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Claverie, La Vierge Le Desordre La Critique
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In terrain n°14 mars 1990 L'incroyable et ses preuves
La Vierge, le désordre, la critique
Les apparitions de la Vierge à l'âge de la science Élisabeth Claverie Texte intégral PDF Depuis 1968, San Damiano, village italien d'Emilie-Romagne, est le théâtre
d'apparitions mariales. En effet, chaque jour, puis chaque semaine, la Vierge y
apparaît. En 1981, la femme qui voyait et entendait la Vierge, connue sous le
nom de « la Voyante » ou encore de « Mamma Rosa » mourut. Cependant, selon
la doctrine qui s'est constituée, la Vierge continue d'apparaître, « vivante et
vraie », à intervalles réguliers, chaque samedi à midi, lors du rosaire, malgré la
disparition « de son instrument », comme on nomme encore Mamma Rosa. La
Vierge se présenta à Mamma Rosa sous deux formes, à deux ans de distance
(Gabriel 1968). Elle arriva d'abord sous l'aspect d'une jeune femme venant
demander l'aumône dans la maison particulièrement pauvre de Mamma Rosa,
paysanne épouse d'un ouvrier agricole et mère de trois enfants, alitée, proche de
la mort. Au cours de cette visite, la quêteuse guérit la malade et lui demanda de
modifier sa vie : de changer de domicile et d'emploi. Mamma Rosa obéit et
devint visiteuse de malades à l'hôpital de Plaisance. Deux ans plus tard, la
Vierge se présenta à elle « sous la forme d'une apparition », « sur un globe
rouge ». A partir de cette date, Mamma Rosa déclara voir et entendre la Vierge
quasi quotidiennement et recevoir ses messages. La nouvelle se répandit et un
culte se mit en place suscitant la venue de pèlerins du monde entier.
De partout, en car, en train, en avion, on venait voir, écouter et consulter cette
femme qui entendait la voix de la Vierge, dialoguait avec elle, recueillait ses
prophéties et transmettait ses demandes comme elle transmettait aussi à la
Vierge celles des pèlerins qui parvenaient à l'approcher ou obtenir d'elle un
« entretien ». Chaque vendredi, dès la mi-mars 1965, Rosa restituait à la foule
les enseignements qu'elle recevait de la Vierge depuis le jardin où avaient lieu
les apparitions. Il en fut ainsi jusqu'au 2 février 1968, date à laquelle le diocèse
interdit à la voyante de se produire en public. Celle-ci continua à recevoir, près
d'un petit oratoire aménagé dans sa maison, des messages dont le contenu était
diffusé à l'extérieur à l'aide d'un haut-parleur. A partir du premier juin 1970, le
nouvel évêque de Plaisance ayant enjoint à Rosa de cesser toute diffusion de ses
messages, ceux-ci ne furent plus qu'enregistrés et transcrits par quelques
témoins. Mamma Rosa put donc les divulguer jusqu'à ce que l'Église le lui
interdise, cinq ans après le début des apparitions.
Depuis la mort de la voyante, quelques « témoins privilégiés », des laïcs qui se
désignent eux-mêmes comme « preuves vivantes » diffusent (sans imprimatur)
des cassettes et vidéo-cassettes où sont enregistrés les messages qu'ils ont
classés, interprétés et commentés. Un culte s'est organisé près du « petit jardin
de paradis », enclos ceint d'une double grille que protègent les deux arbres sur
lesquels la Vierge s'est posée et la petite statue de marbre blanc qui la
représente. Viennent ici des personnes, par milliers, souvent accablées par la
souffrance. Après quelques jours passés sur place, au fil des séquences du
pèlerinage et des rencontres qu'elles recèlent (Claverie à par.), beaucoup
rentreront chez eux, avec une vision modifiée d'eux-mêmes.
Medjugorje
Deux jeunes filles croates d'un village de Bosnie-Herzégovine, se promenant au
pied de la colline, virent, levant la tête, une forme grise suspendue à quelque
distance du sol. L'une d'elles murmura : « Voilà la Sainte Vierge » ; l'autre
haussa les épaules : « Mais non, ce ne peut être la Vierge. » C'est ainsi que la
polémique commença à Medjugorje, Yougoslavie, en 1981. Dans ce village où
vivent une majorité de Croates catholiques mais aussi de Serbes orthodoxes, de
tsiganes, de musulmans dont on dit qu'ils « tiennent le parti » (communiste), la
Vierge apparut quelques heures plus tard ce même 21 juin 1981 à cinq jeunes
gens, trois filles et deux garçons, et continue d'apparaître à certains d'entre eux et
de leur parler jusqu'à ce jour (janvier 19901).
Comme à San Damiano, un culte s'est mis en place et attire des pèlerins du
monde entier, notamment d'Amérique du Nord et du Canada. Ici non plus,
l'apparition n'est pas reconnue par le magistère et sa réalité a été violemment
niée par l'évêque du lieu (celui de l'évêché de Mostar dont dépend Medjugorje)
qui vient d'être remplacé. Mais contrairement à San Damiano, l'apparition a
trouvé des défenseurs au sein même de l'Église : certaines communautés
franciscaines liées de longue date à l'histoire de l'Herzégovine, ont pris position
en faveur de la réalité de l'apparition et ont bénéficié du soutien de franciscains
américains. Bien que cette prise de position n'engage en aucune façon
l'ensemble de l'ordre, celui-ci se retrouve de fait en délicatesse avec Rome. Les
relations des franciscains d'Herzégovine avec le Vatican étaient déjà tendues
depuis que Paul VI avait tenté de réduire leur nombre et leur importance en les
remplaçant par des prêtres séculiers. Il était ainsi question que sept paroisses de
l'évêché de Mostar fussent soustraites aux franciscains pour être confiées aux
séculiers, selon un accord passé entre le pape et l'État yougoslave. Ce projet fut
mis en échec par l'animosité que les paroissiens manifestèrent à l'égard des
nouveaux venus, assimilés à des « membres du parti déguisés ». Il faut dire que,
pour avoir, lors de la conquête turque, résisté à l'islam, les franciscains sont
perçus de longue date comme les porte-parole de la résistance des paysans
croates, hier face au Croissant, aujourd'hui face au pouvoir.
La polémique
Les événements respectifs que je viens d'évoquer se sont progressivement
agencés chacun en un récit (disponible sous forme de livres, livrets, cassettes)
qui se présente comme la relation ou le compte rendu des circonstances initiales
de l'apparition. Sa fonction essentielle toutefois est de faire le lien entre
l'apparition comme acte local, isolé, irruption imprévisible et le pèlerinage
comme culte argumenté et justifié. Il s'agit donc d'une composition qui
comprend des contraintes normatives classiques du genre hagiographique mais y
ajoute ici des exigences particulières : proposer des preuves positives et une
expertise scientifique. Cette réponse positiviste, archaïque qui fait que, par
exemple, on voit sur la couverture d'un de ces livres, les voyants en extase la tête
couverte d'électrodes, s'est constituée au sein des polémiques positivistes
d'opposition religieuse du XIXe siècle. D'autres ressources proprement
théologiques n'ont pas pu être trouvées parce que la théologie moderne, capable
à d'autres égards de se renouveler (Küng 1989), ne s'est pas préoccupée
d'interpréter des phénomènes de ce type qui constituent plutôt pour elle un pôle
de répulsion. Quant aux autres ressources interprétatives que pourraient offrir les
sciences sociales, elles sont toutes évidemment éminemment critiques et ne
peuvent être convoquées. L'espace argumentaire de ces livrets dès lors qu'ils se
veulent probants est donc réduit, difficile à construire. Ce sont ces difficultés qui
m'intéressent comme ethnologue travaillant sur la preuve. On trouve ainsi, pêle-
mêle dans ces récits : la présentation et l'interprétation des messages de la
Vierge (cf. Laurentin), les nuances individuelles des relations qui se sont
établies entre les voyants et la Vierge, des anecdotes sur la biographie des
voyants et les péripéties de leur vie quotidienne, des jugements et appréciations
sur leurs caractères et toutes sortes de façons de mettre en scène des preuves.
