Les enjeux de la traduction (de la poésie de Celan en français) [Translating Celan in France, ca....

Preview:

Citation preview

581

CHAPITRE XXII

Les enjeux de la traduction

« Traduttore, traditore ! », traduire c’est trahir. Quel traducteur, de quelque écrivain que ce soit, n’a pas entendu cette formule par laquelle on voudrait trop

souvent résumer son activité. Nombreux sont en effet ceux qui scrutent les

versions françaises à la recherche de preuves de leur « infidélité », rares par contre

ceux qui reconnaissent à la traduction son autonomie par rapport à l’original.

De plus, aucune traduction ne plaît à tout le public. D’aucuns peuvent louer

l’ingéniosité des moyens trouvés dans la langue d’arrivée, alors que le lecteur non

averti se dira heurté par les torsions et déviations que l’œuvre traduite inflige à la

langue française. Qu’est-ce qu’une « bonne » traduction ? Entre le calque littéral du mot-à-mot et l’appropriation ethnocentrique sous forme d’une « belle

infidèle » (Georges Mounin), les critères d’évaluation sont difficiles à fixer.1

Or, même si « fidèle » ou « infidèle », « bien » ou « mal », « vrai » ou « faux »

sont rarement des catégories appropriées pour juger en la matière, il faut admettre que chaque traduction dit toujours quelque chose des choix, des intentions et des

arrière-pensées de son auteur. L’acte de traduire révèle la vision, fût-elle incon-

sciente ou non avérée, qu’on a du texte-source. Sauf dans les cas d’incompétence

linguistique flagrante, la traduction relève d’une poétique ou d’une pensée sous-jacentes. Cela peut aller jusqu’à faire de la traduction le moyen d’illustrer une

interprétation, voire d’annexer l’œuvre traduite à une certaine vision du monde.

Traduire, c’est trahir son opinion sur l’œuvre : c’est aussi dans ce sens qu’il faut

comprendre la fameuse formule.

1 Cette dichotomie recoupe la distinction établie par Jean-René Ladmiral entre « sourciers »

(traducteurs qui s’attachent à la lettre de la langue du texte-source) et « ciblistes » (traducteurs qui veulent couler le sens du texte dans la norme et l’idiome familier de la langue-cible). Voir J.-R. Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », Revue d’esthétique, nouvelle série, n° 12, 1986, pp. 33-42.

582

Traduire la poésie, traduire Paul Celan

Ces remarques s’appliquent particulièrement à la traduction de la poésie. La signifiance du poème se construisant autant par la forme que par le contenu des énoncés, il est extrêmement difficile de sauver à la fois le maximum de sens et de l’exprimer dans une langue qui soit la plus proche de la cadence de l’original, de son aspect strophique ou spatial. De plus, cette langue de la traduction doit plus ou moins se plier aux règles et normes de la prosodie française. D’où de nom-breuses pertes et concessions qui sont la règle dans la traduction poétique. La polysémie, l’interaction (sémantique, phonétique ou spatiale) des éléments, l’ouverture horizontale (syntagmatique) et verticale (paradigmatique) du sens obligent à faire des choix, à garder tel aspect plutôt qu’un autre. Cela entraîne un investissement personnel très fort de la part du traducteur qui marque d’une empreinte singulière sa version du texte.

La poésie de Paul Celan potentialise ces difficultés de la traduction poétique, du fait qu’il écrit en allemand, langue relativement éloignée du français, et dont la syntaxe, le rythme et la prosodie obéissent à des règles très différentes. Mais les problèmes d’une traduction française de Paul Celan découlent aussi des interven-tions du poète dans la langue allemande. L’idiome singulier de Celan, le fait qu’il écrive dans une langue allemande passée par la lingua tertii imperii1 ont même fait penser que « ce poète est hors de portée de tous ceux qui ne savent pas l’allemand »2 ou que « l’irréductible béance de la langue allemande désormais condamnée à gigoter au-dessus de cet irréparable trou noir [du nazisme] est décidément imperceptible à toute oreille française ».3 À moins de considérer que l’allemand de Celan soit singulièrement proche du français, comme le suggère Martine Broda.4 Mais comment alors traduire en français cette influence du français sur la langue poétique allemande ?

S’il est vrai que les nombreuses difficultés que pose son œuvre rendent sa traduction presque improbable, il faut néanmoins admettre, contre le mythe de l’intraduisible qui allant de pair avec une vision sacralisante de la littérature, que la traduction est une pratique indispensable et naturelle qui a son droit d’existence et sa raison d’être. D’une manière ou d’une autre les traducteurs de tous les temps ont toujours réussi à en découdre même avec les œuvres les plus idiomatiques et les plus difficiles. N’est-ce pas aussi précisément le défi que sa poésie lance à la

1 Voir l’étude désormais classique de Victor Klemperer, LTI : la langue du IIIe Reich, trad.

E. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996 (1ère éd. all. 1947). 2 John E. Jackson, 1986.29, p. 137. 3 Georges-Arthur Goldschmidt, 1987.2, p. 13. 4 Cf. t. I, deuxième partie, chap. XIII.

583

traduction qui attire les traducteurs vers Paul Celan, et qui les rend parfois parti-culièrement ingénieux et créatifs ?

Cependant, la recherche lexicale poussée, l’inventivité formelle et sémantique, et surtout le caractère hermétique et cryptique de la poésie de Celan font de sa traduction nécessairement un acte interprétatif, voire explicatif. Confronté à l’ouverture extrême du sens, le traducteur est obligé de pénétrer intellectuellement et intuitivement le texte, faute de quoi il ne pourra traduire qu’une juxtaposition de mots et non pas une construction esthétique. Ainsi, il peut être amené à devoir retrouver l’injonction, l’intention ou l’intuition première qui a donné lieu au poème ou à l’œuvre.

L’inévitable restriction du sens qui en résulte dans la version française ne va pas dans un sens partagé par tous. Telle traduction ne prend pas les mêmes options que telle autre. De plus, la vision d’un poème peut considérablement évoluer avec le temps. Le travail d’interprétation et les conflits qui l’accom-pagnent affectent directement et inévitablement l’activité des traducteurs. Au-delà des querelles sur la bonne méthode en matière de traduction, on peut ainsi chercher des concordances ou des divergences entre une traduction française donnée et une certaine opinion sur l’œuvre. Même si aucune version ne peut être jugée définitive, traduire Paul Celan signifie produire une certaine image du poète, en relation avec les différentes positions dans le champ de la réception.

