Catalogue - Quand le corps se fait parure

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TABLE DES MATIÈRES I. Se peindre le corps p. 3

a) Les peintures corporelles p. 3

• Pintadera p. 4 • Roucou et genipa p. 7 • Le henné p. 9 • Le khôl p. 11 • Le harqoûs p. 12 • Pâleur du teint p. 13

b) Le tatouage p. 15

• La pratique du tatouage p. 15 • Le rôle du tatouage p. 20 • Horimono et Ayyasa p. 24

II. Parures de tête p. 28

L’art de la coiffure en Chine et au Japon p. 30 III. Sculpter son corps p. 34

a) Corps déformé p. 34 b) Corps transpercé p. 39

IV. Se vêtir d’ornements p. 47 a) Corps idéalisé p. 47 b) Symbole de pouvoir et d’identité p. 51 c) Signe rituel et protecteur p. 59 d) Signe de force p. 68

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V. Parfumer son corps p. 70 Glossaire p. 77 Bibliographie p. 79

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Au cœur de la brousse et de la savane africaine, dans la forêt amazonienne ou sur les hauts plateaux d’Asie, partout où l’individu affirme encore pleinement son appartenance à la communauté et au groupe, la parure corporelle demeure souveraine. C’est elle qui rythme les étapes de la vie, raconte les naissances et les morts, immortalise les mariages, trahit le sang et la fortune, exalte l’ardeur virile ou la féminité, souligne ou corrige la beauté, chante la place de l’homme dans le cosmos et ses liens avec les esprits. Le corps apparaît comme un langage à part entière dont le vocabulaire est immense et la grammaire sans limite. I. SE PEINDRE LE CORPS a) Les peintures corporelles « Un corps qui n’est pas peint est un corps stupide. Il faut être marqué pour être un homme », disent les Indiens Caduveo, une peuplade du Brésil décrite par Lévi-Strauss dans « Tristes tropiques ». Les Indiens d’Amérique ont, il est vrai, hissé l’art de la parure à des sommets rarement atteints. Et cette pratique remonte aux temps les plus anciens. La peinture du corps fut sans doute le premier geste ornemental de l’humanité. Statuettes et peintures murales provenant d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud en témoignent. Le corps et le visage des individus mais aussi des divinités sont couverts de motifs géométriques ou naturalistes. La palette est restreinte, il s’agit essentiellement d’ocre rouge

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ou d’hématite (voire de cinabre), de kaolin blanc ou de noir de suie. Des sceaux en terre cuite, appelés pintadera, sont utilisés en Méso-Amérique depuis 1500 av. J.-C., pour imprimer des dessins sur les tissus, sur les récipients ou sur la peau. À l’époque des Aztèques (1325-1521 ap. J.-C.), ils connaissent beaucoup de succès et jouent probablement un rôle important dans les cérémonies rituelles. Certains sont cylindriques et roulés sur la peau, d’autres rectangulaires et munis d’un bouton de préhension au dos, sont appliqués comme des tampons. Ce premier exemplaire rectangulaire est orné d’un décor géométrique réservé par incisions : des motifs de spirales alternent avec des formes géométriques dentelées. Le trait est régulier et précis. Très différent, le second tampon présente deux figures de singes disposés de part et d’autre d’un motif central figurant un sceptre appelé chicahuatzli, lui-même composé d’un disque et de deux flèches dentelées. L’allusion à Ehecatl, dieu de la fertilité et du vent, est évidente : le sceptre central évoque, par sa forme, les rayons du soleil fertilisant la surface de la terre,tandis que le singe est assimilé au courant d’air par son incroyable agilité, son hyperactivité et son balancement incessant entre les branches des arbres.

Pintadera Terre cuite Aztèque, Mexique 1325-1521 ap. J.-C. L: 8,8 cm ; l: 4 cm Inv. AAM.48.26. 157

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Pintadera Terre cuite Aztèque, Mexique 1325-1521 ap. J.-C. L: 8,7 cm ; l: 4,7 cm Inv. AAM 4118

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Dans la forêt du Brésil central, vivent les auteurs d’ornements corporels les plus beaux et les plus insolites d’Amérique du Sud. La richesse de leurs peintures, bijoux et ornements de plumes livre des informations sur le statut social, le sexe, l’âge et les sentiments des individus. La vie des Kayapos est marquée par différentes classes d’âge qui impliquent des règles sociales et des ornements bien définis. Les nourrissons appartiennent à la tranche d’âge des « Petites personnes » et sont les plus somptueusement décorés. Quelques jours après la naissance, le père perce les oreilles et la lèvre inférieure (si c’est un garçon) pour y introduire des ornements de bois dont la taille ira croissante. Les mères nouent aux bras, aux chevilles et aux genoux de leurs enfants des bandes de coton rouge qui sont remplacées régulièrement pendant la croissance. Le corps de l’enfant est couvert de motifs linéaires complexes appliqués par les femmes à l’aide d’une fine tige de palmier. À partir de 3 – 4 ans, l’enfant passe dans une nouvelle classe d’âge « Ceux qui sont sur le point d’entrer dans la maison des hommes ». Les parures de l’enfance sont enlevées et les cheveux coupés courts et les peintures réduites. À 8 ans, le jeune garçon quitte sa famille pour entrer dans la maison des hommes située au centre du village. À partir de ce moment, ce sont les hommes qui se chargent de le peindre. Il reçoit, à la puberté, son cache-sexe et son premier plateau labial. Il peut alors se laisser pousser les cheveux car la chevelure est liée à la capacité sexuelle, tandis que l’étui pénien et le plateau labial symbolisent sa maturité physique. Devenu père à son tour, il accède à la classe « des Pères ». Il porte alors un grand plateau labial lié à son talent d’orateur et s’installe dans son propre foyer.

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Les Kayapos se peignent le corps avec du rouge, du noir et du blanc extraits de matières végétales et minérales. Le rouge, appelé roucou, est préparé à partir des semences de l’arbre Bixa Orellana. Le noir, genipapo, provient du fruit de l’arbre Genipa Americana ou du charbon de bois, tandis que le blanc est obtenu à partir de l’argile. Le choix des couleurs est lié aux parties du corps qu’elles recouvrent. Ainsi, le rouge est-il appliqué aux extrémités du corps, au visage, aux avant-bras et aux mains, au-dessous du genou et aux pieds : il symbolise l’énergie, la santé et la rapidité. Le noir est toujours appliqué sur le tronc et les parties supérieures des membres, parfois sur les joues et le front : il est associé au fonctionnement biologique interne de l’individu. Il est aussi une marque de socialisation en reliant l’individu à la société. Quant au blanc, il n’est utilisé qu’en de rares occasions rituelles car il est la couleur des esprits.

Peintures corporelles kayapo Jabiru Prod ©, Serge Guiraud.

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Les peintures des Indiens shuar sont spectaculaires. Elles sont exécutées au doigt avec du genipa qui vire au noir profond quelques heures après l’application et qui ne s’efface qu’au bout d’une dizaine de jours. Ces peintures, réservées aux hommes, sont composées de bandes noires barrant le visage, le tronc et les bras. Les peintures au genipa sont associées à des contextes guerriers. Elles valorisent la force et les pouvoirs des hommes et transforment l’individu en être invincible. Les peintures corporelles protègent également l’individu du mauvais œil et des maladies. Ainsi, la victime d’une morsure de serpent se voit-elle couverte de motifs sinueux qui évoquent la peau de l’animal. Enfin, la couleur rouge appliquée sur le visage des hommes et des femmes est un puissant philtre d’amour qui augmente le pouvoir de séduction.

Motifs peints shuar Dessins Isabelle Hodiaumont

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Les peintures corporelles jivaro évoquent également le lien avec les esprits des ancêtres. Dès l’âge de 6 ans, le garçon jivaro part avec son père à la recherche d’une vision dans la forêt. Il y passe plusieurs jours et consomme des substances hallucinogènes qui lui permettent de voir son ancêtre protecteur, arutam. Les motifs choisis dans les peintures corporelles évoquent probablement les ancêtres rencontrés lors de ces quêtes de vision. De l’Inde au Maghreb, le henné pare les femmes depuis les temps immémoriaux. C’est la plante du paradis qui préside à tous les moments de la vie, de la naissance aux funérailles. On raconte même, en Mauritanie, qu’elle aurait tout d’abord poussé à l’intention de la fille de Mahomet et qu’elle fut la première femme à s’en couvrir comme d’une parure. La plante de henné est un arbuste au feuillage touffu qui pousse dans les régions chaudes. Avec ses fleurs blanches et odorantes, on fait des huiles et du parfum, tandis que ses feuilles séchées, pilées et moulues produisent un pigment qui est utilisé pour la coloration temporaire des ongles, des doigts, des orteils, de la paume des mains et de la plante des pieds. Sa palette de couleur va du rouge au jaune. Avant d’être un élément de la parure et un soin de beauté, le henné constitue une protection contre les forces malfaisantes, les maladies et le mauvais œil. Il permet également d’avoir des liens avec le monde surnaturel. En outre, ses reflets rougeâtres sont signes de joie et de bonheur. C’est cette protection que recherchent les jeunes mères quand elles tracent au henné le nom d’Allah sur le front du nouveau-né car cette substance est capable d’écarter tous les dangers.

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Mais le henné peut être également parure, protection et vêtement tout à la fois. Ainsi, la jeune mariée se pare-t-elle les mains et les pieds de superbes arabesques qui l’embellissent tout en attirant la baraka* et en chassant les mauvais esprits. En Algérie, à la veille de son mariage, la future épousée passe une soirée de fête avec les femmes des deux familles. Pendant que les femmes chantent, le henné est appliqué par une femme âgée. Ensuite, la coupe ayant contenu le produit est enterrée afin de préserver la jeune mariée des mauvais génies. Jadis, appliqués avec un bâtonnet effilé, les motifs sont aujourd’hui dessinés à l’aide d’une seringue et avec une précision étonnante. Après avoir laissé sécher le décor, on tamponne légèrement le motif avec un linge imbibé de jus de citron, d’ail, de poivre et de sucre. Le henné ne sera retiré que le lendemain avec de l’huile d’olive. Le henné est aussi un soin de beauté, il est d’usage de s’appliquer sur le visage et les membres une pâte composée de henné, de beurre liquide et de safran. Cette décoction nettoie la peau de ses impuretés, éclaircit le teint et lui donne de l’éclat. Un fragment de voile teinté à l’indigo ajouté à la préparation donne un léger reflet bleuté au visage, ce qui est très apprécié.

Motifs au henné.