Alors, si ces textes ont valeur officielle pour le pèlerin, ils n'ont qu'un espace
polémique très instable pour se constituer, étant donné la prégnance de leurs
adversaires dont les voix implicites sont à chaque ligne repérables. Cependant,
les protagonistes respectifs qui promeuvent ces récits dans les deux cas et en
assurent la position publique, la tentative d'orthodoxie, la présentabilité, les
preuves, n'ont pas trouvé le même type de défenseur, ne sont pas engagés au
même degré d'exigence de généralité : San Damiano ne doit pas convaincre un
public aussi large et varié que Medjugorje. Il peut produire des champs
d'arguments plus restreints. Cela tient sans doute à ce que Medjugorje a trouvé
un défenseur dans l'Église qui doit argumenter devant des autorités qui
maîtrisent l'univers critique. Ce défenseur, l'abbé Laurentin, a développé au long
d'une série d'ouvrages une tentative d'apologétique. Son appartenance à l'Église,
comme prêtre et théologien, dans une position polémique constituée dont il
maîtrise les termes, sa connaissance des sciences sociales, des clivages
politiques et des objections réciproques qu'elles ont routinisés, font de lui un
« moderne » ordinaire doté d'une connaissance raisonnable de l'univers critique.
San Damiano n'a rien trouvé de tel. Ses défenseurs sont des laïcs, leurs
arguments axés sur une condamnation eschatologique du monde contemporain
se constituent sur un mode militant d'une tout autre manière que nous
aborderons à peine ici et qu'on qualifierait de pré-moderne (Gabriel 1968). Les
pèlerins, quant à eux, se trouvent pris dans une difficulté particulière qui peut
s'énoncer d'un mot : le retour, à savoir la sollicitation qu'ils rencontreront à ce
moment-là de raconter ce qu'ils ont vécu, alors qu'ils peuvent anticiper le fait
qu'ils ne seront probablement pas crus ou qu'ils n'auront pas de termes pour
relater cette expérience. Nous essaierons alors de montrer comment s'agence
pour le pèlerin la question des preuves et quelles ressources il peut trouver chez
les professionnels (comme Laurentin) qui en assurent la charge.
Position de la description
Cet objet (un pèlerinage sur un lieu d'apparition actuelle) pose des problèmes de
description pour deux raisons surtout, me semble-t-il : parce qu'il met en jeu un
univers de références présentes dans l'univers culturel européen des personnes et
des choses sous des formes très diversifiées qui peuvent aller de l'inculcation
méthodique à l'imprégnation floue et non identifiée, du souvenir vague à la
répulsion argumentée, d'un univers proche et lointain tout à la fois, mais qui peut
aussi être absent, et ses traces présentes, illisibles. C'est pourquoi d'ailleurs il
serait intéressant de recenser ses éléments de présence dans leurs usages
référentiels effectifs. La deuxième raison est qu'il s'agit aussi d'un univers
présent dans les sciences humaines dans un statut très particulier de paradigme
de l'illusion.
Les sciences sociales se sont, pour une large part, constituées autour d'une
dénonciation radicale de la religion comme productrice d'illusions, ces mêmes
illusions étant ce que désormais le chercheur en sciences sociales devra
débusquer comme agent non manifeste inconnu des acteurs, agent qui les
manipule à leur insu ou semi-insu (Boltanski à par., Dodier 1989) dans tous les
secteurs de la pratique sociale. L'anthropologie plus spécifiquement ne s'est pas
heurtée de front à ce problème. En se spécialisant dans les religions de l'autre,
dites « croyances », elle en faisait l'économie. Il s'agissait pour elle d'attribuer à
ces croyances, sens, cohérence et fonction. La distance était donnée d'emblée
par le simple jeu de décalage de fait entre l'ethnologue et la société étudiée.
Jeanne Favret-Saada a été la première à formuler ce problème de l'ambiguïté
d'emploi du terme de croyance et à considérer ses conséquences sur
l'observation. Il résulte de tout cela qu'il pèse, lorsqu'on aborde en ethnologue
des dispositifs appartenant au catholicisme contemporain, une série de
préventions non par défaut mais par excès de théories explicatives : il me semble
qu'il conviendrait alors de régresser vers une position d'avant cette réduction en
« suivant » des acteurs dotés eux-mêmes et eux aussi de capacités critiques, ce
qui d'ailleurs, est vite apparu sur le terrain.
Comment délivrer notre objet de ses saisies traditionnelles, celles de l'ethnologie
(les croyances, les représentations), celles de la psychanalyse et de la psychiatrie
(l'hystérie, l'hallucination), celles de la sociologie (sécularisation contre émotion,
tradition contre modernité), celles de l'Église (théologie négative contre religion
populaire) ? Comment donner à « tout cela » une visibilité, un statut, une
présence ? Et dans quel statut d'observabilité ? Comment éviter les prémisses
contenues dans les descriptions susdites, qui de toute évidence, manquent
quelque chose ? Comment en constituer la réflexivité ?
Il nous semble utile, dans un premier temps, d'écarter le terme de « croyance »
(et non celui de croire qui est une figure générale de cognitivité sans lien
d'affinité particulier avec le religieux (Wittgenstein 1971). Ce choix permet
d'effacer une distinction trop tranchée entre les diverses modalités de
connaissance (rationnelle/émotive, savante/populaire, etc.), qui présente
l'inconvénient de ne plus assigner au croyant la faculté de douter. Or, sur les
lieux, nous avons pu constater que les pèlerins oscillent sans cesse d'un état où
ils croient à un état de scepticisme en passant par un incessant travail de
conception de l'objet lui-même. Cela permet aussi de ne pas revenir sur les
controverses rebattues et d'inscrire dans notre problématique le travail de mise à
distance de l'objet.
On a choisi de considérer la Vierge comme un acteur à part entière dont on
restitue fidèlement, sans censure préalable, les paroles, les actions et le statut
dans le discours des pèlerins. On reconnaît ainsi sa présence et les différentes
formes sous lesquelles elle se manifeste (comme tout ethnologue le ferait pour
Shiva et Vishnou). C'est donc par une décision de méthode que nous prenons le
parti de ne pas adopter la position de distance critique spontanément adoptée par
tous ceux qui cherchent dans l'ironie une défense contre la croyance et de façon
raisonnée par l'anthropologue soucieux de ne pas se laisser absorber par son
objet. On considère en effet que l'ironie tout comme un certain type de distance
critique ont produit ce qu'ils avaient à produire - et qui reste un gain irréversible
- un espace émancipé du religieux à partir duquel ont été menées jusqu'ici toutes
les entreprises visant à faire de celui-ci un objet de connaissance comme les
autres. Mais dans ce procès, la spécificité même de l'objet s'est, dans la plupart
des cas, évanouie. Aussi, nous cherchons ici à prendre appui sur ce travail
d'émancipation en le tenant pour acquis et en considérant qu'il a libéré un espace
à partir duquel la connaissance du religieux peut s'affranchir non seulement de la
domination paralysante du sacré, mais aussi de l'emprise non moins paralysante
de sa critique.
