View
7
Download
0
Category
Preview:
Citation preview
Cahiers d’études africaines 198-199-200 | 201050 ans
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discoursLes voix du langagiaireFrom the Africa of Languages to the Africa of Discourse. The Voices of Language
Cécile Canut
Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/16547DOI : 10.4000/etudesafricaines.16547ISSN : 1777-5353
ÉditeurÉditions de l’EHESS
Édition impriméeDate de publication : 20 novembre 2010Pagination : 1163-1189ISBN : 978-2-7132-2252-8ISSN : 0008-0055
Référence électroniqueCécile Canut, « De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours », Cahiers d’études africaines [En ligne],198-199-200 | 2010, mis en ligne le 02 janvier 2013, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/16547 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.16547
Ce document a été généré automatiquement le 23 avril 2022.
© Cahiers d’Études africaines
De l’Afrique des langues à l’Afriquedes discoursLes voix du langagiaire
From the Africa of Languages to the Africa of Discourse. The Voices of Language
Cécile Canut
1 Dès le début de la relation entre l’Europe et l’Afrique, l’exploration (puis la
colonisation) des territoires s’est doublée d’une exploration de ses formes langagières.
Alors que les missionnaires engagèrent très tôt une large entreprise de traduction de la
Bible dans les langues locales, les administrateurs coloniaux, peu après, imposèrent
leur langue coloniale1 dans le dessein de « civiliser les indigènes ». Ce double processus
d’instrumentalisation linguistique, s’il a pris d’autres chemins et suivi de nouveaux
objectifs au cours du XXe siècle, perdure d’une certaine manière de nos jours. Les
ethnologues et les linguistes, au nom de la science européenne cette fois, ont pris la
place des missionnaires, tandis que les chefs de gouvernements d’États africains ont
prolongé le dispositif institutionnel colonial en choisissant les langues coloniales
comme langues officielles de l’administration et de l’enseignement, à quelques
exceptions près2.
2 Le point de vue strictement extérieur, européen puis américain, dans l’étude des
formes langagières en Afrique s’est toutefois infléchi lors de son appréhension par les
chercheurs africains eux-mêmes, en particulier récemment avec l’émergence des
études postcolonialistes. Les grilles scientifiques du Nord (Amselle 2008) demeurent
cependant prééminentes pour des raisons à la fois socio-économiques et politiques : la
majeure partie des recherches reste financée par les institutions européennes ou
américaines et les étudiants sont majoritairement formés dans des cursus euro-
américains.
3 La longue formation discursive du langage en Afrique, soit l’ensemble de la circulation
des discours et des points de vue constituant le mode d’appréhension du langage,
s’inscrit donc d’emblée dans un dispositif scientifique régi par des rapports de force et
de pouvoir. L’élaboration des théories issues du Nord contraint de manière
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
1
déterminante les productions internationales aboutissant à une appréhension du
langage que nous pouvons qualifier d’ethniciste et d’essentialiste.
4 Au sein de cette apparente homogénéité de la formation discursive au cours du siècle
passé, il convient toutefois d’explorer les multiples aspects de l’enchevêtrement des
discours qui ont façonné et construit un tel agencement scientifique des
positionnements épilinguistiques pour aboutir à cette essentialisation. Entre la
grammaire comparée du XIXe siècle et la récente linguistic anthropology qui vient
d’émerger aux États-Unis, le XXe siècle a vu se déployer de manière forte le
structuralisme (ainsi que ses dérivés comme le fonctionnalisme, le formalisme
linguistique, la sociolinguistique variationniste, etc.) imposant la notion de langue et de
système afin de rompre avec la vision évolutionniste de la linguistique historique et
comparée. Cette longue aventure des sciences humaines à dominante structuraliste n’a
toutefois pas rompu avec le paradigme essentialiste. De même, la sociolinguistique ne
s’est pas non plus départie d’une telle approche. Nous reviendrons sur ces points dans
la première partie de cet article, avant d’inviter le lecteur, dans un second temps, à une
analyse des liens entre langage et pouvoir, en introduisant une notion longuement
absente des études africanistes, celle de discours. Enfin, nous prolongerons notre
réflexion à propos de la rupture épistémologique inaugurée dans le numéro spécial
« Langues déliées » des Cahiers d’Études africaines (2001), visant à proposer une approche
constructiviste des pratiques langagières (nommée jusqu’à présent anthropologie des
pratiques langagières). Celle-ci implique de rendre compte des conditions de
production discursives dans lesquelles émergent les interactions langagières, afin de ne
pas les couper des dimensions spécifiquement sociales et politiques qui les
accompagnent. Évinçant définitivement l’approche culturaliste et identitaire, qui
conduit à faire du langage un objet langue tributaire d’une appartenance supposée au
sujet parlant, lui-même déterminé par une supposée appartenance à un groupe fixe,
nous proposerons le concept du langagiaire à même de soutenir cette nouvelle
approche.
« La langue africaine » à l’origine du monde
5 L’intérêt pour le langage en Afrique s’inscrit, dès le départ, dans une approche
comparative et historique. Les premiers savants, soucieux d’établir une science
linguistique en Afrique, sont souvent des administrateurs coloniaux qui, pétris
d’ethnologie ou de connaissances linguistiques, s’adonnent à leur passe-temps. Leurs
premières recherches, marquées par le paradigme de l’origine et de la reconstitution de
l’indo-européen, visent à appliquer les mêmes procédés de classification, de
nomination, et de hiérarchisation des formes recueillies sur le terrain. Maurice
Delafosse, figure de proue de ce double statut, colon et chercheur, produit par exemple
de nombreuses descriptions linguistiques dans le but de les comparer afin ensuite
d’établir les liens entre les familles supposées de langues. D’autres s’exerceront plus
tard à une linguistique de laboratoire à partir des corpus recueillis dans le dessein de
faire émerger la « langue d’origine » de l’Afrique. Quelques lettrés africains, issus de
l’élite et formés par les colons, rédigent aussi des lexiques ou des opuscules
linguistiques.
6 Dans tous les cas, l’activité principale réside dans le découpage de la matière langagière
afin de faire émerger des langues homogènes c’est-à-dire d’opérer des divisions
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
2
géolinguistiques reposant sur des critères à la fois ethniques et linguistiques.
L’ethnologie répond à la linguistique et vice-versa : l’objectif est avant tout de tracer
des frontières afin de créer des aires ethnolinguistiques sur le modèle de la nation, afin
d’isoler des types humains. Outre la fonction coloniale de la délimitation de ces espaces,
utiles à l’exploitation des populations, le travail des descripteurs répond au besoin
impérieux à l’époque de relancer la question de l’origine. Si certains désirent faire de
l’Afrique le berceau de l’humanité au moyen d’une langue première, d’autres tentent de
construire un lien continu entre population noire et blanche, par le biais de l’entre-
deux qu’est l’Égypte3. Ce branchement, passant selon les cas par les Berbères ou par les
Peuls à la peau plus claire, ne se soustrait pas toujours à une catégorisation des
mentalités, calquée sur le modèle raciologique. Delafosse s’en fait l’écho : les Africains
les plus « blancs » (Maures, Touaregs, Peuls, Toucouleurs, Songhay, Manding du Nord)
sont « d’un niveau intellectuel relativement élevé et d’une civilisation extérieure4
relativement avancée », alors que les Noirs, de religion animiste, agriculteurs et
sédentaires, sont « demeurés plus proches de l’état primitif de la race nègre »
(Delafosse 1972 : 350-351). La division de l’Afrique en trois groupes se construit dès le
départ autour de cette hiérarchie des races : la « race pure » représentée par les
« Négrilles » (ou « Pygmées »), les premiers habitants de l’Afrique, se différencient des
autres « primitifs d’une variété particulière », puis les « Blancs » qui « sont des êtres
singulièrement évolués, bien qu’ayant conservé les caractères propres à la mentalité de
leur race » (Delafosse 1922 : 9). C’est cette longue tradition comparatiste que Cheik Anta
Diop (2008) reprendra pour la détourner, en se réappropriant le paradigme de la
filiation égyptienne, longuement décrite par Lilias Homburger (1941), à travers une
comparaison entre les structures du wolof, sa langue première, et l’égyptien
pharaonique, et constituant l’Égypte noire, en berceau culturel de l’Afrique, qui lui
permet ainsi d’en faire une civilisation antérieure à la civilisation grecque.
7 Au cœur de ce premier paradigme évolutionniste qui participe d’une réélaboration des
théories hyper-diffusionnistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles de Frobenius
ou G. E. Smith, véritables précurseurs de l’afrocentrisme, les descriptions linguistiques
sont assujetties à un unique dessein comparatiste. De plus, réduites à leur vocabulaire
et à quelques marqueurs morphologiques, les langues africaines constituées par les
ethnologues-colons ne font pas figure de langues à part entière. Parallèlement à la
constitution des familles généalogiques linguistiques, la hiérarchisation permet de
renforcer une opposition entre langues civilisées et langues primitives. La
hiérarchisation culturelle va s’exercer au cœur même de la description scientifique à
travers le principe de différence entre les structures morphologiques (la productivité
des racines), proposée par F. Schlegel et reprise par A. Schleicher. Influencée par la
vision organiciste, cette hiérarchie distingue trois types de langues (isolante ou
juxtaposante, agglutinante et flexionnelle) dont l’évolution résulte d’une
complexification. Si les langues européennes sont civilisées parce que flexionnelles, les
langues africaines ne parviennent pas à cet état d’abstraction (elles restent confinées
dans la primitivité de la juxtaposition où un morphème correspond à une entité
empirique), quelques-unes seulement ont débuté leur processus d’abstraction, comme
le bambara qui, par exemple, atteint le statut de langue agglutinante, puisqu’il est doté
de quelques morphèmes grammaticaux. Les erreurs de description sont, à cette époque,
nombreuses : ainsi les tons grammaticaux du bambara sont souvent ignorés des
descriptions phonologiques. Par contraste, la valorisation de la langue peule parlée par
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
3
des hommes à la peau claire, à travers son système complexe de classes
morphologiques, s’approche irrémédiablement des langues dites conceptuelles.
