25
LE TROPAEVM ALPIVM ET LHÉRACLÈS MONOIKOS. MÉMOIRE ET CÉLÉBRATION DE LA VICTOIRE DANS LA PROPAGANDE AUGUSTÉENNE À LA TURBIE Sophie BINNINGER * La victoire la plus éclatante d’Auguste et, avec lui, celle de Rome, fut sans conteste celle d’Actium, obtenue grâce au soutien d’Apollon. C’est celle aussi qui a été la plus célébrée, considérée comme un événement fondateur de l’Empire qui inaugurait le retour de l’âge d’or. Mais Auguste et ses légats célébrèrent bien d’autres victoires et il en est certaines un peu moins connues. Toutes furent exploitées par la propagande augustéenne, au point que, dans l’issue du combat, au-delà de la soumission de l’adversaire ou de la maîtrise des territoires, c’était la célébration elle-même de la victoire qui servait largement l’idéologie impériale. Dans les Alpes, les succès remportés sous les auspices d’Auguste ne relevaient pas d’une véritable conquête, mais plutôt d’opérations de pacification dans une zone qui était, en théorie, déjà soumise à l’empire. À ce titre, il serait justifié de penser que le trophée qui, à La Turbie, commémorait la soumission des nombreux petits peuples alpins constituait un exemple supplémentaire de l’une de ces commémorations qui revêtaient souvent un caractère démesuré. Mais, à dire vrai, nous connaissons mal ce monument et les événements qu’il commémore. Après l’audacieuse restauration de l’édifice élaborée au début du XX e siècle et des travaux qui allaient au-delà d’une anastylose conventionnelle, les incertitudes qui subsistent sur la forme du monument originel justifient la reprise des recherches sur celui-ci. Cependant, le médiocre état de conservation des vestiges ainsi que tous les remaniements ultérieurs font obstacle à l’interprétation plastique et iconographique du trophée romain. Dans le présent article, nous nous proposons de revenir essentiellement aux sources littéraires antiques disponibles sur ce site. L’exploitation de ces dernières permet de mettre en relation les données d’ordre contextuel et de mieux comprendre la situation de l’édifice, son implantation dans l’environnement, les événements historiques qu’il commémorait, ou encore les choix qui ont pu être déterminants dans sa conception. Paradoxalement, la proximité du trophée avec un sanctuaire voué à l’Héraclès Monoikos avait jusqu’ici été peu prise en compte, alors que, dans les sources littéraires qui nous sont parvenues, ce dernier paraît même occulter le trophée d’Auguste. Aussi tentons-nous d’envisager les rapports qui existaient entre les deux. Cette investigation conduit à s’interroger sur la nature et la genèse du projet augustéen, sur l’ancienneté du site et les modalités de la commémoration, mais aussi sur les particularités du culte voué à Hercule. Nous saisirons mieux finalement en quoi cet édifice marque une étape importante – ou plusieurs – dans l’héroïsation de l’empereur. * Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (Cépam - UMR 6130 - CNRS/UNSA), Université de Nice.

« Le Tropaeum Alpium et l’Héraclès Monoikos. Mémoire et célébration de la victoire dans la propagande augustéenne à La Turbie », M. NAVARRO CABALLERO, J.-M. RODDAZ, La transmission

Embed Size (px)

Citation preview

L

E

T

ROPAEVM

A

LPIVM

ET

L

H

ÉRACLÈS

M

ONOIKOS

.

M

ÉMOIRE

ET

CÉLÉBRATION

DE

LA

VICTOIRE

DANS

LA

PROPAGANDE

AUGUSTÉENNE

À

L

A

T

URBIE

Sophie B

INNINGER

*

La victoire la plus éclatante d’Auguste et, avec lui, celle de Rome, fut sans contestecelle d’Actium, obtenue grâce au soutien d’Apollon. C’est celle aussi qui a été la pluscélébrée, considérée comme un événement fondateur de l’Empire qui inaugurait le retour del’âge d’or. Mais Auguste et ses légats célébrèrent bien d’autres victoires et il en est certainesun peu moins connues. Toutes furent exploitées par la propagande augustéenne, au pointque, dans l’issue du combat, au-delà de la soumission de l’adversaire ou de la maîtrise desterritoires, c’était la célébration elle-même de la victoire qui servait largement l’idéologieimpériale. Dans les Alpes, les succès remportés sous les auspices d’Auguste ne relevaientpas d’une véritable conquête, mais plutôt d’opérations de pacification dans une zone quiétait, en théorie, déjà soumise à l’empire. À ce titre, il serait justifié de penser que le trophéequi, à La Turbie, commémorait la soumission des nombreux petits peuples alpins constituaitun exemple supplémentaire de l’une de ces commémorations qui revêtaient souvent uncaractère démesuré.

Mais, à dire vrai, nous connaissons mal ce monument et les événements qu’ilcommémore. Après l’audacieuse restauration de l’édifice élaborée au début du

XX

e

siècle etdes travaux qui allaient au-delà d’une anastylose conventionnelle, les incertitudes quisubsistent sur la forme du monument originel justifient la reprise des recherches sur celui-ci.Cependant, le médiocre état de conservation des vestiges ainsi que tous les remaniementsultérieurs font obstacle à l’interprétation plastique et iconographique du trophée romain.

Dans le présent article, nous nous proposons de revenir essentiellement aux sourceslittéraires antiques disponibles sur ce site. L’exploitation de ces dernières permet de mettreen relation les données d’ordre contextuel et de mieux comprendre la situation de l’édifice,son implantation dans l’environnement, les événements historiques qu’il commémorait, ouencore les choix qui ont pu être déterminants dans sa conception. Paradoxalement, laproximité du trophée avec un sanctuaire voué à l’

Héraclès Monoikos

avait jusqu’ici été peuprise en compte, alors que, dans les sources littéraires qui nous sont parvenues, ce dernierparaît même occulter le trophée d’Auguste. Aussi tentons-nous d’envisager les rapports quiexistaient entre les deux. Cette investigation conduit à s’interroger sur la nature et la genèsedu projet augustéen, sur l’ancienneté du site et les modalités de la commémoration, maisaussi sur les particularités du culte voué à Hercule. Nous saisirons mieux finalement en quoicet édifice marque une étape importante – ou plusieurs – dans l’héroïsation de l’empereur.

* Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (Cépam - UMR 6130 - CNRS/UNSA), Universitéde Nice.

180 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

L

E

MONUMENT

RECONSTITUÉ

À

L

A

T

URBIE

Le texte de la célèbre inscription du trophée des Alpes nous a été transmis par une citationlittéraire de Pline l’Ancien : à la fin du livre III de son

Histoire Naturelle

, l’auteur achève sonexposé sur l’Italie par une description de la chaîne montagneuse et illustre la multitude despopulations alpines en citant l’inscription du monument

1

. Le texte, daté de 7/6 a.C., est dédié àAuguste par le sénat et le peuple romain, pour commémorer la soumission des populationsdésignées dans l’inscription. Pline ne nous renseigne ni sur la forme, ni sur la localisation de cequ’il appelle

tropaeum Alpium

.Parmi les très nombreux fragments d’inscription retrouvés à La Turbie

2

, il en est unqui permet d’établir la corrélation entre la citation de Pline et la mention, chez Ptolémée(

Geogr.,

3.1.2), de

TrÒpaia SebastoË

dans la région de Monaco : on reconnaît sur le blocle mot T[RVMPILI]NI, nom du peuple établi au nord du Pô, dans le Val Trompia, et figurantdans la liste transmise par Pline. Repéré dès le

XVII

e

siècle alors qu’il était remployé dansl’une des portes du village médiéval, ce bloc fournissait aux érudits modernes un argumentincontestable pour identifier les ruines du monument de La Turbie aux vestiges du trophéedes Alpes

3

.On peut lire aujourd’hui l’inscription transmise par Pline reconstituée sur la face

ouest du trophée où les fragments épigraphiques ont été replacés et complétés de blocsmodernes, à l’instar de tout ce côté du monument qui a été intégralement reconstruit. Eneffet, au fil des siècles, l’édifice avait éprouvé maintes transformations : à plusieurs reprisesil avait été fortifié puis détruit, ou, encore, il avait subi de nombreux pillages. Totalement enruines au

XIX

e

siècle, le trophée-tour fit l’objet de premières consolidations dès 1858 surl’ordre de la Maison Royale de Savoie. Peu après le rattachement du comté de Nice à laFrance, l’édifice fut classé Monument Historique (1865). Les travaux reprirent au début du

XX

e

siècle, sous l’impulsion de la Société française d’archéologie qui confia à PhilippeCasimir, érudit local, la responsabilité de vastes travaux de déblaiement (1905-1908).L’entreprise se poursuivit sous la direction de Jean-Camille et Jules Formigé, membres desMonuments Historiques, qui furent les architectes de la reconstitution sur plans, puis, sur lesite, de la reconstruction d’une partie de l’édifice

4

. Les documents anciens attestentl’ampleur des travaux effectués et permettent de prendre la mesure de leurs conséquences.

1

Plin.,

Nat.,

3

.

136-137. Voir ci-dessous, note 10. Nous remercions Laurence Mercuri et Pierre Holzernypour leur aide dans la traduction de plusieurs sources littéraires exploitées dans cet article.

2

CIL,

V, 7817 ; Formigé 1955.

3

P. Gioffredo s’appuyait aussi sur des documents plus anciens comme la description d’un anonymeitalien du

XV

e

siècle (Gioffredo 1658, 39-40 ; Gioffredo 1692, 84 sq.).

4

Ph. Casimir présenta de brefs comptes-rendus des fouilles dans le

Bulletin de la Société française defouilles archéologiques

(Casimir 1906, 1907 et 1908). Voir également Casimir 1909 et Casimir 1932. En 1910,J.-C. Formigé livrait ses résultats et son projet de reconstitution à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres(Formigé 1910). Son fils, J. Formigé, lui succédant dans ces travaux, publia en 1949 l’ouvrage qui reste celui deréférence (Formigé 1949). J. Formigé a repris le programme de son père en modifiant seulement quelques points dedétails, pour la plupart d’ordre iconographique. Soulignons que l’hypothèse de J.-C. Formigé était déjà en partieélaborée dès avril 1907, puisqu’elle fit l’objet d’une première communication à la section locale de la Sociétéfrançaise des fouilles archéologiques (

Journal de La Corniche

, n° 200, 21 avril 1907). Les travaux dereconstruction furent, dans un premier temps, financés par l’État français (1908-1909), puis, par un mécèneaméricain, Edward Tuck (1929-1933).

LE

TROPAEUM ALPIUM

ET L’

HÉRACLÈS MONOIKOS

181

Fig. 1 : L’ampleur des travaux effectués sur le monument de La Turbie :le côté sud-ouest de l’édifice, du milieu du

XIX

e

siècle à nos jours.

État en 1852 (extr. Formigé 1949). État en 1907-1908 (?), après premièresconsolidations et fouilles

(extr. Formigé 1949).