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Quant au khôl, il est le fard noir le plus répandu dans toute l’Afrique du Nord et le Proche-Orient. À l’origine à base d’antimoine, il est utilisé à toutes les époques pour soigner les yeux car il évite le dessèchement et les irritations tout en diminuant considérablement la réverbération du soleil. Mais l’atout majeur du fard est de renforcer la puissance du regard, ce qui lui vaut d’être à la fois un objet de séduction et un puissant rempart contre les mauvais esprits. En Inde, on maquille les yeux des enfants dès leur naissance pour les aider à repousser les esprits malfaisants, mais aussi pour les vieillir artificiellement de manière à ce qu’ils paraissent moins vulnérables que dans leur état de nouveau-né. Le flacon à khôl et le bâtonnet de bois qui sert à l’appliquer sont de facture très simple : le godet de forme cylindrique se termine par un col étroit, il est piqueté sur toute sa surface de petits motifs losangiques et triangulaires. La base de l’objet est surmontée d’un double bandeau profondément gravé dans le bois.

Godet à khôl et bâtonnet à application Bois

Maroc XIX e-XX e siècle L : 13,3 cm ; Diam (base) : 4,5 cm Coll. particulière

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Le harqoûs est le produit de la combustion de substances variées telles le son, l’orge grillé, la galle* de tamaris*, les clous de girofle et le noir de fumée récolté chaud et dissous dans l’huile. On le conserve dans une petite corne creuse. Il sert tout d’abord à dessiner les sourcils épilés mais les femmes se plaisent également à le tracer, à l’aide d’une fine brindille, sur le front et en travers des joues sous formes de pointillés, de petites croix ou de V.

Jeune arabe avec sourcils rehaussés de harqoûs Carte postale Début XXe siècle H : 14,7 cm ; l : 9,9 cm Inv. IS 2004.1.2

La pâleur du teint a été pendant des siècles synonyme de fortune. En effet, seules les personnes de la classe aisée pouvaient prétendre à l’oisiveté et se soustraire aux rayons du soleil.

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Dès le VIIIe siècle, les dames de la cour japonaise se doivent d’avoir un teint de porcelaine. Le visage blanc, immatériel, reçoit quelques rehauts de couleurs : le sourcil épilé est redessiné plus haut sur le front à l’aide d’une pâte à base de pelures de châtaigne, de charbon, de poudre d’or, de noir de fumée et d’huile de sésame. La bouche rougie est menue à l’extrême. Deux catégories de poudre sont utilisées pour blanchir la peau, l’une à base de plomb, l’autre de mercure. Les dents sont laquées de noir pour distinguer les jeunes filles des femmes mariées. Plus tard, les dames de compagnie appelées « geishas » reprennent cet idéal de beauté en se couvrant le visage et le cou de fard blanc. La nuque des femmes, considérée comme particulièrement érotique, est ornée de deux prolongements du maquillage blanc en forme de pointe, comme si l’on apercevait celle-ci entre deux doigts légèrement écartés.

Utamaro Concours de beauté entre les belles : la courtisane Takigawa Estampe 1795

Inv. 219

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En Inde, les femmes mariées ornent leur front d’un point rouge appelé bindi ou tilak. Il symbolise, par sa couleur, le bonheur et la prospérité et fait de l’épouse la gardienne du bien-être domestique. La couleur rouge est obtenue à partir de la pâte de santal* rouge. C’est également par un signe divin, tilaka, apposé sur le front, que les Hindous expriment leur adoration envers les divinités. Les adeptes de Vishnu portent un emblème en forme de V divisé par un trait qui illustre les différentes étapes du voyage du dieu dans l’univers, tandis que les adorateurs de Shiva préfèrent trois lignes blanches horizontales associées à des points rouges, qui rappellent les trois yeux de la divinité. Le récipient à bindi adopte la forme d’une amande. Il est muni d’un couvercle coulissant, orné d’un motif floral en relief. À l’intérieur, cinq cavités de tailles variées se répartissent autour d’un petit miroir central. Notre exemplaire conserve encore les traces de la précieuse substance rouge qu’il contenait autrefois. Récipient à maquillage Bois et pigment Inde XX e siècle L : 16 cm ; l : 9,5 cm Coll. particulière

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b) Le tatouage De tout temps, les hommes et les femmes se sont soumis à d’étranges pratiques visant à une transformation irréversible du corps : le tatouage (du mot polynésien tatoo, dessin) et la scarification. Tatouage et scarification altèrent, de façon définitive, les tissus cutanés mais de manière différente. Le premier introduit dans le derme, par petites percussions, des pigments colorés, tandis que la seconde incise l’épiderme avec la violence d’une coupure. Autre différence, les scarifications se déploient volontiers sur les peaux foncées où elles jouent sur une alternance de boursouflures et de dépressions. Les tatouages préfèrent, quant à eux, les peaux claires sur lesquelles ils se détachent par contraste. La pratique du tatouage

La technique la plus courante pour introduire un colorant dans la peau est la piqûre. Elle se fait à l’aide d’un instrument traditionnel effilé, aiguille de bois ou de métal, épine végétale, arête ou écaille de poisson, dent de requin. La frappe répétée du battoir sur le manche de l’autre instrument provoque l’enfoncement de la pointe dans la peau. Dans le Sud-Est asiatique, on utilise une longue aiguille de laiton munie d’un contrepoids surmonté d’une figure mythologique terrifiante aux crocs acérés. Celle-ci défie les forces du mal de ses couteaux. Les petits trous réalisés par la pointe se juxtaposent sans vraiment former de lignes continues, ce qui donne un tatouage en pointillés.

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Le tatoueur prépare son pigment à partir de substances animales (cochenille* réduite en poudre en Nouvelle-Zélande), de végétaux (feuilles de ti* et canne à sucre brûlée à l’île de Pâques, noix de bancoul* torréfiée aux Marquises). Ceux-ci sont conservés dans des récipients de bambou, de bois ou de pierre.

Pointe à tatouer avec contrepoids Laiton Myanmar XIX e-XX e siècle L : 51,3 cm Coll. particulière

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À Kalimantan, en Indonésie, le tatoueur imprime préalablement son motif à l’aide d’un cachet enduit de charbon de bois. L’empreinte laissée par le tampon est ensuite tatouée. Les motifs, en relief sur le tampon, représentent des animaux ou des éléments végétaux fortement stylisés sous forme de spirales.

Tampon de tatouage Bois Kayan, Kalimantan L : 14,4 cm ; l : 1,8 cm Inv. OE 2750 Aux îles Marquises, le tatouage est un art à part entière, soumis à un ensemble de gestes et de rituels codifiés. L’opération se déroule toujours à la saison sèche, dans une case, à l’écart des zones de passage. À cette occasion, on fait appel à un spécialiste, le tuhuna qui a suivi un long apprentissage et qui circule d’île en île, acquérant ainsi expérience et renommée. Après avoir attiré la bienveillance des divinités par des offrandes et des chants, le tuhuna se met au travail. La durée d’une session varie en fonction du sujet et de la complexité des motifs. On estime généralement que les jambes et le dos

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d’un individu peuvent être tatoués en sept jours. Il s’ensuit alors une pause de trois à six mois avant d’entamer la suite du décor car il faut laisser les plaies se cicatriser. L’opération est répétée à intervalles réguliers jusqu’à ce que le corps soit entièrement recouvert c'est-à-dire vers l’âge de trente ans. Le rituel des Maoris de Nouvelle–Zélande est particulièrement réglementé et tapu (c’est-à-dire soumis à de nombreux interdits). Lors des séances, les chefs ne peuvent avoir aucun contact avec la nourriture ni avec les mains ni avec les lèvres, de peur de perdre leur caractère sacré. Aussi sont-ils nourris à l’aide d’un entonnoir richement décoré. Pratiquer une incision dans la peau c’est le risque qu’y pénètre une influence néfaste, une maladie ou la mort. C’est pourquoi l’individu doit se soumettre à toute une série de mesures prophylactiques* tels un régime alimentaire strict, aucun contact avec les femmes et l’application sur les plaies d’huiles protectrices parfumées à base de pandanus* ou de palme. La fin des séances de tatouage fait l’objet de réjouissances afin de lever ces interdits et de renouer ses liens avec les esprits du monde surnaturel. De tous les ornements, les populations d’Océanie considèrent le tatouage comme le plus précieux. Aux îles Marquises, les hommes se tatouent tout le corps. En Nouvelle-Zélande, les Maoris arborent un visage creusé d’incisions profondes formant des motifs curvilignes, tandis que les femmes ont uniquement le menton tatoué. En Polynésie, les Samoans et les Tahitiens ont de magnifiques dessins sur les cuisses et sur les fesses.

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Les motifs portés par les Marquisiens s’inspirent du monde environnant, en particulier de créatures marines -poissons, tortues ou crabes-, du monde végétal, et, surtout, de représentations d’ancêtres mythiques appelés tiki rendus de manière très stylisée et très géométrisée. Le récipient exposé illustre cette grande variété de motifs : des cercles concentriques incisés couvrent toute la surface. À chaque extrémité, deux figures de tiki, placées dos à dos, forment saillies. Le tiki, symbole ancestral, est, dans ce cas-ci, à la fois ornemental et protecteur. Chacun d’eux présente les mêmes traits caractéristiques propres à toute figure humaine des îles Marquises : de grands yeux en amande, une bouche étirée et des oreilles se terminant par des volutes. Récipient Bois Îles Marquises Découvert au XVIIIe-XIX e siècle L. 35,4 cm ; H : 16 cm Inv. ET 50.18 1/2

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Le rôle du tatouage La recherche de beauté est une des premières fonctions de l’ornementation corporelle. Elle rend le corps plus séduisant et augmente l’attrait sexuel. Les voyageurs occidentaux racontent qu’aux îles Samoa, Tonga et aux îles Marquises, les hommes sans tatouage se voyaient autrefois refuser les faveurs sexuelles des femmes et étaient le plus souvent méprisés. À ce propos, G. Turner, un voyageur du XIXe siècle, nous dit : « Un jeune homme tant qu’il n’était pas tatoué ne pouvait songer au mariage. Il était constamment exposé à des railleries, à être tourné en ridicule, comme un individu pauvre et de basse extraction n’ayant pas le droit de parler dans la société des hommes ». Aux îles Marquises, on raconte qu’ « Hamatakee rencontra le dieu Tu qui paraissait fort triste. - Pourquoi tant de tristesse ? Lui demanda-t-il. - C’est que ma femme m’a abandonné et se livre à des libertins. – Si tu veux la ramener, fais-toi beau par le tatouage dit Hamatakee. Elle te trouvera si merveilleusement transformé qu’elle te prendra pour un être nouveau et te reviendra. - Eh bien ! Mets-toi à l’œuvre ! Hamatakee le tatoua et, de fait, Tu parut un être tout nouveau et si attrayant que toutes les femmes auraient bien voulu l’avoir. Ce que voyant, sa femme s’empressa de revenir. Et, depuis ce jour, tout le monde voulut se faire tatouer ».

