs imaginaires est proposée à la recherche poétique, des « [ q ] uelques garances parfumées / Que la Nature en pantalons / Fasse éclore – pour nos Armées ! » (v. 110-112) aux « […] Fleurs qui soient des chaises ! » (v. 124). Parmi les nombreuses interprétations que cette répartition a suscitées, retenons surtout celle de Steve Murphy2. Selon sa lecture, le Poète fait en effet figure de parnassien, et « Ce qu’on dit… » livre au lecteur une critique acide des valeurs parnassiennes de l’art pour l’art. Mais, poursuit Murphy, il faut en plus comprendre que le « je » du poème est lui aussi sujet de la parodie, puisque son affirmation de la « poésie utile » prend vite un caractère caricatural – un tour que Banville, dont l’œuvre se caractérise par une veine très riche de parodie, aurait sans doute apprécié3. Au lieu de prôner ce que Murphy appelle une « poésie pour le capitalisme » à la Maxime Du Camp, Rimbaud la

1 En effet, la critique n’a pas encore résolu la définition même de la parodie. Si C. A. Hackett écrit que le poème « […] is a pastiche, in places a parody of Banville […] » (« […] est un pastiche, par moments une parodie de Banville […] »), Murphy cherche à reclasser une gamme de procédures sous le signe du parodique chez Rimbaud. Voir C. A. Hackett, Rimbaud, a critical introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 22 ; Steve Murphy, « Détours et détournements : Rimbaud et le parodique », dans Parade Sauvage, Colloque no. 4, Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Rimbaud, 2004, p. 78. Sur la parodie, le genre et l’histoire littéraire, voir Paul Aron, Histoire du pastiche. Le pastiche littéraire français, de la Renaissance à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, « Les littéraires », 2008 ; Daniel Sangsue, La relation parodique, Paris, José Corti, « Les essais », 2007 ; Daniel Grojnowski, La muse parodique, Paris, José Corti, 2009.

2 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, Paris, Honoré Champion, « Romantismes et moder-nité », 2004, p. 137-187.

3 L’importance de la parodie chez Banville est, depuis plusieurs années, l’objet d’un nou-veau regard critique : replacés dans leur contexte social et poétique, les formes et enjeux de la parodie banvillienne, des Odes funambulesques au Petit traité de poésie française, se révèlent très influents pendant la mouvance parnassienne et la fin de siècle symboliste. Voir Grojnowski, op. cit., p. 48 ; Denis Saint-Amand, La littérature à l’ombre. Sociologie du Zutisme, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 38 ; Yves Vadé, « Banville ‘Peintre de la vie moderne ?’ », Bulletin d’études parnassiennes et symbolistes, 9-10, 1992, p. 121-140 ; David Evans, Théodore de Banville : Constructing Poetic Value in Nineteenth-Century France, Londres, Legenda, 2014.

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prend pour cible, tout en attribuant ce discours capitaliste à un « Alcide Bava », signataire du poème. Rimbaud est à la fois derrière ce person-nage « imbécile » de son « je », et le Poète de son titre, pour mieux les ridiculiser tous les deux1.

Sans nier l’existence du dispositif parodique dans « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », nous aimerions revenir sur la quête de nou-velles fleurs envisagée à la fin du poème. Il nous semble que la dernière partie comporte une image frappante et même révélatrice d’une logique importante à l’œuvre chez Rimbaud à ce moment :

Voilà ! C’est le Siècle d’enfer !Et les poteaux télégraphiquesVont orner, lyre aux chants de fer,Tes omoplates magnifiques ! (v. 149-152)

La fusion du corps, du télégraphe, et de la lyre produit un mécanisme poétique inédit2. « Commerçant » et « colon », donc impliqué dans le projet capitaliste de la France impériale, le poète-télégraphe serait néan-moins « médium » (v. 141), entouré de ces « étranges fleurs » (v. 147) qu’il aurait découvertes et mises en vers. L’inventivité saisissante de l’image n’empêche pas qu’elle s’inscrive dans l’ordre du parodique ; elle contient même, en résumé, la dialectique décrite par Murphy, à cause de la polé-mique qui opposait l’art pour l’art parnassien à la poésie industrielle de Du Camp en 18553. Le télégraphe ne figure pas sur l’inventaire par

1 Murphy, Stratégies, p. 185-186.2 Observons la conclusion qu’en tirent les responsables d’une anthologie récente des vers

scientifiques : « Entre atemporalité et célébration béate de connaissance et de leurs appli-cations, une voie reste a trouver pour dire le monde moderne ». Hugues Marchal, éd., Muses et ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Seuil, 2013, p. 78. En ce qui concerne la première moitié du siècle, l’étude de John Tresch expose comment le romantisme et le mécanisme se sont entremêlées sous le signe des techniques d’une allure « vivante », telles la machine à vapeur, l’électricité, et la photographie ; Tresch cautionne pourtant que l’emprise de cette « machine romantique », intégrée dans l’espoir de trouver une nouvelle nature holistique, prend fin avec le coup d’état de 1851 et l’inauguration d’une « haute modernité ». Voir John Tresch, The Romantic Machine : Utopian Science and Technology after Napoleon, Chicago, University of Chicago Press, 2013.

3 La critique accorde parfois une grande valeur explicative à cette polémique dans le cadre de l’histoire littéraire. Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, par exemple, affirment que les origines de la modernité poétique en tant que telle se trouvent dans l’opposition entre « l’art pur » et « l’art moderniste » que Baudelaire dépasse : Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Paris, Seuil, 2006, p. 24, 68.

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Du Camp des sujets techniques à traiter en vers lyrique dans la préface de ses Chants modernes. La réplique acérée de Leconte de Lisle le dénonce tout de même. « Les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique m’émeuvent médiocrement », écrit le futur chef de file du Parnasse, « et toutes ces périphrases didactiques n’ayant rien de commun avec l’art, me démontreraient plutôt que les poètes deviennent d’heure en heure plus inutiles aux sociétés modernes1 ». Cette dérision impérieuse semble être en décalage avec la présence de toute évidence limitée que le télégraphe aura dans la poésie du dix-neuvième siècle. À la différence d’autres techniques, telles la vapeur et la photographie, le télégraphe sera destiné à un usage parodique, voire « antipoétique » lorsqu’il apparaîtra en vers, nous dit Nicolas Wanlin2. L’appareil de communication mécanique servira de contraste, dénaturé et marchand, à la véritable voix lyrique.

Or, ni les termes de cette opposition ni leur relation au télégraphe ne sont aussi simples, que ce soit pour la mouvance poétique des années 1860 et 1870, ou pour le jeune Rimbaud. Il suffit d’évoquer les deux caractéristiques élémentaires du Parnasse pour mettre en question les a priori de ce statut antipoétique : si Rimbaud s’en prend à une certaine vision de l’esthétique parnassienne dans « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », cette esthétique dite anti-romantique englobe précisément une interrogation de la voix lyrique ainsi qu’un intérêt novateur pour les sciences modernes3. Nous avons donc ici des enjeux de la poétique post-romantique qui s’entrecroisent avec ceux d’une poésie scientifique, un entrecroisement très riche où Rimbaud dresse sa propre problématique télégraphique : la poésie dans « le temps d’un langage universel » (OC,

1 Leconte de Lisle, Poëmes et poésies, Paris, Dentu, 1855, iii-iv.2 Nicolas Wanlin, « L’imaginaire technique dans la poésie industrielle du xixe siècle »,

Romantisme, 150, hiver 2010, p. 61.3 L’ouvrage de Yann Mortelette en donne le résumé sous les rubriques « Parnasse et roman-

tisme » et « Influences conjoncturelles ». Voir Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 75-103 et p. 135-145. Précisons pourtant que l’esthétique parnassienne, longtemps définie – et stéréotypée – par l’œuvre de Leconte de Lisle, est irréductiblement multiple. Le renouveau d’intérêt critique pour le rôle de Banville commence à remettre en valeur la diversité poétique et politique d’un mouvement comprenant, entre autres, Banville funambulesque, Coppée sentimental, Ricard engagé, Mallarmé pré-symboliste. Voir, en plus des ouvrages cités ci-dessus, Seth Whidden, Leaving Parnassus : The Lyric Subject in Verlaine and Rimbaud, Amsterdam, Rodopi, « Faux titre », 2007 ; Steve Murphy, « Versifications ‘ parnassiennes’ (?) », Romantisme, 140, 2008, p. 67-84.

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p. 346). Les grands axes qu’il expérimente apparaissent clairement dans « Ce qu’on dit… », sous le signe du poète-télégraphe. Afin de s’échapper à l’emprise du conventionnel – les « végétaux français » (v. 37) – il s’agit d’échapper géographiquement1. Seul le voyage vers des territoires inconnus peut permettre au poète la découverte, puis l’expression, des phénomènes inconnus. Le télégraphe, lui, articule l’universalisme géo-graphique à un système de communication révolutionnaire, de façon que son articulation au corps du poète n’a rien d’arbitraire ; elle a une signification au-delà de la négation parodique. Dans une première partie, nous considérerons la parenté entre la notion d’universalité incarnée par le télégraphe et celle que réalise l’œuvre de Victor Hugo : nous y verrons une filiation de la figure romantique du phare à la figure expé-rimentale du télégraphe. Dans une deuxième partie, nous examinerons comment Rimbaud met la figure télégraphique en œuvre par rapport à son idée du langage universel. À partir de la logique télégraphique que nous trouverons dans la célèbre lettre du 15 mai, 1871, nous nous pencherons sur deux poèmes qui témoignent de cette logique : par le biais de la géographie des paysages insolites qu’ils représentent et du langage bâtissant les rythmes audacieux de leur expression, « Le Bateau ivre » et « Fêtes de la faim » effectuent chacun une expérience de poésie télégraphique.

Le passage étonnant de la torche, technique élémentaire, à la télé-graphie électrique a souvent été rappelé au cours du dix-neuvième siècle. Dans ses Merveilles de la science, best-seller de la vulgarisation en 1868, Louis Figuier « […] remonte à l’époque la plus reculée de l’histoire » pour chercher « les premiers vestiges de la télégraphie atta-chés aux temps héroïques ». Figuier invoque la mention chez Homère, Pausanias et Eschyle, des phares employés pendant la guerre de Troie. Ces signaux, indiquant la survie ou la victoire, constituaient un moyen originel d’écrire à longue distance, dit Figuier en explicitant les racines

1 On sait quelle importance le voyage a eu dans la vie de Rimbaud, depuis ses fuites d’adolescent jusqu’à ses expéditions en Afrique. Le vagabondage est un point de départ pour Kristin Ross, dans son ouvrage clé sur Rimbaud ; voir en particulier « The Right to Laziness », The Emergence of Social Space : Rimbaud and the Paris Commune, Londres, Verso, « Radical Thinkers », 2008 [1988], p. 47-74. Parmi les nombreux critiques qui ont examiné les dispositions spatiales chez Rimbaud, signalons aussi les analyses fines de Whidden dans Leaving Parnassus.

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grecques du mot « télégraphe1 ». Ce néologisme institue un lien étroit entre la technique moderne et le fanal antique. Figuier emprunte le geste historique à son confrère l’abbé Moigno, qui a établi un modèle dans son Traité de télégraphie électrique en 1852. Moigno qualifie ce signe visuel de « hiéroglyphique », et le distingue des systèmes alphabétiques et numériques : puisqu’elle repose sur la communication « […] des phrases convenues à l’avance sur une éventualité prévue […] », cette méthode, dit-il, « est la plus pauvre des trois et en même temps la plus simple […] ». Le phare n’est pas adapté à « […] annoncer les faits et les pensées imprévues », mais il « a l’avantage d’exprimer par un seul signe une idée complète […] » à la vitesse de la lumière. Le message arrive aux yeux de tous ceux qui le regardent, encore qu’il ne signifie qu’une chose à celui qui l’attend2.

La pensée poétique de Victor Hugo, et en particulier la pensée qu’il développe dès ses premiers engagements politiques sous la monarchie de Juillet, reprend ces caractéristiques du phare pour en faire une figure puissante du poète3. L’association du « je » lyrique au signe lumineux se déclare de manière remarquable dans « Fonction du poète », le poème qui ouvre Les rayons et les ombres (1840)4. À la toute fin du poème, le poète lui-même est assimilé à une source de lumière :

Il rayonne ! il jette sa flammeSur l’éternelle vérité !Il la fait resplendir pour l’âme D’une merveilleuse clarté !Il inonde de sa lumièreVille et déserts, Louvre et chaumière,Et les plaines et les hauteurs ;À tous d’en haut il la dévoile ;Car la poésie est l’étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs ! (v. 296-306)

1 Louis Figuier, Les merveilles de la science, t. 2, « Télégraphie aérienne, électrique et sous-marine, […] », Paris, Furne Jouvet, 1868, p. 2-3.

2 François Moigno, Traité de télégraphie électrique, 2e éd. révisée, Paris, A. Frank, 1852 [1845], p. 28.

3 Rappelons ici l’étude classique d’Abrams sur la lampe, qu’il considère le symbole par excellence du sujet romantique : M. H. Abrams, The Mirror and the Lamp : Romantic Theory and the Critical Tradition, Londres, Oxford University Press, 1953.

4 Victor Hugo, Œuvres poétiques, t. 1, Avant l’exil. 1801-1851, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1023-1031.

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Cette image reprend une comparaison déjà introduite, dans laquelle le poète, « l’homme des utopies » (v. 83), tient l’avenir même « comme une torche qu’il secoue » (v. 89). Guide de l’humanité, des peuples qui « végètent » (v. 91), le poète perçoit une vérité qu’ils ignorent ; sa fonc-tion est de leur communiquer cette vérité. Soulignons pourtant que le texte en donne une description curieuse. Tout au long du texte, un vocabulaire d’illumination relie la flamme à la vérité divine de Dieu, apparentée à celle du poète. Ce message d’essence spirituelle reste très vague, dans la mesure où le poète rayonnant prend la parole pour dire, essentiellement, un seul mot à l’humanité : « Courage ! » (v. 221, 225, 255, 256, 269).

Hugo théorise donc l’œuvre du poète en se référant à l’universalisme du phare. Le poète se définit à la fois par le fait qu’il s’adresse à tous, et par le caractère double de son adresse. La fonction du poète tend vers la synthèse. Là où le début du texte met en place une division entre la nature et la société, tout en suggérant que la nature favorise la contemplation solitaire et typiquement romantique du poète, la fin dépasse cette division ; de sa propre place « en haut », la lumière du poète touche également « ville et déserts1 ». Au-delà du monde, le poète-phare dit sa vérité unique à tout le monde. Comme l’a noté Paul Bénichou, Fonction du poète fait surtout preuve du fond spirituel et social de la pensée hugolienne, que le poète ne cessera de développer pendant sa carrière. Devenu poète engagé, républicain en exil sous le Second Empire, Hugo expose une vision compréhensive de l’univers et de l’homme dans Les Contemplations (1856) où il définira plus nettement les enjeux démocratiques de la poésie2. Mais si le poète-phare est citoyen, le long poème intitulé Les mages ajoute que prophètes, philosophes, musiciens et savants sont aussi poètes, un élargissement qui fait évoluer la portée universelle de la figure3. Ayant nommé, par exemple, Jean-Jacques Rousseau et Benjamin Franklin au titre du mage, le poème les place aux cieux, avec « Tous ceux en qui Dieu se concentre ; / Tous les yeux où la lumière entre, / Tous les fronts d’où le rayon sort » (v. 18-20). Le sacerdoce céleste d’illumination que forment les mages dépasse l’espace

1 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 310-311.2 Ibid., p. 292, 309.3 Victor Hugo, Œuvres poétiques, t. 2, Les châtiments. Les contemplations, éd. Pierre Albouy,

Paris, Gallimard, 1967, p. 780-799.

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et le temps ; tout mage a fait une contribution majeure au progrès de la civilisation humaine, et toute œuvre du mage perdure dans l’éternité, au bénéfice de tous1. Si Franklin et Rousseau brillent ensemble, ce n’est pas parce que l’un a théorisé la composition électrique de la foudre et l’autre la nature du contrat social, mais plutôt parce qu’ils ont chacun contribué de façon décisive à l’avancement de l’humanité2. Ainsi la seule signification que transmet le poète-phare au sein de l’univers hugolien se résume dans l’espoir humaniste, dont l’universalisme même finit par effacer la distinction des aspects scientifiques et politiques3.

La technique du télégraphe électrique offrira un universalisme diffé-rent à ses usagers, y compris les poètes. Puisqu’un courant d’électricité traverse la distance entre deux points, quelque éloignés qu’ils soient, presque instantanément, des systèmes alphabétiques de communications sont devenus de nouveau possibles4. De nombreux systèmes sont en effet apparus dès les années 1830, au moment où plusieurs pays d’Europe et d’Amérique commençaient à construire des réseaux télégraphiques à côté des réseaux ferroviaires5. Depuis l’émetteur installé à chaque extrémité du fil électrique, n’importe qui pouvait envoyer un quelconque message au récepteur installé à n’importe quel autre bout du fil : le télégraphe ouvrait sur un nouvel horizon de communication, en reliant des lieux géographiquement distants et en s’adaptant à l’expression de tous les mots d’une langue. L’appareil de Samuel Morse, introduit en 1838, fondait son système alphabétique sur l’établissement des correspon-dances entre les lettres individuelles et la transcription du seul signal électrique. Lorsque le circuit qui se forme à travers le fil de cuivre est

1 Bénichou, op. cit., p. 492-493.2 Ibid., p. 501-502.3 Hormis l’absence d’enthousiasme marqué pour la technique dans la poésie de Hugo, sa

perspective synthétique pourrait s’harmoniser avec la thèse de John Tresch sur l’époque romantique française.

4 Dans le cadre de cet article, nous n’aborderons pas le télégraphe aérien, précurseur de la télégraphie électrique. Notons pourtant que depuis 1793, ce réseau à signaux optiques fonctionnait à partir d’un code numérique comportant un vocabulaire des mots. Ce système numérico-lexique a connu une exploitation importante en France, laquelle contribuait à la mise en place tardive de son réseau électrique, ouvert au public français en 1851. Voir l’étude de Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne. Espace public et vie privée, Paris, Éditions de la découverte, 1991, p. 30-72.

5 Pour un recensement de tous les appareils télégraphiques inventés entre 1753 et 1850, voir Ken Beauchamp, History of Telegraphy, Londres, Institution of Electrical Engineers, 2001, p. 26.

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fermé, par l’appui sur le levier de l’émetteur, la force électromagnétique qu’il produit fait bouger le levier du récepteur1. Les fameux « points » et « tirets » du code Morse ne sont finalement que l’enregistrement du temps « court » ou « long » que met le courant à circuler de l’émetteur au récepteur ; le code assigne à certaines combinaisons le sens d’un caractère, dont par exemple les trois points de l’« o ». Nous voulons mettre en valeur le rôle que le rythme joue dans la communication du message télégraphique, car, essentiellement, le télégraphe n’écrit qu’avec le rythme de l’électricité parcourant le monde à une vitesse extraordinaire2. Même si l’écriture du télégraphe de Morse prenait sens grâce à la signification que le code lui accordait, ce code était de nature infiniment adaptive et extensible : prêt à accueillir non seulement de nouveaux mots mais aussi de nouveaux caractères3. En vue de cette flexibilité, l’Union télégraphique internationale a prescrit l’utilisation de l’appareil de Morse pour la communication internationale, lors de sa première conférence en 18654.

En 1871, quand Rimbaud a envoyé « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs » à Théodore de Banville, la télégraphie électrique s’étendait de Paris à la Havane, de Moscou à Alger5. On a raison d’insister sur la façon dont le télégraphe a participé à l’élaboration du capitalisme mondial et, surtout, colonial. Patrice Flichy démontre, par exemple, qu’une grande partie de l’activité télégraphique des années 1850 et 1860 concernait les informations, de plus en plus ponctuelles, sur les marchés internationaux. Un Parisien qui pouvait envoyer vingt mots à travers

1 La plus claire description du mécanisme reste celle de Figuier, op. cit., p. 111-114.2 Ibid., p. 133 : « La télégraphie électrique existe aujourd’hui dans le monde entier. Elle

a pénétré partout, et bientôt tout notre globe ne sera, pour ainsi dire, qu’une immense bobine électro-magnétique, composée de milliers de fils traversés par un courant incessant de fluide électrique ».

3 Moigno explique bien l’attrait du signe unique : « […] un seul trait, un seul point suffisent pleinement à la reproduction plus rapide de l’écriture, et que ce seul point par conséquent, remplacerait surabondamment les deux traits dont se compose l’alphabet latin. Or ce qu’un point est par rapport à l’écriture, un son l’est par rapport à la parole ; les répétitions et les combinaisons seul d’un son suffiraient donc aussi pour la formation d’une lange complète, intelligible par l’oreille ». Moigno, op. cit., p. 3-4.

4 Flichy, op. cit., p. 58.5 Pour un résumé du service international depuis la France, y compris la tarification, en

1870, voir Jacques-Melchior Villefranche, La télégraphie française. Étude historique, descrip-tive, anecdotique et philosophique, avec figures, suivie d’un guide-tarif à l’usage des expéditeurs de télégrammes, Paris, Victor Palmé, 1870, p. 325-338.

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la ville pour la somme de cinquante centimes vivait l’effet transforma-teur du télégraphe sur les notions spatio-temporelles de l’époque : en effet, la communication télégraphique conquérait le temps et l’espace. L’interconnexion inédite que réalisait le télégraphe avait également, depuis ses débuts, des conséquences tangibles et profondes à l’échelle globale, en facilitant l’entreprise coloniale, l’administration des territoires colonisés et la croissance du capitalisme occidental1. En bouleversant aussi radicalement le champ des possibles de la communication, le télégraphe semble agir tout comme le capital lui-même, dans l’image célèbre de déstabilisation qu’en donne Le manifeste du parti communiste : « Alles Ständige und Stehende verdampft2… ».

Sans donc oublier la pertinence du télégraphe par rapport au lyrisme capitaliste que Rimbaud examine dans « Ce qu’on dit au Poète à propos des fleurs », nous aimerions aussi souligner le potentiel proprement utopique que le mécanisme représentait au dix-neuvième siècle. Dans un premier temps, on s’imaginait aux débuts d’une ère de paix et de compréhension entre nations à cause de la communication universelle que le télégraphe rendait possible : il semblait offrir un moyen pour contourner l’isolation des peuples ainsi que la confusion babélique des langues3. Dans un deuxième temps, le télégraphe se prêtait aussi bien à l’expérimentation socio-politique qu’au maintien du régime bourgeois, comme nous le montre l’histoire de la Commune de Paris. La télégraphie

1 Flichy montre que la capacité technique théorique doit se compléter d’une volonté d’exécution afin de réaliser les réseaux de communication. La télégraphie électrique, affirme-t-il, répondait au nouveau besoin d’un « modèle de communication commerciale » (51), lequel allait de pair avec l’essor de l’économie industrielle française et des projets colonisateurs aux années 1850. Flichy, op. cit., p. 65-74.

2 Manifest der Kommunistischen Partei, Karl Marx et Friedrich Engels, Werke, t. 4, Berlin, Dietz, Verlag, 1974, p. 465. Dans la traduction française de Laura Lafargue, publiée en 1897, nous lisons : « Tout ce qui était solide et stable est ébranlé […] ».

3 L’enthousiasme des Idéologues pour une langue universelle nourrissait l’imaginaire de la télégraphie aérienne à l’époque des Lumières, explique Flichy, op. cit., p. 26-29. En étudiant l’héritage de la grammaire générale chez Rimbaud, Olivier Bivort repère une prolifération des programmes de langue universelle dans la deuxième moitié du siècle ; il cite la Langue universelle de l’humanité d’Aldrick Caumont, parue en 1867, mais ne fait pas mention de l’autre nom, significatif, que Caumont donne à son système : […] ou la télégraphie parlée par le nombre agissant […]. Voir Olivier Bivort, « Rimbaud, la parole et l’idée (sur un passage de la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871) », dans Le pas d’Orphée. Scritti in onore di Mario Richter, Padue, Unipress, 2005, p. 210-211. Parmi les auteurs écri-vant pendant le Second Empire, signalons ici le commentaire de Moigno, op. cit., p. 544 ; et le scepticisme de Villefranche, op. cit., p. 233.

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était rapidement devenue une arme militaire vitale, assurant le cou-rant des informations qui expédiait les actions militaires. La perte de communication télégraphique entre la capitale et les provinces pendant la guerre franco-prussienne contribuait beaucoup à l’inefficacité des forces françaises, tout comme elle gênait le gouvernement à Versailles pendant la Commune. Le public parisien n’a pas eu accès au télégraphe pendant neuf mois. Mais le siège éteignait la ville coupée du monde, là où la révolution, étincelant des dépêches télégraphiques, cherchait à l’autonomiser et à la réinventer1.

Ce regard sur les usages multiples du télégraphe au milieu du dix-neu-vième siècle nous autorise à tirer plusieurs conclusions provisoires quant à sa valeur poétique. En tant qu’instrument moderne de communication à longue distance, le télégraphe représente une idée d’universalisme bien distincte de celle que célébrait la pensée romantique et libérale de Victor Hugo. Plutôt que l’unité exemplaire du phare poétique, la télé-graphie électrique fait valoir la particularité et la différence. Accessible au public, le télégraphe ouvrait un nouvel horizon de communication à tous, tandis que la société capitaliste et colonisatrice s’appropriait l’universalisme qu’il offrait. Le télégraphe donnait toutefois à certains l’espoir d’instaurer une communication véritablement universelle ; son code, apte à intégrer toutes les langues connues, promettait d’épouser chaque signe imaginable – sans exception et sans marge d’erreur – pour le transmettre jusqu’au bout du fil, jusqu’au bout du monde. D’un usage plus pragmatique pendant la Commune, le télégraphe avait son rôle dans la tentative réelle d’expérimenter une société utopique. Mais en tant que contrepartie à la voix lyrique, le télégraphe offre également une forme irrésistible à l’esprit parodique consacré au jeu des codes poétiques. Le mélange de tous ces éléments divers fait du télégraphe une figure de complexité ambiguë, séduisante pour les poètes de la mouvance

1 Le directeur général des télégraphes sous le Gouvernement de la défense nationale, François-Frédéric Steenackers, raconte les mesures de télégraphie militaire mises en place pendant le siège et la guerre dans Les télégraphes et les postes pendant la guerre de 1870-1871. Fragments de mémoires historiques, Paris, Charpentier, 1883. Sur l’administration du télégraphe pendant la Commune, voir Benoît Laurent, La Commune de 1871. Les postes, les ballons, le télégraphe, d’après des documents et des souvenirs inédts, Paris, Libraire Lucien Dorbon, 1934. Pour une chronologie complète du service pendant cette période, voir Alfred Étenaud, La télégraphie électrique en France et en Algérie, depuis son origine jusqu’au 1er janvier 1872, précédée d’une notice sur la télégraphie aérienne, t. 2, Montpellier, Ricteau, Hamelin & Co, 1872, p. 227-312.

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post-romantique. S’il est symbole d’une rébellion railleuse contre les excès du « je », le télégraphe prend une place centrale dans la génération des bases d’un nouveau code lyrique : un paradigme d’expérimentation poétique axé sur le « langage universel » dans l’œuvre du jeune Arthur Rimbaud.

Bien qu’il ne soit pas explicitement invoqué dans sa célèbre lettre du 15 mai, 1871, le télégraphe électrique fournit à Rimbaud un principe organisateur lorsqu’il parle de la fonction du poète. Ce texte, destiné à Paul Demeny et autrefois dit « lettre du Voyant », constitue l’une des rares articulations directes des idées que Rimbaud a tenues sur la poésie, au moins pendant un moment de sa carrière. Pour être directe, la lettre n’est pas moins énigmatique, et nous nous intéresserons ici aux propos décousus de Rimbaud sur le rôle social du poète. Concentrés dans le deuxième tiers de la lettre, ces propos décrivent l’avenir où le « voyant » pratiquera son art, tout en se concentrant sur le langage que le poète et la société partagent. Malgré une certaine tendance de la critique à écarter ce passage, pour cause d’ironie ou d’incohérence1, nous tenons à le relire à la lumière d’une présence télégraphique.

La présence télégraphique prend deux formes : l’une, conceptuelle, se rapporte à une théorie du langage, tandis que l’autre, matérialiste, se rapporte au fonctionnement concret de la communication télégraphique. Citons la toute première partie du passage en question :

Donc le poète est vraiment voleur de feu.Il s’est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir,

palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;

– Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel vien-dra ! (OC, p. 346)

En ce qui concerne la portée conceptuelle, Olivier Bivort a récemment démontré que le « langage universel » dont parle ici Rimbaud s’apparente non pas à une recherche rousseauiste, ou franchement mystique, d’une langue originaire, mais plutôt aux préceptes de la grammaire générale. Bivort explique que cette philosophie, transmise de la Grammaire de Port-Royal au Bescherelle du collège, a pour principe une coïncidence

1 Par exemple, voir Murphy, Stratégies, p. 15.

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rigoureuse entre l’idée et la parole : parce que selon ce principe chaque idée a sa parole, on est assuré de pouvoir exprimer tout ce qu’on sait, ainsi que de savoir tout ce qu’on exprime. Rimbaud, lui, reformule cette équation centrale par la proposition « toute parole étant idée1 ». La coïncidence entre la connaissance et la communication relie le tra-vail du poète, où il s’agit de « Trouver une langue », à l’avènement du langage universel, dans le sens de la complétude. Car avec son travail, le poète « […] définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle » : en faisant connaître ce qu’il découvre de l’inconnu à travers son langage, « il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! ». Le poète cherche donc une langue d’une capacité communicative inépuisable, pour qu’il puisse combler les vides de l’expérience collective. La fonction sociale et citoyenne de cette recherche se renouvelle sans cesse2.

Différenciée de la langue, la langue à trouver apparaît sous bien des aspects comme la langue télégraphique de Morse. Le code alphabé-tique de ce dernier embrasse parfaitement la totalité de la langue de l’utilisateur, mais il a, de plus, l’avantage d’être extensible au-delà des limites connues d’une seule langue. Autrement dit, à cause de la simplicité même du code, dans lequel toute signification possible se réduit à une combinaison rythmée du « point » du courant, la langue télégraphique peut écrire tous les mots qui existent et qui existeront dans toutes les langues, aussi bien que des mots qui se formeraient à partir des langues ou des alphabets jusque-là inconnus – des mots pour exprimer des choses inconnues3. Le télégraphe offre en ce sens un mécanisme pour penser l’universalisme linguistique que Rimbaud met au cœur de la fonction du poète. En effet, l’appareil physique du télégraphe anime, lui aussi, ce passage. Prenons au sérieux la remarque, apparemment facétieuse, du

1 Bivort, op. cit., p. 212.2 Ce sens d’infinitude explique pourquoi Rimbaud tient en dérision les dictionnaires tout

en envisageant un langage universel ; « Il faut être académicien, – plus mort qu’un fos-sile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit », écrit-il. « Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! ». Bivort suggère que ces phrases ciblent le dictionnaire de l’Académie, dont la septième édition était en voie de préparation. Sa conclusion nous paraît convaincante : Rimbaud « […] écarte l’idée du dictionnaire à la fois comme état abouti des langues et comme explication et objectivation du monde ». Bivort, op. cit., p. 214.

3 On retrouve de nombreuses adaptations du code morse aux alphabets différents, y compris l’arabe et le chinois, proposées à l’époque.

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Rimbaud utopiste : « Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez […] ». Le poète qui « devra faire sentir, palper, écouter ses inventions » sera semblable au télégraphiste dont le message arrive au toucher et à l’oreille de son premier destinataire1 ; le poète qui, « [ é ] normité devenant norme, absorbée par tous, […] serait vraiment un multiplicateur de progrès », se constituerait en galvanomètre, instrument de base pour l’exploitation de la force électromagnétique et indicateur du sens d’un courant2. Mais outre ces résonances télégraphiques dans le fonctionnement du poète que décrit Rimbaud, soulignons que le télégraphe opère une conjonction entre un langage universel et la pénétration colonisatrice des territoires dits « inconnus ». Dans le télégraphe le poète peut reconnaître un modèle de communication universelle, son étendue recouvrant un champ de référence à la fois sémantique et géographique.

Considérons d’abord le parcours du « Bateau ivre » (OC, 162-164)3. On a souvent mis en relief le fond économique et politique de ce voyage extraordinaire ; le poème dresse, à son début et à sa fin, le tra-jet de l’échange mercantile entre le Nouveau monde et l’Europe4. En commençant son histoire de libération dans un paysage picaresque de l’Amérique, le bateau se libère des contraintes de l’échange. Sur « des Fleuves impassibles » (v. 1), « des Peaux-rouges criards » (v. 3) débar-rassent le bateau de ses haleurs :

J’étais insoucieux de tous les équipages,Porteur de blés flamands ou de cotons anglaisQuand avec mes haleurs ont fini ces tapagesLes Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. (v. 5-8)

Ce vaisseau serait donc arrivé aux côtes américaines depuis l’Europe, et la méditation mélancolique sur l’« eau d’Europe » (v. 93) qui clôt le

1 « Les employés ont une telle habitude de cet alphabet, que presque toujours il comprennent la dépêche au seul bruit fait par l’armature du récepteur ». Figuier, op. cit., p. 138-139.

2 Ibid., p. 99.3 Dans l’édition de Murphy, voir p. 527-531.4 Kristin Ross se réfère à la qualification, chez Bertolt Brecht, du « Bateau ivre » en tant

que « […] historical narrative, and specifically as a lyric poem that encompasses or expresses the moment of the passage from market capitalism into a far-flung and geographic world system […] » (« […] récit historique, et plus particulièrement, en tant que poème lyrique qui englobe ou exprime le moment du passage du capitalisme marchand à un système mondial, étendu et géographique […] »). Ross, op. cit., p. 75-76. Nous traduisons.

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texte confirme qu’il aurait normalement dû y retourner. Joint au récit central d’une vision libérée suivie d’une désillusion extrême, cet agen-cement économique et géographique, très suggestif, n’a pas échappé à l’attention des commentateurs aussi subtils que sont Steve Murphy et Kristin Ross. Les « Peaux-rouges » révoltés contre les agents du capita-lisme colonial seraient aussi des communards, exilés en Amérique pour cause de subversion1. Aux interprétations axées sur les dynamiques sociales mobilisées par la Commune et son lendemain, nous proposons d’ajouter une lecture télégraphique à ce que Murphy appelle l’« allégorie plurivalente » du poème2. Car le circuit d’échange commercial qu’évoque « Le Bateau ivre » correspond à celui qu’établit le câble transatlantique, posé en 18663.

Mais à l’instar du bateau qui s’affranchit de cet échange pour réaliser une autre expérience, le poème teste la possibilité d’une télégraphie poétique sans contraintes. Sully Prudhomme avait traité l’installation du câble de manière lucide dans Les épreuves (1866), recueil connu de Rimbaud : « Car la foudre qu’hier l’homme aux cieux alla prendre, / Il la fait maintenant au fond des mers descendre, / Messagère asservie à son verbe sacré » (v. 12-14)4.

1 Ross, op. cit., p. 150 ; Murphy, Rimbaud et la Commune, 1871-1872. Microlectures et perspectives, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 551-552. L’exil des communards s’est également produit à l’intérieur de la mouvance parnassienne, et se reflète sans doute dans l’émancipation du bateau des « Fleuves impassibles », adjectif indissociable des « Impassibles » du Parnasse. Dans son étude sociologique du Zutisme, Saint-Amand diagnostique un « schisme litté-raire » désagrégrant « le Parnasse » à partir de la Commune ; voir Saint-Amand, op. cit., p. 62.

2 Murphy, Rimbaud et la Commune, p. 519.3 Même si la critique a souvent évoqué l’œuvre de Louis Figuier comme une source du

« Bateau ivre », elle a pris soin d’en faire le tri, privilégiant La Terre et les mers (1864) et certains volumes de L’année scientifique et industrielle. L’attitude d’Émilie Noulet est typique : « Il suffit de jeter un coup d’œil aux quatre volumes des Merveilles de la science pour s’apercevoir que Rimbaud n’a rien pu puiser dans l’histoire de la locomotive, de la galvanoplastie, du stéréoscope ou de l’éclairage ». Totalement injustifiée en soi, cette conclusion exige une lecture très sélective des sources approuvées ; L’année scientifique et industrielle parue en 1866, où Noulet retrouve des détails qui « ont comme un son rim-baldien », contient un compte-rendu romanesque de la pose, infructueuse, d’un câble transatlantique en 1865, et le volume de l’année suivant offre une véritable épopée de la pose réussie. Émilie Noulet, Le premier visage de Rimbaud. Huit poèmes de jeunesse, 2e éd., Bruxelles, Palais des Académies, 1973 [1953], p. 217. Louis Figuier, L’année scientifique et industrielle 10 et 11, Paris, Hachette, 1866 et 1867, p. 154-165 et p. 175-196.

4 Sully Prudhomme, Poésies de Sully Prudhomme. 1866-1872, Paris, Lemerre, 1872, p. 59. Rimbaud parle de l’œuvre en été 1870, dans une lettre où il décrit Les épreuves comme une lecture en dernier recours (OC, p. 331).

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La métaphore est marquante ; Sully Prudhomme célèbre la servitude de l’électricité qui véhicule l’expression humaine, les mots sacralisés et la volonté prométhéenne de l’homme. En revanche, « Le Bateau ivre » libère le vaisseau « porteur » de ses haleurs et de toute question d’équipage pour qu’il parcoure l’Océan, dans un voyage autonome qui rappelle et qui corrige la canalisation du messager électrique1. Le paysage hallucinant du poème se montre électrique, inquiétant. S’il est signifiant que la première strophe érige des « poteaux de couleurs », il importe également que les haleurs y soient « cloués », ce qui associe à la figure télégraphique un sens de danger. De même, « la tempête » (v. 13) bénit la première moitié des errements du bateau : puis il y a des coups de foudre, « les cieux crevant en éclairs » (v. 29), des lumières étranges dans l’eau, « la circulation des sèves inouïes, / Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! » (v. 39-40) pour accom-pagner la liste des visions merveilleuses. Une fois que « l’ouragan » lance le bateau, « taché de lunules électriques » (v. 77), aux nuages, il n’est plus question de mettre fin au voyage. Le bateau se sait perdu à jamais dans les cieux, prisonnier de son propre voyage fantastique ; un regret de « l’Europe aux anciens parapets » (v. 84) ainsi que le rêve d’une nouvelle énergie – une « future Vigueur » qui le remettrait peut-être dans une « eau d’Europe » (v. 88, 93) – terminent le poème.

En effet, la conclusion du « Bateau ivre » démontre que sa télé-graphie poétique radicalement libérée n’instaure pas de nouveau régime communicatif. Dans la mesure où le vaisseau n’arrive pas, la communication, un échange entre deux points, devient impossible. La toute fin du texte insiste sur cette impossibilité d’échange : le bateau affirme ne plus pouvoir flotter derrière les « […] porteurs de cotons, / Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, / Ni nager sous les yeux horribles des pontons » (v. 98-100). En refusant l’échange, le bateau

1 La notion d’une transmission télégraphique sans conducteur, si extravagante qu’elle puisse nous paraître, est attestée dans la presse scientifique de l’époque. Une nouvelle datant de 1868 et publiée, « sous toutes réserves », dans La science pour tous décrit une expérience faite en Amérique : « M. Mower a placé les deux parties de son appareil sur les rives opposées du lac Ontario, l’une à Toronto (Canada), l’autre à Osswégo, dans l’État de New York, et il a transmis d’un point à l’autre, à travers les eaux du lac, un message télégraphique sans le secours d’aucun câble ni d’aucune conducteur immergé. […] Il se prépare à venir en Europe, où il se propose d’établir, suivant son système, une ligne transatlan-tique ayant pour point d’attache Oporto en Portugal, et, en Amérique, Montautk-Point, extrémité est de Long-Island ». « Une nouvelle télégraphe », La science pour tous, 14, no. 1, 5 décembre 1868, p. 7.

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réussit à représenter les visions qu’il ne peut pas exprimer. À travers la litanie descriptive que ponctue le refrain « J’ai vu » (v. 32, 33, 49, 85), le bateau représente l’inconnu de la télégraphie poétique, au lieu de « trouver une langue » dans laquelle communiquer le sens des choses inconnues. L’expérience du « Bateau ivre » suggère que les paysages spectaculaires qu’elle expose ne soutiennent pas d’idéal opérationnel de communication1. Les « Péninsules démarrées » emblématiques de la liberté indiquent aussi une isolation dépourvue de sens : détachée de la terre, une péninsule n’est plus une péninsule mais devient une île2.

Ayant trouvé une limite de l’expérimentation télégraphique, Rimbaud poursuit sa recherche sous une perspective différente. « Fêtes de la faim », texte daté d’août 1872, resitue le poète dans un paysage tranquille et fleuri pour accomplir un travail déroutant sur la forme (OC, p. 224-225)3. Ce texte reprend la problématique de l’expression – l’impératif de dire les phénomènes de l’inconnu, au lieu de les montrer – énoncée dans « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs » et testée dans « Le Bateau ivre4 ». Mais si Rimbaud s’est essentiellement tenu à la versification classique dans ces deux poèmes de 1871, la volonté d’expérimentation formelle se fait voyante dans « Fêtes de la faim ». Ce dernier se construit sur les vers de quatre et de sept syllabes, tandis que « Ce qu’on dit… » et « Le Bateau ivre » utilisent, respectivement, l’octosyllabe et l’alexandrin5. Des

1 Nous suivons la distinction que Kristin Ross a si bien articulée, selon laquelle « Rimbaud’s linguistics is more concerned with the problem of reference […], of denotation, than with significa-tion » (« la linguistique de Rimbaud s’occupe plus de la référence […], de la dénotation, que de la signification »). Ross, op. cit., 88-89. Nous traduisons.

2 Benoît de Cornulier a montré que cette impression de rupture est renforcée par l’infraction métrique ; dans le vers « Je courus ! Et les Pén / insules démarrées », la césure tomberait au milieu du mot, pour isoler « insula », la racine latine de l’isolation que ce vers thématise. Voir De la métrique à l’interprétation : essais sur Rimbaud, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 351-352.

3 Dans l’édition de Murphy, voir p. 793-794.4 « Fêtes de la faim » reste plus connu sous le titre « Faim », version modifiée et raccourcie

qui apparaît dans Une saison en enfer, où il est cité par le « je » de « l’Alchimie du verbe ».5 Les écartements de la métrique classique dans le vers tardif de Rimbaud reçoivent un

traitement théorique très complet chez Jean-Pierre Bobillot, qui élabore une idée du rythme poétique construit sur les relations, pour ne pas dire les tensions, entre la métrique et la « segmentation syntaxico-accentuelle ». Nous citerons aussi le travail de Philippe Rocher sur la « subversification » de Rimbaud, et notamment sa lecture de « Mémoire ». Voir Jean-Pierre Bobillot, Rimbaud, le meurtre d’Orphée. Crise de Verbe & chimie de vers ou la Commune dans le Poëme, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 49 ; Philippe Rocher, « Formes et mouvements de la lumière et du silence. ‘ Mémoire’ », Parade sauvage, 24, 2013, p. 201-242.

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audaces ciblant l’enjambement et même la césure, dont « les Péninsules démarrées », Rimbaud passe à l’hypothèse télégraphique que « Fêtes de la faim » met à l’épreuve, à savoir1 : l’emploi d’un schéma syllabique et rimique très complexe peut-il distiller une unité minimale qui enrichit la signification de son langage ? Ou cette unité sera-t-elle appauvrissante ?

La simplicité, pour ne pas dire la puérilité, du poème paraît aller de pair avec sa forme peu orthodoxe. En commentant l’usage des vers simples dans « Fêtes de la faim », Michel Murat souligne le caractère chansonnier que crée « […] l’interpénétration du couplet et du refrain2 ». Cet entrelacement métrique et thématique se poursuit à travers sept strophes. Le « refrain » dont parle Murat est un distique de quatre syl-labes, placé au début et à la fin du texte. Toutes les strophes à l’intérieur sont des quatrains, les trois en heptasyllabes isométriques alternant avec deux strophes 7/4/7/4. Il y a donc une structure symétrique apparente, basée sur la répétition et l’entrelacement de sept et quatre3. Regardons pourtant la structure rimique du poème. Malgré le rejet évident de la règle de l’alternance, jusqu’à la quatrième strophe, au centre du poème, la rime pourrait autrement paraître ordinaire : AA/BBBB/CDCD. Les deux strophes suivantes abandonnent la rime traditionnelle : EEFE/GHIH. En finissant sur des rimes croisées avant de reprendre le distique du début, le poème semblerait rétablir l’ordre de convention rimique. Or, vu de plus près, le poème révèle tout un tissu d’assonances filées en rimes « batelées4 », redoublées, annexées et inversées. Rimbaud se

1 Nous sommes entièrement en accord avec de Cornulier, Murphy, et les autres qui cautionnent contre tout récit critique s’appuyant sur une « rupture » entre une première versification traditionnelle et les expérimentations formelles de 1872. Rocher, par exemple, met en valeur la continuité qui rattache certains procédés de « subversification » métrique du « Bateau ivre » à « Mémoire » : voir op. cit., p. 225-226. Nous considérons que « Le Bateau ivre » et « Fêtes de la faim » testent deux hypothèses différentes pour répondre à un seul problème, plutôt que  l’échec de la voyance.