Nous prenons donc pour objets les configurations qui peuvent contenir un être
surnaturel comme la Vierge en cherchant à analyser la façon dont elles sont
constituées et tenues. Il paraît en effet essentiel à un essai de renouvellement -
particulièrement dans le cas du monothéisme - des analyses portant sur les
transactions entre êtres relevant de mondes différents (nature et surnature, par
exemple), de suspendre la barre du préalable critique qui, non seulement dans le
monde de la connaissance mais aussi dans celui de la pratique, sépare les
« incroyants » s'arrogeant le monopole de la rationalité des « croyants » rejetés
par là dans l'irrationnel (ce dernier terme d'ailleurs méritant d'être interrogé).
Cette position de recherche est en effet la seule à partir de laquelle
l'anthropologie peut prendre pour objet cette coupure même qui, constituée sous
sa forme classique et archétypale par les Lumières, en est sans doute l'un des
fondements les moins explicités tant elle semble aller de soi.
Nous essayons donc de donner du pèlerinage une description qui ne retranche
rien à la complexité des êtres en présence, ce qui suppose de ne pas seulement
faire crédit aux capacités rationnelles de l'observateur, mais aussi de chercher à
prendre au sérieux la connaissance que peut seule fournir la mise en œuvre des
capacités cognitives développées par les acteurs. Aussi, le monde que nous
prenons ici pour objet est un monde dans lequel, de temps en temps, pour
certains, et de façon d'ailleurs toujours problématique, la voix de la Vierge est de
quelque façon que ce soit perceptible comme l'est aussi sa présence.
L'émotion (Scheff 1979), présente sous différentes formes tout au long du
pèlerinage, est également à prendre en compte. Ainsi entend-on souvent : « Ici,
je viens parce qu'on peut pleurer. » Ce n'est pas souscrire pour autant à la
dénomination de « religions émotionnelles » employée notamment en sociologie
religieuse pour qualifier (et disqualifier) ce type de pèlerinages. En effet, les
pèlerins ne sont pas « tout émotion », mais élaborent plus souvent leur
expérience de manière logique et critique. Le terme d'« émotion » pose d'ailleurs
problème : pourquoi certains sont-ils émus devant une statue, à Medjugorje
comme à San Damiano ? Cet état d'émotion n'est pas considéré ici comme ce qui
reste lorsque la raison a été congédiée, mais ce sont plutôt ses modes de
coexistence avec des facultés critiques et rationnelles qu'il nous semble
intéressant d'éclairer. L'émotion n'interrompt pas toute pensée rationnelle, mais
c'est un certain mode d'intelligibilité qui est interrompu, dont l'émotion n'est pas
la cause, mais le résultat.
La Vierge est donc considérée ici comme un acteur à part entière qui
communique par la parole avec les pèlerins et nous étudions les péripéties
qu'entraîne la décision de ces hommes et de ces femmes de se rendre sur un lieu
d'apparition contemporaine.
Foi, preuve : deux régimes de construction de la présence
Les pèlerins ont diverses façons d'attester de leur expérience : pour eux-mêmes,
une fois l'expérience passée et qu'ils veulent se la remémorer en en conservant
l'identité ou la spécificité, exercice difficile alors que la « grâce » aussi sans
doute est passée, et qu'il peut arriver qu'ils s'interrogent eux-mêmes sur ce qu'ils
ont vécu (n'ai-je pas été le jouet d'une illusion ?), il faut alors qu'ils tiennent
l'objet hors de portée d'eux-mêmes et de leurs manipulations - interprétations
rétrospectives. C'est ici que le terme de « grâce » trouve un de ses nombreux
emplois : dire, comme je l'entends quand j'évoque Medjugorje avec des pèlerins
après le retour, « j'avais reçu une grâce », c'est clore ce moment dans une
dimension intangible, hors de son jugement et de sa responsabilité propres et
l'abstraire d'un contact avec un jugement ultérieur qui prendrait sa source dans
des dispositions prises dans des dispositifs profanes. Mais il faut encore aux
pèlerins attester de cette expérience du pèlerinage vis-à-vis des autres lorsqu'on
leur en demande le récit souvent sous la forme ironique : « Alors, tu l'as vue ? »
Ces modalités d'attestation sont constituées dans des régimes différents, mettant
en œuvre des mondes différents. Les pèlerins, en passant du pèlerinage au
bureau par exemple, sont obligés de passer une frontière (de la passer dans les
deux sens) et sont requis d'y faire passer leur objet lorsqu'ils en parlent dans un
monde non congruent, ce qui n'exclut pas qu'ils ont aussi à en faire le récit
devant des adeptes, ce qui doit également se construire.
La foi comme régime de compréhension
Le terme de « foi » est employé ici délibérément à cause de ses deux
acceptions : il désigne une adhésion finie, un contenu, mais aussi, et c'est là qu'il
nous intéresse, un état ou un mouvement particulier qui s'est défait de toute
résistance à ce contenu précis, un mouvement de consentement qui n'a pas
besoin de preuves. Or, ce mouvement de consentement (contrairement à son
contenu) n'est pas référable à l'attestation directe de quelqu'un qui pourrait se
mettre en position de l'authentifier. De plus, la foi ne procède pas de la
persuasion, ni du contact avec une démonstration probante. Lorsqu'un pèlerin dit
qu'il a la foi, il ne dit pas qu'il a été convaincu par l'argumentation d'autrui. Le
recours à la preuve, de la part des pèlerins, peut sembler problématique, en ce
sens qu'il est l'indice que le pèlerin change de monde et de référents. Mais ici, le
problème est perturbé par le désordre introduit par le fait que la Vierge se
montre : la foi, comme position de compréhension, se constitue dans et par la
relation d'incertitude et celle-ci lui est essentielle. De ce fait et paradoxalement,
la Vierge en se mettant en posture de démonstration, de preuve, vient rompre de
sa présence, de sa factualité, le contrat et le ressort intime de la position de foi.
La tension ici sera donc particulière : la plupart des gens ne « voient » pas mais
savent que les voyants et quelques rares personnes « voient » la Vierge dans
l'espace et le temps où ils se trouvent eux-mêmes. Cette modification du
dispositif modifie le statut dans lequel elle se donne habituellement et par là
modifie sa perception par rapport, par exemple, au problème de la Présence dans
l'eucharistie, ou de la présence de la Vierge quand elle est évoquée en d'autres
situations. Le problème pour eux d'établir individuellement et collectivement la
présence de « ce qui apparaît » reste entier (ils ne voient pas) mais ils ont des
éléments intermédiaires concrets, biographiques pour identifier ce que veulent
dire les voyants. Ils ont ressenti, un jour, dans leur vie cette même irruption, cet
« appel », souvent suivi d'une conversion.
La médiation (la Vierge factuelle, la Vierge que les voyants voient, entendent et
à laquelle ils parlent), ici, est dans une position paradoxale que les pèlerins
doivent surmonter puisque cette position de factualité est requise de ne pas
s'opposer à l'incertitude sur l'existence, « espace » essentiel à la foi. Par ailleurs,
puisque les pèlerins ne « voient » pas, il faut donc qu'au cours de l'exercice, la
Vierge perde son caractère factuel pour gagner en abstraction et en indécision,
pour reconquérir à d'autres moments cette qualité. C'est sans doute la mise au
jour de cette tension qui ferait cesser certaines croyances des ethnologues quant
à la religion populaire. Il apparaît en effet qu'elle possède des liens précis à
l'abstraction et qu'elle n'est pas, malgré sa présence de médiation, simple
projection anthropomorphique ou « concrète » selon l'emploi dénigrant de ce
mot dans ces circonstances. D'où la difficulté, pour les apologistes chrétiens, des
apparitions à mettre en place leur argumentation.