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Au-delà de la séduction, l’ornement corporel est un appel à la fécondité. Dans de nombreuses ethnies d’Afrique, le ventre, le bas-ventre et la poitrine sont scarifiés de divers motifs afin de multiplier leur capacité à procréer. Aux îles Marquises, les femmes de haut rang s’ornent le bas-ventre d’images d’ancêtres protecteurs et de symboles discrets de féminité. Le tatouage et les scarifications sont aussi des signes d’identité et d’appartenance à une communauté et à un système social. Dans certains cas, le signe renseigne sur la place de l’individu dans un groupe, son rang, sa classe d’âge. Il permet également de distinguer l’homme de l’animal. Ainsi, les anciens Bafia du Cameroun pensent-ils que sans leurs scarifications, ils ne peuvent être distingués des chimpanzés et des autres animaux. L’absence de marque laisse ainsi sans statut et sans identité.

Siège caryatide en bois Luba, RD Congo XIX e siècle H : 52 cm ; Diam : 26,6 cm Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale Inv. 23478 MRAC Tervuren ©, J.-M. Vandyck.

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Un médecin de la marine écrit dans la première moitié du XIX e siècle : « Au lieu d’avoir son arbre généalogique conservé sur un parchemin, le Marquisien le porte sur sa peau de sorte qu’il ne peut paraître nulle part sans que l’on ne sache immédiatement sa naissance ou sa valeur .». Les chefs maoris se distinguent du reste de la communauté par un visage entièrement tatoué de spirales appelées moko. Ce motif de spirales se retrouve dans l’architecture et les objets mobiliers, telles les boîtes en bois waka huia. Ces récipients, suspendus dans les habitations, contenaient autrefois des objets précieux telles des parures de plumes ou de jade. Ils sont décorés d’incisions en relief qui présentent un jeu dynamique de spirales et de motifs d’arêtes. Aux deux extrémités et au sommet du récipient, des visages grimaçants protègent son contenu. Boîte waka huia avec couvercle Bois Maori, Nouvelle-Zélande, 1900 L. 47,7 cm ; H. 18,9 cm Inv. ET 49.71

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D’usage sacré, le tatouage facial maori est réservé aux personnages de haut rang. Ce réseau de lignes constitue l’identité de l’individu car chaque personne a un motif bien défini et personnalisé. Il arrive aussi que le tatouage se fasse symbole d’une communauté. Ainsi, lorsque les premiers traités territoriaux furent signés avec les Européens, nombre de chefs maoris apposèrent-ils au bas de ces actes les motifs de leur moko en guise de signature. Mais c’est surtout à la puberté que la pratique du tatouage trouve son plein épanouissement. Elle marque le passage d’un individu à l’âge adulte et confirme son intégration à l’ordre social. Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le passage de l’enfance à l’âge adulte est une période pénible qui s’accompagne de nombreux rites parfois douloureux : les jeunes gens sont éloignés de leur famille et vivent reclus. Ils apprennent alors les valeurs sociales qui régissent la communauté, les règles religieuses, les mythes fondateurs du clan et subissent des épreuves douloureuses telles le tatouage, la scarification, le percement de l’oreille, de la cloison nasale ou de la lèvre. La résistance à la douleur rend l’initié moins vulnérable vis-à-vis des épreuves de sa vie d’adulte. Il manifeste ainsi sa bravoure et accède à la communauté. Il est devenu un homme ! Le tatouage joue également un rôle important lors des combats. Le guerrier revêt une armure visuelle capable de distraire et de déstabiliser l’adversaire. Les motifs modifient l’aspect de son corps et permettent de mieux le dissimuler tout en inspirant la terreur. Le tatouage augmente ainsi son efficacité. On raconte que « les motifs dessinés sur la poitrine

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protègent des atteintes de flèches, celles aux articulations, des douleurs rhumatismales tandis que les lignes autour des lèvres chassent les maux de bouche ». Scarifier le corps dans un but thérapeutique est un acte courant en Océanie mais aussi en Afrique subsaharienne. L’entaille, l’instrument choisi pour l’opération et le principe médicinal qui va y être introduit obéissent à des rituels précis. Ainsi, au Togo, des patients frappés d’épilepsie se font-ils scarifier sur le front une marque qui joue un rôle prophylactique contre la maladie. Aux îles Marquises, le tatouage a une valeur supplémentaire : il tient un rôle déterminant dans l’équilibre entre le profane et le sacré car il protège contre les attaques des forces maléfiques et isole l’essence vitale (mana) héritée des ancêtres et dont sont pénétrés les objets et les êtres humains. Horimono et ayyasa

Au Japon, le tatouage ou horimono a une histoire longue de plusieurs siècles. Cette technique est d’abord utilisée pour marquer les criminels d’un signe discriminatoire. D’exclusion, le tatouage devient, durant la période Edo (1603-1868 ap. J.-C.), signe de reconnaissance de toute une partie de la population. Artisans, pompiers, charpentiers, joueurs professionnels, acteurs, prostituées, l’adoptent sur un mode contestataire et se couvrent le corps de divers motifs parmi lesquels se reconnaissent des héros légendaires issus de la littérature.

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Le tatouage devient alors l’expression de la bravoure et l’affirmation d’une identité populaire.

Utagawa kuniyoshi Roshi Ensei Série des cent huit héros populaires du Suikoden Estampe 1827-1830 H : 36,8 cm ; l : 25,3 cm Inv. 2094

Utagawa kuniyoshi Byotaichu Setsuei luttant contre

Shosharan Bokushun Série des cent huit héros populaires du Suikoden

Estampe 1827-1830

H : 37 cm ; l : 25 cm Inv. 4498

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Le tatouage japonais est une fresque qui couvre le dos et s’étend ensuite sur les flancs et les membres. Visage, cou et avant-bras ne sont pas décorés pour permettre de porter des vêtements sans laisser apparaître les motifs tatoués. Le tatouage est avant tout un ornement et sa dimension esthétique est essentielle. Mais il revêt aussi une dimension symbolique. Aussi, le motif du chrysanthème est-il apprécié pour ses vertus médicinales, tandis que le cerisier incarne la force et la beauté. Quant au dragon, animal lié à l’eau et au feu, il protège les pompiers du danger et symbolise la totalité du monde. Si le monde musulman n’a jamais approuvé le tatouage, il ne l’a jamais formellement interdit. Cependant, cette pratique s’est surtout maintenue dans les sociétés traditionnelles berbères pour se prémunir du mauvais œil, des maladies et des esprits indésirables. C’est « la ayyasa », « ce qui fait vivre » ou « fait durer la vie ». Des motifs géométriques, issus de l’imaginaire berbère, sont tracés sur le front, entre les sourcils, sur le menton, les joues, les poignets, les mains, le cou, à la naissance des seins, sur le pubis et les chevilles. Le cercle symbolise l’absolu et les rosaces, la vie. Le triangle en pointe vers le haut représente le feu et le sexe masculin ; pointe en bas, il évoque l’eau et le sexe féminin. Le point symbolise le centre, tandis que la croix fait référence à l’espace et au mouvement. On retrouve des motifs similaires sur les céramiques, les tapis et les bijoux.

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La tatoueuse insère dans la peau, suie, noix de galle ou indigo, qui revêtent des qualités magiques et constituent une vaccination contre le mauvais œil. On raconte que du lait de femme entrerait parfois dans sa composition afin que ses vertus fortifiantes profitent au porteur du tatouage. La protection se voit encore renforcée si l’on récite, pendant l’opération, un verset du Coran.

Bédouine Tunisie Carte postale Début du XXe siècle H : 14,5 cm ; l : 9,9 cm Inv. IS 2004.1.1

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II. PARURES DE TÊTE Les coiffures, au même titre que les parures, peuvent être des indices, révélant l’identité d’un individu et les étapes qui ont marqué son existence. Dans de nombreuses ethnies, la chevelure est associée à la force vitale d’un individu, elle en est l’âme visible. Elle est également indice de la vigueur sexuelle d’un homme et signe de fécondité chez la femme. Dans les oasis du Sud de l’Algérie, les épouses sont choisies parmi les jeunes femmes qui ont la chevelure la plus abondante. Les Inuits d’Amérique enduisent de méconium* la tête des petites filles afin de favoriser la pousse des cheveux et leur assurer ainsi dans l’avenir de nombreux enfants. En Afrique du Nord, chez les Beni-Amrus, l’homme et la femme ont des liens étroits avec la terre et les cultures. Ainsi, durant la période de germination, pour favoriser le développement des jeunes plantes, les hommes laissent-ils pousser leurs cheveux et les femmes ne s’épilent plus, le port du foulard est prohibé pour favoriser la pousse des épis comme celle des cheveux sur la tête et l’usage du peigne est déconseillé afin que les carottes sauvages n’étouffent pas les jeunes pousses. La vie de l’individu est scandée par de nombreuses étapes qui se marquent par des changements de coiffure. Le moment du sevrage est souvent l’occasion de la première coupe. C’est le cas des Kayapo, en Amazonie, où le nouveau-né porte les cheveux longs jusque trois ou quatre ans car il est considéré jusque-là comme le prolongement biologique de ses parents. Au moment du sevrage, les cheveux de l’enfant sont coupés pour signifier sa séparation avec sa mère et sa prise

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d’indépendance. Ce lien sera rétabli à la puberté, c'est-à-dire à sa maturité sexuelle, et ses cheveux pourront alors pousser librement. Se couper ou se laisser pousser les cheveux peut être aussi un signe de deuil. Au Cameroun, les hommes toupouri cessent de se raser le visage et le crâne en signe de deuil, alors qu’au Cambodge, couper ses cheveux conjure le malheur et permet de se détacher de l’impureté occasionnée par le contact avec la mort.