2 Murat, op. cit., p. 97. Bobillot propose que l’« élasticité numérico-prosodique » des vers courts de 1872 crée une indécision quant au syllabisme même des vers : les choix qui s’y présentent en cas de synérèse et de diérèse rendent le décompte incertain, touchant la prosodie possiblement jusqu’aux e muets. Ces phénomènes étant très restreints dans « Fêtes de la faim », son « élasticité » reste plutôt faible. Bobillot, op. cit., p. 108-130.

3 Rocher fait l’économie des liens entre l’alexandrin, l’hendécasyllabe, le décasyllabe, et le dodécasyllabe, en affirmant qu’il s’agit de ce dernier dans les expérimentations de Mémoire. Même si l’addition de quatre et sept semble tentante, ici nous lisons « Fêtes de la faim » en vers courts de tétrasyllabes et d’heptasyllabes. Rocher, op. cit., p. 222-239.

4 Puisque nous avons affaire aux heptasyllabes au lieu d’alexandrins, nous empruntons ce terme pour décrire une rime venant à la quatrième syllabe du vers.

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plaît à freiner la règle de la liaison supposée, mais il va aussi jusqu’à freiner la règle de la rime supposée venir à l’entrevers. Ces infractions et innovations redistribuent les assonances à droit et à gauche dans le texte.

Dans ce poème entièrement constitué, à deux exceptions près, de mots d’une ou deux syllabes, les effets rimiques que Rimbaud recherche servent à créer des rythmes surprenants. À partir du retour du son accentué – la rime – le poème produit un staccato que nous entendons comme télégraphique. Chacune des trois premières strophes, relati-vement conservatrices au niveau de la rime, comprend un mot répété dont la reprise mettra en avant la relation entre sonorité et sens que le texte interrogera :

Ma faim, Anne, Anne,Fuis sur ton âne.

Si j’ai du goût, ce n’est guèresQue pour la terre et les pierres.Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! je pais l’air,Le roc, les Terres, le fer.

Tournez, les faims ! paissez, faims,Le pré des sons !Puis l’humble et vibrant veninDes liserons ;

Les deux « faims » dans la troisième strophe ont un lien évident avec la « faim » du titre, mais leur répétition ici joue sur celles, plus osées, des strophes précédentes. Nous voyons bien que « terre(s) » se trouve au milieu des vers 4 et 6, où le mot prend la position approximative d’une rime batelée, et équivoquée. Puisque cette strophe n’a déjà qu’une seule rime, « guères/pierres/air/fer », son réemploi pour la rime batelée contribue à sa prépondérance phonique. Si nous observons un effet semblable dans le distique, il est encore plus marqué à cause de la rime « Anne/âne », accompagnée du redoublement du nom. En partant du début du poème, le son « [Anne] » représente donc trois syllabes sur huit, et cette espèce de répétition poussant au non-sens revient expli-citement dans la strophe suivante ; « Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! » n’est que du son, un seul son, sans signification, mais qui n’est peut-être pas pour autant sans expression. Car ce « dinn ! » est le son produit quand le poète remplit sa bouche des pierres, un acte qui nous semble littéraliser

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la tentative poétique de dire les choses. Pour dire la Terre, le poète met de la terre dans sa bouche. Ce qui l’empêche de parler ne l’empêche pas d’exprimer le son de la pierre.

Ces trois mots répétés réapparaissent chacun dans les strophes sui-vantes, ponctuant le fond des rimes qui s’y dégage. Nous les indiquerons schématiquement :

Les cailloux qu’un pauvre brise, E* 7Les vieilles pierres d’églises, E* 7Les [galets] fils des [déluges], F 7Pains couchés aux vallées grises ! E 7

Mais faims, c’est les bouts d’air noir ; G 7 L’azur sonneur ; H 4– C’est l’estomac qui me tire, I 7 C’est le malheur. H 4

Sur terre ont paru les feuilles : J* 7Je vais aux chairs de fruit blettes. K* 7Au sein du sillon je cueille J* 7La doucette et la violette. K* 7

Ma faim, Anne, Anne, A 4Fuis sur ton âne. A 4

Nous voyons ici que les éléments rimiques remarquables abondent partout. Les astérisques signalent ces fins des vers, déjà irrégulières, où la règle de la liaison supposée n’est pas respectée ; les italiques, l’assonance simple, qui se double sur « galets » d’une rime presque inversée avec « déluges ». Les caractères gras marquent les mots répétés des strophes antérieures, ainsi que leurs rimes intérieures, et finalement, nous avons souligné la rime annexée et la rime batelée à la sixième strophe. Notons aussi que la grande majorité des rimes sont suffisantes, sauf deux ins-tances de la rime pauvre et une instance d’une rime riche. Là où la virtuosité d’un Banville se voit surtout dans la richesse de ses rimes, Rimbaud s’intéresse à disperser les siennes comme un battement des sons détachés dans le texte.

Si, comme le soutient Banville dans son Petit traité de poésie française, la rime organise le rythme des vers français1, « Fêtes de la faim » crée

1 En mettant l’accent sur l’enjeu de l’authenticité chez Banville, l’étude indispensable de David Evans, citée plus haut, donne une nouvelle interprétation à l’œuvre de ce poète.

« LE TEMPS D’UN LANGAGE UNIVERSEL » 105

un nouveau rythme à partir des assonances qui se manifestent de façon imprévisible. Chacune de ces assonances rappelle la répétition paradig-matique de « Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! » : le monosyllabe du son pur, dont les expressions rythmées satisferaient, peut-être, le besoin que ressent le poète. Ce qu’il appelle sa « faim », nous l’appellerons plutôt son désir de communiquer ; ainsi, en envoyant ses faims paître « le pré des sons », il figure cette volonté d’expression qui se fait de par les asso-nances – les sons – semées dans le poème, « pains couchés aux vallées grises ». Le paysage où le poète essaie d’assouvir ses faims ne lui offre que des pierres et des fleurs, en alternance de strophe en strophe, soit trop dures soit trop mûres pour lui fournir la subsistance. L’expérience de « Fêtes de la faim » se fait donc dans une zone liminaire, posée entre une expression appauvrie, celle du dénuement et de la famine, et une expression enrichie de cette faim, de ses fêtes, grâce au rythme télégra-phique de sa langue poétique.

Les expériences de télégraphie poétique que nous avons étudiées chez Rimbaud restent, d’un point de vue, non concluantes, car ni « Le Bateau ivre » ni « Fêtes de la faim » n’annoncent l’avènement d’un « langage universel » tel qu’il est décrit dans la lettre du 15 mai. Mais la présence d’une imagination télégraphique dans l’œuvre rimbaldienne en 1871 et en 1872 clarifie les enjeux de sa poétique pendant cette période impor-tante. Nous y voyons un analogue au « corps utopique » rimbaldien dont Robert St. Clair cherche à monter la carte1 ; le télégraphe expose une façon différente de penser le rôle social du poète par référence à la pensée romantique de Hugo, et l’ambition de cette poétique télé-graphique est à la fois et utopiste et parodique. « L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont des citoyens », écrit Rimbaud à Demeny. « La Poésie ne rythmera plus l’action : elle sera en avant » (OC, p. 347). Ce n’est pas un seul passage au parodique qui détermine le sens de la figure, mais plutôt la coexistence des valeurs qui fait le sens des expériences télégraphiques de Rimbaud. Ces expériences seraient à comparer avec d’autres textes télégraphiques qui datent du moment

Evans trouve que les pratiques de la rime banvilliennes, ainsi que la philosophie de la rime qu’il expose dans le Petit traité, exploitent des anxiétés contemporaines concernant la valeur de l’art, le rôle de la forme, l’artifice et la vraie poésie : la richesse recherchée de sa rime cotôie une parodie de la rime.

1 Robert St. Clair, « Laughing matter(s) : Politics and poetics of the (utopian) body in Rimbaud’s Les effarés », The Romanic Review, 104, 1-2, janvier/mars 2013, p. 84.

106 BRIDGET BEHRMANN

parnassien, comme « I Sonnet » de Tristan Corbière, puis avec l’essor de ce que Jean de Palacio appelle un « style télégraphique » au sein de la mouvance décadente à la fin du siècle1. En testant la possibilité d’une nouvelle géographie ou d’un nouveau rythme télégraphiques à travers ses textes, Rimbaud teste une poésie de l’avenir et du présent.

Bridget BehrmannPrinceton University

1 Jean de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, Louvain, Peeters, « La République des lettres », 2003, p. 130-133.

LE « PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD EST-IL LA PARODIE D’UN POÈME

DE VALADE ?

L’hypothèse selon laquelle « Paris », le poème que Rimbaud a écrit dans l’Album zutique, serait une parodie du poème de Léon Valade « Réclames gratuites », bien que ce dernier texte a été publié une année plus tard, nous paraît mériter d’être soulevée. Dans un premier temps, nous rappellerons les rapports de Valade et de Rimbaud, puis nous donnerons une analyse de ce poème. Dans un second temps, nous exa-minerons dans quelle mesure le poème de Valade a pu servir de texte source au poème de Rimbaud. Nous conclurons sur les conséquences que la mise à jour de ces liens d’intertextualité et d’intermétricité peut entraîner sur les interprétations généralement reçues.

LE COIN DE TABLE

Léon Valade, sous son pseudonyme de Silvius, a donné une description du tableau rassemblant quelques-uns des Vilains-Bonshommes dans la section « Petite Anthologie du Salon » du no 6 de La Renaissance littéraire et artistique, de juin 1872. Son ironie souriante recouvre volontairement les conflits du groupe :

coin de table (604)H. Fantin-Latour

« La chère fut exquise et fort bien ordonnée. »Digérer maintenant, voilà la question.De là votre langueur suave et résignée,O Sages, abîmés dans la digestion !

108 ALAIN CHEVRIER

On a pris le café… C’est l’heure de paresseOù, feignant d’écouter l’un d’eux qui lit des vers,Les fumeurs accoudés, qu’un brouillard bleu caresse,Regardent tournoyer leurs rêves au travers.

Les Grâces ont boudé ces fronts pleins de problèmes.Le coin de table est gai pourtant, grâce aux couleursDes fleurs vives narguant ce tas de rimeurs blêmes.– Monselet indulgent dirait : Plumes et fleurs1 !.

On sait que l’idée première était d’insérer un portrait de Baudelaire, dont Ernest d’Hervilly aurait été censé lire les vers, et de faire venir Théodore de Banville, Charles Asselineau et Leconte de Lisle, et que cela ne fut pas possible. Albert Mérat ne vint pas se faire tirer le por-trait, pour n’être pas à côté de Rimbaud, qui l’avait excédé. Le peintre a comblé la place qu’il laissait vide par ce qu’il savait si bien faire : un vase de fleurs. Leurs couleurs apportent en effet une touche de gaîté à ces personnages sombres et blêmes.

On reconnaît dans le premier vers du poème de Valade le premier vers de « La fête chez Thérèse », un poème de Victor Hugo dans Les Contemplations. Mais il est cité de mémoire ou modifié volontairement, car le vers original est : « La chose fut exquise et fort bien ordonnée2 », et ladite fête ne concernait point des agapes. Au dernier vers l’allusion à Charles Monselet nous échappe, mais cet homme d’esprit pouvait être invoqué pour ses récits de table où « plume et poils » sont associés au gibier, à moins que ce ne soit une allusion au mariage des plumes et fleurs qui décoraient les chapeaux des femmes3.

En dehors d’Ernest d’Hervilly, tous ces poètes ont participé à la revue La Renaissance littéraire et artistique : Pierre Elzéar, Émile Blémont, Jean Aicard, Léon Valade, Camille Pelletan l’ont fait directement. Et la revue publiera trois poèmes de Verlaine, dont le « Pantoum négligé » de l’Album zutique, et « Les Corbeaux » de Rimbaud. Dans la préface à ses œuvres rassemblées par Blémont et Mérat, Camille Pelletan décrit Valade comme

1 La Renaissance littéraire et artistique, 1re année, no 6, 1er juin 1872, p. 46. Repris dans Œuvres de Léon Valade, Poésies posthumes, Paris, Alphonse Lemerre, 1890, p. 187-188.

2 Victor Hugo, Les Contemplations, éd. Ludmila Charles-Wurz, Paris, Librairie Générale Française, 2002, p. 93.

3 Voir le commentaire de Patrick Absalon, « La Petite anthologie du Salon (1872) : description poétique et critique chez Léon Valade pour La Renaissance littéraire et artistique, http://revue-textimage. com/09_varia_4/absalon6.html.

« PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD, PARODIE DE VALADE ? 109

un homme discret, fuyant la renommée, souffreteux, employé à l’Hôtel de Ville de Paris (avec Mérat et Verlaine), et comme un républicain et libre-penseur1. Il écrivit avec Mérat Avril, mai, juin (1863) et leur couple poétique fut désigné, par contrepèterie, par « Verrat et Malade ». « Malade » se rapportait à lui, qui mourra de tuberculose en 1883, à 42 ans.

Valade reconnut très tôt le génie de Rimbaud venu de la soirée des Vilains-Bonshommes du 30 septembre 1871 et en fit part dans deux lettres à Blémont et à Jules Claretie. Ce poète parnassien a laissé une œuvre poétique délicate sur les tableaux de la vie parisienne, puis ita-lienne, empreinte d’ironie, à l’instar d’un poète qu’il a traduit, Henri Heine, et des triolets pleins de verve contre certaines célébrités parus dans divers journaux2. C’est un de ses poèmes les plus ignorés que nous allons exhumer et analyser.

LE POÈME DE VALADE

Toujours sous la signature de Silvius, on peut lire ce poème, surtitré « Gazette rimée », dans le no 22 de La Renaissance littéraire et artistique (septembre 1872) :

réclames gratuites3

Au pavé de l’ours. AssuranceContre les employés de l’Ouest.Stores doubles, sans transparence.Place du Tribunal, à Brest.

Miel, vinaigre ; velours et rapes.Pilules des plus fins doreurs. Lacets, pièges et chausse-trappes ;Au baiser des trois empereurs.

Chartreuse du Roy légitime,Eau de lys, crême de jasmin ;

1 Léon Valade, Poésies. Avril, mai, juin. – À mi-côte, Paris, Alphonse Lemerre, 1887, p. i-xiii.2 Voir Verlaine, « Albert Mérat », Les Hommes d’ aujourd’hui, no 396, Œuvres en prose complètes,

éd. Jacques Borel, Paris, Gallimard, 1972, p. 838.3 La Renaissance littéraire et artistique no 22, 21 septembre 1872, p. 176.

110 ALAIN CHEVRIER

Prospectus pour l’usage intime…Au petit berger Maximin.

Vente en gros, à deux sous la livre,De papier pour mettre au pilon :Toute l’édition d’un livreHistorique… Au César de Plon.

Journal de Chimère-et-Cocagne.Patronage du haut-clergé.A l’Unité de Guibert-Gagne :– Actions s. g. d. g.

Ce poème, qui ne comporte que des phrases nominales, est une longue énumération. Chacune des strophes présente une désignation en italique, commençant par la préposition à ou au, – les réclames – , et le reste du quatrain en est soit le développement, soit donne d’autres énoncés isolés par la ponctuation.

Il est nécessaire d’identifier certains personnages historiques et certains objets de l’époque pour dissiper certaines obscurités que peut rencontrer le lecteur moderne.

Strophe i. Au pavé de l’ours est le nom d’une imaginaire « Assurance Contre les employés de l’Ouest ». On comprend que l’assurance est une aide qui peut s’avérer son contraire, comme le pavé de l’ours dans la fable de la Fontaine, L’Ours et l’amateur des jardins. La Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, appelée également l’Ouest ou Ouest, avait été créée par fusion par Napoléon III en 1855. Valade a écrit un petit sonnet « À Monsieur Coindard / secrétaire général de la Compagnie de l’Ouest » :

Pour fuir la Ville qu’Incendie L’été torride, l’an dernier,Grâce à vous, j’eus l’heur de gagnerUne grève de Normandie1.

Strophe ii. Les trois premiers vers décrivent des aliments à goûter et des tissus antithétiques à caresser, des instruments de l’art du piégeur. Les « doreurs de pilule » réaniment l’origine de la locution populaire, qui provient des pharmaciens enrobant les pilules d’une pâte sucrée et dorée pour faire passer leur amertume. Ils sont en rapport avec l’art de la diplomatie.

1 Léon Valade, Poésies posthumes, op. cit., p. 204.

« PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD, PARODIE DE VALADE ? 111

Celui-ci s’est exercé avec « l’entente des Trois Empereurs » : à Berlin, en septembre 1872, le récent Empereur d’Allemagne Guillaume Ier, l’Empereur d’Autriche François-Joseph et le tzar Alexandre II, s’étaient rencontrés pour un accord, impulsé par Bismarck, accord qui prendra fin en 1875.

Strophe iii. La chartreuse n’est pas la liqueur des moines de la Grande-Chartreuse, sans rapport avec le roi. C’est dans le sens de couvent de Chartreux, et par extension de maison de campagne isolée et solitaire, que Valade l’emploie, comme dans un de ses sonnets de Avril-Mai-juin, intitulé « Ma Chartreuse1 », où il décrit son logis sous les toits. Il reprend manifestement le titre d’un poème souvent réédité ou cité à l’époque, l’épître de Gresset, La Chartreuse (1734), où l’auteur de Ver-Vert décrivait sa cellule. Le « Roy légitime » (orthographe archaïsante de ses partisans) désigne l’héritier de la Couronne de France pour les « légitimistes » : le « comte de Chambord », Henri d’Artois (1820-1883), connu sous le nom de « Henri V ». Son titre vient du château de Chambord que lui avait été offert par une souscription nationale en 1821, et que, dans son exil, il continuait de faire entretenir. Le républicain Valade est sensible à l’agitation des royalistes en ces premiers temps de la République bourgeoise. L’eau de lys était une eau de beauté. La crème de jasmin peut être soit un dessert, soit une liqueur. Le « prospectus pour l’usage intime » semble une périphrase scatologique pour désigner la destination d’un prospectus, plutôt qu’une publicité sur l’hygiène sexuelle féminine, auquel cas ce serait plutôt un prospectus pour un objet d’usage intime. Le petit berger Maximin est l’enfant Maximin Giraud, à qui, comme à Mélanie Calvat, est apparue la Sainte Vierge à la Salette en Isère le 19 eptembre 1846. Le libre-penseur Valade ne pouvait que s’en gausser.

Strophe iv. L’ouvrage à mettre au pilon n’est autre que celui de Napoléon III, Histoire de Jules César (P. Plon, 1865-1866, 2 vol. de VII-415 p. et VII-583 p.) L’ex-empereur l’avait écrit avec l’aide d’Alfred Maury. L’équivoque se fait sur le nom de l’éditeur : un « César de plomb », comme les soldats de plomb, ou les culs-de-plomb.

Strophe v. Le journal de Chimère-et-Cocagne est celui d’un pays imaginaire, dont le nom composé réuni le Pays de Cocagne et celui des chimères. Il peut se rapporter à la religion, et renvoyer au journal catholique de Louis Veuillot, L’Univers. Guibert est le nom du nouvel

1 Léon Valade, Poésies. Avril, Mai, Juin. – À Mi-Côte, op. cit., p. 29.

112 ALAIN CHEVRIER

et très actif archevêque, puis cardinal de Paris, Monseigneur Joseph-Hippolyte Guibert (1802-1888), nommé par Thiers en 1871, plutôt que l’antipape Guibert (Clément III), à qui le fondateur de religion Paulin Gagne aurait pu être assimilé. Il commençait à faire campagne en 1872 pour faire reconnaître l’érection de l’Église du Sacré-Cœur, à Montmartre, comme d’utilité publique. La première pierre de ce monument en expiation de la défaite de la guerre et de la Commune sera posée en 1875. L’« unité » peut être une allusion aux idées d’« Unité universelle » de Paulin Gagne. Citons quelques-uns de ses titres : L’Unité, journal universel et pantoglotte de l’avenir, dont il est le rédacteur en chef (1867-1868) comme à son livre L’Unitéide ou La Femme-Messie1, L’Uniteur du monde visible et invisible, journal universel des journaux et de l’unité… Miracles et révélations opérés et faits en la personne de M. Gagne par l’esprit divin (1860). Ce fou littéraire et polygraphe avait publié La République-empire-royauté seul gouvernement de salut en 1872. Valade fait surtout un amalgame entre ces deux croyances aux miracles, l’une institutionnelle, l’autre psychopathique. De plus, leurs deux noms rapprochés forment un à peu près sur le jeu de « qui perd gagne ». Le poème se termine sur un vers déceptif, porteur d’une rime amusante et osée, le sigle s. g. d. g., abréviation de « Sans garantie du gouvernement ».

Au total, dans ce poème publicitaire à visée de satire politique et religieuse, le poète a fait défiler dans les cinq strophes, respectivement, cinq de ses têtes de turc : les commerçants, les empereurs étrangers, le prétendant royal, l’ex-Empereur des Français, le clergé (et les financiers). Il relève d’un genre de la poésie journalistique, la « gazette rimée ». Un journal, La Gazette rimée, dirigé par Robert Luzarch, avait été publié par Alphonse Lemerre en février 1867, où Verlaine a publié deux pièces de ses Fêtes galantes. Raoul Ponchon, un zutiste qui verra son premier poème publié dans La Renaissance littéraire en 1873, reprendra ce genre à partir de 1886. Dans À Mi-Côte (1874), « L’Enseigne », un sonnet dédié à Léon Cladel, Valade décrira un paysage idyllique qui se termine sur un vers qui rappelle les formules de son poème publicitaire : « Et sur l’enseigne on lit : Aux amours éternelles2 ».

1 L’Unitéide ou La Femme-Messie, poème universel en douze chants et soixante actes, contenant environ vingt-mille vers par Paulin Gagne, précédé d’un prologue et suivi d’un épilogue par Mme Gagne, orné de gravures, 1856-1857-1858, à Paris, chez Didier, chez Ledoyen, à Montélimar, chez Chabert, et chez tous les libraires de France, imprimé à Montélimar.

2 Léon Valade, Poésies. Avril, Mai, Juin. – À Mi-Côte, op. cit., p. 222.

« PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD, PARODIE DE VALADE ? 113

INTERMÉTRICITÉS

« Jeune goinfre » (I Conneries) et « Cocher ivre » (Conneries 2e série) sont des sonnets en vers très courts : le premier en vers de deux syllabes, et le second en vers d’une seule syllabe. Rimbaud dans « Jeune goinfre » parodie Ratisbonne, et dans « Cocher ivre » il parodie une forme employée en amont dans l’album1. Cette parodie a été lancée par Germain Nouveau (« À un caricaturiste »), développée par Valade avec trois exemples (« Éloge de l’âne », « Amour maternel », « Combat naval »), et poursuivie par Charles Cros (« Sur la femme »). « Éloge de l’âne » commence par « Naître/Con », à quoi peut faire écho le titre Conneries. « Paris » est un sonnet en hexasyllabes, unique chez Rimbaud. C’est un vers plus court que l’octosyllabe du modèle, d’où la concision à laquelle il contraint. « Jeune goinfre » est en vers féminins, et Paris est en vers masculins, comme en opposition ou en complément. Ces formes isosexuelles de rimes ont été proposées par Banville et reprises par Verlaine. « Cocher ivre » respecte l’alternance en genre dans les quatrains, mais présente des tercets féminins, comme par relâchement, aux rimes enchevêtrées.

L’HYPOTHÈSE D’UN INTERTEXTE

Steve Murphy dans « Faites vos Paris »  s’était interrogé sur l’existence d’un intertexte :

On admet généralement que l’un des principaux attraits de l’Album zutique est la qualité des parodies qu’on y a inscrites. Atypique en cela aussi, Paris ne se présente pas comme la parodie de telle œuvre contemporaine2.

Il note que sur les 20 poèmes de Rimbaud, 16 sont des parodies désignées comme telles par les signature ou initiales des auteurs ciblés,

1 Alain Chevrier, « Les sonnets en vers monosyllabiques de l’Album zutique », Parade sauvage, no 22, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 35-51.

2 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, Paris, Champion Classiques, 2009, p. 200.

114 ALAIN CHEVRIER

et 4 seulement sont signées A. R, dont trois des Conneries (et « Vieux de la Vieille », qui est un titre de Théophile Gautier). Et « Jeune goinfre » est une parodie de Ratisbonne.

Peut-être trouvera-t-on un jour un texte ciblé par Rimbaud, mais il n’y a aucune raison particulière de supposer que Paris relève de la même démarche que Jeune goinfre.

L’idée d’une portée hypertextuelle n’allant guère de soi, on a été parfois perplexe : quelle serait la motivation de ce poème où l’on ne discerne même pas, à première vue, les caractéristiques scatologiques, obscènes ou politiques si apparentes dans les autres zutismes (de Rimbaud aussi bien que de ses confrères1).

La présence d’une énumération de noms propres, disposés de façon aléatoire, est le caractère principal de ce texte.

À la recherche d’intertextes, on est remonté jusqu’aux Cris de Paris, pour un poème qui traite de publicité écrite. Ce poème a été rapproché d’un vieux coppée de Germain Nouveau, comme l’a fait Pascal Pia. Steve Murphy cite Huysmans (Croquis parisien) et Laforgue (La Grande Complainte de la ville de Paris), mais ces textes sont postérieurs. Pour le collage, on a cité aussi Apollinaire (Lundi rue Christine) et les surréalistes. Mais ces références postérieures n’apportent rien sur la genèse du poème de Rimbaud. On pourrait aussi bien citer les poètes performeurs ultra- contemporains, férus de poèmes listes et d’asyntaxie.

Nous-mêmes avions proposé une liste de réclames présentes chez Amédée Pommier2. Il s’agit d’un passage énumératif du poème « Charlatanisme », dans le recueil Colères (1844), où ce poète hugolâtre attaque les nouveaux charlatans :

Huiles aux crânes nus rendant les chevelures,Remèdes pour les cors et pour les engelures,Vieux secrets déguisés sous quelque nom nouveau,Biscuits dépuratifs, pâtes de mou de veau,Drogues par cent docteurs d’éloges honorées, Guérissant à l’instant toutes les gonorrhées,Prenant le mal de face et jamais de biais,

1 Ibid., p. 200.2 Alain Chevrier, « La Publicité dans la poésie », dans La Réclame, Treizième colloque des

Invalides, 20 novembre 2009, « En Marge », Paragraphes & Du Lérot, éditeur, Tusson, Charentes, 2010, p. 95-96. Et Bernard Teyssèdre, Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2011, p. 260-261.

« PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD, PARODIE DE VALADE ? 115

Graine de chou géant et graine de niais, Sagou, tapioca, rahout, frigidine,Sylvestrine, oléine, odontine, amandine,Chocolat blanc, gazeux, et glands doux en café,Copahu, palamoud, allathaïm, nafé,Kaïffa d’Orient, rusma, dents osanores,Savon dulcifié, poudrettes inodores, Carton imperméable, indostane, clysoirQui, plié, ne tient pas la place d’un mouchoir,Pommade du lion, du chameau, myrostome,Pommade sthénocome et mélaïnocome,Baume d’Osman-Iglou, pyrostat, kalydor,Crème d’Hébé, papier filigranocolor,Patchouli, népenthès, ciment oblitérique,Chaussure podiphile et lampe æroléïque,Et tant d’autres, criant au lecteur plein d’effroi : J’abrège, par égard, cette nomenclature,Tirade assurément neuve en littérature.Recueillant la moisson qui s’offrait à ma main ; J’eusse pu l’allonger d’ici jusqu’à demain1.

La question nous paraît se déplacer : si Rimbaud n’a pas parodié directement le poème publicitaire d’Amédée Pommier, Valade ne l’a-t-il pas fait pour le sien propre, d’autant qu’il y a toutes chances pour qu’il ait parodié métriquement, en reprenant aussi ses vers monosyllabiques, une des spécialités du « Métromane2 ».

Amédée Pommier n’était pas un inconnu pour Verlaine et par voie de conséquence pour Rimbaud. Le temps n’est pas si lointain où Verlaine avait polémiqué à propos de cet ami de Barbey d’Aurevilly dans un article de L’Art (2 novembre 1865), où il citait en se moquant des vers monosyllabiques extraits de ses Colifichets, jeux de rimes (1860)3. Le nom du poète est cité dans un triolet anonyme (qui de Verlaine plutôt que de Valade) de la Gazette rimée, « Sur Barbey d’Aurevilly » (1867), où l’on peut lire ce vers sur le dandy corseté : « Des Trente-sept il a tant ri, / Qu’il faut que Pommier le délace4 ».

1 Colères par Amédée Pommier (Le Métromane), Paris, Dolin, 1844, p. 100-101.2 Alain Chevrier, La syllabe et l’écho : histoire de la contrainte monosyllabique, Paris, Les Belles

Lettres, « Architecture du verbe », 2002, p. 336-347.3 Verlaine, Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Jacques Borel éd., 1972, p. 617.4 La Gazette rimée, no 1, 20 février 1867, p. 15.

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Amédée Pommier, en outre, avait écrit un long poème intitulé Paris, poème humouristique (sic), paru chez et plusieurs fois réédité (1860, 1866, 1867) : curieuse coïncidence, ou remembrance de Rimbaud.

COMPARAISON

Si le poème de Valade a bien été pris comme source et cible par Rimbaud, celui-ci a réduit les vers de huit syllabes de la suite de qua-trains aux vers de six syllabes d’un sonnet. Il a fragmenté les vers en syntagmes plus courts, séparés par une ponctuation très forte à base de tirets, qui sont une des singularités de sa ponctuation, de points d’exclamation (on disait « points d’admiration » au siècle précédent) et d’un point d’interrogation :

Al. Godillot, Gambier,Galopeau, Volf-Pleyel,– Ô Robinets ! – Menier,Ô Christs ! – Leperdriel !

Kinck, Jacob, Bonbonnel !Veuillot, Tropmann, Augier !Gill, Mendès, Manuel,Guido Gonin ! – Panier

Des Grâces ! L’Hérissé !Cirages onctueux !Pains vieux, spiritueux !

Aveugles ! – puis, qui sait ? – Sergents de ville, EnghiensChez soi ! – soyons chrétiens1 !

Les énoncés publicitaires sont ici réduits aux seuls noms propres (dans les deux premiers quatrains deux fois précédés de « ô »), suivis de quelques noms communs, auxquels sont ajoutés des adjectifs au premier

1 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes I. Poésies, Paris, Honoré Champion, éd. Steve Murphy, 1999, p. 628. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, 2009, p. 174.

« PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD, PARODIE DE VALADE ? 117

tercet (« cirages onctueux », « pains vieux »). Même le titre suit cette contrainte, puisqu’il est fait  d’un seul nom de lieu. Il n’y a pas de verbes, sauf deux au dernier tercet : « puis, qui sait ? » et « Soyons chrétiens ! », mais ceux-ci sont en position métatextuelle, hors contrainte.

L’à-peu-près final sur « Enghiens/Chez soi » et « engin » a été rapproché du « bel Enghien » de « L’enfant qui ramassa les balles… » (septembre 1872), inscrit par Rimbaud sur l’Album de Régamey à Londres, un poème qui est peut-être de Verlaine1, et où il donne en note : « … parce que “Enghien chez soi” ». Cet appareil pulvérisateur de l’eau d’Enghien était employé pour soigner les maux de gorge et de peau.

Adepte des expressions chocs, Rimbaud accentue le heurt des qualités présent dans le texte-source : miel/vinaigre, velours/râpe, Prospectus pour l’usage intime… / Au petit berger Maximin. Ainsi « Christs » voisine avec le marchand « Leperdriel », ou Veuillot avec Troppmann. À côté des marques, il introduit des noms d’écrivains, à vendre ( comme plus tard dans Solde). Nous ne reviendrons pas sur la thématique renvoyant à la vie moderne et à la politique, républicaine et anticléricale, souvent analysée2.

Un indice de lien intertextuel est significatif. Dans Paris, Rimbaud, mentionne Troppmann. L’association est aisée à reconstituer. Il part du « Henri V » non apparent, mais sous-entendu dans le texte de Valade. L’assassin Troppmann avait été guillotiné en 1870 pour avoir assassiné Jean Kink, puis sa femme Hortense et leurs six enfants, dont le petit Henri. Rimbaud, dans un des deux quatrains de « vers pour les lieux » rapportés par Verlaine, a fait rimer, par un à près, Henri V et Henri Kink :

Quand le fameux Tropmann détruisit Henri KinkCet assassin avait dû s’asseoir sur ce siègeCar le con de Badingue et le con d’Henri VSont bien dignes vraiment de cet état de siège3.

1 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, op. cit., p. 916.2 Voir Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 197-242 ; Yves Reboul, « Rimbaud

devant Paris : deux poèmes subversifs », dans Littératures, no 54, Rimbaud dans le texte, Yves Reboul (dir.), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, p. 95-131 ; Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 265-287 ; Robert St. Clair, « “Soyons chrétiens !”, Mémoire, anticapitalisme et communauté dans Paris », dans Seth Widden (dir.), La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 241-259. Denis Saint-Amand, La Littérature à l’ombre. Sociologie du Zutisme, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 132-134.

3 Cité dans Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 229.

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Et ce sont les noms de Troppmann et de Kink qu’il retient dans son poème, faisant coexister de façon provocante l’assassin et sa victime.

L’abréviation « Al. Godillot », pour Alexis Godillot, permettant de jouer sur le compte des syllabes, est dans la lignée de l’abréviation s. g. d. g., en plus hardi. Rimbaud commettra une autre licence plus loin, plus osée encore avec « Dr Venetti », comptant pour quatre syllabes, dans son vieux coppée, « Aux livres de chevet, livres de l’art serein… ».

LE CONTEXTE DE LA PARODIE

Tous les poèmes de l’Album zutique sont des parodies. Tous les poèmes de Rimbaud dans cet album sont des parodies, déclarées ou non. Elles ont été identifiées par les exégètes, sauf pour ce poème.

Rimbaud intervient dans un mouvement collectif d’écriture où Valade donne souvent le la. D’abord, Valade est le premier poète à être parodié par Jean Keck dans le sonnet inaugural de l’album, « Propos du cercle1 » (F2 ro). Valade lui-même signe ensuite le sonnet « Cabaner » (Camille Pelletan ajoutant son nom comme un vilain coucou) (F4 vo), et sur la page en face il signe « L. V. » les 3 sonnets monosyllabiques (F5 ro). Il donne de nouveau un sonnet sur Cabaner, « Cabaner-cantinière », cosigné par Jean Keck (F5 r), et à la page suivante encore un sonnet, « Soleil couchant » (F6 ro), que Verlaine fait suivre de son « Pantoum négligé » ( qu’il attribue ici à Daudet, puis plus tard à Valade). Charles Cros glisse alors entre ces deux poèmes un sonnet monosyllabique, « Sur la femme », reprenant la forme de Valade. C’est alors que Rimbaud écrit ses deux Conneries. La première est un sonnet en vers de deux syllabes, « I. Jeune Goinfre », donc encore dans la ligne des poèmes monosyllabiques de Valade (F6 vo). C’est une parodie de Louis Ratisbonne, sans qu’il mentionne son nom, mais « L’Angelot maudit » plus loin est signé Louis Ratisbonne (F 12 v). Puis Rimbaud écrit le sonnet « II. Paris », qu’il signe également « A. R. ». Ce second sonnet est en hexasyllabes, des vers relativement courts, tous masculins, afin de contrebalancer les vers féminins du premier sonnet.

1 Album zutique, Fac-similé du manuscrit original, éd. Pascal Pia, Slatkine, Genève-Paris, 1981.

« PARIS » ZUTIQUE DE RIMBAUD, PARODIE DE VALADE ? 119

LE PROBLÈME DE LA CHRONOLOGIE

Le poème de Rimbaud semble dater d’octobre 1871, une date bien antérieure à celle de la publication du poème en revue au mois de septembre 1872. Mais Valade pouvait avoir déjà écrit son poème avant celui de Rimbaud, et en avoir réservé la primeur aux autres membres du cercle, en leur lisant le manuscrit ou en le leur donnant à lire. La lecture de leurs poèmes était l’une de leurs activités principales de ces poètes, comme dans le tableau Le Coin de table.

La contre-hypothèse d’une parodie ou d’une imitation de Rimbaud par Valade, plus conforme à la chronologie, ne peut pas ne pas être avancée, d’autant que Valade excellait dans la parodie. Contre cette hypothèse, nous ferons remarquer que le poème de Valade est fondé sur une parataxe tempérée, qui s’émancipe doucement de la facture « normale » de ses poèmes.

Rimbaud simplifie et durcit les traits stylistiques originaux du poème source. Il retient l’énumération, en réduit les items, accentue leur dis-continuité, dans une démarche analogue à celle du portrait-charge. La démarche inverse, qui serait celle d’une dilution du poème de Rimbaud présent dans l’album zutique, est bien moins plausible.

On a rapproché cette parataxe de celle du sonnet « Voyelles » et de celle du poème en prose « Solde », où elle est combinée à l’anaphore « À vendre ». Bernard Teyssèdre, va même jusqu’à déclarer : « Un poème qui procède par agrégats de mots, qui se présente comme une séquence de clusters verbaux dépourvue d’articulations grammaticales, c’est une innovation structurale inouïe », et « Je n’en vois pas d’autre exemple, à l’époque de Rimbaud, qu’un autre sonnet de Rimbaud : “Voyelles”1 ». L’existence du poème de Valade conduit à tempérer cette vision esthétique.

1 Bernard Teyssèdre, Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, op. cit., p. 233-262, et p. 599-604.

120 ALAIN CHEVRIER

CONSÉQUENCES

Les critiques qui ont parcouru la revue La Renaissance ont proba-blement négligé ce poème du fait de son caractère de gazette rimée, publiée sous un pseudonyme. Il n’a pas non plus été retenu par les amis de Valade dans le recueil de ses œuvres, exceptionnellement, peut-être à cause de sa syntaxe hardie et de son caractère elliptique, qui tranchait sur le reste de son œuvre.

Il convient de le faire sortir du boisseau, car il donne des clés pour une relecture formelle de sa parodie : Rimbaud a accentué les écarts stylistiques et syntaxiques qu’il présente. Il n’a pas créé ex nihilo un poème qui, lui aussi, a été perçu comme une singularité dans sa propre œuvre. L’existence d’un antécédent a pour effet collatéral de relativiser le poème de Rimbaud quant à son caractère subversif au plan de la forme et sa réputation d’être un texte précurseur de techniques poétiques modernes. Il n’interdit pas son interprétation en termes de réalisme social et de subversion politique, d’autant que ces thèmes sont déjà présents dans le poème parodié.

Alain Chevrier

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT

Lire Rimbaud, c’est faire la distinction entre l’accessible et le compréhensible. En effet, sa poésie élude obstinément la compréhension tout en donnant accès aux « sens » qui évitent le langage ordinaire : d’où, dans « Alchimie du verbe », la tentative d’« inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». L’accessible, paradoxalement, ne peut pas exister dans la poétique de Rimbaud sans l’incompréhensible ou l’impénétrable, comme le suggère la prochaine phrase : « Je réservais la traduction. » C’est dans ce paradoxe, ce désir de l’accessibilité à tous les sens malgré la résistance à la compréhension définitive, qu’apparaît l’essentiel de l’expression rimbaldienne : une voix qui multiplie les sens locutoires, qui engage les sens corporels, qui s’élance dans tous les sens spatiaux, qui crée un surplus de sens dans l’étrange but d’empêcher la compréhension. Cette expression à la fois riche et errante inspirera particulièrement, pour ne prendre qu’un exemple, les poètes antillais du vingtième siècle, tel Édouard Glissant, pour qui « l’opacité » du langage poétique servirait de force libératrice. Nous proposons ici de lire plusieurs Illuminations dans une perspective glissantienne afin de montrer l’importance durable de ces poèmes aussi accessibles qu’impénétrables.

Pour Glissant, poète martiniquais faisant face aux hiérarchies coloniales qui persistent même au moment « postcolonial1 », la notion d’opacité affirme l’incompréhensible comme une modalité épistémologique de ce qu’il appelle la « poétique de la relation ». L’opacité mutuelle des sujets postcoloniaux ne les sépare pas ; elle les relie, les rend expres-sifs : « la poétique de la relation suppose qu’à chacun soit proposée la

1 Édouard Glissant, né à Bézaudin, Martinique, en 1928, a écrit de nombreux ouvrages poétiques, romanesques et critiques, parmi lesquels La Lézarde (Seuil, 1958), Le discours antillais (Gallimard, 1981) et Poétique de la relation (Gallimard, 1990). Il est mort en 2011 à Paris.

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densité ( l’opacité) de l’autre. Plus l’autre résiste dans son épaisseur ou sa fluidité (sans s’y limiter), plus sa réalité devient expressive, et plus la relation féconde1 ». Ce n’est pas un hasard si Glissant s’est inspiré de Rimbaud, ainsi que plusieurs autres poètes notoirement difficiles ou hermétiques, tels que Mallarmé, Reverdy, Saint-John Perse ou encore Aimé Césaire. Cette poésie met en doute la fonction représentative du texte et crée un réel alternatif qui ne peut être transmis que par le langage poétique. Sans souscrire à l’anti-herméneutique absolue de Todorov2, nous nous intéressons toutefois à son terme « complication de texte », qui implique un traitement plus matériel et participatif du texte rimbaldien. « Complication » et « texte », en effet, partagent dans leurs étymologies respectives l’idée de l’assemblage des tissus, d’où le mot « textile ». Une complication, si on met en valeur le pli au milieu du mot, est un processus de repliement ou d’enroulement continu de ce texte matériel. À la différence d’une explication, qui serait le dépliement du tissu textuel obscurcissant une vérité singulière en dessous, une complication accepte, affirme et contribue à l’opacité du matériel poétique. Une complication de texte glissantienne cherche la signification dans les opérations du texte même et, plus avant, participe à une lecture- composition continue et multiple qui se produit à la surface du texte.

Pour exposer sa conception de l’opacité, Glissant propose précisé-ment cette attention à la surface textuelle. Dans un contexte antillais hanté par l’exploitation coloniale, Glissant conçoit l’opacité comme une résistance au rationalisme pénétrant et envahissant du colonialisme occidental3. Le terme « comprendre », pour lui, implique une saisie possessive qui ne respecte pas la particularité de l’autre4. Sa poésie, aussi difficile que celle des poètes qui l’inspire, tente de démarrer une « trame » textuelle à la fabrication de laquelle le lecteur doit, lui aussi, participer. Une complication glissantienne augmente l’opacité du texte et, bien plus qu’une complication todorovienne, dépend de l’ouverture polymorphique du texte :

1 L’Intention poétique, Seuil, 1969, p. 23.2 « Une complication de texte : les Illuminations », Poétique, no 34, 1978.3 Voir Le discours antillais, Gallimard, « Folio/Essais », 1997, p. 14 : « Nous réclamons le

droit à l’opacité. Par quoi notre tension pour tout dru exister rejoint le drame planétaire de la Relation : l’élan des peuples néantisés qui opposent aujourd’hui à l’universel de la transparence, imposé par l’Occident ».

4 Poétique de la Relation, Gallimard, 1990, p. 206.

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT 123

consentir […] au droit à l’opacité, qui n’est pas l’enfermement dans une autarcie impénétrable, mais la subsistance dans une singularité non réduc-tible. Des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composants1.

Aussi la poétique de l’opacité n’est-elle pas une poétique de l’obscurité, car l’obscurité maintient l’emphase sur un secret en dessous de la sur-face : ob-scurus, sur-couvrir. L’opacité n’est pas non plus un hermétisme ou un ésotérisme ; une bonne initiation ou un code correct ne donne pas accès à la vérité profonde du langage, comme si la couverture en était magiquement enlevée. Un texte opaque utilise plutôt l’incompréhension pour sensibiliser le lecteur à la « texture de cette trame ».

« J’AI SEUL LA CLEF »

Opacité ou énigme ?