La preuve comme régime de compréhension
A l'inverse, la preuve se donne comme intention d'objectivation, procédure de
démonstration réitérable dans tout point d'un « espace » cartésien homogène.
Dans ce régime, les pèlerins doivent utiliser la factualité de la Vierge apparue
(s'il y a fait, il peut y avoir mesure) et prennent en considération le fait que si
elle est vue, entendue, alors elle est mesurable, assignable en laboratoire dans
une procédure d'expertise. Si ce n'est Elle, du moins ceux qui La voient. La
position de médiation et de représentation ici est occupée par les voyants et non
plus par la Vierge.
Le régime des preuves se propose pour les pèlerins comme l'interface avec le
monde (et avec eux-mêmes, lorsqu'ils sont en position sceptique). Il offre un
espace de description admissible pour autrui, il est un passage obligé pour « en
parler ». Dans cette obligation de conversion d'un monde dans l'autre, utilisable
dans les deux sens, se découvre pour le pèlerin, la plasticité, la mobilité,
l'étendue des modes d'être de la Vierge.
La Vierge, une référence complexe
La référence qui s'est ainsi constituée au cours de cette histoire est celle d'une
Vierge qui a fait passage par une apparition (et à Medjugorje y est encore à ce
titre, tandis qu'à San Damiano, en plus de ses capacités ordinaires, elle est une
présence « vivante et vraie » puisque la voyante, morte, ne voit et n'entend plus,
on comprendra que cela puisse poser des problèmes de présentation aux
organisateurs) et qui a acquis au cours de ce passage la possibilité de se charger
des propriétés attachées à ce qui paraît. L'Être auquel nous faisons référence est
par là éminemment complexe, plastique et doté de la possibilité de s'actualiser
dans des configurations très différentes. Nous insistons sur ses capacités,
référées à une identité, parce qu'elles se sont constituées dans des sources très
disparates qui, cependant, ne la totalisent pas : sources scripturaires (pauvres,
puisque dans les Évangiles quelques phrases la mettent en scène), polémiques,
dogmatiques, décisions de politique ecclésiale, cultes locaux géographiquement
diversifiés selon des montages propres, etc., apparitions messianiques actuelles,
apparitions passées mais dont le culte est en vigueur et actif, offrant un large
panorama de présences et donc de pratiques de perception que les pèlerins
accumulent et expérimentent. A Lourdes, à Fatima, « elle a été mais n'est plus,
mais elle est là quand même », puisqu'elle fait des miracles ou en obtient, disait
un pèlerin à San Damiano.
Cet être n'est pas seulement complexe par son appartenance à l'humanité d'une
part et au monde surnaturel d'autre part. Son humanité, en effet, est sujette à
caution puisqu'elle apparaît en personne dotée d'un corps après sa mort, qu'elle
est née exemptée du péché originel, que dans sa vie de femme, il lui fut donné
d'être mère de Dieu, et que sa disparition du monde qui, comme sa venue au
monde dans la naissance immaculée, a posé problème à la théologie, a trouvé
différentes solutions qui tranchent avec le destin ordinaire des humains tels que
la dormition ou l'assomption. Mais sa transcendance est elle-même impure
puisqu'elle n'est pas partie prenante de la sainte Trinité auquel la lient pourtant
des relations d'alliance et de consanguinité, si l'on peut dire, ce qui permet un
certain jeu dans la détermination de sa distance au divin. Dans ces conditions, on
comprendra mieux comment ces qualités complexes la prédisposent à occuper
une position de médiation qui sera d'ailleurs spécifiée dans un sens différent
selon que l'on prend appui plutôt sur la duplicité de sa nature humaine ou sur
l'ambiguïté de sa nature divine.
Ces quelques remarques donnent un aperçu des possibilités qu'offre la Vierge,
telles que les a révélées l'exploration de sa nature propre, menée depuis deux
mille ans au cours de controverses savantes dans l'univers des théologiens, lui-
même très hétérogène d'ailleurs, au sein duquel s'est constitué le dogme, mais
aussi dans les multiples opérations par lesquelles les laïcs ont mis en relation
leurs visées religieuses et les constructions théologiques des spécialistes. Dans le
cas de la Vierge, il serait fallacieux de durcir l'opposition entre les constructions
savantes et les demandes des personnes ordinaires. En effet, les apories logiques
propres à cet Etre sont telles que son plein déploiement réclame l'intervention
d'une série hétérogène d'acteurs et la mise en place d'une gamme de médiations
nécessaires pour rendre présentes des propriétés qui se refusent à une pleine
appréhension sur un mode purement théorique.
Cette position de double médiation joue un rôle essentiel sur le lieu de
pèlerinage. Nous dirons que l'ensemble de ces médiations sont constitutives de
la Vierge et que son nom offre par là un très grand nombre de possibilités
d'emplois dans une gamme étendue d'occurrences. Selon sa façon d'être, la
Vierge présente selon des montages différents, des propriétés qui penchent vers
le mode de construction de la théologie savante ou vers l'ontologie ordinaire des
croyants. Ces deux configurations étant elles-mêmes, nous l'avons dit, dénuées
d'unité structurale. En effet, elles ne s'opposent pas mais s'assemblent dans un
continuum qui permet seul, répétons-le, de surmonter par une chaîne de
médiations, une difficulté logique fondamentale. La Vierge, en effet, trône sur
une aporie et les différentes tentatives pour la saisir dans sa plénitude se heurtent
toutes au principe de contradiction qui ne peut être surmonté sans la mutiler en
lui retranchant l'une de ses propriétés essentielles (déesse/femme, morte/vivante,
visible/invisible, vierge/mère), c'est-à-dire en cassant la série d'oppositions entre
lesquelles elle doit circuler pour accomplir son rôle de médiatrice.
La présence dans le régime de la foi
« J'ai tout oublié, il n'y avait que le bonheur de la Présence » nous a dit un
pèlerin traduisant le sentiment de beaucoup d'autres, tandis que certains disent
aussi : « J'ai raté mon pèlerinage, je n'ai pas pu y entrer, je n'ai rien ressenti. »
Cette entrée dans la Présence depuis le régime de la foi, connexe et toujours en
négociation avec le régime des preuves, excepté dans « les moments de grâce où
ce moment est sans partage, s'obtient au cours d'un long processus, que le
pèlerinage structure en séquences, par le biais de relations d'interlocutions avec
des partenaires divers et de toutes natures. Ces partenaires, autres pèlerins,
statues, prêtres, organisateurs, etc., permettent de modifier les référents à la
Vierge et donc à soi et aux personnes évoquées dans la relation d'interlocution.
Nous n'évoquerons ici que le moment du départ et la façon dont y est opéré le
premier lien entre la Vierge, soi et les autres.
Dès les premières minutes du pèlerinage, le mode de constitution de la présence
est mis en jeu. Sur le quai du départ, à l'aéroport ou à la gare, « Elle » entre dans
le jeu énonciatif. « Elle » entre dans les conversations, en tentative de partage,
dans un ajustement et glissement progressif qui opère dans un va-et-vient entre
la référence à l'Apparition des voyants et la référence à la Vierge telle qu'elle est
introduite dans la vie de chaque pèlerin et s'introduit à présent dans les échanges
de récits biographiques, étant sous-entendu, à chaque occurrence, une ou
plusieurs de ses potentialités.
