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Traduitdel’anglaisparCamilleFabienMaquette:DavidAlazraki
ISBN:2-07-053655-6Titreoriginal:TheBoywhoinventedbookyfortheBlind
MargaretDavidson
LouisBraille,l’enfantdelanuit
GALLIMARDJEUNESSE
CHAPITRE1LouisBraille
C’étaitunebellematinéedeprintemps;Louisétaitassissurlesmarchesdelavérandadevant lamaisonetmillechosessepassaientautourde lui :desnuagesventrus se promenaient dans le ciel bleu, un oiseau construisait son nid dans unarbretoutproche,unevachepassaitdansleprévoisin,unlièvredétalait,etunecoccinellecheminaitlentementsuruneherbe.Pourtant,LouisBraillenevoyaitriendetoutcela.Cepetitgarçonétaitaveugle.Il ne l’avait pas toujours été. Comme les autres, durant les trois premières
annéesdesavie,Louisavaitvulesarbres,leschamps,larivière,lecieletlesruesdeCoupvray,lapetitevilleoùilvivait.Ilavaitvusamèreetsonpère,sonfrèreetsessœursetlapetitemaisondepierrequ’ilshabitaient.LepèredeLouisétaitsellier.«LemeilleurdeFrance»,seplaisait-ilàdire.À
deskilomètresàlaronde,oncommandaitàSimonBrailledessellesetdesharnaispour les chevaux. Louis aimait écouter les conversations, les plaisanteries et lesriresdesclients,maisilaimaitmieuxencorelesvoirpartir.Sonpèremettaitalorslegrostablierdecuiretcommençaitsontravail.Louisétaittroppetitpourl’aider,iln’avaitquetroisans.Maisilsavaitdéjàque,
plustard,ilseraitselliercommesonpère!Degrosrouleauxdecuirs’entassaientàcôtéde l’établi ;desrangéesd’outils
étaientaccrochées le longdumur.Desoutilspour tordre lecuir,pour le tendre,pourlecouperoupouryfairedestrous.Descouteaux,desmaillets,despoinçons,desalênes–Louislesconnaissaittous.Etilétaitimpatientdepouvoirs’enservir.— Ils sont trop coupants, disait sonpère, tropdangereuxpour lesmainsd’un
petitgarçon.Tucomprends,Louis?Louisouvraitdegrandsyeux.Lavoixdesonpèreétaittellementsévère.—Oui,papa,disait-il.—Alorspromets-moidenepasytoucher.—Jetelepromets.Maislespromessessontparfoisdifficilesàtenir.Parunechaudejournéed’été,Louisallaitetvenaitdevantlamaison.Ilnesavait
pasquoifaire.Toutlemondeétaitoccupé.Tropoccupépoursesoucierdelui.Biensûr,ilauraitpujouertoutseul,maisiln’avaitjustementpasenviedejouer
tout seul. Il essaya bien d’aider samère au jardinmais à trois ans, il n’est pastoujoursfaciledefaireladifférenceentrelesbonnesetlesmauvaisesherbes.—Oh!Louis,s’écriasamère,voilàlatroisièmecarottequetuarraches.C’est
gentildem’aider,maisnepourrais-tupasaiderquelqu’und’autre?Mais lesautresnonplusnevoulaientpasdeLouis,et il s’ennuyaitdeplusen
plus.Finalement,ilseretrouvadevantl’atelierdesonpère.Uneforteodeurdecuir
flottait dans l’air. Prudemment, il regarda à l’intérieur, et s’approcha de l’établi.Justeaumilieusetrouvaitungrandmorceaudecuir.Toutàcôté,unealêne–unlong outil pointu servant à trouer le cuir. Louis savait bien qu’il ne devait pas ytoucher.Pourtant,ilpritl’alêneetcommençaàfairedestrous.Lecuirétaitglissantet
l’alênedérapa,s’échappadesmainsdel’enfant–elleplongeadansl’œildeLouis.Louishurla.Samèrearrivaencourant,lepritdanssesbrasetbaignasonœil.
Lemédecin vint aussi vite qu’il le put.Mais l’œil de Louis avait été gravementtouché. Il s’infecta.Louis le frottait et le frottait encore, et l’autreœil s’infecta.Puis ilyeutcommeunrideaugrisâtredevant lesyeuxdeLouis. Ilvoyaitencoremaisfaiblement,deplusenplusfaiblement.Unjourilvitàpeinelesoleilàtraverslafenêtre,etlelendemainilnelevitplus
dutout.Louisétaittroppetitpourcomprendrecequiluiarrivait.«Quandest-cequece
seralematin?»demandait-ilsanscesse.Cettequestionétaitunetorturepoursesparents,maislaréponsequ’ilsn’osaientpasluidonnerl’étaitplusencore.«Jamaisplus.»LouisBrailleseraitàjamaisaveugle.
CHAPITRE2Lepetitgarçonaveugle
De nos jours, les enfants aveugles vont à l’école. Ils apprennent à lire et àécrire.Ilspeuventfairebeaucoupdechosescommelesautresenfantset,quandilssontgrands,ilsexercenttoutessortesdemétiers.Cela n’a pas toujours été ainsi. Au début du XIXe siècle, à l’époque où Louis
Brailleétaitpetit,lesenfantsaveuglesn’allaientpresquejamaisàl’école.Livrésàeux-mêmes,ilsn’apprenaientniàlireniàécrire.Une fois adultes, leur sort ne s’améliorait pas. Le travail était rare pour les
aveugles.Certainsd’entreeux,tellesdesbêtesdesomme,étaientemployésàtirerde lourdes charges.D’autres remplissaient les chaudières dans des usines.Maisl’immensemajoritéd’entreeuxétaitréduiteàmendier.Les mendiants aveugles étaient nombreux au temps de Louis Braille. On les
voyait aux coinsdes rues, le longdes routesde campagne, vêtusdehaillons. Ilsdormaient au hasard des jardins publics et des porches d’église. Parfois, ilsparvenaient à réunir assez d’argent pour se payer un repas,mais souvent ils senourrissaientdedéchetset,plussouventencore, ilsrestaient l’estomacvide–enespérantdesjoursmeilleurs.Coupvrayn’étaitpasunegrandeville,maiselleavaitsonmendiantaveugle. Il
étaitarrivéunjour,onnesavaittropd’où,ets’eniraitprobablementcommeilétaitvenu.Les Braille voulaient être sûrs que cela n’arriverait jamais à leurs fils. Ils
voulaientqueLouissoitaussiheureuxquepossible.Audébutcenefutpasfacile.PauvreLouis.Toutesavieavaitétéchamboulée.Il
secognaitpartoutetsesparentsavaientsanscesseenviedeluicrier:«Attention!Méfie-toi!Arrête!»Laplupartdutemps,ilsnelefaisaientpas.Ilssouffraientdelevoirsefairemal,maisilsvoulaientqu’ilparvienneàsedébrouillerseul,qu’ilnegrandissepascommed’autresenfantsaveugles–tropeffrayéspourbouger.IlauraitétéfaciledegâterLouis.Toutlemondeavaitpitiédelui.Maissamère
et son père souhaitaient qu’il vive comme tout le monde, dans la mesure dupossible,doncilsletraitaientcommetoutlemonde–danslamesuredupossible.Louisétaitaveugle,maisiln’enavaitpasmoinsdestâchesàaccomplir.Sonpère
luiappritcommentpolirlecuiravecducirageetunchiffondoux.Louisnevoyaitpaslecuirdevenirbrillant,maisillesentaits’adoucir,jusqu’àcequesesdoigtsluidisentqueletravailétaitterminé.PuisSimonfitfaireàsonfilsdesfrangesdecuirqui,jolimentcolorées,servaientd’ornementauxharnais.Dans la maison, Louis aidait sa mère. Il mettait la table et savait très
exactementoùposerlesassiettes,lesverresetlesplats.Touslesmatins,ilallaitau
puits remplirunseaud’eau.Le seauétait lourd,et le sentier rocailleux.Parfois,Louis tombait et l’eau s’échappait. Persévérant, il retournait alors au puits pourremplirànouveausonseau.Ensuite, SimonBraille fit une canne pour son fils.Une longue canne pointue.