État entre 1909 et 1933 (?) : travaux dereconstitution en cours (éd. Giletta, Nice)

État actuel : reconstitution achevée depuis1933 (cl. CCJ-CNRS Chéné-Réveillac)

182 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

Avec les 7 à 8 mètres de déblais dégagés à la base de l’édifice, les séquences stratigraphiquesmédiévales et modernes ont irrémédiablement disparu. Quoique restée partielle, lareconstruction matérielle (fig. 1) n’en a pas moins considérablement modifié l’aspect dumonument, en le figeant dans une forme qui, si elle reste hypothétique, est aujourd’huiinscrite dans la mémoire collective ; et c’est, logiquement, cette image reconstituée qui estdiffusée, y compris dans les ouvrages scientifiques où, d’ailleurs, l’absence de commentaireou le silence des auteurs dénotent les incertitudes qui subsistent sur ce trophée.

Du point de vue architectural, le dégagement des vestiges permettait de lire le plan del’édifice et de comprendre les principes généraux qui en régissaient l’élévation : unestructure mixte, quadrangulaire et cylindrique, autorisait les architectes à restituer unmonument composé d’un double soubassement carré surmonté d’un ptéron de plancirculaire (fig. 2). Toutefois, dans le détail, l’ordonnance, les espaces de circulation interneou même la hauteur respective des différentes parties architecturales demeurenthypothétiques. Sans entrer dans ce vaste dossier, dont l’analyse implique une relecture desvestiges archéologiques, le seul constat de l’ampleur des reconstructions permet de saisirl’enjeu du réexamen de cet édifice, l’intérêt de retourner aux vestiges originels, decomprendre la démarche des restaurateurs, de tenter de retrouver et de vérifier leursarguments et, enfin, de faire le point sur la part des incertitudes et des donnéesarchéologiques plus fiables

5

.La reconstitution du programme sculptural ainsi que celle de l’inscription sur la

façade ouest suscitent un questionnement similaire et se prêtent au même type d’analyse qui,comme pour les parties architecturales, nécessite l’établissement d’un corpus exhaustif(inventaire des fragments, relevés, etc.). En matière d’iconographie, les restaurateursproposaient les éléments suivants : sur le premier soubassement, intégralement reconstruitcomme nous l’avons déjà indiqué, était placée l’inscription, encadrée de victoires et flanquéede reliefs ; à l’étage, en arrière de la colonnade, les statues des légats d’Auguste et desmembres de la famille impériale ; puis, au sommet, une statue d’Auguste. Selon un telprogramme, il y aurait eu une hiérarchisation des images assez séduisante : les vaincus etsoumis étaient énumérés et représentés à l’étage inférieur ; les légats qui avaient mené lescampagnes au nom d’Auguste étaient placés à l’étage intermédiaire ; enfin, la statue del’empereur était installée en position dominante

6

. Or, les vestiges sculptés paraissentconstituer un ensemble extrêmement fragmentaire et lacunaire qui ne suffit probablementpas à fournir une vision cohérente du programme iconographique et, encore moins, à étayerun commentaire d’ordre symbolique

7

.

5

Recherches de l’auteur en cours, dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat. La hauteur del’édifice et l’inaccessibilité des vestiges nécessitent la mise en œuvre de moyens exceptionnels (camion-nacelle,échafaudage) et/ou l’établissement de documents de travail permettant de pallier les difficultés d’accès(photographie, photogrammétrie). Une première campagne d’archéologie du bâti a été menée conjointement auxtravaux d’entretien effectués par les Monuments Historiques (Binninger 2002).

6

Formigé 1949, spécialement p. 42.

7

Binninger à paraître.

LE

TROPAEUM ALPIUM

ET L’

HÉRACLÈS MONOIKOS

183

Fig. 2 : Des vestiges à la reconstitution du trophée des Alpes :les recherches des architectes Jean-Camille et Jules Formigé.

Relevé archéologique des vestigespar J.-C. Formigé (extr. Formigé1910).

Maquette de la reconstitutionproposée par J. Formigé (muséeE. Tuck, La Turbie)

184 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

Que la forme de cet édifice pose aujourd’hui encore de nombreux problèmes nerésulte pas, ou du moins pas seulement, de la manière dont les recherches antérieures ont étémenées. Pour preuve, l’ouvrage signé par J. Formigé en 1949 répondait aux exigences despublications scientifiques de l’époque, mais si cette parution clôturait le cycle desrestaurations, son auteur faisait état d’une recherche aboutie depuis plus longtemps, en partiepubliée dès 1910, et complétée ici par des développements servant l’argumentation duchercheur

8

. La méconnaissance des trophées, la rareté des édifices conservés et doncl’absence de référence typologique, constituaient – et constituent encore – un obstacleessentiel à toute tentative de restitution

9

.

En l’état actuel du dossier, l’énigme relative à la forme de l’édifice nous prive d’unevision globale, indispensable à l’interprétation symbolique. Nous voudrions néanmoins, etavec toutes les réserves qui s’imposent, aborder le sens de ce monument en faisantabstraction de sa forme plastique pour nous en tenir à des données plus contextuelles,essentiellement littéraires et historiques, susceptibles de nous éclairer sur la signification decette dédicace et la portée de cet édifice dans le cadre de la propagande augustéenne.

L

A

VICTOIRE

D

’A

UGUSTE

DANS

LES

A

LPES

L’inscription du trophée

10

commémorait la soumission des peuples alpins, “réduits”(

redactae

) sous l’

imperium

du peuple romain. Si le texte désigne explicitement “tous lespeuples alpins qui s’étendaient de la mer supérieure à la mer inférieure”, c’est-à-dire de lamer Adriatique à la mer Tyrrhénienne, il ne les cite pas tous : seuls les peuples “vaincus”(

devictae

) sont énumérés

11

. Les auteurs antiques fournissent assez peu d’informations sur lachronologie des opérations militaires qui s’étaient probablement déroulées entre 25 et14 a.C.

12

Et si le récit qu’Auguste en avait fait lui-même ne nous est pas parvenu, nos

8

Voir ci-dessus note 4. Les ultimes adjonctions au programme de restauration ont eu lieu dans les années1950 : plusieurs fragments récemment découverts sont alors replacés sur l’édifice, le remontage d’un autel devant lafaçade ouest et celui d’une porte côté nord sont intervenus également tardivement.

9

Voir notamment, Binninger 2003a.

10

Non alienum uidetur hoc loco subicere inscriptionem e tropaeo Alpium, quae talis est : IMP. CAESARIDIVI FILIO AVG. PONT. MAX. IMP. XIIII. TR. POT. XVII. S.P.Q.R. QVOD EIVS DVCTV AVSPICIISQVE GENTESALPINAE OMNES QVAE A MARI SVPERO AD INFERVM PERTINEBANT SVB IMPERIVM P. R. SVNTREDACTAE. GENTES ALPINAE DEVICTAE TRVMPILINI. CAMVNNI. VENOSTES. VENNONETES. ISARCI.BREVNI. GENAVNES. FOCVNATES. VINDELICORVM GENTES QVATTVOR. COSVANETES. RVCINATES.LICATES. CATENATES. AMBISONTES. RVGVSCI. SVANETES. CALVCONES. BRIXENTES. LEPONTI. VBERI.NANTVATES. SEDVNI. VARAGRI. SALASSI. ACITAVONES. MEDVLLI. VCENNI. CATVRIGES. BRIGIANI.SOGIONTI. BRODIONTI. NEMALONI. EDENATES. VESVBIANI. VEAMINI. GALLITAE. TRIVLLATI. ECDINI.VERGVNNI. EGVI. TVRI. NEMATVRI. ORATELLI. NERVSI. VELAVNI.

SVERTI.

Non sunt adiectae Cottianaeciuitates XV, quae non fuerant hostiles, item adtributae municipiis lege Pompeia

(

Plin.,

Nat

., 3.136-138)

.

11

Pline précise d’ailleurs que certaines cités n’étaient pas ajoutées à la liste ; cela paraît sous-entendrequ’elles auraient pu l’être ou que, sans être énumérées, elles comptaient parmi les

gentes alpinae redactae

.

12

C’est la chronologie retenue par J. Prieur (Prieur 1976). Voir également, Van Berchem 1962.

LE

TROPAEUM ALPIUM

ET L’

HÉRACLÈS MONOIKOS

185

sources font surtout état des exploits de ses légats qui, certes, agissaient en son nom

13

. En25 a.C., les Salasses du Val d’Aoste que les Romains avaient déjà tenté de soumettre àplusieurs reprises furent enfin anéantis. De 17 à 15 a.C., plusieurs peuples des Alpescentrales et orientales furent assujettis ; le versant méridional puis le versant septentrional dumassif furent conquis ; les armées romaines poursuivirent leur avancée jusqu’au Danube,conquérant ainsi la Rhétie. Dans les Alpes occidentales, les Ligures appelés

Comati

etencore libres furent asservis en 14 a.C. L’aménagement de la

uia Julia

en 13/12 a.C. sembleindiquer qu’à cette date l’essentiel des opérations avait été mené dans la région littorale et,en dépit des suppositions souvent avancées

14

, rien n’atteste que les combats se soientprolongés ultérieurement, même s’il est vrai que la commémoration des événementsapparaît plus tardive.

Auguste ayant décliné le triomphe que le sénat lui avait décerné en 25 a.C., il futdécidé d’ériger “dans les Alpes”, un arc orné de trophées en son honneur, arc identifié par leshistoriens modernes à celui d’Aoste

15

. À Suse, chef lieu de la nouvelle préfecture deCottius, un arc fut dédié à Auguste, en 9/8 a.C

16

. Enfin, si la dédicace du trophée des Alpescitée par Pline est datée de 7/6 a.C. (

TRIB. POT. XVII

), on ne sait à quoi correspondprécisément ce texte : la décision du sénat, ses recommandations, la consécration dumonument ou son inauguration...?

17

Au regard de la chronologie de la conquête des Alpes etde la série d’honneurs rendus à Auguste, il paraît légitime de se demander à quel moment,entre 25 et 7/6 a.C., il fut décidé d’ériger un monument à La Turbie.

Si, dans un premier temps, sa célébration avait été différée, la victoire sur les Alpesétait finalement commémorée en divers endroits et de multiples manières. Les modalités decette célébration étaient aussi fonction du sort qui avait été réservé aux populations dans lerèglement de la conquête, selon l’attitude qu’elles avaient eue.

L’édification du trophée des Alpes revêtait un caractère tout à fait exceptionnel.Même dans ses versions “monumentalisées”, l’antique rite du trophée était toujours adressé

13

Ce sont essentiellement Dion Cassius (54.20-24) et Strabon (4.6.7-10) qui nous renseignent sur cetteconquête ; Horace célèbre les actions de Drusus (

Carm.

, 4.4.17-20). Dans sa

Guerre d’Illyrie

, Appien fait état desexploits d’Auguste dont il suit le récit (10.3.15 sq.) dans cette zone où l’armée romaine était intervenue dès 35-33 a.C., zone qui correspond aussi aux Alpes orientales (Plin.,

Nat.

, 3 ; Str. 4.6.10 ; sur l’Istrie, l’Illyrie et laméthode de Pline, voir Marion 1998).

14

Hatt 1959, 87 ; Barruol 1969, 179.

15

D.C. 53.26.5 : ...