Les Illuminations, il faut l’avouer, laissent souvent entendre qu’il existe un code ou une clef capable de déclencher la vérité du texte. Dans la dernière phrase de « Parade », après une vertigineuse tornade d’images et de personnages, le « je » s’impose pour la première fois avec une « clef » : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage ». Le titre du poème se répète pour mieux souligner le fait que cette « clef » appartient au poème même, que c’est une clef méta-poétique. Cependant, une fois balancée sous les yeux de l’exégète, cette clef disparaît dans la solitude du « je » : « J’ai seul la clef ». Qu’elle soit un « je » « autre » que Rimbaud ou non, cette clef ne sera point accessible, ce qui diffère grandement de l’idée que le texte même est inaccessible. En effet, la solitude du « je » garantie la multiplicité, la complication, la ramification des sens, à savoir, l’accessibilité « à tous les sens ». Dans « Parade », cette multiplicité se situe dans l’hybridité des éléments du poème. L’accouplement prosodique de termes irréconciliables, comme l’a montré Bruno Claisse2, contribue

1 Ibid., p. 204.2 Voir la lecture convaincante de Claisse, qui repère une sorte de clef dans l’expérience

audiovisuelle du poème – les graphèmes et les phonèmes, dit-il, participent à « l’activité

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à un assemblage d’éléments qui se contredisent de manière énigmatique mais aussi insoluble. Dans des combinaisons comme « Parade/Paradis » et « hÉbÉTÉ/ d’ÉTÉ1 », l’accessibilité à tous les sens se manifeste dans l’hybridité irréductible de l’expression : les termes, persistant dans leur multiplicité, résistent à être résolus en un sens unique et unificateur. Ailleurs dans les Illuminations, la juxtaposition entre concret et abstrait – « aube de juin batailleuse » dans « Bottom », « chevalet féerique » et « fanfare atroce » dans « Matinée d’ivresse », « Eaux et tristesses » dans « Après le déluge » – fournit de similaires mosaïques irrationnelles. Si les mots ne collent pas, s’ils se heurtent de manière cacophonique, cette cacophonie se compose d’éventualités innombrables. Glissant s’est sans doute inspiré de cet aspect de la poétique rimbaldienne. L’hybridité ou le métissage est la condition fondamentale de l’opacité, car l’hybride ne se réduit pas à une compréhension qui l’identifierait à une origine enracinée ou un sens singulier. Si l’hybridité était considérée comme un signe d’impureté par une société obsédée par les origines ancestrales et les signifiants lisibles de la généalogie, l’accouplement hasardeux des phrases rimbaldiennes devient pour Glissant un paradigme affirmatif pour une épistémologie postcoloniale : sa « poétique de la Relation » est fondamentalement une pensée du métissage2. La « clef » de Rimbaud, loin d’annoncer l’accès à un sens pur, déchaîne plutôt une expression hybride, qui met en question les tendances ataviques du langage conventionnel.

Par ailleurs, l’appréciation du multiple dans l’expression singulière renvoie à la pensée de Gilles Deleuze, qui était peut-être la principale influence philosophique de Glissant. À la racine du terme complication, se trouve l’un des concepts cruciaux de Deleuze : le pli. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux termes font référence à l’acte de lecture. L’ontologie immanente de Deleuze se définit par « l’unité en tant qu’elle enveloppe une multiplicité3 ». Une lecture qui relèverait de la « complication »

globale du poème, qui, en suscitant l’attraction sémantique de mots ayant des phonèmes communs, devient ici indissociables d’une poétique de l’énigme. » (Les Illuminations et l’accession au réel, Classiques Garnier, « Études rimbaldiennes », 2012, p. 96.)

1 Ibid., p. 106, 96.2 Voir Celia Britton, Édouard Glissant and Postcolonial Theory, Charlottesville, U of Virginia

P, « New World Studies », 1999, p. 16.3 Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Minuit, « Critique », 1988, p. 33. Deleuze

emprunte le « pli » à Leibniz et à Mallarmé, entre autres, pour décrire les variances inhérentes dans la « large zone d’immanence » de son ontologie (idem).

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT 125

doit avouer la multiplicité de possibilités qu’enveloppe le texte unique. En outre, les implications et les explications, elles aussi des versions du « pli » – expliquer, impliquer – ne fonctionnent qu’au service d’une complication plus intriquée : « Ainsi les enveloppements et développe-ments, les implications et les explications, sont encore des mouvements particuliers qui doivent être compris dans une universelle Unité qui les “ complique” tous1 ». Selon Deleuze, les implications, les explica-tions et les interprétations replient à chaque fois de nouveau le texte, et sont toutes des « mouvements particuliers » dans le tissu textuel. La complication deleuzienne ne refuse donc pas l’explication : elle la met en relation avec les autres plis composant le texte. Un poème, dans ce système, est une création continue, un processus infini de pli et repli, d’interprétation et développement sans fin.

Un texte opaque, par son incompréhensibilité, met l’accent sur sa propre complication, sa propre complexité, et ainsi, rend visibles les potentialités propres au langage. L’étrange progression d’images, dans des parataxes abruptes où une chose mène sans lien à une autre, instaure une totalité qui ne peut exister que dans le texte. Une phrase comme « cela finit par une débandade de parfums2 » n’a pas de sens extratextuel : elle est intraduisible et irréductible à d’autres formes de signification ou imagination. En revanche, ce n’est pas du non-sens banal, car, tout d’abord, si cette phrase ne représente pas le monde que l’on connait, c’est parce qu’elle fait déjà partie du monde, elle est maté-rielle. La phrase rimbaldienne n’est intelligible qu’en tant que chose sensible. La séparation présumée entre l’intelligible et le sensible ne fonctionne pas lorsque le langage – faculté de l’intellect – s’impose au monde sensible. Voici le poème-sphinx (hybride) qu’identifie Claisse : le couplement de Parade-Paradis annonce aussi l’indistinction entre le mondain et l’idéal, la sensation et l’idéation.

Rimbaud crée ainsi la possibilité d’une réalité qui ne peut exister que par les mots, où le concret rencontre l’abstrait, l’olfactif s’assimile au visible, la terre se mélange avec le ciel. Dans « Mystique », la dernière phrase commence par l’image d’une peinture mais excède ensuite le cadre visuel qu’implique cette image :

1 Idem.2 Matinée d’ivresse dans Œuvres complètes, éd. André Guyaux, avec la collaboration d’Aurélia

Cervoni, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 297.

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Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,

La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.

Nul contexte n’illumine cette image. Des mots comme « bande » sont marqués par l’ambiguïté. Il semblerait, dans la logique d’une peinture, que « bande » signifie un ornement « en haut du tableau », mais cette logique ne dure qu’un quart de la phrase. Bien qu’un tableau puisse contenir un tel ornement dans la partie supérieure du cadre, il n’y a pas de logique selon laquelle cette « bande […] est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines ». Ou bien se peut-il que cette violence contre la logique dans la deuxième partie du verset permette justement le désaveu de la logique dans la première partie ? Rien n’empêche que cette « bande » évoque un groupe de personnes, une armée spectrale composée de la « rumeur » et des « nuits humaines », comme le champ lexical de l’éther se mélange avec l’image de l’être humain. On n’exclura pas non plus la troisième signification de « bande », bien plus rare, au vu des images marines qui hantent le poème : on nomme en effet également « bande » l’inclinaison d’un navire causée par le vent ou par un déséquilibre de poids à bord. Le texte opaque entame une suite hallucinatoire d’images qui inter-rompt la syntaxe de la pensée. Par ailleurs, cette multiplicité n’opère pas seulement au niveau de mots et phrases individuels. En rassemblant par hasard des substances, des images et des actions, Rimbaud élargit le contexte jusqu’à l’indéfinition. Le processus par lequel on déduit le sens d’une expression selon son contexte – une maîtrise bien plus importante en français qu’en anglais ou allemand, qui tolèrent moins l’ambigüité lexicale – devient pratiquement impossible. Mais cette impossibilité de déduction annonce une possibilité plus profonde : que les sens ramifient dans des directions imprévisibles. Glissant considère l’imprévisibilité comme la principale force de la poésie, la qualité qui la rend fondamentale à un monde postcolonial défini par le mouvement de mélange et de confluence culturels qu’il appelle la « créolisation » : « La créolisation est imprévisible : on ne peut pas calculer les résultats […] Le poète n’a pas peur de l’imprédictible1 ».

1 L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Gallimard, 2010, p. 33.

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT 127

DU VAGABONDAGE RIMBALDIEN À L’ERRANCE ANTILLAISE

Une imprévisibilité similaire hante la phrase finale de « H », le poème le plus explicitement énigmatique des Illuminations. Les deux derniers mots, « trouver Hortense », semblent à la fois ordonner au lec-teur de chercher dans le monde extratextuel un référent pour ce nom et, inversement, déclarer la présence d’Hortense là dans le poème, une espèce de présentation brusque : « trouvez [ici] Hortense ». On pourrait lire les mots qui précèdent ce moment de deux manières : soit comme une apostrophe qui persiste jusqu’à l’impératif, s’adressant même au « terrible frisson » – « Ô terrible frisson […] trouvez Hortense » – ; soit comme l’exclamation d’un frisson qui fait trembler l’air et la terre – « Ô terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! » – qui précède l’ordonnance finale adressée séparément au lecteur. Le poème demande continûment au lecteur de décider à quel point il s’impliquera à l’intérieur du texte ou à quel point il cherchera ailleurs. Le titre, « H », opère une dualité similaire : il propose d’un côté la notion d’un caractère isolé, un fragment matériel de langage, qui ait un sens en soi et, d’un autre côté, l’idée que le poème complètera ce que le titre ne fait que commencer. Et pourtant, comme le montre de manière convaincante Seth Whidden, le poème interrompt la temporalité de signification de telle façon que le mot final, « Hortense » (voire hors-temps), toujours indéfini, renvoie circulairement au titre1, inaugurant un nouveau début néanmoins différent, un cercle complet avec une trajec-toire toujours incomplète : une spirale plutôt qu’une boucle fermée. Si, comme l’affirme Whidden, ce « H » renvoie non seulement au prénom Hortense2 mais aussi à l’abréviation du mot « heure » dans l’écriture des

1 Leaving Parnassus. The Lyric Subject in Verlaine and Rimbaud, Amsterdam, Rodopi-Faux Titre, 2007, p. 193-194.

2 Ou à « hydrogène » ou à bien d’autres possibilités dont le nombre nous empêche de les traiter toutes. Il s’agit bien ici de l’incompréhensible, qui n’est pas l’incapacité de saisir des possibilités interprétatives mais le fait de ne pas pouvoir les totaliser dans un discours unique. Dans cet esprit, voir l’analyse de Denis Saint-Amand, qui affirme, quant à la clef apparente de H, « qu’il n’y a pas une seule et unique ligne de conduite en matière de codage » et, en revanche, « que le poème se distingue en premier lieu par sa forme, qu’il

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horaires1, la notion du temps est directement lié à ce fragment opaque de langage. « Hors-temps » puisque cristallisation du temps, « H » invite son lecteur à mettre en question la linéarité de la lecture. Édouard Glissant, dans l’un de ses derniers essais, lie justement la fragmentation du temps antillais à la temporalité imprévisible de la poésie :

Les pays que j’habite s’étoilent en archipels. Ils raccordent les temps de leurs éclatements. Quand nous rencontrons un morceau impénétrable de temps, une roche incassable […] nous n’en sommes pas désenvironnés, nous faisons le tour de cette obscurité […] jusqu’à entrer dans la chose. […]

Nous avions su qu’on peut vivre non hors du temps mais sans lui, du moins, sans le besoin de le mettre en ligne réglée ou de le repartir en divi-sions inaltérables2.

Ce temps impénétrable participe forcément à l’imprévisibilité, qui est une notion temporelle : si la lettre « H » propose l’illusion d’une pré-vision du sens du poème, alors l’opacité obstinée de « Hortense » interrompt la ligne du voilement au dévoilement de l’énigme conventionnelle. Dans un poème opaque, le voile lui-même est l’essentiel, il garantit l’imprévisibilité, c’est-à-dire la fécondité, du poème3.

Accepter l’imprévisibilité du poème, c’est justement participer à ce que Glissant appelle le mouvement de « l’errance ». C’est là le lien le plus direct entre le vagabondage rimbaldien et l’opacité glissantienne. Les deux notions dépendent de l’erreur délibérée et du décentrement. La lecture errante abandonne la tentative de pénétrer jusqu’à la racine des choses

parvient presque à faire oublier en déplaçant le questionnement du lecteur vers un jeu qu’il [force] ce dernier à jouer » (« L’érotisme ludique des Illuminations », Parade sauvage, 23, 2012, p. 256).

1 Ibid., p. 187-188.2 Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 43, nous soulignons.3 Une lecture imprévisible fait penser au poète haïtien contemporain Frankétienne, qui

invente le terme de « lecture créatrice » dans le prologue d’Ultravocal (Éditions Hoëbeke, « Étonnants voyageurs », 2004, p. 7). En outre, cette imprévisibilité poétique rappelle la notion de « misreading » de Harold Bloom, qui propose « la mésinterprétation délibérée du poète, comme un poète ». Voir The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry, 2e édition, New York, Oxford UP, 1997, p. 43, nous traduisons. Cette mésinterprétation – ou, pour revenir au lexique glissantien, cette « errance » – dans la lecture ne permet pas, en revanche, que le lecteur réquisitionne le texte. Au contraire, l’imprévisibilité du poème impose au lecteur sa variabilité nécessaire. Comme l’explique Deleuze dans un autre contexte, cette approche « est bien un relativisme, mais ce n’est pas le relativisme qu’on croit. Ce n’est pas une variation de la vérité d’après le sujet, mais la condition sous laquelle apparaît au sujet la vérité d’une variation » (Le pli, op. cit., p. 27).

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT 129

ou de voir une vérité originelle en dessous du texte. L’errance, comme la voyance rimbaldienne, est aussi bien une notion spatio-temporelle qu’une éthique langagière : le fameux « dérèglement de tous les sens » évoque une désorganisation de la direction autant qu’un dérangement des significations1. Une lecture errante, sensible à « tous les sens », se rend compte de la futilité d’une signification unidirectionnelle ; ainsi se confie-t-elle à l’espace-temps alternatif du texte opaque, dont le sens couvre un large horizon, insondable dans sa totalité mais accessible à une variété de possibilités :

L’errant récuse l’édit universel, généralisant, qui résumait le monde en une évidence transparente, lui prétendant un sens et une finalité supposés. Il plonge aux opacités de la part du monde à qui il accède […] La pensé de l’errance conçoit la totalité, mais renonce volontiers à la prétention de la sommer ou de la posséder2.

Pour Glissant, en outre, Rimbaud est l’un des principaux exemples de la figure du poète errant. Le vagabondage physique du jeune poète-maudit fait partie du même mouvement que ses errances textuelles : « Avec le troubadour, avec Rimbaud, l’errance est vocation3 ». En écrivant contre un mouvement impérialiste de pénétration et de conquête coloniale, ce qui n’est pas simplement le travail des marchands et des armées mais aussi d’une philosophie occidentale qui rationalise la subjugation des peuples non-européens, Glissant trouve chez Rimbaud un exemple de résistance4. Quand, dans « Alchimie du verbe », Rimbaud déclare « Je réservais la traduction » des « Voyelles », il fait presque étalage de sa résistance au rationnel, au désir de décoder le texte et de dévoiler une signification autoritaire.

En revanche, cette résistance, comme celle de Glissant, n’est pas entièrement militante ou protective ; elle est aussi productive. Cette dialectique s’impose au moment crucial d’« Alchimie du verbe ». Juste

1 Voir Whidden, op. cit., p. 134.2 Poétique de la Relation, op. cit., p. 33.3 Ibid., p. 27.4 À notre connaissance, Glissant ne mentionne qu’une fois la période abyssinienne de

Rimbaud. Il ironise sur l’influence de la poétique « indicible » de Rimbaud chez les poètes africains et antillais : « Nous avons connu la fascination de cet indicible, dont il est long et douloureux de se départir : Rimbaud n’a pas fait que du trafic en Abyssinie » (Le discours antillais, op. cit., p. 424).

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avant la réservation de la traduction arrive la promesse d’une accessibi-lité : « je me flattais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». On a bien remarqué le goût chez Rimbaud de la contradiction1, mais ici, ne pas divulguer et en même temps rendre accessible n’est pas contradictoire : ces actions vont de pair. En fait, la seule manière de faire une poétique « accessible à tous les sens », toutes les significations, est d’admettre son imperméabilité par la traduction, ou du moins son irréductibilité à une traduction définitive, pour que le « tous » ne se réduisent pas à l’Un. Yann Frémy affirme que cette poé-tique constitue non seulement une différente sorte d’accessibilité mais aussi une « accession » poétique, c’est-à-dire, une reterritorialisation du sens poétique qui permet à l’énoncé de s’imprégner de multiples productions et réceptions du le monde :

Gorgé de cette richesse sensible, ce verbe est avant tout le non-occulté, le non-indifférent, l’affirmatif qui accepte et accueille toutes les propositions. Il est l’accessibilité devenue accession. Il est objet et sujet, à la fois le territoire et son peuplement. À cet effet, nulle explication n’est à fournir, seulement une application : « Je réservais la traduction2. »

Ainsi Frémy propose-t-il encore une nouvelle évocation du pli : « application », qui suggère une rencontre de surfaces, un point de contact entre deux substances liées par un pli. Un « verbe accessible » est un verbe applicable, qui touche partout, qui est senti avant tout : matériel sensible, il ne se distingue pas du monde physique. D’où l’intégrité du « sens » verbal rimbaldien, car le sens lexical s’assimile et au sens esthétique et au mouvement directionnel. Verbe qui « erre » au monde sensible.

1 Todorov, op. cit., p. 248.2 « Te voilà, c’est la force ». Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Classiques Garnier,

« Études rimbaldiennes », 2009, p. 315, Frémy souligne.

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT 131

LE SENS BARBARE

Aussi le sens n’est-il caché que pour accentuer un sens plus large : « Je suis caché et je ne le suis pas », affirme le poète d’Une saison en enfer1. On a bien noté l’insistance explicite dans les Illuminations sur l’intraduisible, l’inexplicable, l’opaque délibéré, et la tentation est de ne voir que l’aspect négatif, c’est-à-dire irrécupérable, de ces moments. Dans « Après le déluge », une sorcière qui, sorte de Prométhée inverse, réserve une flamme pour elle-même, a le dernier mot – sauf qu’elle ne prononce rien : « la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons ». Le « je » de « Parade », lui aussi, s’impose à la fin du poème pour réserver la « clef », tout comme « H » prononce la chute de sa devinette dans les deux derniers mots : « trouver Hortense ». À la fin de « Barbare », par ailleurs, la « voix féminine » du poème s’intègre profondément aux endroits isolés et muets de la terre, se distançant du monde du lecteur : « et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques ». Plus elle rentre dans ce monde contradictoire à la fois infernal et glacial, plus cette voix s’éloigne du monde conventionnel. Cependant, le poème complique la finalité de cette disparition. D’abord, comme les autres phrases dans « Barbare », la dernière n’a pas de verbe ; elle reste incomplète, c’est-à-dire, in-finie2. De plus, ce n’est pas véritablement la fin du poème. Les deux derniers mots du refrain, deux fois répété déjà, apparaissent en suspension : « Le pavillon….. ». Les points de suspension peuvent d’un côté signaler la congélation du poème dans cet environnement arctique et, d’un autre côté, sa répétition infinie. Il ne serait pas exclu de penser aux « parolles gelées » de Rabelais, qui sont à la fois congelées et répétitives, et qui sonnent aux oreilles de Pantagruel comme du « languaige barbare » venant d’un temps préhistorique3. Si Rimbaud n’a pas « dégelé » son

1 Nuit de l’enfer, Œuvres complètes, op. cit., p. 257.2 Voir Whidden, op. cit., p. 193, où il repère le même phénomène dans H, qui, nous l’avons

déjà dit, participe également à une temporalité cyclique ou en spirale.3 François Rabelais, Œuvres complètes, éd. Pierre Jourda, Tome II, Éditions Garnier Frères,

1962, p. 206. La connaissance que Rimbaud avait de l’œuvre de Rabelais est difficile à

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titre de ce passage de Rabelais, du moins partage-t-il avec Rabelais une fascination envers l’opacité du langage « barbare », qui, à force de ne pas être transparent, interrompt la temporalité de la lecture. C’est précisément ce qui arrive à la (fausse) fin de « Barbare ». Le refrain, qui sera finalement suspendu, propose non seulement une image incongrue et fantastique mais aussi un commentaire en parenthèse qui nie son existence : « Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas) ». Le poème ne peut pas rentrer dans l’espace-temps conventionnel de la signification, où le signe linguistique se réfère à un objet en dehors du langage, où le rapport signifiant-signifié s’établit dans un temps linéaire dans lequel la perception de l’image acoustique précède la cognition du concept communiqué1. Dans le refrain de « Barbare », effectivement, les parenthèses séparent brutalement une phrase sobre et funèbre (et complète pour une fois, à la différence de toutes les autres) de la locution nominale fantastique qui la précède. En tant que parenthèse, cependant, cette phrase n’est que périphérique : si l’essentiel du poème « n’existe pas » en dehors, ne se traduit pas à l’existence extérieure, alors cette parenthèse « n’existe » qu’à moitié dans le poème. Ainsi le poème nous invite-t-il à accéder à son existence alternative, à participer à ses opacités2.

La notion de langage « barbare » n’est pas moins importante pour Glissant, étant donné l’attitude des colons français envers la langue créole de son enfance, déclarant que « le créole est un patois, incapable

établir de manière précise. On a bien remarqué le témoignage d’Ernest Delahaye : « Il faut savoir que Rimbaud venait de savourer très avidement, très profondément le Gargantua et le Pantagruel » (Delahaye témoin de Rimbaud, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1974). Rabelais figure aussi dans le débat sur l’origine du verbe « bombiner » dans les Voyelles ; voir, par exemple, Steve Murphy, Rimbaud et la Commune, Classiques Garnier, 2010, p. 694-695, et Antoine Fongaro, Le Soleil et la Chair, Classiques Garnier, 2009, p. 24-29. Nous ajouterions que, si l’on veut parler d’une intertextualité rabelaisienne dans les Voyelles, il convient aussi de se rappeler que les « parolles gelées » dans le Quart Livre sont « perlée [ s ] de diverses couleurs » (Œuvres complètes, op. cit., p. 206). Tout au plus, Rabelais et Rimbaud partagent un fort intérêt pour la potentialité sensible, et surtout visible, du signe linguistique.

1 En effet, Ferdinand de Saussure réunit l’image acoustique et le concept dans sa théorie du signe : « Nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique ». Cependant, s’il considère le signe comme une unité, il maintient la division entre les deux éléments à l’intérieur du signe. Les paradoxes de Barbare mettent en doute cette division. Voir Cours de linguistique générale, Payot, 1960, p. 98-99.

2 Voir Claisse, op. cit., p. 75.

RIMBAUD À LA LUMIÈRE DE GLISSANT 133

d’accéder à l’abstraction et par conséquent de véhiculer un “savoir1” ». Le créole est, selon Glissant, une parodie, ou un « détour », de la notion du barbare, si l’on considère que l’origine du mot « barbare » est l’imitation phonétique du langage « bégayant » de ceux d’en dehors de la polis. L’esclave antillais s’est servi de l’opacité du créole non seulement pour camoufler son expression au maître mais aussi pour montrer un « savoir » qui ne participe pas des hiérarchies coloniales :

[L]’esclave confisque le langage que le maître lui a imposé, langage simplifié, approprié aux exigences du travail ( d’un petit-nègre) et pousse à l’extrême de la simplification. Tu veux me réduire au bégaiement, je vais systématiser le bégaiement, nous verrons si tu t’y retrouveras2.

Quand Glissant dit que ses théories de l’opacité du langage pro-viennent de la convergence entre les « contes créoles » qu’il a entendus dans son enfance et la « “scolaire” influence des poétiques rimbaldienne et mallarméenne3 », il décrit un mariage plus naturel que l’on ne pourrait penser. Un des points de convergence entre Rimbaud et le conteur est une oralité qui contourne la sémantique conventionnelle4. Si le conteur créole invoque oralement une « présence non élucidée des langues et des formules dont on n’a pas le sens mais qui agissent quand même sur vous5 », Rimbaud n’en est pas loin dans ses phrases, où un sens n’apparait que par sensibilité auditive. Le refrain de Barbare, pour ne prendre qu’un exemple, attaque les cohérences lexicale et visuelle tout en tissant une nouvelle cohérence sonore. Par-delà les images incongrues, radicalement juxtaposées, se trouve une consonance que l’on ne remarque que par l’oreille, car l’orthographe même camoufle la répétition du son [j] dans « Le pavillon en viande saignante6 ». Cette expression est opaque non seulement pour sa résistance à un sens cohérent qui correspond au monde « réel », mais aussi pour sa tentative de signifier autrement, par

1 Le discours antillais, op. cit., p. 590.2 Ibid., p. 49.3 L’imaginaire des langues, op. cit., p. 18-19.4 Voir, au sujet de la relation synesthésique entre la « voyance » et l’oralité chez Rimbaud,

Anne-Emmanuelle Berger, Le banquet de Rimbaud. Recherches sur l’oralité, Champ Vallon, « L’Or d’Atalante », 1992, p. 157-160.

5 Ibid., p. 18.6 Je remercie Ophélie Chavaroche pour notre conversation qui a inspiré cette interprétation

du refrain de Barbare.

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une cohérence alternative sensible. Si le mot « barbare » n’a pour sens, à l’origine, que le non-sens aperçu par l’autre (qui ne remarque que les sons inintelligibles, bar-bar), c’est précisément la répétition sonore à l’intérieur du mot qui fait finalement sens1. Opaque puisque la sensibilité du mot interrompt la sémantique, la surface matérielle bloquant l’accès au sens « plus profond », le langage « barbare », tout comme le mot lui-même, contourne la compréhensibilité pour opérer une accessibilité différente. Pour accéder au sens du langage opaque, il faut passer d’abord par la sensation sans prétendre comprendre directement le sens littéral. D’où la force que Glissant retrouve à la fois dans le poème rimbaldien et le conte créole, « dont personne ne connaissait le sens, et qui agissait fortement sur l’auditoire sans qu’on sache pourquoi2 ».

TEXTURE DE LA LANGUE

Cette sorte de « non-sens » ne signifie donc pas une négativité abso-lue3, mais en fait un excès de sens, car le langage « insensé » brise la barrière qui sépare l’énoncé et le réel. Si la locution dénuée de sens se réfère à une chose, cette chose ne peut être que la locution elle-même. Un « pavillon en viande saignante sur la soie des mers » est bien une chose, à condition que cette chose soit du langage ; de même que « les fleurs arctiques […] n’existe pas » hormis son existence langagière4. Le verbe n’est ici plus une simple transparence par laquelle apparaît

1 Ce n’est peut-être pas un hasard si quelques mots saillants dans Barbare participent de cette répétition de syllabes : « assassins » ou, en rime avec « barbare », « fanfare ».

2 L’imaginaire des langues, op. cit., p. 18.3 Cette sorte d’aporie arrête Todorov, entre autres, qui dit des Illuminations que « leur sens,

paradoxe inverse, est de n’en point avoir » (op. cit., p. 252).4 C’est à peu près la définition du non-sens que propose Deleuze dans Logique du sens, ou il

examine les « mots blancs » de Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles : « C’est un mot qui désigne exactement ce qu’il exprime, et qui exprime exactement ce qu’il désigne ». Voir Logique du sens, Minuit, « Critique », 1969, p. 84. Deleuze affirme également que le non-sens fait, paradoxalement, un excès de sens : « le non-sens ne possède aucun sens particulier, mais s’oppose à l’absence de sens, et non pas au sens qu’il produit en excès, sans jamais entretenir avec son produit le rapport simple d’exclusion auquel on voudrait les ramener » (ibid., p. 89).

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un référent ; c’est une opacité aussi sensible qu’impénétrable, d’où la « texture1 » du texte, qui n’obstrue pas l’expression mais, au contraire, la libère. Les paradoxes de Rimbaud exemplifient cette violence faite au sens conventionnel. Les « fleurs arctiques » aussi bien que le « Je » qui « est un autre » ne sont pas de simples contraventions des attentes du lecteur ; ces paradoxes interrompent la compréhension de l’expression dans sa « profondeur » et, par conséquent, donnent accès au dynamisme superficiel du langage. Cela fait en sorte que le langage ne soit jamais profondément fixe mais toujours en cours de devenir2. Le non-sens, tel que l’invente Rimbaud, se libère de l’unicité statique des profondeurs afin de créer une multiplicité dynamique à la frontière du langage3.

Rimbaud promet cet excès du sens : c’est précisément le « dérèglement de tous les sens » auquel il aspire dans ses deux lettres dites « du voyant ». La qualité hallucinatoire de sa poétique – le dérèglement en tant que folie – renvoie à une sémantique où le sens est déréglé de la signification conventionnelle. Cependant, on isole trop souvent cette expression sans tenir compte des phrases qui l’entourent. Dans son explication de la notion du voyant dans sa lettre à Izambard, Rimbaud parle de l’incompréhensible, de l’inexplicable et de l’inconnu : « vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens4 ». Autant que « l’inconnu » peut être une chose que seul le Voyant puisse découvrir, ce peut aussi être un état où il faut « arriver ». Ainsi Rimbaud ne cherche-t-il pas à révéler l’inconnu mais à en faire toute une poétique, à accepter l’inconnu pour accéder à nouveau aux sens. On voit la même sorte d’inconnu abstrait dans la lettre à Demeny, envoyée deux jours plus tard : « Car il [le Poète-voyant] arrive à l’inconnu ! […] Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues5. » Le voyant

1 Poétique de la Relation, op. cit., p. 206.2 Pour l’importance de la notion de la surface et du devenir chez Deleuze, voir Logique du

sens, op. cit., p. 13-19.3 Laurent Dubreuil propose la notion du « screen word » (sans référence au terme linguistique

« mot-écran » qui désigne un mot entre le sujet et le verbe) pour un mot qui n’a pas de sens évident, à l’instar de l’hapax sur lequel Aimé Césaire termine son Cahier d’un retour au pays natal, « verrition ». Là aussi, selon Dubreuil, l’absence d’un sens unique invite une projection multiple et excessive du sens sur l’« écran » blanc du mot. « Semantics », Poetry and Mind, Cornell University, Olin Library, 10 février 2015, séminaire doctoral.

4 Œuvres complètes, op. cit., p. 340, Rimbaud souligne.5 Ibid., p. 344.

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rejette l’étroitesse de l’intelligibilité, qui s’oppose classiquement à la sensibilité, au profit d’une visibilité qui n’est pas réservée à l’esprit – de même qu’il met en question la connaissance, qui, à l’exemple du cogito cartésien, sépare la « substance pensante » de la « substance matérielle1 ». L’« inconnu », en tant que négation de la connaissance plutôt que chose inconnue à découvrir, dérègle ce dualisme et fait que le sens n’existe pas séparément de la sensation, mais par elle. Ce n’est pas, en revanche, pri-vilégier nettement la sensibilité à l’intelligibilité mais briser la barrière entre elles, d’où l’oxymore dans la lettre envoyée à Demeny : un « long, immense et raisonné dérèglement2 ». Un dérèglement « raisonné » se sert des facultés cognitives pour les relier aux sens, pour reconnaitre que le mot « sens » englobe déjà ces deux notions sans les différencier. « Sens », tel que l’utilise Rimbaud, n’est pas polyvalent ; il est immanent.

Le fait que « dérèglement des tous les sens » dans les lettres devient « accessible à tous les sens » dans « Alchimie du verbe » suggère que ce dérèglement est aussi une création de sens, une poiesis. On voit bien cette accessibilité alternative dans un poème comme « Phrases », dans lequel la syntaxe – en l’occurrence, une structure anaphorique – fournit une sorte de forme à une combinaison d’images tellement étrange qu’il est difficile de les figurer. Pourtant, un sens existe malgré l’incompréhensibilité des propositions :

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux éton-nés, – en une plage pour deux enfants fidèles, – en une maison musicale pour notre claire sympathie, – je vous trouverai.

1 Voir René Descartes, Les principes de la philosophie : « l’âme […] est une substance entière-ment distincte du corps ; […] pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps » (Œuvres philosophiques, éd Ferdinand Alquié, tome III (1643-1650), Garnier Frères, 1973, p. 95). Aussi Descartes met-il en doute non seulement les sensations du corps mais aussi sa présence spatiale : Rimbaud, en revanche, réunit ces deux idées dans sa conception de sens.

2 Dans son analyse de la lettre envoyée à Demeny, Steve Murphy attribue « l’aspect oxymorique de la formulation » du dérèglement « raisonné » à l’attitude compliquée de Rimbaud envers le Romantisme et l’Art pour l’Art : « Cette notion d’un dérèglement rai-sonné […] montre à quel point Rimbaud tente non pas de casser le Romantisme, mais de le transcender par une déconstruction en spirale grâce à laquelle il peut récuser en même temps les blandices aristocratiques ou bourgeoises de l’Art pour l’Art et le tout-intuitif sentimental du Romantisme prototypique » (Stratégies de Rimbaud, Honoré Champion, « Romantisme et modernités » 2004, p. 11). C’est une autre manière de dire que Rimbaud n’accepte pas le binarisme classique entre l’intuition des sens et la cognition de la raison.

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La causalité apparemment simple – « Quand le monde sera réduit […] je vous trouverai » – se complique : le monde doit être « réduit » à cette prolifération d’images idiosyncratiques, qui, énumérées, voire fragmentées1, par des tirets, ne suggèrent point une réduction. De plus, un « bois noir » évoque l’infinité irréductible de l’inconnu, tout comme la mer à côté de la « plage » serait insondable, nullement réductible. Pourtant, l’hypotaxe de cette phrase – causalité simple avec un interlude bien rangé par des prépositions anaphoriques – donne l’impression que cette réduction est bien possible. Dans « Phrases », dont le titre met l’accent sur la grammaire du poème, « le monde sera réduit » finalement au Verbe qui l’avait créé. Aussi réduire ne signifie-t-il pas nécessaire-ment une diminution mais plutôt un retour à l’état élémentaire, ce qui explique peut-être le choix de la préposition qui donne « réduire en » au lieu du « réduire à » attendu2. Derrière l’aspect parodique de ce poème, ironisant surtout sur les vers sentimentaux de Verlaine3, se trouve donc une opération singulièrement rimbaldienne, celle de voir le texte et le monde « en » une substance singulière aussi opaque que le « seul bois noir ». Alors que la préposition « à », du latin ad, implique la distance entre deux lieux séparés, « en », du latin in, suggère plutôt un englobement. Que le monde et la phrase ne soient que des plis dans le même tissu, que le sens englobe la signification et la sensation, telle est l’ontologie immanente que suggère Rimbaud et qu’adoptent, en quelque sorte, Glissant et Deleuze.

Ainsi les Illuminations offrent-elles une expérience sensorielle des mots et des phrases. Claudel remarque déjà dans sa préface à l’édition de 1912 « un état de sensibilité presque matérielle4 » chez Rimbaud. Le langage, au lieu d’avoir un sens spécifique, devient sensible : pal-pable, visible, auditif. Se focaliser sur « la texture » du texte, dans la conception glissantienne de l’opacité, c’est sentir cette texture autant que la voir. Claudel propose que « les mots […] montent à la surface5 »

1 Pour une analyse plus profonde du tiret chez Rimbaud, voir Michel Murat, L’Art de Rimbaud, Librairie José Corti, 2002, p. 343-345.

2 Voir Pierre Brunel, Eclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, José Corti, 2004, p. 255.

3 Ibid., p. 261.4 Paul Claudel, Œuvres en prose, éd. Jacques Petit et Charles Galpérine, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », p. 517, Claudel souligne.5 Idem.

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et participent au monde matériel de la lecture, et Deleuze ajoutera que sur cette surface se produit un excès de sens, le sens dans un processus continu de production : « le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit. Il n’est pas à découvrir, à restaurer ni à re-employer, il est à produire par de nouvelles machines1 ». Si, dans la zone d’immanence que Deleuze appelle une « surface », le « sens » englobe la signification et la sensation, c’est qu’apparaît déjà une sorte de synthèse des sens, de synesthésie. L’incompréhensibilité du texte dans des termes référentiels permet son accessibilité dans des termes corporels. L’opacité amène la lecture par-delà l’unicité du « sens profond » et l’ouvre à tous les sens.

Cette accession totale ne mène pourtant pas à une nouvelle trans-parence, une nouvelle compréhension de l’objet littéraire2. La poésie de Rimbaud, au contraire, subsiste dans une opacité permanente, qui opère dans les obscurités du texte ainsi que dans ses luminosités : « dans les ombres vierges et les clartés impassibles3 ». Bien que cette poésie puisse donner l’impression d’un accès immédiat à une expérience, elle est toujours en devenir, elle propose sans cesse de nouvelles possibilités. La relecture produit un nouveau sens, une nouvelle direction vers laquelle étendre la « trame » du texte, une nouvelle recombinaison de sensations. Si le texte rimbaldien est opaque, sa lecture doit épaissir cette opacité, c’est-à-dire replier et compliquer sa trame, ajouter des fibres à sa texture. Il faudrait enfin consentir à se joindre à Rimbaud dans son vagabondage, dans son « errance », tout en sachant que, comme l’écrit Glissant, « la pensée de l’errance conçoit la totalité, mais renonce volontiers à la prétention de la sommer ou de la posséder4 ». La poésie de Rimbaud suggère cette totalité, la poursuit même, sans jamais parvenir à en faire la somme ou à la diminuer, comme à la fin de « Vagabonds » : « nous errions, nourris

1 Logique du sens, op. cit., p. 90.2 C’est l’argument que Peter Hallward a avancé au sujet de la notion de l’opacité de Glissant :

l’opacité, dit-il, n’est qu’une étape dans la défaite d’une poétique rationaliste réductive – une étape qui, en créant une nouvelle forme de visibilité et de lisibilité, mènerait fina-lement à un « devenir-transparent plus total » (Absolutely Postcolonial : Writing Between the Singular and the Specific, Manchester, Manchester UP, « Angelaki Humanities », 2001, p. 79, nous traduisons). Cette méthode quasi-dialectique assimile fautivement la visibilité à la transparence, une assimilation qui ne convient ni au contexte anticolonial de Glissant, pour qui le devenir-visible du subalterne doit coïncider avec son irréductibilité en tant que sujet, ni au voyant rimbaldien.

3 Fairy in Œuvres complètes, op. cit., p. 315.4 Poétique de la Relation, op. cit., p. 33.

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du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule1 ». La formule, évidemment, reste opaque.

Neal AllarCornell University

1 Œuvres complètes, op. cit., p. 303.

« QUELLE MÉMOIRE AURONS-NOUS DES RÉVOLTES ? »

Rimbaud au miroir des Révoltes logiques (1975-1981)

À l’hiver 1975, parait le premier numéro d’une nouvelle revue, Les Révoltes logiques. Émanation du Centre de Recherche sur les Idéologies de la Révolte (CRIR), réunissant entre autres Jean Borreil, Geneviève Fraisse et Jacques Rancière, l’aventure s’achève en janvier 1981, au treizième numéro1. Situé entre militantisme et recherche universitaire, Les Révoltes logiques sont nées, selon les animateurs mêmes de la revue « des illusions et des désillusions de l’après 68 et du refus des différentes formes de retour aux traditions que ces désillusions entraînaient bien souvent2 ».

Vincent Chambarlhac a déjà analysé tant l’originalité que l’apport et le caractère de palimpseste des Révoltes logiques. Nous nous proposons ici de compléter cette analyse en interrogeant le parcours de la revue – « adieu au gauchisme de Mai 68 dans l’une de ses variantes maoïstes3 » – sur son versant rimbaldien, au regard plus ciblé de lectures disparates du poème de Rimbaud, à l’origine du titre.

Sur la partie supérieure de la couverture du premier numéro apparaît, d’une écriture manuscrite, le titre, et sur le quatrième de couverture, le poème de Rimbaud écrit un siècle plus tôt, « Démocratie », suivi de sa signature manuscrite et de la référence (les Illuminations) :

1 De manière générale, pour le parcours et le positionnement des Révoltes logiques, nous renvoyons aux études de Vincent Chambarlhac, « “Nous aurons la philosophie féroce” (Les Révoltes logiques, 1975-1981) », La Revue des revues no 49, janvier 2013, p. 30-43, et « Court voyage au pays des Révoltes logiques ou d’une part de l’effet sur l’histoire sociale… », Dissidences, no 4, juin 2012. Les six premiers numéros de la revue ainsi que des compléments sont accessibles en ligne : http://horlieu-editions. com/introuvables/les-revoltes-logiques/.

2 Les Révoltes logiques, no 13, janvier 1981.3 Chambarlhac, op. cit.

142 FRÉDÉRIC THOMAS

Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour. Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacre-rons les révoltes logiques.

Aux pays poivrés et détrempés ! – au service des plus monstrueuses exploi-tations industrielles ou militaires.

Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la phi-losophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route1 !

Le texte est écrit dans un brun clair, à l’exception de la phrase, en noire, pour mieux la mettre en évidence : « Nous massacrerons les révoltes logiques ». Les premiers numéros maintiendront cette architec-ture textuelle, avant que le poème disparaisse et revienne par éclipse, à partir du numéro 6, fin 1977.

Les Révoltes logiques vaut programme, répondant à la recomposition des forces et des luttes dans la foulée de Mai 68, qui se lisent notam-ment dans le titre, lui aussi rimbaldien, du programme commun de l’Union de la gauche : « changer la vie ». Deux lectures, deux figures de Rimbaud se disputent ici les vies ultérieures de Mai 68. Le titre, « Démocratie », s’oppose au recodage institutionnel et électoral de « l’imaginaire gauchiste », catalysé par l’essoufflement du gauchisme, d’une part, la crise économique, d’autre part, la montée en puissance du Parti Socialiste, enfin. La pluralité et la logique des révoltes, quant à elles, disent l’éclatement originel et la force d’une autre équation poétique affirmant la faille, l’incompté et le surplus de tout ordre – fut-il changeant. Les Révoltes logiques tirent la philosophie vers le féroce, le changement vers la subversion, la vie vers le quotidien sauvage, à la mesure des parcours sinueux et éclaté des récits « d’en bas2 ».

1 Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, Illuminations, et autres textes (1873-1875), Paris, Le Livre de Poche, 1998, p. 142-143.

2 Sur ce thème, je me permets de renvoyer à mon article, « “Changer la vie’” – éléments pour cerner les contours d’un mot d’ordre”, Dissidences, no 13, janvier 2014, p. 15-26.

« QUELLE MÉMOIRE AURONS-NOUS DES RÉVOLTES ? » 143

MÉMOIRE

« Quelle mémoire aurons-nous ? » interroge l’ouverture du premier numéro des Révoltes logiques (question qui n’est pas sans affinité avec le travail poétique de désoccultation, de contre-mémoire de Baudelaire et de Rimbaud, tel qu’il a été mis en évidence entre autres par Ross Chambers, Paul Laforgue, Steve Murphy, Dolf Oehler, Robert St. Clair). Et de répondre doublement, « qu’ aujourd’hui il n’y a plus guère de mémoire populaire » et que la revue se donne pour tâche d’aider « à constituer cette autre mémoire ». Comment ? En intervenant « là où peuvent se donner quelques armes aux contestations », en restituant « la pensée d’en bas », en suivant « la disparité des formes de la révolte » jusque dans ses contradictions et « son inattendu1 ».

Dans un entretien de 1981, soit l’année même du dernier numéro de la revue, à la première question concernant justement le curieux titre rimbaldien, les membres du Collectif de rédaction des Révoltes logiques répondent :

[ C ] ’était d’abord une fidélité emblématique, sinon théorique, à l’affirmation ‘on a raison de se révolter’. Nous n’admettions plus les raisons qui en avaient été énoncées, mais nous refusions les discours de l’assujettissement inévitable. C’était aussi une prise en compte de l’éclatement du domaine de la révolte, une volonté de la reconnaître en dehors des événements reconnus comme tels, de donner une autre dimension au côté « épidermique » qui lui est attribué.

Ces deux mots nous indiquaient, en-dessous de la grande histoire, tout un réseau de discours, logiques et trajectoires généralement rabattues sur les inerties de la vie quotidienne et de l’histoire des mentalités2.

Dans l’entre-deux-mai, quelles armes la poésie de Rimbaud offrait-elle à celles et ceux qui entendaient se positionner au croisement de la mémoire et de la révolte, de cette raison et de cette fidélité ? À quelles conditions pouvait-elle être captée et mobilisée, heureusement détournée, dans la voie d’un renversement de la logique de « l’histoire immobile » et

1 Les Révoltes logiques, no 1, 4e trimestre 1975, deuxième et troisième de couverture.2 « ‘Révoltes logiques’ : La Contre-histoire », entretien publié dans la revue L’Âne, no 1

(1981), http://horlieu-editions. com/introuvables/les-revoltes-logiques/entretien-l-ane.pdf, page 2.

144 FRÉDÉRIC THOMAS

des discours savants de l’ordre ; renversement auquel les Révoltes logiques voulaient inviter ? Mais les termes mêmes de ces questions connaissent des contorsions. Dans l’entretien déjà cité, trois glissements, aussi bien « internes » qu’« externes », potentiels ou effectifs, sont d’emblée signalés. D’une part, en lisant la revue, « nombre de gens » transforment le titre en « Recherches logiques ». D’autre part, les animateurs de la revue affir-ment : « en fait nous avons été amenés à insister plus sur la logique que sur la révolte ». Enfin, est dénoncé un travail de réduction de la notion de révolte par « les discours voisins sur les “stratégies de pouvoirs” », qui s’intéressent aux « nous massacrerons », « à cette raison des massacreurs qui ne donne qu’en creux une raison aux massacrés ». Et la revue de refuser le (faux) dilemme entre cette raison et l’incarnation de « la voix des opprimés », préférant plutôt se « tenir dans le rapport tiers1 ».

UNE POLITIQUE DÉSINCARNÉE ?

En 1998, Jacques Rancière, l’un des principaux animateurs de la revue, revient longuement sur la poésie de Rimbaud, clôturant son intervention par un retour aux révoltes logiques.

Le texte, on le sait, dit : ‘Nous massacrerons les révoltes logiques.’. Ce ‘ nous’ dont le patois étouffe le tambour, c’est celui des ‘soldats du bon vouloir’, des armées coloniales de la démocratie qui s’en vont aux pays poivrés et détrem-pés. Mais, bien sûr, nous entendons derrière le ‘ nous’ de majesté par lequel le poète se fait lui aussi massacreur de révoltes logiques, met fin à l’insurrection de son poème (…).