Louis apprit à balancer sa canne devant lui en marchant ; et quand la canneheurtaitquelquechose,ilsavaitqu’ilfallaitfaireundétour.Parfois,Louissentaitqu’ils’approchaitd’unobstacle–unmur,uneclôture,une
porte – sans même avoir utilisé sa canne. C’est en chantant qu’il s’en rendaitcompte.«Quandjechante,jevoismoncheminbienmieux»,aimait-ilàdire.Il avait tout simplement appris à faire ce que les chauves-souris font
instinctivement. Presque aveugles, les chauves-souris peuvent voler dansl’obscuritélapluscomplètesansjamaisrienheurter.Pourcela,ellesseserventduson. Quand elles volent, elles émettent des sons aigus ; si ces cris rencontrentquelque obstacle solide, un faible écho leur en revient, leur indiquant qu’il estnécessairedechangerdedirection.Silechampestlibre,lessonsseperdentdanslevide.Louisétaitentraind’utiliserlemêmesystème.Lejeunegarçonapprenaitdeplusenplusdechoses.Ils’enhardissait,lesonde
sa canne – tap, tap, tap – s’entendait de plus en plus dans les rues pavées deCoupvray.Parfois,ilseperdait,maisceladevenaitrare.Louisapprenaitàvivreparsignes.Il savaitqu’ilétaitprèsde laboulangerieensentant lachaleurdu fouret les
odeursappétissantesdupain.Ilpouvaitdésignertoutessortesdechosesparleurformeetparletoucher.Maisleplusimportantrestaitlessons.Letintementquefaisait laclochede lavieilleéglise, l’aboiementduchiendes
voisins, le chant du merle sur un arbre proche, le gargouillis du ruisseau. Cetuniversdebruitsluiracontaittoutcequ’ilnepouvaitvoir.Louisaimaittoutparticulièrementresterassissurlesmarchesdevantlamaison
etappelerparleurnomlespassants.Ilnesetrompaitpresquejamais.Commentpouvait-ildistinguerautantdepersonnesdifférentes,luidemandait-onsouvent.—C’esttrèsfacile,disait-il.Une charrette à deux rouesne fait pas lemêmebruit qu’un chariot à quatre
roues, et le clic-clac d’un attelagede chevaux est différent duboum-boumd’unepairedebœufs.Lesgensaussiavaientleurssons.Unepersonnetoussaitd’unevoixgrave,une
autre avait l’habitude de siffloter entre ses dents, une autre encore claudiquaitlégèrement.—Nevoyez-vouspas,disaitLouis,touscesdétailsquidistinguentlesgens–si
seulementonyprêteattention?
CHAPITRE3L’amiintime
ParfoisLouissurprenaitdesréflexionsqu’ilauraitpréférénepasentendre,qu’ilfaisaitmine de ne pas avoir entendues : « Voilà ce pauvre Louis Braille. Quellepitié!»Louisdétestaitcettecompassion.Ilnevoulaitpasqu’onleplaigne,surtoutpas.
Ilsesavaitdifférentmaisriendeplus,mêmesi,engrandissant,illesupportaitdemoinsenmoinsbien.Ilyavaittantdechosesqu’ilnepouvaitfaire!Ilnepouvaitpasjoueràcache-
cache, ni à chat perché. Il ne pouvait pas courir à la rencontre d’un ami, ni sefaufileravecdescamaradesdanslessous-boispoursecacherdansuncoinsecret.Tout le monde aimait Louis dans le village, mais cela ne remplaçait pas un amiintimeouunebandedecopains.Louis avait toujours été bavard et rieurmais, petit à petit, il devint triste et
silencieux.—Àquoipenses-tu?luidemandaientsesparents.—Àrien,répondaitLouis.Quand Louis eut six ans, un nouveau curé, le père Jacques Palluy, arriva au
villagedeCoupvray.IlallaitchangerbiendeschosesdanslaviedeLouis.Le nouveau curé, désirant faire la connaissance de ses paroissiens le plus
rapidementpossible,serenditdanschaquemaisonetseprésentachezlesBraille.—Quellepitié,dit-il,envoyant l’air intelligentdeLouis,qu’un telesprit reste
sansformation.Le père Palluy eut une idée. Louis aimerait-il venir au presbytère pour des
leçons–disonstroisouquatrefoisparsemaine?S’ilaimerait?Louisétaitsienthousiastequ’iloubliadedireoui.C’estainsique
Louiss’enalla–tap,tap,tap–touslesmatinsversl’égliseenhautduvillage.Parbeautemps,LouisetlepèrePalluyrestaientaujardin.Siletempsétaitmauvais,ilss’installaientàl’intérieur.A l’ombrede l’église,Louisdécouvrait l’histoire, lesscienceset lemouvement
des étoiles. Le plus souvent, le père Palluy racontait à Louis des passages de laBible,deshistoiresd’hommesbons,d’hommesméchants,d’hommescourageuxetdefous.L’aveuglesesouviendraittoutesaviedeceshistoires.Louisaimaitces leçons,mais lecuréétaitunhommetrèsoccupéetparfois il
manquaitdetemps.Enoutre,lepèrePalluyn’étaitpasinstituteur,etLouisposaitdeplusenplusdequestionsauxquellesilétaitdifficilederépondre.C’est ainsi que le père Palluy rendit visite à Antoine Bécheret, le nouvel
instituteurdeCoupvray.Nepourrait-ilaccepterLouiscommeélève?AntoineBécheretn’avaitjamaisenseignéàdesenfantsaveugles.Ilnesutpas,
toutd’abord,s’ilavaitbienraisondelefaire.Àquoicelaservirait-ilàungarçonaveugle d’apprendre tant de choses ? Cela pourrait même lui faire du mal, luidonnerdesambitionsvaines.Etpuisétait-cebienautoriséparlerèglement?—Ilaunetelleenvied’apprendre,ditlecuré.— C’est bien possible, dit l’instituteur, mais ne prendrait-il pas la place d’un
autreenfant,d’unenfantvoyant?L’écoleétaittoutepetite,ellenecomportaitqu’uneseuleclasse.—Vousavezpeut-êtreraison,soupiralecuré,ens’enallant.—Attendez!dit-ilaucuré,nepartezpassitristement!J’aivuvotrejeuneami
aveugle.Ilestvraimenttoutpetit,onluitrouverabienuneplacequelquepart.Decejour,unpetitvoisinpassaprendreLouistouslesmatins.Lamaindansla
main, ils allaient à l’école, une école bien différente de celles d’aujourd’hui. Lesgarçonsétaientplacésd’uncôté,lesfillesdel’autre.Lesclassesduraientdehuitheuresdumatinjusqu’àcinqheuresdusoir,avecuneseulepausepourledéjeuner.Commecesjournéesétaientlongues!Lesautresécolierss’agitaientparfois.Ils
remuaient, chuchotaient ou rêvassaient. Louis essayait de rester aussi tranquillequepossibleetilécoutaitdetoutessesoreilles.Illefallait.C’étaitlaseulefaçonpourluid’apprendre.Sa mémoire avait toujours été bonne, elle devint encore meilleure. Louis
n’oubliaitpratiquementjamaiscequ’avaitditl’instituteur,mêmeaprèsdesmois.Louis résolvait des problèmes arithmétiques dans sa tête aussi vite que les
autresélèveslefaisaientsurlepapier.Hélas!quandl’instituteurdisait:«Allez,les enfants, prenez vos livres », le cœurdeLouis devenait lourd, car alors il nepouvaitrienfaire.ParfoisLouispassaitsamainsurleshostilespageslisses.Ilsavaitquedesmots
yétaientimprimés,desmotsquisedérobaient.Louis était assez grand pour deviner toutes les richesses que les livres
renfermaient,desrichessesquineluiseraientprobablementjamaisaccessibles.Louisavaitenviedeconnaîtretantdechoses,ilavaittantdequestionsàposer!