Peigne avec réservoir à parfum Argent Inde XX e siècle L : 7,2 cm ; H : 5,2 cm Coll. particulière

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Se peigner et se brosser nécessitent l’emploi d’ustensiles bien spécifiques réalisés dans les matériaux les plus variés : bois, coquillages, matières végétales, racines, poils et dents d’animaux, piquants de porc-épic,… Se peigner est un geste du quotidien qui est profondément inscrit dans la culture dont chacun relève et qui peut être exercé différemment. Ainsi, en Europe, on se peigne en maniant l’instrument vers le bas, du cuir chevelu vers la pointe des cheveux. En Afrique, on fait le mouvement inverse : le peigne remonte plus volontiers vers le sommet de la tête. Outre le démêlage, le peigne peut servir aussi à retenir les cheveux et à les parfumer . Notre peigne en argent fait partie de cette catégorie. De forme rectangulaire, il comporte des motifs en relief représentant végétaux et oiseaux stylisés. Au-dessus, deux oiseaux en ronde-bosse encadrent une petite fiole à parfum sphérique. Il arrive aussi que les instruments de coiffure soient porteurs de message. Au Sri Lanka, ce sont les hommes qui fabriquent les peignes. Et lorsque une jeune femme préfère un peigne à un autre, elle honore celui qui l’a façonné. L’art de la coiffure en Chine et au Japon Les cultures de la Chine et du Japon ont hissé l’art de la coiffure à un haut degré de raffinement. Les témoignages des coiffures des dames chinoises de l’Antiquité nous ont été livrés par des figurines de terre cuite, des jades, des peintures et des fresques.

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Les nobles chinoises portent de longs cheveux qu’elles relèvent en chignons très élaborés. Les épingles à cheveux sont manifestement un accessoire important, comme en témoigne la tombe de la reine Fu Hao (vers 1200 av. J.-C.), l’épouse d’un roi de la dynastie Shang (1570-1045 av. J.-C.), qui fut enterrée avec 527 épingles à cheveux. Les femmes à la mode de la dynastie Tang (618-907 ap. J.-C.) adoptent différents types de chignons qui portent des noms des plus étonnant: chignon des diables volants, chignon inquiet, chignon docile, chignon enchanté à double anneau… Les cheveux sont tressés, enroulés au sommet de la tête, ornés d’épingles, de peignes, d’éléments de jade et de fleurs. La coiffure est parfois complétée par des postiches qui gagnent en hauteur avec le temps.

Noble dame Terre cuite glaçurée Chine 618-907 ap. J.-C. H : 34,2 cm Inv. EO 816

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Une statuette d’une noble dame, en terre cuite glaçurée, témoigne de l’extravagance des coiffures féminines sous la dynastie Tang (618-907 ap. J.-C.). La jeune femme est vêtue d’un gilet moulant à manches longues avec col arrondi et d’une longue jupe attachée sous la poitrine. Par-dessus, un gilet à manches courtes descend jusqu’à la taille. Le corps est à peine suggéré par le vêtement. La frontalité du personnage est rompue par son geste : la main droite retient sa robe, tandis que bras gauche se replie au niveau de la taille. Le visage rond aux joues bien pleines se termine par un double menton. Les traits du visage sont sobrement rendus par le relief. La coiffure en « lame de sabre » est surprenante : les cheveux sont ramenés en une masse au-dessus de la tête et s’écroulent de manière ordonnée à l’arrière, formant ainsi une crête. Un tel agencement n’est rendu possible que par l’emploi d’accessoires tels une structure de base solide et des rubans de tissus. Ce chignon rencontre un grand succès au XVIIIe siècle auprès des femmes de l’aristocratie qui le nomment alors « coiffure de la divinité volante » car il ressemble « aux apsaras dont le vol aux fluides arabesques peuple les espaces infinis où se meuvent Bouddha et Boddhisattvas ». En plus d’être le reflet de l’identité sociale de l’individu, la chevelure est également associée, en Chine et au Japon, à de nombreuses croyances religieuses ou superstitieuses. Les épingles à cheveux chinoises sont fréquemment ornées d’un décor de vases et de fleurs réalisés en émail de teintes vives. La couleur bleue dominante est une imitation à moindre

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coût des plumes du martin-pêcheur appréciées par la haute aristocratie pour ses teintes irisées mais aussi parce qu’il est un emblème de beauté et de fidélité conjugale. Les motifs floraux sont également porteurs d’une grande valeur symbolique qui renforce le lien de l’homme avec la nature. Les fleurs qui prédominent sont le chrysanthème (la longue vie), la pivoine (la richesse) et le lotus (la pureté, l’harmonie et la paix). Le chatoiement des couleurs renvoie à la vibration et au souffle vital de l’univers.

Épingle Cuivre doré et émail Chine XVII e- XXe siècle L : 10 cm ; l : 1,2 cm Inv. EO 424

Épingle Cuivre doré et émail

Chine XVII e- XXe siècle

L : 14,4 cm ; l : 2 cm Inv. EO 428

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Avec le Japon de l’ère Edo (1603-1868 ap. J.-C.), l’ornement de tête devient un véritable objet d’art véhiculant des codes sociaux spécifiques. D’un seul regard, on identifie une femme, son statut social et familial, son âge, … et même, dit-on, son âme ! Trente-cinq styles de coiffure sont élaborés nécessitant, dans certains cas, l’usage de plus de 200 peignes à coiffer. En 1720, une loi promulguée contre ces excès de faste veut restreindre les accessoires de coiffure et notamment les épingles. Les artisans se joueront alors de la loi en recourbant l’extrémité des épingles pour les transformer en cure-oreille ! III. SCULPTER SON CORPS a) Corps déformé Comme le dit France Borel : « rien n’est plus obscène aux yeux des hommes que la nudité. Dès sa naissance, la société s’empare de l’enfant, le manipule, l’habille, le forme et le déforme, parfois avec une certaine violence ». Dans de nombreuses cultures d’Afrique Noire, la tête est considérée comme le siège de la spiritualité. Ainsi, en RD Congo, les Mangbetu sculptent-ils littéralement la tête de leurs enfants, en compressant le crâne du nourrisson avec des bandelettes d’écorce. De cette manière, la calotte crânienne s’allonge, les paupières s’étirent fortement vers les tempes et le dessin des pommettes s’affirme. Si cette pratique vise tout d’abord à embellir l’individu, elle cherche aussi à transfigurer la réalité en accomplissant un acte de création.

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Le monde amérindien a également laissé de nombreux témoignages de cette pratique : le crâne adopte la forme étirée d’un pain de sucre ou est aplati en trapèze. On le devine sous le haut bonnet d’une statuette d’homme provenant de la culture Tumaco- La Tolita en Équateur (300 av. J.-C.- 300 ap. J.-C.). Le visage, petit et fin, est marqué par un menton pointu, des yeux étirés et une bouche fine. L’homme porte une parure de nez de forme trapézoïdale et des disques cylindriques aux oreilles. Sa tête, traversée d’un étroit bandeau, présente une déformation crânienne exagérée qui évoque une tiare pharaonique.

Statuette mangbetu en bois RD Congo Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale Inv. 59.21.36 MRAC Tervuren ©, J.-M. Vandyck.

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Cette déformation est obtenue après un long processus décrit au XVIe siècle par Diego de la Landa : « Quelques jours après la naissance, on mettait la tête du bébé entre 2 planchettes, l’une au front, l’autre à l’occiput, serrées avec force, et on le tenait dans la souffrance jusqu’à ce qu’au bout de quelques jours, la tête ainsi moulée restait aplatie suivant leur usage ». Dans le monde maya, ce canon de beauté est le signe distinctif de la classe dirigeante qui se veut l’incarnation du Dieu Maïs. Pour renforcer encore d’avantage l’allusion à cette divinité, les nobles prolongent l’arête de leur nez avec de la cire d’abeille et portent des coiffes de plumes évoquant le panache végétal de l’épi. Dans l’Ancien Mexique, l’embellissement et le lien avec les dieux passent également par une mutilation des dents. Les jeunes gens distingués se font limer les incisives et les canines avec des pierres abrasives, en triangle ou en créneaux, ou encore y creusent une cupule qu’ils sertissent d’une pastille de jade, de turquoise ou de pyrite. Cette pratique n’est pas sans

Tête Terre cuite Tumaco-La Tolita, Équateur 300 av. J.-C.-300 ap. J.-C. H : 8,6 cm Inv. AAM 48.34.1

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évoquer le dieu solaire qui est connu pour ses dents limées et pour son léger strabisme. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que les Mayas suspendent au-dessus du lit des enfants un petit objet qui les contraint à loucher. Ici on pétrit des crânes, ailleurs on bande et on atrophie les pieds pour atteindre un autre idéal de beauté. Ce procédé, réservé aux hautes classes et apparu en Chine dès le Xe siècle ap. J.-C., vise à empêcher les pieds des fillettes de grandir en les bandant et les comprimant dès l’âge de quatre ans. Les orteils sont alors pliés vers le bas et le talon s’avance vers l’avant formant une fente au-dessous de la voûte plantaire qui éveille les fantasmes masculins. La forme du pied est donc inversée : il n’est plus long et droit mais court, triangulaire et arqué. Ainsi mutilé, le pied agit comme une entrave, la démarche des femmes est contrariée, on dit alors qu’elle avance avec « une sage lenteur ». Cette beauté obtenue dans d’horribles souffrances est le résultat d’une véritable maîtrise de soi. Les femmes portent des chaussures pointues adaptées à cette déformation dont la longueur atteint à peine 14,5 cm. La tige est recouverte de soie bleue brodée de motifs d’orchidées dans les tons roses et verts. Une bande de soie noire à liseré vert souligne le bord supérieur de la tige. Elle se prolonge jusqu’à la pointe et souligne la forme de la chaussure. La partie inférieure de la tige est galonnée d’une bande noire et lilas. L’intérieur est doublé de coton et de toile cirée. Une bande de tissu rehausse la semelle à la hauteur du talon et à l’avant de la plante du pied.

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Sous la dynastie Qing (1644-1911 ap. J.-C.), les nobles chinois et chinoises se plaisent à laisser pousser l’ongle de l’auriculaire de manière démesurée, montrant ainsi qu’ils appartiennent aux classes sociales qui n’ont pas besoin de travailler de leurs mains. Pour éviter qu’il ne se casse, il est muni d’un protège ongle émaillé pouvant atteindre une longueur de 20 cm. Des motifs « porte-bonheur » ajourés couvrent sa surface : tortue, poisson et crabe évoluent au milieu des fleurs. Une bordure de grecques en émail bleu complète l’ensemble du décor.