‘ Démocratie’, c’est le poème des révoltes logiques massacrées, du patois qui étouffe le tambour ; c’est le poème où se perd l’idiome du poème2.

Dans ce texte, Rancière dit de Rimbaud qu’« il écrit son siècle », donne le chiffre du 19e siècle3. On peut penser avec Chambarlhac que Les Révoltes logiques elles-mêmes donnent, sinon le chiffre, au moins l’un

1 Ibid.2 Jacques Rancière, La chair des mots. Politiques de l’écriture, Galilée, 1998, p. 83-84.3 Ibid., p. 67-68.

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des chiffres possibles de l’entre-deux-mai. Cependant, l’interprétation de la poésie de Rimbaud avancée par Rancière – et dont « Démocratie » apporterait comme une des preuves –, doit être questionnée.

La lecture originale et attentive de Rimbaud réalisée par Rancière nous semble cependant erronée, en raison principalement d’une mauvaise « cartographie », pour employer l’un des termes de l’article. Deux pôles font particulièrement problème : la langue et l’avant-garde. Rancière situe ainsi le travail d’écriture de Rimbaud dans l’invention d’une langue nouvelle, qui communique avec la logique de l’avant-garde : le poète chercherait à trouver « la langue de l’avenir1 » ; à « inventer la langue de son avenir2 » ; « la poésie nouvelle doit pour lui s’identifier au tout de la langue. Son sort est nécessairement lié à l’utopie de la langue nouvelle et des corps réconciliés3 ». Or, cette « la langue de l’avenir » revient à « devancer le siècle4 ». Rancière situe Rimbaud au plus près du projet de l’avant-garde, mais c’est pour mieux mettre en évidence sa différence, son extériorité. « Rimbaud n’est pas d’avant-garde » répète-t-il à deux reprises, avant d’affirmer qu’il a fait par avance ses adieux aux avant-gardes5.

La fin de l’article est étonnante. Faute d’avoir été « médium » ou « génie », Rimbaud se serait fait « commerçant et colon », et « faute de tricher sur l’or de la langue », « il a fait de l’or avec des trafics colo-niaux6 ». Outre qu’elle est téléologique, cette interprétation ignore les contradictions et ambiguïtés du Rimbaud « d’après » la poésie, et ne tient aucun compte des discussions sur la continuité et/ou la rupture dans la vie du poète7. Rancière peut alors conclure : « il a dit par avance adieu aux avant-gardes, aux ciseleurs de poèmes et aux chefs des partis de l’avenir glorieux, après avoir tenu sa partie, fait résonner le chant de l’obscure infortune dans la révolte logique de ses vers et de ses proses8 ». Cet adieu par avance aux avant-gardes rejoint paradoxalement, dans

1 Ibid., p. 68.2 Ibid., p. 74.3 Ibid., p. 82.4 Ibid., p. 68.5 Ibid., p. 84.6 Idem.7 Nous renvoyons aux travaux notamment d’Alain Borer, Jean-Jacques Lefrère, Claude

Jeancolas et nos propres recherches.8 Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 84.

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une même lecture forcée et téléologique, l’adieu anticipé à la politique d’Éric Marty1.

La correspondance entre « avant-garde », « ciseleurs de poèmes » et « chefs des partis de l’avenir glorieux » pose évidemment problème. D’autant plus que Rancière ne s’embarrasse guère pour cerner les contours de cette « avant-garde2 ». Celle-ci semble ramasser pêle-mêle divers courants artistiques du premier quart du 20e siècle pour, de toutes les façons, se confondre dans une « politique de l’incarnation », ironique-ment réduite et disqualifiée, en dernière instance, comme la mauvaise prophétie communiste. Ce n’est ni le lieu ni le moment de discuter en détails ces assertions, mais je voudrais montrer comment une telle lecture de Rimbaud, au prisme de l’avant-garde – telle qu’elle est représentée ici –, fausse l’interprétation et conduit au contre-sens.

MODERNITÉ ABSOLUE ?

Rancière évoque à propos d’Une Saison en enfer, « la modernité absolue [qui] y prend, entre la prophétie et le renoncement aux illusions, une figure indécidable. Génie en revanche est absolument positif. Il identifie pour toujours le mouvement du grand espoir au mouvement propre de la poésie3 ». Mais c’est se tromper doublement. D’abord, parce qu’en inversant les termes, Rancière fausse la compréhension du « Il faut être absolument moderne4 » de Rimbaud. Dans ce mot d’ordre, qui pro-longe et détourne tout à la fois l’interrogation poétique de Baudelaire,

1 Éric Marty, « Rimbaud et l’adieu à la politique », Cahiers de Littérature française, II, Rimbaud, Paris, University Press & L’Harmattan, 2005. Pour une critique de cette lec-ture téléologique, voir Steve Murphy, Rimbaud et la Commune, 1871-1872. Microlectures et perspectives, Paris, Classiques Garnier, 2009 ; et Frédéric Thomas, « Contours et détours d’une lecture politique de Rimbaud » dans L’interprétation politique des œuvres littéraires, Carlo Umberto Arcuri & Andréas Pfersmann éd., Paris, Kimé, 2014, p. 27-40.

2 Toutes proportions gardées, cette critique s’applique également à son essai – très intéres-sant par ailleurs – Le spectateur émancipé (Pars : La fabrique, 2008), qui confond dans une même condamnation systématique l’ensemble des avant-gardes du début du vingtième siècle.

3 Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 81.4 Arthur Rimbaud, « Adieu », op. cit., p. 83-86.

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l’important est le « absolument1 ». Celui-ci, loin de prétendre à une « modernité absolue », dénonce au contraire l’étroitesse et la fausseté de ce qui se donne pour moderne, se dispute avec et au sein d’un monde moderne, coïncidant avec la guerre et la barbarie. Il ne s’agit donc pas d’une adhésion totale à la modernité, mais bien de son « désencor-cellement2 », d’une invitation à la pousser jusqu’au bout, jusqu’à son renversement ; jusqu’à cette prise « contre-moderne3 ».

Ensuite, il est trop schématique de lui opposer l’exemple « abso-lument positif » de « Génie », qui « corrige l’ambiguïté » d’« Adieu », dernière pièce d’Une Saison en enfer. Selon Rancière, le Génie « identifie la conquête des matins sobres du futur au mouvement continué de la poésie et à l’effort de la langue purifiée4 ». D’une part, il s’agit beau-coup moins « des matins sobres du futur » que de cette vie infinie déjà virtuellement là, ici et maintenant. D’autre part, le poème n’annonce ni « la langue purifiée » ni la fin des temps, mais une clarification du chant, qui n’hypothèque pas les « malheurs nouveaux ». Enfin, il se conclut par l’appel à renvoyer le Génie, relançant par-là même le sens du poème, et se dégageant de la formule du « grand espoir » que lui prête Rancière. En conclusion, « Génie » n’est ni un texte « absolument positif » et transparent ni la conquête futuriste telle que décrite ici.

Non seulement, Rimbaud ne pose pas dans les termes que lui suppose Rancière la question de la modernité et de l’avenir, mais il en expose la faille, l’interruption, les zones d’ombres. Pour Rimbaud, comme pour nombre d’exilés révolutionnaires alors, cette question ne pouvait se poser que sur la base de la Commune de Paris (18 mars-28 mai 1871) ; depuis les espoirs soulevés, jusqu’à son écrasement et le retour à l’Ordre. Il est

1 Sur cette question de la modernité chez Rimbaud, nous renvoyons aux travaux de Shoshana Felman, « Poésie et modernité : ‘Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud’ », Littérature, no 6, octobre 1973, p. 3-21 ; Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Paris, Gallimard, 1994 ; Yann Frémy, « Sur deux formules poétiques de Rimbaud », Rimbaud vivant, no 40, septembre 2001, p. 26-36 ; et Robert St. Clair, « Le Moderne absolu ? Rimbaud et la contre-modernité », Nineteenth-Century French Studies, 40, 2012, p. 307-326. Baudelaire avait écrit quant à lui : « Il faut être absolument lyrique ». Aussi bien pour lui que pour Rimbaud, il s’agit d’une interrogation critique – critique et ironique – sur la modernité.

2 Je reprends ce terme à Walter Benjamin à propos du poème Ville, dans les Illuminations : « désensorcellement de la modernité ! ». Walter Benjamin, Paris. Capitale du xixe siècle, Pars, Éditions du Cerf, 2009, p. 338.

3 St. Clair, op. cit.4 Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 81.

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d’ailleurs symptomatique que jamais Rancière n’y fasse référence, pré-férant s’en tenir à l’influence intellectuelle du saint-simonisme, insistant sur le nouveau christianisme, la langue purifiée et une communauté générique. Or, la Commune constitue une source importante des écrits de Rimbaud1. Elle éclaire d’ailleurs plusieurs des poèmes sur lesquels justement s’appuie Rancière. Ainsi, « l’idiotie » et « l’entêtement » des « Poètes de sept ans », daté significativement du 26 mai 1871, soit la fin de la Semaine sanglante, prennent le parti du vaincu, stupide, persévérant dans sa défaite2. Dès lors, l’« alliance avec l’idiotie » prend un tout autre tour que celui imaginé par Rancière. Au regard de l’importance accordée par ce dernier aux mots, noms et paroles des sans-parts, c’est paradoxal.

Rimbaud et sa poésie demandent d’être situés – non pas réduits – par rapport à la guerre franco-prusienne, à la Commune, et à cet « Aujourd’hui la lutte est terminée, l’ordre est rétabli, le travail et la sécurité vont renaître » du général Mac-Mahon3. Situé donc par rapport à ce contrôle, à cette morale et à cet ordre, qui entendaient se marquer dans les têtes, les corps et les esprits. Soit, oui, une certaine « incarnation », dont l’entretien avec la revue L’Ane dit justement le détachement puis l’opposition. Du projet initial de construire une « contre-archéologie », les Révoltes logiques se sont dégagées pour faire « une histoire de faits isolés » : « isoler des blocs de sens qui se mettent en travers de tous les discours historiques. (…) Notre pratique nous a poussés loin de l’accumulation historienne, de l’enracinement politique et de la nécessité philosophique vers l’ordre des singularités et des solitudes, des croisements et des choix4 ». Une telle démarche, pour intéressante qu’elle soit, trouve ici sa limite, en venant buter sur le double caractère isolé et enraciné de ces poèmes. En opposant abstraitement les « faits isolés » et les « blocs de sens », la lecture rate deux fois la poésie de Rimbaud – à la fois singulière et ancrée –, et fausse la relation entre les deux.

1 Voir Murphy, Rimbaud et la Commune, op. cit. ; Kristin Ross, Rimbaud, la commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013 ; Jean-Pierre Bobillot, Rimbaud, le meurtre d’Orphée : crise de verbe et chimie des vers ou la commune dans le poème, Paris, Honoré Champion, 2004 ; et notre, Arthur Rimbaud – Poèmes politiques (Anthologie présentée par Frédéric Thomas), Bruxelles, Aden, 2012, p. 5-52.

2 Voir Steve Murphy, Le premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p. 84.

3 Proclamation du général Mac-Mahon aux habitants de Paris le 28 mai 1871, à la fin de la Semaine sanglante, in Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, La découverte, 2000, p. 375.

4 « ‘Révoltes logiques’ : La Contre-histoire », op. cit., p. 3.

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« DÉMOCRATIE »

Au-delà d’une dénonciation évidente, la prose de Rimbaud n’est pourtant pas si facile à situer. Le texte de « Démocratie » est écrit entre guillemets1. Mais qui parle exactement et quel est le statut de cette citation ? Les exégètes se sont divisés sur la question. Si les plus attentifs reconnaissent la charge ironique d’une telle prose, ils se sont opposés sur la reprise rimbaldienne et son positionnement – d’adhésion ou d’accusation – par rapport à un tel discours. Démocratie fonctionne-t-il comme un signalement, un avertissement ironique – par antiphrase –, ou prépare-t-il la définition insolite qui suit ; sorte de mise à nu de la démocratie réelle, dont il redoublerait le cynisme ? Y a-t-il, finalement, comme le pense après-coup Rancière, ralliement de Rimbaud à cette Realpolitik, au « nous » des massacreurs ?

En réalité, cette relative indétermination, ce jeu dans l’interprétation – comme on dit qu’il y a du jeu, une non coïncidence ou correspondance exacte – participe, comme souvent chez Rimbaud, d’une stratégie des effets, de cette poésie à cran d’arrêt, cherchant à relancer le poème, à prendre à parti le lecteur. Sans prétendre épuiser toutes les interprétations possibles, nous voudrions nous arrêter sur le mouvement qu’il dessine entre les acteurs, les armes et la marche en avant.

Le poème s’organise autour d’une marche, scandée par des phrases courtes, claquant comme des ordres, et s’inscrivant dans un mouvement circulaire ; depuis « Le drapeau va au paysage immonde » du début jusqu’à « la crevaison pour le monde qui va » de la fin, et le « En avant, route ! » final. Avec, au centre, « la plus cynique des prostitutions » et les massacres. Circularité d’autant plus étouffante, qu’elle semble n’offrir aucune échappatoire. Et, dans le même temps, cette impression d’accélération. Logiques, les révoltes le sont, comme conséquence « mathé-matique » en quelque sorte de l’oppression subie. Le cycle infernal de l’exploitation, de la révolte qu’elle ne peut que provoquer, puis de sa

1 Ce qu’ignore Kristin Ross, pourtant l’auteur d’un des essais les plus originaux sur le poète, dans son commentaire et analyse de la mutation du terme « démocratie ». Voir son, « Démocratie à vendre », Démocratie, dans quel état ?, Paris, La fabrique, 2009, p. 101-122. Ross est l’auteur, entre autres, de The Emergence of Social Space : Rimbaud and the Paris Commune, (Londres, Verso, 2008) traduit en 2013.

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répression, faisant naître de nouvelles révoltes, fonctionne en un circuit de plus en plus court. À l’impossibilité de sortir du cycle exploitation-révoltes-répression-révoltes nouvelles correspond un rétrécissement du monde, une impossibilité de partir. « Au revoir ici, n’importe où » dit la finitude d’un monde où il n’y a plus d’ailleurs.

N’importe où donc, puisque tout revient au même, ramène au même lieu et à la même formule ; ceux du salariat, de la marchandise et de l’exploitation. L’emportement de cet « au revoir » et l’indifférence du « n’importe où » traduisent la dynamique de la colonisation, qui rend les endroits interchangeables, abroge l’espace, nie la distance et le lointain, renversant et emportant avec elle tous les ici, tous les voyages, pour les réduire au calcul des pertes et profits du mouvement d’accumulation de capitaux. Cette colonisation de l’espace comme de la vie, Rimbaud la donne à voir dans un autre poème des Illuminations, « Soir historique » :

… un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! 

« La même magie bourgeoise » a donc tout envahi, peu importe où l’on jette le regard, peu importe où l’on fuit. Cette dynamique fait étrangement penser au passage du Manifeste communiste, dans lequel Marx et Engels analysent l’expansion du libre-échange et de la bourgeoisie : mouvement brutal et implacable de profanation, désenchantement, désencastrement des activités, sentiments, idées ; ébranlement continu des relations et institutions sociales ; réduction des rapports humains « à un simple rapport d’argent », et du médecin, du poète et de l’homme de science, « en salariés à ses gages ». « La bourgeoisie envahit toute la surface du globe. (…) [Elle] précipite dans la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares (…) ; elle les contraint d’importer chez elles ce qui s’appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image1 ». Mais une image ensorcelée, qui fausse la réalité et oriente la marche, lui donne sa véracité, l’impression de nager dans le sens du courant, dans un monde qui va, quand bien même sa destination finale serait la crevaison. Le

1 Karl Marx et Friedrich Engels, « Manifeste du parti communiste », in Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 402-404.

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« n’importe où » et la « magie bourgeoise » disent alors l’éclatement du lieu et l’ensorcellement de la formule que le poète se disait presser de trouver.

Qui sont les conquérants, quel est ce nous ? Ils sont marqués d’une dualité contradictoire : « conscrits du bon vouloir », scientifiques igno-rants et démocrates massacreurs, à la philosophie féroce. Mais la marche conquérante ne les oppose plus. Au contraire, elle les réunit, fonde ces antagonismes dans la formule d’un monde qui va, d’un « en avant » totalisant et homogénéisant. Ainsi, « ignorants pour la science » signifie, de manière banale, l’inculture de ces soldats philosophes. Mais révèle éga-lement, de manière plus radicale, que leur ignorance est sans conséquence, puisque leur seule science est cet « en avant », d’un monde qui va ; la certitude d’être du côté de l’Histoire et des Vainqueurs. Qu’ont-ils besoin de savoir d’autre ? Science, ignorance et confort se nouent et se renforcent mutuellement de suivre le sens du courant ; « la vraie marche ».

Au moment de la défaite de la Commune, en mai 1871, Marx mesu-rait déjà le progrès, en comparant les massacres de la Semaine sanglante avec la barbarie de Sylla au temps des deux triumvirats de Rome. « Il n’y a que cette seule différence, » affirme Marx : « les Romains n’avaient pas encore de mitrailleuses pour expédier en bloc les proscrits, et ils n’avaient pas ‘la loi à la main’, ni, sur les lèvres, le mot d’ordre de “civi-lisation1” ». Cette science du confort suffit aux ignorants, puisqu’elle leur donne la supériorité des armes, la légitimité de la loi et une mission civilisatrice à remplir. Ils n’ont besoin de rien savoir d’autre ; le monde qui va porte pour eux et avec eux, la science, la philosophie et l’histoire. Bref, le progrès2.

Selon Steve Murphy, « Démocratie » donnerait « en quelque sorte, la formule de la politique extérieure des vainqueurs », en synthétisant les stratégies par lesquelles « la République veut empêcher une nouvelle Commune3 ». Plus précisément, le poème dégage la formule d’un ral-

1 K. Marx, La Commune de Paris, Paris, Le Temps des cerises, 2011, p. 76.2 Ces lignes peuvent être rapprochées des réflexions de Baudelaire dans Fusées et Mon cœur

mis à nu (Paris : Librairie générale française, 1972), où il qualifie le progrès de « croyance de paresseux », consacrant « l’identité de deux idées contradictoires, liberté et fatalité » (pages 94-95), coupable d’atrophier « en nous toute la partie spirituelle » (p. 39). De même, par son rythme désenchanté et sa destination, le texte de Fusées commençant par « Le monde va finir » (p. 39-42) n’est pas sans affinité avec la dynamique de « Démocratie ».

3 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, Paris, Champion classiques, 2009, p. 520-521.

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liement, d’une complicité contre-nature par le biais de cette politique étrangère, invitant les vaincus à prendre leur revanche sur les peuples asservis, à échanger la révolution – défaite, « impossible » – contre cette « vraie marche », à rallier les vainqueurs dans un nouveau contrat social, qui fonde ensemble la philosophie et la férocité, l’ignorance et la science, la démocratie et « la plus cynique prostitution ».

Dans Aux bords du politique, Rancière revient sur l’étymologie et l’une des premières occurrences du mot « prolétaire » (lors du procès fait à Auguste Blanqui en 1832). Ce serait le nom « d’un hors- compte, d’un outcast », le nom de « ceux qui n’appartiennent pas à l’ordre des classes et sont par là même la dissolution virtuelle de cet ordre1 ». « Démocratie » donnerait dès lors à voir la neutralisation à l’œuvre de ce processus de subjectivation par une réincorporation des vaincus à l’Ordre. L’amnistie qui se profile ici se réalise sur base de l’effacement des contradictions – entre ignorance et science, philosophie et férocité, etc. – et des conflits – entre classes, entre vaincus et vainqueurs –, en opérant un autre partage du sensible, qui recoupe une nouvelle division du monde. Les vaincus sont invités, sommés de réintégrer la (fausse) communauté, en arrachant leurs regards du passé – et de son lot de défaites, de fantômes et de dettes – pour regarder et aller de l’avant, et en se dégageant d’une hypothétique voie révolutionnaire ou utopique, afin de suivre le courant, « la vraie marche » victorieuse.

RIMBAUD, COMPLICE OU COUPABLE ?

Jusqu’à quel point Rimbaud, ayant perdu toutes ses illusions après l’écrasement de la Commune, ne se rallie-t-il pas finalement à cette « vraie marche » démocratique, comme le suggère Rancière ? Il nous semble, au contraire, que la conclusion reste ouverte, ne conclut juste-ment pas et cherche à provoquer cette interrogation, à jouer de cette part indécidable. L’erreur de Rancière est d’apporter une solution à un poème, qui, justement, n’en attend pas, l’interdit même – du moins

1 Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2012, p. 118-119. C’est l’auteur qui souligne.

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dans l’espace seul du poème –, en fonction d’une mise en abîme de ce que cette solution recouvre. Il n’y a pas de dénouement.

Certains indices marquent une distance, encouragent une lecture défiante. Le titre et l’absence d’article défini – s’agit-il d’une démocratie ou de la démocratie (générique) ?, – les guillemets, la cartographie satu-rée de la préposition au(x) (« au paysage immonde » ; « aux centres » ; « aux pays poivrés »…), la violence affichée du projet constituent autant de dispositifs sommant le lecteur de s’engager dans une interprétation instable, de repérer et de combler – fut-ce provisoirement – les failles. Ils disent en tous les cas le point limite du cynisme, pratiquement intenable sous cette forme explicite et avec une telle franchise, mettant par-là même en question la possibilité d’un tel discours. Rimbaud, par des associations abruptes et un gauchissement des mots d’ordre, fait jurer les termes. La « vraie marche » marie les antagonismes avec une telle violence, que le doute ne cesse de se déplacer du titre à ce « nous », du projet à la véracité même de cette marche, butant imperceptiblement sur l’accolement de concepts contraires que la marche synthétise.

Mais la distance est aussi temporelle. « Démocratie » a beau être un programme déjà en train d’être mis en œuvre, il demeure un pro-jet à réaliser. Ainsi, il est écrit au futur : « nous alimenterons la plus cynique prostitution » ; « Nous massacrerons les révoltes logiques » ; « nous aurons la philosophie féroce ». Mêlant tout à la fois certitude et volonté, confondue dans cet « en avant », une fragile distance n’en vient pas moins se placer entre cette menace et sa réalisation. Exploitations, prostitution et massacres sont certains. Du moins, à suivre cette marche. Demeure donc la possibilité, fut-elle utopique, de faire dérailler à temps cette marche, d’entraîner, au dernier moment, le monde ailleurs que vers sa crevaison. Il convient ainsi de rapprocher ce poème des thèses « Sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin. Celui-ci, en effet, appréhendait la marche de l’histoire comme le continuum historique des vainqueurs ; un train fou qui nous menait tout droit à la catastrophe. À suivre le courant, celle-ci serait certaine. La révolution serait dès lors le déraillement, l’interruption, le point d’appui d’où faire voler en éclats le temps homogène et vide, qui nous condamne au cycle des catastrophes1.

1 Lire à ce sujet Michaël Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’éclat, 2014.

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Les « révoltes logiques » vouées à être massacrées constituent justement un autre indice, qui pointe vers un interstice, un écart. Elles ont beau être promises aux massacres, elles n’en demeurent pas moins logiques – quand bien même leur échec serait quasi assuré. La marche victorieuse des vainqueurs ne peut ni empêcher les révoltes de se produire ni abroger leurs logiques. Ni, enfin, interdire leurs retours irréguliers. Mais tout aussi certains. Le poème laisse donc deviner, sous l’homogénéité d’un mouvement triomphateur, d’autres logiques, les révoltes prévisibles et prévues, qui peuvent obliger à une fuite en avant, à une surenchère cynique et destructrice du programme démocratique. Au risque alors de renverser la dialectique du droit et de la force, qui fait coïncider philosophie et férocité, science et confort… et de perdre ainsi une part de sa légitimité, de son pouvoir de ralliement, pour ne plus laisser que l’évidence « des plus monstrueuses exploitations industrielles ou mili-taires ». Au risque donc de revenir à la division, à l’antagonisme que la marche cherchait justement à évacuer, afin d’« empêcher une nouvelle Commune1 ».

LES RÉVOLTES LOGIQUES

« Démocratie » met sous une lumière crue les contours et la mécanique de la nouvelle marche du monde, au lendemain de l’écrasement de la Commune, dont la défaite se confond pour Rimbaud avec les chances d’une réalisation immédiate de son projet poétique. Le poème est tout entier dans cette marche coloniale, déplaçant les repères, les valeurs et les mots. Cependant, le texte croise ces déplacements avec d’autres, plus imperceptibles, mais tout aussi signifiants : d’un exemple d’une démocratie (caractérisant éventuellement la société française ou anglaise du dernier quart du 19e siècle) à la démocratie en soi (la démocratie moderne et capitaliste), de cette démocratie à la révolte, d’un singulier au pluriel : « aux centres », « les révoltes ». Le curseur semble stratégi-quement déplacé des grands mouvements révolutionnaires – pour un

1 Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 521.

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temps indéterminé, mis hors jeu – à une série de stries et d’éclats, de dissidences et de refus, qui sont alors les seuls lieux et formules, ici et maintenant, d’un refus de se rallier.

En 1981, la revue Les Révoltes logiques s’en prenaient à ceux qui s’intéressent avant tout aux « nous » des « massacrerons », à « cette raison des massacreurs » plutôt qu’aux logiques des révoltés. À la fin du siècle cependant, ce « nous » abriterait également le poète, selon Rancière, mettant ainsi « fin à l’insurrection de son poème ». « Démocratie » serait alors « le poème des révoltes logiques massacrées ». Et, par extension, celui de l’adieu au « médium », au « génie », « aux avant-gardes, aux ciseleurs de poèmes et aux chefs des partis de l’avenir glorieux ».

L’ambivalence du poème, les indices de désordre, de dérèglement du discours, la distance, voire l’antagonisme, entre le poète et le « nous », tout cela, se serait fondu dans les massacres et la perte de la langue. À ce déplacement dans l’espace de la bataille et des voix, correspond celui dans le temps. Alors que le massacre des révoltes logiques dit le programme de ce qui vient, inscrits dans les aller-retours de l’écrasement et de la logique du soulèvement, les « révoltes logiques massacrées » figent cette dynamique, en parlant au passé, de ce qui fut. Du futur au passé – voire au passif –, le programme s’est réalisé, l’écart a disparu. Et Rancière de donner au poème un sens linéaire et unilatéral, de résoudre à trop bon compte le problème poétique. La migration de ce « nous » et des révoltes se poursuit et se confirme dans la dernière ligne de conclusion de l’article de Rancière puisque la pluralité et l’éclatement des révoltes disparaissent. La révolte se fait unique, conjuguée au singulier, embras-sant le seul champ littéraire « de ses vers et de ses proses1 ».

Le parcours des Révoltes logiques et l’évolution théorique de Rancière sont complexes, et ne peuvent se réduire bien sûr à leur seule appréhen-sion de Rimbaud. Il est intéressant cependant de les éclairer à partir de celle-ci. Le poème Démocratie disparaît par intermittence du quatrième de couverture à partir du no 6, fin 1977. Manière de consacrer l’effacement des révoltes au bénéfice de la logique, de marquer ses distances avec une quête poétique, encore trop chargée de l’enracinement politique dans « une âme et un corps » ? Plus sûrement, la défense développée par Rancière de la démocratie, et son refus conséquent du mode du

1 Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 84.

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soupçon, de la démystification et de toute critique radicale de celle-ci – réunis, réduits et disqualifiés comme paradigme critique du « règne du client de supermarché affalé devant sa télé1 » ; impuissant et inca-pable de s’adosser à une pratique émancipatrice – le fait passer à côté de la complexité d’un tel poème. Surtout, la charge de ce dernier en devient inaudible. L’interprétation de la poésie de Rimbaud tend alors à se dé- complexifier pour s’aligner sur la philosophie de Rancière et se mettre au service de sa démonstration. Son article nous en apprend dès lors plus sur les contours et les chemins de sa théorie que sur les enjeux poétiques de l’écriture de Rimbaud.

Vincent Chambarlhac conclut à propos de la revue : « militante plus qu’académique, c’est sur ce second sol qu’elle réussit bousculant les modèles épistémologiques. Cette réussite signifie l’échec du dessein même des Révoltes logiques sur son avers politique2 ». Cet échec rebondit dans les glissements interprétatifs du poème : des révoltes à leurs mas-sacres, en passant par la mise en avant des logiques seules.

« Quelle mémoire aurons-nous ? » s’interrogeait le premier numéro de la revue. Alors, comme aujourd’hui, la mémoire de l’offensive cristallisée en France en Mai 68 était en jeu. En faisant le détour par Rimbaud – écrivant dans le refus et la défaite, les lendemains émerveillés entraperçus, mais jamais fixés –, le retour sur l’entre-deux-mai, avec son recodage du gauchisme et l’inflexion des luttes, acquérait une acuité particulière. Symboliquement, les Révoltes logiques disparaissent en 1981, à l’heure où triomphe le « changer la vie ». Mais en tant qu’image recodée des « posters électoraux de la gauche », selon les propres mots de Rancière dans la revue3. La reconfiguration de la politique et de la révolution, en fonction des histoires singulières et quotidiennes, des logiques révoltées et éclatées, logées dans les élans poétiques rimbaldiens, a vite été reclassée.

Était-il déjà trop tard pour lire Rimbaud ? À l’heure des « croisements et des choix4 », fallait-il donner congé au poète ? Sa lecture ne pouvait-

1 Jacques Rancière, « Les démocraties contre la démocratie », Démocratie, dans quel état ?, Paris, La fabrique, 2009, p. 97. Voir aussi son essai, La Haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005.

2 Vincent Chambarlhac, « ‘Nous aurons la philosophie féroce’ (Les Révoltes logiques, 1975-1981) », La Revue des revues no 49, janvier 2013, p. 43.

3 Jacques Rancière, « Le compromis culturel historique », Les Révoltes logiques, no 25, p. 117.4 Les Révoltes logiques, no 1, 4e trimestre 1975, deuxième de couverture. Sauf indications

contraires, les citations proviennent de ce texte.

« QUELLE MÉMOIRE AURONS-NOUS DES RÉVOLTES ? » 157

elle plus participer du projet initial de la revue : « donner quelques armes aux contestations, en aidant, entre autres tâches, à constituer cette autre mémoire » ? Nous faisons ici le pari contraire. De sa poésie, il faut affirmer ce que le Collectif Révoltes logiques disait de l’histoire : elle « ne doit pas être au service des luttes, pour la simple raison qu’elle ne cesse pas d’être au service de certaines luttes1 ». La lecture renouvelée des poèmes de Rimbaud met en jeu une part de la mémoire des luttes pas-sées, au miroir de l’insubordination des années 1968, qui mène jusqu’à nous, dans « les chemins de traverse de la révolte, ses contradictions, son vécu et ses rêves ».

Frédéric Thomas

1 Collectif Révoltes logiques, « Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir », http://horlieu-editions. com/introuvables/les-revoltes-logiques/Deux-ou-trois-choses-que-l-historien-social-ne-veut-pas-savoir.pdf.

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE

Présences de Rimbaud chez Julien Gracq

Publié dans sa première édition en 1946, Liberté grande est l’unique recueil de poésie de Julien Gracq. Ce dernier doit alors sa réputation à ses deux premiers romans, Au château d’Argol et Un beau ténébreux. Entre la première et la seconde publication s’installe un vide de presque sept années, dû à la guerre, puis à l’internement de Louis Poirier dans un camp de prisonniers. Dans cet intervalle naissent les premiers poèmes en prose de Liberté grande, que l’auteur destine d’abord à l’anonymat le plus total. Ce n’est finalement qu’après le succès de son second roman qu’une première édition, regroupant une quarantaine de textes, est proposée chez Corti. Ce statut d’intermédiaire, d’œuvre de transition d’un roman à l’autre, a souvent valu à Liberté grande d’être considéré par la critique comme une parenthèse originale, « un heureux mais passager détour dû aux hasards de la route1 ». Un examen minutieux des différentes vagues successives qui aboutirent à constituer le recueil que nous connaissons aujourd’hui interdit cependant une telle interprétation, et démontre qu’il est le fruit d’un travail sur le long cours, issu d’un grand nombre d’adjonctions et de réorganisations effectuées au fil du temps.

Aujourd’hui, pourtant, alors que la plupart des écrits de Julien Gracq bénéficient d’une exégèse foisonnante, l’on constate que son œuvre poétique n’a que très peu été envisagée par la critique, qui propose une interprétation du recueil dans sa globalité. Rappelons que le recueil Liberté grande, en plus d’avoir longtemps souffert de l’ostracisme dû à son statut d’œuvre mineure et parcellaire, a également été confronté à l’étiquette surréaliste qui est volontiers appliquée aujourd’hui encore à la l’œuvre gracquienne. L’admiration portée par l’écrivain à la personne d’André Breton a en effet conduit la critique à quelques raccourcis et

1 Julien Gracq, « Liberté grande », Notice, Œuvres complètes, Tome I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 1209-1210.

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simplifications, que Julien Gracq s’est lui-même chargé de corriger1. Il ne s’agit pas toutefois de réfuter ici l’empreinte du surréalisme sur ses écrits ; le problème tient surtout à ce que la description d’une influence supposément surplombante occulte conséquemment l’existence d’autres influences tout aussi déterminantes, et donc entrave une réflexion de fond sur l’œuvre qu’est Liberté grande. Et s’il est un aspect des poèmes en prose gracquiens que l’ombre du surréalisme a contribué à éclipser, c’est sans aucun doute la part de leur inspiration rimbaldienne.

Ainsi le prologue de Liberté grande a-t-il souvent été éludé, ou passé sous silence, comme n’étant que la relique d’une inspiration surréaliste. Ce constat certes réducteur trouve pourtant un écho dans nombre d’analyses qui se libèrent rapidement de l’exergue, en le traitant comme une simple citation, alors que la mention même d’un poème de Rimbaud, à un endroit aussi crucial, ne peut qu’en faire la « centrale électrique2 » qui confère au recueil son impulsion.

L’absence de préface, et de tout texte liminaire qui permettrait de définir clairement une esthétique ou une orientation poétique semble d’ailleurs confirmer cette analyse ; le refus de tout discours théorique, de toute description programmatique fait place à une citation qui est bien plus que la reprise de quelques phrases. Il s’agit donc de distinguer la dédicace ou l’aphorisme qui précède un texte de la réappropriation d’un poème, coupé en deux, raccourci de telle sorte que sa signification en soit transformée, non seulement en vertu de la modification subie, mais également par son inscription dans un nouveau contexte, par un nouvel environnement textuel qui va doter la citation d’une richesse originale. Chez Gracq, nous ne sommes pas tant dans le trait d’esprit qui permet de cerner le texte à venir que dans la retranscription d’un écrit lu, relu et donc réécrit par la subjectivité de l’écrivain, et qui s’avérera, dans sa métamorphose, source d’inspiration pour des textes qui restent encore à venir. C’est l’exacte définition d’un palimpseste, selon laquelle la superposition de textes finit par rendre illisible les premiers, et à doter

1 Voir notamment la lettre envoyée par Julien Gracq à Michel Murat, dans laquelle l’écrivain affirme n’avoir jamais appartenu au mouvement surréaliste (Michel Murat, Le Rivage des Syrtes, Étude de style 2. Poétique de l’analogie, Paris, José Corti, 1983, p. 260.)

2 Julien Gracq, « Lettrines », Œuvres complètes, Tome II, édition établie par Bernhild Boie avec la collaboration de Claude Dourguin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 172.

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE 161

les nouveaux d’un sens original, dû à la multitude des textes qui les ont précédés et enrichis.

Dans Un beau ténébreux, Allan lui-même évoque « le voyage sans retour de la révélation » du texte, et s’interroge :

Qui peut savoir quelle puissance de conjuration recèle ce texte en filigrane, ce texte aimanté et invisible qui guide inconsciemment le poète à travers le clair-obscur déjà si hasardeux du langage écrit. Toute œuvre est un palimp-seste – et si l’œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique1.

Magique, le texte l’est de par son pouvoir évocateur, de par sa fer-tilité, sa capacité à faire naitre l’idée créatrice. Dans cette optique, il semble inconcevable, dès lors que l’on souhaite étudier les poésies en prose de Julien Gracq, de ne pas s’attarder sur leur « prologue » ; après tout, si l’auteur a mis une citation (modifiée qui plus est) en évidence, c’est qu’elle renferme une signification dont est empreinte l’œuvre qui va suivre. L’acte de la citation, chez Gracq, n’est ni esthétique, ni orne-mental ; il est fondamental et à la source de l’écriture. Il établit une relation, une chaine liant le « cité » au « citant ». La citation « citée » de la sorte rejoint « l’épais terreau de la littérature2 », et va engendrer à son tour bien d’autres écrits, loin de la signification première que lui conférait son premier matériau.

Rimbaud, tel un « éclair d’arc voltaïque3 », aimante la poésie de Gracq. Non pas qu’il la conduise, non pas qu’il la guide ; mais il l’influence, au sens étymologique du terme. Il donne à l’écriture son impulsion, il l’irrigue, l’innerve, et lui permet de prendre son envol pour « un voyage au fond même du songe4 ». Notons toutefois que la présence rimbaldienne

1 Julien Gracq, « Un beau ténébreux », Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 146.2 « Tout livre en effet se nourrit, comme on sait, non seulement des matériaux que lui fournit

la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres, et peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui » (Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 864-865.)

3 Julien Gracq, « Un Centenaire intimidant », Préférence, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 928-929.

4 Julien Gracq, « Pour galvaniser l’urbanisme », Liberté grande, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 267.

162 JEAN-BAPTISTE FANOUILLÈRE

n’est réellement visible qu’au tout début du recueil, dans le prologue et le poème inaugural. Hormis le poème « Bonne promenade du matin », dont le titre est décalqué de « Bonne pensée du matin », aucun texte ne fait par la suite spécifiquement référence au « voyant », et ceux qui ont prétendu voir dans la citation des Illuminations une clé de lecture structurant tous les autres poèmes vont peut-être un peu trop loin1. Mais indéniablement, Rimbaud est au cœur de la poétique dont découle non seulement la forme de l’écriture, mais aussi la thématique des poèmes en prose. En ce sens, l’on peut donc affirmer, comme Dominique Perrin, que « le mode de rayonnement effectif [de l’influence rimbaldienne] dépasse singulièrement celui de la référence explicite2 », sans s’exempter d’approfondir les manifestations concrètes de cette influence.

Nous souhaitons ainsi proposer ici une analyse du prologue de Liberté grande, libéré du « chaperonnage » surréaliste et considéré comme l’acte pleinement significateur d’une réappropriation d’un poème des Illuminations de Rimbaud, au sein d’une œuvre complexe et indépendante, unique représentante du versant poétique des écrits de Julien Gracq.

IRONIQUE LOUAGE DE LA MODERNITÉ

Évoquons d’abord plus amplement le poème « Ville », dont est issu le prologue de Liberté grande, avant de prétendre à une explication de la citation elle-même, d’autant plus que les interprétations – comme souvent avec Rimbaud – foisonnent et se contredisent sans cesse. Assez logiquement, il apparait impossible de comprendre la signification de la référence sans connaitre suffisamment le poème lui-même. Mais, ce qui est plus important, et moins évident, c’est que sans avoir vraiment pénétré le sens du texte, une analyse de l’appropriation de la citation de Rimbaud par Gracq est interdite, puisque c’est justement sur les transformations de sens d’une œuvre à l’autre que joue sa poétique de

1 Michael Riffaterre, « Dynamisme des mots », L’Herne, J. Gracq, Paris, Éditions de l’Herne, 1972, p. 161.

2 Dominique Perrin, De Louis Poirier à Julien Gracq, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2009. p. 284.

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE 163

la référence1. Aussi reproduisons nous ici le poème complet, pour en livrer un bref commentaire.

Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, – notre ombre des bois, notre nuit d’été ! – des Erynnies nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, – la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.

Signalons d’emblée le rapprochement qu’appelle le titre, « Ville », entre son poème et le recueil de Julien Gracq. Ce dernier prend pour point de départ « Pour galvaniser l’urbanisme », et si le titre du poème des Illuminations n’est pas spécifié dans l’exergue, il n’en reste pas moins qu’une lecture même rapide de Liberté grande confirme un intérêt prononcé pour tout ce qui a trait à ces villes, hélas « trop mollement situées2 ». En attestent d’ailleurs explicitement des œuvres comme La forme d’une ville et Autour des sept collines, ou plus implicitement des œuvres comme Le rivage des Syrtes, Un balcon en forêt et le tout récent Les terres du couchant ; on y lit des descriptions minutieuses du plan et de l’architecture des villes, étudiées dans leur moindre détail. Il faut y voir, sans doute, le regard passionné et avisé d’un Louis Poirier professeur d’histoire et de géographie, mais également l’imaginaire d’un Julien Gracq féru de géopolitique, chez qui la structuration et l’organisation de la cité prédisposent cette dernière aux évènements inéluctables qui surviendront par la suite.

1 L’œuvre de Julien Gracq est notamment connue pour sa richesse intertextuelle, mani-festée à travers le discours de personnages qui sont intarissables en citations et références artistiques. Voir notamment les travaux de Patrick Marot, qui dirige une série d’ouvrages sur la poétique de la référence gracquienne, et plus précisément l’étude de Sylvie Vignes (Sylvie Vignes, « “De l’âme appliquée sur de l’âme – et tirant”. Présence de Rimbaud dans l’œuvre non romanesque de Gracq », Julien Gracq 4. Références et présences littéraires, Patrick Marot (dir.), Paris-Caen, Minard Lettres Modernes, 2004, p. 129-130.)

2 Julien Gracq, « Pour galvaniser l’urbanisme », Liberté grande, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 269.

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L’on constate également, en observant l’éventuel lien de parenté entre « Ville », « Villes II » et « Villes I », que les « Villes » de Rimbaud, qui sont loin d’être de simples descriptions infrastructurelles, partagent avec un texte comme « Pour galvaniser l’urbanisme » un assez large réseau isotopique, que ce soit dans l’évocation des abîmes et des gouffres, dans celle de la neige et de la glace, ou encore dans celle des ponts et des passerelles. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces accointances poé-tiques un peu plus tard, mais notons que les deux premières phrases de « Ville » permettent d’inscrire Liberté grande dans une thématique plus vaste encore, dont on saisit aisément l’influence à la lecture des deux œuvres. Entrons cependant sans plus tarder dans l’analyse du poème.

Nous relevons d’abord les deux premiers mots du texte, anodins en apparence ; « Je suis ». Trois poèmes des Illuminations s’engagent sur ces mots ; « Enfance IV », « Vies II », et celui qui nous concerne actuellement. Ils attribuent immédiatement au narrateur une identité, parfois avec ou plus ou moins d’ironie, nous le verrons. Toujours est-il que Gracq, en reprenant le passage, s’identifie lui-aussi au personnage ; il convient cependant de ne pas oublier qu’il crée par là même une nouvelle entité, puisqu’il réinvestit la formule d’un sens qui lui est propre, en tant qu’écrivain et en tant que subjectivité.

Chez Rimbaud, l’identification s’apparente assez rapidement à un jeu de mise à distance, où l’énonciateur semble imiter le discours d’un individu pour le tourner en ridicule ou pour en démontrer les errements. Mais toute l’ironie du poème se situe justement dans ce que le person-nage « point trop mécontent » dit le contraire de ce qu’il prétend dire ; lorsqu’il annonce que la métropole qu’il habite est « crue moderne », il déclare en réalité qu’elle ne l’est pas. (Ceci prendra toute son importance dans la relecture gracquienne du texte « cité ».) De la même façon, la tournure « point trop mécontent » constitue une litote, en ce qu’elle atténue l’affirmation première en la formulant par la négation de son contraire, ce qui revient à l’affirmer « en négatif ». Ce procédé, et le ton qui en découle appellent à s’interroger sur la franchise et la sincérité des propos tenus ici. Le tour respire un peu trop la bonhommie et la non-chalance. Nous ne nous arrêtons pas sur l’origine précise de ce citoyen « éphémère », ni sur l’identité de la métropole en question ; la critique a tantôt cru reconnaître un autoportrait de Rimbaud pendant ses séjours londoniens entre 1872 et 1874, et a tantôt privilégié la description

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE 165

d’« une ville de rêve », ou d’« une ville d’Utopie1 ». Ces interprétations peuvent en réalité se révéler complémentaires, et font parfaitement sens chez Julien Gracq.

Ce qui fait prétendre au citoyen éphémère que sa métropole est moderne, c’est qu’elle a éludé « tout goût connu », et ce sur tous les plans. Mais éluder n’est pas résoudre, ni même interdire. Le verbe désigne en effet l’action de se dérober afin d’éviter un problème. Ainsi, il semble que cette « merveilleuse » métropole ne soit jamais qu’une ville neutre, dont l’esthétique est définie par la lâcheté plus que par le choix assumé ― supprimer le goût ne signifie pas qu’on en a pour autant. Comme dans le cas de la « métropole crue moderne », l’éphémère citoyen semble dire le contraire de ce qu’il énonce. La phrase, prise dans son ensemble, présente une tonalité on ne peut plus ironique ; le « parce que » incarne toute la fatuité d’un discours revendiqué, auquel l’auteur, qui se décline sous une identité dont émane une ridicule autosatisfaction, tente appa-remment de nous rallier, en nous convainquant de la justesse de son opinion. L’évidente faiblesse des arguments, l’insertion d’éléments sabordant le discours (« crue » et « éludé »), et le ton simplet sont autant d’indices d’un détournement parodique. À ce point cependant, il n’est pas encore possible d’affirmer avec certitude que Rimbaud ironise ; on en a seulement la conviction.