Lesgensautourdeluiétaientgentilsetaimables,maisilsn’avaientpastoujoursletemps de lui répondre. « Attends ! » disaient-ils. Louis maudissait ce mot. Siseulementilpouvaitapprendreparlui-même.Siseulementilpouvaitlire!Ildevaitbienyavoirunmoyen !LepèrePalluyétaitpréoccupépar l’avenirdeLouis.Legarçonavaitmaintenantdixansetseraitbientôttropâgépourl’écoleduvillage.S’il voulait continuer ses études, il fallait qu’il trouveune autre école, une écolepouraveugles,maisunetelleécoleexistait-elle?Le père Palluy se renseigna. Il entendit parler d’une école à Paris. L’Institut
royalpourenfantsaveugles.Serait-ce l’endroitqu’il fallaitàLouis?Plus lepèrePalluyyréfléchissait,plusilpensaitqu’ilavaitraison.L’école enseignait toutes sortes dematières : l’arithmétique, la grammaire, la
géographie,l’histoire,lamusique.Ellepréparaitégalementlesenfantsaveuglesàunmétiermanuelqu’ilspourraientexercerparlasuite.Maisleplusimportantétaitquelesélèvesyapprenaientàlire.LepèrePalluynesavaitpascomment,toutcequ’ilsavait,c’estquecelasefaisaitaveclesmains.Très enthousiaste, il n’en parla cependant pas tout de suite auxBraille. Il ne
voulait pas leur faire une fausse joie. Il fallait d’abord s’assurer que l’écoleaccepteraitLouis.Pourmultiplier leschances, lepèrePalluyallavoir l’hommeleplusricheet le
pluspuissantduvillage,lemarquisd’Orvilliers.Lemarquisnepourrait-ilpasécrireune lettre en faveur de Louis, insister sur son intelligence, sur son ardent désird’apprendre?Lemarquispromitdelefaireetlaréponsevintpeudetempsaprès.LepèrePalluycriapresquede joieenla lisant.L’Institutacceptaitdeprendre
LouisBraille!Il était tempsd’annoncer labonnenouvelleà la famille.En l’entendant,Louis
bonditdejoie.Ilallaitenfinpouvoirapprendreàlire!Ilallaitpouvoirapprendretoutcequ’ilvoulaitparlui-même!L’enthousiasmedesonpèreetdesamèreétaitbienplusmodéré.—Ilestheureuxici»,ditMmeBraille.SimonBraillel’approuva.—Jesais,ditlecuré,maisLouisgrandit.Touslesansilsedifférenciedavantage
desautresenfants.Etpuis,ilatantbesoind’étudier!LesBraillehochèrentlatête.Ilssavaientquec’étaitvrai,ilsétaientnéanmoins
inquiets.IlsdésiraientlebiendeLouis,maisilsavaientpeur.Parisétaitàquarantekilomètres de Coupvray, Louis devrait y rester pendant desmois. Il ne pourraitrentrerquepourlesvacancesd’été.Leur fils n’avait quedix ans et il était aveugle.Pourrait-il affronter lagrande
villesansleuraide?Poursapart,Louisneressentaitpas lamoindreappréhension.Toutcequi lui
importait, c’étaient les livres. Tous les livres qu’il pourrait lire, tout seul ! Ils’approchaàtâtonsdesonpère.—Papa,dit-il,s’ilteplaît!
CHAPITRE4Lechangement
SimonBraille ne disait toujours ni oui ni non. Il écrivit d’abord à l’Institut. Ilavaitbeaucoupdequestionsàposer.Lesréponsesdurentlesatisfaire,carilfinitpardireoui.Etc’estainsique,parunefroidejournéedefévrier1819,Louisgrimpadansla
diligenceetpritlechemindel’école.L’école, cependant, n’était pas du tout telle que Louis l’avait imaginée. Le
premierjourfutuncauchemar,ilyavaittropdemondeettropdebruit.Prèsd’unecentained’élèves aveugles vivaientdans l’Institut. Louis fut présenté à tous, l’unaprèsl’autre.Iltentaderetenirleursnoms,maistouscesnomsnecessaientdesemélanger dans sa tête. Louis n’avait jamais eu autant de camarades d’école, etjamaisilnes’étaitsentiaussiseul.Lajournéefinie,Louisseretrouvadanssonétroitlitdepensionnaire,aumilieu
d’unelonguerangéedelitssemblablesausien.Ilétaitfatigué,maisilnepouvaitpas dormir. Il ressentait une impression étrange, comme s’il avait avalé quelquechosedefroidetdur.Durantlesdixannéesdesavie,lepetitLouisn’avaitjamaisquittésesparents–
c’étaitcetteséparationquiluiserraitlagorge.Finalement,ilenfouitsatêtedansl’oreilleretsemitàpleurer.—Nepleurepas,ditunevoixdanslelitvoisin.Tiens.Louissentitqu’onluimettaitunmouchoirdanslamain.—Vas-y.Souffle,ditencorelagentillevoix,netesens-tupasmieux?La voix s’était rapprochée. Louis sentit que son lit s’incurvait parce que
quelqu’uns’yétaitassis.—Jem’appelleGabrielGautier.Ettoi?—Louis.LouisBraille,ditLouisentredeuxsanglots.—Écoute,Louis,ditGabriel,tuassimplementlecafarddesnouveaux.Toutle
mondel’a,audébut.Moiaussi,jel’aieu.—Tu…tul’aseuaussi?—Oui.Maisçapasse.Dorsmaintenant.Demaintutesentirasmieux.Attends,tu
verras.Bonnenuit,ditdoucementGabrieldepuissonproprelit.—Bonnenuit.EtLouissepelotonnasoussacouverture,ilsouritmêmeunpeu,carilsesentait
vraimentmieux.Ilavaittrouvésonpremierami.Cette amitié lui fut d’un inestimable secours durant les semaines qui vinrent.
Louisétaitunpetitcampagnard, ilavaitgrandiausoleiletaugrandair.Enville,toutluiparutencombréetsale.Ilétaithabituéàlapropreté;enétéilsebaignaittouslesjoursdansleruisseauvoisin.Enhiver,samèreavaitenpermanenceune
grandebassined’eauchaudeenréserve.Maisàl’Institut,iln’yavaitqu’uneseulesalledebainspourtouslesélèvesquin’avaientdroitqu’àunseulbainparmois!Lavieillebâtisseétaitsigrande!L’interminableenchevêtrementdecouloirset
d’escaliers oùLouis seperdait sans cessen’avait riende communavec lapetitemaison de Simon Braille. Trouverait-il jamais son chemin dans ce vieux tas depierres?Lepire,c’était l’humidité.L’écolese trouvait toutàcôtéd’unerivière,et l’air
étaitconstammentfroidethumide.Enarrivantà l’Institut,Louisavaitdebonnesjoues roses,mais il ne tardapasàdevenir aussipâleque lesautresélèvesdontbeaucoupsouffraientd’unetouxsèchechronique.Louispensait sans cesse à sesparents et à samaisondeCoupvray.Pourtant,
petit à petit, les choses s’amélioraient. Louis s’habitua à l’école et aux étrangesfaçonscitadines.Ilappritàsemouvoirdanslavieillebâtisse.Ilsefitdenombreuxamisetfuttropoccupépouravoirlemaldupaysoupourêtretriste.Ilavaitdesleçonsdumatinausoir.Lagrammaire,lagéographie,l’histoire,l’arithmétique,lamusique–Louisaimait
tout.Adixans,LouisBrailleétaitl’élèveleplusjeunedel’école,maisilnetardapasà
êtrelepremierdesaclasse.«Cegarçonalesplusgrandesfacilités,écrivitundesesprofesseurs,iln’estpresquejamaisnécessairedeluirépéterquelquechose.»Touslesaprès-midi,lesélèvesallaiententâtonnantjusqu’àl’undesateliers.Ils
ytricotaientdesbonnetsetdesmoufles,confectionnaientdespantouflesenpailleetencuir,tressaientdelongsfouetspourleschevauxetlesbœufs.Louisavaitaidésonpèrependantdesannéesetcetapprentissageserévélautile.Ilétaitadroitdesesmainsetgagnamêmeunprixdetricotetdefabricationdepantoufles.L’heure préférée de Louis, c’était, en fin d’après-midi, celle de la leçon de
musique.Tous les élèves apprenaient à jouer d’un instrument. Louis en apprenait
plusieurs,avecunepréférencepourlepiano.Ilaimaitappuyersurlestouchesetenentendreleson–joyeuxoumélancolique.LespetitsaveuglesnepouvaientaffronterseulslesruesencombréesdeParis.