Acteurs, objectifs, conditions

Avant d’examiner quelques exemples concrets, je procéderai à un récapitulatif du champ des traductions françaises de Celan. On peut dire que chaque initiative de traduire les textes de Paul Celan dépend d’une motivation et d’une visée différentes, selon les personnes et les institutions impliquées. Si l’on écarte la volonté d’inscrire son nom sous celui de l’un des grands poètes du XXe siècle – ce qui est un motif non négligeable de la part des traducteurs –, il est possible de distinguer plusieurs cas de figures en fonction de : 1° la personne du traducteur (poète, universitaire ou autre) ; 2° la genèse de la traduction (relation amicale avec le poète, initiative personnelle, commande d’un éditeur) ; 3° l’ampleur du travail (traduction de quelques poèmes épars, traduction d’un recueil entier, traduction de plusieurs recueils) et 4° le statut du résultat (circulation dans un cadre privé ou semi-publique, publication en revue, publication en volume, le cas échéant chez un éditeur de renom).

D’après ces critères, on peut dresser trois portraits-type du traducteur français de Paul Celan entre 1952 et 1991 : a) le traducteur de poésie confirmé qui se voit proposer le projet par un grand éditeur ; b) l’ami-poète de Celan qui se constitue, avec l’aide de l’auteur, une anthologie personnelle de textes qui lui parlent ou qu’il pense pouvoir rendre avec ses propres moyens poétiques ; c) le jeune lecteur

584

enthousiasmé par Celan qui se lance lui-même dans une entreprise de traduction, dans un cadre d’abord privé, mais en la publiant par la suite, après avoir obtenu l’accord de l’ayant droit.

Il se trouve que le premier portrait est extrêmement rare dans l’histoire de la réception française, car Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange ont toujours refusé la mainmise des éditeurs sur la traduction. La plupart des projets lancés sous cette forme ont échoué (Seuil, Gallimard, etc.). Le deuxième type par contre reflète bien la première période de la réception, celle du vivant du poète. Jean Daive, et surtout André du Bouchet en sont les représentants majeurs.1 Le dernier cas de figure est incontestablement le plus fréquent, surtout à partir du tournant des années 1980. La traduction y sert d’abord à mieux comprendre soi-même la poésie de Celan,2 puis à la faire découvrir aux autres, moyennant quoi elle devient semi-publique, finissant par être publiée. À ce groupe appartiennent notamment Bénédicte Vilgrain3, Valérie Briet4, et Bertrand Badiou.5

Une autre catégorie pratiquement absente de la réception française de Celan est celle des poètes qui n’ont pas connu personnellement Celan, mais pour qui la traduction sert à témoigner de leur commerce personnel avec l’œuvre d’un auteur prestigieux. Sans doute la politique restrictive des ayants droit n’a-t-elle pas laissé la liberté nécessaire à de telles initiatives. On peut considérer qu’Alain Suied s’apparente à cette catégorie de traducteurs. Mais on sait aussi que son travail a été vivement contesté (non sans raison) par Gisèle Celan-Lestrange.

D’autres observations peuvent compléter ce bilan :

- La contribution de chaque traducteur est limitée par la volonté de Gisèle Celan-Lestrange d’empêcher la création d’un monopole et de laisser la

1 Les deux traducteurs ont néanmoins continué à publier leurs traductions après la mort de PC

(voir notamment 1978.3 ; 1986.24 ; 1990.12). On peut aussi inclure dans ce groupe le cas de Jean-Pierre Wilhelm, même si son travail a été très ponctuel [1956.3].

2 C’est un objectif récurrent comme le montre le témoignage de John E. Jackson : « La traduction, pour le francophone que j’étais, c’était d’abord une tentative de me rendre compte à moi-même de l’original, de m’expliquer mon attirance pour le poème allemand en m’assurant que je le comprenais comme il faut. […] Traduire, c’était aussi pouvoir faire partager ma découverte, c’était révéler à d’autres cette œuvre dont l’auteur était pour moi à l’époque l’incarnation de ce que la poésie me semblait offrir de plus absolu » [1986.29, p. 132]. Voir aussi les propos de Jean-Pierre Lefebvre en 1980 : « Je crois que finalement l’épreuve de la traduction, de l’essai de la traduction est le meilleur moyen de rentrer [dans la poésie de PC] », Albatros : Paul Celan, cinquième émission : « Traduire Celan », France Culture, 30 mars 1980

3 « Je pense que la traduction, le fait de traduire, donne un contact complètement physique avec les mots, qui est extraordinairement important pour la compréhension de Celan », B. Vilgrain, Albatros : Paul Celan, 2e émission : « La lecture de Bénédicte », France Culture, 9 mars 1980.

4 V. Briet a déclaré que traduire PC fut pour elle d’abord une certaine façon de lire les textes mais aussi de les rendre accessibles à des amis qui ne connaissent pas l’allemand. V. Briet, Entretien téléphonique avec DW, 27 janvier 2001.

5 Voir infra, chap. suiv.

585

porte ouverte aux autres tentatives de traduction. Néanmoins, Martine Broda a obtenu une « part de marché » considérable avec trois recueils [1979.5 ; 1985.3 ; 1991.12], situation qui est due à son investissement inégalé dans l’œuvre de Paul Celan et à sa relation particulière avec sa veuve. Dans le « palmarès », elle est suivie par Valérie Briet qui a traduit deux recueils [1987.16 ; 1991.13], et par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach avec un recueil intégral publié en volume à leur actif [1989.8]. André du Bouchet [1978.3 ; 1986.24], Jean Daive [1990.12] et John E. Jackson [1987.22] ont publié une ou deux anthologies en volume (mis à part Strette [1971.7]). Les autres traducteurs n’ont publié qu’en revue, même s’il s’agit parfois d’une quantité importante de poèmes, voire d’un recueil entier [1982.9].