À en croire le narrateur, le néant est décidément la caractéristique fondamentale de la modernité, puisque c’est l’absence de tout « monu-ment de superstition », ou du moins, l’absence de « traces » de cette superstition, qui rend cette métropole encore plus remarquable. Le citoyen éphémère semble livrer le compte rendu d’une carte postale, comme pour vanter les mérites de cette ville dans laquelle il séjourne, alors même que le lecteur serait coincé là où, justement, les monuments de superstition sont omniprésents. Le conditionnel de « signaleriez » sonne comme une invitation ; là-bas, au moins, on serait débarrassé de tout cela… Quant au « vous », unique adresse de ce poème, il permet d’imposer encore un peu plus le sentiment d’une distance effective entre énonciateur et lecteur ; de fait, il faut admettre, soit que le poème s’adresse à un ami resté dans son pays d’origine, et relate les observations effectuées pendant le voyage, soit que le narrateur désigne une ville

1 Pierre Brunel, Rimbaud, œuvres, Paris, La Pochotèque, 1999, p. 898.

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imaginaire – terriblement ou merveilleusement moderne, c’est selon – invitant par là même à une réflexion sur les fondements idéologiques de la société en question.

Que désigne, en revanche, la périphrase « les monuments de supers-titions » ? Monuments bien tangibles, tels les temples de la foi que sont les églises, ou monuments au sens étymologique, c’est-à-dire, traces, preuves de croyances diverses, en contradiction flagrante avec la rationa-lité dont toute métropole moderne voudra se réclamer ? Nous n’aurons pas la prétention de trancher le débat, même si, la seconde hypothèse n’excluant pas la première, l’on peut imaginer une ville utopique épurée de toute religion, de tout mythe et de tout dogmatisme – et donc a priori de tout lieu de culte. Seulement, là encore, qu’est-ce qu’une ville sans identité, sans histoire, et sans croyance ? La modernité est décidément bien terne. On sait que Rimbaud n’était pas particulièrement féru des institutions religieuses, mais force est de constater que pour la deuxième fois, le narrateur décrit la ville non pas par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle n’est pas ; éliminer la superstition, ce n’est pas pour autant éveiller les consciences à une pensée plus éclairée. Plus l’écriture se prolonge, et plus la métropole semble désincarnée. Et la suite, qui nous rapproche du basculement de l’ironie implicite à la critique explicite, ne va rien arranger.

Rappelons brièvement que Gracq ne va pas au-delà de la deuxième phrase du poème dans sa citation. L’analyse que nous venons de pro-poser de ce début de poème vaut donc en tant que telle, c’est-à-dire en tant que fragment volontairement amputé de la suite du poème. C’est cette dernière que nous souhaitons désormais étudier, plus brièvement.

Poursuivant sa description, le narrateur déclare qu’une nouvelle fois, ce qui par le passé gênait par une forme trop présente, voire trop grossière, a été supprimé ; c’est ainsi que « la morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression ». La modernité, d’abord déclinée au goût puis à la superstition, s’attache maintenant à simplifier la morale et la langue, aspect au moins aussi déterminant de la sociabilité que les deux précédents.

Ici, l’exégèse est souvent divisée sur le sérieux des propos et sur les convictions du narrateur. Pour certains, il est sincère, et satisfait de cette nouvelle caractéristique propre à la métropole crue moderne ; pour d’autres, il ne s’agit que d’un discours antiphrastique, dans la

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE 167

même veine que le reste du poème. On imagine cependant difficilement comment Rimbaud, ingénieux « voyant » qui tend « à l’inconnu » à travers l’alchimie du Verbe, pourrait désirer une simplification de la langue, alors que cette dernière est l’instrument même de la « révéla-tion ». L’exercice qui vise à interpréter les propos du citoyen comme un discours cohérent et assumé de la part de Rimbaud, et à en faire un plaidoyer pour la modernité devient d’ailleurs extrêmement délicat par la suite, lorsque l’attaque devient explicite, et oblige bien souvent les critiques à faire marche arrière, ou, du moins, à évoquer l’ambigüité1 du poème. Dès lors, il semble presque logique, étant donné le ton parfois persifleur de Rimbaud, de conclure à l’ironie, plutôt que d’élaborer une analyse en deux temps, le second contredisant ouvertement le premier.

L’« enfin ! » final peut être lu comme un soupir de soulagement célé-brant un nouvel aboutissement de la modernité dans deux domaines cruciaux, ou, au contraire, comme un énième témoignage ironique d’autosatisfaction. En fait, à ce point de la lecture, le détournement devrait apparaitre presque automatiquement, et se lire par réflexe, tellement les indices s’accumulent. L’usage d’une expression généralement péjorative, telle que « être réduit à sa plus simple expression » devrait d’ailleurs suffire à lever le voile d’une écriture manifestement parodique, et à prendre au second degré. L’avant-dernière phrase du poème, pour sa part, contient deux affirmations : si la première peut encore passer pour une franche admiration de l’évolution du mode de fonctionnement de nos sociétés, la seconde, en revanche, ne laisse plus de place au doute. Il y a tout d’abord dans la formule « ces millions de gens » comme un sentiment d’aversion pour une foule anonyme, dépossédée de toute conscience, apparentée au rouage d’une société automatisée, puisqu’elle exécute sans broncher et sans besoin de connaitre ni de savoir les tâches de « l’éducation », du « métier » et de « la vieillesse », trois mots désignant les trois temps de la vie d’un être humain au parcours classique, apprentissage, vie professionnelle et « retraite », le tout dans une « parfaite » et « salvatrice » routine. Quittant la description de concepts abstraits (goût, superstition, langue et morale), le narrateur entre dans une phase du récit où se manifeste l’aspect concret de la vie en société dans une grande ville moderne. Ressortent surtout de ce début de phrase l’écrasante uniformité, l’opprimante monotonie

1 Bruno Claisse, « Ville et les ambigüité de la modernité », L’information littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 3-4.

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d’un destin implacablement commun ; les séduisantes promesses de la modernité virent au cauchemar.

La seconde partie de phrase, quant à elle, requiert une explication plus « technique ». Deux éléments surtout frappent l’esprit. D’abord, le syntagme « les peuples du continent » semble indiquer que le locu-teur n’en fait géographiquement pas partie – ce qui a pu motiver une lecture biographique du texte, selon laquelle « Ville » relate le séjour de Rimbaud à Londres. Le second élément, plus intéressant, réside dans l’étrange tournure utilisée pour décrire la « statistique folle ». Précisons d’abord que la seconde affirmation repose sur le « si pareillement » de la première, dans une locution conjonctive en « si… que… ». La foule d’anonymes amène1 donc « si » pareillement les différentes tâches de la vie « que » la statistique folle en est modifiée.

Mais c’est surtout la manière dont est exprimée cette modification qui surprend ; l’enchevêtrement est un peu compliqué à démêler. La formule « plusieurs fois moins long », au lieu de « plus court », reste fidèle aux définitions en négatif rencontrées jusque là, et l’ensemble introduit pour la première fois un élément indubitablement néfaste, puisque la longévité de « ces millions de gens » est compromise. Il est difficile de gloser la « statistique folle », autrement qu’en la reliant aux dérives d’un monde moderne ou la démographie sans borne menace la stabilité des sociétés ; l’outil de calcul est en lui-même un signe de la capacité à rationaliser l’existence grâce à la science.

Rappelons à ce sujet l’explication de Bruno Claisse2, selon qui Rimbaud fait référence aux premières statistiques réalisées à l’échelle européenne. Ces dernières établissaient une longévité plus longue pour la population anglaise que pour « les peuples du continent ». Cette hypothèse est séduisante, puisqu’elle permet de confirmer le lien avec la biographie, tout en soulignant le caractère ironique du poème ; si « ce cours de vie » raccourcit la longévité des Anglais, allant ainsi à l’encontre des statistiques officielles, c’est manifestement qu’il y a un problème avec cette ville de la modernité, ou que les statistiques elles-mêmes sont fausses. C’est que, peut-être, les scientifiques de la nouvelle ère n’ont pas pris en compte la monotonie de l’existence des foules anonymes. Finalement, l’ironie pourrait se muer en critique cinglante.

1 Ici, la signification du verbe « amener » s’apparente à celle de « conduire », ou « mener ».2 Bruno Claisse, op. cit. p. 86-87.

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE 169

Abordons à présent la dernière phrase du texte, qui est aussi la plus longue, et ne présente aucune ambigüité, du moins au niveau idéolo-gique. Au niveau phrastique en effet, la lecture est plus ardue ; le style jusqu’ici faussement neutre et objectif devient chaotique et saccadé, avec des tirets, des parenthèses, des digressions et des allégories. À commencer par un « aussi comme » qui a dérouté la critique. Ici, nous adopterons l’interprétation de C. A. Hackett1, qui fait du « comme » un intensif synonyme de « combien », orphelin toutefois de son point d’exclamation habituel. Le poème suit le mouvement qui le mène de l’abstrait au concret, et l’on retrouve le narrateur, enfin situé dans la « Ville », observant les alentours depuis son cottage ; il n’est pas anodin qu’il habite cette petite maison de campagne typiquement anglaise. Plus important, le locuteur n’aperçoit désormais plus que d’inquiétantes visions, qui menacent l’équilibre « idéal » de la ville moderne. Les spectres sont « nouveaux », comme le mode de fonctionnement de la société dont le citoyen éphémère vantait les mérites ; les avancées ont apporté leur lot de nuisances… À présent, la pollution (« l’épaisse et éternelle fumée de charbon ») et la saleté (« la boue de la rue ») risquent de remplacer notre ombre des bois et notre nuit d’été « naturelle ». Ce sont ces dangers qui guettent une cité hantée par les Érinyes, divinités persécutrices, nouvelles elles aussi, et qui telles des Némésis modernes, doivent venger les crimes de la métropole « modèle ». Contre l’omniprésence (« puisque tout ici ressemble à ceci ») des fléaux que sont la Mort, l’Amour désespéré, et le Crime piaulant (divinisés par les majuscules), la seule solution est de s’enfermer, déclare le narrateur, dont la bonhommie s’est subitement envolée. Ultime et infernale vision qu’il nous est donné de voir de ce lieu dont on nous avait pourtant dit que la morale était « réduite à sa plus simple expression ».

Ainsi s’achève le tableau faussement optimiste et insidieusement élogieux de cette métropole. La ligne de fracture qui sépare les cri-tiques semble être le fruit d’une écriture à plusieurs degrés, mais qui, cependant, offre suffisamment d’indices pour ne pas qu’on se méprenne sur le réel propos de l’auteur. Optant pour un discours antiphrastique, Rimbaud dépeint les égarements d’une société qui, pour être idéale-ment novatrice, s’est séparée de tout ce qui a pu constituer celles qui l’ont précédée, quitte à ne plus présenter que l’aspect le plus vide de la

1 Cecil A. Hackett, « Anglicismes dans les Illuminations, » Revue d’Histoire Littéraire de la France, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 196-197.

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pensée, tant au niveau des mœurs qu’au niveau de l’urbanisme. Et c’est bien sûr la « Ville », structure, symbole et porte-étendard des valeurs, qui illustre le mieux cette pernicieuse dérive. Son aménagement à des fins strictement économiques, sa densification, sa criminalisation et son insalubrité sont ici dénoncés avec ingéniosité ; la critique directe cède la place à une parodie d’édification, probablement calquée sur le discours positiviste et moderniste de l’époque.

Finalement, c’est encore au Poète que revient le don de « voyance », qui confère la capacité de dépasser les façades et les promesses du Progrès. Le propos de Gracq, dans « Pour galvaniser l’urbanisme », poème qui suit directement la citation du poète, est idéologiquement très proche de celui de Rimbaud dans « Ville », et sa rêverie dans Liberté grande, semble inspirée des « Villes » du poète ; on comprend dès lors fort bien qu’il se réclame de Rimbaud, le « suprême Savant1 », puisque son art lui a permis de capter l’essence de ce qui allait devenir au fil du temps l’une des préoccupations cruciales de nos sociétés modernes.

UNE RECONFIGURATION PROPICE À LA RÊVERIE POÉTIQUE

Venons-en désormais à la lecture de l’appropriation d’une partie du poème « Ville » par Julien Gracq. Liberté grande, rappelons-le, n’est précédé que d’une partie du texte rimbaldien :

Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition2.

En quoi le découpage des deux premières phrases du poème constitue-t-il un acte d’assimilation, détenteur d’une signification

1 Arthur Rimbaud, « Lettre À Paul Demeny », (1870-1875), Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 344.

2 Arthur Rimbaud, « Ville », Illuminations, Œuvres complètes, op. cit., p. 300-301.

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remodelée par celui qui cite ? Quelle est la valeur de la transformation subie par un morceau de texte arraché à son terreau naturel, et replacé, collé sur une œuvre étrangère ? Comme le signalait Antoine Compagnon :

Lorsque je cite, j’excise, je mutile, je prélève. Il y a un objet premier, posé devant moi, un texte que j’ai lu, que je lis […]. Le fragment élu se convertit lui-même en texte, non plus morceau de texte, membre de phrase ou de discours, mais morceau choisi, membre amputé ; point greffe encore, mais déjà organe découpé et mis en réserve. Car ma lecture n’est ni monotone ni unifiante ; elle fait éclater le texte, elle le démonte, elle l’éparpille. C’est pourquoi […] ma lecture procède déjà d’un acte de citation qui désagrège le texte et détache du contexte1.

Nous sommes bien ici dans le cas d’un passage « découpé et mis en réserve » par Gracq, qui a retenu son attention, frappé son imagi-nation, et qu’il a donc jugé bon de décontextualiser, afin de l’apposer à son œuvre. Mais l’acte de la citation prend plus de poids encore lorsque l’on sait que l’écrivain ne s’est pas contenté de citer ; il a placé le passage en exergue de son recueil, lui conférant ainsi la valeur d’un préambule. Le poème ainsi redéfini dans ses contours semble désigner les sources de son inspiration, le point de départ de la rêverie qui est l’origine des paysages de Liberté grande. Le début de « Ville » figure comme le témoin fertile de l’acte de l’écriture, qui a initié et engendré le recueil. C’est que Gracq, en lisant Rimbaud, s’est laissé entrainer par les visions qu’il lui suggérait, avant même de prêter attention au sens du texte. Il a ainsi sélectionné et isolé un morceau, qu’il a investi d’un sens nouveau, prêt à générer d’autres formes d’écritures. Comme le suggère Antoine Compagnon : « La lecture repose sur une opération initiale de déprédation et d’appropriation d’un objet qui le dispose au souvenir et à l’imitation, soit à la citation2 ».

La signification et la construction initiale du poème – une critique de la modernité à travers la description d’une ville désincarnée – s’en retrouvent profondément altérées, ou, du moins, désaxées en faveur d’une thématique plus « gracquienne ». Et, de fait, si une certaine critique de la modernité n’est pas tout à fait absente des premiers poèmes en prose du recueil, il semble impossible d’affirmer pour autant qu’ils forment

1 Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 17-18.2 Antoine Compagnon, op. cit., p. 18.

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un manifeste politique antimoderne. Ce constat, outre qu’il infirme l’hypothèse d’un recueil de Liberté grande strictement rimbaldien, impose de chercher ailleurs l’influence du poète.

Le « souvenir » de « Ville » semble surtout évoquer à Gracq l’aspect fantastique d’un lieu sans limite physique ni contrainte spatiale, qui laisse à l’imagination la liberté totale de se déployer. Il s’agit de la même dimension onirique que l’on sent présente dans « Villes II » et « Villes I », et qui accompagnera l’écriture tout le long du recueil de Liberté grande. La coupure effectuée par Julien Gracq entre les deux parties du texte apparait justement à la rupture que nous décrivions plus haut, et qui fait basculer le poème lentement mais sûrement de la critique implicite à la dénonciation explicite. Les deux premières phrases de « Ville », bien que teintées d’ironie et plombées par les intrus « crue » et « éludé », ne présentent pas d’attaques frontales contre la modernité. Il apparait ainsi que le passage, séparé de sa « confirmation », ne peut être résolument décrit comme offensif. Dès lors, il convient de relire le début du poème à l’aune de l’appropriation gracquienne, qui modifie le sens du texte.

Nous l’avancions au début de cette analyse, la reprise par Gracq du « Je suis » rimbaldien constitue une identification, non seulement au poète, mais aussi au citoyen éphémère. Nous traiterons des deux per-sonnages différemment. Concernant le premier, il nous faut mentionner que l’identification n’est pas simple remplacement. Chez Gracq, elle a valeur d’ajout, dans une dynamique littéraire et historique qui voit chaque nouvel auteur puiser dans l’existence livresque qui l’a précédé, afin de la réinventer et de se la réapproprier, ce dans le but de pouvoir féconder à son tour l’imagination d’un futur écrivain ; c’est, en somme, le principe sur lequel repose la poétique gracquienne de la référence, et qu’il décrit dans Préférences1. Dans En lisant en écrivant, à l’occasion d’un chapitre consacré aux « siècles littéraires », Gracq évoque plus avant cette intuition qu’au fil du temps, la littérature gagne en richesse poétique :

Qui peut nier que, de Parny à Lamartine, de Lamartine à Hugo, de Hugo à Baudelaire, de Baudelaire à Rimbaud et Mallarmé, il s’institue un type de succession artistique tout à fait différent de celui des siècles passés : non plus une calme et linéaire passation de sceptre, mais un mode de transmission

1 Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 864-865.

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cumulatif où le capital reçu en hoirie semble chaque fois aux mains du léga-taire avoir fait exemplairement boule de neige1 ?

Faire sien le « je » rimbaldien, c’est évidemment s’inscrire dans la continuité littéraire, et s’instituer en maillon de cette chaine qui trans-met l’héritage poétique d’œuvre en œuvre. Dans un entretien avec Jean Carrière, Gracq précise encore cette idée de lègue, en dépeignant cette fois une oxymorique continuité de ruptures :

J’ai été frappé – je l’ai écrit autrefois – par l’étonnante, l’extraordinaire série de ruptures qui marque l’histoire de la poésie française dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, de Hugo à Baudelaire, de Baudelaire à Mallarmé ( d’une part), de l’autre à Rimbaud et Lautréamont. À chacune de ces ruptures, à chacune de ces révolutions poétiques, la poésie a semblé acquérir des pouvoirs nouveaux, a semblé engranger un plus perceptible. Je crois que l’éblouissement devant cette série de secousses sismiques, qui chaque fois marquaient une conquête, est à l’origine du prestige exceptionnel qu’a conservé en France, pendant des décennies, l’idée d’avant-garde2.

Dans pareil contexte, l’accaparement du « je suis » des Illuminations prend une valeur particulière ; il appose à la Littérature non seulement l’empreinte de Rimbaud, mais également l’empreinte renouvelée d’un Rimbaud grac-quien. L’auteur se fait « passeur » dans un processus historique qui, en le reliant à ses prestigieux prédécesseurs, « esprits de révolte parmi les plus intrépides3 », lui permet d’être reconnu d’eux, tout en préparant l’œuvre à venir, Liberté grande. À cet égard, le choix d’une référence rimbaldienne est bien plus qu’une simple affaire de préférences littéraires ; chez Gracq, la citation est définitivement histoire de filiation, non pas uniquement au sens d’influence, mais au sens plein de relation historique4.

Partant, le « je » nouvellement gracquien de « Ville » est aussi l’emblème du « je est un autre » de la lettre du voyant ; il est recréation de l’identité, et naissance d’une subjectivité poétique propre à l’univers artistique engendré par l’œuvre. Le passage découpé, copié puis collé est donc doublement à l’origine du recueil de Liberté Grande, non seulement

1 Julien Gracq, « En lisant en écrivant », Œuvres complètes, Tome II, op. cit., p. 749.2 Julien Gracq, « Entretien avec Jean Carrière », Œuvres complètes, Tome II, op. cit., p. 1245.3 Julien Gracq, « Lautréamont toujours », Préférences, Œuvres complètes, Tome I, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 895.4 Il se place de la sorte dans la lignée des « grands écrivains », ce qui témoigne d’un pro-

cessus de légitimation.

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en tant qu’il est la source « démiurgique » des paysages gracquiens, mais également en tant qu’il y inscrit l’expérience du sujet gracquien.

Quant à l’autre aspect de l’identification, à savoir, le rôle de « citoyen » que s’attribue l’écrivain, il semble, dans une habile mise en abyme préliminaire, mimer l’acte même de la lecture. Celui qui a consacré plusieurs de ses œuvres aux villes et à leur urbanisme, l’observateur « exalté1 » de Saint-Nazaire et le piéton d’une Nantes « à demi rêvée2 », se fait habitant d’une métropole, « les villes étant faites pour être habi-tées3 ». Il annonce donc à sa façon un parcours et un itinéraire, celui de l’œuvre et de la ville qu’il a traversées, et qu’il offre désormais ; le lecteur éphémère est invité à se promener dans un espace dont l’auteur a voulu qu’il soit le symbole de la liberté poétique. C’est précisément pour cette raison qu’intervient la coupure dans le texte, qui subtilise au poème sa valeur critique ; c’est l’image poétique, bien plus que la portée idéologique, qui a marqué définitivement la mémoire de Gracq, exactement comme dans « Dévotion » – poème rimbaldien sur lequel nous reviendrons plus tard – c’est la puissance évocatrice de « Circeto » qui retient l’attention de l’écrivain. Ce dernier « fait éclater le texte », et l’assimile comme la matière future de sa propre écriture.

La métropole gracquienne, anciennement rimbaldienne, est « crue moderne parce que tout goût [y] a été éludé » ; l’ablation de la fin du poème autorise désormais une lecture moins sévère, dans la veine des commentateurs qui percevaient dans la prose de Rimbaud un sentiment d’émerveillement pour la capitale, non seulement parce que la ville de Gracq ne peut être Londres, mais également parce que le défaut d’une argumentation dépréciative ne permet pas de conclure ici, malgré le « crue » et le « éludé », à une satire. Dès lors, et sans autre contexte, la lecture des deux phrases liminaires semble bel et bien affirmer que si la métropole est dite « moderne », c’est parce qu’elle a su se débarrasser de tout ce dont on connaissait l’existence jusque là. Et, de fait, le néant occasionné par ce refus du connu n’est plus une tare rédhibitoire, dès l’instant où la question « mais qu’y-a-il donc dans cette ville, s’il n’y a rien de connu ? » trouve sa réponse dans le recueil qui suit immédiatement.

1 Julien Gracq, « Pour galvaniser l’urbanisme », Liberté grande, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 269.

2 Julien Gracq, « La Forme d’une ville », Œuvres complètes, Tome II, op. cit., p. 773.3 Julien Gracq, « Autour des sept collines », Œuvres complètes, Tome II, op. cit., p. 882.

DE « VILLE » À LIBERTÉ GRANDE 175

L’absence de tradition, et même de superstition, bien plus qu’une critique, semble indiquer la volonté de faire table rase du passé, afin de guider promeneurs et lecteurs dans un univers fondamentalement neuf, et surtout, libre. De par ses paysages oniriques, de par ses associations paradoxales, de par ses apparitions fantomatiques, et surtout, de par le saisissant climat d’étrangeté ressenti lors des déambulations de l’habitant de cette « ville », l’œuvre illustre la recherche d’une rupture poétique, qui se manifeste à travers la suppression de « tout goût connu ». Par un étonnant retournement de signification, Gracq s’est emparé d’un texte, et l’a remodelé, nous amenant à lire les deux phrases de « Ville » à l’aune du recueil qui suit, et vice versa. En cela sûrement, Philippe Le Guillou voit juste, lorsqu’il dit avoir « toujours [ considéré] les proses de Liberté grande comme les Illuminations de Gracq1 ».

De même, l’Ici désigné par le citoyen, et le conditionnel qu’il emploie, prennent une autre dimension ; sûrement Gracq a-t-il tenu à rattacher cette deuxième phrase à la première dans sa citation pour insister sur le caractère fondamentalement inclassable de l’œuvre à venir. Plus de doute, notamment, quant à la signification du mot « monument », qui en l’occurrence, renvoie au sens étymologique de « remémoration » ; aucune des visions que l’on pourra contempler dans le recueil n’aura d’équivalent dans les souvenirs d’hommes. À travers la citation revisitée de Rimbaud, Gracq pose les jalons d’une nouvelle poétique.

Le rôle et l’importance de l’exergue rimbaldien, on s’en rend compte, dépassent ici l’acte de la citation considéré en tant qu’emprunt. Ce qui résulte de la mobilisation du fragment, c’est l’entremêlement d’un ensemble de poèmes en prose et d’un texte des Illuminations, qui exercent l’un sur l’autre une influence, incitant à revoir leur signification originelle. Le souvenir de la métropole de « Ville » apparaît comme le point de départ d’une rêverie dont les deux premières phrases du poème jouent le rôle de catalyseur.

Jean-Baptiste Fanouillère

1 Philippe Le Guillou, Julien Gracq. Fragments d’un visage scriptural, Paris, a Table ronde, 1991, p. 83.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE »

angoisse

Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écra-sées, –  qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, –  qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale,

(Ô palmes ! diamant ! – Amour, force ! – plus haut que toutes joies et gloires ! – de toutes façons, partout, – Démon, dieu – Jeunesse de cet être-ci1 ; moi !)

Que des accidents de féeries scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?…

Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles.

Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.

« ANGOISSE » FACE À LA CRITIQUE

« Angoisse » jouit d’un statut particulier au sein des Illuminations, que lui confère une tonalité inhabituelle, assez proche d’Une saison en enfer, comme y a insisté Albert Henry à la suite de Suzanne Bernard2. C’est du reste

1 Le manuscrit est ici source d’une hésitation d’autant plus ennuyeuse que la perspective interprétative en est sensiblement modifiée. Dans son édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », André Guyaux choisit de lire une virgule (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 308). S’il est vrai que les points-virgules du dernier alinéa sont parfaitement lisibles, et que l’on peut s’étonner, en cette fin de deuxième alinéa, de la jonction partielle entre le point et la virgule, on distingue tout de même une discontinuité entre les deux. Comme la plupart des éditeurs, je retiens donc le point-virgule.

2 Henry, Albert, « Sur deux poèmes de Rimbaud, Angoisse et Honte », Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, Palais des Académies, cinquième série, tome XX, p. 297-303, 1984, repris dans Contributions à la lecture de Rimbaud, Bruxelles,

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cette étude d’Albert Henry qui domine, depuis une trentaine d’années, un débat critique assez peu nourri, et qui se confinait avant elle dans les appareils de notes des éditions autorisées, ou dans des ouvrages anciens1. Aussi serait-on volontiers porté à affirmer qu’avec « Angoisse », le « jour de succès » d’une étude importante, mais brève, semble en quelque manière nous avoir « endorm [ is ] sur la honte de notre inhabileté fatale » critique. Le sens général de ces cinq alinéas, « expression du malheur essentiel, véritablement ontologique », pour reprendre les mots de Pierre Brunel2, ou pour rappeler ceux d’Albert Henry3, « de l’inquiétude existentielle et de l’impuissance fondamentale, […] du drame d’être », fait à peu près consensus parmi les principaux lecteurs : pour le dire de façon schématique, « Angoisse » mettrait en scène un débat existentiel, opposant aux rêves chimériques de compensations d’un état douloureux, exprimés dans les trois premiers alinéas, une réalité dominée, dans les deux derniers, par la mystérieuse et inquiétante figure de cette « Vampire » que l’on incline le plus souvent à lester d’une valeur allégorique. Dans le détail toutefois, une comparaison attentive des différentes études fait sourdre quantité de désaccords, et les montre à divers degrés plus attentives à déchiffrer un sens global et à décrypter des figures (« Elle », ou « la Vampire ») qu’à approfondir la mise en avant d’une « structure très rigoureuse de la pièce4 ».

L’étude d’Albert Henry brille ainsi surtout par ses aperçus sur la parenthèse de sursaut lyrique du deuxième alinéa, et par la formula-tion d’une hypothèse d’ensemble forte, mais à mon sens contestable, qui assimile « Elle » et la « Vampire » à « la Vie5 », confondant deux des acteurs déterminants de l’existence avec l’objet du poème. Dans l’une des meilleures études de son édition critique des Illuminations6,

Académie royale de Belgique, 1998, p. 127-142. Rimbaud, Arthur, Œuvres, éd. Suzanne Bernard [1961], édition revue et mise à jour par André Guyaux (nouvelle édition revue et mise à jour 2000), Paris, Classiques Garnier, 2000, p. 565-567.

1 Je renvoie à la synthèse qu’en fait Suzanne Bernard dans son édition (ibid., p. 565).2 Arthur Rimbaud ou l’éclatant désastre, Seyssel, Champ Vallon, 1983, p. 209.3 Art. cité, p. 132.4 Ibid., p. 129.5 « Il en résulte qu’Elle doit, tout naturellement, évoquer la vie, plus exactement, la Vie »

(ibid., p. 131) ; « Il est impossible de voir la Mort derrière la Vampire : la mort ne nous laisse rien : c’est la Vie qui nous amuse avec ce qu’elle veut bien nous laisser […] » (ibid., p. 132).

6 Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 182-187.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 179

André Guyaux a quant à lui proposé l’analyse formelle d’ensemble la plus précise, à ce jour, d’« Angoisse », mais son parti-pris de neutralité herméneutique lui interdit d’entrer trop avant dans l’interprétation de détail. James Lawler1, s’il multiplie « à la loupe » les observations stylistiques les plus fines, développe de façon trop restrictive une inter-prétation qui porte le débat sur un terrain largement esthétique. Plus récemment, Pierre Brunel a proposé2 une mise en perspective substantielle des commentaires majeurs d’« Angoisse », en reprenant la plupart des difficultés soulevées par le poème. Quant à l’étude de Bruno Claisse3, la plus récente, elle souffre de l’orientation contestable qui régit ses lectures des Illuminations : à la recherche d’un système de pensée, elle revient peu ou prou à souscrire imprudemment à une formule fameuse du locuteur d’« Alchimie du verbe4 ».

La présente étude n’entend pas remettre en question les fondements interprétatifs du poème, ni conduire une analyse exhaustive de chacun de ses syntagmes, et paie volontiers son tribut à certains prédécesseurs tenus en haute estime. Elle souhaite néanmoins s’inscrire en faux contre un « réflexe de traduction » des Illuminations, activé dès les années 1880 par les exégètes, et qui trouve ici une expression caractéristique avec l’assignation, à toute force, d’identités diverses à « Elle » (premier alinéa) et à « la Vampire » (quatrième alinéa), comme si le poète d’« Angoisse » – mais la remarque vaudrait également pour « Après le Déluge », ou encore « Dévotion » – nous sommait de « trouve [ r ] la Vampire », lui qui, ailleurs, nous enjoint de « trouve [ r ] Hortense ». Le protocole de lecture construit par le poème n’est pourtant pas celui d’« H », et la dimension allégorique de la Vampire relève probablement d’un réflexe herméneutique dont il convient au moins de se méfier. Qu’« Angoisse » soit proche d’Une saison en enfer (et en particulier, non de « Mauvais sang », comme le soutient

1 Lawler, James, « The Poet as Agonist : “Angoisse” », Rimbaud’s Theatre of the Self, Cambridge (Massachusetts), London (England), Harvard University Press, 1992, p. 173-183.

2 Brunel, Pierre, Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des « Illuminations » d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée, Paris, José Corti, 2004, p. 469-482.

3 Claisse, Bruno, « La Vampire d’Angoisse ou la dénégation du réel rugueux », Les « Illuminations » et l’accession au réel, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 79-90.

4 J’ai essayé de cerner brièvement les limites de cette démarche, comme de toutes celles qui activent un « réflexe de traduction » pour lire les Illuminations, dans la notice « Illuminations » du Dictionnaire Rimbaud (dir. Yann Frémy et Alain Vaillant) à paraître en 2016 chez Classiques Garnier. Si elle ne manque naturellement pas d’épaisseur, je l’estime étrangère à la langue comme à l’ambition du Rimbaud des Illuminations.

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Albert Henry1, mais plutôt, comme on le verra, de « Nuit de l’enfer » et de « L’Éclair »), que l’orientation du débat intérieur dramatisé par le poème soit à peu près partagée, n’autorise pas à rabattre un sens qu’on a tôt fait de rendre univoque sur des figures que l’on voudrait allégoriques, pour mieux y loger la substantifique moelle d’interprétations ingénieuses. Or l’effet pervers de l’herméneutique particulière réclamée par « Angoisse » réside en ceci que les explicitations des données du débat intérieur d’un sujet étreint, serré par l’angoisse (les locutions doivent avoir ici tout leur poids), certes éclairantes, ont tendance à prendre le pas sur la considération des liens très particuliers qui se nouent entre les alinéas, déterminant une diffusion progressive de l’angoisse qui doit être appréciée dans le mouvement de sa propagation, comme des modulations de la voix du locuteur, qui changent de coloration à chaque alinéa.

Poème « fissuré2 », « Angoisse » donne l’un des meilleurs exemples des différences de hauteur, au sens spatial et musical3, que le poète des Illuminations ménage entre ses alinéas, à partir desquelles on réinvestira l’observation d’Albert Henry sur la structure du poème. Le lien entre les alinéas – ainsi que l’épaisseur du silence qui les sépare – est à envisager sur deux plans distincts : d’un côté, le rêve (alinéas 1 à 3) d’arrachement à un hic et nunc douloureux, progressivement miné par le doute, contraste avec l’acceptation lucide d’une impuissance subie (alinéas 4 et 5) ; dans le premier cas, la suite de propositions complétives des alinéas 1 et 3 s’oppose nettement à la parenthèse du deuxième, comme le remarquent la majorité des commentateurs, tandis que dans le second, s’il est net, l’écart de ton entre les deux derniers alinéas est plus difficile à carac-tériser. Mais cette bipolarisation joue également à l’échelle du poème, où un ordre rhétorique (alinéas 1, 3 et 4) s’oppose à un ordre lyrique en clair-obscur (alinéas 2 et 5), chacun étant mû par un principe de renversement soutenant la contagion de l’angoisse. C’est autour d’une question simple, volontairement redondante, que je voudrais organiser ma contribution à l’approche d’« Angoisse », en me refusant à céder aux mirages de l’identification allégorique des deux instances majeures du texte (« Elle » et la « Vampire »), encore moins à leur confusion, comme

1 Art. cité, p. 130.2 Pierre Brunel parle à raison d’« un texte fissuré », sans en tirer toutefois toutes les

conséquences (op. cit., p. 472).3 Ce point est également ébauché dans mon introduction aux Illuminations, précitée.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 181

à la tentation de la traduction paraphrastique philosophique d’un poème en prose qui, en dépit d’apparences trompeuses, appartient en plein à une esthétique dont il est l’une des figures de proue : dans « Angoisse », où se situe l’angoisse, et quels en sont les degrés ?

UN MONDE D’ASPIRATIONS (ALINÉAS 1 À 3)

DIFFUSION DE L’ANGOISSE (ALINÉA 1)

L’attaque d’« Angoisse » va à rebours d’une tendance majeure du recueil à l’affirmation massive. À l’exception de la deuxième des « Phrases » et de « Jeunesse II. Sonnet », aucun autre poème ne s’ouvre en effet sur un mouvement interrogatif, qui fait ici planer une incertitude fondamentale sur les souhaits, fébriles, émis par le sujet. « Se peut-il » introduit un triple vœu, dont la réalisation est incertaine, et dans lequel, c’est essentiel, l’espoir de trois types de compensations à trois causes d’inaction et de passivité le dispute à un doute naissant sur la nature des compensations attendues.

Parmi les interprétations les plus partagées, trois points font diffi-culté : s’agit-il bien de trois « réparations » ? Ce mouvement interrogatif est-il ironique, et l’interrogation est-elle en conséquence strictement rhétorique ? Le pronom « Elle » enfin se confond-il avec « la Vampire » du quatrième alinéa ? En répondant par l’affirmative à cette dernière question, comme Antoine Adam dans son édition de la Pléiade1, ou comme Albert Henry dans sa brève étude, la compréhension de la tonalité du premier alinéa ne peut qu’aller dans le sens de l’ironie, et l’interrogation, se faire immédiatement rhétorique. Celui-ci soutient en effet que les propositions liminaires, comme la proposition du troisième alinéa « évoquent toutes, quant à leur signifié conceptuel et affectif […] des faits d’existence, tenus pour des faiblesses évidentes, ou des illusions

1 « Pour pénétrer les obscurités de ce texte difficile, il faut d’abord se convaincre que Elle, à la première ligne, ne diffère pas de La Vampire ; qu’Elle est la Vampire » (Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1002). La glose générale d’Antoine Adam ne manque pourtant pas de pertinence, mais le mouve-ment de la paraphrase emporte toutes les nuances de l’angoisse dans le texte, qui devient une sorte de dissertation philosophique. Le nivellement herméneutique, en l’occurrence caractéristique, consiste bien à lire le poème à rebours, à partir du quatrième alinéa.

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nocives, ou des consolations trompeuses1 », relevant d’une interrogation pour ainsi dire ornementale. La réponse implicite au « Se peut-il » initial serait donc d’emblée négative, et les compensations seraient dénoncées comme illusoires et dangereuses dans le mouvement même de leur énonciation. Or – André Guyaux y a été sensible2 –, les interrogations du premier alinéa ne sont pas de même nature que celle du troisième ; le mouvement interrogatif, sans devenir pleinement rhétorique, subit une sorte de transmutation sceptique, mais son ouverture, sa valeur de souhait doivent être prises en considération dans la lecture des premières propositions. En effet, l’angoisse n’est pas thématisée, encore moins allégorisée dans le première partie du poème, qui plus subtilement lui donne, de façon dynamique, sa coloration affective ; c’est sa diffusion et si l’on peut dire, son intensification, son crescendo qui sont donnés à apprécier. À cet égard, elle est directement liée, non seulement au mou-vement interrogatif, mais à la nature de l’incertitude que celui-ci fait valoir, et que l’on ne saurait négliger, sous peine de lire « Angoisse » au détriment de ce qui n’est pas seulement le corollaire de la méditation mélancolique sur l’existence, mais son principe actif : les modulations multiples d’une inquiétude intense, ce que j’appellerais les hauteurs de l’angoisse, le terme subsumant ses degrés, son domaine, sa portée (au sens vocal), au gré de variations de tonalité qui affectent chacun des alinéas. Pour filer une métaphore topographique, aucun d’entre eux ne se situe sur le même plan : chacun a sa hauteur, et la distance qui les sépare (au besoin appuyée par la ponctuation, mais dépendant essentiel-lement à mes yeux d’une tonalité en métamorphose continue) doit être appréhendée et interprétée, pour éviter de gauchir considérablement ce qu’on croit être l’objet du texte ; dans « Angoisse », le poète parle moins de l’angoisse, que sous l’effet de l’angoisse, et dans la prise de conscience, progressive, de cet effet construit par la dynamique textuelle.

L’incertitude ouverte par l’interrogation est ainsi la condition sine qua non de la fertilisation de l’angoisse qui, dans l’une de ses conceptualisations les plus fameuses, est un vertige du possible et une paralysie du choix3.

1 Op. cit., p. 131.2 Op. cit., p. 183.3 Je me contente de rappeler ici, trop brièvement, la comparaison kierkegaardienne, sans

m’avancer imprudemment dans un type de raisonnement oublieux de la consubstantialité rimbaldienne, capitale à mes yeux, des idées et des formes : « On peut comparer l’angoisse au vertige. Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 183

Dans le premier alinéa, les consolations ne sont pas encore perçues comme trompeuses, et l’expansion progressive de l’angoisse est atténuée par le rêve de compensations, plutôt que de réparations : André Guyaux a mis en évidence un écart entre l’idée de réparation, qui selon lui oriente le premier alinéa, et celle de « restitution », qui domine le troisième1. Cependant, à proprement parler, la réparation ne relève que de l’emploi du verbe « réparer », dans la deuxième proposition, qui implique une correction, l’application d’un remède à un état « d’indigence » jugé insatisfaisant2 ; le pardon espéré de la première proposition est certes proche de la réparation, mais ses résonances chrétiennes doivent être prises en considération3, et la nature du remède qu’il suppose n’est pas d’ordre matériel, mais moral et affectif ; la mise en sommeil, au contraire, ne « répare » pas, mais détourne momentanément l’attention, éteint la vigilance, sans que disparaisse cette « inhabileté fatale4 » constitutive. Du rêve de pardon au vœu de mise en sommeil, il y a donc une gradation qui accompagne une diffusion de l’inquiétude, strictement cadencée par la succession anaphorique des propositions, mais aussi par les tirets qui les séparent ; le rêve d’une compensation absolue à l’inaction, à la passivité et à l’insatisfaction présente est peu à peu remplacé par le vœu, plus modeste, d’atténuation d’un sentiment douloureux, touchant à

autant de l’œil que de l’abîme, car on aurait pu ne pas y regarder » (Kierkegaard, Søren, Le Concept de l’angoisse [1844], in Miettes philosophiques. Le Concept de l’angoisse. Traité du désespoir, traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1948, p. 224). Chez Kierkegaard, l’angoisse, liée à la faute originelle, est aussi une paralysie passagère du possible : « Dans l’angoisse cet infini égotiste du possible ne nous tente pas, comme lorsqu’on est devant un choix, mais nous ensorcelle et nous inquiète de sa douce anxiété » (ibid., p. 225).

1 Op. cit., p. 185.2 Voir les deux définitions les plus proches du texte que donne le Trésor de la langue fran-

çaise du verbe « réparer » : « Faire disparaître, corriger » ; « Remédier aux conséquences fâcheuses d’un acte, d’une parole, d’une situation ».

3 James Lawler les a brièvement soulignées (op. cit., p. 177). Le pardon implique un man-quement ou une faute (si l’on suit le Trésor de la langue française, « pardonner », c’est « considérer comme non avenu [ e ] un manquement, une faute, une offense en n’en tenant pas rigueur à l’auteur et en n’en gardant aucun ressentiment »), dont la position, dans le poème, est très concertée (voir infra).

4 Michel Murat a finement glosé le choix d’un tel verbe : « “Endormir sur” est au croisement d’expressions comme “fermer les yeux sur” et “endormir l’attention”. Ce léger décalage confère à tous les termes une valeur concrète. Nous voyons le poète dormant sur sa propre honte comme sur un lit amer : le mot “angoisse” désigne précisément ce nœud du corps et de l’esprit » ( L’Art de Rimbaud (nouvelle édition revue et augmentée), Paris, Éditions Corti, coll. « Les Essais », 2013, p. 315-316).

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notre destinée. Progressivement investis par le doute, les trois souhaits subissent une restriction de leur champ : pardon accordé aux « ambi-tions continuellement écrasées » par l’entremise d’« Elle » d’abord, qui projette un indéniable éclat sur toute la première partie et sur laquelle il faut revenir ; la « fin aisée » en réparation des « âges d’indigence », perspective toute matérielle de « comfort » bourgeois, individuel ; frêle « jour de succès » mettant en sommeil notre « inhabileté fatale », enfin, que Suzanne Bernard, suivie par Pierre Brunel, a eu raison de rapprocher de « Royauté1 ». Ce resserrement, qui étymologiquement est le mouve-ment définitoire de l’angoisse2, va de pair avec un crescendo du sentiment d’impuissance et de dépossession, puisque dans la première proposition, l’écrasement des ambitions dépend encore du sujet (la faute lui est pleinement imputable) alors que dans la troisième, « l’inhabileté » est « fatale » parce qu’imposée par une condition tyrannique, l’expressivité du substantif jugulant sous un rapport tout ensemble physique, moral et social la capacité d’action, en désignant une maladresse essentielle3. Ce glissement mélancolique vers un fatum d’impuissance est sensible au niveau grammatical : alors que dans la première proposition, la construction factitive fait à la fois du locuteur l’objet de la périphrase actantielle, et le sujet logique de l’infinitif, et qu’en conséquence une marge de manœuvre lui est octroyée par « Elle » pour accéder au pardon, la première personne du pluriel de la troisième est pleinement objet. Aussi, du « me » hybride, objet et sujet, à ce « nous » pris dans les rets d’une destinée immanente, les propositions du premier alinéa ne se situent-elles pas exactement à même hauteur : les vœux du sujet sont de plus en plus mesurés, circonscrits et quantifiables, et, dans l’élan de la cadence majeure, c’est le syntagme final – le plus long, « la honte de notre inhabileté fatale » –, cette impuissance paralysante déterminant la naissance et les progrès de l’angoisse, qui finit par jeter le voile du doute

1 En particulier sur la foi des « jardins de palmes » (Bernard, Suzanne, op. cit., p. 567 ; Brunel, Pierre, op. cit., p. 471).

2 L’étymon d’angoisse, angustia (presque toujours employé au pluriel, angustiæ), signifie au sens premier « étroitesse ».