Protège-ongles Cuivre doré, émail Dynastie Qing, Chine 1644-1911 ap. J.-C. L: 9,5 cm ; l: 3 cm Inv. EO 426

Chaussures Coton, soie, toile

cirée Chine

XX e siècle L : 14,5 cm

Coll. particulière

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b) Corps transpercé Sous d’autres latitudes, ce sont les lèvres, les narines et les oreilles, points du corps par lesquels passent le souffle, la parole et l’écoute, que l’on allonge de façon irréversible par le port de lourds ornements. Par l’ajout de spectaculaires artifices, le corps s’allonge, s’amplifie, se prolonge, se dilate. La parure s’imprime dans le corps au plus profond de lui-même et ne forme plus qu’un avec lui. (Bérénice Geoffroy-Schneiter dans Parures ethniques) L’origine du labret se perd dans la nuit des temps. Il adopte, en Afrique, des formes très variées : une tige, un plateau ou un cylindre taillés dans le bois, l’os et l’ivoire ou réalisés en métal, voire en terre cuite. La manipulation des lèvres est souvent liée aux rituels de passage des jeunes filles par lesquels elles proclament leur maturité sexuelle. Ainsi, dans la Vallée de l’Omo en Éthiopie, les adolescentes mursi se percent-elles le lobe de l’oreille et y insèrent-elles des tampons en terre séchée ou en bois. Après les épreuves initiatiques, vers 20-25 ans, et pour indiquer qu’elles sont en âge de se marier, elles se perforent la lèvre inférieure pour y loger un disque en terre cuite qu’elles ont confectionné elles-mêmes. Celui-ci est décoré de quelques traits au pinceau. Au fil du temps, cet ornement s’agrandit pour devenir un grand plateau dont elles ne se sépareront qu’à la ménopause ou lorsque le nombre de leurs enfants sera jugé suffisant. Dans de nombreuses cultures, c’est le futur conjoint qui place le labret, signalant ainsi la prise de possession de la femme par l’homme.

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Chez les Bambara, le nez et la langue sont responsables du bon fonctionnement de la société : le premier définit les désirs et les paroles, tandis que la seconde crée le verbe. Le port du plateau labial contrôle ainsi les mots qui sortent de la bouche des femmes qui ne seraient pas maîtresses de leur parole. Dans de nombreux cas, le mythe engendre la parure. On raconte, chez les Fali du Cameroun, que « la femme primordiale qui donna naissance à tous les êtres, ne portait pas de labret et, sur les conseils du crapaud, elle prescrivit à sa fille puis aux autres femmes de s’en munir ». Depuis ce jour, les femmes portent des plateaux dans leurs lèvres qui rappellent la forme de la bouche du crapaud. Et lorsque les deux disques s’entrechoquent, on entend le coassement de l’animal.

Disque labial Terre cuite, pigment blanc Vallée de l’Omo, Éthiopie XX e siècle Diam : 11,4 cm Coll. particulière

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En Amazonie, le port du labret est plutôt une affaire d’hommes. Quelques jours après la naissance, la lèvre inférieure des garçons kayapo est perforée. D’abord, on y insère un fil de coton, remplacé ensuite par un bâtonnet de la taille d’une allumette. L’élargissement de cet orifice aura lieu lorsqu’il fera son entrée dans la maison des hommes, vers l’âge de 8 ans. À ce moment, le bâtonnet est remplacé par un labret de bois cylindrique. Petit à petit, on le remplace par d’autres labrets cylindriques, puis par des disques labiaux d’un diamètre supérieur. Lorsque le jeune homme peut se marier, il reçoit un disque d’un diamètre de dix centimètres. Ce disque souligne la parole, la faculté de prononcer des discours qui est le mode de persuasion principal des chefs et des aînés. En outre, celui qui détient le droit d’exhorter par la parole verra son statut s’élever au sein de la communauté. Comme seuls les hommes prononcent des discours, on comprend aisément pourquoi les femmes ne portent pas de labret. Le continent américain pratique également cette coutume. Nobles mayas, aztèques ou mixtèques portent des labrets munis à la fois d’un large bourrelet qui fixe l’objet dans la bouche et d’un disque tourné vers l’extérieur. Ces parures sont réalisées en os, en or, en jade ou en obsidienne, une roche d’origine volcanique brillante comme le verre, parfois

Labrets Obsidienne Aztèque, Mexique 1325-1521 ap. J.-C. H : 1,2 cm ; diam : 1,5 cm Inv. AAM 3498 et 3501

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rehaussées de turquoises dont les nuances vertes évoquent la végétation. De même que la bouche, les oreilles s’ornent d’éléments qui les transpercent de part en part. Ils prennent, chez les anciens Mexicains, la forme d’un volumineux disque de pierre verte percé d’un trou central que bouche un cylindre. Ce dernier sert de contrepoids et maintient l’objet dans le lobe de l’oreille.

Une figure féminine en terre cuite de la culture Chupicuaro (300-100 av. J.-C.) porte ce type de boucles d’oreilles. La jeune femme est totalement nue, à exception de ses bijoux : un double collier avec fermoir et un large bracelet au bras droit constituent son unique parure. Une raie médiane divise la masse de ses cheveux et une frange couvre son front.

Disque d’oreille Pierre verte Aztèque, Mexique 1325-1521 ap. J.-C. H : 1,9 cm ; Diam : 3,5 cm Inv. AAM 48.26.54.3

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Les mains de la jeune femme reposent sur son ventre dont la forme arrondie évoque sa fertilité. Il est possible qu’elle ait porté à l’origine un vêtement de coton, aujourd’hui disparu. Les détails sont réalisés selon la technique du pastillage et rehaussés d’engobe rouge et blanc. Le Préclassique a vu la production d’un grand nombre de figurines féminines en terre cuite placées sous le plancher des maisons ou déposées dans les sépultures. Elles sont associées à des rites de fertilité et à des croyances dans la vie future. L’élite maori préfère porter à l’oreille droite un pendant étroit et allongé appelé kuru. Il est réalisé en néphrite verte, une pierre qui provient de la côte Poutini et qui est appréciée pour sa beauté et sa rareté. Cette pierre est à la fois un symbole d’identité et une protection pour l’individu. Ces objets sont généralement transmis de génération en génération et se chargent au cours du temps d’une grande quantité de mana.

Figure féminine Terre cuite

Chupicuaro, Mexique 300-100 av. J. C.

H : 10,9 cm Inv. AAM 48.25 2/3

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Pour les Miao du Sud-Ouest de la Chine, les lobes étirés des femmes sont signe de beauté et de chance. Aussi portent-elles des ornements en argent gravés de motifs végétaux qui peuvent atteindre jusqu’à 21 cm de long. Il existe une grande variété de modèles. Parmi ceux-ci, spirales et volutes sont les motifs les plus répandus. Symbole d’unité clanique pour certains, tourbillons d’eau, source de vie et symbole de renouvellement pour d’autres, ils sont communs à toute l’ethnie miao bien au-delà de la frontière chinoise.

Pendant d’oreille Néphrite Maori, Nouvelle-Zélande Découvert au XVIIIe-XIX e siècle L : 11,3 cm ; l : 1,2 cm Inv. Et 2009.73

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Si beaucoup de populations pratiquent tous les types de métamorphoses, d’autres en privilégient. C’est le cas des chasseurs de tête asmat qui subliment leur corps avec des parures de nez spectaculaires destinées à aider les hommes dans leur entreprise guerrière. Cette parure véhicule toute une symbolique. Tout d’abord parce qu’elle est taillée dans un coquillage bipane qui représente la lune, ensuite parce que sa forme en spirale évoque, à la fois, la queue du singe couscous et les ailes de la roussette, des animaux associés au soleil et à la chasse aux têtes.

Pendants d’oreille Argent

Miao, Chine XX e siècle

L : 18,5cm Coll. particulière

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Lorsqu’un Asmat arbore cet ornement de nez, il s’associe au cosmos, au soleil et à la lune et à un puissant chasseur de tête qui terrifie ses ennemis. Pour les populations du Pacifique, la tête est le siège de l’âme ou de l’essence de tout être, elle est considérée comme la partie la plus sacrée du corps. Prendre et conserver la tête de son ennemi permet, dès lors, de s’emparer du pouvoir des individus auxquels elle avait appartenu. La chasse aux têtes est donc un moyen d’affirmer son autorité sur un autre. Elle est essentielle et nécessaire pour le bien-être, la fertilité et la survie du groupe.

Parure de nez bipane Coquillage Papouasie-Nouvelle-Guinée XIX e-XX e siècle L : 16,6 cm ; H : 8,7 cm Coll. particulière

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IV. SE VÊTIR D’ORNEMENTS a) Un corps idéalisé Vêtements et bijoux rehaussent la beauté des corps en même temps qu’ils en soulignent les différences. Dans l’Inde ancienne, seul le corps paré est considéré comme véritablement beau. Dieux et déesses arborent leurs parures comme autant d’attributs de leur puissance, tandis que les hommes et les femmes en font les symboles de leur rang en même temps qu’un gage de fertilité. C’est cependant sur le corps de la femme que l’ornement prend sa forme la plus élaborée : les pieds sont couverts de laque rouge, les chevilles portent des bracelets chargés de grelots, bras et cou sont parés de bijoux, la tête est couronnée de guirlandes de fleurs, des dessins sont peints sur les seins et les joues, les yeux sont passés au mascara. De toutes ces pratiques, c’est l’embellissement des pieds qui recueille toute l’attention car il est un objet d’amour et de désir érotique. À chaque fête, les femmes décorent leurs pieds de motifs floraux dessinés au henné et embellissent leurs doigts de pied de bagues d’argent souvent munies de grelots dont « le son et le cliquetis, dit-on, suffisent à éveiller le désir dans le cœur de l’amant ». Notre exemplaire est orné d’une fleur de lotus ajourée avec motif de perles sur le pourtour. Au centre, le bouton de la fleur se dégage en haut-relief. Le lotus est un symbole du dieu Vishnu, dieu protecteur du monde, et de son épouse Lakshmi, déesse de la prospérité et de la bonne fortune. Il est également un emblème de pureté divine associé au soleil.

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Amour de la nature et lien intime avec le monde animal et végétal se devinent chez les populations d’Amazonie. Dès leur plus jeune âge, les Kayapos utilisent le langage des plumes pour rehausser la beauté de leur corps et pour exprimer leur identité. Ils se transforment ainsi en homme-oiseau capable de voyager et de dialoguer avec le monde des esprits comme le font les oiseaux de la forêt. Chaque classe d’âge possède une parure spécifique : les bracelets de plumes réservés aux hommes adultes sont réalisés avec des plumules d’aras de couleurs vertes, bleues et jaunes attachées à un fil de coton.