- La traduction entendue comme opération analogue à la création poétique est progressivement évincée par des approches plus académiques ou uni-versitaires. Si André du Bouchet pouvait encore affirmer entendre les poèmes de Paul Celan sans comprendre véritablement la langue allemande, les traducteurs de la fin des années 1980 doivent faire preuve d’une véritable compétence de philologue-germaniste.1 Evolution qui a déplu à un certain nombre d’acteurs de la réception.2

- En même temps, un nombre considérable des traducteurs français de Celan ne sont pas des germanistes et n’ont pratiquement traduit aucun autre auteur de langue allemande.3 C’est un indice révélateur de la place tout à fait exceptionnelle que Paul Celan occupe dans leur vie intellectuelle, et de leur forte volonté de l’introduire en France.

- Le nombre de traductions confidentielles4, expérimentales5, ou « pirates »6 du poète, est relativement élevé.7 L’importance de l’œuvre a été jugée telle que l’on a parfois essayé de contourner les relais habituels de la traduction, comme les éditeurs et les ayants droit.

- La quasi-intégralité des traductions est publiée en version bilingue, avec le texte allemand en regard sur la page de gauche.

1 Voir infra, chap. XXIV. 2 Jean-Pascal Léger regrette ainsi qu’« on passe sous silence les traductions des poètes au nom de

l’exactitude », Entretien avec DW, Paris, le 29 novembre 2001. 3 Jean Daive, Martine Broda, Jean-Pascal Léger, Alain Suied, Valérie Briet. 4 Notamment 1985.6 ; 1989.14 ; 1990.3. 5 Notamment 1982.9 ; 1982.12 ; 1985.9. 6 Notamment 1970.4 ; 1979.6 ; 1989.1. 7 S’y rajoute un certain nombre de traductions qui sont restées dans les tiroirs des traducteurs dont

René Gonner, Fernand Cambon, Bénédicte Vilgrain, Marc B. de Launay. Se reporter à l’index des noms pour les renvois aux informations plus précises.

586

La plupart des traducteurs se sont aussi spécialisés sur un corpus relativement restreint de poèmes. Ainsi, André du Bouchet, pour composer ses recueils, a toujours repris, en les remaniant, les mêmes traductions (près d’une trentaine au total), élaborées en collaboration avec Paul Celan. Il a pratiquement exclu de son choix les deux premiers recueils (Mohn und Gedächtnis et Von Schwelle zu Schwelle), tout comme Jean Daive qui par ailleurs a cherché à se distinguer de du Bouchet, en écartant presque systématiquement les poèmes que celui-ci a abordés. Valérie Briet au contraire ne s’est intéressée qu’à ces deux premiers recueils de 1952 et 1955. Martine Broda montre, elle, une nette préférence pour les recueils où la thématique juive est particulièrement visible (Die Niemandsrose et Zeitgehöft). Jean Launay et Michel Deguy se sont limités à un seul cycle (Atem-kristall). D’autres traducteurs se sont exclusivement, mais intensément, consacrés au recueil Schneepart (Speier–Gravereaux, Léger–Pinault). Seul John E. Jackson a effectué un choix qui couvre l’ensemble de l’œuvre poétique de Paul Celan, même s’il montre une certaine préférence pour le recueil Lichtzwang.

Traduction, retraduction et contre-traduction

Avant toute considération sur les compétences, la technique ou la poétique du traducteur, le choix même du recueil ou des textes à traduire peut trahir quelque chose de sa vision de l’œuvre. À cet égard, le contraste entre André du Bouchet, le traducteur « mallarméisant », et Martine Broda, la traductrice « judaïsante », est saisissant, de même que l’écart entre Valérie Briet, qui n’a traduit que les premiers textes, et Jean-Pascal Léger/Georges Pinault ou Bertrand Badiou/Jean-Claude Rambach, qui ont abordé l’œuvre par la fin. En outre, si certains poèmes, voire des cycles ou des recueils entiers ont été écartés, d’autres textes ont été abordés par une multitude de traducteurs, ce qui en dit long sur leur importance ou les enjeux qu’ils comportent.

Le poème le plus traduit est incontestablement Todesfuge [GW I, 39], qui a fait l’objet d’au moins 9 traductions différentes entre 1952 et 1991 ; suivent Tübingen, Jänner [GW I,226] et Ich kann dich noch sehn [GW II, 275],1 avec 6 traductions chacun, puis Todtnauberg [GW II, 255] et Es war Erde in ihnen [GW I, 211]

1 Ce poème emblématique de l’acte commémoratif qu’est la poésie de PC joue un rôle dans sa

réception française qu’il n’est pas aisé d’évaluer. Le lien le plus fort est certainement celui qui le rattache aux discours sur la poésie d’après Auschwitz : « JE PUIS ENCORE TE VOIR : écho / qui peut s’atteindre par la palpation / des mots, sur l’arête de / l’Adieu. / Ton visage s’effarouche doucement, / Quand tout à coup / se fait une lumière de lampe / en moi, à la place / où l’on dit avec la plus grande / douleur Jamais », trad. M. Blanchot, 1986.3, p. 29 ; texte original : « ICH

KANN DICH NOCH SEHN : ein Echo, / ertastbar mit Fühl- / wörtern, am Abschieds- / grat. // Dein Gesicht scheut leise, / wenn es auf einmal / lampenhaft hell wird / in mir, an der Stelle, / wo man am schmerzlichsten Nie sagt. »

587

(5 traductions).1 Bon nombre de poèmes ont été traduits 3 ou 4 fois. Parmi les œuvres qui ne font pas partie du corpus français de Paul Celan, il faut mentionner le recueil Fadensonnen, qui reste quasiment non traduit (même aujourd’hui) ; la traduction d’Atemwende est fragmentaire, à l’exception du premier cycle, Atemkristall, qui est beaucoup plus connu, à cause notamment du commentaire qu’en a fait Hans-Georg Gadamer [1987.20]. Alors que Todesfuge, Tübingen, Jänner et Todtnauberg ont été traduits relativement vite (entre trois et cinq ans après leur première parution), d’autres poèmes, comme la plupart de ceux de Mohn und Gedächtnis ont attendu plus de trois décennies avant d’être abordés par les traducteurs.