3 Est habile celui « qui a une disposition d’esprit et de caractère le rendant particulièrement apte à agir de façon appropriée à ses fins ou à se tirer d’affaire dans les situations qui se présentent » (Trésor de la langue française) ; en d’autres termes, si l’homme habile est l’homme du kairos, « l’inhabileté fatale » dresse un rempart immanent devant la possibilité d’agir « de façon appropriée » ; l’agitation incriminée dans le quatrième alinéa est le fantôme de cette impossible action.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 185

sur la dynamique du souhait. De part et d’autre, incertitude devant les possibles et passivité, piliers de l’angoisse, circonscrivent ainsi l’espace de son déploiement.

« ELLE » (ALINÉA 1, 2)

Or, si la diffusion du doute est concomitante d’une lente propagation de l’angoisse, ce doute n’emporte pas encore le pronom « Elle », dont le [e] minuscule est surchargé d’une majuscule, sur le manuscrit, et qui pose au moins deux grandes difficultés1 : est-ce la première expression de « la Vampire », et les deux instances se confondent-elles ? Quelle est par ailleurs sa place au sein de la série de compensations du premier alinéa ? On l’a dit, Antoine Adam, Albert Henry, ou plus récemment Bruno Claisse2, ne distinguent pas « Elle » de « la Vampire » ; André Guyaux s’est quant à lui montré plus prudent, choisissant de « laisser distinctes, tout comme les deux parties du texte séparées par Mais, ces deux agentes de la difficulté d’être », dans lesquelles il voit toutefois une évidente « personnification » de l’angoisse3. Ce parallèle lui-même est toutefois insidieux : la symétrie entre « Elle » et la « Vampire » est une fausse-symétrie, comme en trompe- l’œil, et la première embûche consiste à omettre que, contrairement à la seconde, la première est à saisir parmi ces autres compensations que sont la « fin aisée » et le « jour de succès » ; « Elle » est, si l’on veut, prima inter pares de la série liminaire, mais elle en est bien membre. En conséquence, et en toute rigueur, « Elle » peut bien faire partie de « ce qu [ e ] nous laisse » la Vampire, mais ne peut pas logiquement offrir le premier visage d’on ne sait quel Janus allégorique que sculpterait le poème.

L’autre difficulté me semble relever d’un problème de fond, qui touche l’approche de l’ensemble des acteurs mythologiques, littéraires, idiosyncrasiques du recueil, et tout particulièrement les instances fémi-nines (de l’« Henrika » d’« Ouvriers » à la « Léonie Aubois d’Ashby » de « Dévotion ») : il s’agit du réflexe de traduction, référentielle ou allégorique

1 Je mets volontairement de côté la question de l’emploi du même pronom majuscule à la fin de « Métropolitain », pour des raisons qui tiennent à ma perspective d’ensemble sur le recueil, et aux limites de cette étude. Une approche comparée, si elle était pertinente, demanderait de trop amples développements.

2 Op. cit., p. 81.3 Op. cit., p. 187.

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de ces personnages, comme si les poèmes nous invitaient à résoudre des équations çà et là posées, et comme si interpréter ces figures revenait nécessairement à leur assigner une identité différente de celle que le texte se borne à indiquer. Or, assigner une identité définie à « Elle », comme à la Vampire du reste, c’est se situer en-deçà des exigences du texte et négliger un caractère crucial de la construction du sens dans les Illuminations, qu’Olivier Bivort a bien étudié1. Angoisse, Femme, Vie, Mort ou autres puissances à majuscule2 : toutes substituent une direc-tion de lecture à l’indétermination signifiante du pronom ; elles tirent argument du second volet du poème pour imposer à son entame un sens qu’il ne recouvre pas encore, et restreignent l’extension maximale du pronom majuscule, qui est son caractère véritablement signifiant. Prenons plutôt le parti, qui n’est tautologique qu’en surface, de voir en « Elle », « Elle », comme Aragon affirmait à raison qu’il fallait prendre au pied de la lettre une affirmation telle que « Cette famille est une nichée de chiens », dans « Alchimie du verbe3 ». « Elle » est d’abord un principe féminin irradiant, positif, une altérité radicale qui doit être opposée à l’autre pronom suraccentué du poème, pronom tonique cette fois, le « moi » de la fin de la parenthèse du deuxième alinéa. Préalablement au sursaut individuel d’un rêve d’épanouissement autarcique, le sujet aspire, tout au contraire, à se confier à ce qui est son irréductible opposé féminin, à ce qui n’est absolument pas « moi », et c’est dans cette mesure seulement que l’on peut conférer au pronom une valeur structurante. Mis en relief par une l’ouverture vocalique fulgurante (« Se peut-il qu’Elle » : [e]-[e]-[i]-[è]), et par le voisinage d’un « il » impersonnel4, le pronom jouit

1 Bivort, Olivier, « Métalangage et contraintes herméneutiques : du sens tu au sens guidé », dans Traduction=Interprétation. Interprétation=Traduction. L’exemple Rimbaud, Actes du col-loque de Ratisbonne (21-23 septembre 1995), éd. Thomas Klinkert et Hermann Wetzel, Paris, Champion, 1998, p. 25-35.

2 Voir la liste du « déluge d’identifications », utilement établie par Pierre Brunel dans son édition (op. cit., p. 470).

3 « Préface à l’édition anglaise de Une saison en enfer », Nemoguće/ L’Impossible, Belgrade, Éditions surréalistes, mai 1930, repris dans Chroniques I, 1918-1932, édition Bernard Leuilliot, Paris, Stock, 1998, p. 367.

4 Comme l’a relevé André Guyaux, qui note que « elle renvoie à Elle, comme si le genre féminin se suffisait à lui-même ». Je m’accorde avec lui sur le fait que « l’angoisse s’exprime dans l’interrogation », moins sur le fait que « cette interrogation [ait] pour objet prin-cipal, conducteur, la puissance à laquelle le pronom Elle fait référence » (op. cit., p. 183), dans la mesure où, pour polarisateur qu’il soit, le pronom reste le premier terme d’une énumération.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 187

d’une ouverture sémantique maximale, d’une virginité conceptuelle qui le rend dépositaire d’un espoir fébrile. Le ferment de l’angoisse, qui naît d’une inquiétude profonde, d’une forme de paralysie de l’action devant l’ouverture du champ des possibles – en d’autres termes, d’un « Se peut-il ? » métaphysique –, n’est donc pas logé dans le pronom, mais dans l’incertitude du mouvement interrogatif qui s’engage avec lui : au moment où s’ouvre un débat intérieur, la conjonction de celui-ci et de l’ouverture presque aveuglante d’« Elle » réunissent, en l’espace de cinq monosyllabes, les conditions de fertilisation d’une angoisse encore très diffuse. En cela, l’emploi du pronom est absolument remarquable, dans la mesure où du principe féminin, mi-maternel, mi-amoureux, est attendu le bercement d’un pardon, l’étreinte douce d’une réconciliation avec soi, qui se mue progressivement en étreinte de l’angoisse (et l’on dit bien que l’angoisse étreint celui qu’elle gagne). Si elle est sans doute illusoire, on aurait tort d’évacuer d’entrée de jeu cette attente, car sans elle le titre du poème, son effet si difficile à caractériser s’évanouirait immédiatement. Dans ce premier alinéa, « Elle » est le pôle positif d’une aspiration à la réconciliation, dont la conscience aiguë de l’« inhabileté fatale » est le pôle négatif, celui du doute : c’est précisément cet imper-ceptible renversement de l’espoir vers le doute qui fait de l’angoisse, non un personnage allégorique, mais le principe dynamique d’une instabilité affective du poème.

UN SURSAUT AUTARCIQUE (ALINÉA 2)

Que l’angoisse soit cette puissance qui étreint, enserre le sujet, la position de la parenthèse lyrique, prise en étau entre les propositions des premier et troisième alinéa, en donne une claire illustration. Ici le commentaire d’Albert Henry, qui parle à son propos de « facule lyrique », parce qu’il témoigne d’une écoute incomparable du texte, et qu’il met le doigt sur l’un des aspects les plus originaux de la poétique des Illuminations, doit être rappelé :

Sous des apparences stylistiquement tourmentées, la première partie est […] syntaxiquement et conceptuellement unitaire dans sa série de propositions en que, toutes de même valeur. Mais le deuxième verset, malgré sa position, très calculée, comme en pleine phrase, fait surgir un monde à part : c’est une éruption affective qui file verticalement, sans la moindre frange de contact formel avec le reste ; […] Rimbaud […] a mis soigneusement le tout entre

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parenthèses, parenthèses dont la fonction isolante est capitale ; ce verset 2 s’affirme, extérieurement, en contraste abrupt avec les versets 1 et 3, entre lesquels il a comme surgi, mais il ne brise pas l’unité phrastique des trois premiers versets. Facule lyrique1 !

Ce qu’Albert Henry appelle « facule lyrique » est un sous-ensemble de la « facule discursive », « espèce d’insertion compositionnelle », sen-sible au niveau du texte, « en rupture, au moins apparente, avec ce qui l’entoure verbalement », et qu’il est loisible de déceler au gré de signes typographiques, mais aussi stylistiques ; la facule discursive « traduit toujours […] un mouvement psychologique inattendu [du] contemplateur en plein acte de contemplation ». Dans le cas de la facule « lyrique », « le mouvement est surtout d’origine affective : il se produit une irruption de l’être de chair, avec déboîtement vertical, en explosion, cet éclatement étant déclenché, dans le déroulement du discours, par un mot rupteur préalable2 » (en l’occurrence, « fatale »). C’est donc le brusque changement de ton et de voix qui introduit une première variation de hauteur dans le poème, traduite par cette verticalité avancée par Albert Henry, elle-même thématisée par « – plus haut que toutes joies et gloires ! » (en contraste appuyé avec « les ambitions continuellement écrasées3 »), et soutenue par la déflagration exclamative. Sauvagement, la parenthèse impose un ordre lyrique en rupture avec l’ordre rhétorique des alinéas 1 et 3, massivement scandés par la succession des propositions. Si elle prend pour tremplin le « jour de succès » de la troisième proposition, dans la continuité évidente assurée, sur un plan lexical, par l’invocation « Ô palmes ! diamant ! », elle lui donne une tout autre teinte. La ponctuation joue ici un rôle capi-tal : il est en effet très significatif, et déroutant, qu’une virgule précède la parenthèse ; celle-ci, non seulement sépare les alinéas, isole un peu plus la parenthèse, mais a également pour fonction de suspendre et de nouer, comme au bord d’un précipice d’incertitude, la première expression de l’angoisse, son premier vertige, conjuré et sublimé par la parenthèse. Au moment où le doute semble prendre le pas sur l’espoir, le débat est suspendu, et le sujet oppose à cette angoisse naissante une tentative de

1 Op. cit., p. 130-131.2 « La facule discursive dans l’œuvre de Rimbaud », in op. cit., p. 282-299. Citations p. 289,

293 et 294. Albert Henry étudie deux autres exemples de facules lyriques dans l’œuvre rimbaldienne : la parenthèse de « Honte », et l’avant-dernier alinéa d’« Après le Déluge ».

3 Je souligne. C’est James Lawler qui a formulé cette remarque (op. cit., p. 178).

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ressaisie utopique du moi, puissamment ascensionnelle, par laquelle les trois aspirations fébriles du premier alinéa deviennent dynamique d’aspiration physique, les ambitions douloureusement rappelées, appels d’air d’un rêve de toute-puissance du sujet.

Il faut souligner combien ce sursaut vital d’un moi éphémèrement souverain inverse l’ordre mélancolique du premier alinéa, où le sujet se trouve pris peu à peu dans une communauté sociale et dans une condition collectivement partagée, tout en prenant appui sur lui. L’incertitude angoissante fait place à l’élan vers un espace inconnu qui n’est plus source d’angoisse – certes momentanément –, mais d’exaltation, « – plus haut que toutes joies et gloires ! ». Espace au sens propre utopique, non seu-lement parce que situé sur des hauteurs superlatives, mais également parce que situé par-delà des valeurs chrétiennes et sociales1. André Guyaux a mis l’accent sur ce qui sépare syntaxiquement les deux alinéas, observant qu’« à l’ordre syntaxique succède un ordre lexical », et que « le mode interrogatif verbal fait place à un mode exclamatif nominal2 », fonctionnant par enchaînement asyndétique. L’ellipse de la plupart des déterminants (« Ô palmes ! diamant ! – Amour, force ! […] – Démon, dieu – Jeunesse […] ») me semble également notable : liée pour les deux premiers groupes au vocatif lyrique, barbare après « partout », elle confère aux noms une extension maximale, comparable à celle de l’immense majorité des titres du recueil, en opposition directe avec la restriction de champ progressivement opérée par les articles des deux dernières propositions du premier alinéa, glissant de l’espoir d’« une fin aisée » à celui d’un unique « jour de succès ». Dans la parenthèse, tout particulièrement pour le couple « – Amour, force ! », le rêve de régéné-ration physique du moi en passe par l’énonciation brute de substantifs pour la plupart corrélés à des puissances motrices du recueil3, dont la formule « de toutes façons, partout », raccourci formulaire de l’ambition

1 « Joies et gloires » appartiennent bien évidemment au lexique des Évangiles, comme « Amour », et comme le pardon espéré à l’attaque du poème. Du côté des valeurs sociales, la « fin aisée » et le « jour de succès » véhiculent des aspirations bourgeoises.

2 Op. cit., p. 184.3 Est-il nécessaire de rappeler, à la suite de nombre d’exégètes, que tous les termes de la

parenthèse renvoient à des puissances structurantes du recueil ? On se reportera en parti-culier à « Royauté », « Génie », et à la série « Jeunesse » pour des échos significatifs, avec lesquels il convient toutefois, en vertu d’un principe de précaution herméneutique propre à la constitution du sens dans chacun des poèmes du recueil, d’en user avec circonspection.

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démiurgique des Illuminations, joue le rôle de réceptacle synthétique. De façon symptomatique, la formule remotive au centre de la parenthèse une locution figée, soutenant en acte l’effort de régénération du moi, en faisant voler en éclats la tenaille paralysante de l’angoisse1 ; après un premier temps ascensionnel, elle amorce, dans les trois derniers ensembles, une dilatation superlative du moi qui leste d’une troisième dimension affective l’espace de l’alinéa. L’ordre asyndétique va donc de pair avec une très forte cohésion interne, assurée par une série de parallélismes rythmiques, grammaticaux, typographiques qui confèrent à la facule un statut d’exception : la transition du premier au second ensemble est assurée, au cœur de l’enchaînement, par l’indéfini « toutes », vecteur privilégié de ce que Jean-Pierre Richard appelle la « passion rimbaldienne de la totalité2 », dont le pluriel initial (« toutes joies et gloires ! ») gagne par contagion la locution figée, et qui forme comme la pierre de touche de l’ambition démiurgique, utopique, de la parenthèse ; un parallélisme rythmique et typographique comme celui qui est ménagé entre les couples situés en deuxième position de chaque ensemble, « – Amour, force ! » et « – Démon, dieu » (par la majuscule initiale, le tiret et la succession d’un dissyllabe et d’un monosyllabe) assure également une cohésion subtile, verticale, qui infléchit l’isolement de groupes aspirés par le pôle synthétique du « moi ». Si l’on voulait risquer un verbe superlativement rimbaldien pour caractériser cette saisie aussi précaire que souveraine du moi, l’une des cimes d’un dessein parcourant l’œuvre entière, il faudrait affirmer qu’ici, le sujet finit par tenir son moi3.

Tout l’effort de cette parenthèse, mue par un sublime de sursaut, consiste ainsi en une tension vers le rassemblement d’un moi multiplié, élargi aux dimensions d’une toute-puissance utopique qui reste malgré tout, comme l’a analysé Michel Murat, clivée par le point-virgule placé entre le déictique (« cet être-ci ») et le pronom tonique4. Ce « moi »

1 « De toutes façons » abolit souverainement la fatalité attachée au choix ; l’ubiquité de l’adverbe lézarde quant à elle toutes les parois du « défilé », du passage étroit qu’est aussi, étymologiquement, l’angustia.

2 Richard, Jean-Pierre, « Rimbaud ou la poésie du devenir », Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 1955, p. 234.

3 Outre l’occurrence de « Délires II. Alchimie du verbe », on trouve le verbe, dans un emploi proche, dans « Nuit de l’enfer » (« Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice […]… », Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. citée, p. 255).

4 Murat, Michel, op. cit., p. 298.

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final, qui apporte une solution inverse au secours initialement espéré d’« Elle », érige brièvement le sujet en instance surnaturelle subsumant les contraires (« – Démon, dieu ») ; c’est un premier bouclier préventi-vement dressé contre une autre instance surnaturelle, bien différente, qui gît au centre du poème, la Vampire.

UNE RESTITUTION EN DÉCLIVITÉ (ALINÉA 3)

À une condition commune source d’angoisse, le sujet oppose donc un sursaut dont le caractère individuel est violemment dramatisé1, en cultivant sous trois rapports au moins des différences de hauteurs avec le premier alinéa : selon une dynamique de spatialisation affective, l’euphorie entraîne le sujet dans un mouvement ascensionnel et extensif ; au niveau tonal, la mélancolie du premier alinéa est emportée par un tourbillon exclamatif signalant la griserie, aussi fragile que souveraine, d’une affirmation individuelle ; enfin, à l’échelle du poème, la brèche introduite par la virgule semble désancrer la parenthèse, en la dotant d’un relief particulier qu’accuse un spectaculaire changement de voix. À cet égard, le retour à l’ordre discursif dans le troisième alinéa peut également être pensé en termes de hauteur : par la formulation d’une dernière complétive, le clivage énonciatif est suivi de la mise en œuvre d’une brusque déclivité, qui relance le débat intérieur laissé à la fin du premier alinéa sur la crête angoissante d’une virgule suspendue. Mais la parenthèse a eu un effet sur la conduite du mouvement interrogatif, et c’est la raison pour laquelle il convient de nuancer l’affirmation d’Albert Henry selon laquelle la facule lyrique n’aurait « pas la moindre frange de contact formel avec le reste2 » : si sur un plan syntaxique elle est en effet radicalement autre, elle entraîne une modification de l’organisation des couplages, et plus encore, elle sembler influer sur la valeur même de l’interrogation. Car cette fois – sur ce point je m’inscris volontiers dans le sillage de l’ensemble, ou peu s’en faut, des exégètes – les « accidents de féerie scientifique » et les « mouvements de fraternité sociale » sont corrodés par un scepticisme, non pas radical, mais teinté d’amertume et de désespoir, qui engloutit la part du souhait des premières propositions.

1 Le rôle des tirets est ici essentiel : je renvoie à l’analyse de Michel Murat sur ce point, et plus généralement sur l’usage du tiret dans le recueil (op. cit., p. 271-281) ; voir également Olivier Bivort, « Le tiret dans les Illuminations », Parade sauvage, no 8, septembre 1991, p. 2-8.

2 « Angoisse et Honte », op. cit., p. 131.

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Ce qui est mis en doute, dans cette alliance, ce sont les deux faces du dieu Progrès, l’idole moderne dont le versant scientifique est lapidairement dénoncé dans « Mauvais sang » II (« La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès1 »), et le versant social, mis à distance dans « Matin2 ». Si le ton change, si la hauteur de la voix n’est pas la même, il y a pourtant bien continuité entre le premier et le troisième alinéa, qui jouent le rôle de tenaille du sursaut lyrique, autour duquel ils édifient une manière d’angustia alinéaire. Le débat reprend sur des bases proches de la fin du premier alinéa, puisque la dévotion au Progrès est présentée comme substitut (« soient chéris comme3 ») à la « restitution progressive de la franchise première » ; après la mise en sommeil, qui n’était plus un type de réparation, mais marquait le désir d’un abandon volontaire à l’illusion du succès, vient le moment, pleinement réflexif, de mise à distance d’une illusion collective, dont témoigne en premier lieu la théâtralisation de la science (cette « féerie scientifique » dont le doute interrogatif, tout autant que son ravalement au rang de superstition hasardeuse émoussent la force d’émerveillement), organisée autour de plusieurs phénomènes de dissonance : la « restitution », c’est-à-dire le rétablissement d’un état, le retour, est attendu du progrès, de la marche en avant, antinomie condensée dans le syntagme « restitution progressive », qui en contexte devient quasi-oxymorique ; l’« Amour » souverain et superlatif du deuxième alinéa subit l’édulcoration du verbe « chérir », qui de surcroît est passivé (et l’on retrouve à cette occasion la passivité sur le terreau de laquelle peut prospérer l’angoisse) ; de même, le double mouvement, sublime, de démonisation-divinisation du moi, se dégrade-t-il en adoration d’idoles idéologiques ; surchargés, les deux groupes nominaux (« des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale ») contrastent enfin brutalement avec les éruptions lexicales de la « facule lyrique ».

Il me semble surtout remarquable que ce troisième alinéa enregistre les progrès d’une conscience critique du sujet angoissé : la mise à distance des chimères du siècle par un scepticisme désenchanté a pour effet de placer le sujet à distance des remèdes à l’« inhabileté fatale » ; mais cette

1 Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. citée, p. 248.2 Pierre Brunel fait justement le rapprochement dans l’appareil de notes de son édition

de Poche (Une saison en enfer, Illuminations et autres textes (1873-1875), Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 1998, p. 128).

3 Je souligne.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 193

lucidité gagnée sur la chimère à la fin du mouvement interrogatif va de pair avec un surcroît de passivité, un maintien dans l’inaction, et c’est bien le cercle vicieux de l’angoisse, sa ruse, que d’enrayer l’action autant dans l’incertitude espérante de remèdes, que dans la prise de conscience d’un sort immuable que déserte l’horizon de la croyance. Aussi cette lucidité est-elle la face sombre de l’angoisse, et sous ce rapport au moins, les quatre points de suspension qui suivent le point d’interrogation longtemps retardé, outre qu’ils scindent en deux parties distinctes le texte (de concert avec la conjonction qui ouvre l’alinéa suivant), maté-rialisent autant la peau de chagrin des attentes fatalement déçues, que l’entrée dans un espace nouveau de l’angoisse ressaisi dans l’alternative dérisoire de l’alinéa suivant.

NUIT DE L’ANGOISSE (ALINÉAS 4 ET 5)

« LA VAMPIRE QUI NOUS REND GENTILS » (ALINÉA 4)

Tout lecteur d’« Angoisse » subit de plein fouet le caractère incongru, mystérieux, étrange de la figure centrale du poème, cette « Vampire » à laquelle la critique semble systématiquement, et de trop bonne grâce, tendre le cou. Après ce pivot oppositionnel inattendu du « mais » adver-satif, sorte de gond capricieux articulant abruptement le texte, c’est elle qui ouvre le second volet du poème, à la suite de ces quatre points qui creusent une distance, installent aussi le relief d’un silence pesant entre ses deux parties. À l’espoir ténu du mouvement interrogatif, progressi-vement emporté par le doute, et à l’exaltation passagère du sublime de sursaut, succède l’exercice d’une pleine lucidité, déjà bien ancrée dans le troisième alinéa.

Plutôt que d’étoffer la liste de déchiffrements allégoriques dont je récuse le principe, je voudrais essayer de proposer de cette figure une approche qui en préserve à la fois toute l’étrangeté, et toute la puissance d’évocation imaginaire1 : l’apparition sur scène de la Vampire change

1 Les traductions allégoriques ont toutes pour effet d’édulcorer cette dimension imaginaire en la plaçant sous le joug de l’idée – quelle qu’elle soit au demeurant – que traduirait

194 ADRIEN CAVALLARO

du tout au tout l’atmosphère affective du poème, mais aussi ses valeurs, au sens pictural, puisque le basculement s’accompagne d’une plongée nocturne, connotée par le halo cauchemardesque qui entoure le person-nage, mais également du surgissement d’un fantastique de carton-pâte, dont le décor est à rapprocher de l’évocation du « Satan, farceur » de la fin de « Nuit de l’enfer1 ». Il faut d’emblée le souligner, il n’est pas tout à fait juste de n’interroger que « la Vampire » ; dans son prosaïsme infantile, c’est le groupe entier qui doit être pris en considération, « la Vampire qui nous rend gentils », afin de ne pas perdre de vue cette tension entre surnaturel angoissant et potentiel de dérision2 qui déter-mine la tonalité profonde de cet alinéa lucide de résignation, posant une alternative3 fondamentale (« commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles »). Alors que le sujet attendait une « restitution », c’est-à-dire un rétablissement de la « franchise première » (à la fois retour à une liberté originelle4, et à une sincérité que réunit la polysémie du terme), le verbe « rendre » n’est ici que verbe d’état, vecteur d’une métamorphose dérisoire (« qui nous rends gentils »), aliénante et lénifiante, aux antipodes de toute aspiration à la liberté des origines. La restitution impliquait à la fois la reconnaissance d’une spoliation, et son dédommagement par une opération de restauration ; l’action de « la Vampire qui nous rend gen-tils » exerce la contrainte d’une transformation asservissante ; de l’un à l’autre, le verbe « rendre », que l’on peut rattacher à l’idée de restitution, est devenu attributif, par un glissement grammatical qui soutient le mouvement d’infantilisation d’une condition réduite à la passivité d’un amusement existentiel5.

Albert Henry voit dans cette deuxième partie « le réel auquel on se heurte, affronté sans ménagement, vu péremptoirement6 », cependant que la Vampire, allégorique, serait « la Vie elle-même, qui nous suce, tout en nous relançant, de-ci de-là, par des complaisances hypocrites et

cette figure.1 Une saison en enfer, op. cit., p. 257.2 Pour ne pas dire burlesque, car l’adjectif, fruste, dissonant, emporte dans un mouvement

de dégradation ce que peut avoir d’effrayant la figure de la Vampire.3 L’alternative est la grande modalité de l’angoisse, comme l’analyse Jankélévitch dans un

ouvrage justement intitulé L’Alternative (1938).4 Comme le développe Pierre Brunel (op. cit., p. 478).5 Bruno Claisse le rapproche à raison du divertissement pascalien (op. cit., p. 82).6 Art. cité, p. 132.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 195

insidieuses1 ». Ce n’est toutefois pas tant le réel qui surgit2, qu’un regard particulier porté sur celui-ci, nourri par cette lucidité conquise dans le troisième alinéa, et qui s’épanouit sans fard dans un mouvement para-doxal, critique, de théâtralisation de l’existence. Celui-ci participe d’un dispositif herméneutique structurant du recueil3, mais reprend aussi les termes d’un débat que développe un passage désabusé d’auto-exhortation de « L’Éclair », dans Une saison en enfer :

Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, – prêtre4 !

Ce retour critique sur les séductions d’un imaginaire auquel on ne peut jamais tout à fait se résoudre à renoncer compose ce que l’on pourrait appeler un précipité d’amertume, qui est la tonalité propre du désenchantement rimbaldien ; dans le nouveau changement de hauteur tonale qu’il entraîne, le quatrième alinéa d’« Angoisse », qui met en pers-pective, à sa manière, ce mouvement du damné de « L’Éclair », en donne un bel exemple. On ne saurait par ailleurs négliger cette contagion du réel par l’érection d’un théâtre de marionnettes, qui oppose à la « féerie scientifique » précédemment tenue en suspicion une autre féerie amère, convoquant un personnage de folklore étrangement féminisé, lui-même traditionnellement attaché à la superstition populaire –  c’est-à-dire une autre chimère. Par un retournement paradoxal, l’assoupissement volontaire réclamé dans le premier alinéa trouve une traduction inat-tendue avec cette Vampire qui, selon la croyance, s’abreuve du sang de vivants déjà endormis. La lucidité du regard puise donc elle aussi à la source de la croyance pour présenter le bivium de l’existence, mais d’une croyance de conte enfantin, dont la dissonance agit comme exhausteur de l’amertume qui enveloppe cet alinéa.

C’est ici que la question du lien entretenu par cette figure avec le pronom majuscule du premier alinéa doit être reprise. L’espoir placé en

1 Idem.2 L’avait-on quitté dans la première partie ? Les compensations sont espérées pour adoucir

une réalité, précisément, déjà trop rugueuse.3 Je renvoie sur cette question à la section « Défilé de féeries : la comédie poïétique » de

ma présentation des Illuminations dans le Dictionnaire Rimbaud précité.4 Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. citée, p. 275.

196 ADRIEN CAVALLARO

« Elle », on l’a dit, est à ranger parmi les hochets que « nous laisse1 » « la Vampire qui nous rend gentils », et c’est la raison pour laquelle les deux figures sont faussement symétriques. Elles n’en entretiennent pas moins, par certains côtés, un rapport d’inversion : toutes deux engagent à l’épreuve d’une altérité par le sujet et ses semblables, d’une étrangeté au contact de laquelle la mise en perspective du « cours de vie2 » se modifie. C’est ce qui motive, à mes yeux, le choix du féminin pour cette figure centrale : si déconcertant, il endosse un rôle proche de celui qu’il a pour « Elle », promue puissance irréductiblement extérieure au sujet ; mais dans la dialectique du moi et de la collectivité qui traverse « Angoisse », la Vampire est la forme impérieusement coercitive (« commande ») d’une pseudo-transcendance aussi implacable que dérisoire, quand « Elle » était le pôle réconfortant d’une altérité absolue3. Imaginaire, associée à un espace nocturne, rare au féminin, la Vampire est un personnage que l’on ne peut identifier, dont l’impénétrable étrangeté reste aussi inflexible que les rigueurs qu’elle exerce contre ses sujets. Elle n’est pas l’angoisse, mais son agent le plus redoutable ; invisible, elle opère à pas feutrés une ponction vitale continue en tant qu’instance de dépossession, mais aussi de déperdition4, à rebours, exactement, des rêves de compensation et de restitution des alinéas 1 et 3, et du sursaut démiurgique de la parenthèse.

« LE SILENCE ÉTERNEL DE CES ESPACES INFINIS… » (ALINÉA 5)

Le cinquième alinéa d’« Angoisse », comme désamarré du reste du poème, élabore une « marine5 » qui est l’ultime manifestation de la résignation lucide devant un ballottage de souffrance perpétuelle de l’existence, en même temps, surtout, que l’avatar rimbaldien d’une des plus célèbres Pensées

1 En toute rigueur, on peut comprendre « ce qu’elle nous laisse » de deux manières. Soit « ce que » reprend les compensations des premier et troisième alinéa ; soit il désigne ce qui n’est pas même du domaine de l’espoir chimérique, c’est-à-dire la condition actuelle du sujet ; cette deuxième interprétation assombrit un peu plus le quatrième alinéa. Dans les deux cas, le statut d’« Elle » n’est pas logiquement assimilable à celui de « la Vampire qui nous rend gentils ».

2 « Ville », Illuminations, Œuvres complètes, éd. citée, p. 301.3 Le passage de la périphrase factitive rassurante, « me fasse pardonner », à la brusque

contrainte imposée par le verbe « commander », est un autre signe que, loin de se confondre, les deux instances entretiennent un rapport de renversement.

4 En ce sens, « ce qu’elle nous laisse » est aussi à comprendre au premier degré : le sang, le substrat vital qu’elle nous laisse.

5 Brunel, Pierre, op. cit., p. 480.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 197

pascaliennes : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie1 ». Son « silence », néanmoins, n’est pas l’objet d’un effroi, mais la dernière inflexion d’un climat, progressivement intériorisé, enveloppant des « tortures » qui sont l’acmé d’une angoisse, elle, sans objet. D’une tonalité foncièrement différente du quatrième alinéa, situé sur un plan énonciatif autonome, il s’inscrit dans l’ordre lyrique instauré par la « facule », à laquelle il répond ; il complète ainsi le diptyque asymétrique, en clair-obscur, d’une logique individuelle exaltée puis résignée, échappant à l’ordre rhétorique des pre-mier, troisième et quatrième alinéa, qui embrassent à divers degrés une perspective collective. De telles séquences (le cas de la fin d’« Enfance IV » est proche) semblent le fruit de glissements de terrain textuels, de brusques changements de plan, qui accusent des différences de relief entre alinéas et déplacent les enjeux des poèmes qu’ils affectent par des modulations vertigineuses de la voix du locuteur. C’est la raison pour laquelle il est peu satisfaisant d’y voir le développement de la seconde branche de l’alternative précédente, en vertu d’une logique de consécution qui fait fi de l’écart de hauteur entre une voix amère, esquissant un tableau dérisoire, et la voix pour ainsi dire brusquement vieillie de ce dernier alinéa, mais aussi en vertu d’un paradigme du rire qui réunit fallacieusement « amusions », « drôles » et « rient ». Si elle n’est pas incongrue, cette paraphrase (proposée notam-ment par Albert Henry2) laisse de côté l’essentiel, à savoir l’interprétation de l’approfondissement des souffrances, et subordonne l’appréhension de l’alinéa à la traduction et à l’explicitation logique d’une branche de l’alternative. Or la mise en suspens de celle-ci, qui fait écho au suspens de la fin du premier alinéa, son caractère en quelque sorte absolu, me paraît plus en accord avec l’épaisseur affective du second volet du poème, comme avec la paralysie du choix de la conscience angoissée, qu’une hypothétique résolution qui voudrait nous faire tenir le système d’un poème rejouant en raccourci la partition du « carnet de damné ».

En tout état de cause, le lien de consécution n’est ni présent dans le texte, ni suggéré, et le contraste abrupt ménagé entre le prosaïsme du

1 Pascal, Blaise, « De la nécessité du pari », Pensées, Article III, 206 (texte établi par Léon Brunschvicg), présentation par Dominique Descotes et Marc Escola, Paris, GF, 2015, p. 123.

2 « Mais se révolter, c’est… blessures… supplices… tortures : le verset 5 est, en effet, le déplie-ment, en expressivité appositive et selon un second schéma énumératif en distribution symétrique [des propositions liminaires], de cet être plus drôles, à première vue étrange et peu spécifié » (op. cit., p. 132).

198 ADRIEN CAVALLARO

quatrième alinéa et la houle lancinante des « blessures », « supplices », « tortures » incite au contraire à apprécier ce qui sépare ces deux figu-rations de l’existence, l’une hyper-théâtrale, l’autre réinvestissant l’une des images les plus traditionnelles de la « route de dangers » du cours de la vie, dans l’entrelacs d’une syntaxe, d’une distribution lexicale, rythmique et sonore d’une extraordinaire densité. Si expressif, mis en relief par sa position comme par le caractère lapidaire de l’infinitif qui permet de réintroduire dans le poème la dynamique elliptique qui frappait, d’une autre manière, la parenthèse lyrique, le verbe « rouler » est doué d’une puissante capacité de synthèse : le terme, qui appartient au vocabulaire de la marine et désigne tant la dynamique circulaire des flots1 que le mouvement de balancier d’un navire2, réinvestit ainsi métaphoriquement l’état d’incertitude propice à la diffusion de l’angoisse, jusqu’à l’alternative du quatrième alinéa, ressaisie dans son principe par le deuxième sens ici retenu, qui fait assumer au verbe le tangage existentiel sans fin d’un sujet dépersonnalisé par l’infinitif3 ; par ses connotations, « rouler » donne enfin corps au cercle vicieux de la conscience angoissée, à cet engourdissement de l’impuissance d’abord mêlée à l’inquiétude, puis à une âpre lucidité, qu’il intensifie dans le crescendo de souffrance, des « blessures » aux « supplices », puis aux « tortures » et qui, dans la progression des couplages, tisse une manière de nœud coulant de l’angoisse par où l’étymon trouve une matérialisation poétique.

Car les parallélismes de construction (« Rouler aux […] ; aux […] ; aux […] ») et les homéotéleutes (notamment « blessures » et « tortures ») ne rendent pas seuls compte de ce qui inscrit l’alinéa dans un régime lyrique particulier, de ce qui creuse son isolement par rapport à son environne-ment textuel immédiat ; en profondeur, c’est le glissement tortueux d’un couplage à l’autre qui orchestre une intériorisation « fatale » de l’état

1 « Se déplacer en formant des tourbillons, des masses arrondies » (Trésor de la langue française).2 « En parlant d’un navire, se mouvoir de droite à gauche et de gauche à droite, autour de

sa quille, de telle façon que les deux plans s’immergent alternativement » (Littré).3 Bruno Claisse voit un « infinitif exclamatif à valeur de souhait » (op. cit., p. 88) dans cet

infinitif, dont la valeur est délicate à cerner. Mais outre qu’il n’y a pas d’exclamation dans cet alinéa, j’incline à penser que c’est la valeur jussive, plutôt qu’optative, qui domine : l’infinitif tient à la fois de l’injonction de souffrance donnée au sujet après l’exposé de la contrainte exercée par « la Vampire qui nous rend gentils », et du constat résigné de ce qu’est notre condition (en conséquence de « notre inhabileté fatale »). L’injonction est elle-même partagée, de façon indécidable ( c’est bien l’intérêt du choix de l’infinitif), entre auto-prescription et mise en demeure externe.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 199

d’angoisse. Les deux premiers, « l’air lassant et la mer » et « le silence des eaux et de l’air meurtriers » fonctionnent en chiasme, légèrement gauchi par le passage de « la mer » au « silence des eaux » : celui-ci introduit la caractérisation nouvelle d’un « silence » qui ne peut manquer de rappeler le point d’entrée de la phrase pascalienne1, et qui est prolongée dans le « silence atrocement houleux » clôturant le poème, sans mention cette fois de « l’air », dont les qualités ont elles aussi suivi une gradation, de la propension à épuiser (« lassant »), au pouvoir « meurtrier [ s ] » partagé avec les « eaux » : spectaculaire, la métamorphose assure le passage du dehors au dedans puisque l’étendue élémentaire (« air » et « mer ») de la souffrance, métaphorique, autrement dit l’espace de son déploiement, devient son attribut premier sous l’effet de l’adjectif final « houleux ». L’espace infini cède ainsi progressivement le pas à un tangage infini (et le décor à l’action, si l’on veut) par cette progression en chiasme des composantes de la marine, principaux agents de la souffrance, en quelque manière torsadés, soutenant une mimésis de l’oppression physique que provoque le vertige de l’angoisse devant l’infini. Il est de ce point de vue remarquable que le tissage sonore de l’alinéa redistribue les trois assonances dominantes de l’attaque du mouvement interrogatif, [e]-[i]-[è], selon, cette fois, une fermeture progressive que met en tension la paronomase de « rouler2 » et de « houleux » qui enserre l’alinéa tout en contribuant à édifier les angustiæ de la souffrance ; les « récifs » de la « solitude » silencieuse, mais sans « étoile », pour s’exprimer en termes mallarméens3. Quant aux consonnes, les liquides, dominantes dans la première proposition, s’effacent peu à peu avec l’extériorité du paysage marin, jusqu’à la dissémination des occlusives et surtout des dentales dans la dernière proposition (« aux tortures qui rient »), qui appuient une accentuation de la douleur, de concert avec la concentration des aiguës (« aux tortures qui rient, dans leur silence […] »). Ce « silence atrocement houleux », qui reprend dans l’adverbe, en les intensifiant, les connotations de l’adjectif « meurtriers », intériorise donc le ballottage décrit dans

1 D’autant plus qu’au plan musical le déferlement de sifflantes (« aux supplices, par le silence des eaux […]) a un effet proche de celui qu’obtient Pascal.

2 La liaison entre « rouler » et « aux » ouvre la terminaison de l’infinitif (« roul[ èr’] aux blessures »).

3 « Solitude, récif, étoile » (Mallarmé, Stéphane, « Salut », Poésies [édition Deman, 1899], Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, t. 1, p. 4).

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les deux premières propositions, qui, de métaphore de l’existence, devient climat affectif, « houleux » assumant le ressac d’une inquiétude intense, cette nuit de l’angoisse dérisoirement fantastique au quatrième alinéa, devenue fatum de douleur. Elle trouve ici son expression la plus profonde, qu’il est instructif de confronter aux « emblèmes nets » de « L’Irrémédiable », non parce qu’elle en cultiverait le souvenir – les vertus herméneutiques de l’intertextualité sont rarement substantielles dans les Illuminations –, mais pour observer ce qui sépare les deux esthétiques :

Un damné descendant sans lampe,Au bord d’un gouffre dont l’odeurTrahit l’humide profondeur, D’éternels escaliers sans rampe, […]

Un navire pris dans le pôle,Comme en un piège de cristal,Cherchant par quel détroit fatalIl est tombé dans cette geôle ;

– Emblèmes nets, tableau parfait D’une fortune irrémédiable,Qui donne à penser que le DiableFait toujours bien tout ce qu’il fait1 !

Si la tonalité des dernières lignes d’« Angoisse » est proche des qua-trains baudelairiens, l’alinéa se démarque de ceux-ci sur au moins deux points capitaux : d’une part, la souffrance n’est pas chez Rimbaud liée à un imaginaire de la chute, mais du ballottage sans fin2, désespérément horizontal (le clair-obscur avec la parenthèse lyrique tient aussi à cette différence d’orientation) ; d’autre part, l’alinéa d’« Angoisse » n’est pas un « emblème » complétant un « tableau parfait », qui prêterait le flanc à une transposition allégorique ; c’est en acte qu’il rejoue, poétiquement, la propagation de l’angoisse et de ses inflexions, de façon puissamment synthétique : de ce point de vue, le poète d’« Angoisse » est bien aux antipodes de celui pour qui « tout […] devient allégorie3 ».

1 Baudelaire, Charles, Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1975, p. 79-80.

2 Par où l’adverbe du premier alinéa, « continuellement », joue un rôle structurant : « atro-cement » le complète en écho, à la fin du poème.

3 Baudelaire, Charles, « Le Cygne », Les Fleurs du mal, éd. citée, p. 86.

LES HAUTEURS D’« ANGOISSE » 201

Au risque de continuer à « se prouve [ r ] les évidences1 », réaffirmons au terme de cette étude qu’« Angoisse » est bien une Illumination carac-téristique, et non un addendum à Une saison en enfer : tout mon effort aura consisté à suivre, plutôt qu’un propos général sur l’angoisse, tentation dont la nudité du titre, privé comme tant d’autres de déterminant, pourrait à elle seule nous prévenir, et plutôt qu’une métaphysique désincarnée, fantasmatique, la diffusion dynamique d’un affect complexe et les progrès d’une prise de conscience et d’un consentement aussi âpre que lucide à un sort angoissant. Si elle est irrémédiable, la nuit de l’angoisse rimbaldienne est aussi exclusive de toute dimension symbolique, et c’est là sans doute ce qui lui confère sa plus noire « atrocité » : elle ne procède pas, comme le poème baudelairien, d’une addition de figurations de l’existence, illustrant une condition, dont une transposition conceptuelle donnerait partiellement la clé ; de même, les instances qui polarisent traditionnellement l’attention des exégètes, « Elle » ici, « Vampire » là, étrangères l’une à l’autre, ne sont-elles pas les réceptacles allégoriques d’une spéculation ontologique.

Tressé dans l’enchevêtrement de deux fils discursifs partiellement autonomes, l’un rhétorique, l’autre lyrique, le poème érige ainsi l’angoisse, non en thème, mais en atmosphère affective enveloppant une médita-tion existentielle mouvementée, dont le contenu ne peut être envisagé à l’exclusion de la voix qui le délivre, dans l’éventail vertigineux de ses modulations et de ses reliefs – ce que j’appelle ses différences de « hauteurs ». Pas plus que des autres poèmes du recueil ne se dégage d’« Angoisse » un sens traductible sans évaluation critique des reliefs et des distances qui règlent les rapports entre alinéas, leurs télescopages comme leurs brusques déboîtements, les envols, les en-allées, les écrasements, les sourdines de la voix, jusqu’à l’« adagio » de « Jeunesse III », si délicats à apprécier, et que je place très haut dans mon approche des Illuminations2.

Adrien Cavallaro

1 « L’Impossible », Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. citée, p. 272.2 Cette étude prend le relais d’une longue et vivifiante conversation avec Jean-Baptiste

Frossard, dont les vues m’ont conduit à infléchir souvent, affiner toujours mes perspec-tives sur un poème communément admiré. Qu’il reçoive ici l’expression de ma profonde gratitude pour sa généreuse amitié.

SINGULARITÉS

TARTUFE-BADINGUET

(encore une louche)

Nous avions soupçonné la soutane du Tartufe rimbaldien1 de pouvoir abriter « l’ pèr’ […] Badingue2 » bien avant3 d’en arriver à une lecture détaillée du poème et surtout avant de déceler l’acrostiche qui se présente par définition nu du haut jusques en bas du manuscrit, avec son enche-vêtrement d’une autre persona de l’Empereur mais avec l’incorporation ludique des initiales de la signature du poète : tsuj ules ces dlp ar. Se trouvant à gauche, ce qui est évidemment la pratique habituelle, cet effet vertical initial (ou « sinistre » ?) nous a semblé un instant pouvoir comporter un complément terminal (ou « dextre » ?), c’est-à-dire ce qu’on appelle un téléstiche4. À l’époque (hiver 1986-1987), nous avions relevé

1 Nous remercions Christophe Bataillé, Yann Frémy, Denis Hüe, Georges Kliebenstein, Nathalie Ravonneaux, Robert St. Clair et Seth Whidden de leurs réactions portant sur une première version de cette note.

2 Selon les mots de Paul Burani dans Le Sire de Fisch-Ton-Kan.3 Partant d’une intuition personnelle, nous avions trouvé des lectures permettant de renforcer

une telle hypothèse chez Jacques Gengoux et C. A. Hackett, le grand rimbaldiste anglais ayant vivement encouragé cette interprétation en gestation lors de notre soutenance de thèse.