8 Il faudra attendre le milieu du XXe siècle, et l’apogée du structuralisme dans les années
1960, pour que cette approche évolutionniste cède le pas — même si la recherche
comparatiste en demeure encore aujourd’hui une branche féconde — à une démarche
résolument descriptive, synchronique et immanente. L’ensemble des discours
européens sur le langage se modifie à partir de ce moment : les langues africaines,
comme toutes les langues du monde, vont être considérées comme des systèmes à part
entière qu’il convient de mettre au jour selon des principes scientifiques réguliers et
universels.
La langue pour la langue
9 Si la question de la hiérarchie linguistique n’est plus officiellement d’actualité, puisque
toutes les langues se valent et qu’au même titre que les autres elles possèdent une
structure cachée, celle du découpage géolinguistique reste posée. Quand commence et
quand finit une langue ? Comment découper dans l’imbroglio des pratiques plurielles ?
En Europe, et particulièrement en France et en Italie, cette interrogation a donné
naissance à une nouvelle école : la dialectologie. Indirectement liée au renforcement
des frontières des États-nations, cette préoccupation surgit alors que l’assimilation
entre une langue et une nation, pourtant au centre de la configuration du nationalisme,
est loin d’être avérée. La multiplicité des pratiques que l’on a fait régresser au rang de
« patois » ou « dialectes » rend l’équivalence entre langue, peuple et nation plus que
délicate. Face au centralisme jacobin français, l’objectif est alors de folkloriser les
langues mineures tout en légitimant scientifiquement leur infériorité à travers le
processus d’hybridation (Bauman & Briggs 2003). Ce même processus est reconduit à
propos du fort plurilinguisme africain, mais portera sur une opposition entre entités
légèrement différentes, les ethnies, ces petites nations échappant au politique. Ainsi les
systèmes linguistiques sont tous égaux, mais ils ne sont pas tous « autonomes », pas
tous aussi « riches ». Certains, dépendant des autres, ne peuvent donc être considérés
comme des langues : en tant que sous-langues, ils deviennent des dialectes. Cette
hiérarchie, reprise à une longue histoire discursive et politique, continue ainsi de
diviser les pratiques langagières entre formes socialement légitimées et formes non
légitimes aboutissant à la consécration de la célèbre déclaration de Weinreich : « Une
langue c’est un dialecte avec une armée et une marine »5.
10 La dialectologie sera toutefois bien difficile à mener en Afrique. Le repérage des
dialectes suppose celui de la langue, soit une centralité à partir de laquelle dérivent les
familles linguistiques. Le cas de la reconstitution de la langue mandingue est à ce sujet
intéressant : accepter de concevoir le bamanan, le khassonké, le malinké, le jula, etc.,
comme des dialectes, nécessite de supposer un proto-manding, une langue d’origine
reconstituée virtuellement d’où découlent les dialectes, soit les systèmes attestés dans
le réel. Si des documents historiques écrits avaient permis de ré-inventer l’indo-
européen, il en va tout différemment en Afrique, privée de documents écrits à ce sujet.
On doit donc en rester à la supposition, à la virtualité de la reconstruction des racines,
quand bien même des recherches montrent que des apparentements tout aussi
intéressants sont repérables entre des langues n’appartenant pas officiellement à la
même « famille », le songhay et le bambara par exemple (Nicolaï 1990). Les théories du
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
4
changement linguistique, à travers l’introduction des phénomènes de contacts, s’en
trouvent véritablement transformées. Plus encore, la réalité des pratiques et la
valorisation sociale du bambara, langue favorisée dès la colonisation pour le
commandement des troupes de tirailleurs, puis langue de la capitale Bamako,
aujourd’hui langue désirée par l’ensemble des jeunes Maliens parce que plus
« moderne », etc., montrent que, par exemple, le bambara est considéré comme la
langue de ce qui est devenu le Mali. La complexité des multiples agencements
politiques dans la gestion du plurilinguisme a conduit à un respect officiellement
équitable des langues, puisque 13 langues sont à ce jour déclarées nationales,
comprenant à la fois le bambara et le malinké, même si dans les faits, le bambara reste
la langue dominante. Face à cette suprématie, peut-on dire que le malinké, ou les
malinkés sont des dialectes, alors que le bambara est une langue ? Faut-il les considérer
comme deux langues distinctes, ainsi qu’a fini par l’indiquer la constitution malienne,
sous pression des locuteurs se revendiquant Malinkés ? Il est net ici que le statut de
langue doit bien plus aux mouvements des dispositifs politiques et sociaux qu’à un
pourcentage de différences systémiques entre ce qui est considéré comme deux
langues, parce que répondant à deux régions, deux espaces et deux « ethnies ». Si une
multitude de petites différences s’immiscent toujours entre les locuteurs d’un village à
l’autre, si plusieurs noms existent (kitakan, bamakokan, segoukan, maningakan,
bamanankan, etc.) prouvant que les locuteurs ont conscience des divergences
linguistiques, pourquoi vouloir systématiquement construire des frontières ethniques
par le biais des langues ? La culturalisation du politique, par la langue, et sa
naturalisation, par l’ethnie, n’a pas d’autres buts que de vider l’espace africain de sa
dimension historique et politique. Pourquoi ne pas partir, dans le cas du mandé, de
deux événements politiques majeurs, largement analysés par les historiens : l’Empire
mandingue de Sun Jata Keita (malinké) puis le royaume de Ségou (bambara), qui ont
produit deux types de territorialisations (au sens de Deleuze), auxquelles se sont
rattachées des populations inscrites de fait dans les dispositifs politiques différents
produits par ces événements ?
11 L’approche structuraliste avait une toute autre préoccupation, une préoccupation
scientifique coupée des réalités sociales, historiques et politiques. La méthode de
description synchronique, en évinçant toute tendance subjective et tout jugement de
valeur, doit s’en tenir aux faits et rien d’autre : enregistrer, transcrire et décrire des
systèmes dont le postulat d’existence ne peut faire discussion. De manière plus
implicite, l’exigence éthique, dans son opposition au paradigme évolutionniste,
consiste à redonner une place aux exclus, à ceux longtemps considérés comme
inférieurs, dans l’ordre des civilisations : toute langue est ainsi digne d’intérêt, celle des
Africains comme celle des exclus de l’Europe ou de l’Amérique.
12 En Afrique comme ailleurs, ce que la linguistique structurale a produit est l’imposition
de la notion de langue totalement coupée de celle de parole. En empilant les
descriptions systémiques, les dictionnaires et les grammaires, elle a inventé des
centaines de nouvelles langues ou dialectes africains, en découpant et catégorisant des
aires linguistiques. Ce travail n’a pas rompu totalement avec les présupposés
ethnicistes ou culturalistes qui le portaient. À la différence de la dimension verticale
(linguistique historique) du siècle passé, il a produit une hiérarchisation horizontale
des formes dont la cartographie fantasque n’est pas exempte d’interrogations. Le
relativisme développé dans la seconde moitié du XXe siècle, reposant sur une
atomisation du langage réduit à la langue pour la langue, conduit finalement à la
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
5
légitimation d’une homogénéisation forcée des pratiques langagières, processus
déterminant de l’instrumentalisation politique des États-nations. Il n’est d’ailleurs pas
étonnant qu’une grande partie des (socio)linguistes aient été engagés dans les activités
de planification et de normalisation linguistiques par les nouvelles nations africaines :
c’est à cette activité même que conduisait implicitement la description de toutes les
langues du monde. Codifier, choisir un système d’écriture, un alphabet, une norme,
former de nouveaux mots, traduire le métalangage issu de l’Europe, rédiger des
grammaires et des dictionnaires, standardiser, homogénéiser : la copie du modèle
européen avait besoin des linguistes pour assurer l’équation langue/nation. Sans
locuteurs, sans histoire, sans société, sans pouvoir, le langage des structuralistes,
totalement coupé du réel, répondait au fond à la doxa culturaliste imposée en Europe.
La langue, objet détaché et clos, mise en frontières, normée, devait devenir ce fantasme
du Un tant rêvé par les défenseurs des « petites langues », qui produit aujourd’hui une
nouvelle capitalisation linguistique à propos de la disparition de ces mêmes « objets »
dont le spectre des « langues en danger » s’est imposé comme inéluctable.
Le fantasme linguistico-identitaire
13 Contre l’atomisation linguistique, la naissance de la sociolinguistique proposait une
prise en compte des faits sociaux impliqués dans les pratiques langagières. Après les
territoires régionaux (ou pour mieux les éviter), l’Afrique est devenue assez vite pour
les chercheurs français, un terrain propice à l’étude des causalités sociales dans la
variation linguistique. Ce qui va être nommé la « linguistique de la parole » étudie
finalement peu la parole en tant que telle pour se concentrer davantage sur les effets
sociaux des politiques linguistiques nationales, notamment sur les déséquilibres
diglossiques qu’ils entraînent, provoquant ce que Haugen (1962) a nommé des
« schizoglossies » ou constituant ce que Marcellesi (1981) a appelé la « glottopolitique ».
Du côté français, il faudra attendre les années 1980 pour que de véritables enquêtes de
terrain se mettent en place en Afrique, et c’est réellement dans les années 1990 que des
équipes, composées de chercheurs africains et européens, produisent les premières
analyses. La spécificité de l’approche sociolinguistique en Afrique est très nette : à la
différence de l’optique sociale et souvent marxiste, développée aux États-Unis6 et en
France, portée à montrer combien les rapports de classe conditionnent les pratiques
linguistiques, l’approche sociolinguistique en Afrique substitue aux déterminismes
sociaux un autre paramètre, devenu majeur : l’ethnie. Cette substitution n’est pas un
hasard, et n’est pas non plus sans effet sur l’avenir de la sociolinguistique. Sans pouvoir
entrer ici dans les détails, notons que ce détournement provient essentiellement de la
littérature antérieure écrite à propos de l’Afrique qui alimente les connaissances des
chercheurs souvent en même temps qu’ils découvrent le « terrain ». L’essentiel des
publications concerne bien plus l’ethnologie que la sociologie, quasiment inexistante.