C’est étonnamment le début de l’œuvre tardive qui semble le moins intéresser les traducteurs français, c’est-à-dire les poèmes écrits au milieu des années 1960 (surtout le recueil Fadensonnen, mais aussi une partie de Atemwende). L’œuvre de la fin et l’œuvre posthume attirent par contre beaucoup plus l’attention (Schneepart, Lichtzwang, Zeitgehöft), notamment parce que l’écriture de ces poèmes est contemporaine de la collaboration du poète à L’Éphémère, mais aussi à cause de la fascination des Français pour les « derniers textes », proches de la folie et du silence. En schématisant beaucoup, on pourrait en fait avancer que l’œuvre de Paul Celan a été véritablement découverte en France en commençant par la fin, pour aller progressivement vers les premiers textes, en faisant un long arrêt sur le recueil-phare du milieu, à savoir Die Niemandsrose.

Le paradoxe de la « Todesfuge » veut que ce texte, bien qu’il ait été régulièrement retraduit et republié, en moyenne tous les cinq ans tout au long de la période 1952-1991, a joué un rôle somme toute secondaire dans la réception française de Celan. La fonction qu’a rempli ce poème en Allemagne, où il a été qualifié de « poème du siècle », a été en partie transférée en France sur « Eng-führung » qui à maints égards est une réécriture de « Todesfuge ». Il semble presque que ce soit l’absence d’hermétisme et d’énigmaticité de ce texte qui l’ait rendu moins attrayant, car trop évident dans son message, pour le public français. En outre, il ne pose aucun problème majeur à la traduction.

En effet, quelle que soit la traduction qu’il utilise, le lecteur français découvrira toujours, à peu de détails près, le même poème en lisant la « Fugue de la mort ». On peut affirmer que toutes les versions françaises de ce poème se valent. C’est loin d’être le cas pour d’autres poèmes. Certains textes stratégiques mais aussi difficiles ou ambivalents, ont fait l’objet de traductions qui prennent des options très différentes, voire tirent le texte dans des sens opposés. Si l’on peut sans doute affirmer que « la nature même de la poésie complexe et difficile de Celan en

1 Les reprises et les remaniements n’ont pas été retenus dans le présent décompte.

588

appelle à un éventail de traductions innovatrices et ingénieuses, afin de s’opposer à l’idée d’une impossible et indésirable version canonique »1, chacune de ces étapes d’un « work in progress » est lourde d’enjeux.

À partir du cas d’Alain Suied traducteur de Celan, on a vu qu’il y eut en France des tentatives de récupération communautaro-religieuse, à travers la traduction de « Zürich, Zum Storchen » [GW I, 314] par exemple. Traduire sert ici à imposer son point de vue sur l’œuvre. Or les deux textes qui comportent le plus d’enjeux pour l’image de Paul Celan sont sans doute « Tübingen, Jänner » et « Todtnau-berg ». Les traductions, retraductions et contre-traductions de ces deux poèmes, où se trouvent mis en relation la judéité, la tradition poético-philosophique et le passé nazi de l’Allemagne, sont la scène d’un affrontement entre plusieurs visions du poète et de son œuvre ; c’est pourquoi elles méritent un examen plus attentif.

La cas de « Tübingen, Jänner »

Traduire en français le poème le plus hölderlinien de Paul Celan implique d’expliciter le lien entre le poète romantique et celui qu’on a souvent présenté comme son lointain successeur. L’évolution du regard sur cette relation, d’une filiation directe à une distance critique de Celan par rapport à Hölderlin, se laisse retracer à partir de l’histoire des traductions. Ce faisant, il ne s’agit pas de faire une critique détaillée des différentes versions mais de démontrer de manière exemplaire le lien entre traduction et interprétation.2

La première traduction française de « Tübingen, Jänner »3 par John E. Jackson [1967.2] a été établie en fonction du commentaire que Bernhard Böschenstein en

1 Pierre Joris, « Paul Celan in English, circa 1989 », in : The Poetry of Paul Celan, Papers from

the Conference at The State University of New York at Binghamton, October 28-29, 1988, éd. Hanskell M. Bock, New York, Peter Lang, 1991 (pp. 61-68), p. 61.

2 Pour un commentaire complet du poème voir Kommentar zu Paul Celans « Die Niemandsrose », éd. J. Lehmann, Heidelberg, Winter, 1997, pp. 119-123.

3 TÜBINGEN, JÄNNER

Zur Blindheit über- redete Augen. Ihre – « ein Rätsel ist Rein- Entsprungenes » –, ihre Erinnerung an schwimmende Hölderlintürme, möwen-

umschwirrt.

Besuche ertrunkener Schreiner bei diesen tauchenden Worten :

589

a fait en 1967 dans Les Lettres françaises, à l’occasion de la sortie de la Pléiade Hölderlin. Dans la perspective qu’il adopte, Paul Celan s’identifierait au poète bégayant et à l’aède aveugle incarnés par Hölderlin :

TUBINGUE, JANVIER 1 Yeux, per- suadés d’être aveugles. Leur — « Enigme, ce qui naît d’un 5 jaillissement pur » — leur souvenir des flottantes tours de Hölderlin, bourdonnantes de mouettes. Visites de menuisiers noyés à 10 ces paroles plongeantes : Vienne, vienne un homme, vienne un homme au monde, aujourd’hui, à 15 la barbe de lumière des patriarches : il ne pourrait, parlât-il de ce temps, il ne pourrait 20 que bégayer et bégayer, toujours, toujours, en – et encore. (« Pallaksch. Pallaksch. »)

Les yeux, « persuadés d’être aveugles » (v. 1-2), se résignent ici à cette cécité conçue comme condition préalable à une nouvelle clarté. En outre, la venue hypo-thétique de l’homme (l’allemand utilise une forme conditionnelle) est traduite par un subjonctif (v. 12-14) qui peut être compris dans le sens d’une injonction

Käme, käme ein Mensch, käme ein Mensch zur Welt, heute, mit dem Lichtbart der Patriarchen : er dürfte, spräch er von dieser Zeit, er dürfte nur lallen und lallen, immer-, immer- zuzu.

(« Pallaksch. Pallaksch ») [GW I, 226].

590

(« qu’il vienne l’homme ! »). Le poème pourrait ainsi se lire comme l’expression de l’attente d’un poète rédempteur qui délivre l’humanité par une parole certes bégayante mais aussi plus authentique.