éc¤w te §n ta›w ÖAlpesi tropaiofÒrow

: “... et, dans les Alpes, un arc qui porte destrophées”. C. Promis identifiait cet arc à celui d’Aoste (Promis 1862) ; il est cité par J. Prieur (Prieur 1982, 447) ;sans être totalement affirmatif, S. De Maria penche en faveur de cette identification (De Maria 1988, 229-230).

16 CIL, V, 7231.17 Pline avait exploité des documents officiels : aux côtés des formulae prouinciarum qu’il indique lui-

même parmi ses nombreuses sources (Nat., 3.37 ; voir Christol 1994), l’auteur a pu utiliser d’autres documentsémanant du sénat, tels que la lex Pompeia mentionnée dans son texte, ou encore d’autres archives de l’assembléerelatives, par exemple, à la commémoration de la victoire. La phrase qui, après l’énumération des peuples, préciseune restriction à la liste en définit également les critères de rédaction : elle pourrait provenir d’un documenténonçant les directives relatives à l’édification des monuments ou aux honneurs rendus à Auguste (Nat., 3.138).L’hypothèse reste compatible avec le fait assuré que Pline utilise cette précision comme un argumentsupplémentaire pour illustrer la multitude des populations alpines, objet de sa démonstration.

186 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

au dieu qui avait assuré la victoire 18. Depuis l’époque hellénistique, la figure du général quiavait mené les troupes au combat prenait une place de plus en plus importante dans laconsécration. Le trophée des Alpes introduisait une nouveauté : il était dédié à Auguste qu’ilhonorait comme un dieu. En soulignant que cette particularité allait dans le sens del’évolution de la “théologie de la Victoire impériale”, G. Ch. Picard avait émis l’hypothèsed’un culte rendu au génie d’Auguste à La Turbie ; sur le site, la ruine d’un autel futégalement aménagée devant le monument dans les années 1950 19.

Certes, Auguste était honoré d’une manière exceptionnelle et nous percevons bienl’ambiguïté de cette dédicace, mais nous pensons que cela ne suffit pas à affirmer qu’un cultelui ait été rendu ici. Il y avait bien une dimension religieuse dans le développement même del’idéologie triomphale : l’empereur incarnait la victoire voulue par les dieux et son triompheprouvait sa puissance d’action quasi-divine 20. Mais si le culte impérial s’était manifesté trèstôt dans l’empire, il s’organisait autour d’édifices de nature différente de celle du trophée ;en outre, son instauration fut plus discrète et plus lente en Italie et à Rome que dans lesprovinces 21. Or, La Turbie se trouvait aux confins de l’Italie.

L’IMPLANTATION DU MONUMENT

C’est précisément lorsque l’on s’interroge sur l’implantation géographique dumonument que l’on perçoit toute sa dimension symbolique. L’édifice était en relation avec lauia Julia, jalonnée de milliaires en 13/12 a.C. (fig. 3) 22. Il est possible que le monument et laroute aient fait l’objet d’une campagne de construction commune, encore qu’on neconnaisse pas précisément la date de l’édification du trophée. Le monument surplombaitlégèrement le col de La Turbie, l’Alpis summa (It. Ant., 296.4) qui marquait lefranchissement des Alpes sur cet itinéraire côtier le long duquel Rome inscrivaitdurablement son empreinte dans le paysage en prétendant désormais assurer la fiabilité descommunications. Pour le voyageur venu d’Italie, le col de La Turbie était l’issue d’unparcours franchissant les Alpes, parcours rendu pénible par la succession des barresmontagneuses. Le col marquait aussi une rupture dans le paysage : à l’est la voie longeait lacôte puis, à partir du col, elle s’enfonçait vers l’intérieur des terres, tracé qu’elle conservaitdurant la traversée de la Gaule Narbonnaise. Symboliquement, le trophée pouvait donc

18 Les synthèses disponibles sur les trophées gréco-romains sont anciennes : Reinach 1877-1919 ;Lammert et Kirsten 1939. Sur les édifices romains, voir la thèse de G. Ch. Picard (Picard 1957). Sur la pratique enmonde grec, une mise au point dans Lonis 1979. Voir également, pour Rome, Küntzl 1988, 119-133. Nous estimonsque, sur certains points, la définition et l’histoire des trophées peuvent être sujet à controverse. Dans la conclusiondu colloque sur les rites de victoire (19-21 avril 2001, École française de Rome), M. Tarpin a souligné que ce rite dutrophée, reproduit et transformé au fil des siècles, restait à définir.

19 Picard 1957, 286 et 291-301. L’édicule, remonté selon une hypothèse formulée par Jules Formigé(Formigé 1949, 38 ; voir ci-dessus note 8), remploie quelques fragments de moulures qui nous paraissent constituerdes vestiges archéologiques insuffisants.

20 Scheid 2001, 143 sq.21 C’est autour de temples et d’autels que le culte était rendu au Numen ou au Génie d’Auguste. Le

phénomène fut précoce en Orient et dans la Péninsule Ibérique (autel à Tarragone en 26 ou 25 a.C. ; Étienne 1958,367 sq. ; Fishwick 1987, 83 sq.).

22 Sur les questions relatives à l’environnement archéologique du trophée, Binninger 2001.

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 187

signaler les confins de l’Italie et, d’ailleurs, cette idée selon laquelle les Alpes “ferment”l’Italie ressort de la structure du texte de Pline l’Ancien 23. Dans cette perspective, la maîtrisedéfinitive de l’espace alpin pouvait apparaître comme l’achèvement de l’Italie et il ne paraît

23 Lorsqu’il entame sa description de l’Italie (3.47), Pline indique le Var, Nice, le Paillon, les Alpes,Cimiez, Monaco puis la côte ligure, sans allusion à La Turbie ; l’auteur décrit successivement chaque région del’Italie en suivant les côtes de la péninsule, de la Ligurie à l’Adriatique. Il termine son exposé par le nord du pays, etdécrit donc l’arc alpin, d’est en ouest. L’inscription du trophée est citée à la fin de son discours (3.136-137), commesi la boucle géographique suivie au cours de l’exposé se refermait ici.

1 2 km

N

0 0-100

100-300

300-500

500-700

700-900

+ 900 m

DAO S. Binninger

Mer Méditerranée

Mont Agel

Cap d'Ail

Tête deChien

Monaco

Col deLa Turbie

ViaJulia

Augusta

Le Puy

Trophée

La Revère

Fig. 3 : L’implantation du monument de La Turbie.

188 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

pas anodin que le texte qui nous est indirectement parvenu du sénat, daté de 7/6 a.C., soitcontemporain de l’organisation administrative mise en place par Auguste lui-même, à savoir,la création des régions urbaines et italiennes 24. Pourtant, sur le terrain, il en était peut-êtretout autrement de la topographie de la frontière : Strabon ou Pline placent la limite de l’Italieau Var, ce qui est cohérent avec la numérotation des milliaires 25, mais ce qui ne paraît pasrendre compte de l’existence des Alpes Maritimes. En fait, l’organisation de cette entitéterritoriale issue de la conquête, la date de sa création, son étendue ou son évolution ne sontpas précisément connues 26. Mais si nos sources – et leurs lacunes – nous incitent à nousdemander si le trophée a été le marqueur d’une frontière, la question doit être poséeprudemment car la notion de limite peut recouvrir diverses acceptions et nos sourcesrenvoyer à autant de réalités différentes 27. Ainsi, la glose d’un manuscrit de l’Itinéraired’Antonin, usque hic Italia, hinc Gallia, pourrait être le souvenir tardif d’une limite fiscalerelevant de la Quadragesima Galliarum, qui, placée à cet endroit, se serait trouvée au niveaud’un double relais terrestre et maritime, La Turbie-Monaco 28.

Cependant, en ce qui concerne les communications transalpines, l’enjeu principaldans la maîtrise des Alpes ne se situait pas à La Turbie. Avec la conquête, les cols accessibless’étaient multipliés, leur viabilité et leur sécurité étaient garanties par la dominationromaine 29. À propos du trajet Ibérie-Italie, Strabon souligne la facilité de la voie littorale quine franchissait que des cols de basse altitude, mais il précise aussi que la route du Mont-Genèvre était plus courte 30. En outre, on peut objecter à la facilité du passage littoral sesdénivelés cumulés, probablement plus importants que sur les itinéraires de haute altitude.

Le col de La Turbie ne constituait pas un point stratégique au même titre que lesautres cols alpins. On perçoit l’importance de la soumission des Salasses qui, des peuplesconcernés, est celle rapportée avec le plus de détails par les sources littéraires. La possessionde leurs mines d’or ne constituait pas le seul enjeu de leur soumission. Il s’agissait aussi decontrôler des cols qui, selon le même Strabon (4.6.7 et 11), permettaient de passer de l’Italievers la Celtique transalpine et septentrionale, mais aussi vers le lac Léman et le Rhin. Si l’ons’interroge sur les motivations de l’entreprise augustéenne, la soumission des Alpes n’étaitpas une fin en soi. La pacification permettait d’assurer la protection de l’ancienne Cisalpine

24 La réforme des régions urbaines eut lieu en 7 a.C., ou peu avant ; la création des régions italiennesserait contemporaine (Nicolet 1988, 273 sq. ; Id. 1991).

25 Str. 4.1.1 ; Plin., Nat., 3.31. Jusqu’au Var, la numérotation des milliaires est continue, depuis Rome.26 La préfecture des Alpes Maritimes n’est attestée par l’épigraphie qu’à partir du règne de Claude (CIL,

V, 1835). Nous renvoyons aux derniers travaux de P. Arnaud sur cette question : en émettant l’hypothèse d’unebande côtière intégrée à la regio IX, l’auteur rejoint la proposition antérieure de Mommsen, celle d’un territoireprivé de façade maritime (Arnaud 2000).

27 Sur la notion de frontière et ses ambiguïtés, voir Trousset 1993.28 La glose figure sur un manuscrit du IXe siècle (It. Ant., 296.4). Cette hypothèse (Arnaud 2000, 12 ;

Binninger 2001, 298 sq.) est compatible avec la situation connue pour le Haut-Empire (Mennella 1992). Enl’absence de véritable témoignage, J. France considère comme “probable” la présence d’une station du portoriumsur la route littorale (France 2001, 324).

29 Str. 4.6.6 : en raison de la soumission des populations et des aménagements routiers augustéens.L’auteur fait état de la situation antérieure en citant Polybe qui indiquait seulement quatre passages (4.6.12 ;Lasserre 1966, n. 3, 221)

30 Str. 4.1.12. Ammien Marcellin, qui insiste sur les dangers du passage du Mont-Genèvre, confirme quecette route était la plus courte et la plus fréquentée (15.3-8).

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 189

rattachée à l’Italie ainsi que les communications – en premier lieu, le passage de l’armée etde l’administration impériale – vers la Gaule, la Péninsule Ibérique, le Rhin et le Danube.Sur ces deux derniers fronts, l’action d’Auguste s’inscrivait dans l’ambitieux projet d’unevaste Germanie 31.

Dans un tel contexte, la maîtrise des Alpes Maritimes ne représentait qu’un enjeulimité et si la victoire sur les Alpes était commémorée à ce col méridional de basse altitude,c’est qu’il s’agissait d’une position symbolique.