L’ampleur de l’ethnolinguistique, à l’origine du paradigme de l’oralité comme
fondement d’une supposée identité langagière africaine, sur laquelle nombre de
postcolonialistes s’appuient aujourd’hui pour définir une spécificité de la pensée
africaine, a eu un impact très fort sur l’approche des phénomènes linguistiques en
Afrique. Si, Au cœur de l’ethnie, l’ouvrage majeur qui va rompre avec la formation
discursive ethniciste est publié en 1985, il n’est cité par aucun sociolinguiste, et fera son
apparition bien plus tard, à la toute fin du XXe siècle, dans les bibliographies. Au
contraire, les sociolinguistes s’engagent de plain-pied dans une Afrique sans histoire,
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
6
sans politique, et avec des sociétés souvent réduites à quelques paramètres statistiques
(âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle). En revanche, la fascination pour les
différences ethniques s’impose comme mode opératoire distinctif dominant pour
expliquer la variation linguistique.
14 La sociolinguistique, tout en rompant avec l’atomisme du structuralisme, réintroduit
par ce biais une dimension identitaire au langage en réactivant un aspect de la vieille
tradition essentialiste du XIXe siècle qui faisait des langues des modes de définition des
nations. À un déplacement près : à la place des nations sont érigées les ethnies en
Afrique et plus tard les communautés en France. Si le lien entre langue et caractère
national7, qui fait que « la substance d’une civilisation devient immanente au sol »
(Zobel 1998 ; Amselle & Sibeud 1998 : 139), n’est bien évidemment pas affirmé ni
revendiqué par les sociolinguistes, ce sous-texte issu de la formation discursive
antérieure opère en permanence à travers les choix épistémologiques et les procédés
méthodologiques impliqués par ce type de recherche. La nouveauté du paradigme
sociolinguistique réside toutefois dans les nouveaux branchements qu’il actionne dans
le réseau discursif international autour des langues : discours des droits de l’homme,
discours et prises de position de l’UNESCO, de l’ONU puis plus tard du Conseil de l’Europe,
discours largement relayés par les associations, les fondations, les ONG et les médias. Ces
nouveaux circuits discursifs construisent une sorte de mixte entre la visée essentialiste,
faisant de la langue un attribut de l’identité, et le culturalisme, impliquant des
frontières imperméables entre des groupes supposés radicalement différents. Dans ce
cadre, le locuteur est assujetti à son groupe d’appartenance et donc à sa langue, dont la
perte conduit irrémédiablement à sa destruction personnelle, c’est-à-dire à un
complexe « identitaire ». Le dispositif d’enfermement des individus dans des espaces
clos et des places inamovibles, hors de toute négociation et de tout mouvement
sociopolitique, se met en œuvre à travers ce nouveau paradigme discursif qui légitime
ainsi la capitalisation des langues, largement engagée à travers la défense actuelle des
langues en danger rendue possible par l’invention de la notion de minorité (Duchêne
2008).
15 Le déploiement complexe des discours actuels sur les langues, la multiplication des
instances d’énonciation (discours institutionnels, médiatiques, scientifiques, publics…)
et des possibilités d’agencements (groupes mobiles ou individus isolés), les nouveaux
moyens de transmission de ces discours (la télévision et l’Internet jouent un rôle
nouveau) nécessiteraient une étude à part entière. Retenons toutefois que l’accès aux
discours essentialistes, largement repris par les médias, est beaucoup plus maniable et
conduit à des changements quant à leur appropriation (voire leur internalisation) par
les individus, en Afrique notamment. Parce qu’ils répondent de manière simple à la
peur inculquée par la nébuleuse de la mondialisation et aux difficultés économiques qui
enserrent les individus, les discours de l’identité et de l’ethnicité font fortune chez les
récepteurs de ces discours (et au premier chef les lettrés), en Afrique et ailleurs. La fin
du XXe siècle voit ainsi naître la figure du locuteur en quête d’origine et de racines, rivé
à sa langue première, maternelle ou ethnique, symbole d’une identité commune
(ethnique, régionale, communautaire). D’une autre manière qu’auparavant, la langue
est à nouveau réifiée, homogénéisée, instrumentalisée et surtout coupée du sujet
parlant. La parole, elle, est toujours absente…
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
7
La fin de l’exotisme8 : discours contre langue
16 Si la linguistique de la parole n’a réellement jamais vu le jour, la rupture
épistémologique engagée par l’anthropologie avec le structuralisme dès les années 1990
viendra la réactiver seulement une décennie plus tard. La « fin de l’exotisme » dans le
champ du langage est difficile à dater avec précision puisqu’elle a opéré par traces, par
lignes de fuite dans les travaux de chercheurs isolés et tarde à s’imposer. L’influence de
la sociolinguistique interactionnelle de Gumperz puis de la linguistic anthropology plus
récemment, en faisant éclater la notion de langue, sans toutefois la remettre en cause
définitivement, va permettre d’installer une approche constructiviste en France. Dans
le domaine africaniste, le numéro spécial des Cahiers d’Études africaines, « Langues
déliées », regroupe certaines des premières avancées en ce sens. D’une part,
l’hétérogénéité et la pluralité des formes sont mises en avant, d’autre part, les analyses
tentent de dépasser les notions réifiantes d’ethnie, d’identité et de langue-substance,
au profit d’une prise en compte des discours, des conditions sociales et politiques de
production des énoncés et des apports de l’histoire. Si les objectifs sont loin d’être
atteints, ce premier « réveil » consacre les prémices d’une rupture épistémologique
avec le structuralisme et la sacro-sainte opposition langue/parole.
17 C’est par le biais de l’attention aux discours des locuteurs, notamment les discours
épilinguistiques9, autrement dit les discours des individus sur leurs pratiques
langagières, que cette rupture a pu se réaliser. En effet, la variation langagière n’est
plus considérée comme un phénomène mécanique soumis au déterminisme social
donné comme invariant, mais construite dans les interactions en fonction des
imaginaires et des positionnements subjectifs du locuteur. L’hétérogénéité constitutive
du langage implique une interprétation des productions langagières en contexte
impliquant l’ensemble des rapports de force et des négociations intersubjectives. Sans
tomber dans l’écueil de la psychosociologie dont la notion de représentation a conduit à
considérer le sujet comme porteur d’une vérité, renouant avec les invariants de
personnalité ou de caractère, la focalisation sur le jeu des places et des positionnements
du locuteur a permis au contraire d’intégrer les champs plus féconds de la pragmatique
et de l’analyse de discours, par le biais notamment de Foucault et Deleuze. S’il
convenait de réinsuffler une dimension subjective à l’enquête de terrain, notamment à
travers une problématisation de la relation enquêteur/enquêté, la dimension
historique des discours et leur réappropriation individuelle renvoyaient à un
questionnement nouveau : analyser le lien entre les dispositifs discursifs, matrices des
énoncés au niveau global, et les productions performatives des sujets parlants, au
niveau local. L’anthropologie (critique) des pratiques langagières se donne ainsi comme
but d’analyser la relation entre la fluctuation des interactions langagières au quotidien
et la multiplicité des discours extérieurs et antérieurs qui les façonnent, autant du
point de vue des formes que des contenus, cette dernière opposition étant rendue de
fait caduque. Le langage ne se réduit pas, en ce sens, à des formes abstraites cachées
que le chercheur doit décoder mais à des processus agissant dans l’espace social et
politique, entre parole, discours et action. L’usage politique des formes discursives, à
des fins manipulatrices ou émancipatrices est, par exemple, devenu l’objet d’étude de
certains chercheurs africains (Barry 2002).
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
8
Dispositifs et agencements : le discours dans la parole, la parole
dans le discours
18 S’il est impossible de tracer une délimitation concrète entre parole et discours, la
première renvoyant idéalement à une voix singulière totalement subjective faisant une
« trouée » dans le réel, la seconde renvoyant à la polyphonie discursive et aux
agencements collectifs d’énonciation, c’est bien parce que l’idée d’une parole coupée
des autres paroles, réduite à son irréductible différence est un fantasme. Considérer le
« je » comme une marque de subjectivité irréductible empêche de comprendre combien
les processus de subjectivation (à visée performative et émancipatrice) sont
indissociables des processus d’assujettissement aux dispositifs discursifs de pouvoir et à
leurs détournements. Le va-et-vient entre ces deux processus est fondateur de la
relation au langage, et passe par la reconfiguration permanente des agencements
langagiers et le renouvellement des rapports de force lors de chaque interaction. D’une
certaine manière nous pourrions dire qu’il n’y a que du discours dans la parole, et
qu’aucun discours ne se produit sans appropriation subjective, sans inconscient et sans
sujet parlant.
19 Afin de rendre plus concret ce jeu qui jamais ne s’épuise dans les agencements de
parole, nous proposons l’analyse de quelques prises de parole dans le cadre d’une
recherche multi-sites autour de la question des expulsés au Mali, réalisée en 2007 et
2008 dans plusieurs lieux du pays. Il s’est agi de recueillir des prises de parole
concernant la situation des expulsés une fois revenus au pays, par des expulsés eux-
mêmes, des proches, des personnalités extérieures, des candidats à l’immigration, des
journalistes, ainsi que des membres d’une association, l’AME (Association malienne des
expulsés)10, constituée d’anciens expulsés et relayée par un fort comité de soutien
(composé notamment de Françaises mariées à des Maliens, d’associations, de la
« société civile malienne », de citoyens divers sensibles à l’action de l’AME, etc.). Outre
les conversations et les récits de vie, enregistrés ou filmés, avec un grand nombre
d’individus, dans plusieurs villages de la région de Kayes et de Diola ainsi que dans la
capitale, le corpus se compose de multiples autres formes de prises de parole dont les
propos exprimés lors des Journées ouvertes avec les travailleurs migrants expulsés et
refoulés, qui se sont déroulées les 15 et 16 mars 2008 à Bamako. Lors de ce forum, la
pluralité des instances énonciatives s’est élargie : outre l’AME organisatrice des
journées, se sont déplacés des représentants d’associations françaises (Cimade, Droits
Devant, CGT…) impliqués dans la lutte contre les expulsions en France, des membres
d’associations maliennes (Lidh, Réseau Kayira, le journal Sanfin, CAD/Mali, No-Vox,
Cargo Cult, AIDE/Mali…), des représentants de la société civile, des élus locaux et
nationaux, deux représentants du gouvernement, des membres du barreau, des
militants des droits de l’homme, une personnalité politique médiatisée (Aminata
Traoré), ainsi qu’une multitude de jeunes villageois ayant tenté l’aventure, d’artistes,
de journalistes ou tout simplement de curieux. La salle du centre Joliba n’a jamais
désempli pendant ces deux jours.