La version établie par André du Bouchet en collaboration avec Paul Celan [1968.3], si elle ne s’écarte pas tout à fait de cette vision, décale sensiblement la perspective, fût-ce à l’insu du traducteur qui en certains endroits a sans doute suivi les consignes données par l’auteur :

TÜBINGEN, JANVIER

1 À cécité même mues, pupilles. leur — ‘énigme cela, qui est pur jaillissement’ —, leur 5 mémoire de tours Hölderlin nageant, d’un battement de mouettes serties. Visites de menuisiers engloutis sur telles 10 paroles plongeant : S’il venait, venait un homme, homme venait au monde, aujourd’hui, avec clarté et barbe des 15 Patriarches : il lui faudrait, dût-il parler de telle époque, il lui faudrait babiller uniquement, babiller toujours et toujours ba- 20 biller iller. (“Pallaksch. Pallaksch.”)

« Pupilles mues jusqu’à la cécité » (v. 1-2) : le consentement du sujet ne va plus de soi dans cette nouvelle version. Il pourrait bien être la victime d’une action aveuglante. Les menuisiers ne sont plus simplement « noyés » mais « engloutis » (v. 8) par la parole hölderlinienne citée dans le premier vers (« énigme cela qui… »).1 La venue de l’homme apparaît justement comme une hypothèse (« S’il venait », v. 11). Le problème d’expression apparaît comme un babil enfantin (v. 18-20) plus proche du lallen de l’original que le « bégayement » proposé par John E. Jackson.

Si la traduction « officielle » de Martine Broda, publiée dans le cadre de la traduction intégrale du recueil [1979.5], rétablit certains aspects de la première

1 Il s’agit d’une citation de l’hymne « Der Rhein » de Hölderlin. Cf. ibid.

591

version (le bégayement, v. 21 ; la noyade, v. 9), elle met définitivement fin à l’idée d’un consentement à la cécité, pour souligner les aspects aveuglants de la parole hölderlinienne (ou de ses interprètes : « leur », v. 3) qui est à l’origine précisément de la « noyade » :

TÜBINGEN, JANVIER

1 Des yeux sous un flot de mots aveuglés. Leur – « énigme ce qui naît 5 de source pure », leur souvenir de tours Hölderlin nageant, tournoyées de mouettes. Visite de menuisiers noyés 10 à ces mots qui plongent : S’il venait, venait un homme venait un homme au monde, aujourd’hui, avec 15 la barbe de clarté des patriarches : il devrait, s’il parlait de ce temps, il devrait bégayer seulement, bégayer 20 toutoutoujours bégayer.

(« Pallaksch. Pallaksch. »)

« Des yeux sous un flot de mots aveuglés » : le contraste avec la version de John E. Jackson est saisissant. La traduction de Martine Broda contient en outre une belle trouvaille, « tournoyé » pour rendre umschwirrt, qui associe littérale-ment le vol des mouettes autour des tours nageant dans l’eau à l’effet submergeant de la parole (l’allemand de Celan passe-t-il ici de nouveau par le français ?). En somme, cette traduction attribue au fleuve (le Rhin du poème de Hölderlin et le Neckar à Tübingen) le pouvoir de tout engloutir.

Ces traits sont encore accentués dans la traduction de Philippe Lacoue-Labarthe [1984.1] qui se réclame de celle de M. Broda, tout en la modifiant légèrement :

TÜBINGEN, JANVIER

1 Sous un flot d’éloquence aveuglés, les yeux. Leur — « une énigme est le 5 pur jailli » —, leur mémoire de

592

tours Hölderlin nageant, tour- noyées de mouettes. Visites de menuisiers submergés sous 10 ces paroles plongeant : Viendrait, viendrait un homme viendrait un homme au monde, aujourd’hui, avec 15 la barbe de lumière des Patriarches : il n’aurait, parlerait-il de ce temps, il n’aurait 20 qu’à bégayer, bégayer sans sans sans cesse.

(« Pallaksch. Pallaksch. »)

Ici c’est l’« éloquence » (v. 1) d’une parole qui n’est plus appropriée à l’époque actuelle qui rend aveugle. Philippe Lacoue-Labarthe pousse le plus loin le transfert à la parole de l’image du fleuve avec son pouvoir de submerger la réalité. Or cette éloquence désigne-t-elle la parole poétique ou plutôt le discours sur la poésie ? Il faut savoir qu’à travers sa réception en France, Hölderlin est plutôt apparu comme un modèle de simplicité et d’authenticité.1 Dans cette perspective, l’« éloquence » ne serait-elle pas en vérité celle des interprètes de Hölderlin ? Cette traduction établit-elle ainsi une distinction entre Hölderlin et ses commentateurs ? On pourrait en fait dire que la distance qu’établit la version de Lacoue-Labarthe est moins celle entre Celan et Hölderlin que celle entre Celan et Hölderlin lu par Heidegger, ce qui s’accorde à la vision générale qu’a le philosophe français du triangle Hölderlin–Heidegger–Celan.

La traduction « active » de Zur Blindheit über- / redete, visant à souligner une distance historique, poétique, voire idéologique, est ainsi devenue une constante des versions françaises du poème, même si Jean-Pierre Lefebvre [1986.2]2 dans sa traduction de « Tübingen, Jänner » rétablit la frontière entre l’espace du discours et celui du fleuve (v. 1-2) :

1 Cf. Isabelle Kalinowski, Une histoire de la réception de Hölderlin en France (1925-1967),

Thèse, Université de Paris XII, 1999, p. 145. 2 Publiée pour la première fois en 1986 dans le livre de Ph. Lacoue-Labarthe, cette traduction a été

élaborée vers 1980. Cf. Jean-Pierre Lefebvre, « “Ich verulme, verulme –”. Paul Celan rue d’Ulm (1959-1970) », in : L’École Normale Supérieure et l’Allemagne, éd. M. Espagne, Leipzig, Universitätsverlag, 1995, p. 271. Elle a été reprise, à une modification près, dans l’Anthologie bilingue de la poésie allemande, éd. J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), 1993, p. 1189.

593

TÜBINGEN, JANVIER

1 Ses yeux re- battus de discours jusqu’à l’aveuglement, Leur — « une énigme est pur 5 jaillissement » —, leur souvenir de tours Hölderlin entour- noyées de cris de mouettes.