Ils restaient donc la plupart du temps à l’intérieur de l’école. Tous les jeudis,cependant,ilsfaisaientunepromenadeenville.Iln’étaitpasfaciledeguiderunsigrandnombred’aveuglesdanslesruesdelacapitale,aussil’écoleavait-ellemisaupoint une tactique ingénieuse : un des professeurs tenait le bout d’une longuecorde,lesélèvessemettaientàlafilederrièreluietlalonguecordéedegarçonsaveuglesserpentaitdanslesrues.Lesenfantssavaientqu’ilsdevaientavoirl’airdrôle,maisilss’enamusaienteux-
mêmesensebaptisantsanslamoindrehonte«labandeàlacorde».Les rues animées firent d’abord peur à Louis. Elles étaient si différentes des
tranquilles chemins campagnards ! Des cloches, des sirènes de bateau, descarrosses et des chariots dans toutes les rues et toutes les avenues. C’étaitvraimenttropbruyant!Et lesgens!Ilyenavaittantettant!Ilsvouspoussaient,vousbousculaient,
couraientpartout!Pourquoiétaient-ilstoussipressés?ÀCoupvray,personnene
couraitainsi!BientôtLouissutdistinguerlesbruitsdelaville.Ilappritàconnaîtreleséglises
deParisparlesondeleurscloches,etlesbateauxsurlaSeineparlebruitdeleurssirènes.Un«croc-croc»surlepavédelarueindiquaitlepassaged’unsoldat,etundoux«chchch»celuid’unedamevêtued’unerobedesoie.Louisconnaissaitdéjà lechantdesoiseauxcampagnards.Ilapprit lebruitdes
ailesdespigeonsetlesonquefaisaientleurspattessurlestrottoirsdelaville.Des mois passèrent, dans une activité intense. Louis était de plus en plus
heureux à l’école. Une seule chose le préoccupait, mais elle était d’importance.Louisavaitbiendesleçonsdelecture,maiscelaneressemblaitenrienàcequ’ilavait imaginé. En 1820, il n’existait qu’une seule méthode de lecture pouraveugles:leslettresenrelief.Chaquelettredel’alphabetapparaissaitenreliefetc’estainsiqueleslecteurssuivaientleslignesduboutdesdoigts.Celan’étaitpas,etdeloin,aussisimplequ’ilyparaît.Certaines lettres étaient faciles à reconnaître, d’autres étaient impossibles à
distinguer:LesOressemblaientauxQouauxC.LesIserévélaientêtredesTetlesRétaientsouventdesB.Louisétaitentêté.Ilsuivaitleslettressanssedécouragerjusqu’àcequ’ilpûtles
distinguer.Puisils’attaquaauxmots.Maisquec’étaitlong!Louisétaitl’undesélèveslesplusintelligentsdel’école.
Pourtant,mêmeluioubliaitparfoisledébutd’unephrasequandilenétaitarrivéàlafin.Illuifallaitalorstoutrecommencerdepuisledébut.Ilfallaitdesmoispourlireunlivreentierdecettemanière.—Cen’estpasdelalecture,dit-ilunjour,cen’estqu’unfaux-semblant.—C’est tout cequenousavons, répondit leprofesseur, il yadesannéesque
nouscherchonsquelquechosedemieux.Louis savaitbienquec’était vrai. Il savaitquebiendesméthodesavaientété
proposées.Deslettresenreliefetdeslettresencreux,deslettresenpierre,enficelle,en
cireouenbois.Quelqu’unavaitmêmefaitunalphabetavecdespointesd’aiguille.Louisessayad’imaginerunepaged’aiguilles!PuisLouis appritque labibliothèquede l’école contenait en tout etpour tout
quatorzelivres!Quatorze!Laraisonenétaitquechaquelivredevaitêtreimpriméà lamain ; les livres étaient lourds, raides et difficiles à classer. Chaque lettredevait avoir aumoins sept centimètresdehautpourque lesdoigtsdesaveuglespuissentladistinguer.Iln’yavaitdoncquepeudemotsparpage.Louisserenditcomptequ’iln’yauraitjamaisquetrèspeudelivresaccessibles
auxaveugles.Ilfallaittrouveruneautreméthode.Ildevaitbienyenavoirune!Ilnepensaitplusqu’àceproblèmeetilneparlaplusguèred’autrechose.Sesamiseneurentassez.—Oh!arrête,Louis!luidisaient-ils.— Mais c’est tellement important, expliqua Louis. Ne vous rendez-vous pas
comptequesanslivresnousnepourronsjamaisvraimentvivre!Imaginezdequoinousserionscapablessinousavions lapossibilitéde lire !Médecins,avocatsousavants!Ecrivainsmême!Nouspourrionsfairen’importequoi!
—Très bien, dit l’un des garçons.Nous aussi nous aimerions lire. Trouve unmoyen,puisquetuessiintelligent!—Jenepeuxpas,ditLouis,jesuisaveugle!Unjourdeprintempsdel’année1821,l’InstituteutlavisiteducapitaineCharles
Barbier.LecapitaineBarbieravaitmisaupointuneméthodedetransmissiondemessagesquesessoldatsutilisaientdansl’obscurité.Lecapitainepensaitquecetteméthodepourraitêtreutileauxaveugles.L’écriture de nuit se faisait au moyen de points en relief. Chaque mot était
découpéensonsetàchaquesoncorrespondaitunesériedepointsdifférents.Lespoints s’inscrivaient sur une épaisse feuille de papier à l’aide d’un stylet. Enretournantlepapier,onsuivaitdudoigtlespointsainsimisenrelief.Des points ! Les jeunes aveugles furent tout de suite très enthousiastes. Les
pointsétaientutilesàtantdechoses.D’abord,ilsétaienttoutpetits,onpouvaitenmettre une quantité étonnante sous le bout d’un seul doigt. Et on les sentait sibien!Hélas,onserenditcomptequebiendesobstaclessubsistaient.Onnepouvait
pasécriredemajuscules,parexemple,nidechiffres.Onnepouvait indiquer lessignesdeponctuation. Il fallaitbeaucoupdeplace, et laméthodeétaitdifficileàapprendre.L’écriture de nuit pouvait suffire à des soldats qui devaient transmettre des
messagesaussirudimentairesque«Avancez»ou«L’ennemiestderrièrevous»,maiselleétaitinsuffisantepourtranscriredeslivresentiers,comportantbeaucoupdemots.La méthode était inutilisable, soit, mais les points ne l’étaient peut-être pas.
Cetteidéenequittaplusl’espritdeLouisdurantlesjoursquisuivirent.Ilenrêvaitmême la nuit, et bientôt il décida de s’ymettre lui-même : il allait inventer uneméthodequipermettraitauxaveuglesde lirepourdebon.Etd’écrire.Avecdespoints.Ceserait rapideet facile.De toutemanière, il allait s’yemployerde tout son
cœur. Son courage était immense, on ne le voyait pratiquement jamais sans ses«outils».Partoutilemportaitdegrossesfeuillesdepapier,uncarton,pourlesyposer, et un stylet. Le capitaine Barbier apprit bientôt que quelqu’un essayaitd’améliorerson«écrituredenuit». Il se rendità l’Institutpourconnaîtrecettepersonne.Louisétaittrèsenthousiasteàl’idéederencontrerlecapitaineBarbier,l’homme
quiavaitinventél’écrituredenuit,celuiqui,lepremier,avaitcommuniquégrâceàdespoints.Lecapitaineaimerait-ilsonidée?Ill’espéraitvivement,maisleschosesse passèrent mal dès le début. Les sourcils du capitaine se soulevèrentd’étonnementquandilvitapparaîtreLouis.Ils’attendaitàrencontrerunhommeetnonpasungarçondedouzeans !Louisnevoyaitpas l’étonnementducapitaine,maisilentenditbienlafroideurdesavoix.—Onmeditquevousavezaméliorémaméthode?ditlecapitaine.—Oui,oui,monsieur,réponditLouis.—Alors?—Monsieur?ditLouis,gêné.