20 Le programme des interventions s’est délibérément présenté comme pluriel, proposant
ainsi des modalités de paroles diverses : outre les conférences ou discours des
spécialistes à propos de l’immigration, de l’expulsion et de la situation des refoulés, des
témoignages personnels d’individus ayant vécu les situations en question ont permis
d’autres formes d’énonciation, impliquant notamment d’autres langues comme le
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
9
bambara. Le théâtre a été un mode spécifique d’appréhension du réel : deux
représentations théâtrales, l’une par des expulsés de l’AME, l’autre par les refoulés de
l’association ARASEM, ont mis en scène les situations d’expulsion dans un premier temps
et le long processus de voyage des « aventuriers » dans le second. Enfin, des plages
horaires ont été réservées aux interventions spontanées de la salle, chaque demi-
journée, donnant lieu à tous types de débats, parfois très mouvementés.
21 Au-delà du soutien apporté à l’AME, selon des protocoles classiques de discours de
soutien (international mais plus particulièrement français), la volonté commune a été
d’informer le public des enjeux complexes de l’immigration, du refoulement et de
l’expulsion, mais aussi de peser dans l’espace politique en produisant un texte final
engagé en direction du gouvernement malien : l’Appel de l’AME et de son collectif de
soutien des 15 et 16 mars 200811. Cette volonté commune ne s’est pourtant pas exprimée
d’une seule voix : les débats ont fait émerger des différences dans les positions des uns
et des autres, des susceptibilités, des divergences et même des conflits. L’espace ouvert
à cet effet, une parole libre et plurielle, conduisait bien évidemment à cette
confrontation des points de vue, à la mise en scène des rapports de force entre les
associations maliennes (les associations françaises moins impliquées dans les tensions
existantes pouvaient néanmoins faire l’objet de conflits dans la stratégie des aides
qu’elles sont susceptibles d’apporter)12 ou entre les individus. Ainsi ce mouvement
collectif de lutte pour une émancipation politique s’est attaqué d’une part aux
dispositifs politiques en place et s’est heurté, d’autre part, aux modes singuliers de
subjectivation nécessaires aux dépassements de ces dispositifs discursifs, soucieux de
créer de nouvelles formes de discours et d’actions.
22 L’événement discursif constitué par ce forum peut toutefois se regrouper sous la
bannière du militantisme de manière globale. Dans ce cadre politique assez spécifique
au Mali, nous proposons d’isoler un processus de négociation discursive
particulièrement saillant tout au long du forum, celui du rapport à la France et aux
Français. En effet, d’un côté le dispositif politique majeur contre lequel les militants ont
décidé de lutter se constitue de nouveaux modes d’appréhension et de définition de
l’immigration par le gouvernement français depuis quelques années (fermeture des
frontières, expulsions, centres de rétention, mauvais traitements, racisme des agents
de police, « immigration choisie » imposée, négociations avec les chefs d’États africains,
etc.) ; de l’autre, ce dispositif s’inscrit dans une longue suite d’événements historiques
et de faits politiques dans la relation entre la France et l’Afrique (colonisations, conflits,
pillage des richesses, néo-colonisation, etc.) dans laquelle certains interlocuteurs ont
voulu se placer. Si ce paradigme de généralisation, associant le gouvernement français
actuel à l’impérialisme français en général, n’était pas l’objectif de la réunion et de
l’AME en particulier, il s’est progressivement développé, en filigrane, au cours des deux
journées pour éclater nettement dans les propos d’un journaliste engagé, M. Tabouré, à
la fin de la première puis de la seconde journée lors de sa prise de parole. Il s’est donc
installée une double série de polyphonies discursives : au sein des interactions, dans un
premier temps, les discours issus des prises de parole libres et individuelles ont fait
écho les uns aux autres en développant le paradigme de l’impérialisme français et en
arborant la question d’une ré-africanisation de la politique locale ; au niveau des
discours eux-mêmes, dans un second temps, la polyphonie s’est développée à travers
les branchements complexes opérés sur les discours antérieurs culturalistes,
identitaires, voire essentialistes à travers, notamment, l’opposition des langues
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
10
africaines à la domination de la « francophonie ». Notons d’emblée que ces discours ont
été argumentés par des intellectuels (souvent des journalistes engagés), s’exprimant en
français, et dans une moindre mesure par les expulsés ou les refoulés présents pour
témoigner.
23 Revenons sur les mots et le déroulement des interactions. La plupart des interventions,
de quelque instance énonciative qu’elles émanent, ont pour but de s’insurger devant
une situation d’inégalité criante faite aux étrangers en France, mais aussi devant le peu
de réaction des gouvernements africains et particulièrement maliens. Le gouvernement
français (du président au consulat de France) n’est donc pas le seul visé, puisque très
vite dans les discussions des attaques sont portées contre les représentants du ministre
des Maliens de l’Extérieur. Les « complicités » au niveau du consulat du Mali en France
sont largement évoquées, chiffres à l’appui, à propos des laissez-passer octroyés au
gouvernement français pour l’expulsion des Maliens. Ainsi, des membres d’associations
et même un parlementaire n’ont pas hésité à dire : « Oui la France expulse, mais les
complicités existent au niveau du consulat » ; « N’ayons pas peur des mots, les
responsabilités sont au niveau du gouvernement. Ce sont eux les criminels » ; « Vous
êtes au courant, mais vous ne faites rien. » Cette adresse directe aux représentants du
gouvernement, présents dans la salle, indique clairement que les positions militantes
s’inscrivent dans une lutte politique pour le peuple face au pouvoir français tout autant
que malien. Certains revendiquent une optique clairement marxiste, d’autres se
contentent de parler au nom du « peuple malien », du « peuple africain », de la
« population ».
24 Si la plupart des débats se sont déroulés en français, certains ont utilisé le bambara
moins par choix que par nécessité du fait de leur moindre connaissance de cette langue.
D’ailleurs, la fin de l’intervention de M. Keita de l’AME (« Je vous remercie. Je pense que
je ne suis pas un intellectuel de parler des vrais Français mais l’essentiel pour moi que
vous comprenez ce que je suis en train de dire ») témoigne de l’optique
communicationnelle qui préside aux débats : l’important est de se faire comprendre.
Ainsi, les témoignages en bambara seront traduits la plupart du temps. Assez souvent,
en revanche, des proverbes ou des phrases en bambara émaillent les discours des
intervenants, ceux-ci étant très souvent précédés d’un marqueur spacio-temporel
introduisant le discours indirect (« Les frères soninké nous ont appris dans leurs foyers
maa dogolen ko dogolen de bE kili, si tu vis caché on va te faire des choses cachées »
M. Tabouré). Un seul jeune expulsé a émis un moment la préférence pour sa langue
contre le français (« Tubabu min be yen ni u b’a dO sOro fo, aw ka problem de don, sinon ne t’a
fo fransi la. Ne b’a fo an ka kan de la. barakakan ko nalomaya te »)13. Exaspéré par son
expérience en France, il ne veut pas faire d’effort pour les Français présents.
25 Cette question de la langue française va toutefois s’inscrire en filigrane dans les débats
avant d’être réellement posée par un journaliste politique très engagé, lors des débats
de la première journée. Avec force conviction, M. Tabouré s’en prend aux nouvelles lois
Sarkozy et notamment au fait qu’elles touchent à la question de la femme
(regroupement familial et tests ADN), puis déclare :
« Pour venir en France il faut que la femme puisse parler et écrire français.Comment ça se fait qu’il n’y ait pas un gouvernement africain qui ait attaqué cela ?Comment nous pouvons accepter cela. Comment nous ne décidons pas ici etmaintenant en Afrique de dire la francophonie À BAS ! [réplique d’une partie dupublic : Oui, À BAS ! Applaudissements]. Comment nous ne nous décidons pasd’enlever le français de son statut de langue officielle obligatoire dans nos pays.
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
11
[Applaudissements]. Mais il n’y a aucune raison ! C’est ce que, de la colonisation,demeure encore. Mais je dis ça, c’est pas d’un point de vue revanchard. Nous avonsdes liens avec la France qui ne sont pas ceux des petits fascistes qui gouvernentaujourd’hui. Mais ces petits fascistes qu’est-ce qu’ils disent ? Nous on aime laFrance. Mais Sarkozy, il n’est même pas français, mais nous on aime la France etpour preuve, il faut que tout le monde apprenne le français. Mais il n’est pas plusfrançais que moi ce bonhomme. [Applaudissements] »14.
26 Cette allocution suscite très vite des remous dans la salle d’autant que des Français,
pour la plupart impliqués dans les luttes au côté des immigrés et qui s’étaient
spécialement déplacés pour le forum, sont présents. Outre la dimension situationnelle
délicate dans laquelle ce type de propos se développe, une partie des Maliens dans la
salle réagissent individuellement en réprouvant l’accusation. Plus tard, un locuteur
prendra la parole pour la remettre en cause en insistant sur la différence qu’il faut faire
entre le gouvernement français et une partie des Français soucieuse de « nous aider ».