Ses visites de menuisiers noyés à

10 ces mots en plongée : Si venait, si venait un homme, si venait un homme au monde aujourd’hui, avec 15 la barbe de lumière des Patriarches : il pourrait, s’il parlait de ce temps, il pourrait 20 seulement bredouiller, et bredouiller toujours, rebredouiller tou- jours, jours.

(« Pallaksch. Pallaksch. »)

L’interprétation reste néanmoins la même que chez Martine Broda et Philippe Lacoue-Labarthe. Le chemin parcouru depuis les « yeux persuadés d’être aveugles » jusqu’aux « yeux rebattus de discours jusqu’à l’aveuglement » est considérable. Jean-Pierre Lefebvre accentue en outre la différence entre le sujet aveuglé (« ses yeux… », v. 1) et le discours proféré par les autres (« leur », v. 3). À l’instar d’André du Bouchet, il interprète le problème d’expression non plus comme un bégayement mais un bredouillement (v. 20-21) désignant le fond même des énoncés et non pas leur prononciation.

Ce parcours rapide et sommaire à travers quelques versions du poème « Tübingen, Jänner », publiées entre 1967 et 1986, a mis en évidence le lien entre l’activité de la traduction et celle de l’interprétation. L’évolution, à travers vingt ans de réception, du regard sur la relation entre Celan et Hölderlin a abouti à une certaine sur-traduction du premier vers, destinée à souligner la prise de distance critique dont témoignerait le poème. L’inscription ou non de Celan dans une filiation hölderlinienne est en jeu à chaque fois que l’on entreprend de rendre le poème en français.

Traduire le rapport Celan–Heidegger

Les mêmes remarques valent également pour les différentes versions de « Todtnauberg ». Or, s’agissant du lien Celan–Heidegger, la traduction du

594

poème en devient encore plus lourde d’enjeux, compte tenu des polémiques qui sévissent depuis la fin des années 1970 autour de l’épisode de la rencontre entre le poète et le penseur. La relation étroite entre traduction et interprétation est apparue très nettement lors de la parution, en 1989, de la première traduction intégrale de Lichtzwang [1989.6], recueil qui comporte le poème. La nouvelle version de « Todtnauberg »1 qui y fut présentée souligne singulièrement les aspects polémiques du poème :

TODTNAUBERG 1 Arnica, délice-des-yeux, la gorgée à la fontaine avec le dé en étoile dessus, dans la 5 Hutte, elle, dans le livre – de qui a-t-il recueilli le nom avant le mien ? –

1 TODTNAUBERG

Arnika, Augentrost, der Trunk aus dem Brunnen mit dem Sternwürfel drauf,

in der Hütte,

Die in das Buch – wessen Namen nahms auf vor dem meinen ? – die in das Buch geschriebene Zeile von einer Hoffnung, heute, auf eines Denkenden kommendes Wort im Herzen,

Waldwasen, uneingeebnet, Orchis und Orchis, einzeln,

Krudes, später, im Fahren, deutlich,

der uns fährt, der Mensch, der’s mit anhört,

die halb- beschrittenen Knüppel- pfade im Hochmoor,

Feuchtes, viel. [GW II, 255]

595

elle, écrite dans ce livre, 10 la ligne d’un espoir, aujourd’hui, en un mot d’un pensant, à venir au cœur, 15 humus forestier, non aplani, des orchis et des orchis, isolés, des choses crues, plus tard, en route, distinctement, celui qui nous conduit, l’homme 20 qui les entend aussi, à moitié parcourus, les sentiers de gourdins dans la haute fagne, des choses humides, 25 beaucoup.

Les traducteurs Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach ont perçu le mot Knüppelpfad (« chemin de rondins ») comme le renvoi au titre de l’un des livres de Martin Heidegger, Holzwege1 (littéralement « chemins de bois » mais la traduction officielle en est « Chemins qui ne mènent nulle part », car il s’agit en fait de chemins forestiers en impasse, qui débouchent sur une clairière au milieu de la forêt).2 Compte tenu du passé politique du philosophe le mot Knüppel, rendu auparavant par « rondin » (donnant à Knüppelpfade le sens d’un sentier sécurisé par des rondins), avait aux yeux des nouveaux traducteurs des connotations violentes, voire mortifères, ce qui les a amenés à retenir « chemin de gourdins », ce qui évoque, outre la terreur nazie, le Spießrutenlauf de l’armée prussienne, où le soldat devait « passer par des verges ».

Cette nouvelle traduction a retenu l’attention de Hédi Kaddour (né en 1945), poète néo-lyrique proche de Jacques Réda et de la Nouvelle Revue Française. Elle lui a permis de s’en prendre violemment à André du Bouchet, dans le cadre d’une critique assassine de son livre …désaccordé comme de la neige et Tübingen, le 22 mai 1986 paru au Mercure de France en 1989 [1989.4]. Dans une note de lecture du numéro de mars 1990 de la NRF, H. Kaddour oppose la retraduction de « Todtnauberg » par Badiou/Rambach, qu’il encense, à la vision de du Bouchet, qu’il exècre. L’œuvre de Paul Celan est ici la scène d’un règlement de compte

1 M. Heidegger, Holzwege, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1950, trad. franç. publiée sous le

titre Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier et F. Fédier, Paris, Gallimard, 1962. 2 Cf. Bertrand Badiou, Entretien avec DW, Paris, le 12 décembre 2001. Voir aussi infra, chap.

suiv.

596

entre les néo-lyriques et les poètes (et critiques) des années 1960 d’inspiration heideggérienne.

La nouvelle traduction de « Todtnauberg » tient à ses yeux lieu d’une véritable révélation, en rupture avec l’image qui aurait été cultivée par la réception française de Celan :

Pourquoi a-t-il fallu attendre vingt ans pour que la traduction de Celan en France, si soigneusement filtrée, contrôlée, mise en forme jusque dans ses virgules par tant d’institutions parfois si tatillonnes (chapelles de poésie, écoles de traduction, réseaux de philosophes, éditeurs allemands et français, comités de rédaction de revues, exécuteurs testamentaires, etc.), pourquoi a-t-il fallu attendre vingt ans pour que l’on fasse enfin monter à la surface cet autre sens de l’ambivalent Knüppel, ce marquage possible de l’image de Heidegger par les gourdins du IIIe Reich, ce rappel, par une allusion aux Holzwege […] de la réalité dont il sont un peu l’oubli [ibid., p. 76-77].