—Expliquez,expliquez!Louis tentad’expliquer,maisplus ilparlait,etplus ilserendaitcompteque le
capitainenel’écoutaitpas.Cependant,ilcontinua.—M…monsieur,ilyaunechosequ’ilfaudraitaméliorer.Ilfaudraittrouverune
façond’écriredesmotstoujoursdelamêmemanière.—Pourquoi?ditlecapitaine.Savoixétaitglaciale.—Pour…pouravoirdeslivres…beaucoupdelivres.—Pourquoi?ditencorelecapitaine.Le capitaine ressemblait àbeaucoupdegensde cette époque. Il plaignait les
aveugles. Il n’aurait jamais étéméchant envers eux,mais il ne croyait pasqu’ilspouvaientêtreaussiintelligentsquelesautres–lesvoyants.Selonlui,lesaveuglesdevaient se contenter de choses simples, telles que pouvoir lire des notes, desdirectives.Pourquoidiableauraient-ilseubesoindeliredeslivres!—C’esttout?ditlecapitaine.—Oui…Louischuchotapresque.—Trèsintéressant,conclutsèchementlecapitaine,j’yréfléchirai.MaisLouisnesefaisaitpasd’illusions.LecapitaineBarbierétaitorgueilleux.Il
avaitl’habitudededonnerdesordresetd’êtreobéi.Ilauraitpuaccepterdetellesidéesvenantd’unhomme,maisd’unenfant?Unpetitgarçon?Non,iln’aimaitpascela,pasdutoutmême.LecapitaineBarbierditencorequelquesmots,trèsfroids.Puislaporteclaqua.
Ilétaitparti.Louis soupira. Il savait qu’il ne fallait pas compter sur le capitaine. Il devrait
travaillerseul.
CHAPITRE5L’alphabetdepoints
Louis ne perdait pas une minute. Même en vacances, chez ses parents, iltravaillait à son écriture. Souvent, sa mère lui préparait un repas de pain, defromage et de fruits et il s’en allait vers une colline ensoleillée.D’autres fois, ilrestaitassissurleborddelaroute,penchésursonpapieretsoncarton.—VoilàLouisquifaitsestravauxd’aiguilles,disaientlesvoisinsenpassant.Que faisait-il?Était-ceun jeuqu’ilaurait inventépoursedistraire?Louisne
donnaitpasd’explication.Ilcontinuaitàcriblersesfeuillesdepetitspoints.Si, à Coupvray, Louis pouvait consacrer tout son temps à ses expériences, à
l’écoleenrevanchec’étaitplusdifficile.Ilyavaittantd’autreschosesàfaire,lescours,lesateliers,lamusique,lesdevoirs.Ilfallaitaussiprendresesrepasaveclesautres – et s’il ne le faisait pas, on venait le chercher pour qu’il rejoigne sescamarades.Malgrétoutcela,Louistrouvaitletempsdetravailleràsonidée.Ilgrappillait
chaqueinstantinutile:avantlepetitdéjeuner,entrelescours,aprèsdîner.Ettarddanslanuit.C’étaitlemeilleurmoment.Lesélèvesdormaientettoutétaitcalme.Desheures
durant, penché sur son carton, Louis essayait toutes les combinaisons de points.Parfois, il était fatigué au point de s’endormir assis, et souvent le passage deslivreursdelaitsouslesfenêtreslesurprenaitenpleintravail.C’étaitdoncdéjàlematin ! Il avait encore travaillé la nuit entière ! Il se pelotonnait alors sous lescouverturesetdormaituneoudeuxheuresavantdese leverenbâillant,pour lepetitdéjeuneretlepremiercours.LesamisdeLouisétaientdeplusenplusinquiets.—Tunedorsjamais!—Lamoitiédutempstuoubliesdemanger.—Etpourquoi?Pourunmirage,voilàpourquoi!luiditundesescamarades.—Peut-êtreavez-vousraison,répondaitLouisgentiment.Etilcontinuaitsontravail.Desannéespassèrent.Desannéesdetravail,d’essaisetd’insuccès.Louisétait
parfois fatigué au point de ne pouvoir lever la main, et de s’abandonner audécouragement.Ilavait simplifié laméthodedepointsducapitaineBarbiermaintes fois.Mais
ellen’étaitpasencoreassezcommode.Ilétaittoujoursaussidifficiledelirelespoints.Les autres avaient-ils raison ? Était-ce vraiment un mirage ? Des hommes
intelligents,deshommesimportants,deshommessagesavaientessayéet,tous,ilsavaientéchoué.Dequeldroitcroyait-ilpouvoirfairemieux?—Parfoisjemedisquejemesuicideraisijeneréussispas,avouaunjourLouis
àGabriel.Puis Louis eut une autre idée. Une idée qui paraissait toute simple, une fois
énoncée.L’écrituredenuitducapitaineBarbierétaitfondéesurlessons.Maisilyavait tant de sons en français ! Parfois il fallait une centaine de points pourtranscrire un simplemot.C’était nettement troppour les suivre avec les doigts.Maissionutilisaitlespointsd’uneautremanière?Etsionnetranscrivaitpaslessonsmaisleslettresdel’alphabet?Iln’yenavaitquevingt-six,aprèstout.Louisétaitauxanges,certaind’avoirraison,etsonardeurredoubla.Leschoses
prirentunetoutautrefigure.Toutd’abord,Louis,aucrayon,fitsixpointssurunefeuilledepapier.Ilappela
cetensembleunecellule.Voiciledessin:
Ilchiffrachaquepointdelacellule:
Puisilpritsonstyletetenfonçalepointnuméro1,voiciunA:
Ilenfonçalespoints1et2,voiciunB:
Lespoints1et4seraientunC:
Louis fit une lettre après l’autre. Et quand il eut fini, son alphabet apparutcommececi:
Ilpassasesdoigtssursonalphabet.C’étaittellementsimple.LouisBraille,quiavaitalorsquinzeans,auraitvoulurireetchanteretcrieretpleurer.Toutes leslettres de l’alphabet étaient transcrites par six points – disposés de différentesfaçons,c’étaittout!Ilsavaitquelesgensquivoyaientn’yprêteraientpasattention,mais ce n’était pas le but de la méthode. Elle devait être sentie ! Rapidement.Facilement.Etcelaétaitdevenupossible.
CHAPITRE6Desdiversesmanièresdedirenon
Louis était à Coupvray quand il termina son alphabet. Il avait tellement hâted’êtrederetouràl’écolepourlemontreràsescamarades!Quediraient-ils?Leurplairait-il?Louisnefutpasdéçu.Lesélèvesaimèrentsonalphabetdèsledébut.—C’esttellementsimple.—C’estsifacileàutiliser.—Etsipetit–jepeuxsentirpleindesignessousmesdoigts.—Nouspouvonsécrire–nousallonspouvoirnousécriredeslettres.—Ettenirunjournal.—Nouspourronsprendredesnotesenclasse.—Etlesrelireplustard.— Et des livres, dit Louis, n’oubliez pas les livres. On en aura de toutes les
sortes,rienquepournous.La nouvelle de l’alphabet se répandit rapidement à l’école. Le directeur fit
appelerLouis.— Dites-moi, demanda le Dr Pignier, qu’est-ce que c’est que cet alphabet de
pointsdontj’entendstantparler?—S’ilvousplaît,monsieur,sivousvoulezbienlirequelquechoseàhautevoix,je
vaisvousmontrer.LeDrPignierpritunlivreetcommençaàlire,lentement.—Vouspouvezlireplusvite,monsieur,ditLouis.Samainvolaitsurlafeuille,lacriblaitdepoints.Quandledirecteurs’arrêtade
lire, Louis retourna le papier. Il passa légèrement ses doigts sur les rangées depointsenrelief.Puisilrelutchaquemot–rapidement,facilement–sansfaireuneseulefaute.—C’est étonnant,murmura leDrPignier.Etonnant.Quel âgeavez-vous,mon
garçon?—Quinzeans,réponditLouis.—Quinzeans.Etpenserquedeshommesontcherchéuntelalphabetpendant
des siècles – et c’est un de mes garçons qui l’a trouvé ! Quinze ans ! C’estétonnant!Louisétaittrèsfier.Ilpouvaitposerlaquestionlaplusimportante.—Monsieur,quandallons-nouscommenceràfairedeslivres?LeDrPigniersetutpendantunlongmoment.Quesepassait-il?Enfinilparla.—Vousêtesbienjeune,Louis,dit-il.Louisfronçalessourcils.Qu’est-cequecelasignifiait?LeDrPigniercommença
uneexplication.L’Institutétaituneœuvredebienfaisance–ilnedisposaitd’aucun
budget.Unepartiedesfondsvenaitdugouvernement,uneautreétaitfournieparlesdonateurs.Maisrienn’étaitprévupourlafabricationdeslivres.— Monsieur, dit Louis, ne pouvez-vous écrire à ces gens, ceux qui ont de
l’argent?Nepouvez-vousleurexpliquerl’utilisationdemonalphabet,leurdirelepeud’argentqu’ilfaudraitpourfairedeslivres?—Jeleferai,ditleDrPignier.Maisnevousfaitespastropd’illusions.Certaines
chosesdemandentdutemps,beaucoupdetemps.LeDrPignierécrivitlettresurlettre.Ilécrivitàdeshommesriches,ilécrività
deshommesimportants,ilécrivitàceuxquiavaientpasséleurvieàtravaillerpourlesaveugles.Lesréponsesarrivaient,uneàune.Certaines étaient longues à venir, d’autres moins. Certainement finissaient
gentiment,maistoutesdisaientlamêmechose:non.Ilyavaitceuxquirefusaienttoutchangement.Pourquoichangerlaméthode?