Strabon nous apprend que certains auteurs, qu’il ne suit pas sur ce point, situaient àMonaco l’extrémité des Alpes 32. Nous percevons aisément que l’édifice s’inscrivait dans unpaysage évocateur : construit sur l’un des derniers contreforts alpins, il était dominé, aunord-est, par le Mont Agel, un sommet terminal de la chaîne alpine qui, à cet endroit,s’abaisse brutalement vers la mer. Implanté de la sorte, il était entre ciel, terre et mer, en unpoint où aujourd’hui encore s’élèvent les brumes qui constituent les formations nuageuses.On retrouve une évocation de ce paysage chez Silius Italicus : à la veille de la secondeguerre punique, les Rutules, venus par bateau depuis Sagonte pour réclamer la protection deRome, voient depuis le large, apparaître progressivement les montagnes d’Hercule et lesommet brumeux des rochers de Monaco 33.

Installé à l’extrémité des Alpes, le trophée d’Auguste était un pendant à celui quePompée avait érigé à l’extrémité orientale des Pyrénées, après sa victoire sur les 876 oppidaalliés à Sertorius 34. Mais si cet édifice avait valu des critiques à Pompée parce qu’ilcommémorait une guerre civile, raison pour laquelle d’ailleurs l’inscription taisait le nom deSertorius, le trophée d’Auguste restait en dehors de tout soupçon et la dédicace par le sénatet le peuple romain garantissait la conformité au droit 35. L’écho à Pompée était doublementambigu : des écrits de Lucain et, surtout, de Virgile, nous comprenons que Monaco avaitpeut-être constitué une étape notable dans la lutte entre César et Pompée. En 49 a.C., alorsqu’il marchait sur Rome, César avait mobilisé ses troupes aux limites des Gaules etnotamment sa flotte stationnée sur le Var et dans le port de Monaco 36, autant de forces quidevaient le rejoindre dans l’offensive contre Pompée. Virgile associe également Monaco et

31 Prieur 1976, 637 qui cite Dion 1966. Selon R. Dion, Auguste rêvait d’étendre la frontière jusqu’à l’Elbeet la soumission des Alpes permettait aussi l’accès à l’océan, de Gadès à l’Elbe (Dion 1966, 254 sq.).

32 Strabon (4.6.1) considère que les Alpes commencent à Vada Sabata (l’actuelle Vado Ligure, à l’ouestde Savone). Selon F. Lasserre, l’auteur fait peut-être référence à Artémidore (Lasserre 1966, 169, n. 2).

33 1.584-586 : Interea Rutulis longinqua per aequora uectis | Herculei ponto coepere existere colles, | etnebulosa iugis attollere saxa Monoeci : “Cependant, les Rutules ont parcouru sur mer un long chemin et les collinesd’Hercule commencent à élever leurs rocs entourés des nuages sur les crêtes de Monaco”. L’expédition lutte ensuitecontre tempête et vent du nord avant de débarquer dans le Latium (1.587-608).

34 Voir, entre autres, Plin., Nat., 7.96. Nous renvoyons à la synthèse établie sur les sources littéraires parJ. Arce (Arce 1994).

35 Pour le trophée de Pompée, voir en particulier D.C. 41.24 et Plin., Nat., 37.15-16. En ce qui concerneles Alpes, il était explicitement précisé dans les Res Gestae que Auguste les avait pacifiées sans porter chez aucunpeuple une guerre injuste (RGDA, 26.3). Le bellum iustum restait l’une des conditions du triomphe.

36 Luc., Pharsale, 1.403-409. Sur cette occurrence et le fait que Monaco ait pu constituer une limite,Arnaud 2000, 12.

190 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

César dans une évocation des luttes fratricides des guerres civiles où l’image de Césardescendant des Alpes par Monaco pourrait être celle du début de la déroute de Pompée,vaincu à Pharsale en 48 a.C. 37 Monaco aurait été une position symbolique, antérieurement àl’édification du trophée d’Auguste sur ses hauteurs, ou indépendamment de celle-ci ; c’estdu moins ce que le poète augustéen laisse entendre.

Monaco était avant tout un abri portuaire avantageux. Lucain nous en livre lameilleure description : il offrait un mouillage sûr, exposé au mistral mais abrité des ventsd’ouest et du sud-ouest 38. Strabon le qualifie de “simple mouillage, suffisant pour lesbâtiments de faible tonnage et en petit nombre” et il laisse entendre qu’il était, jusqu’àl’Étrurie, le dernier port aisément accessible 39. Ce port possédait un sanctuaire dédié àl’Héraclès dit MÒnoikow 40. À de rares exceptions près – Virgile, Stéphane de Byzance –,toutes nos sources ont conservé le souvenir de cette divinité à Monaco 41 et, s’il faut retenirqu’un culte fut associé au trophée d’Auguste, c’est celui-ci qui, en priorité, doit être pris encompte. Aussi importe-t-il d’envisager la relation entre ces deux structures, commémorativeet religieuse.

L’ASSOCIATION D’UN SANCTUAIRE D’HERCULE AU TROPHÉED’AUGUSTE

Érigé à l’horizon de l’amphithéâtre naturel monégasque, le trophée s’inscrivait dansle même paysage que le sanctuaire dédié à Hercule. Les historiens et érudits modernes ontavancé diverses hypothèses à ce sujet en supposant l’existence d’un temple d’Hercule sur lerocher de l’actuelle Principauté, sur le rivage de Monte Carlo, ou encore, beaucoup plushaut, vers La Turbie ou au sommet du Mont Agel. Cependant, l’archéologie n’a pas permisde reconnaître formellement les vestiges d’un tel édifice dans cette zone littorale, où ladensité de l’urbanisation a été défavorable à la conservation des sites 42. Et si, à proximité

37 Aen., 6.830-831 : aggeribus socer Alpinis atque arce Monœci | descendens, gener aduersis instructusEois! : “le beau-père descendant du rempart des Alpes et du rocher de Monécus ; le gendre, en face, appuyé despeuples de l’Aurore!”.

38 Pharsale, 1.406-408 : non corus in illum | ius habet aut zephyrus, solusssua litora turbat | circius attuta prohibet statione Monoeci : “le corus n’a pas de droit sur lui, ni le zéphyr, seul le circius bouleverse ses rivageset défend l’accès du sûr mouillage de Monœcus”.

39 Str. 4.6.3 et 4.6.2 : “Tout le littoral du port de Monoecus à la mer Tyrrhénienne, est exposé aux vents etprivé de bons ports, mis à part des mouillages et des ancrages peu profonds”.

40 Str. 4.6.3 : ¶xvn flerÚn ÑHrakl°ouw Mono¤kou kaloum°nou.41 Verg., Aen., 6.830 ; St. Byz., FGrH 1F57 (cite Hécatée de Milet) ; Str. 4.6.3 ; Plin., Nat., 3.47 ; Sil.

1.585-586 ; Luc., Pharsale, 1.404-408 ; Tac., Hist., 3.42 ; Mamertin, Panégyrique de Maximien (291), dansPanégyriques Latins, 3.4.2 ; Amm. Marc., 15.10.9 ; Servius, Ad. Aen., 6.830 ; It. Ant., 503 ; Ptol. 3.1.3. Selon M.Kajava, il faut rapporter au site une inscription du IIe s. ou IIIe s. p.C. découverte dans le Latium, dans les années1990 (Kajava 2002). Nous excluons de notre propos la mention de l’Anonyme de Ravenne (64.46, 86.42, 131.33,éd. J. Schnetz) où la forme Pomona/Pomune serait l’abréviation tardive (?) de po(rtus) mon(oecus) (voir Reymondet Dugand 1970, 250 sq.). Nous écartons également de notre étude les mentions d’un port d’Hercule par ValèreMaxime (1.6.7) et Julius Obsequens (158.15) qui pourrait être situé en Étrurie (Rocca 1978, 70).

42 Sur les hypothèses d’un temple d’Hercule, abondante bibliographie rassemblée dans Reymond &Dugand 1970, 177-181 ; sur la localisation des sites supposés, leur exposition dans le paysage, voir Binninger 2001,293 et fig. 5 ; sur la révision de l’inventaire archéologique de la commune, Binninger 2003b.

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 191

immédiate du trophée, sur le site antique de la colline du Puy, les entailles aménagées dansle rocher pourraient être les assises de fondation d’un établissement important, rien nepermet à ce jour d’identifier précisément celui-ci 43.

Quelle que soit la proximité et l’identification des structures, il faut désormais élargirnotre regard sur le trophée d’Auguste pour envisager son insertion dans un site pluscomplexe, au même titre d’ailleurs que d’autres trophées romains, connus par les sourceslittéraires ou archéologiques. Ainsi, selon Strabon, le trophée érigé au confluent de l’Isère etdu Rhône par Domitius Ahenobarbus était associé à deux temples, l’un consacré à Arès,l’autre à Héraclès 44. La victoire de Sylla à Chéronée était commémorée par deux trophées,dont un placé sur la cime du Thourion où se trouvait aussi un temple d’Apollon 45. Dans lesPyrénées, on sait par Dion Cassius que César avait érigé un autel non loin du trophée dePompée 46. Plusieurs monuments commémoraient Actium autour du Golfe d’Ambracie : surle cap, Apollon possédait un temple ancien et, à l’emplacement du camp de l’arméed’Octave, Mars et Neptune étaient dédicataires d’un monument orné de rostres de navirespris au ennemis 47. Enfin, à Adamklissi, un autel et un mausolée étaient associés au trophéedédié à Mars Ultor, sur un site qui, avant de commémorer les victoires de Trajan, conservaitle souvenir des soldats de Domitien 48. Autant d’exemples où les trophées, loin d’être desédifices isolés, étaient associés à des monuments religieux, sur des sites où lescommémorations étaient multiples : elles utilisaient des supports différents ou bien seréféraient à plusieurs événements.

Quelle était la nature de l’établissement dédié à Hercule? Strabon reste le plus clair –le port possède un flerÚn 49 – mais aucune source ne fait explicitement référence à un bâtimentcultuel. Les auteurs latins associent le nom de la divinité à l’ensemble du site et ce sont lestermes arx et portus qui désignent l’établissement en évoquant ce paysage montagneux etmaritime consacré à Hercule 50. Au vu de ces descriptions ou appellations, il semble bien queportus, arx flerÚn et trÒpaion aient désigné un seul et même site. Si Ptolémée restitue unegéographie éclatée des lieux, c’est vraisemblablement parce qu’il a tenté d’en concilier lesdifférentes désignations, selon une pratique attestée par ailleurs dans son œuvre 51.

43 Signalé de longue date, le site avait déjà été fouillé par J. Formigé (Formigé 1951). Les travauxentrepris sur ce site depuis 2003 (fouilles et relevés exhaustifs) permettront de caractériser et de dater plusprécisément ces vestiges (S. Binninger, Document final de synthèse, en préparation).