Bague de pied Argent Inde XIX e-XX e siècle L : 7,2 cm ; H : 5,1 cm Coll. particulière

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Dans certaines cultures, c’est l’accessoire qui fait toute la différence. Ainsi les femmes nobles chimus du Pérou ferment-elles leur manteau à l’aide d’une élégante épingle d’argent, tupu, plus ou moins ornée en fonction de leur statut social. D’une longueur variant de 18 à 26 cm, elle se compose d’une fine tige de métal pourvue à son extrémité d’un simple disque orné ou non ou d’un croissant surmonté de deux spirales. Certaines de ces épingles sont munies d’une sphère aplatie dans laquelle sont enfermées des petites billes qui rendent l’instrument sonore. Le tintement de l’objet accroît alors son effet visuel. L’usage de l’or et de l’argent est hautement symbolique pour les populations andines, le premier est associé à la sueur du soleil et le second représente les larmes de la lune. En portant un tel objet, l’individu se proclame ainsi de descendance divine.

Brassards Plumules d’ara et fils

de coton Kayapo, Amazonie

XIX e-XX e siècle Diam : 4,5 cm

Coll. particulière

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Les femmes touaregs du Nord de l’Afrique préfèrent l’élégance de la clé de voile : il s’agit d’un contrepoids particulièrement apprécié pour son esthétisme et sa fonctionnalité car il embellit la femme tout en empêchant son voile d’être emporté par le vent du désert. Cet objet de parure se compose de formes géométriques incisées et ajourées qui se superposent et s’emboîtent les unes dans les autres. Des cabochons de métal ponctuent la surface. Ses lignes élégantes et fluides en font un véritable bijou.

Tupu Argent

Chimu, Pérou 1100-1470 ap. J.-C.

H : 26,5 cm et 18 cm Inv. AAM 46.7.264 24/26

et 46.7.264 25/26

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b) Symbole de pouvoir et d’identité

Dans toute la Polynésie, vêtement et parure reflètent aussi la sacralité, le rang et la fortune de ceux qui les portent. Ils témoignent également de la virtuosité et de l’ingéniosité des artisans qui les ont réalisés. Aux matériaux destinés à durer en raison de leur caractère sacré ou de leur rareté (cheveux d’ancêtres ou d’ennemis, néphrite, nacre, ivoire de cachalot, dent de dauphin ou écailles de tortues, ...) s’opposent les matériaux éphémères faits de fleurs, de plumes, de graines ou de racines assemblées. Une grande puissance est attribuée aux chefs en tant qu’incarnation du pouvoir divin. Chefs et hauts dignitaires sont reconnaissables à leurs ornements réalisés avec des

Clé de voile Fer, laiton et cuivre Touareg, Maroc XIX e-XX e siècle L : 8 cm ; H : 24,3 cm Coll. particulière

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matériaux rares et coûteux qui manifestent le mana, le prestige et les nobles origines de l’élite.

Les matériaux utilisés accroissent le prestige de leur propriétaire non seulement parce qu’ils sont hautement appréciés mais aussi parce que, n’étant pas disponibles localement, ils ne peuvent être acquis que dans la cadre d’un important système d’échange intra-insulaire. Ainsi, la nacre de Tuamotu est-elle exportée vers Tahiti et les îles Australes, tandis que les habitants de l’île Tonga commercialisent leurs dents de cachalot aux îles Fidji. Faire des échanges est ainsi une manière de s’enrichir et de renforcer les relations entre les communautés.

Collier Dent de cachalot et cordon végétal Îles Fidji Découvert au XVIIIe-XIX e

siècle L : 15,4 cm (dent) ; 60,5 cm (cordon) Inv. Et 38.15.8

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Dans la remise de cadeaux, les colliers ornés d’une dent de cachalot occupent une place prédominante. Ils se composent d’une dent conique d’une longueur de 15,4 cm prélevée sur la mâchoire inférieure de l’animal et enfilée ensuite sur un cordon de fibres végétales. Ces pendentifs interviennent tout d’abord dans les échanges diplomatiques entre chefs de clans voisins pour resserrer les liens sociaux, réparer une faute, appuyer une requête ou renforcer une promesse de mariage. Ils sont également échangés dans le cadre de cérémonies de naissance pour honorer le nouveau-né et sa famille. L’offrande d’une dent de cachalot obéit à un rituel bien défini : le donateur prend la dent dans une main, tandis que de l’autre il tient le cordon. Le bénéficiaire prend ensuite l’objet par le cordon ce qui signifie que le cadeau est accepté.

Couronne Plumes teintées en rouge et jaune, fil de soie, fil blanc.

Îles Hawaii Découverte au XVIIIe-XIX e s.

L : 70 cm Inv. ET 971

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À Hawaii, ce sont les plumes qui sont associées au pouvoir et au prestige car s’envelopper le corps de plumes c’est l’assimiler à celui couvert de plumes des dieux. Lors des cérémonies, les souverains et nobles portent d’impressionnantes capes et coiffes emplumées qui leur offrent une protection spirituelle et soulignent leur statut divin. Les femmes de l’aristocratie préfèrent, quant à elles, se couvrir la tête d’une couronne de plumes rouges et jaunes. Notre exemplaire, d’époque moderne, comporte des plumes teintées en jaune et en rouge qui évoquent la couleur des plumes d’oiseaux exotiques chassés autrefois. Ces plumes provenaient, à l’origine, de passereaux forestiers, les rouges du Liwi et les jaunes du Moho d’Hawaii. Le rouge est la couleur du sacré car il évoque Ku, le dieu de la guerre, tandis que le jaune symbolise la richesse et le statut de l’individu. À partir du XVIII e siècle, peut-être en raison de leur rareté, les plumes de couleur jaune prennent l’avantage et le jaune devient la couleur dominante. La confection de ces parures demande l’intervention des deux sexes : ce sont les hommes qui capturent les oiseaux à la glu ou au filet ; certains sont ensuite relâchés, d’autres mangés. Puis, les épouses des chasseurs nettoient et trient les plumes avant de les attacher à un filet ou un cordon de fibres végétales. En Amérique centrale, la jadéite est la pierre par excellence non seulement parce que sa couleur évoque l’eau, la végétation et la vie, mais aussi parce que sa rareté en fait un symbole de richesse et de prestige. Elle est également liée à différentes divinités comme Chalchiutlicue, la déesse des sources des Aztèques, ou encore le dieu Maïs chez les Mayas.

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Les Mayas associent le jade aux hautes classes et à la figure du roi. La monarchie repose sur une représentation ostentatoire du pouvoir. Lors de leur avènement, les rois mayas reçoivent des insignes chargés d’énergie qui confèrent des capacités particulières à celui qui les porte. Le jade est apprécié pour sa haute valeur symbolique. Ainsi, en se couvrant de jade, le roi se présente-t-il comme le dieu Maïs, dispensateur de la vie sur terre. Ces parures royales ont une autre symbolique. Les rois portent de nombreux ornements de jade dans les cheveux et aux oreilles. Ceux-ci ont fréquemment une forme de fleurs qui symbolisent celles du Ceiba, un arbre qui occupe le centre de l’univers. On raconte, en effet, que la création de l’univers découle de l’assemblage de trois pierres flottant sur l’océan originel. Le ciel surgit à cet endroit et le dieu Maïs plaça un arbre pour le soutenir. En portant de tels attributs, le roi devient ainsi l’égal de l’arbre cosmique. Les ornements de jade de sa coiffe évoquent les fleurs du fromager, tandis que les plumes de quetzal représentent l’oiseau céleste posé sur les branches de l’arbre. Le roi devient ainsi le garant de l’ordre terrestre et cosmique. Même si notre collier n’a pas la richesse et l’élégance des nobles parures mayas, il n’en est pas moins intéressant par sa technique de réalisation. Il est constitué de perles irrégulières de forme sphérique obtenues avec des moyens très simples. La pierre est sciée à l’aide de cordelettes, de bois plats ou d’ardoise que l’on fait aller et venir sur une matière abrasive. La forme est ensuite obtenue par polissage avec de l’hématite

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ou du jade pulvérisé. Pour confectionner les perles, l’artisan utilise fréquemment des galets de jade arrondis par l’eau. Ces derniers sont ensuite percés à l’aide d’un foret confectionné avec des os d’oiseau ou des joncs.

La néphrite, une variété de jade, est également le matériau le plus vénéré et le plus précieux dans la culture chinoise. Elle est appréciée avant tout pour sa beauté et les classes aisées la portent d’ailleurs volontiers comme parures personnelles et insignes de leur rang sous forme de boucles de ceinture, de bracelets ou de pendentifs.

Collier Pierre verte Mixtèque, Mexique 700/800-1521 ap. J.-C. Diam : 23 cm ; H : 2,8 cm Inv. AAM 2050

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Mais son importance va bien au-delà de sa valeur distinctive. En effet, le jade est fréquemment associé aux vertus du vrai gentilhomme tel que nous le décrit Confucius (551-479 av. J.-C.) dans son « Livre des rites » : « (…) Les sages de l’Antiquité comparaient la vertu au jade. Il est l’image de la bonté parce qu’il est doux au toucher, onctueux ; de la prudence, parce que ses veines sont fines, compactes, et qu’il est solide ; de la justice parce qu’il a des angles, mais ne blesse pas ; de l’urbanité, parce que suspendu (à la ceinture), il semble descendre jusqu’à terre ; de la musique, parce que par la percussion on en tire des sons clairs, élevés, prolongés et finissant d’une manière abrupte ; de la sincérité, parce que son éclat n’est pas voilé par ses défauts ni les défauts par son éclat ; de la bonne foi, parce que ses belles qualités intérieures se voient à l’extérieur de quelque côté qu’on le considère ; du ciel parce qu’il ressemble à un arc-en-ciel blanc ; de la terre parce que ses émanations sortent des montagnes et des fleuves ; de la vertu parce qu’on en fait des tablettes que les envoyés des princes offrent seules (sans les accompagner de présents) ; de la voie de la vertu parce que chacun l’estime ». Les taoïstes confèrent à cette pierre des qualités exceptionnelles supplémentaires : elle aurait des pouvoirs magiques et propitiatoires et apporterait l’immortalité. Parmi les insignes de rang, les agrafes de ceinture occupent une place de choix. Elles sont rehaussées d’animaux auspicieux et de créatures mythiques, d’images bouddhiques ou de décors floraux. L’objet présenté ici est muni d’un crochet d’agrafe formé du cou recourbé et de la tête d’un dragon aux yeux proéminents. En face, un petit dragon à

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quatre pattes et au corps reptilien repose sur la tige de l’agrafe. Au revers de celle-ci, se trouve le bouton de fixation. Le dragon est un animal bienfaisant en Chine, il règne sur le ciel et les eaux et est un des animaux symboliques des quatre points cardinaux, en l’occurrence l’Est. En tant qu’énergie cosmique, il apporte la prospérité et repousse les démons et les mauvais esprits.