Si, au sein de son discours, M. Tabouré fait déjà la différence entre « les liens avec la
France » qui n’ont rien à voir avec « les petits fascistes qui gouvernent », le rôle de la
langue, comme lieu de l’aliénation et symptôme du postcolonialisme, est posé de
manière claire. D’ailleurs, cette essentialisation linguistique (un peuple = sa langue)
sera reprise le lendemain par le même interlocuteur qui, après avoir fait allusion au
discours de Sarkozy à Dakar, revient sur la loi concernant l’apprentissage du français
pour tous les migrants :
« L’attaque contre les langues africaines, parce que la loi Sarkozy-Hortefeux,l’obligation pour le regroupement familial d’apprendre d’abord le français c’est unrenforcement de la francophonie et de ses diktats sur nos langues et nos culturesdans nos pays. »
27 L’élargissement de la question de l’immigration à celle des langues est directement lié
aux nouvelles dispositions concernant l’apprentissage obligatoire du français par les
nouveaux arrivés en France. Ainsi, son évocation n’est pas sans liens avec les débats du
forum même si elle n’avait pas été évoquée d’entrée par les organisateurs. La
particularité de son évocation concerne toutefois la manière qu’a M. Tabouré de la
poser, non pas en réfutant l’idéologie linguistique sous-jacente qui constitue ce type de
mesure et de discours, mais en y répondant dans les mêmes termes. À l’image des
subalternistes ou des postcolonialistes, le locuteur « tombe dans le piège de la relation
en miroir que lui tend la science occidentale » (Amselle 2008 : 165) : à l’essentialisation
française répond donc en miroir une essentialisation africaine (« nos langues », « nos
cultures ») instaurant une rupture dans la pluralité langagière (« la francophonie À
bas »). Cette exhortation à la rupture est renforcée par la fin du discours de M. Tabouré
lorsqu’il suggère de dire « non » à tout par le biais d’une joute oratoire avec le public :
« Non à la France, non à l’UE, non aux États-Unis, il faut dire non. Il faut pas nousfaire croire qu’il n’est pas possible de dire non. Babemba a dit non, Samory a ditnon, El Haj Oumar a dit non, Firhoun a dit non, les anticolonialistes nosprédécesseurs, nos ancêtres ont dit non, il est temps de dire non. »
28 Convoquée de manière très éloquente par le jeu de la répétition, à dimension
rhétorique et stratégique15 qui agit sur la mémoire de façon persuasive, l’histoire de
l’Afrique des luttes vient s’imposer comme mémoire anti-coloniale à travers la figure
des héros maliens ayant combattu la colonisation. L’objectif est bien ici de tenter de
transformer les auditeurs en acteurs, les spectateurs en combattants (« Il est temps de
dire non »). Il est difficile de ne pas faire le lien avec les modalités du discours
« incantatoire » du 8 novembre 1964 proféré par Sékou Touré et analysé par A. O. Barry
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
12
(2000, 2002) comme un « slogan à refrains »16. En opérant une ré-africanisation (ou « re-
maliénisation ») des luttes, l’orateur dessine donc, de manière dialectique, deux camps
qui s’opposent, le Mali face à la France et l’Afrique face à l’Europe.
29 Dans ce jeu, la question de l’entre-deux reste en suspens, et le statut « d’étranger » du
président français, régulièrement affirmé par de nombreux Maliens, vient rompre
l’opposition binaire (entre étrangers et Français) pourtant consacrée par ce dernier
comme principe de gouvernement. La question du racisme, à laquelle cette visée
conduit, vient appuyer l’ensemble des propos précédents :
« C’est les chauvins et les racistes qui les indexent précisément pour dire tous dessales Noirs, nous ne pouvons pas oublier cet aspect-là parce que en France et enEurope vous avez tous les capitalistes du monde entier qui ont des biens et despropriétés, on ne dit rien là-dessus on les dénonce pas. Mais on se plaît à dénoncerles Noirs et les Arabes parce qu’on en veut aux Noirs et aux Arabes. Si nous avionsun peu de couilles, c’est ça, en arabe si on avait les glaouis eh ben on devraitrompre. Mais parce que vilipender comme ça les chefs d’État africains c’estvilipender tous nos peuples. »
30 Cette visée culturaliste est loin d’être seulement celle de M. Tabouré et semble se
développer dans une partie de la jeunesse malienne. Violemment anti-française, elle a
fait l’objet de nombreux articles dans la presse malienne depuis l’imposition des
nouvelles lois contre l’immigration ces deux dernières années. Elle se différencie
légèrement de l’approche d’Aminata Traoré, dont les propos, ce jour-là, se sont
cantonnés à une visée politique globale. Dans son sillage, la plupart des allocutions se
sont concentré sur des questions de militantisme politique impliquant plutôt
l’opposition sociétés civiles/gouvernements politiques, lutte des classes ou peuples/
gouvernants.
31 Il serait toutefois réducteur de conclure à une approche strictement culturaliste ou
postcoloniale des discours de M. Tabouré, tout comme pour R. Bathily, un autre
intervenant grand défenseur de l’optique afrocentriste, l’objectif est bien d’engager une
révolution pour la libération des peuples en utilisant tous les moyens discursifs
disponibles, dont les plus dialectiques. Ainsi la prise de parole de R. Bathily, jeune
journaliste alter-mondialiste et dirigeant de l’association rasta Mourasma, complète de
manière très intéressante celle de M. Tabouré. Alors qu’il a déjà évoqué sa position à
propos des langues africaines (en adéquation à celle de son « père », M. Tabouré), il
développe ensuite son point de vue sur la situation dans un discours au débit très
rapide :
« Ça va peut-être surprendre certains. Moi j’aime pas tout le temps que lorsque onessaye de nous comparer aux pays européens c’est comme si on est dans unconcept. Pour moi la démocratie c’est quelque chose qui est universelle mais qui estadaptable à toutes les sociétés. Mais quand on me dit qu’en France on en aconscience mais on l’oublie, le temps que la France a mis pour atteindre ce niveaude civisme ça fait des siècles qu’ils sont dedans, c’est pas parce que nous nousavions pas de démocratie ici, mais certains perçoivent la démocratie comme étantquelque chose, voilà, des nouvelles qui viennent de là-bas. Ce n’est qu’un produit deJean-Jacques Rousseau et autres, mais pour ceux qui ne connaissent pas qu’ilsaillent lire les chartes de Kouroukan Fouga ils verront réellement que ce queSégolène a sorti aux élections dernières là, la démocratie participative, aucunedécision n’est prise en Afrique de manière dictatoriale toutes les décisions sontissues de concertations, certes de manière différente à celles que nous vivonsaujourd’hui. Donc si on me demande d’être comme un jeune français, c’est que,comme Houphouët a demandé à certains Ivoiriens, Karl Marx a dit ceci qu’est-ce
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
13
que toi-même tu dis. C’est comme ils n’ont rien à dire de l’Afrique. C’est ce que lesBambara disent : i ye togo a fO k’i ba segui ta kuma don, je ne sais pas commenttraduire, ni i ma bonyama a be dOgOya ma et on transplante tout. Et vraiment ilfaudra demander aux Maliens de sanctionner ATT comme on est en train de le fairelà-bas. […] mais nous avons la chance d’avoir un président qui a eu le courage dedire réellement qu’il est incapable à gérer ce pays. BEE b’i ba bolo17. C’est très clair[rires/ applaudissements]. Ça veut tout dire. Ceux à qui ça a surpris c’est ceux quiavait confiance dans la capacité de l’homme. Nous on le savait, nous on leconnaissait. BEE b’i ba bolo […]. Par cette expression il a tout simplement dit qu’il aété déçu, de tous ceux qui l’entourent et de tous ceux en qui il avait placé saconfiance pour l’aider à bâtir ce pays. Donc il a démontré que tous ceux-ci, tousceux avec qui il travaille, en qui il a placé sa confiance, ce sont des mecs qui sontincapables, par conséquent, il peut plus promettre un changement avant la fin deson mandat. Donc cet aveu d’impuissance totale doit être un appel à une prise deresponsabilité. C’est pourquoi je dis, il y a une juriste à la table, juridiquement nousdisposons des éléments ici pour introduire la démission de ATT. » [rires/applaudissements].
32 R. Bathily inscrit son discours dans une visée postcolonialiste en continentalisant la
pensée et les modes de gouvernance : la démocratie n’est pas universelle et ne vient pas
des Lumières, le Mali à travers la charte de Kouroukan Fouga a déjà inventé la
« démocratie participative » bien avant Ségolène Royal. Ensuite, il continue en
incriminant les partis politiques « n’existant plus », la société civile « en qui on a
confiance elle non plus ne peut pas le faire » tout en instaurant une différence « entre
la politique de la France et le peuple français, il faut savoir faire la nuance, ce n’est pas
la même chose ». L’optique strictement politique inspirée de Thomas Sankara, on le
voit, ne se réduit donc pas au paradigme postcolonial même s’il s’en sert largement.