44 Str. 4.1.11 ; Flor., Œuvres, 1.37 semble associer Fabius Maximus à cette action et décrit deux édifices.45 Plut., Sull., 19.9-10 ; Camp et al. 1992.46 D.C. 41.24. Selon Arce 1994 (qui interprète notamment Str. 4.1.3) le trophée de Pompée était aussi

associé au temple d’Aphrodite ; l’auteur se prononce en faveur d’une localisation côtière, contre Castellvi 1991.47 Virgile évoquait encore d’autres divinités dans son récit du miracle actien (Aen., 8.675 sq.) ; Gagé

1936 ; Murray et Petsas 1989.48 Richemond 1967, Sâmpetru 1984.49 Str. 4.6.3 ; voir ci-dessus note 40.50 Les auteurs emploient l’un des deux mots, portus étant le plus fréquent (voir références, note 41).

Amm. Marc. (15.10.9) associe les deux termes ; Lucain et Silius Italicus évoquent, avec le port, le rocher de l’arx(Pharsale, 1.406 : urget rupe caua pelagus ; Punica 1.586 : saxa Monoeci). Pour expliquer le sens de l’épithèteMonoecus, Servius envisage et semble imaginer le templum consacré à la divinité (Comm. inVerg. Aen., 6.830 ; voirci-dessous, note 81).

51 Ptol. 3.1.2 : ÑHrakl°ouw limØn / TrÒpaia SebastoË / Mono¤kou limØn. Ce passage recèle d’autreserreurs, voir Arnaud 2000, 12 et n. 26. Sur les “brouillages” de la géographie ancienne et la duplication des siteschez Ptolémée, Arnaud 1998, 17 sq.

192 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

L’image d’Hercule à proximité du trophée des Alpes était chargée de sens. Herculeétait, avant Auguste, l’ouvreur de routes à travers le massif montagneux ; aux diresd’Ammien Marcellin, c’est lui qui avait construit le plus ancien passage, près des Alpesmaritimes 52. Cette association à Auguste rajoutait une part d’ambiguïté à l’édifice qui luiétait dédié : la divinité n’était plus tout à fait absente du site – ni du rite traditionnel – etHercule constituait un précédent symbolique. Héros civilisateur et triomphateur, il rappelaitle caractère universel de la victoire de l’empereur ; fils de dieu, promis à la divinisation, iloffrait une belle image de la prédestination d’Auguste. La connotation héroïsante du trophéen’en était que renforcée.

La place d’Hercule dans la propagande des imperatores est connue : son culte seprêtait à la glorification triomphale et, fréquemment depuis le IIe siècle a.C., les généraux luiconsacraient une part du butin : ainsi, M. Fulvius Nobilior, censeur en 179 a.C. avait-il placéles images des Muses rapportées d’Ambracie dans l’aedes Herculis Musarum dont il avaitdécidé la construction 53. Sylla, puis Crassus, avaient consacré la dîme de leurs biens àHercule, conformément à la vieille coutume romaine selon laquelle l’homme le plus riche deson temps honorait la divinité qui lui avait insufflé le courage nécessaire pour arriver à sesfins 54. Nous avons de nombreuses attestations de la propagande héracléeenne de Pompée. Ilavait restauré le temple d’Hercules Inuictus désigné ensuite sous le nom d’HerculesPompeianus 55. P. Grimal a souligné que la date de la fête d’Hercules Inuictus coïncidait aveccelle choisie par Pompée pour la dédicace du complexe architectural du champ de Mars àVenus Victrix, les deux divinités se trouvant ainsi unies “dans une même vénération” 56.G. Sauron a montré que le programme iconographique de l’ensemble du champ de Marsillustrait l’ambition du conquérant à égaler les exploits des dieux et héros pacificateurs,Dionysos et Héraclès, et qu’il pouvait être interprété comme une “tentative de prédivinisationde l’imperator” 57. Enfin, à Pharsale, c’est Hercules Inuictus que Pompée avait invoqué, faceà César soutenu par Venus Victrix (App., BC, 2.76). Nous pouvons d’ailleurs nous interrogersur les rapports qu’entretenait César avec Hercule. Lorsque, dans un récit mythologique,Diodore de Sicile attribuait la fondation d’Alésia à Héraclès, il associait à César, héroshistorique pour lequel il était rempli d’admiration, la divinité conquérante et bienfaitrice pourl’humanité, le héros civilisateur, modèle et garant de la victoire universelle. Cette associationétait peut-être une initiative de Diodore, mais il pourrait être significatif que sa narration del’ouverture héracléenne des Alpes précède justement le passage concernant Alésia 58. Nous

52 Amm. Marc. 15.10.9 : “La première [route] est due au Thébain Hercule (...) : il la construit près desAlpes maritimes (...). Semblablement il consacra à sa mémoire éternelle la citadelle et le port de Monaco”.

53 Bayet 1926, 327-328 ; Gagé 1955, 416-417. Sur le temple d’Hercules Musarum : Boyancé 1955 ;Sauron 1994, 84 sq. ; Coarelli 1997, 452 sq.

54 Hinard 2000, 677 et 702.55 Coarelli 1988, 77-84.56 Grimal 1951, 54.57 Sauron 1987, 463-464 ; Id. 1994, 249 sq. et spécialement 278-279.58 Diod. 4.19 et 5.24 ; voir Harmand 1967. Par ailleurs, J. Bayet avait souligné, chez Diodore, l’originalité

de la construction et de l’interprétation des données légendaires du mythe d’Hercule à Rome (Bayet 1926, 131-137). Selon C. Jourdain-Annequin, Diodore justifie la conquête de César et l’histoire semble ici détourner le mythe(Jourdain-Annequin 1989, 309-310).

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 193

nous étonnons aussi d’apprendre de Suétone que César avait écrit un Éloge d’Hercule dontAuguste avait interdit la publication (Caes., 56.9).

Antoine affichait également une prédilection pour Hercule dont il prétendait être ledescendant. Cet aspect de la propagande antonienne pourrait expliquer en partie que ladivinité en question ait été quelque peu délaissée par Octave-Auguste, au profit de Mars ouApollon, alors que, pourtant, dans le contexte des réformes religieuses augustéennes, lehéros victorieux paraissait destiné à une place de choix, d’autant qu’il fournissait unprécédent de divinisation à l’empereur 59. Il n’empêche, les allusions à Hercule restaientfréquentes dans la poésie augustéenne. Horace comparait l’imperator au héros en chantantson retour d’Espagne ou, encore, en l’évoquant qui buvait le nectar parmi les immortels 60.Quelques vers de l’Énéide présentaient Auguste comme dépassant les exploits d’Hercule ;du mythe, Virgile évoquait le retour d’Espagne avec le troupeau repris à Géryon et la victoiresur Cacus, puis il décrivait la cérémonie du culte rendu à Hercule à l’Ara Maxima 61.P. Grimal a mis en évidence la coïncidence des événements du récit et du calendrier descérémonies – arrivée d’Énée à Rome le jour de la fête de l’Ara Maxima, date du tripletriomphe augustéen commencé le jour même ou le lendemain de la fête d’Hercule, date de ladédicace à Venus Victrix au théâtre de Pompée – ; sur la base de ces observations, l’auteur adémontré qu’Auguste, en choisissant de triompher à cette date, confisquait à son profit latradition pompéienne et tournait en dérision les anciennes prétentions d’Antoine. En outre,dans sa construction littéraire, Virgile montrait que ce triomphe héracléen était inscrit dansles destins de Rome ; ainsi le poète faisait-il face à ceux qui, à Rome, raillaient l’assimilationd’Auguste avec Hercule 62. Au champ de Mars, dans la zone triomphale du circus Flaminius,Auguste avait fait restaurer le temple d’Hercules Musarum et l’ancien temple d’Apollon toutproche du théâtre de Marcellus. Le fronton du temple d’Apollon remployait des sculpturesgrecques représentant les combats d’Hercule et de Thésée contre les Amazones et sous laprésidence d’Athéna ; ces aventures des héros civilisateurs contre les barbares étaient uneallusion aux exploits d’Auguste et de Marcellus qui pouvaient être respectivement identifiésà Hercule et Thésée 63.

MONACO : UN LIEU INSCRIT DANS LA CULTURE COLLECTIVE

L’implantation du trophée d’Auguste à La Turbie ne relevait pas du hasard ; ils’agissait d’un choix qui participait d’une construction iconographique voire idéologique,

59 Jaczynowska 1981, 634. Selon R. Schiling, ce sont probablement des raisons personnelles, notammentliées aux traditions de la gens Julia, qui ont orienté Auguste vers d’autres dieux (Schiling 1942).

60 Carm., 3.3.9-12 et 3.14.1-4. Grimal 1951, 59.61 Aen., 6. 801-803 et Sauron 1994, 528 ; Aen., 8.190-305.62 Grimal 1951.63 Le temple d’Hercules Musarum avait été reconstruit par L. Marcius Philippus (Suet., Aug., 29.7-8) et

C. Sosius avait participé à celle du temple d’Apollon, mais tous ces travaux avaient été orchestrés par Auguste. Surla date des constructions et l’unicité de projet le long de ce parcours processionnel, voir Gros 1976, 22, 82 et 241.Sur la reconstitution du tympan du temple d’Apollon, La Rocca 1985, 24 sq. Sur l’assimilation d’Auguste et deMarcellus aux deux héros mythologiques, La Rocca 1985, 89 ; Gros 1987, 336 ; Poulle 1999, 258-259.

194 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

construction à laquelle avaient peut-être contribué les historiens, les mythographes ou,encore, les géographes qui plaçaient l’extrémité des Alpes à Monaco. Les origines deMonaco restent incertaines et, en envisageant les choix retenus par Auguste sur ce site, nouspouvons nous demander dans quelle mesure il avait tiré parti d’aménagement(s)préexistant(s), susceptible(s) d’offrir des opportunités.

Nous nous heurtons ici à une question essentielle : quelle était l’ancienneté du site, enparticulier du culte voué à Héraclès? Les auteurs modernes ont vu, dans la citationd’Hécatée de Milet par Stéphane de Byzance, l’attestation d’un établissement à Monaco àpartir du VIe siècle a.C. Mais les avis divergent sur les caractéristiques et l’ampleur de lafondation : comptoir maritime important, ville ou bien petit relais, tout, ou presque, a étésuggéré 64. Or, en l’état actuel, les données archéologiques nous renseignent très mal surl’emprise ou la chronologie du site dont l’ancienneté pourrait être discutée 65. L’absence demention dans les périples hellénistiques suscite des doutes sur l’attribution de la citation àHécatée par Stéphane de Byzance, lexicographe et compilateur tardif 66. Strabon (4.6.3)suppose que, avant lui, le cabotage massaliète s’étendait jusque-là. L’origine du mythed’Héraclès en occident allait de pair avec la colonisation grecque et, à ce titre, il restepossible que l’établissement soit ancien. D’après Ammien Marcellin, d’ailleurs, l’arx et leport avaient été consacrés plusieurs siècles avant le passage d’Hannibal à travers les Alpes(15.10.9). Il pourrait cependant être significatif que le dossier littéraire disponible surl’Hercule de Monaco ne comprenne que des occurrences d’époque impériale ou tardive 67.En fait, c’est au Ier siècle a.C. que la mythographie de l’Hercule alpin avait été développée etque la géographie du retour d’occident avait été détaillée 68. Selon J. Bayet, à l’époque

64 St. Byz., FGrH 1F57 : MÒnoikow pÒliw LigustikÆ. ÑEkata›ow EÈr!p˙. tÚ §ynikÚn Mono¤kiow. Benoît1965, 96 et 102 ; Reymond & Dugand 1970, 28 et 31 ; et, en dernier lieu, Gras 2003.