Ces remarques poursuivent directement les débats de l’affaire Heidegger

pendant l’hiver 1987-88, lorsqu’on accusait l’heideggérianisme français de pratiquer une dénégation de l’histoire. Dans l’article de Hédi Kaddour, André du

Bouchet est apparenté à ces heideggériens qui ont voulu récupérer l’œuvre de Paul

Celan pour leur propre cause. Le poète se voit notamment reprocher de gommer la

tension éthico-politique entre Celan et Heidegger.

Il faut noter que, dans « Tübingen, le 22 mai 1986 », texte d’une conférence

prononcée lors d’un colloque allemand sur la réception française de Hölderlin,1

André du Bouchet avait en quelque sorte forcé une réconciliation entre le poète et

le penseur. L’épisode de Todtnauberg est selon lui la « profération d’une rupture qu’aussitôt la respiration retrouvée momentanément corrige. » [1984.3, p. 69]. Le

Krudes à la fin du poème, qui dénote en fait l’échange de propos francs et durs,

est réduit à un état de manque dans la langue en général.2 De la sorte, la dimen-

sion polémique du poème se trouve très affaiblie, voir effacée.

Hédi Kaddour a sans doute raison de dire qu’André du Bouchet fait

« abstraction de l’histoire et de la critique pour s’en tenir à une représentation

unique » [1990.7, p. 79], celle d’un rayonnement intangible de la pensée de

Heidegger, notamment sur la poésie de Paul Celan. Il a raison de souligner le différend entre le poète et le penseur dont témoigne « Todtnauberg ». Cependant,

si ces remarques sont pertinentes pour le commentaire donné par du Bouchet dans

1 Voir les actes du colloque Hölderlin vu de France, éd. B. Böschenstein et J. Le Rider, Tübingen,

Narr, 1987. 2 « Krudes, chose cru, me renvoie – que je le veuille ou non, à la mutité de l’élémentaire aujour-

d’hui, aux rudiments d’une parole rapportée, dans le temps même où elle se désagrège, à sa com-posante irréductible comme augurale alors – chose crue, sans plus, comme d’aventure une hutte – et investie, comme par avance, du dénuement du sens toujours en déplacement », 1989.4, p.87.

597

« Tübingen, le 22 mai 1986 », elle ne peuvent pas s’appliquer telles quelles à la

traduction que celui-ci a établie du poème [1986.24]1 :

TODTNAUBERG

1 Arnica, luminet, la gorgée à la fontaine au cube en surplomb étoilé, dans la 5 Hutte, là, dans un livre – les noms, de qui, relevés avant le mien ? – là, dans ce livre, les 10 lignes inscrites sur l’attente, aujourd’hui, de qui méditera (à venir, in- cessamment venir) 15 un mot du cœur, humus des bois, jamais aplani, orchis, orchis, unique, 20 chose crue, plus tard, chemin faisant, claire, qui nous voiture, l’homme, lui-même à son écoute, 25 à demi frayé le layon de rondins là-haut dans le marais, humide, oui.2

Cette traduction, si elle ne rend peut-être pas toute la teneur critique du poème, ne procède pas non plus à un enjolivement de la rencontre entre Celan et Heidegger. Elle contient même des éléments qui, sous l’effet du mot-à-mot dicté

1 Traduction publiée pour la première fois en 1978 [1978.3], mais remaniée considérablement en

1986. 2 Traduction établie sur la base de la première version du poème, ce pourquoi la troisième strophe

diffère considérablement des autres traductions. Dans la version ultérieure le passage entre parenthèses (v. 12-14) a été supprimée.

598

par le poète, empêchent une vision complaisante de l’événement.1 Or l’histoire de la traduction de « Todtnauberg » montre que les tentatives de faire de Paul Celan l’un des nombreux pèlerins qui sont montés vers le chalet de Heidegger pour lui rendre visite (et hommage), dans un décor idyllique de la Forêt-Noire, n’ont pas manqué. L’examen de ces versions relativise quelque peu la critique qu’on peut faire à l’égard de la traduction de du Bouchet.

Une vision complaisante de la rencontre

Dès la toute première traduction française du poème, établie par Jean Daive et publiée dans le numéro spécial des Etudes germaniques [1971.3]2, un certain préjugé concernant la rencontre entre le poète et le penseur efface en fait les renvois à l’histoire ainsi que les éléments qui pourraient signifier une prise de distance :

TODTNAUBERG 1 Arnika, centaurée, la boisson du puits avec, au-dessus, l’astre-dé, dans le 5 refuge, écrite dans le livre (quels noms portait-il avant le mien ?), écrite dans ce livre 10 la ligne, aujourd’hui, d’une attente : de qui pense parole à venir 15 au cœur, mousse des bois, non aplanie, orchis et orchis, clairsemé, de la verdeur, plus tard, en voyage, distincte, 20 qui nous conduit, l’homme, qui, à cela, tend l’oreille,

1 Notamment l’emploi de « voiturer » (v. 22) au lieu de « conduire » ou de « guider », le choix de

« de qui méditera » (v. 12) au lieu du grandiloquent « penseur ». Voir t. I, deuxième partie, chap. IX.

2 Traduction republiée en 1979 [1979.3] et 1990 [1990.12], avec quelques modifications néan-moins.

599

les chemins de rondins à demi parcourus dans la fange, 25 de l’humide, très.