Sa présence (au moment du départ) n'est donc pas d'abord évoquée par rapport à
un stock de références constitué par une tradition qui ne se présente d'ailleurs
nulle part entière ou totalement déployée (en revanche, cette référence jouera un
rôle très important au cours d'autres phases du pèlerinage), c'est-à-dire qui ne se
reconnaît pas comme la Tradition, que personne ne revendique comme la
Tradition non seulement parce qu'aucune autorité ne saurait le soutenir, mais
parce qu'on ne saurait entièrement maîtriser la totalité de ses occurrences et ce
qu'elles introduisent d'innovations ou de simples variantes au sein de ce qui est
considéré, du point de vue d'une « police », comme la Tradition. Au contraire,
au moment du départ, ce qui est évoqué et se donne comme référent dans
l'insertion énonciative, c'est le fait que « ça m'est arrivé à moi » (d'avoir ressenti
sa présence et de m'y être engagé). La référence à ce moment-là est entièrement
et seulement axée sur ce point, et le groupe se lie dans la considération de ce
premier partage qui permet d'ébaucher son intercompréhension dans un « jeu de
langage » propre. C'est ainsi une référence à ce qui m'est arrivé « à moi » à tel
moment du passé et qui m'a amené ici et maintenant : à telle heure, à tel
moment, dans telle circonstance. Elle est entrée dans ma vie, a été identifiée par
moi. C'est-à-dire que se constitue une référence telle que le récit d'apparition des
voyants sera entendu comme peu différent, d'une nature de présence simplement
plus complète. C'est ainsi que le terme d'« Apparition » qui donne substance au
sujet des actions dont San Damiano ou Medjugorje sont le lieu, et qui ébauche le
processus de l'intercompréhension, est rapidement substitué au terme la
« Vierge » ou « Elle », qui se réfère à soi et à une communauté d'expérience. La
constitution de cette présence au sein des procès d'énonciation varie selon les
séquences du pèlerinage.
Le départ
Le départ est, on l'a vu, un moment crucial. Sur le quai de la gare (pour San
Damiano) ou dans l'aéroport (pour Medjugorje), le groupe des pèlerins se forme,
les gens s'interpellent, se parlent. D'emblée « Elle » fait le lien entre eux, et
pénètre dans les conversations sous des régimes nombreux d'occurrences : « Elle
m'a dit que... », « il paraît qu'Elle », « Elle veut que », « Elle a dit à une telle »,
« je vais La voir, « Elle a guéri mon amie », « Elle permet qu'on vienne pour
quelqu'un d'autre », « Je Lui ai dit que je ferais le pèlerinage avec la première
personne qui me parlerait », « On m'a dit qu'Elle avait fait des conversions la
dernière fois », « Elle en a assez des péchés », « La Madone ne veut pas que
l'avion parte », etc. » On s'enquiert de ce qu'Elle a dit dans le dernier
« message » auprès de pèlerins mieux informés, on relate, en utilisant le sous-
entendu (pour tester les résistances), la façon dont « elle » est entrée dans sa vie,
quand, quel jour, on espère la retrouver, on s'inquiète de ses nouvelles
exigences, on raconte les bienfaits dont elle a comblé tel ou tel ami, on parle de
ses chagrins dans un style direct ou indirect.
Ce chaînage de l'interlocution crée une progressive complicité du groupe sur
l'identité de la Personne qui de référée devient présente dans des occurrences
concrètes et actives et que les autres, sur le quai, ne perçoivent pas et dont ainsi
on se sépare et qu'on quitte. On se confie mutuellement ce qu'on va Lui
demander et sitôt installé dans les compartiments, on inscrit ses demandes sur un
morceau de papier prévu à cet effet par les organisateurs. Ce sont les
« intentions de prière ». Ces petites lettres, pliées en quatre, sont mises dans une
immense enveloppe et « remises à la Vierge sur place ». Les pèlerins sont ainsi
liés une nouvelle fois par une demande à leur interlocutrice, de manière à la fois
personnelle et collective, mais une fois ces demandes mises dans le sac
commun, ce sont elles, les demandes, détachées en quelque sorte de soi, qui sont
liées en un destin commun vers un destinataire commun. Un micro relie
l'ensemble des wagons et une des organisatrices ajoute à ces « intentions »
secrètes de chacun (mais offertes à la vision d'un même être), des intentions
particulières, des recommandations qui lui ont été faites avant le départ, pour
lesquelles l'ensemble du train prie à voix haute. L'organisatrice annonce alors
que le sac des intentions de prières arrivera à San Damiano ou Medjugorje
« avant le train », que la Vierge « sait déjà ce qu'il y a dedans, qu'il ne faut plus
s'en préoccuper, et qu'en arrivant demain matin, il ne restera plus qu'à la
célébrer, l'aimer », lui parler sans s'encombrer de demandes, en commençant de
les oublier, « qu'elles feront leur chemin toutes seules ». Après quoi, une
disquette sur l'histoire de l'apparition est diffusée, ce qui rend la Vierge présente
d'une nouvelle façon, puis un rosaire est récité qui évoque les « trois Mystères
de sa vie ». Suit en général une méditation sur l'un des mystères. Et l'on s'endort.
Le départ est ainsi le moment de constitution d'un accord minimal sur le
référent, sur le jeu de langage qu'il permet. Ce premier accord engage le groupe
sur ses implicites (mais on peut toujours se taire), sur ce qui le distingue des
autres personnes présentes sur le quai de la gare. Ce faisant, les pèlerins
embarquent avec eux la Vierge dans le train. Dans ce premier filet de
l'énonciation, un engagement a été attesté. La preuve de la Vierge, c'est qu'on est
là.
Un monde est constitué qui suspend, un temps, le doute du monde ordinaire et
instaure énoncés après énoncés un univers traité habituellement à certains
égards, par les acteurs eux-mêmes, comme un univers de la fiction entendue
comme indignité morale, interdit radical, mais dans lequel, à ce moment, ils
prennent place avec ces êtres comme partenaires : les âmes du purgatoire, la
bonne mort, Saint Michel, les anges, la guérison miraculeuse. Dans ce monde,
chacun se meut avec aisance et sans étonnement, y insère son histoire et le doute
est récusé, pour un temps, dans la conversation publique qui tend ses
participants, fascinés de ne pas être récusés, libérés des paradigmes de
vérification qu'ils laissent à la gare, vers la seule contrainte de cohérence
fictionnelle des récits qui, lentement, prennent corps dans le balancement du
compartiment et disent ce qui ne peut se dire autrement.
La présence dans le régime des preuves : anticiper le retour
A San Damiano comme à Medjugorje, tandis que retentissent les prières
individuelles ou collectives et que se mettent en place les processus de mises en
présence que je viens d'évoquer, tel ou tel dresse son appareil photo (souvent un
Polaroïd) vers le ciel ou dans une quelconque direction et appuie sur le déclic.