65 Les découvertes archéologiques à Monaco sont anciennes, souvent fortuites ou effectuées dans desconditions non scientifiques ; elles restent assez mal documentées. À la lecture de G. Reymond, nous nousinterrogeons sur la valeur des témoignages d’occupation archaïque ou massaliète : en dehors de monnaies, trésors etautres objets (parfois découverts en contexte funéraire), l’argument essentiel de l’auteur reste la mention d’Hécatée(Reymond & Dugand 1970, 52-56 et 66-70) ; les vestiges en question ne suffisent pas à rendre compte del’occupation du sol. Sur la répartition des vestiges de nécropoles et l’agglomération romaine supposée, voirBinninger 2001, fig.4, sur la base de Reymond & Dugand 1970, 166-188.

66 Scyl., 4-5 ; Pseudo-Skymnos, 215-216. Stéphane de Byzance mettait sur le même plan des sourcesaussi diverses que Ptolémée ou Hécatée (Arnaud 1998, 12). Concernant la Ligystique et le territoire de Marseille,P. Arnaud a émis des doutes sur l’authenticité de l’attribution des citations à Hécatée, en mettant en parallèle lesinformations issues de Stéphane de Byzance et Strabon (Arnaud 2001).

67 En effet, la source directe la plus ancienne qui nous soit parvenue reste celle de Strabon (4.6.3). Lesauteurs des générations suivantes qui évoquent des événements contemporains de la République ont pu se référer àdes écrits d’époque augustéenne : chez Silius Italicus, le passage au large des Alpes, des montagnes d’Hercule etdes rochers de Monaco pourrait être une image empruntée (1.584-594, voir ci-dessus, note 33 ; sur la méthode et lessources de cet auteur influencé notamment par Virgile, voir Miniconi et Devallet 1979, spécialement p. XXIII,p. XXXIX sq. et p. LV sq.) ; lorsque Lucain énumère les forces mobilisées par César et mentionne le port consacréà Hercule, il a connaissance de sources augustéennes qui témoignent du recul de la frontière italienne au Var (Luc.,Pharsale, 1.404-406 ; sur le statut frontalier du Var, voir Arnaud 2000) ; enfin, dans sa digression sur les Gaules,Ammien Marcellin cite notamment Timagène d’Alexandrie (15.9.2). Pour les autres occurrences, voir ci-dessus,note 41.

68 Voir Benoît 1949, Jourdain-Annequin 1989 et Carrière 1995. De même, les témoignages sur le mythed’Héraclès en Italie sont ceux d’auteurs du Ier siècle a.C. (Fromentin 1998, 20 sq.).

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 195

d’Auguste, la littérature marquait un vigoureux essai de reconstruction de la légende 69. ÀMonaco, en choisissant d’associer un trophée romain à un édifice voué à Hercule, Auguste,ou le sénat, prenait vraisemblablement d’importantes responsabilités dans le développementou le re-développement du culte rendu au héros sur ce site.

La littérature a conservé le souvenir de César et de Pompée autour de Monaco. Cettedonnée est importante dans le cadre d’un questionnement sur la nature du projet triomphalaugustéen : Auguste avait-il réutilisé un ancien site commémoratif ou avait-il été l’artisand’une reconstruction de la mémoire?

Que Monaco ait pu être le lieu du début de la déroute de Pompée 70 nous renvoie àl’une des vocations anciennes des trophées, celle de marquer l’endroit où avait commencé lafuite de l’ennemi (tropÆ). Aussi pouvons-nous nous demander si César avait laissé quelquestraces de son passage et si le lieu commémoratif était antérieur à Auguste. Dans pareil cas,l’ambiguïté que nous avons déjà soulignée de l’écho augustéen au trophée pyrénéen dePompée n’en aurait été qu’accrue, tout comme l’efficacité de la comparaison. Car c’estAuguste qui avait définitivement mis un terme aux guerres civiles, qui avait motivé lenouveau consensus et achevé la construction de l’Italie. La position du trophée et lesmodalités de sa dédicace – par le sénat et le peuple romain – ne témoignaient-elles pas detout cela à la fois? Cependant, à ce jour, l’hypothèse d’un édifice césarien nous paraîtinvérifiable.

La mention du lieu de Monaco par Virgile n’est pas anodine, d’autant qu’elles’insère, dans les révélations et prophéties d’Anchise, au sein de la revue des grandspersonnages de l’histoire romaine 71. César et Pompée sont évoqués parmi les meurtriers etles héros, d’une manière un peu ambiguë mais sans doute significative. Selon P. Grimal,Virgile faisait cette allusion parce qu’il ne pouvait l’éviter, il évoquait le beau-père et songendre “avant leur querelle” (contenue par le mariage de Julia avec Pompée), sansmentionner les noms de César et Pompée, comme s’ils avaient été “des mots de mauvaisaugure” 72. Nous pensons que cette manière de les désigner sans les nommer étaitindispensable à Virgile puisque, comme P. Grimal l’a montré, César divinisé ne pouvaitfigurer explicitement aux Enfers ; en outre, l’expression servait l’allégorie des luttesfratricides. Une fois encore, le poème pouvait être utile aux intentions d’Auguste, d’autantque toute allusion compromettante s’en trouvait exclue. C’est en premier lieu la citationlittéraire elle-même, avec la mention explicite de Monaco, qui associait les deux imperatoresau site et en prolongeait la mémoire. Mais cela nous autorise aussi à supposer que lesouvenir de ces conquérants ait été entretenu d’une manière concrète autour du trophéed’Auguste. L’occurrence littéraire indique en effet que les images de César et de Pompéeauraient eu leur place dans l’iconographie héroïsante d’un programme augustéen. Nousrappellerons, en suivant G. Sauron, que la revue virgilienne comme la galerie statuaire du

69 Bayet 1926, 136-154.70 Luc. (Pharsale, 1.403-409) et Virgile (Aen., 6.830-831) ; voir ci-dessus notes 36 et 37.71 Verg., Aen., 6.830-831 ; occurrence insérée dans 6.752-853.72 Grimal 1954.

196 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

forum d’Auguste juxtaposaient ainsi des personnages qui s’étaient déchirés de leur vivant etqui, tous, avaient participé au projet forgé par les dieux, “la mission confiée à Rome depacifier la terre”, l’objectif étant aussi de multiplier les comparaisons entre les actions desdifférents personnages, à l’avantage d’Auguste 73.

Virgile avait accompagné ou précédé la pensée d’Auguste 74 ; sa poésie suffisait àassocier l’image des triomphateurs à l’héroïsation d’Auguste, vainqueur des Alpes, et ce,quelle qu’ait été la forme de la commémoration des imperatores sur ce site – monumentale,statuaire, ou même seulement littéraire. Une fois le trophée érigé, le poème de Virgilemontrait que, à cet endroit aussi, le destin avait préparé la Rome d’Auguste.

LA GENÈSE DU PROJET AUGUSTÉEN

Si nous voulons comprendre la célébration de la victoire augustéenne à La Turbie,nous devons envisager la genèse de cette propagande dans un large contexte.

Le livre VI de l’Énéide nous y incite en effet. Il fut achevé vers la fin de l’année23 a.C. ou au début de 22 a.C., peu après le décès de Marcellus. Aussi pouvons-nous nousdemander si la commémoration ou, du moins, la propagande augustéenne mise en œuvre àl’extrémité méridionale des Alpes n’était pas en projet dès cette époque 75. En l’absence dedonnées précises sur la chronologie de l’édification du trophée, cette question est légitime :la multiplicité des commémorations est avérée sur ce genre de site, mais caractéristiqueaussi de la célébration de la victoire dans les Alpes. Toutefois, nous ne sous-entendons pasqu’un programme monumental ait influencé le poète, mais simplement qu’il y ait eu uneintention contemporaine, puisqu’il est démontré que Virgile était au courant des desseinsd’Octave-Auguste 76.

Sur ce site du trophée des Alpes, l’association de l’image d’Hercule, comme l’écho àPompée, ne relevait d’aucun hasard. La comparaison à Pompée est indubitable, au moins ence qui concerne les exploits pyrénéens ; associée à l’image d’Hercule, elle tournaitnécessairement à l’avantage d’Auguste. C’est bien de la sorte qu’une telle image devait êtreperçue en 23 a.C., d’autant que, au retour des expéditions d’Espagne, Horace avait chantéAuguste en le comparant à Hercule 77. En 25 a.C., après les premières expéditions contre lesSalasses, les Cantabres et les Astures, lorsque Auguste déclinait le triomphe décerné par lesénat, peut-être refusait-il un triomphe de complaisance, mais peut-être aussi se donnait-il letemps de maîtriser le terrain, de prolonger ses conquêtes ou d’échafauder sa propagande. En

73 De tels programmes inspirèrent aussi l’organisation des cortèges des funérailles impériales ; Sauron1994, 529, n. 208. Sur l’objectif de l’aménagement du forum d’Auguste, entreprise qui trouve son achèvement avecles Res Gestae affichées à l’entrée du mausolée, Frisch 1980, cité par Sauron, idem.

74 Grimal 1982.75 Sur la datation du livre VI, voir Grimal 1954. Le poème inachevé à la mort de Virgile fit aussi l’objet de

quelques retouches (Grimal 1982). Nous admettons, dans la formulation de notre hypothèse, que la mention deMonoecus ne soit pas une adjonction ultérieure.

76 Grimal 1985. Nous renvoyons aux travaux de G. Sauron sur les questions d’influence entre le forumd’Auguste et Virgile (Sauron 1994, 528-529, n. 203 et 208).

77 Voir ci-dessus, note 60.

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 197

24 a.C., quand il rentrait d’expédition contre les Cantabres, Auguste était au retour d’unpériple héracléen et un projet à Monaco aurait pu être conçu dès cette époque. Nous noussouvenons ici de l’arc orné de trophées mentionné par Dion Cassius, à l’issue d’un récitconcernant les peuples non seulement alpins, mais aussi ibériques 78. Dans l’hypothèse d’untel projet, nous devrions donc considérer d’un autre point de vue la localisation dumonument : les Alpes méridionales avaient aussi constitué les confins d’une zoneadministrative rattachée à l’Espagne, puis la Transalpine avait été pour Pompée une basedans ses opérations contre Sertorius 79.

Jusqu’aux exploits d’Auguste, la géographie de l’empire avait encore fluctué. Àl’époque de César, lorsque la Cisalpine et la Transalpine étaient réunies sous uncommandement unique, les Alpes méridionales étaient l’épine dorsale de la Gaule. En 7/6 a.C.,les provinces occidentales étaient organisées, les routes étaient aménagées jusqu’aux colonnesd’Hercule, et les Alpes fermaient une Italie achevée ou en passe de l’être. Le culte impérialétait désormais largement répandu et l’heure était de célébrer l’âge d’or et la paix romaine.C’est aussi dans un tel contexte que, à Rome, l’Ara Pacis avait été érigée : l’autel, dédié en9 a.C., avait été voué par le sénat en 13 a.C., lorsque Auguste rentrait de Gaule et d’Espagne.