Je me limiterai à quelques observations sommaires mais qui suffisent à mettre en évidence l’interprétation que véhicule cette traduction. Premièrement, le choix « astre-dé » (v. 3) ne permet pas de percevoir la connotation de Stern à Juden-stern, l’étoile juive. En outre, le chalet (la Hütte) de Heidegger se transforme en « refuge » (v. 5), ce qui donne un aspect de havre de paix à ce lieu d’une dispute.1 Enfin, le Krudes, choses crues qui dénotent la discorde, se transforme en « verdeur » (v. 18), ce qui, sans enlever complètement la connotation d’une ten-sion, tire le propos vers un discours sur la nature et la forêt, comme l’ont déjà fait F. Fédier et K. Axelos en 1968.2

On voit que la vision que Jean Daive donne de l’épisode de Todtnauberg à travers sa traduction diffère considérablement de celle de Badiou/Rambach. Les aspects critiques du poème on été largement évacués. Or Marc B. de Launay, dans une traduction du poème établie pour accompagner un texte de H.-G. Gadamer [1983.7], pousse encore beaucoup plus loin cette vision complaisante de la rencontre entre le poète et le penseur. L’épisode de Todtnauberg est transfiguré :

TODTNAUBERG 1 Arnica, baume luminette, l’élixir de la fontaine surmontée du dé de bois étoilé dans le 5 chalet, les lignes dans le livre – de qui le nom nommé avant le mien ? –, inscrites dans le livre 10 les lignes espérant, aujourd’hui, la parole à venir d’un penseur, au cœur

1 Il faut cependant noter que la solution adoptée par la plupart des traducteurs, à savoir la

traduction par « hutte » n’est pas très satisfaisante non plus. Car le chalet dans la Forêt noire où vivait le philosophe allemand n’avait pas grand-chose en commun avec un « abri rudimentaire, fait principalement de bois, de terre, de paille » (Le Robert).

2 Cf. t. I, deuxième partie, chap. XIV.

600

15 Prairies sylvaines, au sol inégal, orchis et orchis, isolement Brutal, ce qui plus tard, en chemin devint clair Celui qui nous guide, cet homme 20 nous écoute aussi, sur le chemin de rondins à demi parcouru dans la fagne 25 humide, maint.

Le style de cette traduction adopte une certaine préciosité qui rappelle fortement le « langage Heidegger » (H. Meschonnic). L’expression allitérante « le nom nommé » (v. 7) n’est pas sans évoquer les figures étymologiques du philo-sophe, telles que le fameux die Sprache spricht. De plus, le lexique employé par la traduction plante le décor d’un endroit féerique et enchanté : « baume » (v. 1), « élixir » (v. 2), « les prairies sylvaines » (v. 15). Denkender, qui est un participe présent substantivé (« un pensant ») devient logiquement le « penseur » (v. 13) identifié au grand philosophe ; le fahren que du Bouchet, sur « l’ordre » de Paul Celan, avait rendu par « voiturer » se transforme en « guider » (v. 19), ce qui évoque très maladroitement l’idée du poète comme Führer, un maître-guide spirituel, si prisée par les nationaux-socialistes.1

Ces choix dont l’objectif évident est de construire une idylle autour de la visite au Penseur et auxquels on pourrait en ajouter d’autres,2 s’accordent parfaitement à l’interprétation donnée par Hans-Georg Gadamer qui conçoit « Todtnauberg » avant tout comme un hommage rendu par Celan à Heidegger.3 Marc B. de Launay n’avait-il aucune possibilité de traduire autrement, compte tenu de ce commentaire contraignant du poème ? On pourrait effectivement l’admettre et

1 Voir Max Kommerell, Der Dichter als Führer in der deutschen Klassik, Francfort-sur-le-Main,

Klostermann, 1928. L’idée est issue du George-Kreis, mais fut réactivée après 1933. Parmi ces poètes-Führer qui doivent guider le peuple vers l’accomplissement de son destin figure aussi Hölderlin.

2 Dans la perspective de la réception de ce texte par les lecteurs français, je fais abstraction ici du contresens que contient le passage des vers 19 à 24 : les Knüppelpfade n’ont bien sûr aucun rapport direct avec le chauffeur (der uns fährt) de la strophe précédente.

3 Voici l’interprétation du Krudes par le philosophe allemand : « C’est plus tard seulement en revenant chez lui que ce qui avait semblé trop brutal dans les mots que Heidegger avait mur-murés en marchant, lui [PC] devint clair : il commença alors à comprendre. Il comprit l’audace d’une pensée qu’un autre (“cet homme”) peut entendre sans la saisir, le risque d’une démarche qui s’avance en terrain mouvant, comme sur ces chemins de rondins qu’on ne peut suivre jusqu’au bout », 1983.7, p.143.

601

dire que le traducteur n’a fait que suivre l’interprétation de Gadamer. Mais on pourrait aussi dire au contraire que la traduction signée par Marc B. de Launay aggrave singulièrement le parti pris du commentaire. Car si ce dernier est signé par Hans-Georg Gadamer, le poème est attribué à Paul Celan, ce qui installe le lecteur dans l’idée, certes naïve mais néanmoins fréquente, qu’il ne lit rien que le texte de Celan, alors que la traduction s’avère en réalité particulièrement partisane, pour ne pas dire déformante.

Traduire sans trahir ?

Traduttore traditore ? On serait tenté de l’affirmer étant donné certaines traductions du poème « Todtnauberg » qui ne rechignent pas à imposer avec une certaine violence leur point de vue. Mais qui oserait donner l’interprétation ou la traduction définitive de ce poème qui ne cesse d’alimenter la polémique ? La solution « chemins de gourdins » n’est-elle pas aussi loin de l’original que « chemin de rondins » ? Il reste que l’acte de traduire apparaît nettement comme le résultat d’une vision préalable qui se trahit dans la version française. La traduction de poèmes aussi centraux que « Tübingen, Jänner » et « Todtnauberg » véhicule toujours une image déterminée et déterminante de Paul Celan. D’où les débats houleux qui ont pu avoir lieu autour de la traduction de son œuvre, de Henri Meschonnic [1972.1] jusqu’à Hédi Kaddour [1990.7].

Face à la difficulté de la tâche, les traducteurs auraient pu être découragés et jeter l’éponge. Certains comme Philippe Jaccottet ont effectivement abandonné l’idée de traduire Paul Celan. Mais un grand nombre de traducteurs se sont d’autant plus intéressés au poète qu’il était difficile et cryptique comme le montre la prédilection français pour la dernière période de l’œuvre. Peut-être ont-ils aussi compris que celui qui traduit a le pouvoir de forger l’image de l’écrivain dans le public français, étant donné que les lecteurs germanistes sont en nombre limité et que la plupart des Français doivent impérativement passer par des traductions pour accéder au texte. Ce qui n’enlève rien évidemment à la nécessité et à l’utilité des traductions et au mérite des différents traducteurs qui ont eu le courage de se mesurer à cette œuvre intimidante et hermétique.

Recommended