D'autres s'éloignent du groupe et tendent un micro pour capter quelque chose
que l'oreille ne suffirait pas à entendre, ni surtout à fixer. D'autres encore
emplissent des bidons de plastique d'eau miraculeuse, ramassent des pierres de
la colline des Apparitions, achètent des « bougies bénites ». Au retour, ils s'en
serviront et en distribueront à leurs amis et familles. C'est qu'au sein même de
l'état de foi, les pèlerins sont capables d'anticiper le moment du retour, du retour
dans l'autre monde, celui des questions de l'entourage et s'apprêtent déjà à
quitter l'« enthousiasme » pour la réfutation préventive de la critique. Et ces
choses qu'ils ramènent, qui sont, dans le geste effectué sur place des
« attestateurs de foi », à cause aussi de l'absurdité dont ils savent bien qu'il serait
le signe dans l'autre monde, passent une étrange frontière quand ils sont
ramenés. Ils deviennent alors dans certaines occasions, à certaines conditions de
dispositif, des choses du régime des preuves, des choses, certes bizarres mais
appréhendables dans les controverses de la mesure, dans les controverses
scientifiques simplement parce qu'elles sont des choses de la factualité (même si
on dit que pour le moment « elle », « la Science » ne peut pas - encore -
expliquer leur charge d'énergie particulière). Certaines de ces choses prendront
rang comme chose pensable dans le monde de l'expérimentation, soit
maintenant, soit à terme, « quand la science en sera capable ». D'autres n'y
parviendront pas. Ces choses, les mêmes, prendront valeur d'équivalents de la
« présence » dans le monde qu'ils ont quitté lorsqu'elles seront mises en situation
d'évocateurs de la mémoire de cette présence et produites dans le régime de la
foi, mais les mêmes objets seront aussi produits comme objets factuels, donc
mesurables, présentables. Le cas des photos est assez parlant.
Les photos
Nous avons déjà mentionné le fait que les gens photographient le ciel et l'espace
autour d'eux, notamment lors de l'apparition, mais aussi à tout autre moment.
Lorsque la photo sort du Polaroïd, un petit groupe se forme autour de la
personne et les commentaires commencent au sujet de ce qui est inscrit sur la
photo. Les discussions sont émues et passionnées, le désespoir et la déception se
lisent sur les visages lorsqu'il n'y a « rien », la joie, lorsqu'il y a « quelque
chose ». Si « quelque chose » s'inscrit sur la photo, on se met à la place exacte
d'où la photo vient d'être prise et on tente pour soi l'expérience, ce qui comporte
des risques, risques pris en public. (« A moi, elle ne dit rien, elle ne me donne
pas de signe. »)
A l'heure des repas, des photos et des reproductions circulent parmi les convives
des longues tables dressées pour le déjeuner et le dîner, représentant l'ombre de
la Vierge, le visage du padre Pio, un ange près d'un pèlerin, une porte dans le
ciel, un anneau, un cercueil, toujours sur fond d'image du pèlerinage. A ce
moment, il est rare que quelqu'un fasse allusion à un trucage. Mais l'objection
est virtuelle. Très présente, justement parce que l'effort porte sur le fait de ne pas
l'évoquer, de consentir à la reconnaissance du miracle. N'étant pas évoquée alors
qu'elle pourrait l'être, et que la tension pour ne pas le faire est sensible à tous, se
produit - selon les acteurs qui cherchent toujours à en parler en disant : « Je ne
sais pas ce qui m'arrive, je ne peux pas en parler » -, un effet de surgissement de
mondes possibles, et face à lui un état de réceptivité très particulier dit « de
grâce » qui admet des façons de relater et de montrer inhabituelles aux acteurs,
sans que pour autant se présentent des figures de la réprobation.
La personne qui a pris une photo « marquée » est interrogée par ses voisins sur
le lieu, le moment précis où elle a pris la photo, afin que l'attestation réaliste soit
insérée dans le monde des possibles et donc évocable quand ce sera utile, mais
sans fonction de pertinence à l'instant. Ce mouvement de l'objet au sein de deux
états et de deux mondes existant par des qualifications différentes et contiguës
produit une pure jubilation. Ainsi, il sera possible d'extraire, si besoin est, pour
la produire dans le monde des preuves, un certain mode d'agencements (je
connais la personne, c'est quelqu'un de sérieux, suivent son nom et son adresse),
ou pas : « Quand j'ai développé cette photo, il y avait dessus padre Pio, je n'en ai
pas été étonné, parce que je l'avais demandé et que ça m'était déjà arrivé », et
cela alternativement et parmi bien d'autres figures d'agencements.
Fournir des preuves : l'abbé Laurentin
Dans le monde critique, que les pèlerins vont affronter à leur retour, une
transformation des récits s'impose. Ils sont tenus de présenter des preuves
variées ou seulement obligés d'« en » dire quelque chose, d'élaborer des
énoncés. Certains, rares, peuvent être tentés d'engager la totalité de leur être
dans une démonstration des effets de la grâce reçue. Ils s'expriment alors dans ce
seul registre sans se soucier de l'imputation de folie ou, à tout le moins, de
déséquilibre mental que ce mode de discours fait naître. C'est, comme me l'a dit
une femme, perdre tout « respect humain », traduisons : tout respect des signes
conventionnels de vérité. On peut aussi devenir une sorte de militant de « la
cause ». Tel est souvent le choix fait par les organisateurs, choix qui les entraîne
à constituer un récit qui soit à la fois admissible par les pèlerins eux-mêmes et
recevable par les tenants de l'orthodoxie. Pourtant, le plus souvent, la priorité
adoptée est composite, les pèlerins n'étant ordinairement ni des saints, ni des
politiques.
Dans le régime de la foi, sur place ou au retour, les pèlerins parlent des
organisateurs en les appelant « les témoins ». Ils insistent sur leur charisme ; ils
font l'hypothèse que quelque chose s'est transmis des voyants ou même de la
Vierge à ces témoins. Les organisateurs « en savent plus que les autres », ce
« plus » étant de nature complexe. Ils en savent plus sur ce qu'a dit la Vierge, sur
ses « intentions », mais plus aussi sur « ce que le pape en pense », sur
« l'évolution des enquêtes épiscopales », sur « les histoires d'argent ». Les
pèlerins parlent de ces organisateurs avec confiance et respect mais sans ignorer
qu'ils sont aussi du « politique », contraints à ce titre de mentir « pour la bonne
cause », de « protéger » les pèlerins. C'est pourquoi ces témoins sont tenus
constamment de démontrer leur honorabilité, d'établir leur légitimité, de rappeler
leur position vis-à-vis de la source de cette légitimité : tantôt la Vierge, tantôt les
voyants intermédiaires, tantôt enfin les pèlerins eux-mêmes. Dans la chaîne des
médiations, leur situation de mandataires-mandatés est instable ; ils doivent
régulièrement la réaffirmer. Pour ce faire, ils évoquent à l'envi la difficulté de
leur mission, les persécutions qu'ils subissent. Ils se présentent comme des
apôtres, presque des martyrs, les témoins des premiers jours, ceux qui ont reçu
dès le départ, en savent plus, sont personnellement connus et aimés des voyants,
engagés dans leur destin à l'appel de ces derniers. En contrepartie, les
organisateurs sont habilités à se présenter comme des professionnels de la
preuve (sur le modèle du « si j'ai cru, vous pouvez croire ») et fournissent de
cette preuve des versions assorties de récits circonstanciés illustrant les raisons
de croire. Mais cette situation, perçue comme à la charnière d'avec le monde de
l'organisation (et de l'argent), de l'intéressement et du désintéressement, les rend
vulnérables : c'est pourquoi leurs raisons de croire sont peu exportables à
l'extérieur du cercle.
Dans le cas de Medjugorje, un homme a su mettre en place une position
d'autorité et de légitimité en matière de preuves : l'abbé Laurentin. Les pèlerins
ne manquent jamais de recourir à lui. Son autorité s'est édifiée sur la base d'un
ensemble de facteurs qu'il était, seul, totalement apte à faire jouer ensemble.