4 Le TLFi cite Flaubert : « – Maintenant nous allons retourner aux petits amusements des anciens jésuites, à l’acrostiche, aux poèmes sur le café ou le jeu d’échecs, aux choses ingé-nieuses – au suicide. » (lettre à Louise Colet du 8 octobre 1852, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. 2, p. 170). Si la syntaxe flaubertienne peut très bien ne pas inclure l’acrostiche parmi les « petits amusements des anciens jésuites », c’est l’abbé Pruneau qui « composa séance tenante un acrostiche » dans Bouvard et Pécuchet (éd. Pierre-Marc de Biasi, Livre de poche, 1999, p. 340) et l’acrostiche est loin d’être l’une des prouesses les plus complexes dans des textes catholiques en latin du Moyen Âge. Il se peut donc bien que, malgré l’existence d’innombrables acrostiches laïcs relevant des menus divertissements mondains, « fonctionnant globalement comme un petit bout rimé à contrainte », Rimbaud rappelle toute une tradition de l’acrostiche « “noble” tel que pratiqué par les moines (ou rhétoriqueurs) médiévaux » où l’on peut avoir « acro, méso et téléstiche dans n’importe quel ordre, “tant en montant qu’en descendant”, comme cela se produit à diverses reprises chez Molinet ou chez Destrées » (D. Hüe). Adopter pour s’attaquer à Tartufe de telles procédures, sous une forme relativement

206 STEVE MURPHY

la combinaison sexe tete. Lorsque nous avons fait état à George Hugo Tucker de ce jules cesar qui exhumait une motivation jusqu’alors insoupçonnée de la citation de Molière, notre ami avait lui aussi songé à la combinaison à droite et notamment à l’importance du mot sexe. Nous lui avions fait part du scepticisme que nous avions éprouvé après avoir nous-même relevé cette possibilité : nos investigations lexicographiques superficielles donnaient à penser que le sens phallique de sexe n’existait pas encore à l’époque ; le schéma des rimes croisées des quatrains ne favorisait-il pas l’existence d’acrostiches pour ainsi dire accidentels1 ? Cette explication, que nous avons sans doute opposée à Gilles Tronchet qui a eu lui aussi cette idée, quelques années plus tard2, nous a toujours semblé un peu décevante, compte tenu de la pertinence possible des deux mots. Qui plus est, nous avions la conscience malheureuse d’avoir procédé à une spéléologie lexicographique somme toute rapide. Que l’Académie n’en fasse pas état n’avait rien de surprenant. Sans doute avons-nous en revanche accordé trop d’importance à l’inexistence de cette acception chez Delvau, Larchey et d’autres lexicographes de l’argot. Le mot sexe ne serait probablement pas appréhendé comme un terme de la langue verte comme pine ou vit.

Nous poserions aujourd’hui la question rimique dans le sens inverse : et si c’était précisément pour favoriser un tel jeu que Rimbaud avait fait le choix préalable d’employer des rimes croisées dans les quatrains ? L’objection consistant à se dire que de toute manière, le poète utilise plus souvent les rimes croisées que les embrassées dans ses sonnets de

simple, pourrait être une manière si l’on peut dire de s’attaquer à Tartufe avec son propre arsenal, en s’attaquant à son imposture par le truchement d’une autre, idéologiquement opposée.

1 C’est cette même prudence qui nous a fait hésiter pour « lit » dans le second tercet du Dormeur du Val, en dépit de sa possible pertinence, le verbe pouvant renvoyer à l’acte de lecture et le substantif lié à l’idée de « lit vert où la lumière pleut » (cf. * l’hiver… ?), lit de rivière comme le lit dans deux sens d’Une charogne. Christophe Bataillé nous semble avoir eu raison de développer cette lecture et il l’a fait en bonne et due forme (« Littéralement et dans tous les sens », Parade sauvage, 19, 2003, p. 254). En faisant une analyse aussi systématique que possible, nous avions aussi trouvé « jupe » dans le troisième quatrain de Première soirée et dans ce texte doucement érotique, on peut douter que cette combinaison de consonnes soit involontaire.

2 « Les hauts et les bas d’un acrostiche rimbaldien », article inédit, 2008. G. Tronchet rappelle qu’un vers ayant deux extrémités (acro « extrémité », stiche « vers »), on peut distinguer, avec des « infixes » grecs, entre l’acrostiche « final » ( qu’il nomme « acro(télo)stiche ») et l’acrostiche « initial » (« acro(proto)stiche »).

TARTUFE-BADINGUET 207

1870 ne nous paraît pas aujourd’hui très solide. L’alternance en genre permet la relative facilité du monovocalisme sur le e des acrostiches terminaux (facile lorsqu’on a affaire à huit lettres au lieu de fabriquer, comme Perec, Les Revenentes1), qui sont de ce fait même des acrostiches rimiques, à quoi on peut ajouter que pour sexe, Rimbaud joue peut-être sur la règle selon laquelle un mot à la rime se terminant sur un s, un x ou un z ne doit rimer qu’avec un ou des mot(s) qui se termine par une de ces trois lettres2.

Si rien n’interdit de postuler une combinaison fortuite, la prise en considération de la combinaison sexe + tete paraît d’autant plus suggestive que ces mots pourraient résumer les enjeux herméneutiques du poème. D’une part, il faut déceler le sexe qui préside au tisonnement répété de Tartufe et Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon l’ont fait avec brio en 19733. D’autre part, il faut identifier la tête malade que le

1 L’existence d’une tradition de lipogrammes avant sa traduction de Voyelles en Vocalisations dans La Disparition était soulignée par Perec lui-même. Rappelons que Cadet de Gassicourt a fourni des sonnets lipogrammatiques dans L’Esprit des sots (1802), chacun évitant l’une des voyelles.

2 Avec le système e*e*/*e*e (en écartant des terminaisons en -es), on obtient comme ins-tanciations possibles prenant en compte cette règle eses, esex, esez, exes, exex, exez, ezes, ezex, ezez, sese, sexe, seze, xese, xexe, xeze, zese, zexe, zeze. On trouve à plusieurs reprises la combinaison eses (Venus Anadyomène, Le Buffet et Le Dormeur du Val en Q1, « Morts de Quatre-vingt-douze […] », Au Cabaret-Vert, L’éclatante victoire de Sarrebrück et Rêvé pour l’hiver en Q2) et dans Rêvé pour l’hiver, la combinaison esex eses. On peut ajouter tete dans le premier quatrain de La Maline, pour laquelle nous n’avons pas trouvé de motivation volontaire évidente (dire par exemple qu’il s’agit de la strophe « de tête » du poème nous paraît être une intuition réflexive médiocrement séduisante, de même qu’il serait difficile d’affirmer que cela anticipe sur la tête de l’héroïne éponyme, ou encore qu’il s’agit d’un impératif à partir du verbe téter, préparant l’arrivée de « la servante », pourvue sans doute de « tétons énormes » comme celle d’Au Cabaret-Vert…) ; la version etet se trouve au Q2 du Mal. Quoi qu’il en soit, quand on recherche un acrostiche qui, tenant en un seul quatrain, combine la règle s/x/z, l’alternance en genre et les rimes croisées, comme on le constate, il n’existe pas d’autres solutions… Ce qui frappe, c’est néanmoins l’écrasante domination de quatrains FMFM (ou dans le cas de Ma Bohême FMMF) sur les quatrains MFMF, seuls deux des sonnets de Rimbaud de 1870 présentant ce dernier schéma, La Maline et précisément Le châtiment de Tartufe…

3 « Les “zolismes” de Rimbaud », Europe, mai-juin 1973, p. 124. Nous avons essayé de pousser plus loin cette analyse, notamment en montrant comment le calorifique obscène repose sur un passage grivois du Tartuffe (Rimbaud et la ménagerie impériale, Éditions du CNRS et Presses universitaires de Lyon, 1991, p. 159-177). Des éléments décisifs ont été apportés par Christophe Bataillé, en particulier la présence d’Onan, saint-patron des masturbateurs (« Le châtiment de Tartufe à mots couverts », Parade sauvage, 23, 2012, p. 15-24) et on peut soupçonner Rimbaud d’avoir pensé en outre à ce grand théoricien de l’onanophobie Tissot, que C. Bataillé et nous-même avions mentionné, si bien que

208 STEVE MURPHY

lecteur est poussé à trouver, comme il peut trouver Louis-Philippe dans l’image d’une poire, ce que nous pensons avoir accompli dans une analyse publiée en 19911. Cela correspond du reste au déroulement anatomique du sonnet puisque le cœur-sexe apparaît avant l’évocation de la tête de Tartufe2. À quoi on peut ajouter que la tête de Badinguet n’aurait qu’un type de contenu, le vieux satyre délabré étant un monomane dirigé, comme la France, par les appétits de son sexe, ce qui se manifeste dans Rages de Césars sous la forme des luxueux palais qui sont l’habitat de sa débauche. Un sexe à la tête de la France, et encore un sexe qui ne fonctionnerait sans doute pas avec une force juvénile de faune3…

Reste cependant le problème lexicographique pour le mot sexe et si l’on peut relever l’indication

Ca 1200 sex « les organes génitaux » (Dialogue Grégoire, éd. W. Foerster, p. 17 : alsi com il n’eust pas de sex nature en son cors) ; 1457 sexe (Arch. nat., JJ 189, pièce 225 ds LA CURNE et DU CANGE, s. v. sexus) ; 1718 (LE ROUX, p. 477) ; au xixe s. : 1863 (FLAUB., Salammbô, t. 2, p. 107) […]

le Dictionnaire historique de la Langue française donne celle-ci :

Les dictionnaires modernes relèvent souvent le sens d’« organe sexuel ( d’un être humain) » à une date très ancienne (v. 1190) ; mais cette valeur, que l’on

tisonnant pourrait suggérer obliquement, avec certes une approximation consonantique, une sorte de mot-valise où Tis(s)o(t) et Onan se télescopent humoristiquement – et Tissot est du reste associé indélébilement à Onan, sa gloire (?) en étant indissociable (cf. la manière dont A(rthur) R(imbaud) se cache à l’intérieur du nom jules ces+ar).

1 Cette lecture, développée dans Rimbaud et la ménagerie impériale, op. cit., a été faite avant notre interprétation analogue de César Borgia de Verlaine (Marges du premier Verlaine, Champion, 2003, p. 227-234). Ce n’est que plus tard que nous avons réalisé que la technique de l’acrostiche reprenait verticalement l’emploi suggestif de majuscules horizontalement chez Verlaine (« Portraits croisés d’un piteux César » [le titre n’est pas celui que nous avions proposé], Le Magazine littéraire, 489, sept. 2009, p. 70-73). Notre identification badinguiste a été récusée par André Guyaux, « Les étoiles sans Pléiade de M. Lefrère », article dont la dernière mise à jour date du 14 septembre 2009, à consulter sur le site de Fabula. Inutile de dire que le critique s’est contenté d’en édicter ex cathedra l’inanité sans se livrer à une réfutation.

2 Comme nous le fait remarquer Yann Frémy, le mouvement sexe-tête rejoindrait, en l’inversant, la logique verticale mettant Tartufe à nu « du haut jusques en bas ». Mentionnons, mais avec de très longues pincettes, l’hypothèse selon laquelle sexetete pourrait faire allusion au mot sextet en anglais, désignant un sizain, ce qui pourrait avoir une incidence réflexive humoristique… dans les quatrains d’un sonnet.

3 Nous avons relevé en 1991 que la bouche édentée renvoie sûrement à un traitement par le mercure de la syphilis (voir aussi les indications bien plus détaillées de Christophe Bataillé, « Le châtiment de Tartufe à mots couverts », art. cité, p. 22-23).

TARTUFE-BADINGUET 209

trouve isolément au début du xive siècle à propos d’un oiseau, n’est plus attestée au moins dans les dictionnaires, avant le xxe s. ; la date ancienne correspond probablement à une confusion sémantique. Ce sens devient clair vers 1880 (Zola, Nana)1.

On ne manquait évidemment pas de termes pour désigner ce que les dictionnaires érotiques appellent « la nature de la femme » et « le membre viril », mais leur emploi n’allait pas sans risques. Pour pou-voir faire publier La Tentation de saint Antoine dans La Revue de Paris, Flaubert a dû renoncer, comme nous l’apprenons dans une lettre à Édouard Houssaye de janvier 1857, à cette formulation qu’il qualifie de « peut-être indécente ? ? ? » : « J’ai pétri, pour les femmes de Syracuse, les phallus de miel qu’elles portent ». D’où la formulation édulcorée : « J’ai pétri, pour les femmes de Syracuse, les gâteaux de miel rose qu’elles portaient2 ». Mais dans Salammbô, le passage auquel se réfère le TLFi semble s’évertuer à faire entrer en contrebande l’anatomie féminine et on comprend que ce sens  n’y devienne pas clair : « […] de petits pains, reproduisant le sexe d’une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Cérès3 ; ».

En réalité, l’acception a sans doute mené une vie souterraine bien avant Nana. L’affaire était probablement (sous-)entendue et si ni Delvau, ni Larchey, ni Louis des Landes n’en soufflent mot, il n’en va pas de même dans l’Erotica verba d’une édition de Rabelais : « Sexe. Le membre viril. » Et cela donc en 1823, un demi-siècle avant le sonnet de Rimbaud4. Flaubert était, on le sait, un très grand admirateur de Rabelais, dont certaines de ses lettres pastichent magnifiquement l’humour, avec une

1 Dictionnaire dirigé par Alain Rey, Le Robert, 2010, p. 2099.2 Correspondance, éd. Jean Bruneau, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1980,

p. 1336-1337.3 Salammbô, éd. Jacques Neefs, Livre de poche, 1999, p. 366. D’autres passages peuvent, y

compris sur le mode de la dénégation, renvoyer obliquement à une telle acception, dans Madame Bovary : « Quant à la femme du pharmacien, […] [Léon] n’avait jamais songé, quoiqu’elle eût trente ans, qu’il en eût vingt, qu’ils couchassent porte à porte, et qu’il lui parlât chaque jour, qu’elle pût être une femme pour quelqu’un, ni qu’elle possédât de son sexe autre chose que la robe. » (éd. Jacques Neefs, Livre de poche, 1999, p. 181-182) et surtout dans L’Éducation sentimentale « Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, – tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. » – le dernier verbe pouvant avoir une suggestivité pré-zutique (éd. Pierre-Marc de Biasi, Livre de poche, 2002, p. 135).

4 Œuvres de F. Rabelais, t. 3, Louis Janet, libraire, 1823, p. 481.

210 STEVE MURPHY

verdeur resplendissante. Rimbaud, pour sa part, connaissait bien dès cette époque quelques textes du Moyen Âge et le brio du centon qu’est Charles d’Orléans à Louis XI a été amplement démontré par Danielle Bandelier et Denis Hüe ; les recherches de George Hugo Tucker montrent aussi qu’il connaissait des poètes de la Renaissance1 ; il lisait aussi Rabelais ( comme en témoigne allusivement Un cœur sous une soutane) et, à en croire le témoignage d’Izambard, Montaigne2.

Glosant une référence de Labiche au Mérite des femmes, Jacques Robichez écrit pour sa part :

Poème publié en 1891 à la gloire du sexe féminin par Gabriel Legouvé. Le dernier vers, rebattu, est souvent cité ironiquement « Tombe au pied de ce sexe à qui tu dois ta mère3. »

A-t-on appliqué, dès les premières décennies du xixe siècle, la future méthode zutique, dont Coppée allait faire les frais grâce à l’ultime vers du Banc : « Et je n’ai pas trouvé cela si ridicule. » – dont on connaît le sublime devenir rimique ? On peut avec bonheur le craindre.

Steve Murphy

1 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. Danielle Bandelier, Bruno Claisse, Denis Hüe, S. Murphy et George Hugo Tucker, Champion, 2007.

2 Pour Izambard, un passage de Montaigne constituait un point de référence capital du Cœur supplicié (Rimbaud tel que je l’ai connu, Mercure de France, 1963).

3 Eugène Labiche, Théâtre, éd. Jacques Robichez, Laffont, « Bouquins », 1991, t. 1, p. 866.

« 98 PLAIES, DEUX TROUS ROUGES, Ô MILLION DE CHRISTS », ETC.

On se souvient de ces deux phrases, aussi elliptiques qu’ironiques, que Rimbaud jeta en abrupt incipit de sa lettre à Delahaye datée du « 5 février [=mars] 751 » :

Verlaine est arrivé ici l’autre jour, un chapelet aux pinces… Trois heures après on avait renié son dieu et fait saigner les 98 plaies de N.S. 

Sous le savoureux « on », se profile un implicite Judas, ou Pierre au chant du coq, qui, dans la lettre au même du « 14 octobre 75 », devait inopinément resurgir, cette fois, en « Loyola2 »…

Mais, si ce Loyola-là est haïssable, absolument et dans tous les sens3 ( n’en sont évoquées que « les dernières grossièretés »), plus ambigu était le cas d’un Judas-Pierre apparaissant, sur le mode de la tacite connivence, comme le piètre trophée de la contre-offensive victorieuse d’un Rimbaud point mécontent d’avoir ramené à la raison (« Il est resté […] fort raison-nable ») – comprenons : à ses vieux démons4 – celui qui prétendait le ramener (lui !) dans le droit chemin et à « son dieu » – sans majuscule…

1 Arthur Rimbaud, Correspondance, Jean-Jacques Lefrère éd., Paris, Fayard, 2007, p. 192. Voir Œuvres complètes IV. Fac-similés, Steve Murphy éd., Paris, Champion, 2002, p. 47.

2 Corr., op. cit. p. 208-209.3 Un « Loyola », c’est globalement, à l’image (pieuse) du fondateur de la Compagnie de

Jésus, tout ce que Rimbaud pouvait détester : tel saint Ignace en effet (mais, l’épisode de Stuttgart le laisse déjà entrevoir, avec moins de constance…), Verlaine lui apparaissait comme l’un de ces pécheurs censément repentis, jouant les missionnaires et d’autant plus ardents à convertir autrui qu’ils sont eux-mêmes plus récemment, et brusquement, convertis ; mais, les théologiens jésuites ayant, au nom d’un certain réalisme relativiste, élaboré une « casuistique » (dénoncée par Pascal dans les Provinciales) où la conscience individuelle le dispute à la loi morale universelle, le « jésuitisme » fut bientôt considéré comme le parangon de toute hypocrisie, plus particulièrement religieuse, catholique au premier chef.

4 Antoine Adam l’observait avec une plaisante justesse : « La phrase : “Trois heures après […]”, donne certainement à penser, mais ce n’est pas à une querelle et à des coups de

212 JEAN-PIERRE BOBILLOT

MAIS, POURQUOI « 98 PLAIES » ?…

Les commentateurs, sur ce point, restent étrangement discrets, estimant sans doute – ce qui n’est, certes pas, indéfendable – que : peu importe le nombre exact pourvu que, dépassant les limites de la représentation ordinaire, il signale, sans autre souci de vraisemblance ou de conformité à quelque mythe, une aussi plaisante que patente exagération1. Et si, pourtant, ledit nombre n’allait pas – outre une exagération, certes, peu contestable – sans quelque particulière intention, ou singulière résonance ?

Il n’échappe à personne que, d’un strict point de vue arithmétique : 98 = 2 × 49, soit : 98 = 2 × (7 × 7). Or, suivant la tradition chrétienne, tant évangélique que picturale, les « plaies de N.S. », dites « les Saintes Plaies », sont au nombre de cinq ( c’est le quinquepartitum vulnus) : les paumes clouées, les pieds cloués, le flanc percé d’une lance… auxquelles s’en ajoutent volontiers deux : le front couronné d’épines, l’épaule ayant porté la croix – soit, au total : sept2. Et sept sont également les douleurs de Marie, vénérée sous le nom de « Notre-Dame des Sept Douleurs » : c’est à elle, on s’en souvient aussi, que Rimbaud se plaisait près de quatre années plus tôt, avec la même insolente ironie, à identifier sa propre mère, résumant à l’intention d’Izambard l’état de leurs relations : « – Stat mater dolorosa, dum pendet filius –3 » ; deux jours plus tard, il dressait pour Demeny l’autoportrait tout aussi résumant du Poète crucifié : « Ineffable torture […] où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! –4 » 

poing. » Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aient pas eu lieu… (Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, p. 1093.)

1 Tels, les « soixante-treize administrations à casquettes de plomb » de la lettre à Demeny du 28 août 1871, ou, s’ils ne sont pas apocryphes, les « trente-six millions de caniches nouveau-nés » que citait, justement, Delahaye, se remémorant à l’intention de Louis Pierquin une lettre à lui adressée par Rimbaud, au printemps de la même année : voir Corr., op. cit. p. 89, 93.

2 Mais sainte Brigitte de Suède, dans ses Révélations, n’en dénombra pas moins de… 5480 !3 1re lettre dite « du Voyant » (13 mai 1871) : op. cit. p. 63. Si les sept douleurs de la Vierge

ne correspondent pas aux sept plaies du Fils, elles sont toutes en rapport avec le destin de celui-ci, de la prophétie de Siméon à la mise au tombeau ; le Stabat mater, que parodie Rimbaud, relate la cinquième : Marie debout au pied de la Croix (Jean 19, 25-27).

4 2e lettre dite « du Voyant » (15 mai 1871) : ibid. p. 68.

« 98 PLAIES, DEUX TROUS ROUGES, Ô MILLION DE CHRISTS », ETC. 213

En conséquence, le « chapelet des Sept Douleurs de Marie » se compose au total de 52 grains répartis en sept septaines, soit : 7 × 7 = 49, auxquels s’ajoutent sept médailles ou gros grains, soit : 1 par septaine, et trois grains extérieurs représentant la Trinité et correspondant à l’ouverture et à la clôture des récitations. Et il n’est, certes pas, innocent que la phrase se terminant sur « les 98 plaies de N.S. » suive immédiatement celle qui se terminait sur « un chapelet aux pinces » : on serait même tenté d’y entendre quelque chose comme… un chapelet à chaque pince, soit : (7 × 7) × 2 = 98 ! Hypothèse, toutefois, dont on peut aisément (non sans en avoir souri) faire l’économie, si l’on se souvient opportunément d’une autre fameuse occurrence chiffrée – dans l’œuvre poétique, cette fois, de Rimbaud – concernant les « plaies de N.S. » : nommément, les « deux trous rouges au côté droit » sur lesquels se terminait, également, Le Dormeur du Val.

Encore faut-il, pour cela, admettre l’interprétation, certes point unanimement reçue aujourd’hui – mais la seule, historiquement et idéologiquement cohérente –, selon laquelle, dans cette allégorie appe-lant à la reconquête républicaine, ce « soldat jeune »  n’est autre qu’un parmi le « million de Christs aux yeux sombres et doux » précédemment glorifiés dans « Morts de Quatre-vingt-douze… » et que, précisément, « Nous […] laissions dormir avec la République1 » : Christ républicain, donc, qui « dort » lui aussi, mais qui ne manquera pas de ressusciter, et eux avec lui2.

RESTENT LES « DEUX TROUS ROUGES »…

Les commentateurs, sur ce point, restent tout aussi discrets, estimant sans doute – ce qui n’est, certes pas, moins défendable – que : peu importe le nombre exact etc. Suivant la tradition chrétienne en effet, la

1 Cf., sur ce point, Jean-François Laurent, « Le Dormeur du Val ou la chair meurtrie qui se fait verbe poétique », Parade sauvage « Rimbaud “à la loupe” », Charleville, 1990, p. 21-26, relu par Murphy, Rimbaud et la ménagerie impériale, P.U. de Lyon, 1991, p. 193-204.

2 « Nature » est alors un autre nom de la République, soit : de « la Patrie » – dont il est un des « enfants » –, à laquelle cette pietà impie confère les vertus ordinairement attribuées à la Vierge-mère, dont Rimbaud détourne ici la sixième douleur : Marie reçoit le corps inanimé de son Fils (Jean 19, 38-40).

214 JEAN-PIERRE BOBILLOT

plaie portée au flanc du Fils en croix par la lance du centurion Longinus, est une, quelles qu’en soient les variantes narratives ou iconographiques, et non deux ni plus1.

Or, notons-le seulement ici, pour ne surtout pas conclure, Rimbaud n’est pas le premier à appliquer ainsi le multiplicateur 2, aux « plaies de N.S. » : le traditionnel chemin de croix, qui n’a pas de toujours compté quatorze stations, s’il s’est en définitive arrêté à ce nombre, à la fin du xviie siècle2, c’est selon toute probabilité pour cette simple raison arithmétique que : 14 = 2 × 7. Fallait-il que le fidèle souffrît deux fois plus que Jésus ? 7 plaies pour Jésus, et 7 plaies pour lui3.

Si, contrairement à la lettre des « 98 plaies », le texte du Dormeur n’est guère suspect d’exagération plaisante, rien n’exclut que ces « deux trous » relèvent d’une sorte de surenchère idéologique, mâtinée de mauvais esprit : l’incommensurable souffrance du Christ républicain est deux fois plus incommensurable que celle du Christ chrétien, ou quelque chose comme ça ! Mais il est tout aussi assuré de sa propre résurrection…

Jean-Pierre BobillotUniversité Stendhal-Grenoble

1 Jean 19, 34 dit sobrement : « un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. »

2 Mais on en a depuis rajouté quelquefois une quinzième…3 Tout cela, on l’aura noté, dans les 14 vers d’un sonnet, soit : (3 × 4) + 2, ou, comme ici :

(2 × 4) + (2 × 3)…

« LE CLAVECIN DES PRÉS »

Un souvenir de lecture de Rimbaud ?

Dans La Fabrique du pré, Francis Ponge glose abondamment l’expression de Rimbaud « le clavecin des prés » qui lui avait été rapportée, détachée de son contexte, par son ami Philippe Sollers :

Pourquoi cela est-il juste ? Parce qu’en effet le pré sonne comme un clavecin, par opposition avec Entre les orgues de la forêt voisine (et des roches) et la mélodie continue, l’archet (?) du ruisseau (ou de l’eau). Que signifie clavecin ? Cela signifie : clavier (étendu)pincement de ou sur plusieurs octaves) de notes variées, dont le timbre est plutôt grêle, percussion sur des cordes minces (herbe), éclatements comme des sonneries petites et sans pédales, brèves : un peu comme une musique de boîte à musique : tigettes et fleurettes, champ varié (du grave à l’aigu)1.

Les associations d’idées musicales du poète moderne, qu’il poursuivra plus loin (Josquin des Prés, le Pré-au-Clercs, et même St Germain-des-Prés !), seront à leur tour l’objet de gloses universitaires ou poétiques. On peut y voir un effort pour tirer toutes les connotations possibles de cette expression. Car cet objet improbable met au défi l’interprétation d’autant plus qu’il rapproche, comme dans la définition de l’image surréaliste selon André Breton, deux réalités éloignées.

Rappelons le texte d’Illuminations, « Soir historique », pour redonner le contexte à l’expression « le clavecin des prés » :

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos hor-reurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légen-daires, sur le couchant.

1 Francis Ponge, La Fabrique du Pré, Genève, Albert Skira, 1974, p. 204, cité par Jacques Anis, « Préparatifs d’un texte : La Fabrique du Pré de F. Ponge », Langages, vol. 17, 1983, no 69, p. 75.

216 ALAIN CHEVRIER

Pour donner une signification à cette image, il nous faut retourner aux lectures de Rimbaud, et pour cela se reporter à sa première lettre connue, à Georges Izambard, dont la date n’est pas indiquée, mais qu’on rapporte au début de 1870 :

Si vous avez, et si vous pouvez me prêter : [dans la marge : (ceci surtout)] 1o Curiosités historiques, 1 vol. de Ludovic Lalanne, je crois.2o Curiosités bibliographiques, 1 vol. du même ;3o Curiosités de l’histoire de France par P. Jacob, première série, contenant la Fête des fous, Le Roi des Ribauds, Les Francs-Taupins, Les fous des rois de France, (et ceci surtout)… et la deuxième série du même ouvrage1, […].

C’est une requête pour alimenter son devoir, une lettre de « Charles d’Orléans à Louis XI », dont le manuscrit a été conservé. On admirera au passage l’intérêt encyclopédique du collégien, en quête d’ouvrages d’érudition divertissants. Il est probable qu’il s’appuie sur un catalogue de libraire pour citer ces références.

La première série des Curiosités de l’histoire de France (A. Delahays, 1858) par le Bibliophile Jacob (pseudonyme de Paul Lacroix) commence effecti-vement par les chapitres indiqués par le jeune Rimbaud. (La seconde série traite des procès célèbres). Or cet ouvrage, qui parle de Villon incidemment au chapitre sur les fous de cour2, n’a nullement servi à Rimbaud pour la confection de sa lettre de Charles d’Orléans sur François Villon, qu’il a essentiellement tirée des œuvres de ces deux écrivains3. Il en est de même pour les deux autres ouvrages cités, Les Curiosités historiques (sans nom d’auteur, Paulin et Le Chevalier, 1855), et les Curiosités bibliographiques (Paulin, 1845, puis Alphonse Delahays, 1857) de Ludovic Lalanne, dont Jean-Jacques Lefrère avait cité les têtes de chapitres dans sa biographie de Rimbaud4. On peut d’ailleurs se demander si Izambard possédait ces trois ouvrages ou même quelques-uns d’entre eux.

1 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes IV. Fac-similés, éd. Steve Murphy, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 130. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, 2009, p. 311-312.

2 Curiosités de l’histoire de France par P. L. Jacob, bibliophile, Paris, Adolphe Delahays, 1858, p. 103-104. Réed. Alphonse Delahays, 18.

3 Danielle Bandelier et Denis Hüe, édition de « Charles d’Orléans à Louis XI », dans Arthur Rimbaud, Œuvres complètes II. Œuvres diverses et letttres 1864/1865-1870, éd. Steve Murphy (dir.), Paris, Honoré Champion, 2007, p. 392-405.

4 Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Paris, Fayard, 2001, p. 143.

« LE CLAVECIN DES PRÉS » 217

Or il existe un ouvrage parallèle anonyme, au titre voisin, qui peut être confondu avec ces deux livres : Curiosités biographiques « par l’auteur des Curiosités littéraires » (Paulin, 1846), et qui a été réédité sous le nom de Ludovic Lalanne chez Alphonse Delahays en 1858. Le second chapitre « Bizarreries, habitudes et goûts singuliers de quelques personnages célèbres », énumère les « manies » ou rituels, parfois des plus saugrenus, que les grands artistes ont employés pour que l’inspiration advienne. On peut y lire le début de cette citation entre guillemets, c’est-à-dire recopiée, concernant de nombreux musiciens :

Gluck faisait transporter son clavecin au milieu d’une prairie ; un vaste espace, le ciel découvert, la chaleur du soleil et quelques bouteilles de champagne, lui faisaient trouver des chants divins des deux Iphigénies et d’Orphée. Tout au contraire, Sarti ne pouvait travailler que dans une salle immense, voûtée, obscure. Le silence de la nuit, la funèbre lueur d’une lampe accrochée au plancher, lui était indispensables pour qu’il trouvât les pensées solennelles qui forment le caractère de son style. Cimmarosa voulait entendre autour de lui le bruissement d’une conversation animée1 […].

Si cette expression est comprise comme dans ce texte, le « clavecin des prés » de Rimbaud ne doit donc pas être pris comme une métaphore comme le fait le poète Ponge, analogue aux « orgues de la forêt », mais comme la référence à un clavecin « dans les prés », en plein air, – un meuble qui a été sorti de la pièce où il reste d’ordinaire. Ce déplacement est risqué, car la température et l’hygrométrie de l’extérieur font que cet instrument délicat ne peut tenir longtemps l’accord, mais peut-être le musicien pouvait-il s’en satisfaire pour composer. De même, la phrase « Madame*** établit un piano dans les Alpes », dans Après le Déluge, peut se référer au dépaysement d’un instrument voisin. Le Vaisseau-piano de Charles Cros sera déplacé dans un milieu encore plus étranger : il ira sur la mer (« l’océan de la fantaisie2 »), dans le poème en prose publié dans la seconde édition du Cofffret de santal (1873).

Ce clavecin n’est pas un instrument isolé chez Rimbaud. La phrase du poème en prose indique qu’il est « animé », c’est-à-dire rendu vivant, par « la main d’un maître », ce qui évoque la main du Meister ou du maestro Gluck.

1 Curiosités biographiques par l’auteur des Curiosités littéraires, Paris, Paulin, 1846, p. 41. Ludovic Lalanne, Curiosités biographiques, « Bibliothèque de Poche par une Société de gens de lettres et d’érudits », Paris, Alphonse Delahays, 1858, p. 40.

2 Charles Cros/Tristan Corbière, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1970, p. 158-159.

218 ALAIN CHEVRIER

On peut penser que Rimbaud a lu le livre de Lalanne et a gardé le souvenir du « clavecin dans la prairie ». Izambard aurait pu lui prêter lors de cette demande de documentation, ou bien il aurait plus le lire plus tard en bibliothèque ou ailleurs.

Il aurait pu aussi lire le même texte dans un article d’un vieux Magasin pittoresque du 16 novembre 1833, « Musique. Habitudes de quelques compositeurs1 ». C’est d’ailleurs ce texte qui a été recopié mot pour mot dans les Curiosités biographiques.

Il aurait pu lire enfin la même anecdote, avec des ornements et des prolongements, dans un tout récent tome du Grand Larousse Universel (1869), à l’article « Compositeurs », dont la seconde partie, écrit l’auteur, pourrait s’intituler « Bizarreries et habitudes singulières de quelques compositeurs célèbres » :

Gluck faisait transporter son clavecin au milieu d’une prairie, son génie restant impuissant entre les murs d’une chambre ; il lui fallait de l’espace, le grand air et l’ardeur du soleil frappant sur sa tête ; mais le pétillement du vin de Champagne lui semblait préférable au murmure des ruisseaux. Il s’est fait peindre trinquant avec sa femme ; armé d’un tube de cristal, il savoure le nectar qui inspira les chants divins des deux Iphigénies et d’Orphée ; il le savoure de manière à prouver qu’il y avait la plus grande conformité de goût en ce ménage illustre2.

Tous les procédés employés par les compositeurs rapportés dans ces textes visent à les aider à créer, à se « faire voyant », à trouver le « génie ». Tout cela est de nature à retenir l’attention de Rimbaud et se fixer dans sa mémoire, en particulier la scène surprenante de la vie de Gluck.

Dans les Illuminations il est possible que Rimbaud ait replongé cette scène dans un poème en prose, Soir historique, qui évoque des expériences de visions et d’hallucinations sonores spontanées ou provoquées. Au début, l’image du clavecin des prés donne le la à des merveilles musi-cales. Dans certaines lectures, on a souvent considéré le clavecin des près comme la musique d’un clavecin, qu’on a alors dans un second temps réduite au bruit des grillons3 ou à d’autres sources sonores naturelles,

1 Anonyme, « Musique. Habitudes de quelques compositeurs », Magasin pittoresque, 1833, t. 1, p. 363.

2 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, Administration du Grand Dictionnaire Universel, 1869, t. 4, art. « Compositeurs », p. 791.

3 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. Pierre Brunel, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 500, n. 10.

« LE CLAVECIN DES PRÉS » 219

ou présentée comme une musique imaginaire surajoutée à la nature1. Une interprétation pour ainsi dire « logocentrique » ne semble pas avoir été donnée : le mot clavecin dérivant partiellement de clavier, qui est la réunion des clefs (clavis) l’expression « prendre la clé des champs » (et des chants) peut être sous-entendue.

Il importe de souligner que ce sont d’abord des visions qui sont rapportées dans le poème, comme celles suscitées lors des expériences de divination par le miroir (« captotromancie »), en l’occurrence par le miroir naturel de l’étang : le « salon au fond d’un lac », que le poète rappellera dans Une saison en enfer (Délires II. Alchimie du verbe) et désignera comme une « hallucination simple2 », c’est-à-dire « visuelle », selon la terminologie des aliénistes et philosophes de l’époque. Ce salon évoque un salon du xviiie siècle, avec les « reines » et les « mignonnes », et « la malle » est le moyen de transport du temps. Le clavecin peut parfaite-ment être associé à un tel salon, et doit être compris de façon anologue comme une vision : ce n’est pas la musique imaginaire d’un clavecin.

Un autre effet du « dérèglement de tous les sens » du « touriste naïf » consiste en des rêveries, illusions ou hallucinations auditives. Les « fils d’harmonie » et les « chromatismes légendaires », qui sont plutôt du registre visuel, relèvent aussi du registre sonore, comme les « ballets de mers et de nuits connues » et les « mélodies impossibles ». La phrase « Il frissonne au passage des chasses et les hordes », si elle peut se rapporter à de vraies chasses, peut se référer à la peur éprouvée à entendre les bruits de la Mesnie Hellequin, la « chasse spirituelle » du folklore des Ardennes et des pays germaniques. « La comédie goutte sur les tréteaux de gazon » est une autre allusion à un spectacle en plein air. Dans les paragraphes suivants, les hallucinations iront croissant, convoquant diverses périodes « historiques », et différentes parties du monde, jusqu’à l’apocalypse finale.

En résumé, on peut faire deux conjectures sur l’image du « clavecin des prés » chez Rimbaud, qui est donnée comme la manifestation fan-tastique d’un onirisme hallucinatoire. La première est que l’anecdote sur la vie de Gluck faisait partie de ses souvenirs de lecture, en prove-nance soit de l’ouvrage de Lalanne, soit d’une autre source, et qu’elle a été transfigurée en « vision » dans une des Illuminations. Le lien avec

1 Paul Claes, La clef des Illuminations, Amsterdam, Éditions Rodopi, 2008, p. 248.2 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, op. cit., p. 265.

220 ALAIN CHEVRIER

« un maître » plaide en faveur de cette hypothèse, ainsi que le contexte pastoral du poème. Mais la seconde hypothèse ne peut pas être exclue, selon laquelle cette image serait une création pure de Rimbaud, alliant musique et connotations champêtres. Auquel cas le rapport entre ces deux images serait une pure coïncidence, qu’on pourrait trouver « poétique ».

Alain Chevrier

ROBINSONNE N’EST PAS UN HAPAX

De Fenimore Cooper à Rimbaud

Robinsonner, verbe intrans., hapax. Synon. de vagabonder. Dix-sept ans ! – On se laisse griser (…) Le cœur fou robinsonne à travers les romans (RIMBAUD, Poés., 1871, p. 72).

Le Trésor de la Langue Française Informatisé.

Dans le poème intitulé Roman, daté du 29 septembre 1870, sur les émois et rêveries amoureuses d’un adolescent de dix-sept ans ( l’auteur ne les avait pas encore), le héros romantique se fait tout un « roman » à la vue d’une jeune fille, et un roman d’amour s’esquisse. On peut y lire ce quatrain :

Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,Passe une demoiselle aux petits airs charmants,Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père1…

Le mot « Robinsonne » attire immédiatement l’attention par son étrangeté et par sa majuscule incongrue. En français, les verbes composés à partir d’un nom ne sont pas des dérivés en -er et se forment plutôt avec le suffixe -iser (pétrarquiser, ronsardiser) ou -ier (tartufier). Surtout, ils ne commencent pas par une capitale lorsqu’ils sont au milieu de la phrase. On risque de confondre cette forme verbale avec le nom dérivé féminin Robinsonne. Les éditions de Rimbaud reproduisent cependant cette majuscule par fidélité, tandis que le dictionnaire mis en épigraphe la normalise dans sa citation.

De nombreuses éditions des poèmes de Rimbaud consacrent une note à cette singularité. Cecil Arthur Hackett voit dans ce mot « une forme verbale, risquée peut-être par analogie avec l’initiale du nom de

1 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes I. Poésies, éd. Steve Murphy, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 276.

222 ALAIN CHEVRIER

Robinson, qui vient du roman de Defoe Robinson Crusoé ou de l’opéra comique d’Offenbach du même titre1 ». « Création verbale, fort réussie », juge Jean-François Laurent2. « Ce verbe est une création de Rimbaud, qui garde même la majuscule de Robinson3 », écrit Pierre Brunel. Louis Forestier introduit l’hypothèse d’une autre robinsonnade :

Robinsonner : « battre la campagne par désir d’aventure » dit le Dictionnaire des mots sauvages de Maurice Rheims, qui ne cite d’autre emploi de ce passage. Le mot est dérivé du nom du héros de Defoë, avec contamination possible du Robinson suisse de Rodophe Wyss4.

Une édition scolaire infère sa signification : « mot inventé à partir du roman Robinson Crusoe de Daniel Defoe, signifiant “va à l’aventure5” ».

Olivier Bivort remet ce mot dans le contexte des néologismes de Rimbaud :

Conformément aux exigences du genre, le premier Rimbaud (1869-1870) évite la néologie : tout au plus se permet-il un « Robinsonne » (Roman, sep-tembre 1870), mais avec une majuscule pour indiquer l’origine du mot (le nom propre Robinson).

Il relève une vingtaine de néologismes fondés sur le français dans les poèmes de 1871 (pioupiesque, abracadabrantesque, tendronnier…), un grand nombre dans sa correspondance, et rappelle les néologismes dans les Illuminations qui sont des calques de l’anglais (opéradique, ornamental…).

Les robinsonnades (le mot existait6), synonyme de « vie isolée » ne manquaient pas comme genre littéraire pour l’enfance, et furent parmi

1 Arthur Rimbaud, Œuvres poétiques, éd. Cécil Arthur Hackett, Paris Imprimerie nationale, « Lettres françaises », 1986, p. 296.

2 Arthur Rimbaud, Œuvre vie. Édition du Centenaire établie par Alain Borer, Paris, Arléa, 1991, p. 1018.

3 Rimbaud, Poésies complètes, éd. Pierre Brunel, Paris, Librairie Générale Française, « Classiques de poche », 1998, p. 113, n. 2, et Rimbaud, Œuvres complètes, éd. Pierre Brunel, Paris, Librairie Générale Française, « Classiques modernes », 1999, p. 199, n. 1.

4 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Correspondance, éd. Louis Forestier, Paris, Robert Laffont, « Bouquins » 2000, [1992], p. 447. Et rééd. 2004, p. 440. Maurice Rheims, Dictionnaire des mots sauvages (écrivains des xixe et xxe siècle), Paris, Larousse, 1969, article « Robinsonner ».

5 Rimbaud, Poésies diverses, éd. Marielle Macé, Paris, Petits Classiques Larousse, Texte intégral, 2004, p. 64.

6 Karl Marx passe pour avoir inventé ce mot (en langue allemande) dans l’Introduction à la critique de l’économie politique, au début des manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) : « Le

ROBINSONNE N’EST PAS UN HAPAX 223

les premières nourritures spirituelles de Rimbaud, comme Le Robinson de la jeunesse, de Madame Fallet (1863)1.

Quand Paterne Berrichon énumère les livres de prix de l’élève de l’institution Rossat, avant le collège, il termine sur « les Robinsons fran-çais ou la Nouvelle-Calédonie, par J. Morlent, tous ouvrages édités par la maison Mame », et parle de Fenimore Cooper :

Ajoutons-y un in-18 de 500 pages, roman de Fenimore Cooper ou de Gustave Doré et ayant pour titre : l’Habitation du Désert, volume que nous avons retrouvé sans couverture, disloqué, usé, patiné par une lecture très instante, très fré-quente, et nous aurons, avec les réglementaires livres de classe, la somme à peu près de la substance dont se nourrissait avidement la jeune intelligence d’Arthur Rimbaud, entre sa septième et sa dixième année2.

Fausse piste et approximations coutumières du mémorialiste, qu’on a corrigées depuis3 : ce livre n’est pas de Fenimore Cooper, et encore moins de Gustave Doré. L’Habitation du désert ou Aventures d’une famille perdue dans les solitudes de l’Amérique, illustré par Gustave Doré, est un ouvrage du Capitaine Mayne-Reid, traduit par Armand Le François, et publié chez Hachette en 1859, 1861, 1868, puis 1871 et 1873. Il comporte 440 pages.

Ernest Delahaye rapporte qu’au lycée de Charleville, Rimbaud avait eu en « cinquième latine », un professeur, M. Rouliez, qui lisait à ses élèves du Jules Verne ou du Fenimore Cooper, quand ils avaient été sages4 ». Ces deux auteurs de romans d’aventures étaient recommandés pour la jeunesse.

Les Œuvres complètes de James Fenimore Cooper ont eu de très nombreuses éditions. Le traducteur des œuvres de Cooper, Auguste-Jean-Baptiste Defaucompret (1767-1843), était également celui des œuvres de Walter Scott.

chasseur et le pêcheur individuels et isolés, par lesquels commencent Smith et Ricardo, font partie des plates fictions du xviiie siècle. Robinsonades (sic) qui n’expriment nullement, comme se l’imaginent certains historiens de la civilisation, une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à un état de nature mal compris » (traduction de Gilbert Badia mise en ligne sur le net).

1 Suzanne Brillet, Rimbaud notre prochain, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1956, p. 40.2 Paterne Berrichon, « Sur les origines et l’enfance d’Arthur Rimbaud », Mercure de France,

vol. 86, no 316, 16 août 1910, p. 587.3 Suzanne Briet, Rimbaud notre prochain, op. cit., p. 41.4 Ernest Delahaye, Souvenirs familiers sur Verlaine, Rimbaud et Nouveau, Paris, Messein, 1924,

p. 30.