« Thomas Sankara a dit il n’y a pas de différence entre les peuples de la France et lespeuples de l’Afrique, mais il y a une différence entre les dirigeants français et lesdirigeants africains. C’est là qui a le problème. Donc la révolution quand on me ditqu’il faut que la jeunesse se batte, qu’elle se batte dans quel contexte ? Si ondemande à cette jeunesse qui n’a aucun repère à qui on a inculqué aucune valeur,d’avoir confiance en soi, vous lui demandez aujourd’hui d’être courageux, de poserun acte. Il a la volonté tout le monde aspire au même bonheur que vous voulez maisil se trouve que ce qui se trouve être l’arme fatale de la jeunesse c’est quoi, lajeunesse est dans un état, la jeunesse constitue une étape où l’esprit est très fragileet lorsque vous l’atteignez à un certain niveau il va être très difficile pour qu’ilpuisse se ressaisir afin de donner une force à l’esprit de pouvoir prendre le dessussur le cœur. Donc cette âme que Babylone nous envoie c’est quoi c’est les images, iln’y a aucun contrôle sur les images dans ce pays, tout est fait pour qu’on voiel’Europe comme l’Occident comme référence. Et même les chefs d’État quand vouspartez de leurs toilettes jusqu’à voilà au lit de coucher vous ne voyez que desproduits qui viennent d’ailleurs. C’est les premiers complexés, et que vous avez lespremiers responsables qui inspirent la jeunesse, un même paraître dans l’Autre.Vous voulez que celui qui n’a pas encore pris conscience puisse prendre conscienceque lui est plus âgé que celui qui est sa référence, ce n’est pas possible. Quand IBKen son temps disait, qu’il faut être bien cravaté pour bien paraître au ministère desAffaires étrangères, je me demandais si Sun Jata ne savait pas s’habiller parce quepour lui s’il avait bien habillé la cravate Sun Jata ne l’avait pas. Vous avez ça. C’estce que Sankara par certains éléments en cinq ans a réussi à introduire quelquechose dans la culture aussi alimentaire que vestimentaire du Burkinabé au pointque le Faso Dembé même après sa mort a constitué une ressource économique pourle Burkina Faso, une fierté culturelle. Au même moment où nous nos présidentsquand ils débarquent en Europe pensent qu’ils seront perçus que lorsque qu’ils sontdans les costards. C’est des éléments que vous ignorez. Et c’est ça le point. Et donc
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
14
s’il y a une véritable révolution c’est quoi. L’Afrique n’a besoin que d’une chose, ona besoin que d’un dirigeant capable qui est prêt comme tonton Tabouré l’a dit tout àl’heure, c’est un mot qui fait peur aux gens, c’est la révolution c’est un coup d’Étatpositif. Et qu’on puisse avoir quelqu’un qui va prendre ses responsabilités et dix ansde transition pour inculquer aussi bien les valeurs et les bases économiques afin deproduire dans vingt ans un Malien digne de son nom. C’est ça qu’on a besoin. EnEurope il y a des luttes contre la délocalisation, Tabouré l’a dit. Je ferme par cettephrase de Thomas Sankara, il a dit qu’il a laissé à son peuple quelque chose, c’estquoi, qu’en cinq ans il a fait du Burkinabé celui qui peut désormais s’asseoir etécrire son propre destin, que c’est son plus beau patrimoine. C’est tout. Et doncnous nous avons besoin de quelqu’un qui puisse nous amener et avoir conscience etêtre maître de notre destin et cela ne peut arriver qu’avec un homme qui a lecourage de verser du sang d’abord. Même Jésus a versé du sang. »
33 La violence finale promue par R. Bathily, afin de rétablir l’ordre des valeurs morales, la
fin du modèle occidental valorisé en Afrique et surtout de prévoir la chute du président
malien dont il montre, à travers l’anecdote bEE b’i ba bolo dont on a beaucoup parlé dans
les cours du Mali à cette période, qu’il est incapable de diriger le pays, cette violence est
légitimée par un double régime discursif. Dans un retour au « nous » africain visant à
produire un « Malien digne de ce nom » qui prend son destin en main, R. Bathily
convoque à la fois le paradigme culturaliste et africaniste puisqu’il élargit le débat posé
par M. Tabouré en passant du « non » au « oui » en réitérant la nécessité d’une
révolution, en promouvant le modèle de Thomas Sankara. En même temps, l’ironie très
acerbe développée à propos du président ATT et son exhortation au peuple à se soulever
renvoie à un autre paradigme, anti-libéral et alter-mondialiste. Le double jeu entre ces
deux régimes discursifs habilement tissés dans les discours des deux journalistes
constitue une donnée spécifique des nouveaux processus d’émancipation.
34 Notons toutefois que ces deux personnes ne sont pas effacées dans le paysage politique
malien. En dehors de leur éloquence et de leur investissement corporel dans les
allocutions qui ont fait une très forte impression sur le public, M. Tabouré et R. Bathily,
pour des raisons différentes, sont des figures du militantisme qui parlent sans détour
en mettant l’accent autant sur les affects que sur les raisonnements par le biais de
figures de rhétoriques multiples. Si M. Tabouré est légitimé par son âge avancé, son
statut de journaliste et ses connaissances en matière de politique internationale, en ce
qui concerne le jeune R. Bathily les critères sont différents : s’il cite régulièrement ses
maîtres comme Thomas Sankara et fait preuve de bonnes connaissances géopolitiques,
sa jeunesse et ses positions novatrices anti-libérales lui donnent une forte légitimité.
Parlant fort, très clairement, R. Bathily jouit d’une position de pouvoir non négligeable
puisque, outre son métier de journaliste, il est producteur de musique et connaît un
grand nombre d’artistes très prisés par le public malien, comme Tiken Jah Fakoly qu’il
avait fait venir à une réunion préalable de l’AME suscitant l’enthousiasme général.
35 Un nouvel agencement discursif s’est mis en place collectivement dans l’espace
politique malien, assurant la rencontre entre de nombreux milieux sociaux, tous unis
pour une même cause. Le branchement et la réappropriation d’un discours
postcolonialiste (et donc anti-français, malgré les nuances régulièrement apportées),
s’ils ne sont pas nouveaux au Mali, puisqu’ils peuvent se rencontrer individuellement,
s’imposent toutefois de manière singulière dans le paysage politique malien. Issu d’un
mouvement de renaissance de la parole africaine, regroupant plus largement les voix
des Sud, ce discours s’est par ailleurs développé aussi dans certaines autres institutions.
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
15
Au Mali, il est depuis longtemps représenté au niveau du ministère de l’Éducation par
un certain nombre de linguistes partisans de l’enseignement des langues maliennes.
36 Toutefois, l’approche plurielle de cette question par les instances dirigeantes, visant à
une complémentarité forte entre les deux langues (à travers le choix de la pédagogie
convergente par exemple), a toujours permis d’éviter les volontés des plus farouches
défenseurs des langues nationales comme seuls véhicules de l’enseignement au Mali. En
ce sens, la valorisation unilatérale, par des jeunes intellectuels, de la culture et des
langues maliennes greffées sur celle d’une « identité » malienne à travers un discours
politique argumenté, constitue un nouvel agencement collectif d’énonciation au Mali à
dominante postcolonialiste.
37 En même temps que ces discours constituent une forme langagière totalement
dépendante des rapports de force qui la supposent, doit-on les considérer uniquement
comme des répétitions simples des discours antérieurs et extérieurs qu’ils tentent de
véhiculer ? Peut-on en conclure qu’ils n’inventent rien et re-produisent uniquement le
paradigme postcolonialiste, paradigme lui-même inscrit dans les rapports de forces
avec l’unité supposée de l’Occident (Amselle 2008), reproduisant à son tour les
processus essentialistes, à l’origine de la compartimentation du monde ?
38 S’en tenir à une polyphonie discursive mécanique, hors des conditions de production
des discours et hors des processus de subjectivation qui sous-tendent toute prise de
parole, aboutit à faire des discours de vastes universaux, entités égales et
interchangeables qui seraient proférées quelles que soient les conditions de leur
production.
39 Les agencements collectifs d’énonciation, au contraire, sont indissociables des
interactions dans lesquelles ils émergent : la répétition implique toujours la différence.
Ainsi, les discours proférés lors du forum, à propos de la remise en cause des
positionnements politiques des acteurs maliens, ne peuvent pas être appréhendés
comme une simple copie des discours anti-Français relevés ailleurs, même au Mali. Plus
encore, les mêmes locuteurs, selon les situations de parole et les relations
intersubjectives, ne produiront jamais totalement les mêmes discours.
40 À ce niveau, le mouvement de la parole née du hasard et de la nécessité, vient activer
une forme langagière jamais prévisible, toujours nouvelle : la question de la subjectivité
s’impose. Elle ne peut se concevoir comme une vérité du sujet, une supposée
représentation qu’il a de l’autre, encore moins d’un Autre. La question de la subjectivité
est constituée de deux mouvements, deux lignes toujours en action, toujours à
repenser : celle du désir et celle du pouvoir. Le désir, conscient ou plus souvent
inconscient, s’infiltre dans chaque relation de parole et marque le cours des
conversations : désir de plaire, de convaincre, désir d’entre-deux, ou au contraire de
mise en scène de soi, d’orgueil, d’intérêt, etc. En même temps, le désir vient buter sur
les positionnements subjectifs des uns et des autres dans la situation d’interaction, il
doit jouer avec les places occupées, socialement ou symboliquement, il doit composer
avec la circulation du pouvoir qui régit chaque parole. Le pouvoir, ici au sens
foucaldien, n’est jamais donné d’avance (même dans une situation considérée comme a
priori déséquilibrée entre un médecin et un patient, ou un professeur et un élève, etc.) :
le pouvoir est infime parfois mais bien opérant. Pouvoir du savoir, pouvoir de la dette18,
pouvoir du non-dit, tout autant que pouvoir de l’âge, social ou politique.
41 Les diatribes des deux journalistes ne peuvent donc être considérées comme des
morceaux de discours dissociés de tout ce qui s’est produit auparavant. Au-delà des
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
16
connexions fortes avec les mouvements alter-mondialistes, socialistes voire
communistes, grâce à l’engagement d’Aminata Traoré, un autre élément contextuel
doit être pris en compte, à propos des positions de R. Bathily. Lors d’une réunion de
préparation des deux journées organisées par l’AME, une semaine avant le forum, des
relations de force se sont clairement révélées entre les acteurs politiques. Alors que
Abdoulaye Diarra, le président, occupait sans ambiguïté sa position de dirigeant, les
prises de paroles répétées et assez dirigistes quant à l’organisation du forum par une
Française (mariée à un Malien présent, tous les deux impliqués dans la lutte) avaient
suscité quelques exaspérations. Plus tard, alors qu’une autre Française proposait une
solution à un problème technique, R. Bathily s’est insurgé contre la proposition avec
véhémence. Son emportement excessif recouvrait vraisemblablement une
préoccupation quant à la mainmise des Françaises sur le forum. S’il n’a pas été
d’emblée contredit dans un souci d’apaisement, la question du pouvoir et de la
répartition des décisions entre Français(es) et Maliens orientait fortement ces
négociations discursives, sans que rien de cette mise en cause ne soit explicitement dit.
Il serait donc intéressant de faire l’hypothèse d’une genèse des discours anti-français de
R. Bathily depuis le complexe enchâssement des discours antérieurs et des différentes
relations entretenues au sein de l’organisation. Il faudrait, pour mieux la comprendre,
aller beaucoup plus loin à travers la biographie du sujet (récit de vie), suivre ses
trajectoires, ses rencontres, parcourir la multiplicité de ses discours, leurs circulations
en fonction des situations de parole19, etc. La question du désir, dans le cadre des prises
de parole du forum, serait aussi très intéressante à traiter dans tous les détails. Il
apparaît pour R. Bathily davantage encore que pour M. Tabouré, invité officiel du
forum, que le choix de faire une allocution en public dans le centre Joliba procède d’un
réel désir de mise en scène de soi. Le désir de propager une parole, un point de vue, une
idée et de convaincre une assemblée appartient totalement à la forme très intériorisée
voire passionnée des discours proférés. À la différence des locuteurs attendus comme
les représentants du gouvernement (assez mal à l’aise puisque souvent mis en cause,
eux aussi), la militante « Aminata Traoré » (venue soutenir symboliquement le forum
sans y prendre réellement part) ou les invités prévus, les prises de parole spontanées
engageaient de réels désirs de la part des locuteurs, déclinés de manière singulière à
chaque fois.