Agrafe de ceinture Jade

Chine XIX e-XX e siècle

L : 9,5 cm ; l : 1,9 cm Inv. C 270

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c) Signe rituel et protecteur C’est probablement son caractère inaltérable qui explique que le jade fut très tôt associé, en Chine, au monde funéraire. Arborées la vie durant, les parures de jade sont souvent inhumées avec le défunt afin de garantir le respect post-mortem qui lui est dû. Sous les Han (206 av. J.-C.-220 ap. J.-C.), le corps du défunt de très haut rang est couvert d’un véritable linceul de jade qui protège et conserve le corps. Il arrive également que les orifices naturels soient clos par de petits objets en jade qui sauvegardent l’énergie vitale de l’individu, le qi, et la retiennent à l’intérieur du corps. Ainsi, le défunt peut-il ressusciter ultérieurement. Parmi ces bouchons de jade, retenons la cigale qui est toujours placée sur la langue de défunt. Elle est un symbole des cycles de transformations de la vie qu’elle évoque par ses propres métamorphoses. En plaçant un tel animal dans la bouche du cadavre, les Chinois espèrent qu’il apportera ses propriétés de pureté et d’inaltérabilité au défunt qui échappe ainsi à la mort en devenant semblable au jade. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que les immortels ont l’apparence du jade ? Sa forme trapézoïdale très stylisée est définie par des sillons vifs et nets qui confèrent une allure très moderne à l’objet.

Cigale Néphrite Han occidentaux, Chine 206 av. J.-C.- 8 ap. J.-C. L : 4,2 cm ; l : 2 cm Inv. L 62

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Le disque Bi fait partie des parures funéraires de prédilection à l’époque des Royaumes Combattants (475-221 av. J.-C.) et des Hans (206 av. J.-C.-220 ap. J.-C). Placé directement sur le cercueil, il apporte longévité au défunt. Le délicat motif de « grains qui germent » (en raison de sa ressemblance avec le grain de riz en germination) qui couvre sa surface en font un objet délicat et raffiné. Il n’y a pas que le jade qui possède des vertus protectrices et magiques. La turquoise, connue également pour ses vertus curatives et apotropaïques*, se retrouve dans de nombreuses parties du monde. Au Ladakh, les femmes la fixent sur leur coiffure. Les cultures d’Amérique et du Mexique l’apprécient pour sa couleur qui évoque l’eau et la pluie, sources de vie. Les Aztèques l’associent au dieu de la pluie, Tlaloc, et l’offrent aux divinités de l’inframonde.

Disque BI Néphrite

Royaumes Combattants- Han occidentaux, Chine 481 av. J.-C.- 8 ap. J.-C.

Diam : 4,4 cm Inv. L 21

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Depuis les temps les plus reculés, la turquoise joue un rôle très important lors des rituels de passage des adolescentes navajos. À cette occasion, la jeune fille est couverte de bracelets et de colliers de turquoise et d’argent qui lui assurent un avenir heureux. Notre bracelet, d’époque récente, témoigne de la survivance de ces anciennes croyances. Il se compose de quatre fils d’argent rehaussés de trois grands cabochons de turquoise taillés grossièrement. En portant un bijou de ce type, on proclame ainsi à tous l’aisance et le prestige de sa famille. Protégeant elle aussi du mauvais œil, l’ambre jaune séduit les Berbères comme les Mauritaniens, les femmes d’Afrique comme celles de Mongolie. Évoquant par sa couleur flamboyante, le sang, la lumière et la vie, le corail est le matériau bénéfique par excellence. Les Kabyles le suspendent sous forme de bâtonnet au cou des nourrissons, les mères s’en parent pour favoriser les montées de lait, les hommes pour

Bracelet Turquoises et argent Navajo, États-Unis XX e siècle H : 5,6 cm ; l : 8,9 cm Inv. ETAM 2009.6.1

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stimuler leur ardeur sexuelle. Chez les peuples bouddhiques d’Asie, le corail se faufile dans les ornements des coiffures et des chapelets, s’immisce dans les bracelets et les bagues. La cornaline rehausse de son ton chaud l’éclat des parures féminines touaregs : les jeunes femmes se parent de bagues d’argent incisées et rehaussées d’un chaton de cornaline dont la forme triangulaire renforce la fécondité et protège contre les hémorragies, les menstruations douloureuses et les fausses couches. Hautement protecteurs, les clous de girofle sont particulièrement appréciés des populations d’Afrique du Nord. Portés en collier à l’état brut, ils chassent les mauvais esprits, renforcent la virilité des hommes et enveloppent l’individu d’un parfum épicé.

Bague Cornaline et argent Touareg, Niger XIX e-XX e siècle L : 11 cm ; l : 4 cm Coll. particulière

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Le collier présenté ici se compose d’un pendentif biconique évoquant un boîtier à amulettes auquel sont accrochés cinq grelots coniques. De part et d’autre, plusieurs rangs de clous de girofle sont entrecoupés de deux perles de copal dont la couleur chaude rappelle celle de l’ambre. Même si l’ambre, trop coûteux, a été remplacé dans ce cas-ci par une imitation bon marché de la même couleur, l’efficacité de l’objet reste intacte. Hormis les matériaux utilisés, la forme de l’objet peut, à elle seule, repousser les forces néfastes et attirer la baraka. La plus courante dans le monde islamique est « la main de Fatima » ou « khamsa », le cinq. Issue d’anciennes croyances païennes, elle est investie de puissants pouvoirs et intervient dans tous les moments importants de la vie. Ses cinq doigts évoquent les cinq piliers de l’Islam : la profession de foi, la prière obligatoire, l’aumône, le jeûne pendant le mois de ramadan et le pèlerinage à La Mecque. Certains l’associent au

Collier Clous de girofle,

copal, argent et cuivre

Algérie XIX e-XX e siècle

L : 69 cm Coll. particulière

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manteau protecteur du prophète qui le couvrait lui, sa fille, Fatima, son gendre Ali et ses deux petits-fils. Ainsi, en dessinant la main, l’homme se protége-t-il du malheur et du mauvais œil. Les motifs ciselés sur le bijou constituent, eux aussi, un rempart contre le mauvais sort. Animaux et objets aux vertus bienfaisantes se rencontrent, ici et là : poissons et volatiles apportant la fertilité, fer à cheval bénéfique ou encore poignard à valeur prophylactique alternent avec des motifs végétaux et géométriques purement ornementaux. La tête et la poitrine font partie des endroits vulnérables sur lesquels il convient de placer des ornements protecteurs. Ainsi, de petits étuis enfermant des passages du Coran, des formules incantatoires ou des matériaux magiques (piquants

Khamsa Argent Maroc XX e siècle L : 12 cm ; l : 9,2 cm Coll. particulière

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de hérisson, vertèbre de poisson, cauris, terre du tombeau d’un marabout …) sont-ils suspendus au cou, à même la peau, afin de les rendre plus efficaces. C’est le cas de ce pendentif-amulette réalisé en verre, de forme ovale, qui présente, des deux côtés, une inscription arabe gravée. Au centre, on reconnaît le nom d’Allah, tandis que sur le pourtour se déroule une inscription continue tirée du 112e chapitre du Coran : « Invocation d’Ali qui fait apparaître les prodiges. Votre recours dans les malheurs, dans tous les soucis, et la peine. Ô Mohamed il n’y a pas d’autres issues pour toi. Ô Ali, Ô Ali, Ô Ali ». Sur l’autre face, on distingue au centre le mot al-farid , « l’unique ». L’objet possède les vertus protectrices du jade dont il imite la couleur verte.

Amulette Verre Iran XVIII e-XIX e siècle, L : 7,6 cm ; l : 6,3 cm Inv. IS 1058

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Dans le monde berbère, il arrive que les bijoux soient à la fois talisman et épargne. Facilement monnayable, ils constituent une réserve idéale dans laquelle le chef de famille puise dès que le besoin s’en fait sentir. Ils reflètent également la prospérité d’une famille. C’est au cours des négociations qui précèdent le mariage que le futur époux parlemente avec le père de la mariée. La dot consiste en bétail, accompagné d’une certaine somme d’argent et de bijoux : diadèmes, boucles d’oreilles, fibules, colliers, bracelets, anneaux de chevilles, bagues et amulettes. La jeune femme n’exhibera son trousseau complet que lors de circonstances particulières (naissance, mariage, fête communautaire, ...). Pour ses travaux quotidiens, elle ne porte que des parures simples et légères. Ces bijoux restent la propriété de la jeune femme et assurent sa sécurité matérielle même en cas de divorce. Parmi tous ces éléments de parure, la fibule en argent est particulièrement appréciée par les habitants de l’Atlas parce que, en plus d’être un élément de parure et une marque d’identité, elle a une fonction pratique : celle d’attacher le drapé féminin qui se veut sans couture et boutonnage. Elle est aussi un talisman : tout d’abord parce que l’argent utilisé est un symbole de chance et de pureté, ensuite, parce que sa forme étoilée évoque la magie du chiffre 5, un chiffre hautement protecteur. Quant à la forme triangulaire de base, elle renvoie à la femme et à la fécondité. La forme et l’ornementation des fibules varient en fonction des régions.

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La première fibule comporte deux broches triangulaires munies de cinq branches et d’un cabochon conique au centre. Elles sont reliées entre elles par une chaînette ornée, pour chacune d’elles, d’une plaque rectangulaire en argent dotée d’un cabochon en pâte de verre rouge et d’un pendentif sphérique ajouré. Au centre, une sphère, ajourée elle aussi, rappelle par sa forme les boîtiers à amulettes manuscrites. Le décor gravé linéaire ou en pointillé est essentiellement géométrique. La deuxième fibule est d’un style totalement différent : les deux broches ciselées et reliées par une chaînette sont ornées, au centre, d’un motif en haut-relief en forme d’amande autour duquel rayonnent huit amandes plus petites. Le pendentif ovale est richement décoré : rosettes incisées, cylindre de cornaline et dix perles d’ambre suspendues. Chacune de ces fibules est munie d’une paire d’anneaux et d’ardillons* permettant d’attacher l’objet aux différentes couches de tissus.

Paire de fibules Argent, pâte de verre rouge Atlas, Maroc XIX e-XX e siècle L : 78,7 cm ; l : 10 cm Coll. particulière

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d) Signe de force Signe de féminité, la parure peut aussi, dans certains cas, exacerber la virilité et renforcer l’agressivité d’un individu. Ainsi, les guerriers abelam de Nouvelle-Guinée se plantent-ils dans la bouche d’étonnants pectoraux, kara-ut, qui impressionnent leur adversaire lors des combats. Un ouvrage en vannerie et en coquillage, réalisé par les hommes, constitue la base de cet ornement. Il adopte la forme d’une figure humaine dont le visage, marqué par deux grands yeux de coquillage et un long nez, est encadré de deux défenses de cochon.