224 ALAIN CHEVRIER

En dehors de ses cinq romans sur le trappeur Bas-de-Cuir, dont Le Dernier des Mohicans, Le Cratère est un des livres les plus connus de Fenimore Cooper, souvent réédité avec des titres complémentaires modifiés. Le Cratère ou Marc dans son île, 1854, constitue le tome 29 des Œuvres complètes en 30 volumes, publiées entre 1839 et 1854, traduites par Defaucompret ; Le Cratère, ou le Robinson américain, par J. F. Cooper, toujours dans la traduction de Defaucompret (J. Vermot, 1867), est republié à la Librairie d’éducation, 1870, etc.

Le Cratère, publié à New-York en 1847, est une robinsonnade sur un récif d’origine volcanique, stérile, où échouent le capitaine Marc Woolston et son matelot Bob Betts. D’autres îles vont surgir. Bob sera emporté par la mer, et Woolston se retrouvera seul, mais il pourra s’échapper et ramènera des colons. Toute une société va naître, où des dissensions vont surgir. Le capitaine reviendra pour constater que tout a disparu sous la mer à l’occasion d’un nouveau tremblement de terre. C’est une image du développement des États-Unis. Jules Verne s’en inspirera pour L’Île mystérieuse (1875) et il en parle dans la préface à Seconde patrie (1900).

Au début du roman de Cooper, le navire échoue sur des bri-sants. Comme l’alternative de le remettre à flot dans une mer libre est impossible, le héros, le capitaine Marc Woolston, demande au brave marin Bob « – Mais alors que devenir ? », celui-ci lui répond :

‘Robinsonner un peu, monsieur Marc, jusqu’à ce que notre heure soit venue, ou que Dieu dans sa merci juge convenable de nous sauver.’

‘Robinsonner !’ répéta Marc, ne pouvant s’empêcher de sourire de l’expression de Bob, malgré la gravité de la situation ; – ‘Mais, au moins, Robinson avait une île, et nous n’en avons pas1’.

Le mot est mis en italique et répété, et il est commenté par le des-tinataire comme une expression singulière.

Ici il comporte une capitale initiale du fait de sa position. Le plus curieux est que dans le texte anglais originel (que ne pouvait connaître l’enfant Rimbaud), où il est un substantif pris comme verbe, il garde la graphie du nom de personne :

‘Sure enough, sir. I see no other hope for us, Mr. Mark, but to Robinson Crusoe it awhile, until our times come ; or, till the Lord, in his marcy, shall see fit to have us picked up.’

1 J. F. Cooper, Le Cratère. Œuvres, vol. 29, traduction par Defaucompret, Paris, Furne, Pagnerre, et Perrotin, 1862, p. 42.

ROBINSONNE N’EST PAS UN HAPAX 225

‘Robinson Crusoe it !’ repeated Mark, smiling at the quaintness of Bob’s expres-sion, which the well-meaning fellow uttered with simplicity, and in perfect good faith– ‘Where are we to find even an uninhabited island, on which to dwell after the mode of Robinson Crusoe1 ?’ …

Dans une autre édition du Cratère (1866), ce passage est résumé, et le mot apparaît dans la phrase suivante, avec majuscule et mise en italique également :

Celui-ci [Bob] avait un grand fond de philosophie naturelle, et une fois bien convaincu qu’il lui faudrait Robinsonner pendant quelques années, il n’avait plus d’autre pensée que de se tirer de son rôle le moins mal possible2.

Il y a tout lieu de penser que Rimbaud s’est souvenu de ce mot présent dans le chapitre crucial d’un roman qu’il a pu entendre lire ou qu’il a pu lire lui-même. Comme il était bien mis en valeur dans le texte, il y a des chances pour qu’il s’en soit souvenu. La présence de la majuscule fait plutôt pencher vers un souvenir de lecture, mais la règle à l’époque semble avoir été différente de la nôtre.

Cependant, le poète a donné à ce signifiant un sens différent de celui d’« agir comme Robinson dans son île » : celui de « voyager », en l’occurrence « à travers les romans ».

Au total, si l’hypothèse d’un souvenir de lecture d’un roman de Fenimore Cooper est valable, le néologisme « robinsonne » n’est pas une création de Rimbaud, mais la reprise d’un mot rare présent dans la traduction ancienne d’un roman de langue anglaise. Et même si Rimbaud l’avait trouvé tout seul, ce néologisme ne serait pas, de toute façon, un hapax.

Alain Chevrier

1 The Crater ; Or, Vulcan’s Peak, a Tale of the Pacific, by J. Fenimore Cooper, New-York, Hurd and Houghton, 1871, p. 56. Nous soulignons.

2 Fenimore Cooper, Le Cratère, présentation de Michel Butor, Genève, Slatkine Reprints, « Ressources », 1980 [1866], p. 50.

CACOPHONIES (QUARTER), VIRGULE ET DRAPEAUX

Fidèle à la règle cartésienne des énumérations complètes, je verse au dossier des cacophonies rimbaldiennes quelles nouvelles remarques ponctuelles.

Au troisième alinéa d’Aube, on lit : « […] dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats […] ». L’hiatus déjà/empli risque de passer ina-perçu dans la prononciation actuelle, mais à l’époque de Rimbaud les grammaires le condamnaient.

Les choses se compliquent avec la double rencontre dans le groupe « frais et blêmes éclats ». Là se pose une nouvelle fois le problème du choix entre l’hiatus et la liaison, mais avec cacophonie dans les deux solutions possibles. Ou bien on fait les liaisons et on a le son è/zé « frais et » ; puis le son e muet/zé « blêmes éclats ». Mais si l’on ne fait pas les liaisons, on a dans le premier membre le son è/é « frais et » ; dans le second membre le son e muet/é « blèm’éclats » qui transforme le pluriel en singulier ; cette impossibilité (nous ne sommes pas dans la chanson populaire) semble prouver que Rimbaud faisait les liaisons.

Beaucoup moins sensible est la rencontre la/la au vers 23 de Mémoire « par delà la montagne » et au troisième alinéa de Vagabonds « Je créais par delà la campagne ».

Après ce quatrième relevé des cacophonies chez Rimbaud, il faut espérer que ça ne deviendra pas indesinenter ; il faut surtout souhaiter qu’un spécialiste de la langue française du xixe s’occupe du problème.

228 ANTOINE FONGARO

VIRGULE

Dans sa note Le travail poétique d’une rime pisseuse (Parade sauvage, no 25, 2014, p. 329-332), Benoît de Cornulier, dans les vers : « Pissait, et regardait s’échapper de sa lèvre / D’en bas serrée et rose, un fil d’urine mièvre !… » (Les Remembrances du vieillard idiot), rapporte « mièvre » à « urine ». Et il écrit « La notion d’urine mièvre est un peu curieuse ». Mais l’adjectif « mièvre » ne se rapporte pas à « urine », il se rapporte à « fil ». Du coup, il n’y a pas de problème pour le sens de « mièvre » qui a ici le même sens que de nos jours. Le seul problème est celui de l’emploi ou non de la virgule après « urine ». Nous mettrions aujourd’hui une virgule après « urine » ; ce n’était pas obligatoire à l’époque de Rimbaud. Sans compter que celui-ci emploie la virgule de façon capricieuse. C’est ainsi qu’il n’a pas mis de virgule après « D’en bas » (au second vers cité), alors que l’usage actuel le comporterait, au point que l’édition Garnier des Œuvres de Rimbaud, jusqu’en 2000 (voir la p. 327) a introduit cette virgule abusivement.

DRAPEAUX

Dans son étude « Barbara ou l’œuvre finale » (voir Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, 2009, p. 368-378), Yves Reboul a montré que la formule « Le pavillon en viande saignante », aux deuxième et quatrième alinéas de Barbare, désigne le drapeau rouge, le drapeau de sang du massacre des communards. J’ajoute qu’il est possible de voir dans la formule « Le pavillon en viande saignante » une transposition, en clé rimbaldique, de « l’étendard sanglant » du début de La Marseillaise.

Antoine Fongaro

DE QUOI « ÉTAT DE SIÈGE » EST-IL LA PARODIE ?

Le pauvre postillon, sous le dais de fer blanc,Chauffant une engelure énorme sous son gant,Suit son lourd omnibus parmi la rive gauche,Et de son aine en flamme écarte la sacoche.Et, tandis que, douce ombre où des gendarmes sont, L’honnête intérieur regarde au ciel profondLa lune se bercer parmi la verte ouate,Malgré l’édit et l’heure encore délicate,Et que l’omnibus rentre à l’Odéon, impurLe débauché glapit au carrefour obscur !

François Coppée.A.R.

ÉTAT DE SIÈGE ?

Les « faux-Coppée » inscrits par Rimbaud dans l’Album zutique relèvent de la caricature d’un genre et d’une forme. L’efficacité en la matière réside non seulement dans le choix de sujets, personnages, objets et situations tirés de la vie quotidienne des gens ordinaires (« un pauvre postillon », « un humble balai », « un vieux prêtre »), mais aussi dans une modestie des moyens poétiques et un usage navrant de la forme qui, au-delà de la forme globale du dizain d’alexandrins platement rimés, visent souvent à ridiculiser l’auteur ciblé pour ses choix formels. Enfin, le détournement consiste aussi à suggérer une seconde lecture souvent obscène à côté du sens littéral plus innocent en apparence. Le résultat est tel, de l’articulation de ces facteurs, que la double lecture implicite peut apparaître comme la maladresse involontaire de l’auteur-cible présumé,

230 PHILIPPE ROCHER

et vient s’ajouter au discrédit global. La virtuosité de l’écriture parodique rimbaldienne tient précisément dans le fait que ces doubles lectures et leurs effets sur l’auteur supposé sont obtenus avec une pauvreté de moyens, et la capacité de Rimbaud à produire de tels effets est alors en proportion inverse de celle de Coppée à produire quelque chose de véritablement poétiquement intéressant avec ses dizains. Le résultat est bien connu : l’intérêt majeur des dizains de Coppée dans l’histoire de la poésie, et ce dès leur parution, est d’avoir permis les détournements parodiques que l’on sait, et dans les parodies elles-mêmes.

L’effet de la signature est d’autant plus redoutable dans le cas du dizain zutique État de siège ? que ce poème est bien plus qu’une parodie des dizains de Coppée : c’est une parodie de poème et d’écriture poétique. Les maladresses abondent, comme la « gaucherie » des deux utilisations de « parmi + GN défini singulier » en écho à Verlaine. Un tel clin d’œil de Rimbaud à Verlaine poursuit l’inscription de leur complicité dans l’Album zutique, mais il est surtout moqueur et vise à suggérer que Coppée aurait pu sérieusement avoir ces usages si peu verlainiens et bêtement plaqués de la préposition. On sait que Mallarmé, au contraire, rendra hommage à cet usage bien compris, au dernier vers du premier tercet son Tombeau : « Verlaine ? il est couché parmi l’herbe, Verlaine ».

Rimbaud se cite également avec « au ciel profond », emprunté au dernier vers d’Accroupissements, « Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond. ». L’idée suggérée étant très voisine de celle d’Accroupissements, nous ne sommes pas surpris de remarquer que le contexte nocturne commun aux deux textes et à ses deux « débauchés » s’accompagne de la présence de la lune, des échos entre une « ombre avec détails » et la « douce ombre où les gendarmes sont », et enfin de l’écho rimique entre les deux trisyllabiques « omnibus » et « Milotus ». Il n’est pas impossible que là encore, « au ciel profond » et le terminal « au carrefour obscur », soient un clin d’œil à Verlaine et à ses usages de « au+ GN » (« au vent mauvais » et « aux soleils couchants », entre autres).

Mais ces occurrences intègrent de surcroît une accumulation épous-touflante en fin de fin de vers (7 sur 10) de groupes prépositionnels locatifs, à quoi s’ajoute une relative en « où », et la lourdeur du procédé signale que décidément Coppée serait un mauvais poète qui « localise » systématiquement à chaque fin de vers comme pourrait le faire un collégien inexpérimenté.

DE QUOI « ÉTAT DE SIÈGE » EST-IL LA PARODIE ? 231

La parodie de poème est manifeste quand on songe a contrario à la maîtrise de l’usage des prépositions du jeune Rimbaud de Sensation :

sensation

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :Mais l’amour infini me montera dans l’âme,Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Le statut de « singularité » de mon propos dans Parade Sauvage m’interdisant une analyse détaillée de Sensation, je me contenterai des remarques suivantes. Il ne s’agit pas seulement pour Rimbaud de figurer le monde dans une relation d’observation où le poète serait en vis-à-vis ou en face à face. Le projet plus fondamental peut-être est celui de rendre compte du rapport au monde lui-même, c’est-à-dire de saisir ce que Yves Bonnefoy appelle, « l’instant », « la présence », « la demeure », ce qui ne se vit qu’une fois…une plénitude, une intensité, une atmosphère, une ambiance…dont l’équivalent pour Rimbaud serait peut-être la « sensa-tion » ou « l’affection ». D’où cette nécessité de faire sentir, palper, écouter ses inventions, celle d’un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens et de faire que la poésie soit de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, autant de formules d’inspiration baudelairienne qui indiquent que si les synesthésies ont un statut si central pour Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, c’est que l’être dans le monde de ces poètes n’est pas de nature spatiale ou topologique, mais bien un rapport, disons « écologique » où le monde vécu est d’abord un « milieu » ou, plus simplement, un monde. La poétique relèverait alors, sous cet angle, d’une « éco-morphologie » ayant pour tâche de décrire la manière dont le poème rend compte, ou se fait la chambre d’échos, d’une « expérience » unique et singulière, d’un « vécu », des relations du sujet au monde, ou de ce que l’on pourrait appeler des « résonances ». Ce que l’on appelle parfois la singularité de l’être, de tel ou tel objet, n’est rien d’autre que la singularité d’une relation (perceptuelle, sensible) ponctuelle et éphémère au monde. C’est en ce sens que la poésie, selon Hugo, est bien « ce qu’il y a de plus intime dans tout ».

232 PHILIPPE ROCHER

Les intimités coppéennes sont bien loin du compte à cet égard, et si État de siège ? est une parodie poétique, c’est précisément par sa démar-cation absolue de cette vision du poétique que Rimbaud n’a jamais abandonnée, en dépit de ses expériences zutiques, et qu’il n’aura de cesse de creuser, entre autres, dans ses poèmes de 72/73. Et les allusions évidentes aux deux « Crépuscules » baudelairiens qui accompagnent cette parodie1, en particulier au dernier vers, constituent là encore des clins d’œil critiques, suggestifs de ce qui sépare Coppée et Baudelaire en matière d’évocation du Paris nocturne et de saisie du crépuscule parisien comme un « monde », et indices d’une ironie et d’une lucidité que Rimbaud partage avec l’auteur des Fleurs du Mal.

Philippe Rocher

1 Je remercie Marc Dominicy pour cet intertexte éclairant.

COMPTES RENDUS

« “Je m’évade ! Je m’explique”. Résistances d’Une saison en enfer », sous la direction de Yann Frémy, éditions Classiques Garnier, coll. « Études rimbaldiennes », no 6, 2011, 206 p.

Il est bien entendu, et c’est heureux, que nous n’en aurons jamais fini avec Une saison en enfer, tant la richesse de cette « prose de diamant », comme disait Verlaine, semble inépuisable. C’est ce que montre une nouvelle fois ce collectif dirigé par Yann Frémy lequel, après s’être expliqué sur le choix de la citation « dialectique » extraite de la Saison pour titre de l’ouvrage, ouvre lui-même le volume avec « Le “dossier de genèse” d’Une saison en enfer : pour un élargissement du corpus ». Il s’y interroge sur la possibilité d’inclure dans le dossier génétique de la Saison un certain nombre de manuscrits à commencer par l’une des versions autographes du poème « O saisons, ô châteaux […] ». Après l’étude de ce manuscrit et de la légende conservée d’un dessin perdu de Verlaine, Y. Frémy conclut non seulement que l’autographe d’« O saisons, ô châteaux […] » en question serait un brouillon d’Alchimie du verbe, mais encore qu’il s’agit probablement de la première version du poème laquelle daterait de 1872. Si les lettres de Rimbaud des 4-5 juillet et 7 juillet 1873, quant à elles, ont pu être versées au dossier de genèse pour des raisons biographiques, Y. Frémy suggère et tente de montrer qu’elles pourraient l’être aussi pour des raisons littéraires.

Dans « Le ressentiment, cœur du “Prologue” d’Une saison en enfer », Bruno Claisse considère que le locuteur de la Saison expose dans la prose liminaire son ressentiment contre la création et le Créateur suite à la négation de toute transcendance dont il prend conscience par l’inanité de la Beauté et de la justice. Il décide alors d’une fuite infernale, « le héros se mue en maudit prêt à tout pour humilier à son tour la création divine », une guerre menée contre Dieu, une vengeance, jusqu’à tomber dans l’idiotie. Le héros assistant alors à un retour en grâce de la charité dans son combat intérieur, celle-ci ne lui apparaît plus désormais que comme une croyance à l’image d’un rêve ; même chose pour la figure de Satan ressurgissant à son tour, le locuteur de la Saison s’affranchissant du même coup de son ressentiment. Bien conscient de cette double illusion

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paradisiaque et infernale mise en place par le christianisme, de cette double croyance tel un rêve, il s’en libère finalement pour entrer dans le réel.

Dans « Passage des voix. Éléments de diction pour le “Prologue” et Mauvais sang », Jean-Luc Steinmetz se propose de montrer l’importance de « l’aspect vocal » pour comprendre plusieurs passages des deux pre-mières proses de la Saison, suggérant que c’est la diction qui en livre le sens mais que les silences aussi peuvent avoir leur importance. Lieu du débat intime, Mauvais sang passe en revue un certain nombre de figures (le Christ, le forçat, Jeanne d’Arc, le « nègre ») avec lesquelles le locuteur se compare. J.-L. Steinmetz montre plus largement encore la multiplicité des voix intimes qui traverse la parole mais aussi le changement de pers-pective de ces voix selon les péripéties afférentes à la genèse de l’œuvre (Livre païen, Livre nègre) ou aux événements biographiques (drame de Bruxelles). Anne-Cécile Dumont dans « L’héroïsme en question dans Mauvais sang », aborde la notion d’héroïsme épique dans Mauvais sang où se confrontent Histoire collective et généalogie personnelle du locuteur. Celui-ci se présente comme un Gaulois selon l’image qu’en donnaient les manuels scolaires de l’époque et dont il profite non seulement pour souligner ironiquement son essence païenne et non chrétienne, mais encore pour dénoncer les théories liées au déterminisme biologique et social du xixe siècle qui le condamnent comme étant de « race inférieure ». Si le propre du guerrier épique est de laisser un nom dans l’histoire, l’anonymat du locuteur témoigne de son échec, véritable « anti-héros ». Toutefois, l’héroïsme épique se définissant par la notion de force, la figure du « forçat » doit bien, elle, être élevée au rang de héros, quand le nar-rateur lui-même de Mauvais sang manifeste un « désir d’héroïsme » qui est le moteur même de l’épopée. Mais pour être consacré comme héros encore doit-il satisfaire à un rite de passage, celui d’une mort sociale de l’homme par l’ensauvagement afin de renaître en héros, statut finalement refusé au locuteur à cause de l’échec de sa conversion morale.

Dans « Défigurations d’Une saison en enfer : la fiction nègre ou l’inventio rimbaldienne d’une altérité », Samia Kassab-Charfi voit dans la Saison un « autoportrait en négatif », une mise à distance de soi pour mieux se quit-ter avec le risque toutefois que le portrait soit infidèle. Dans ce projet de « reconception de soi » l’identité sera perçue comme réfractaire, la négrité étant réactionnelle et consistant en ce qu’Edouard Glissant conceptualisa sous le nom de digénèse, laquelle repose non sur une Genèse mais sur

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l’Histoire. Dans « Sur les rapports entre les Lettres de Voyant et Alchimie du verbe », Hiroo Yuasa pense que Rimbaud considère le je comme n’étant pas libre de sentir mais encore de s’exprimer mais plutôt de le faire selon une idée préconçue (« Car Je est un autre ») d’où le nécessaire « dérèglement de tous les sens » pour s’en libérer. Procédant à une comparaison avec des passages de romans proustiens, il conclut que Rimbaud voit des objets réellement métamorphosés. Ainsi, le voyant est celui qui dans « une expé-rience extatique » est capable de percevoir les objets du monde tels qu’ils sont vraiment, « une nouvelle façon de voir » dénuée de cette « compréhension préalable et implicite », qui se fait au prix d’« une crise du principe d’identité » et qui conduit à une nouvelle « façon de parler et d’écrire ». De fait, Rimbaud met en œuvre dans Alchimie du verbe la poétique de la voyance. Dans « De Baudelaire à Rimbaud : l’impasse de l’“esprit” dans Le Cygne et L’Impossible », Mario Richter part d’une lecture du Cygne de Baudelaire, poème dans lequel le poète ne perçoit pas le Louvre tel qu’il est sous Napoléon III mais, par l’esprit, comme la forêt qui recouvrait le lieu originellement, Nature qui ne manifestait pas la séparation et la dualité corps/esprit propre à la culture occidentale, mais témoignait d’une unité originelle, idée déjà exprimée dans le sonnet Correspondances au début des Fleurs du Mal. M. Richter voit dans L’Impossible l’impossibilité justement de Rimbaud de se dégager, comme Baudelaire, de « l’esprit » tel que le conçoit la civilisation occidentale pour atteindre la vérité. Toutefois, Une saison en enfer dans l’ultime phrase d’Adieu n’en formule pas moins la possibilité d’un espoir.

Dans « L’enfer chez Arthur Rimbaud : appropriation d’un mythe et émergence d’un complexe », l’enfer apparaît comme un complexe « d’images et de motifs » présent dans l’œuvre de Rimbaud bien avant la Saison, le but de Giovanni Berjola étant de le retracer jusque-là tout en montrant comment l’écrivain se l’approprie. Celui-ci convoque et renouvelle l’espace-temps mythique de l’enfer qui est enfermement-éternité de la damnation, damna-tion aussi bien individuelle que collective d’ailleurs. G. Berjola montre que le terme enfer oscille dans l’œuvre de Rimbaud – Saison comprise – entre sens propre et sens figuré et que la Saison est le moment et l’occasion d’une catharsis d’un enfer à la fois existentiel, christique et théologique (celui de la faute). Si une correspondance s’établit entre enfer existentiel et enfer théologique c’est par le biais de l’expérience onirique. Dans « La “charité” dans Une saison en enfer », Yoshikazu Nakaji considère que presque l’entier de la Saison peut se lire comme une « histoire de la charité », charité qui n’en

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semble pas moins inaccessible pour le locuteur. Si l’attitude de ce dernier face à cette vertu – charité comme amour de Dieu et comme amour du prochain – change tout au long de la Saison, il souhaite à la fin du livre s’en débarrasser, la charité, qu’elle soit reçue ou donnée, étant alors considérée comme une « faiblesse » qui précisément constitue son enfer. Y. Nakaji achève son étude en émettant l’hypothèse que Rimbaud passe de la charité dans la Saison à l’orgueil dans Génie des Illuminations.

Dans « Trouver son sens au livre Une saison en enfer », David Ducoffre pense tout d’abord qu’Alchimie du verbe, étant donné les poèmes en vers qu’il contient, renverrait le début de l’écriture de la Saison après « le ban-nissement » de Rimbaud par les poètes parisiens suite à l’incident Carjat. Par des arguments d’ordre épitextuel, textuel et métrique, le critique estime en outre qu’Alchimie du verbe rendrait compte d’une guerre menée par le poète contre les conventions métriques au moyen de poèmes écrits essentiellement en mai-août 1872 et réécrits en 1873 pour la Saison en en accentuant volontairement les écarts ; D. Ducoffre pense également que la fin d’Alchimie du verbe viendrait congédier la beauté dans un adieu fait au vers. Concernant la notion de charité, à l’encontre de certains critiques ayant opté pour une interprétation non-chrétienne, D. Ducoffre la considère, lui, comme renvoyant bien à la vertu théologale, vertu théologale que Rimbaud rejette. Enfin, par des recoupements d’éléments biographiques, il estime que la Saison a été écrite avant le 10 juillet 1873. Dominique Combe referme le volume avec une étude de réception, « D’Une saison en enfer à Cahier d’un retour au pays natal », dans laquelle il montre qu’Aimé Césaire a pris conscience du côté prométhéen de la poésie rimbaldienne, de son aspect politique et qu’il est comme lui un poète de l’énergétisme et notamment du « feu central ». Comme pour tous les poètes de la négritude, la figure du « nègre » dans Mauvais sang retint l’attention de Césaire, lequel ne cessa de dire par ailleurs combien Rimbaud l’avait influencé, ce qui de fait, bien plus qu’une présence « intertextuelle », s’avère une véritable « rencontre ». Le Cahier d’un retour au pays natal se veut un « anti-poème » qui s’attaque à la tradition française parnassienne sous la forme d’un « long poème » dans lequel alternent prose et vers libres.

Christophe Bataillé

COMPTES RENDUS 239

Yann Frémy, Mémoires inquiètes : de Rimbaud à Ernaux, Paris, L’Harmattan, 2014.

Comment, chez les écrivains de la modernité, « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », comme l’écrit Annie Ernaux dans Les Années, où perce incessamment le besoin paradoxal de tenir le passé à distance et d’en conserver la trace ? Yann Frémy, dans son dernier ouvrage, Mémoires inquiètes : de Rimbaud à Ernaux, se penche, au fil d’études consacrées, outre ces deux écrivains, à Verlaine, Marie Krysinska, Raymond Queneau et au peintre Richard-Viktor Sainsily, sur notre rapport à la mémoire et aux stratégies de recomposition du passé par lesquelles on tente toujours, peu ou prou, par confrontation ou par évitement, d’énoncer son passé, donc de lui donner forme, sans forcément en passer par l’autobiographie pure et dure, sur laquelle pèse depuis Valéry le soupçon d’excuse et d’orgueil.

Rimbaud se taille la part du lion dans ce recueil : pas moins de sept articles lui sont consacrés (on ne s’en étonnera pas de la part de Yann Frémy, dont on se rappelle l’importante thèse intitulée « Te voilà, c’est la force », publiée en 2009, qui a renouvelé la lecture d’Une saison en enfer), lesquels abordent les détours et anfractuosités d’un esprit en proie non seulement à la rébellion et à la violence, mais également (on n’y insistera jamais assez) à l’inquiétude métaphysique et à la solitude, qui exigent, chez « le chat des Monts Rocheux », de « trouver des réponses définitives » et de « s’intimer des mots d’ordre » (p. 8), spécialement la formule « Il faut être absolument moderne », sur laquelle revient Yann Frémy dans le chapitre 6, où il voit justement l’abandon d’une poétique et d’une existence vouées jusqu’alors à la confusion et à l’hubris ( l’effort de mémoire étant d’ailleurs faussé dès le prologue de la Saison par un « jadis » hors de toute référence qui n’est pas sans rappeler les incipits de Don Quichotte ou Moby Dick). Il y a bien de l’angoisse, chez Rimbaud, qui se révèle par son absence d’objet : voilà un garçon d’une sensibi-lité exacerbée, subissant au cours de son enfance et de son adolescence une cascade de chocs affectifs, qui malgré tout s’est laissé prendre au fantasme « d’une communauté fraternelle, d’un peuple-mer lancé à la conquête de l’avenir » (p. 23), et qui vient se briser avec fracas sur les incompréhensions et les égoïsmes occidentaux, avant de sombrer dans l’Orient colonial voué aux marchands et aux aventuriers frappés de

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folie, dont le Aguirre de Werner Herzog reste le modèle hallucinant. La lecture que fait Yann Frémy d’une version du (trop ?) célèbre poème « Ô saisons, ô châteaux… » insiste sur cet état rimbaldien de solitude, aboutissant à une prise de conscience par l’homme de la nécessité de « penser sa condition tragique » (p. 67), après la grande bourrasque romantique qui tenta d’arracher les âmes à leurs corps endormis par une Raison tyrannique, et qui aboutit chez Mallarmé, rappelait Paul Bénichou, à l’hermétisme comme garant de la « communion effective » (p. 66). Solitude aggravée par l’irrépressible désir de fuir « la réalité rugueuse », fût-ce au prix de « sophismes » et de formules magiques et de « poisons » (trahisons, drogue, sexe, ivresse, hallucinations, vio-lences…) auxquels on donne sa foi, comme autrefois les Assassins, et qui ne fait que redoubler le sentiment tragique du rapport à un monde non choisi, où l’on est lourdement « rendu au sol » pour avoir cherché « le bonheur comme absolu » et l’avoir raté « sur le plan relatif et acces-sible » (p. 109). Yann Frémy a mille fois raison de souligner que lorsque Rimbaud évoque l’absolu, il se retrouve « rattrapé par l’idée divine » et « l’horizon indépassable du christianisme » (p. 121), et cantonné à la seule espérance de « posséder la vérité dans une âme et un corps », seule vertu théologale encore accessible (mais y croit-il vraiment, ce gamin génial qui termine sa carrière littéraire sur une chansonnette remplie de pets de troufions ?), la foi et la charité ayant sombré (corps et âme) dans l’impitoyable anamnèse de la Saison. Et pourtant, jusqu’à la fin, l’éthique de Rimbaud, « happé littéralement par le Dehors », aura consisté en autrui comme seul « monde possible » (p. 165) : paradoxe tragique d’un adolescent prêt à noyer Paris et Charleville sous des flots de pétrole et de colère, mais condamné à naître sous un Empire de commerçants et à mourir (littérairement) sous une République bourgeoise, après avoir assisté aux derniers feux du messianisme romantique.

On voit combien ce rapport brutal à la mémoire (trafiquée, de surcroît) est étranger à Verlaine, le « pauvre frère » des Illuminations, dont Yann Frémy analyse l’expression du souvenir et la polyphonie dans les Ariettes oubliées, où murmurent les « voix d’Autrui » et où se nouent, comme le chantait Barbara, de « lentes crises ». On est là face à une « poétique de l’infime » (p. 172), fondée sur « l’oscillation perpétuelle du sujet entre l’âme et le cœur, le passé et le futur », pour reprendre l’expression d’Arnaud Bernadet (p. 177), si mal vécue par Rimbaud, tourné comme

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un bloc vers l’avenir. Si la poésie de Verlaine se caractérise par le mode mineur, par le refus de l’épique et de la rhétorique, qu’elle neutralise par une ironie doucereuse, c’est qu’elle cherche à retrouver, par delà la brume de la confusion liée aux années et à l’effacement des « voix chères qui se sont tues », les formes et les figures des souvenirs toujours menacés de s’évanouir soudainement (le paysage, dans la neuvième ariette, ne meurt-il pas « comme de la fumée » ?), et surtout l’émotion associée ; d’où l’épigraphe de la troisième ariette, « Il pleut doucement sur la ville », attribuée à Rimbaud, où la mélancolie s’infiltre dans les pores du poème de la même manière vague et assourdie que les « doux hiboux » dans l’air de Crimen amoris (p. 192). Pourtant, là encore, il s’agit bien, comme le souligne Yann Frémy, de mettre en place une stratégie de « sortie de crise » : comment s’extraire d’une mémoire cadenassée par la peine, le regret, la nostalgie, la « langueur » qui, comme une lame à la cruelle patience, pénètre le cœur ? On sent alors chez Verlaine pointer la « parole utopique » (p. 195), la recherche de l’innocence originelle, peut-être jamais vécue ( comme dans la Saison), mais seul viatique face à l’oppressante épaisseur du monde ; c’est l’aspiration du « pauvre Lélian » que railla Rimbaud sous le nom de « Paradis de tristesse », cet état d’être où la parole poétique se névrose en permanence, et parvient cependant à transmettre une émotion vraie, dépouillée des afféteries romantiques comme du sarcasme rimbaldien.

C’est bien dans le même esprit que s’inscrit Marie Krysinska, qui revendiqua l’invention du vers libre, et dont une apparente désinvolture, prévient Yann Frémy, ne saurait masquer une authentique inquiétude, qu’il analyse à travers le recueil Rythmes pittoresques. Quelle inquiétude ? Celle de la facticité, du rêve non plus refuge, mais lieu de mélancolie où se déploie l’artifice, « le monde et le langage en charge de l’exprimer se révélant ainsi trompeurs et mensongers » (p. 203) : pessimisme lucide (ou lucidité pessimiste), le monde étant toujours « trop » (et même « en trop »). Pour la poétesse, il n’y a rien à attendre du langage, seul « un Dehors » ou un « ailleurs » peut s’avérer d’un quelconque secours, qu’il soit Christ ou symphonie (p. 204). La mélancolie règne dans cette vie et bien au-delà d’elle : le poète n’est plus l’albatros cloué au bastingage par ses propres ailes, mais le hibou « crucifié », « triste et solitaire ». La mémoire est cruelle, parce qu’il est impossible d’oublier l’Idéal ; et la poésie est cruelle, parce qu’elle représente la seule voie d’accès à

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cet Idéal, « bourreau et consolateur » (p. 207). Même « le clair visage d’Aphrodite », à la forme « pure comme une pure idée », révèle un regard noyé « d’intarissables pleurs » (p. 213) : même le mythe n’échappe pas à la souffrance et à la finitude, et le souvenir ne saurait permettre de retrouver une quelconque paix intérieure. L’implacable réalité du monde se rappelle de toute façon à l’être humain, fût-ce sur le mode de « l’angoisse maniériste » qu’analyse Yann Frémy dans le chapitre consacré à Zazie dans le métro : « J’ai vieilli », constate la gamine à la fin du roman, et ce quasi-aveu sonne comme une désillusion, un « reflet de la déliquescence du monde moderne » (p. 226). Ce néo-maniérisme parodique aboutit lui aussi à révéler le silence du monde face à l’humain qui voudrait l’interroger : le Paris de Zazie s’abîme dans l’agitation stérile, et l’on se rend vite compte que nul accord ou réconciliation n’est possible avec ce monde « pris dans la folie pascalienne du divertissement » (p. 233), qui rappelle singulièrement les monologues sarcastiques des Carnets du sous-sol de Dostoïevski. Cette tension, cette énergie que Queneau obtient par l’affolement généralisé du langage et des êtres, Richard-Viktor Sainsily, au sein de l’espace caraïbe, la traduit dans ses tableaux par le déploiement d’un espace intensif deleuzien, révélant le jeu des forces tirées du chaos. Yann Frémy analyse la série des Anthropométries, dans lesquelles l’artiste en appelle à la mémoire amérindienne des « zemis », ces puissances divines de la Caraïbe qui viennent hanter les corps humains privés de tête (donc littéralement « dé-figurés »), oublieux de leur passé, et révéler les énergies du Dehors, celle d’avant la socialisation, celle qui provoque intoxications, hystéries, convulsions. L’angoisse naît ici de ce passé qui persiste, de cette tension entre deux univers irréconciliables, incompossibles, où dans un « entre-deux » unheimlich, l’on ne peut espérer voir : juste entrevoir ; de là, la nécessité de la méditation, du questionnement ontologique, au sens où ils ne peuvent pas ne pas être et imposent leur violence sacrée à l’homme. Métaphysique de l’intrusion, qui sert de « préface » aux préoccupations de Sainsily concernant notre rapport à l’image, à l’original, et à l’enjeu de l’art face à « l’effet inévitable de dislocation et de dilution provo-quée par la mondialisation » (p. 252). Une telle brutalité de l’intrusion n’est pas sans rappeler l’incipit de l’ouvrage autobiographique d’Annie Ernaux, Les Années, « sorte de poème d’une rare violence mélancolique », centré sur la figure du père mort exposé dans une chambre de la maison familiale (p. 256), et qui ouvre une ample méditation sur l’inévitable

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effacement qui cerne les morts comme les vivants, et qui pour nom l’oubli. Alors, pourquoi écrire ? Pourquoi l’art persiste-t-il à passer par où s’annonce l’effacement, la disparition aussi imperceptible pour une « lointaine génération » que celle de la lettre e pour le lecteur non averti de La Disparition de Perec ? Parce que, comme le souligne Yann Frémy, si nous ne pouvons êtres certains, par la mémoire, que de l’incertitude du monde (cette « branloire pérenne » qu’évoquait Montaigne), l’art prend en charge la représentation de cette incertitude, au nom d’un « devoir moral ». Le poète et l’artiste doivent énoncer cette fonction de l’art ; car par delà l’incertaine et cruelle mémoire, et comme un bloc arraché à l’effondrement du passé, « l’œuvre demeure ».

Guillaume Déderen

RÉSUMÉS

Alain Vaillant, « Rimbaud, poète-pitre »

Cette étude du « Cœur du pitre » propose d’y voir bien davantage qu’une blague scato-onano-poétique, bien plus qu’une parodie obscène envoyée à Izambard accompagnée du caveat « Ne vous fâchez pas ». Nous tentons plutôt de prendre très au sérieux l’hypothèse selon laquelle une poétique cohérente de révolte chez Rimbaud – pratique qui passe par une pratique polyphonique de parasitisme textuel – se donne à lire dans ce texte.

This article proposes a study of Rimbaud’s “Le cœur du pitre” – a text long considered as little more than a sort of provocatively scatological joke, an obscene parody in ‘poor taste’ that Rimbaud sends to Georges Izambard with the warning: “Ne vous fâchez pas”. Vaillant examines and catalogues Rimbaud’s poetics of revolt in both political (e.g., the poet’s relation to the Commune) and esthetic terms (cf., the poeisis of corporeal dejection/abjection in the “Cœur du pitre”), ultimately suggesting that the polyphonic and creative negativity involved in parody is a key element in a coherent artistic project for Rimbaud.

Michel Masson, « “Le cœur supplicié” : “ça ne veut pas rien dire” »

Cette étude propose une interprétation nouvelle du poème de Rimbaud intitulé « Le cœur supplicié ». Elle est présentée sous forme d’un commentaire linéaire classique, strophe par strophe et mot à mot et vise à n’envisager que le texte lui-même avec, comme ligne directrice, pour l’interprétation de chaque mot ou de chaque tournure, la recommandation de Rimbaud lui-même : « Ça ne veut pas rien dire ». Il en ressort que ce poème constitue une œuvre majeure, bien plus profonde, bien plus émouvante mais aussi bien plus drôle qu’on a pu le penser.

This study proposes a new reading of Rimbaud’s “Le cœur supplicié”. Taking Rimbaud at his word when he writes that the poem “ doesn’t mean nothing”, the author offers a careful, line-by-line commentary of the poem, ultimately claiming that it not

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only consitutes one of Rimbaud’s more moving and profound major works, but that it is also much more humourous than previously understood.

Lionel Cuillé, « L’enfant et la toupie. Esthétique de la giration »

L’étude des mouvements giratoires met en évidence dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud un archétype dont l’anthropologie identifie les sources chez Virgile et les rituels Bambaras. Omniprésente, la giration rimbaldienne convoque cet archétype dont les Derviches Mevlevis sont l’une des fascinantes incar-nations au milieu du xixe siècle, afin de penser les liens rêvés entre l’Orient et l’Occident. Et d’articuler les deux constantes de la condition humaine, l’harmonie et le chaos, sans jamais y parvenir.

The study of gyratory and vertiginous movement in Rimbaud’s work suggests the presence of a cultural and epistemic archetype the source of which cultural anthropo-logy traces back to the work of Virgil and certain Bambaras rituals. In the guise of Mevlevis Dervishes, a poetics of gyration is legible in Rimbaud’s work that allows us to perceive links between the West and the Orient, and to detect a poetic vision in which two symbolic and historical constants of the human condition (i.e., harmony and chaos) are articulated without ever being reconciled.

Bridget Behrmann, « “Le temps d’un langage universel”. Rimbaud et la poétique télégraphique »

Cet article propose une lecture télégraphique du « Bateau ivre » et « Fêtes de la faim ». L’image frappante du poète devenu lui-même télégraphique, dans « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », suggère l’intérêt que cette figure aura chez Rimbaud. En l’inscrivant d’abord dans une filiation romantique, l’article considère la notion d’universalité dans le cadre de la problématique télégraphique rimbaldienne, qui relie un langage universel, un imaginaire géographique, et une expérimentation rythmique.

The following article offers a telegraphic reading of Rimbaud’s “Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs”, “Le Bateau ivre” and “Fêtes de la faim”. We consider the question of (linguistic) universality first from the point of view of a romantic legacy in French letters in order to better position it within the technologico-semiotic frame of a distinctly rimbaldian telegraphic language – one that explores the poetic and epistemic intersections of language, the geographic imaginary of the 19th-century, and rhythmic experimentation.

RÉSUMÉS 247

Alain Chevrier, « Le “Paris” zutique de Rimbaud est-il la parodie d’un poème de Valade ? »

L’hypothèse selon laquelle le poème de Rimbaud « Paris » pourrait être un pastiche d’un poème de Léon Valade, « Réclames gratuites », est soulevée. Si ce poème est paru ultérieurement dans La Renaissance littéraire et artistique (1872), il aurait pu avoir été écrit et communiqué à la même époque par son auteur aux zutistes. Un commentaire en est donné, et les similitudes théma-tiques et formelles entre les deux sont relevées. La signification satirique des vers de Rimbaud s’en trouve renforcée.

This article explores the hypothesis that Rimbaud’s “Paris” is intertextually legible as a pastiche of Léon Valade’s “Réclames gratuities”. Though Valade’s poem is first published (in 1872) after Rimbaud’s contributions to the Album zutique, our reading focuses on thematic and formal similarities between the two texts and ultimately argues that the satirical dimension of Rimbaud’s “Paris” is perhaps more coherent than previously suspected.

Neal Allar, « Rimbaud à la lumière de Glissant »

Cet article propose une lecture des Illuminations du point de vue de l’écrivain martiniquais Édouard Glissant. Ce dernier, qui écrit contre les inégalités persis-tantes au moment « postcolonial », s’inspire de Rimbaud pour sa révolte contre les formes poético-politiques dominantes, développant plutôt une poétique qui résiste à la rationalité occidentale. Pour Glissant, c’est « l’opacité » et « l’errance » de l’œuvre rimbaldienne qui présagent la « décolonisation » de la poésie francophone.

This article proposes a reading of Illuminations by positioning Rimbaud’s prose poems in relation with the poetic œuvre of Edouard Glissant – the Martiniquais poet who took Rimbaud as an inspiration for conjoining poetic and political revolt against occidentocentric forms and frames of domination in the era of postcolonialism. For Glissant, the semiotic and hermeneutic “opacity” and “errance” of Rimbaud’s corpus prefigures nothing less than the decolonialisation of francophone poetry.

Frédéric Thomas, « “Quelle mémoire aurons-nous des révoltes ?” Rimbaud au miroir des Révoltes logiques (1975-1981) »

À l’hiver 1975, naît, autour de Jacques Rancière, une revue au titre rim-baldien : Les Révoltes logiques. Ses treize numéros cherchent à s’opposer à

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l’essoufflement du gauchisme, à partir de l’éclatement des formes de la révolte, dont la trace est repérée dans l’écrit Démocratie de Rimbaud, à l’origine du titre. Les inflexions dans la lecture renouvelée du poème doivent aussi se lire au miroir du parcours d’une revue de l’entre-deux-mai, de l’évolution théo-rique de Rancière et des enjeux de mémoire.

In the winter of 1975, Jacques Rancière helps co-found a journal with a distinctly rimbaldian title: Les Révoltes logiques. The thirteen issues of this journal sought in various ways to reinvigorate the left by exploring both the loss of viable forms of revolt and the various forms of possible micro-revolts which are contained in trace form in Rimbaud’s prose poem Democracy. This article proposes a re-reading of Rimbaud’s poem in the light of the fate, logic, and evolution of both Les Révoltes logiques and Rancière’s larger critical corpus.

Jean-Baptiste Fanouillère : « De “Ville” à Liberté grande. Présences de Rimbaud chez Julien Gracq »

Cette étude propose d’envisager l’influence d’Arthur Rimbaud sur l’œuvre de Julien Gracq, en examinant notamment le prologue du recueil de poé-sie Liberté grande. L’exergue rimbaldien témoigne en effet d’un véritable phénomène de réappropriation de l’œuvre du « conducteur intermittent de la foudre », trop souvent occulté par l’étiquette surréaliste habituellement apposée à Julien Gracq.

This article proposes to study Rimbaud’s influence on the poetic corpus of Julien Gracq, with particularly sustained attention to the prologue of Liberté grande. Read in the right light, Gracq’s work operates a veritable reappropriation of Rimbaud’s œuvre, one which is frequently passed over by the attention by critics more attentive to Gracq’s intertextual and historical relations to surrealism.

Adrien Cavallaro, « Les hauteurs d’“Angoisse” »

Cette étude d’« Angoisse » entend discuter, autant qu’une des lignes de force de l’interprétation importante qu’Albert Henry, en son temps, a donnée du poème, un réflexe critique de traduction et de transposition conceptuelle du sens des Illuminations. Plutôt que d’en définir le thème, elle s’attache ainsi à cerner de près la diffusion d’une atmosphère affective dans chaque alinéa, nourrie par les différences de hauteurs – au sens spatial et musical – qui les séparent.

RÉSUMÉS 249

The following exegesis of “Angoisse” discusses both the early reception of the text, focusing on the two-fold spatial and musical polysemia of the term hauteurs (heights), as well as problems in translating and/or conceptually transposing the word “Illumination”. Rather than a thematic account of these problems, we trace the emergence of a textuality of affect maintaining an irresolvable tension between time and space, melos and logos running through Rimbaud’s poem.