42 L’exemple du forum, tout juste esquissé ici, nous montre avec pertinence combien les
négociations discursives se déploient sur fond de polyphonie discursive et de
subjectivité, toutes deux imbriquées dans la mise en place de nouveaux agencements
d’énonciation, alliant les effets de désir et de pouvoir. Si la reprise des discours
essentialistes et identitaires ne produit pas d’inventions langagières, puisqu’ils font
échos aux discours antérieurs, la situation dans laquelle ils sont produits indique
toutefois qu’un nouveau mode d’appréhension du réel est en train de se produire au
Mali dans la confrontation de multiples sources énonciatives. En ce sens, face aux
nouveaux dispositifs politiques, ou tout au moins à leur renforcement, les réponses
apportées sont extrêmes : ces nouvelles subjectivations se concrétisent en redistribuant
les données existantes (discours postcolonialistes, replis identitaires) sous la forme
d’une déterritorialisation propre à leur transformation (discours de défense de
l’africanité au sein d’un espace public militant, instauration d’une mémoire de lutte
malienne, etc.). L’appropriation des discours et leur réactualisation performatrice
peuvent conduire à un processus d’émancipation, et c’est bien l’objectif pressenti lors
de ces prises de parole. Proche du fonctionnement de la constitution du mouvement de
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
17
la négritude, mais émergeant dans des situations politiques totalement différentes
puisque ce sont là des jeunes intellectuels exclus du pouvoir politique qui s’insurgent
contre la domination néo-coloniale, et plus largement contre l’assujettissement du
peuple par les dominants en général, le mouvement identitaire malien s’appuie sur des
oppositions binaires (langue française/langues africaines) pour en inverser les qualités
au profit d’un retour aux « valeurs » africaines, valeurs dont on sait qu’elles ont été
longtemps essentialisées par les colons et les ethnologues, mais qui, dans ce cadre,
permettent de rompre avec une perspective ethnique ou strictement nationale. C’est
parce qu’il se produit dans ce cadre précis, et que l’adresse est double (à la fois les
Français et les Maliens) qu’une déterritorialisation émerge. Paradoxalement, ce
mouvement se fait nécessairement en français. Si les orateurs affirment de manière
presque provocatrice ces discours anti-français, c’est qu’ils tiennent à parler en leurs
noms, contre la confiscation de la parole par les Français en général. À travers cette
double adresse, le locuteur instaure une rupture avec la tradition du « parler pour les
autres », « parler pour les Africains », qui régit le mode politique africain général. C’est
donc à une parole nouvelle, que l’on pourrait dire « endogène » bien que proférée en
langue française, qu’ils en appellent.
43 La rupture promue, et illusoire en même temps tant elle est pétrie de contradictions,
est constituée principalement d’un effet de discours. Elle se veut une réponse exacte à
la violence exercée par la France à l’encontre des Africains, largement décrite pendant
les deux jours : humiliations dans les centres de rétention, meurtres aux frontières,
débarquement des refoulés en plein désert, racisme répété, expulsion de malades sans
aucun bagage ni médicament, chantage auprès des chefs d’État africains, etc.
Les voix du langagiaire
44 Loin d’une vision dialectique opposant des dominés victimes des dominants, les
relations de pouvoir exercées au quotidien dans les interactions suscitent des formes
langagières dont la prédictibilité, du fait de la fluctuation des rapports de force, est
impossible. De même, loin d’une vision psychanalytique classique, faisant du sujet
parlant un être capable d’une parole uniquement traversée par l’inconscient et
totalement coupée des discours extérieurs, nous postulons un inconscient machinique
(Deleuze & Guattari 1980), toujours en action et réaction avec les actes extérieurs, les
discours antérieurs, les meutes qui l’accompagnent, inconscient en mouvement qui
produit des effets de désirs et de pouvoirs au cœur de ses énonciations. Les formes
langagières singulières qui en résultent constituent ce vaste discours indirect libre dans
lequel nous sommes tous plongés dès l’enfance. Elles sont singulières en ce qu’elles
peuvent se mouler dans l’ensemble des dispositifs déjà présents lorsqu’un individu y est
confronté, mais aussi en ce qu’elles peuvent, par la même, s’y opposer. Contrer les
dispositifs, se refuser à les reproduire, ou encore souhaiter les faire exploser, nécessite
alors d’en passer par de nouveaux agencements collectifs d’énonciation et de nouveaux
processus de subjectivation, aboutissant parfois à de réels processus d’émancipation
politique, artistique, etc.
45 Le langagiaire serait alors l’ensemble de ces lignes qui se croisent et qui conduisent à
l’élaboration, par un jeu incessant avec la matière du langage dans les interactions avec
autrui. Les choix langagiers, plus ou moins conscients, portent tout autant sur les
manières de dire, que sur le dit lui-même : choix de tels vocables, de telles intonations,
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
18
de telles expressions, de telles formes linguistiques légitimées ou non, mais aussi le
choix de telles acceptions sémantiques, de telles négociations sur le sens des mots, etc.
Nul besoin d’opposer forme et sens, contenu et expression, les deux sont
intrinsèquement mêlés au moment même ou le locuteur entreprend de parler, de
s’exposer à l’interprétation de l’autre, de se risquer au-devant d’autrui. C’est bien cet
ensemble complexe qui constitue le langagiaire en tant qu’il comprend les actes de
langage non pas comme des stratégies conscientes et préméditées (un cas parmi
d’autres), mais comme un jeu avec autrui en fonction des rapports de force présents et
mouvants (entre désir et pouvoir) et en fonction des discours antérieurs déjà proférés
(réappropriés et transformés). Le précipité qui en résulte, fruit du hasard et des
conditions matérielles et temporelles de l’interaction, répond à une expérience du
langage fait de tâtonnements, d’essais, de retours en arrière, de lapsus, de
mécompréhensions, d’hésitations, de répétitions, etc. Contre toute dichotomie visant à
dialectiser le langage (forme/contenu, sens/expression, langue/parole, diachronie/
synchronie, etc.), le langagiaire est un mouvement permanent producteur de formes-
sens ; le mouvement qui fait s’exercer en même temps l’activité de production et
d’interprétation, du sens et de la forme, dans une interdépendance totale. Assujetti tout
autant que libre, le locuteur exerce sa volonté d’émancipation, sa singularité, tout
autant qu’il affiche sa soumission aux énoncés de la doxa, aux mots d’ordre. Il avance
avec les mots des autres, recule, écoute, négocie, s’éloigne, les transforme, les tord ou
bien se résigne à les répéter conformément à la doxa. À d’autres moments, le sujet
parlant se met à en créer de nouveaux, à déplacer les formes existantes. Des énoncés
qui n’ont pas été entendus ailleurs, de nouvelles formes de langage exprimant de
nouvelles expériences, toujours mouvantes et instables, parce qu’imprévisibles.
46 Il ne s’agit pas, dans ce parcours du langagiaire, d’évacuer le rapport de force
qu’impose la société à travers la normalisation du langage et sa forme consacrée (la
langue) mais de repérer et d’analyser la matérialité linguistique telle que les locuteurs
la travaillent en fonction des strates de savoirs/pouvoirs légitimés par les institutions.
Si parfois des stabilités se dessinent, dans les zones d’intensité du langagiaire, fussent-
elles consacrées sous les titres de la loi ou des normes légitimées, les locuteurs en
connaissent la dimension humaine précaire et les possibles mises en question. Ainsi, ces
lois créées par les hommes ne fonctionnent jamais comme formes définitives, mais sont
susceptibles d’être sans cesse remises en cause dans le grand jeu des interactions
langagières. Ce processus d’ajustement permanent se déploie sur deux axes
concomitants : un axe vertical au sein duquel le locuteur pioche les formes en fonction
de sa volonté de réactualisation des formes discursives antérieures, et un axe
horizontal, linéaire, au sein duquel il négocie les formes utilisées, les siennes et celles
des autres, au cours de l’interaction. Les deux axes se télescopent sans cesse, lorsque
d’une manière ou d’une autre, des paroles prononcées par un locuteur sont reprises par
l’interlocuteur, réactualisées, réappropriées, transformées ou instrumentalisées. Au
cœur de ce mouvement se produisent alors des subjectivations nouvelles, marquées par
la création de mots nouveaux, d’expressions nouvelles, d’énoncés auparavant
impossibles à prononcer dans un cadre interactionnel donné car non légitimes, voire
interdits, mais tout aussi fréquemment par des intonations, des complexes linguistico-
gestuels dans lesquels le non-verbal et le para-verbal prennent une place
prépondérante.
47 Résolument sociopolitique, l’anthropologie du langagiaire a pour objectif de rendre
compte des discours en ne dissociant pas deux niveaux « macro » et « micro », mais au
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
19
contraire en travaillant l’entre-deux qui les rend indissociables de la compréhension
des pratiques. En Afrique, comme ailleurs, cette approche nous permet de comprendre,
par exemple, comment des énoncés de type postcolonialiste s’imposent aujourd’hui
dans les milieux intellectuels, et en quoi leur productivité fait sens politiquement. S’ils
parlent avec les mots des autres, les individus ne le font jamais de la même manière et
avec les mêmes intentions. La capitalisation des langues, résultat d’un long processus
d’essentialisation politique et scientifique, entre aussi dans le jeu du discours indirect
libre d’aujourd’hui.
BIBLIOGRAPHIE
AMSELLE, J.-L., 2008 L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock.
AMSELLE, J.-L. & M’BOKOLO, E., 1985 Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La
Découverte.
AMSELLE, J.-L. & SIBEUD, E. (dir.), 1998 Maurice Delafosse, entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire
d’un africaniste (1870-1926), Paris, Maisonneuve & Larose.
ANTA DIOP, C., 2008 Le spectre identitaire, entre langue et pouvoir au Mali, Limoges, Lambert Lucas.
BARRY, A. O., 2000 « Linéarité discursive et bouclages énonciatifs dans le discours de Sékou
Touré », in Semen, Répétition, altération, reformulation dans les textes et discours, <http://
semen.revues.org/document1869.html>.
—, 2002 Pouvoir du discours & discours du pouvoir. L’art oratoire chez Sékou Touré de 1958 à 1984, Paris,
L’Harmattan.