D'abord, l'abbé Laurentin fut un théologien de Marie (1953 et 1957). Dans la
phase préconciliaire, à une époque où ce choix spirituel impliquait un
affrontement avec d'autres courants de spiritualité. Ensuite, il s'est spécialisé
dans le dossier des apparitions au XIXe siècle. Enfin, dans la phase post-
conciliaire durant laquelle le courant marial fait l'objet d'attaques, et ses propres
choix d'interprétation critiques, il entreprit de faire l'apologie des apparitions ou,
du moins, d'un certain nombre d'entre elles. Ce qui sous-entend, pour son public,
qu'il exclut la matérialité d'autres. Il défend celles de Lourdes, Pontmain, La
Salette, Fatima, Medjugorje ou Kibeho (au Zaïre) mais s'abstient à l'égard de
celles de San Damiano, Kerizinen ou Garabandal. Certes, cela n'empêche pas les
pèlerins d'aller où bon leur semble, tous ces lieux formant souvent réseau, bien
qu'il existe des zélateurs de tel ou tel lieu d'apparition, à l'exclusion des autres.
Mais cette apologie sélective prouve le sentiment qu'en la matière, il existe des
critères de discernement, permettant de trier les vraies apparitions des fausses,
qu'un débat s'est instauré, à la fois politique et savant, qui n'aurait pas de raison
d'être si les apparitions n'existaient nulle part. Cette organisation d'un système
critique de référence est l'instrument qui a permis à l'abbé Laurentin d'asseoir
son autorité et de constituer, à l'intérieur d'un modèle ecclésiastique et social en
général hostile à un tel projet, un espace d'argumentation et de démonstration.
C'est ainsi que, chaque année depuis 1983, l'abbé Laurentin fournit deux
volumes de « mise à jour » des apparitions dans lesquels sont présentées des
nouvelles des voyants, diffusés les messages de la Vierge, offerts les actes des
polémiques en même temps que les preuves de l'authenticité des apparitions.
L'abbé Laurentin face au renoncement de l'apologétique
L'entreprise de l'abbé Laurentin dresse contre elle la grande majorité des
théologiens. Ceux-ci en effet, dans leur grande majorité, entendent dé-
mythologiser le christianisme dans le prolongement de la théologie négative
(Barth, Bultmann) ou des thèses de la théologie allemande protestante du Dieu
absent, inconnaissable, non disponible pour l'homme, même dans la prière. Face
à la désolidarisation radicale des théologiens d'avec les anciennes visées de
l'apologétique, face à leur engagement dans une critique de ce qu'ils nomment
« la religion », considérée par eux comme incompatible avec la foi - « le
christianisme n'est pas une religion », dira R. Bultmann -, l'abbé Laurentin
voulut, quant à lui, s'occuper de « religion », dans le sens dépréciatif du terme
que lui donnaient K. Barth et Bultmann. Il décida de s'affronter à tout ce que le
courant théologique dominant abandonnait délibérément pour en confier l'étude
aux spécialistes des superstitions et illusions, psychanalystes, sociologues ou
ethnologues. L'abbé Laurentin prit acte de ce que des hommes, des modernes,
s'obstinaient à penser qu'ils n'étaient ni fous ni païens mais bien des chrétiens. Il
entreprit de se donner les moyens d'interpréter, de l'intérieur du christianisme,
des dévotions dont l'importance ne se démentait pas, qui lient explicitement une
demande thérapeutique et une exigence de spiritualité et délimitent un espace
d'expressivité de la souffrance, hors des lieux où se sont élaborés les soins
(douloureux) habituellement proposés pour le traitement de la souffrance
moderne.
Il lui fallut une certaine audace : le monde contemporain n'est plus guère formé
à la considération des miracles, même l'Église. En effet, si un protocole critique
de discernement s'était progressivement élaboré au sein de l'Église médiévale et
classique, non sans polémique d'ailleurs et dans un cadre « pluridisciplinaire »,
l'Église a peu à peu renoncé à exercer cette compétence et a transmis la charge
de la preuve, en général, aux sciences et dans ce cas particulier à la médecine et
à la physique. Mais, ce faisant, elle s'est désinvestie d'un domaine de pratiques et
de spéculations. A la suite du traité implicite de partage entre la science et la
théologie, contracté dans le courant du processus de sécularisation (Valadier
1988), l'Église n'a plus seulement cédé à d'autres le privilège de l'herméneutique,
elle s'est retirée du terrain d'actes et de pensée que sa description des relations
entre nature et surnature avait constituées (Lubac 1965 a et b), le lieu du miracle
entre autres.
Ce lieu, peuplé de comportements et d'idées, appartenait en propre à la
« religion » dans des définitions chrétiennes classiques et telles qu'elle est
conçue, aujourd'hui, comme un résidu inacceptable par la théologie négative.
Mais on ne saurait oublier que c'est au travers du travail de saisie de ces objets,
affectés de nos jours au domaine de la religion, que s'est élaborée pour une part
la rationalité moderne (Gilson 1984). Pas davantage, ne doit-on oublier que les
outils intellectuels, mis au point par les Grecs, ont dû se redéfinir pour rendre
intelligibles ces objets et permettre la formulation des propositions de l'ontologie
formelle susceptibles de traiter de la figure de la transcendance.
L'abbé Laurentin et la positivité
Dans son entreprise, l'abbé Laurentin dut aussi se prévenir à l'avance contre les
critiques des sciences sociales. Ainsi son attitude de défense, annexant des
arguments de nature différente, tout comme sa délimitation de l'objet dont il
entendait défendre la matérialité, portent-ils la marque du passage obligé par la
polémique. Afin de fonder une position apologétique, susceptible de contenir en
elle-même l'instrumentation des preuves, l'abbé Laurentin adopta le registre du
juridique (et du judiciaire) : il s'attacha à démontrer, en premier lieu, la
crédibilité des voyants en utilisant les procédures de vérification ordinairement
mises en place lors d'un procès. Il décida d'étayer les réponses à apporter à des
questions formulées en ces termes : les voyants mentent-ils ou disent-ils la
vérité ? Sont-ils fous ou sains d'esprit, libres ou manipulés ? Le modèle de
l'enquête trouve sa genèse dans la recherche qu'il entreprit sur les apparitions de
Lourdes ; il fut, en effet, chargé en 1954 de ce dossier à la demande de Mgr
Théas et s'efforça de rassembler des preuves établissant leur authenticité
(Laurentin et al. 1969) ; toutefois, l'ambiguïté du projet porte sur la nature exacte
de cette « authenticité » à démontrer. Il se servit des témoignages pour séparer
les vrais des faux, comme entre les paroles de Bernadette, à la façon d'un
historien plié à la routine de son métier : la critique des sources. C'est au cours
de ce travail que l'abbé Laurentin prit la mesure des états successifs de la
controverse moderniste, entre les années 1850 et nos jours.
Établir la Cause
Toutefois, le projet de l'abbé Laurentin va au-delà : il s'efforce d'établir le bien-
fondé d'une Cause : la cause mariale, ce courant spirituel mis en échec, à
l'intérieur de l'Église, depuis le concile de Vatican II, et dont les tenants
attendent qu'elle fasse l'objet d'une interprétation « moderne » (Urs von
Balthazar 1987). Il cherche aussi à fonder la cause de la « religion », dans le
sens défini plus haut, en la transportant sur un terrain très particulier qu'il espère
« tenir » (il a une Vierge, il la « tient ») : celui des faits, celui de la positivité, qui
est le terrain de ses adversaires. Encore que ses adversaires n'en soient plus
guère car ceux-ci, dans un mouvement très post-moderne, abandonnent le terrain
des « faits » qui fleure par trop le XIXe siècle. Mais enfin, pour l'abbé Laurentin,
ce terrain des faits, terrain « moderne », doit lui apporter des arguments
recevables dans le monde de la critique scientifique, là où il n'est évidemment
pas lu mais où des modes d'inscription de haute réputation - valant preuves - ont
cours et que les pèlerins reconnaissent : des graphiques, des calculs, etc. Certes,
ces pèlerins n'ont pas besoin de les lire ou de les comprendre : il leur suffit de les
regarder et de les présenter à leurs contradicteurs (Veyne 1988). Rappelons
néanmoins qu'en régime de foi, ils s'en moquent : « Ils n'ont pas besoin de ça. »
Ce travail d'expert vaut preuve qu'il établit des mesures de quelque chose. Il
présente des instruments d'expertise relevant d'une logique considérée comme
intangible, la logique scientifique.