Si autant de changements étaient survenus entre 25 a.C. et 7/6 a.C., le projet dutrophée d’Auguste, s’il avait été conçu avant 23 a.C., aurait été bien différent de celui qui,une quinzaine d’années plus tard, pouvait faire l’objet d’un décret du sénat. Ainsi, pour unprogramme héroïsant et dynastique, les données n’étaient-elles plus les mêmes : Marcellusétait décédé, puis Agrippa et Drusus l’Ancien, mais Caius César, Germanicus, Drusus leJeune et le petit Lucius étaient nés ; enfin, en 7/6 a.C., Caius qui en était à ses premièresarmes ne devait pas tarder à être associé au pouvoir, mais Tibère qui triomphait en 7 a.C.,s’exilait l’année suivante. Nous percevons ici toute la difficulté à restituer l’iconographied’un tel édifice, d’autant que, si un projet avait pu être envisagé si tôt, nous ne savons s’ildevait être remis à plus tard – en raison par exemple des bouleversements survenus au seinde la dynastie –, ou bien si le programme devait être modifié au cours de sa réalisation. Biend’autres revirements auraient pu s’opérer dans les choix monumentaux ou religieux, enfonction des événements politiques, de l’évolution du pouvoir de l’empereur, et, peut-être,d’autres opportunités.

QUELLE ÉTAIT LA NATURE DU CULTE RENDU SUR LE SITE?

Dans l’état actuel des recherches, nous écartons l’hypothèse de l’existence d’unvéritable culte impérial à La Turbie, ce lieu étant néanmoins essentiel à l’héroïsationd’Auguste et à l’expression de la propagande romaine.

78 Voir ci-dessus, note 15. D.C. 53.25 et 26. Deux vers d’Horace (Carm., 2.9.18-20) pourraient encoreêtre significatifs : ... potius noua cantemus Augusti tropaea Caesaris : “... chantons plutôt les nouveaux trophéesd'Augustus César” ; en effet, dans cette ode, Horace paraît notamment faire allusion aux succès remportés parAuguste sur les Cantabres (Villeneuve & Hellegouarc’h 1991, 55 et note 1, 69).

79 Ebel 1976, 96 sq.

198 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

Quelle était d’autre part la nature du culte rendu à Héraclès? Cette question, quidemeure non résolue au terme de notre étude, conduit à s’interroger sur la signification del’épithète MÒnoikow. En fait, le terme reste un hapax et, de l’épithète, de l’ethnique, ou dutoponyme, nous ne savons quelle est la forme la plus ancienne 80. Aussi nous demandons-nous si l’épithète signifiait simplement “le Monégasque”, ou bien si elle reflétaitl’organisation du culte ou la manière dont la divinité était représentée. En effet, au IVe sièclep.C., le terme Monoecus cité dans l’Énéide suggérait à Servius deux explications possibles :un endroit où Hercule habitait seul, ou bien un temple où il n’avait pas de parèdre 81. AprèsServius, nous devons nous poser une série de questions : Hercule était-il la seule divinité?Était-il privé de ses habituels parèdres? Était-il, au contraire, distingué, sur ce site, de ceuxauxquels il était associé? Car, à Rome, par exemple, dans l’ancien temple situé le long de lavoie triomphale, Hercule était accompagné d’un chœur de Muses : filles de Mnémosyne – laMémoire –, déesses de l’accord musical et de la concorde, elles maintenaient vivants lesexploits des héros.

Pour comprendre le culte développé autour du trophée d’Auguste, il faut égalementverser au dossier la légende de Saint-Honorat, rédigée entre le XIIe et le XIIIe siècle 82. Cerécit fabuleux attribue à Saint-Honorat, fondateur du monastère de Lérins au Ve siècle p.C.,la destruction de la tour de La Turbie par l’entremise d’un miracle. Les actions d’un oraclesont évoquées sur le site. La tour est celle d’un géant nommé Apollon, visiblement confonduavec Auguste ; mais ce géant est aussi un voyageur venu d’Espagne et d’Aragon, dans lequel

80 Voir ci-dessus, notes 66 et 67. Chez les auteurs modernes, les avis divergent sur l’étymologie et le sensdu terme. Les différentes hypothèses se rejoignent globalement sur la reconnaissance des radicaux mono- et -oikosou -oecus. Le vaste champ sémantique correspondant laisse place à nombre d’interprétations, multipliées enfonction des référents possibles : oikos/oecus pourrait être une structure domestique ou sacrée ; l’entité qualifiée parmono- pourrait être une chose, une personne ou une divinité. Beaucoup de suppositions en ont découlé : un habitatisolé (à l’écart), un petit établissement, un temple isolé (rareté des fondations sur la côte maritime ou expositionisolée dans le paysage), “celui qui habite seul”, l’Héraclès “Solitaire”, “celui qui est isolé dans son temple” (lastatue ou la seule divinité adorée). Nous renvoyons à la synthèse de G. Reymond, que nous ne suivons pas dans sescommentaires mais qui fait état des travaux antérieurs à 1970 (Reymond & Dugand 1970, 211-229) ; nousn’abordons pas les questions relatives à Melqart, évoquées notamment par cet auteur. F. Benoît a reconnu dans laforme Mono¤kiow un ethnique de tribu grécisé (Benoît 1965, 96). Pour F. Lasserre, l’épithète MÒnoikow signifie “leSolitaire” (Lasserre 1966, note 2, 218). Dernièrement, M. Gras, en considérant le toponyme d’Hécatée de Milet,s’est prononcé en faveur d’une étymologie renvoyant à la caractérisation de l’habitat, “un tout petit relais avec unseul oikos” (Gras 2003).

81 Serv., Ad Aen., 6.830 : ATQUE ARCE MONOECI de Liguria, ubi est portus Monoeci Herculis. Dictusautem Monoecus uel quod pulsis omnibus illic solus habitavit, uel quod in eius templo numquam aliquis deorumsimul colitur, sicut in Iouis Minerva et Iuno, in Veneris Cupido : “Et du rocher de Monaco de Ligurie, où se trouvele port d’Hercule Monoecus. Appelé Monoecus, soit parce qu’il fut seul à habiter dans cet endroit, tous ayant étéchassés, soit que dans son temple jamais un autre dieu [n’ait été] en même temps honoré comme [cela se passe]dans [le temple] de Jupiter [où sont honorés] Minerve et Junon et dans [celui de] Vénus [où est aussi honoré]Cupidon”.

82 Une première version latine en prose ayant été par la suite versifiée en provençal. Nous réservons à uneétude ultérieure l’analyse détaillée de ce texte qui devra notamment se baser sur les deux versions. Nous renvoyonsà l’édition consultée dans le cadre du présent article, Sardou 1874, XLIX-LI. Ce texte de nature hagiographique estsusceptible de se fonder en partie sur des faits contemporains de Théodose ou d’Honorius, c’est à dire del’interdiction ou de la destruction des monuments païens.

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 199

nous pouvons reconnaître un Hercule 83. L’étroite association d’Auguste et d’Hercule sur lesite transparaît ici. Mais il reste aussi à envisager l’éventuelle place réservée à Apollon dansle programme iconographique ou dans le culte.

Il subsiste donc nombre de questions au terme de cette réflexion. Il apparaît que dansle projet augustéen développé à l’extrémité méridionale des Alpes, l’image d’Hercule étaitessentielle. La propagande mise en place par Auguste passait par une constructionmonumentale et iconographique, qui, dans une certaine mesure, rejoignait aussi lesproductions littéraires et géographiques. Le trophée d’Auguste représentait bien plus que letrophée des Alpes ou la liste des peuples alpins soumis à l’empire. Il ne s’agissait passeulement d’un monument commémoratif, mais d’un édifice héroïsant, doté d’unedimension religieuse. La soumission des populations fournissait un prétexte qui légitimaitl’héroïsation d’Auguste. Le monument d’Héraclès était installé à une place qui n’avait riend’excentré car il était – ou avait été – aux confins des Alpes et de l’Italie, des Gaules et desEspagnes. Érigé sur la route menant à Gadès, le trophée d’Auguste était donc bien celui d’unhéros qui avait marché sur les traces d’Héraclès, vers l’océan 84. Le mythe avait largementété exploité et “Auguste [était] bien le seul Hercule pacificateur et triomphant” 85. Nousaimerions encore prendre la mesure des influences respectives dans l’exploitation du mythepar Auguste, notamment la part des traditions antérieures, le poids de l’idéologieaugustéenne et l’influence de la pensée néo-pythagoricienne. Autant de données qui doiventaussi être prises en compte dans les recherches sur le décor et l’architecture du monument deLa Turbie.

83 F. Benoît reconnaissait également Hercule dans cet Apollon (Benoît 1949, 124) ; voir aussi, avant lui,Casimir 1928, 113.

84 Nous rejoignons ici l’interprétation de R. Dion qui a commenté le paragraphe 26 des Res Gestaeconcernant les actions militaires d’Auguste et, notamment, la pacification des Alpes : dans ce passage Augusteévoquait plus que le résultat de ses conquêtes, il montrait des gains acquis par Rome sur deux siècles ; selonl’auteur, il s’établissait pour Auguste un lien, de l’idée de pacification du monde alpin à celle des possessions desrivages océaniques (Dion 1966 ; voir ci-dessus, note 31).

85 Grimal 1951, 60.

200 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

ÉDITIONS DES SOURCES ANTIQUES

Fromentin, V., éd. et trad. (1998) : Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines. I, Introductiongénérale et livre I, CUF, Paris.

Lasserre, F., éd. et trad. (1966) : Strabon, Géographie. II, livres III-IV, CUF, Paris.Miniconi, P. et G. Devallet, éd. et trad. (1979) : Silius Italicus, La guerre punique. I, Livres I-IV, CUF,

Paris.Sardou, A.-L., éd. (1874) : La Vida de sant Honorat, légende en vers provençaux du XIIIe siècle par

Raymond Féraud, Nice.Villeneuve, F. et J. Hellegouarc’h, éd. et trad. (1991) : Horace, Odes, CUF, Paris.

ÉTUDES

Arce, J. (1994) : “Los trofeos de Pompeyo in Pyrenaei iugis”, AEspA, 67, 261-268.Arnaud, P. (1998) : “Introduction”, in : Arnaud & Counillon 1998, 7-24.——— (2000) : “Varus, finis Italiae. Réflexions sur les limites occidentales du territoire

d’Albintimilium et la frontière de l’Italie impériale”, in : D’Albintemelium à la prud’homie despêcheurs mentonnais, Journées d’études du 9 octobre 1999, Menton, 5-20 (= idem, Journal ofAncient Topography, 11, 2001, 49-68).

——— (2001) : “Les Ligures : la construction d’un concept géographique et ses étapes de l’époquearchaïque à l’empire romain”, in : Fromentin & Gotteland 2001, 327-346.