BAUMAN, R. & BRIGGS, C. L., 2003 Voices of Modernity, Language Ideologies and the Politics of Inequality,
Cambridge-New York, Cambridge University Press.
BENSA, A., 2006 La fin de l’exotisme : essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis.
BOISBOISSEL, Y., 1931 Peaux noires, cœurs blancs, Paris, Fournier.
CAHIERS D’ÉTUDES AFRICAINES, 2001 « Langues déliées », XLI (3-4), 163-164.
CANUT, C., 2007 « L’épilinguistique en question », in G. SIOUFFI & A. STEUCKARDT (dir.), Les linguistes et
la norme, Berne, Peter Lang (« Sciences pour la communication ») : 49-72.
—, 2008 Le Spectre identitaire, entre langue et pouvoir au Mali, Limoges, Lambert Lucas.
DELAFOSSE, M., 1922 L’âme nègre, Paris, Payot.
—, 1972 [1912] Haut-Sénégal-Niger (Soudan français) I. Le pays, les peuples, les langues, Paris,
Maisonneuve & Larose.
DELEUZE, G. & GUATTARI, F., 1980 Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, 2, Paris, Éditions de
Minuit (« Collection Critique »).
DUCHÊNE, A., 2008 Ideologies Across Nations. The Construction of Linguistic Minorities at the United
Nations, Berlin-New York, Mouton de Gruyter (« Series : Language, Power and Social Processes »).
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
20
HAUGEN, E., 1962 « Schizoglossia and the Linguistic Norm », Monograph Series on Language and
Linguistics, 15 : 63-69.
HOMBURGER, L., 1941 Les Langues négro-africaines et les peuples qui les parlent, Paris, Payot.
MARCELLESI, J. B., 1981 « Bilinguisme, diglossie, hégémonie ; problèmes et tâches », Langages, 61 :
5-11.
NICOLAÏ, R., 1990 Parentés linguistiques : à propos du songhay, Paris, Éditions du CNRS.
OLENDER, M., 1989 Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, Gallimard-
Éditions du Seuil (« Hautes Études »).
ZOBEL, C., 1998 « Essentialisme culturaliste et humanisme chez Léo Frobenius et Maurice
Delafosse », in J.-L. AMSELLE & E. SIBEUD (dir.), op. cit. : 137-143.
NOTES
1. Dans les premiers temps, une approximation de l’acquisition du français a produit
des mixtes entre pratiques linguistiques locales et coloniale (nommée dans de
nombreux cas le petit nègre). Certains gradés utiliseront parfois la langue bambara dans
le commandement des tirailleurs, mais les lectures de Peaux noires, cœurs blancs
(BOISBOISSEL 1931), comme tant d’autres ouvrages issus de la littérature coloniale,
montrent que son utilisation reste surtout le fait des gradés africains vis-à-vis des
troupes et non pas le fait des gradés français.
2. La divergence dans les modes de gouvernement anglais (indirect rule) et français
permet de noter une différence dans le rapport aux langues dans certains pays à l’Est
de l’Afrique où les langues locales ont été plus rapidement impliquées dans les systèmes
d’enseignement. Ainsi le swahili est une langue écrite et enseignée depuis longtemps.
Le cas de la Guinée de Sékou Touré qui, dès les Indépendances, a promu les langues
guinéennes au rang de langues officielles, ou encore celui du régime communiste
malgache, un peu plus tard, imposant le merina comme langue de Madagascar, n’ont
pas abouti pour des raisons diverses. Ainsi, du côté des anciennes colonisations
françaises, aucun pays ne s’est réellement séparé de la langue française, quand bien
même celle-ci reste peu utilisée dans les pratiques quotidiennes.
3. Sur l’ensemble de ces travaux, voir notre ouvrage (CANUT 2008).
4. La « civilisation extérieure relativement avancée » correspond en fait à l’adoption du
modèle occidental ou arabo-musulman. Les Africains sont classés en fonction de leur
assimilation des civilisations extérieures. L’auteur se garde toutefois bien de citer la
seconde, puisque le monde arabo-musulman dans l’ensemble des écrits est évincé afin
de présenter un monde à deux pôles : la civilisation indo-européenne d’un côté, et le
monde primitif, de l’autre. Delafosse sera toutefois un des rares à concevoir l’Afrique en
termes de cultures.
5. Attribué à Max Weinreich, en 1945, cet énoncé revient régulièrement sous la plume
des sociolinguistes (Fishman, Meillet et Martinet notamment).
6. Toutefois, la sociolinguistique reste proche de sa dimension ethique initiale : la
sociolinguistique variationniste s’imposera en ce sens aux États-Unis avec son
précurseur W. Labov, soucieux de redonner une place au parler dévalorisé des Noirs
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
21
Américains, en lui donnant un nom et une existence scientifique : le vernacular black
english.
7. Un des éléments probants de la répercussion des discours savants en Afrique a été, et
est encore, l’affirmation du lien étroit entre langue et nation. En jumelant langue et
nation puisque « tout confirme (donc) que chaque langue exprime le caractère du
peuple qui le parle » (Condillac, cité par OLENDER 1989 : 19), on a répandu l’idée de
l’indissolubilité de leurs liens, idée à laquelle la construction des « ethnies » africaines
est largement imputable (AMSELLE & M’BOKOLO 1985).
8. Nous empruntons ce titre à Alban BENSA (2006) en résonance avec son bel ouvrage La
fin de l’exotisme : essais d’anthropologie critique.
9. Nous avons proposé, en 1996, à partir de l’expression « activité épilinguistique » de
Culioli, cette notion afin de différencier les énoncés issus de la matrice discursive
métalinguistique et épilinguistique (CANUT 2007).
10. Créée en 1996, cette association prend une place de plus en plus importante dans le
paysage politique malien. Outre son rôle d’information sur les effets des expulsions
(pertes des biens, dégâts matériels et psychologiques, difficultés à la réinsertion dans le
pays quitté souvent longtemps auparavant par les immigrés), l’AME poursuit un travail
de terrain très efficace en direction des expulsés débarqués à Bamako afin de les
protéger en leur offrant la possibilité de les loger, voire, pour les plus démunis, de les
aider à retourner dans leur village. La lutte est menée autant en direction des
dirigeants français (accueillis toujours fraîchement lorsqu’ils débarquent au Mali), que
des dirigeants maliens, afin de faire pression sur le gouvernement lors de toutes
signatures de compromis avec le gouvernement français. Voir le site <http://
www.expulsesmaliens.org/>.
11. Appel disponible sur le site <http://www.expulsesmaliens.org/> ainsi que sur de
nombreux autres sites militants (Cimade, RESF, etc.).
12. À ce jour, seule la CIMADE apporte une aide financière à l’AME.
13. « Les Français qui sont là, s’ils comprennent un peu, c’est leur problème, je ne le dis
pas en français. Je le dis dans notre langue. La langue de chez soi/la langue sacrée, ce
n’est pas une chose imbécile. »
14. Les caractères gras indiquent la hausse de la voix, entre crochets les indications non
verbales.
15. L’efficacité de la répétition dans ce cadre peut aboutir au processus de la
« sloganisation », concept développé par certains analystes de discours (BARRY 2002 :
93).
16. « Non à la contre-révolution […] / Non à la renaissance du racisme […] / Non à la
corruption […] / Non à la subversion […] / Non à la calomnie / Non aux trahisons /
Non à la faillite de l’économie / Non à la défaite du peuple /. »
17. « Chacun pour soi » (littéralement, « chacun a une mère ») : énoncé du président
pour répondre à la cherté de la vie devenue un obstacle déterminant à la (sur)vie des
familles.
18. Lors du forum, à plusieurs reprises, R. Bathily se place sous la coupe du « père », du
« tonton Tabouré » (R. T.).
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
22
19. Son changement d’attitude lorsqu’il entendit que cette femme contre laquelle il
s’était emporté parlait en fait le bambara est symptomatique de la complexité des
agencements discursifs qui varient dans le temps.
RÉSUMÉS
Résumé
La longue formation discursive du langage en Afrique, soit l’ensemble de la circulation des
discours constituant le mode d’appréhension du langage, s’inscrit dans un dispositif scientifique
régi par des rapports de pouvoir. L’élaboration des théories linguistiques issues du Nord
contraint de manière déterminante les productions internationales aboutissant à une
appréhension ethniciste et essentialiste du langage. Suite à la mise en perspective des discours
sur les langues depuis la colonisation, cet article propose d’engager a contrario une anthropologie
du langage en Afrique, visant à analyser les processus discursifs plutôt que de poursuivre la
catégorisation des variétés ou des langues. L’exemple d’un événement discursif tel que celui des
Journées ouvertes avec les travailleurs migrants expulsés et refoulés au Mali, organisées par
l’Association malienne des expulsés et insérées dans le cadre d’une recherche multi-site sur la
mise en mots des migrations maliennes, permet de tracer le cadre d’une étude de l’hétérogénéité
langagière visant à dépasser des dialectiques postcolonialistes.
Abstract
The long discursive formation of language in Africa, meaning the body of disseminated discourse
that constitutes the method for understanding language, is part of a scientific system governed
by power relationships. Linguistic theories from the North have had a determining influence on
international research and resulted in an ethnic-centred and essentialist understanding of
language. After placing the linguistic discourses since colonisation into perspective, this paper
attempts to take the opposing view by engaging in a linguistic anthropology of Africa aiming to
analyse the discursive process rather than pursue the categorisation of language varieties. The
example of a discursive element such the “Open days with deported migrant workers” in Mali,
organised by the Malian Association of Deported Workers, viewed in the perspective of a multi-
local research project into word formulation by Mali migrants, allows us to trace a framework for
a study of linguistic heterogeneity that intends to go beyond post-colonial dialectics.
INDEX
Mots-clés : Mali, Association malienne des expulsés, discours, essentialisme, idéologie
linguistique, langue, parole, politique
Keywords : Mali, Association of Deported Workers, Discourse, Essentialism, Linguistic Ideology,
Language, Speech, Politics
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
23
AUTEUR
CÉCILE CANUT
Faculté des sciences humaines et sociales, Département des sciences du langage, Université Paris
Descartes, Paris.
De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010
24
Recommended