Celleenusageavaitétéutilependantlongtemps.Ceuxqui avaientdéjàdonnéde l’argentpour la fabricationdesanciens livres
écrivaientavecfureur:«Etvoilàquevousmeditesqu’ilsnesontplusbonsàrien.Jepensequ’ilslesonttoujours.Vousn’aurezplusd’argentdemapart.»Le directeur d’une autre école pour aveugles, qui éprouvait une certaine
jalousie,écrivit:«Vousn’utiliserezvotreméthodequ’unefoisquejeseraimort.»Il craignait que l’alphabet de Louis ne fûtmeilleur que celui qu’il était en traind’inventer.D’autres,moinscatégoriques,nedirentniouininon.«Celaparaîtintéressant,
écrivait-on, jem’enoccuperaiaussitôtquepossible !»Maisquand?Lasemaineprochaine?Lemoisd’après?Oujamais?Cescorrespondantsn’étaientpascontrel’alphabet de Louis. Ils étaient simplement trop occupés pour se soucier desproblèmesdesaveugles.Le tempspassaitsansquerienarrivât.Lesélèvescontinuaientàseservirde
l’alphabetdeLouis,maisilsn’étaientqu’unecentaine.Etpourlesmillionsd’autresaveuglesàtraverslemonde,qu’enétait-il?Louisnecessaitd’ypenser.Ilessayaderesteroptimiste.Maiscelan’étaitpastoujoursfacile.Sespensées
étaientparfoisamères.Sonalphabetétaitbon.Ill’avaitprouvé.Maispersonnenes’yintéressait.Plusdetroisanss’écoulèrentainsi.Àdix-neufans,Louiseutsoncertificatdefin
d’études,maisilnequittapasl’école.Le Dr Pignier l’avait observé pendant des années. Il l’avait vu devenir un
homme.Touslesans,LouisBrailleavaiteuunprix–quecesoitengrammaire,enhistoire,engéographie,enarithmétique,pourlepianooumêmepourlestravauxmanuels.IlsavaitqueLouissefaisaitobéirtoutnaturellement.Ilaimaitplaisanteretraconterdeshistoires.Et,deplus,ilsavaitécouterlesautres.LeDrPignierproposadoncàLouisunpostedeprofesseuràl’Institut.Professeur!Louisacceptaavecplaisir.CaravanttoutilvoulaitresteràParis.
C’est àParis que se trouvaient les personnesqui pourraient peut-être l’aider. Siseulementelleslevoulaient.EtpuisLouisaimaitl’écoleetlesélèves.Ils’ysentaitchezlui.Il n’allait pas gagner beaucoup d’argent, une quinzaine de francs seulement,
mais,professeur,Louisauraitledroitdesortirquandillevoudraitsansdemanderla permission à qui que ce soit. Et, pour la première fois de sa vie, il avait unechambreàlui.Ilmituncertaintempsàs’habituerausilence.Louisaimaitenseigneretlefaisaittrèsbien.D’abordilpassabeaucoupdetempsàpréparersescours.Chaquesoir,ilrestait
devantsonbureauenréfléchissantàcequ’ilallaitdire le lendemain.Puis ilnotasesréflexionsaumoyendespoints.Jamaisilnebégayait,ninesereprenait,nin’oubliaitcequ’ilvoulaitdire.Dèsle
début,toutlemondeacceptalejeuneprofesseuretilgagnalaconfiancedetous.Au tempsdeLouis, lesprofesseursn’étaientpas censésêtreparticulièrement
gentilsoupatients.Et,defait,ilsnel’étaientpas.Ilscriaient,parlaientfortetsemoquaientdesélèvespeudoués. Ilspensaientque le savoir était avant toutuneaffairededressage.Louis était persuadé du contraire. « Il était d’une fermeté pleine de
gentillesse»,écrivitplustardunami.Louisnesemoquaitjamaisdesélèves,aussilentsetpeudouésfussent-ils,etilétaitparticulièrementgentilaveclesplusjeunes.Louisavaitpasséungrandnombred’annéesàl’école,maisiln’avaitjamaisoubliécequ’un«nouveau»,timideetabandonné,pouvaitressentir.Louis aimait sa vie de professeur.Mais, comme toujours, il travaillait trop. Il
enseignaitbeaucoupdematières.Ilpassaitdelongsmomentsavecsesamis.Ilnerefusait jamais d’aider un élève à faire ses devoirs, ou d’écouter quelqu’un luiracontersesdifficultés.Tous les jours, il faisait de la musique pendant plusieurs heures. Depuis son
entréeàl’école,iln’avaitcessédepratiquerlepiano,puisl’orgue.Ilétaitdevenuun très bon organiste. En 1833, il fut nommé organiste de Saint-Nicolas-des-Champs,l’unedeségliseslesplusimportantesdeParis.OndisaitqueLouispourraitdevenirquelqu’undevraimentcélèbre,àconditiondeseconsacreruniquementàlamusique.Louisadoraitlamusique.Elleluiinspiraitdessentimentstrèsprofondset,toute
sa vie, elle fut unepartie importante de sa personnalité.Mais il y avait quelquechosedeplusimportantencore:sonalphabet.Louisétaitentraindemettreaupointuneméthodedetranscriptiondenotesde
musiqueetdechiffres.Ilpassaitbeaucoupdetempsàtranscriredeslivrespourlabibliothèquedel’école;desamisl’aidaientparfoisenlesluidictant.C’étaituntravaillentetdifficile.Desheuresetdesnuitsentières,Louisalignait
des points sur du papier, jusqu’à ce que son dos endolori et ses doigts gourdsl’obligent à se reposer. Il était impossible qu’il continuât à travailler autant. Ilcommençaàsesentir fatigué.Certains jours iln’arrivaitpasàquittersonlit.Audébut,ilessayadenepasl’admettre.«Toutcequ’ilmefaut,c’estunebonnenuitde sommeil, se disait-il. Le matin, je me sentirai mieux. » Mais souvent, aucontraire, il se sentaitbienplusmal.Monterunescalier sans s’arrêterétaitau-dessusdeses forceset lesélèvesdesaclassedevaient tendre l’oreille–savoixétaitdevenuesifaible.Parfois, tout son corps brûlait de fièvre. D’autres jours, il tremblait de froid.
Maislepireétaitlatoux.Elledevenaitdeplusenplusinquiétante.