Arnaud, P. et P. Counillon, éd. (1998) : Geographica Historica, Ausonius Études 2, Bordeaux.Arnaud, P. et M. Gazenbeek, éd. (2001) : Habitat rural antique dans les Alpes-Maritimes, Actes de la

table ronde du 22 mars 1999, Antibes, 287-301.Barruol, G. (1969) : Les peuples pré-romains du sud-est de la Gaule, RAN suppl. 1, Paris.Bats, M., B. Dedet, P. Garmy, F. Janin, C. Raynaud et M. Schwaller, éd. (2003) : Peuples et territoires

en Gaule méditerranéenne. Hommage à Guy Barruol, RAN suppl. 35, Paris.Bayet, J. (1926) : Les origines de l’Hercule romain, Paris.Benoît, F. (1949) : “La légende d’Héraclès et la colonisation grecque dans le delta du Rhône”, Lettres

d’humanité, 8, 104-148.——— (1965) : Recherches sur l’hellénisation du midi de la Gaule, Aix-en-Provence.Binninger, S. (2001) : “L’environnement archéologique du monument de La Turbie, perspectives de

recherche sur une région”, in : Arnaud & Gazenbeek 2001, 287-301.——— (2002) : “La Turbie trophée d’Auguste”, BSR PACA 2001, Paris, 81.——— (2003) : “Le trophée d’Auguste et la célébration de la victoire”, in : Images et représentations.

Journées d’études interdisciplinaires 19-21 novembre 2002, Publications de l’université deNice-Sophia Antipolis, 149-160.

——— (2003b) : “Commune de La Turbie”, BSR PACA 2002, Paris, 72.——— (à paraître) : La sculpture figurative du monument de La Turbie.

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 201

Boyancé, P. (1955) : “Fulvius Nobilior et le Dieu ineffable”, RPh, 3e série, 29, 172-192 (= Études surla religion romaine, Coll. EFR 11, Rome, 1972, 227-252).

Camp, J., M. Ierardi, J. McInerney, K. Morgan et G. Umholtz (1992) : “A Trophy from the Battle ofChaironeia of 86 B. C.”, AJA, 96/3, 443-455.

Carrière, J.-C. (1995) : “Héraclès de la Méditerranée à l’océan. Mythe, conquête et acculturation”, in :Clavel-Lévêque & Plana-Mallart 1995, 67-87.

Casimir, Ph. (1906, 1907 et 1908) : “Rapports de fouilles”, Bulletin de la Société Française de FouillesArchéologiques, (1906, 157-172) ; (1907, 46-57) ; (1908, 24-32).

——— (1909) : Le trophée de La Turbie depuis 3000 ans, Cannes.——— (1928) : Essai d’explication de la légende d’Hercule fondateur de Monaco, Monaco.——— (1932) : Le trophée d'Auguste à La Turbie, Marseille.Castellvi, G. (1991) : Le monument romain de Panissars (trophées de Pompée?) et le franchissement

pyrénéen de la voie domitienne, thèse de doctorat, Montpellier.Christol, M. (1994) : “Pline l’Ancien et la formula de la province de Narbonnaise”, La mémoire

perdue : à la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome antique, Paris,45-63.

Clavel-Lévêque, M. et R. Plana-Mallart, éd. (1995) : Cité et territoire : colloque européen (Béziers,1994), Annales Littéraires de l’Université de Besançon 565, Paris.

Coarelli, F. (1988) : Il Foro Boario dalle origini alla fine della Repubblica, Rome.——— (1997) : Il Campo Marzio, Rome.Daremberg, Ch. et E. Saglio, éd. (1877-1919) : Dictionnaire des antiquités grecques et romaines,

Paris, réimp. 1963.De Maria, S. (1988) : Gli archi onorari di Roma e dell’Italia Romana, Rome.Dion, R. (1966) : “Explication d’un passage des Res Gestae Divi Augusti”, in : Mélanges

d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire offerts à J. Carcopino, Paris, 249-269.Ebel, Ch. (1976) : Transalpine Gaul. The emergence of a Roman province, Leyde.Étienne, R. (1958) : Le culte impérial dans la Péninsule Ibérique d’Auguste à Dioclétien, BEFAR 191,

Rome.Fishwick, D. (1987) : The Imperial Cult in the Latin West. Studies in the Ruler Cult of the Western

Provinces of the Roman Empire, I, 1, Leyde.Formigé, J.-C. (1910) : “Le trophée de La Turbie” et “Le trophée d’Auguste”, CRAI, 76-87 et 509-516.——— (1949) : Le trophée des Alpes (La Turbie), suppl. Gallia 2, Paris.——— (1951) : “Restes supposés d’un sanctuaire pré-romain à La Turbie”, RA, 38, 58-59.——— (1955) : “La dédicace du trophée des Alpes”, Gallia, 13, 101-106.France, J. (2001) : Quadragesima Galliarum : l'organisation douanière des provinces alpestres,

gauloises et germaniques de l'empire romain, Coll. EFR 278, Rome.Frisch, P. (1980) : “Zu den Elogien des Augustusforums”, ZPE, 39, 93-98.Fromentin, V. et S. Gotteland, éd. (2001) : Origines gentium, Ausonius Études 7, Bordeaux.Gagé, J. (1936) : “Actiaca”, in : Mélanges d’archéologie et d’histoire, 53, 37-100.——— (1955) : Apollon Romain, BEFAR 182, Rome.Gioffredo, P. (1658) : Nicea Civitas Sacris monumentis illustrata, Turin.——— (1692) : Storia delle Alpi Maritime, Turin, imp. 1839.Gras, M. (2003) : “Antipolis et Nikaia. Les ambiguïtés de la frontière entre la Massalie et l’Italie”, in :

Bats et al. 2003, 241-246.Grimal, P. (1951) : “Énée à Rome et le triomphe d’Octave”, REA, 53, 51-61 (= Rome, la littérature et

l’histoire, Coll. EFR 93, Rome, 1986, 809-819).

202 LA TRANSMISSION DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE

——— (1954) : “Le livre VI de l’Énéide et son actualité en 23 av. J.-C.”, REA, 56, p. 40-60 (= Rome,la littérature et l’histoire, Coll. EFR 93, Rome, 1986, 821-841).

——— (1982) : “Virgile artisan de l’empire romain”, CRAI, 748-760 (= Rome, la littérature etl’histoire, Coll. EFR 93, Rome, 1986, 903-915).

——— (1985) : Virgile ou la seconde naissance de Rome, Paris.Gros, P. (1976) : Aurea Templa : Recherches sur l’architecture religieuse de Rome à l’époque

d’Auguste, BEFAR 231, Rome.——— (1987) : “La fonction symbolique des édifices théâtraux dans le paysage urbain de la Rome

augustéenne”, in : L’Urbs : espace urbain et histoire, Coll. EFR 98, Rome, 319-346.Harmand, J. (1967) : “Diodore IV, 19 ; V, 24 : Héraklès, Alésia, César le Dieu”, Latomus, 26, 956-986.Hatt, J.-J. (1959) : Histoire de la Gaule romaine (120 av. J.-C. – 45 ap. J.-C.), Paris.Hinard, F., éd. (2000) : Histoire romaine. I, Des origines à Auguste, Paris.Jaczynowska, M. (1981) : “Le culte de l’Hercule romain au temps du Haut-Empire”, ANRW Principat,

II.17.2, 631-661.Jourdain-Annequin, C. (1989) : Héraclès aux portes du soir. Mythe et histoire, Annales Littéraires de

l’Université de Besançon 402, Paris.Kajava, M. (2002) : “Marinai in tempesta”, in : L’Africa romana. Atti del XIV Convegno internazionale

di Studi. Lo spazio marittimo de Mediterraneo occidentale in età romana : geografia, storicaed economica (Sassari, 7-10 dicembre 2000), a cura di M. Khanoussi, P. Ruggeri, C. Vismara,Rome, 125-129.

Küntzl, E. (1988) : Der römische Triumph : Siegesfeiern im antiken Rom, Münich.La Rocca, E. (1985) : Amazzonomachia. Le sculture frontale del Tempio di Apollo Sosiano, Rome.Lammert, F. et E. Kirsten (1939) : “trÒpaion”, RE 7 A1, 662-674.Lonis, R. (1979) : Guerre et religion en Grèce à l’époque classique : recherches sur les rites, les dieux,

l’idéologie de la victoire, Paris.Marion, Y. (1998) : “Pline et l’Adriatique orientale : quelques problèmes d’interprétation d’Histoire

Naturelle 3. 129-152”, in : Arnaud & Counillon 1998, 119-135.Mennella, G. (1992) : “La Quadragesima Galliarum nelle Alpes Maritimae”, MEFRA, 104-1, 209-

232.Murray, W. M. et P. M. Petsas (1989) : Octavian’s Campsite Memorial for the Actium War,

Transactions of the American Philosophical Society 79/4, Philadelphie.Nicolet, C. (1988) : L’inventaire du monde : géographie et politique aux origines de l’Empire romain,

Paris.——— (1991) : “L’origine des regiones Italiae augustéennes”, CCG, 2, 73-97.Picard, G. Ch. (1957) : Les trophées romains : contribution à l'histoire de la religion et de l'art

triomphal de Rome, BEFAR 187, Rome.Poulle, B. (1999) : “Le théâtre de Marcellus et la sphère”, MEFRA, 111-1, 257-272.Prieur, J. (1976) : “L’histoire des régions alpestres (Alpes-Maritimes, Graies, Cottiennes et Pennines)

sous le haut-empire romain (Ier-IIIe siècle ap. J.-C.)”, ANRW Principat, VII.5.2, 630-656.——— (1982) : “Les arcs monumentaux dans les Alpes occidentales : Aoste, Suse, Aix-les-Bains”,

ANRW Principat, VII.2.12-1, 442-475.Promis, C. (1862) : Le antichità di Aosta, Turin.Reinach, A. (1877-1919) : “Tropaeum”, in : Daremberg & Saglio 1877-1919, 15, 497-518.Reymond, G. et J.-E. Dugand (1970) : Monaco antique, Paris.Richemond, I. A. (1967) : “Adamklissi”, PBSR, 35, 29-39, pl. 12-19.

LE TROPAEUM ALPIUM ET L’HÉRACLÈS MONOIKOS 203

Rocca, S. (1978) : Iulii Obsequentis Lexicon, Pubblicazioni dell’Istituto di filologia classica emedievale dell’Università di Genova 55, Gênes.

Roman, Y., éd. (1993) : La Frontière, Travaux de la Maison de l’Orient 21, Paris.Sâmpetru, M. (1984) : Tropaeum Traiani II. monuentele romane, Bucarest.Sauron, G. (1987) : “Le complexe pompéien du champ de Mars : nouveauté urbanistique à finalité

idéologique”, in : L’Urbs : espace urbain et histoire, Coll. EFR 98, Rome, 457-473.——— (1994) : Quis Deum? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome,

BEFAR 285, Rome.Scheid, J. (2001) : Religion et piété à Rome, Paris.Schilling, R. (1942) : “L’Hercule romain en face de la réforme religieuse d’Auguste”, Revue de

philologie, de littérature et d’histoire ancienne, 16, 31-57.Trousset, P. (1993) : “La frontière romaine et ses contradictions”, in : Roman 1993, 25-33.Van Berchem, D. (1962) : “Conquête et organisation par Rome des districts alpins”, REL, 40, 228-235.