Mais avant d'en venir à l'exposé de ses preuves, l'abbé Laurentin se voit dans
l'obligation d'élaborer un cadre, empruntant les apparences d'un procès,
susceptible de garantir la crédibilité de son appareillage démonstratif et
d'entraîner la conviction positive. Il se réfère constamment au procès de Jeanne
d'Arc, s'interroge sur ce qui y a été réellement jugé, sur l'identification du
véritable chef d'accusation, sur la nature de l'argumentaire.
Dans l'affaire de Medjugorje, écrit-il, « Dieu ne peut pas admettre une solution
négative », dit-on encore. L'histoire prouve le contraire. Le procès du Christ
devant l'autorité légitime des grands prêtres du peuple de Dieu a mal fini. Jésus a
été condamné et sa résurrection n'a pas été un triomphe humain. Elle n'a pas
confondu ses adversaires : ni les princes des prêtres, ni les foules qui
demandaient sa mort, ni Pilate, ni les soldats. Dans l'histoire de l'Église, de
bonnes causes ont mal fini : Jeanne d'Arc fut condamnée en bonne et due forme.
Le témoignage des voyants sera le plus fort, dit-on. Non, le témoignage de
Jeanne d'Arc était d'une force géniale, reconnaît-on aujourd'hui, en lisant son
procès. Mais pour ses juges, brillants intellectuels, il était facile de retenir de
tous ces dialogues qu'elle était menteuse (ici Laurentin introduit la note
suivante : « La fréquence avec laquelle Mgr Zanic et ceux qui l'influencent
déclarent menteurs les jeunes voyants de Medjugorje, une certaine habileté à
susciter chez eux le mensonge, ou l'apparence de mensonge suscite une
inquiétude »), hérétique et sorcière. Aujourd'hui comme hier, des intellectuels
formés à la critique peuvent arriver au même résultat. Le succès de Mgr
Cauchon sur la trop simple Jeanne d'Arc est réitérable (Laurentin 1985). La
référence au procès de Jeanne d'Arc permet à l'abbé Laurentin de transposer les
délibérations des commissions épiscopales sur les apparitions de Medjugorje sur
le plan de la polémique politique où toutes les décisions sont par nature
incertaines et partiales. Il faut alors faire apparaître ces décisions comme le fait
d'une minorité : la volonté politique du pape et des évêques (que les pèlerins
sont censés respecter dans un mouvement de crainte référentielle face à l'autorité
pontificale) pourrait bien être liée aux intérêts d'une faction : « C'est par la Curie
généralice des franciscains de Rome qu'il (l'évêque de Mostar) a fait punir les
deux jeunes franciscains de Mostar qui résistaient. C'est par Rome qu'il a fait
déposer le provincial des franciscains, et décidé que son successeur ne serait pas
élu, mais nommé pour le soutenir dans sa lutte, il est clair que l'évêque Zanic
déploie la même efficacité pour étouffer le phénomène de Medjugorje, avec
l'appui de ses puissants alliés de Rome »... etc.
Le pape pourrait être mal entouré, trompé... L'abbé Laurentin ne peut en effet,
étant donné la mouvance ecclésiastique à laquelle il appartient, affronter
directement le dogme de l'infaillibilité papale. Il doit donc, tout en ménageant
formellement l'autorité du souverain pontife, réserver un espace critique (de
discernement « privé » chez les pèlerins en cas de conclusions négatives
énoncées par les évêques au sujet des apparitions de Medjugorje) et se laisser la
possibilité de transmettre le dossier au prochain pape.
Au service de cette Cause et pour gagner le procès qui lui est fait, l'abbé
Laurentin se cherche donc des alliés susceptibles d'évoquer la crédibilité des
voyants. Mais, à cette fin, et dans l'espace de conviction où il entend se situer, il
n'a pas besoin des voyants en tant que personnes. Ces dernières pourraient, en
effet, être suspectées de volonté de voir, donc de malignité. Il a seulement
besoin de trouver des acteurs dont l'innocence (la neutralité) soit démontrable. Il
offre donc à l'expertise leur « appareil sensoriel ». Avec une équipe de médecins
de Montpellier (Joyeux et Laurentin 1985), il entreprit de démontrer que les
mécanismes de la vue, de la phonation et des rythmes cérébraux étaient sollicités
hors du champ habituel de la perception. Que les objets du monde réel n'étaient
pas vus mais qu'il y avait bien vue puisque même au travers d'un voile, l'activité
oculaire persistait et que les regards s'élevaient au même instant dans un
mouvement exactement convergent. Au même instant, confirment les appareils,
les six regards convergent vers le même point. Pour attester qu'il n'y a pas
perception ordinaire, il montre qu'il y a extase, à savoir déconnexion d'avec le
monde ordinaire : lorsqu'on pique les voyants, ils ne réagissent pas, pas plus que
lorsqu'on leur fait entendre par surprise un bruit intense. L'extase est pour
Laurentin le lieu opératoire de ce qu'il veut démontrer. A cet effet, il lui faut
construire l'extase comme état spécifique mais non pathologique. Dans cet état,
« l'autre état » disait Musil, les organes sensoriels modifient leur mode de
réceptivité habituelle, ils fonctionnent mais sur un autre registre. C'est la mesure
de cet état et son indépendance d'avec l'état ordinaire des voyants que Laurentin
veut montrer avec son équipe de médecins nantis d'appareils :
électroencéphalogramme, tests mesurant les activités de la phonation des
voyants pendant leur dialogue avec la Vierge (on voit bouger leurs lèvres mais
aucun son n'est perceptible pour leur entourage tandis que leur voix réapparaît
quand la Vierge s'éloigne et qu'ils ont commencé d'entonner une prière), et leur
activité d'audition. Preuve que Laurentin juge sans doute supérieure à celle qu'il
a trouvée lors de son enquête sur Bernadette lorsqu'un témoin déclara : « On
voyait bien qu'elle voyait quelque chose. »
Ce faisant, l'abbé Laurentin offre aux pèlerins l'essentiel : la référence à une
Vierge n'échappant pas à l'expertise, c'est-à-dire à une Vierge présentable dans
l'espace technique. Il n'avait peut-être pas d'autre choix. Mais on a vu que la
Vierge « produite » dans cet espace n'y est pas tout entière contenue et qu'elle
s'en échappe largement. Au fond, l'effort de démonstration ne vaut peut-être que
pour le coup d'œil.
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Notes
1Voir la série des ouvrages de René Laurentin concernant Medjugorje.
Pour citer cet article
Référence papier
Claverie E., 1990, « La Vierge, le désordre, la critique », Terrain, n° 14, pp. 60-
75.
Référence électronique
Élisabeth Claverie, « La Vierge, le désordre, la critique », Terrain, numero-14 -
L'incroyable et ses preuves (mars 1990), [En ligne], mis en ligne le 17 juillet
2007. URL : http://terrain.revues.org/2971. Consulté le 12 mars 2011.
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