CHAPITRE7Difficultés
Louissuivitlesordresdumédecin.Ildormaitdelonguesheuresetmangeaittoutcequ’onluiservait.Dèsqu’ilsesentitunpeumieux,ilpassadesheuresaugrandair.Petitàpetit,sesforcesluirevinrentetilputenfinreprendresescours.Letempspassait.Louisétaitheureuxpourbiendesraisons:l’enseignement,la
musique,lesamis.Maissonalphabetn’avançaittoujourspas.Louisn’étaitpourtantpasleseulàsebattre.Toujoursprêtàl’aider,ledirecteur
del’Institutétaitdesesalliés.A forced’économies, leDrPignier réussit à avoir suffisammentd’argentpour
imprimerunlivresurl’alphabetdeLouis.Tousdeuxytravaillèrentensemble.Ilslevoulaientparfait.Une fois achevé, Louis en fut très fier et l’intitula :Procédé pour écrire les
paroles,lamusiqueetleplain-chantaumoyendepointsàl’usagedesaveuglesetdisposéspoureux.Un titre aussi sérieux irait certainementdroit auxpersonnesintéresséesparl’alphabet.LeDrPignierenvoyadesexemplairesàungrandnombredepersonnalités.Mais
lesmoispassèrentettoutcequeLouisenreçut,cefurentdesremerciementspolis,quandilrecevaitquelquechose.Un jour, dans une diligence, Louis, qui allait rendre visite à ses parents,
rencontra une jeune femme aveugle. Louis passa les heures qui suivirent à luiexpliquersaméthodeetàluienseignerlalecturedespoints.Lajeunefemmeétaitenthousiaste.—Apprenez-leàd’autres,ditLouis.Elleréponditqu’elle le ferait.Mais le fit-ellevraiment?Louisn’ensut jamais
rien.Louis n’aimait pas s’adresser à des inconnus. Pourtant, dans ces années-là, il
parla à beaucoup de monde. Il parlait à quiconque était susceptible de pouvoirl’aider.Lanuit,quandilnepouvaitpasdormir,Louissesouvenaitparfoisdeleurréponse:—Vousêtestrèsjeune,monsieurBraille…—Ilfautdutempspourtout,monsieurBraille…—Ilfautcomprendre,monsieurBraille…—Ilfautêtrepatient,monsieurBraille…Patient ! Louis aurait voulu crier quand il entendait cemot. Il n’avait pas le
temps d’être patient. Il avait à peine trente ans, mais il avait souffert detuberculose et s’affaiblissait d’annéeenannée.De combiende tempsdisposait-ilencore?En 1841, le pire arriva. Louis avait eu bien des déceptions,mais il était sûr
d’unechose,sonalphabetseraitemployéàl’Institutgrâceàl’amitiéduDrPignier.Mais celui-ci quitta l’Institut. Le nouveau directeur, le Dr Dufau, était très
différent.Sévèreetfroid,iln’aimaitpasfaired’expériences.Ilseméfiaitdecequiétait nouveau ou différent, et n’aimait donc pas l’alphabet de Louis. Au débutnéanmoins, il permit aux élèves de continuer à se servir de ces « petits pointsidiots»commeilseplaisaitàdire.Louis retomba malade. Jour après jour, il gardait le lit, toussait
interminablement. C’était l’hiver de Paris, si froid et si humide. Le médecin futclair:—Sivousrestezici,monsieurBraille,vousserezmortdansquelquessemaines.Iln’yavaitpasàhésiter.IlallaitrentreràCoupvray–paspourdesvacances,
maispouressayerdesurvivre.—Jeseraibientôtderetour,ditLouis,aussigaiementqu’illeput.Mais ses amis avaient du mal à retenir leurs larmes, persuadés qu’ils ne le
reverraientsansdoutejamais.Unefoisencore,Louissurprittoutlemonde.Ilseremit.Ilyfallutsixmois,mais
LouisputretourneràParis,impatientderetrouversesvieuxcamarades,sesélèvesetsontravail.Immédiatement,Louissentitquequelquechosenetournaitpasrond.Sesamisétaienttropsilencieux.Sesélèvesparlaientdetout,saufd’unechose.—Quesepasse-t-il?demandaLouis.LeDrDufauavaitprisdel’assurance,unefoisLouisparti.D’abordilavaitinterditauxélèvesd’utilisersonalphabetenclasse.Ensuite,il
l’avaitinterditpartout.—Mêmedansledortoir,ditl’und’entreeuxàvoixbasse.Uneseulequestionrestaitàposer:—Quesontdevenusmeslivres?Chacuncompritqu’ils’agissaitdeslivresqueLouisavaitpatiemmenttranscrits
pourlesdonneràlabibliothèquedel’école.Ilyeutunlongsilence.—Illesabrûlés.—Tous?—Tous.Louiseutunsursaut.—Tousmeslivresdétruits.Ils’éloignaentâtonnant.LessemainessuivantesfurentlespiresdelaviedeLouis.Ildonnaitsescours.Il
mangeait.Ildormait.Maisc’étaitcommedansunrêve–unmauvaisrêve.Son corps était épuisé. Et son esprit l’était aussi. Il savait qu’il ne pourrait
continuercecombatimpossible.Heureusement, les élèves tinrent bon. L’alphabet était interdit, mais ils
refusèrent de l’abandonner. Le Dr Dufau confisqua tout – le papier épais et lesstyletsqu’il trouvait.Mais lesélèvestrouvèrentdessubterfuges–desaiguillesàrepriser,desaiguillesàtricoter,desclousmême–etilscontinuaientàseservirdel’alphabetdeLouis.Lesanciensenseignaientauxnouveauxvenuscommentseservirdel’alphabet,
lanuitdanslesdortoirs.Chacunécrivaitsonjournaletilssepassaientdespetits
mots.Lesélèvessavaientqu’ilsétaientpunisquandilsétaientpris.Onlesprivaitdedîner.Onleurappliquaitdescoupsderèglesurlesdoigts.Maisilsnecédèrentpas.Ungrandnombredeprofesseursvoyantsétaientd’accordavecleDrDufau.Eux
nonplusn’aimaientpasl’alphabetdeLouis.Parfoisparpureparesse.Ilssavaientlireetn’avaientpasenvied’apprendreune
autreméthode. Pourtant, la plupart d’entre eux avaient peur. Et si cet alphabetallait se répandre?Siungrandnombrede livresétaient imprimésde la sorte?Alorscetteécoleetd’autresécolesdumêmegenrepourraientêtredirigéespardesprofesseursaveugles.Eteux,quedeviendraient-ils?Heureusement,l’undesenseignantsn’étaitpasdecetavis.LeDrJosephGaudet
étaitunnouveauvenu.Ilfuttémoindececonflitentreledirecteuretlesélèves,etplusilobservaittoutcela,plusilaimaitcetalphabet.—Vouspouvezdonnerl’ordreàcesgarçonsdenepass’enservir,dit-ilauDr
Dufau. Mais je pense qu’un jour viendra où tous les aveugles se serviront del’alphabetdeLouisBraille.LeDrDufauécouta.Ilcommençaitàêtrefatiguédecetteluttequ’ilsemblaitne
jamaispouvoirgagner.—Etsi l’alphabetparvientàs’imposer,continuaGaudet,nevoudriez-vouspas
êtrel’hommequiaaidésesdébuts?C’était séduisant ! Le Dr Dufau était ambitieux – il aimait être du côté des
gagnants.Parailleurs, ilétaiten traindecomprendreques’ilpouvaitbrûlerdeslivres et interdire l’usage d’une méthode, il lui était parfaitement impossibled’empêcher ses élèves de penser. Ou de leur faire oublier quelque chose qu’ilsdésiraientnepasoublier.C’estainsiqueleDrDufauchangeacomplètementd’avis.Lesélèvespouvaient
denouveauseservirdel’alphabetdeLouis.Partout.Àtoutmoment.Etcen’étaitpastout.