Paire de fibules Cuivre couvert d’un alliage d’argent et d’étain Atlas, Maroc XIX e-XX e siècle L : 88 cm ; l : 10 cm Inv. IS 83.2.4

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Pendant le combat le guerrier mord le bâtonnet fixé au dos de l’objet de sorte que les défenses de cochon, symbolisant la combativité et la férocité du sanglier, semblent sortir de sa bouche, tandis que le personnage figuré, l’ennemi, mordu à la nuque, pend lamentablement. Ainsi portée, cette parure désarçonne l’adversaire car elle exprime toute l’agressivité et la détermination du guerrier. Elle revêt aussi une fonction protectrice : on dit qu’elle ôte toute peur à celui qui l’arbore et rend invulnérable voire invisible.

Pectoral kara-ut Fibres végétales, coquillages

Nassa, cauris, dents de cochon

Abelam, Papouasie-Nouvelle-Guinée

XX e siècle L : 34,4 cm ; l : 16,5 cm

Coll. particulière

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V. PARFUMER SON CORPS L’art du parfum a été pratiqué par toutes les civilisations de la Chine à Cordoue, de l’Antiquité à l’époque moderne. Les premiers parfums furent sans doute destinés aux dieux. Dans la Bible, il est dit que Moïse se servit de parfum pour instituer le culte du vrai dieu dans le désert. Et dans « Le Cantique des Cantiques » (IV, 6), les seins de la bien-aimée sont désignés par les termes de « collines d’encens » et de « montagne de myrrhe ». Le royaume de Saba est alors au cœur du commerce de l’encens. On y cultive très tôt l’arbre à oliban* et l’arbre à myrrhe* afin d’en extraire une résine aux odeurs balsamiques, terreuses et aromatiques, véritables senteurs divines. Du monde sacré, les parfums gagnent peu à peu le monde profane. En Inde, dès les époques les plus anciennes, la beauté n’est pas seulement une question d’apparence, elle tient également aux senteurs et aux odeurs. Selon le fameux texte du Kama-sutra : « l’amoureux doit chaque jour après avoir pris son bain, s’enduire d’onguents, de parfum, de cire d’abeille, s’appliquer de la laque et du bétel et prendre un bain de bouche ». Les parfums utilisés sont fabriqués soit à partir de résines d’arbre et de plantes : bois de santal, bois d’aloès, camphre ; soit à partir de sécrétions animales : musc (extrait des glandes du chevrotain de l’Himalaya) et huile de civette (provient d’une glande du chat musqué). Une grande partie de ces produits viennent de régions fort éloignées du continent, aussi la plupart des onguents sont-ils réservés à l’élite.

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Pour les Chinois, la plus belle des femmes est celle dont le corps dégage un parfum si subtil qu’il se confond avec elle. La poursuite de cet idéal est un effort de tous les instants. Au départ, on fait bouillir l’eau du bain avec des arômes naturels pour le parfumer, puis sous les Tang (618-907 ap. J.-C.), une nouvelle pratique émerge : appliquée régulièrement, la poudre parfumée finit par fusionner avec le corps dont il émane une fragrance naturelle. Sous les Song (960-1234 ap. J.-C.), on ira même jusqu’à mélanger la poudre parfumée à celle du vermillon pour obtenir des tons roses proches de la couleur de la peau. Couvert de cette poudre rose, le corps féminin est comparé à une pierre chatoyante. Il fascine les hommes qui fantasment sur les traces roses laissées sur les habits et les mouchoirs et sur l’odeur de parfum et de sueurs mêlés. Dans le Coran, il est dit que le fidèle doit observer et contempler la nature et ses prodiges. En contemplant la nature, l’homme exprime son amour pour son créateur. C’est ainsi que la société musulmane a développé un goût exquis pour les fleurs, les plantes et les baumes aromatiques ainsi que pour les parfums et les arômes qui en découlent. Les parfums envahissent la vie quotidienne, aussi bien dans les mosquées que dans les espaces privés. Ibn Zuhr de Séville (XIIe siècle ap. J.-C.) et Ibn-Al-Khatib de Grenade (XIVe siècle ap. J.-C.), dévoilent les secrets de ces fragrances : elles se composent d’aloès indien et de santal, de rose et de jasmin, de résines (encens ou myrrhe) et de substances animales, comme l’ambre gris et le musc, et à chaque saison correspond un parfum bien défini.

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Ces parfums sont précieusement conservés dans des fioles de verre ou de métal, de formes variées : la fiole en verre translucide de couleur vert olive, est d’une grande simplicité : elle est munie d’une panse pommiforme ornée de côtes verticales et qui se poursuit par un haut col. L’aiguière a, quant à elle, une forme plus élancée. Sa panse piriforme repose sur un pied circulaire et est ornée d’un décor damasquiné or et argent évoquant des fleurs et des arabesques. Son col fin et délicat se termine par un élégant bec verseur

Fiole à parfum Verre soufflé Proche-Orient ou Moyen-Orient IX e-Xe siècle ap. J.-C. H : 6 cm ; Diam : 5,2 cm Inv. IS VE.58

Fiole à parfum Verre soufflé Moyen-Orient VIII e-Xe siècle ap. J.-C. H : 6,6 cm ; Diam : 2,4 cm Inv. IS A.3650

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fermé par un bouchon en amande. Une fine anse en forme de volutes apporte encore un élan supplémentaire à l’objet. On raconte dans « Les Mille et Une Nuits » que c’est la sultane Mourka Hama qui découvrit les huiles essentielles. Alors que l’eau de son bain chauffait au soleil, les pétales de rose dont elle avait parfumé l’eau se mirent à exsuder une huile à odeur forte et pénétrante, flottant à la surface. À compter de ce jour, Mourka Hama se parfuma à l’essence de rose et dans le monde arabe, les femmes ne quittent pas le hammam sans en avoir imbibé chevelure et vêtement.

Aiguière Acier damasquiné d’or et d’argent Perse XX e siècle H : 21,5 cm Inv. EO 548

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Dans l’Inde moghole, l’action des parfums ne se limite pas à la mise en valeur du corps mais s’étend au fonctionnement de l’organisme. Selon la théorie médicale Yunani, il faut sans cesse maintenir l’équilibre entre les quatre humeurs corporelles, et les maladies résultent d’un déséquilibre d’une de ces humeurs. Selon les conceptions du médecin Ibn Sina ou Avicenne (980-1037 ap. J.-C.), le cœur, le siège de l’esprit vital doit être renforcé par l’usage de parfums. Influant à la fois sur la santé physique et morale, les parfums sont décrits comme stimulants, capable de vivifier l’esprit et de restaurer l’équilibre corporel. Ils sont à la fois ornements et remèdes. Ibn Sina affirme dans ses œuvres « Le canon de la médecine » et « Le livre de la guérison de l’âme » que l’âme des plantes réside dans leurs parfums subtils et que ces derniers peuvent avoir des effets salutaires sur l’âme des êtres humains. Certains parfums sont frottés et pulvérisés sur différentes parties du corps, d’autres sont ingérés sous forme de pilules, saupoudrés sur la nourriture ou mâchés avec des feuilles de bétel pour donner une bonne haleine. La mauvaise haleine est, en effet, considérée comme une offense intolérable. Enfin, les parfums auront aussi, dans certains cas, un usage politique. Offerts en cadeau diplomatique, ils facilitent les liens sociaux et les alliances. Au Niger, les parfums ponctuent tous les grands moments de l’existence. Ils sont d’ailleurs devenus indispensables aux rituels de mariage de la jeune fille toubou. La famille du futur époux offre à la jeune fille de grandes quantités de

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parfum apportées dans des peaux de chèvre cousues. La future épouse est parfumée selon un rituel complexe s’étendant sur plusieurs jours. Un beurre parfumé, constitué d’un bois aromatique, de beurre et de gomme, est étalé sur la chevelure de la jeune fille puis, au cours des jours qui suivent, tout le corps est imbibé de senteurs : visage, cou, dos, poitrine et membres sont frictionnés de beurres parfumés. Le jour du mariage, un mélange de beurre fondu et de lait caillé est versé sur les mains des fiancés. On dit alors que le mariage « est attaché ». Le rituel de parfumer la peau se poursuivra encore une semaine après les noces au rythme d’un massage par jour.

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Supervision scientifique : Sergio PURINI, conservateur des collections Amérique; Mieke VAN RAEMDONCK, conservateur des collections islamiques; Ilse TIMPERMAN, conservateur des collections Japon, Chine et Corée; Nathalie VANDEPERRE, responsable des Musées d’Extrême-Orient à Laeken; Miriam LAMBRECHT, conservateur des collections Inde et Sud-est asiatique; Nicolas CAUWE, conservateur des collections Océanie Auteur : Nathalie HALGAND Textes : Relecture : Dominique COUPÉ Graphisme : Isabelle HODIAUMONT Traductrice : Marleen CAPPELLEMANS Mise en page : Aurélie PIÉRART Photographies : Marc-Henri WILLIOT PARMENTIER, MRAH; Serge GUIRAUD, Jabiru PROD, J.-M. VANDYCK , MRAC Tervueren. Éditeur responsable : Michel DRAGUET, 10 Parc du Cinquantenaire, 1000 Bruxelles. © Musées royaux d’Art et d’Histoire, Service éducatif et culturel. Dépôt légal : D/2011/0550/1

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GLOSSAIRE Apotropaïque : qui conjure le mauvais sort et détourne les influences maléfiques. Ardillon : pointe métallique servant à attacher un objet aux différentes couches de tissus. Baraka : terme d'origine arabe qui signifie sagesse ou bénédiction Cochenille : insecte parasite qui fournit une teinture rouge, le carmin. Galle: excroissance produite sur une plante suite à la piqûre d’un insecte parasite. Méconium : matière contenue dans l’intestin du fœtus et expulsée après la naissance Myrrhe : résine aromatique produite par l’Arbre à myrrhe. Noix de Bancoul : fruit du bancoulier, un arbre originaire de Malaisie et du Pacifique Oliban : résine aromatique extraite de l’Arbre à encens. Pandanus : plante tropicale dont les feuilles parfumées sont utilisées dans la fabrication d’huile et de savon. Prophylactique : qui a une valeur protectrice.

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Santal : arbuste originaire de l’Inde, de Malaisie et d’Australie dont le bois est utilisé en parfumerie. Tamaris : arbuste des régions méditerranéennes. Ti : arbuste à fleurs persistantes, originaire des régions tropicales.

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