CHAPITRE8Ladémonstrationdel’alphabet
Levieuxbâtimentdel’écoleétaitsaleetdélabré.Depuisdesannées,ilmenaçaitde tomberen ruine.Mais, finalement,onavait trouvéde l’argentpourbâtirunenouvellemaisonetl’Institutdéménagea.Le Dr Dufau prépara soigneusement la cérémonie d’inauguration. De
nombreuses personnalités furent invitées, des enseignants, des savants, desmembresdugouvernement.Ilyauraitbiensûrdesdiscours.Maislecloudelacérémonieseraitl’explicationdel’alphabetBraille.Louis Braille, en compagnie des autres professeurs, s’installa sur l’estrade. Il
prit place sur son siège au moment même où commençait la cérémonie. Onentendaitlesspectateurssetourneretseretournerdansleurfauteuil.Il y eut tout d’abord les allocutions. La plupart d’entre elles étaient
interminables.Onentenditdesmurmuresdansl’assistance.«Qu’ilssedépêchentavecleursdiscours»,pensaLouis.Vint enfin son tour. Tout d’abord, Joseph Gaudet lut un papier expliquant
l’alphabet.Lepublicnecessaittoujourspasdesetourneretdeseretournerdanslesfauteuils,nidemurmurer.Alors,leDrDufauamenaunefilletteaveuglesurledevantdel’estrade.Elleavaitdegrandsyeuxnoirsetdelongscheveuxbouclés.Lepublicfitsilence.C’étaitdéjàmieuxquetoutescesparlotes.LeDrDufauouvritunlivreetcommençaàlire.Lapetitefillesetenaitàcôtéde
luietécrivaitchaquemotenalphabetBraille.LorsqueleDrDufaueutterminésalecture,ilfitsigneàlapetitefilleenluitouchantl’épaule.Trèsvite,ellepassasesdoigtssurlesrangéesdepointssaillantsqu’ellevenaitdefaireetrépétamotpourmotcequivenaitd’êtrelu.Lepublicétaitimpressionné.Desgensselevèrentpourapplaudir.Quelques-uns
refusèrentd’encroireleursoreilles.Celaleursemblaitimpossible.—Ilyauntruc!ditquelqu’un.—Oui,elleconnaissaitcetexteparcœur.Untruc?Lesapplaudissementssefirentmoinsnourris.Maisavantqu’ilsn’aient
toutàfaitcessé,Louisselevad’unbond,rejoignitàtâtonsleDrDufauquil’écoutaattentivement.Puisilhochalatêteetseleva.Ilécartalesbrasetditd’unevoixforte.—Attendez,mesamis,attendezuninstant.Donnez-moiquelquesminutesetje
vousprouveraiquecequevousavezvun’estpasunesupercherie.Lepublicfitsilence.Louis eutun soupirde soulagement. Ils patientaientquelques instants tout au
moins.LeDrDufauappelaaussitôtdeuxenfantsaveugles. Il fitsortirde lasalle l’un
desenfants.L’autrerestaàcôtédelui.—Maintenant, dit leDrDufau, quelqu’un aurait-il l’obligeance demonter sur
l’estrade?N’importequiferal’affaire.Finalementunhommes’avança.LeDrDufauluiprésentaunepiledelivres.— Choisissez-en un, n’importe lequel, dit-il ; et ouvrez-le à la page que vous
voudrez.Puislisezcequevousvoudrez.L’hommesemitàlireetl’enfantécrivitchaquemotenalphabetBraille.Alors,on
appela l’autre enfant et on le fit revenir dans la salle. LeDrDufau lui donna lenouveautexteinscritenpointssaillants.—Voudrais-tulirecequiestécritlà?demanda-t-il.Lejeunegarçonhochalatête.Sesdoigtscouraientlégèrementsurlepapieret,
d’unevoixbienclaire,illutletexteenlerépétantmotpourmot.Cettefois-ci,ilnepouvaitplusyavoirdedoute!Lepublicselevaetapplaudit.Enfin!Louisenauraitpresquepoussédescrisdejoie.
CHAPITRE9Lesdernièresannées
Lapartielaplusdifficileducombatavaitenfinétégagnée.Ilétaittemps.Louisavait vécu tant d’années avec la tuberculose – ses phases violentes et sesaccalmies–qu’ellelelaissaitàprésenttrèsfaible,unefoisdeplus.Ànouveau,ilsedit qu’il irait bientôt mieux. Il s’était toujours dit cela. Mais cette fois c’étaitdifférent.En1844,Louisabandonnal’enseignement.Iln’avaitquetrente-cinqansmaisil
passaitleplusclairdesontempsaulit.Laluttepourfairetriomphersonalphabetseraitdésormaismenéepard’autresquelui,pardeshommesplusforts.Louis,cependant,continuaitàseteniraucourantet,pourlapremièrefois,onlui
donnaitquelquesbonnesnouvelles.L’Institutrecevaitdeplusenplusdelettresquidemandaientdesrenseignementssurl’alphabetenpointssaillants.Oncommençaitàl’appeler«l’alphabetBraille»etLouisaimaitcela.Quelques professeurs se servaient de cet alphabet dans d’autres écoles pour
aveugles. En 1847, on fabriqua la première machine à imprimer le braille.Désormais,leslivresenpointssaillantspourraientêtrefaitsmécaniquement.Ainsi,lesannéespassèrent,lesdernièresannées.Louisdevaitmaintenantvivre
auralenti.Lorsqu’il sesentaitassezbienpourcela, ildonnaitquelquescoursdepiano à des enfants. Parfois, dans son lit, il transcrivait des textes en pointssaillants, fabriquait des livres pour la bibliothèque de l’Institut. Il continuait àtravailleretàrêveraudéveloppementdesonalphabet.LachambredeLouisétaitsouventpleined’amisquivenaientluirendrevisite.
Ilsriaientetbavardaientaveclui.LouisBrailleavaitbeauêtreclouéaulit,iln’enétaitpasmoinsl’undeceuxqu’onaimaitleplusdanstoutel’école.«Ilauraittoutsacrifiépourn’importe lequeld’entrenous,écrivitplustardl’undesesamis,sontemps,sasanté,toutcequ’ilpossédait.»Louis ne parlait jamais de tout ce qu’il faisait pour les autres. « Il ne voulait
jamaisqu’onleremercie.»Sursonbureau,ilyavaitunepetiteboîtenoirerempliejusqu’auborddefeuilles
de papier : c’étaient des reconnaissances de dettes.Mais Louis écrivit dans sontestament:«Détruisezcetteboîtelorsquejeseraimort.»Unjourdedécembre1851,unjourfroidethumide,Louisattrapaunrhume.Ce
n’étaitqu’unsimplerhume,maisilétaitsifaiblequ’ilneparvenaitpasàenguérir.Safièvremontadeplusenplus.Satouxempira.Toussesamisvinrentàsonchevet.Ilss’efforçaientdeluidirequ’iliraitbientôt
mieux.MaisLouis secontentaitdehocher la tête. Il savaitcequi l’attendait – ilavaitsouventétésiprèsdelamort.—Inutiledefairesemblant,disait-ild’unevoixdouce.
Louisn’avaitpaspeurdelamort.Unprêtrevintprieravecluiet l’aideràs’ypréparer.—J’aiapprochélaplusgrandedesfélicités,dit-ilaprèslavisiteduprêtre.MaisLouisBrailleaimaitaussilavie.—J’aidemandéàDieudem’enleveraumonde,c’estvrai.Maisjecroisqueje
n’aipasinsistébeaucoup!Le6janvier1852,lapluietombatoutelajournée.Leventsoufflaittoutautour
de la maison. La tempête empira d’heure en heure. Le tonnerre et les éclairsemplirentleciel.Onauraitdituncombatdegéants,au-dehors.Louis se tourna vers la fenêtre et sourit. Toute sa vie n’avait-elle pas été un
combat?Puisilfermalesyeuxpourtoujours.LouisBrailleétaitmortetsesnombreuxamisenfurentprofondémentattristés.
Il était peuconnude sonvivant, aucun journalnepublia lanouvellede samort.Pourtant, aujourd’hui, son nom est célèbre dans lemonde entier. Il avait été unsimple professeur. Il n’avait pas gagné beaucoup d’argent.Mais les aveugles dumonde entier le bénissent de leur avoir fait l’un des plus précieux cadeaux dumonde:l’alphabetBraille.L’alphabet de Louis fit son chemin. Timidement d’abord, puis de plus en plus
sûrement.Aucunenfantaveuglen’oubliera jamais ladécouvertedespetitspointssoussesdoigts.Ilsontaidéàrépandrelesavoir.UneinfinitédelivressontsortisdespressesBraille.L’alphabetBrailleaététraduitdanstoutessortesdelangues,mêmelechinois.Six ans après la mort de Louis, la première école pour aveugles d’Amérique
commença à employer son alphabet. Dans les trente années qui suivirent,pratiquementtouteslesécoleseuropéennespouraveuglesl’employèrent.En1887,leshabitantsdeCoupvrayluiérigèrentunmonumentaumilieudela
place du village. Sur l’un des côtés de la haute colonne de marbre apparaîtl’alphabetBrailleaccompagnédesmots:«ÀBraillelesaveuglesreconnaissants».Del’autrecôtéunbas-reliefmontreLouisexpliquantàunenfantcommentlireaveclesdoigts.LemonumentsetrouvetoujourssurcetteplaceoùLouisBraillejouaitquandilétaitpetit,laplaceBraille.En 1952, cent ans après sa mort, les cendres de Louis Braille furent
solennellementtransféréesauPanthéon.Danslecortègequisuivaitlecercueil,onreconnutunecertaineHelenKeller.Ilyavaitaussiunemultituded’aveugles,dontlescannesblanchesrésonnaientsurlepavé.
FIN
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