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Concours Viva-cité MEMOIRES MIGRANTES LYCEE LAMARTINE - MACON Classe de Première Littéraire L1 Madame Laforêt - professeur d’Histoire Année scolaire 2016-2017

Mémoires migrantes version numérique

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Concours Viva-cité

MEMOIRES MIGRANTES

LYCEE LAMARTINE - MACON

Classe de Première Littéraire L1

Madame Laforêt - professeur d’Histoire

Année scolaire 2016-2017

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SOMMAIRE

Avant-propos: Carte banche

Marine Alvès: Si cela devait recommencer / Max Marcel et Jean-Paul Balsam p. 2

Léna Benoit-Colin: Lettre à mes disparus / Albert et Majer Bulka p. 4

Elise Bienvault: Sans domicile fixe / Théodor Reis p. 6

Chloé Chastang: La mort au bout de l’exil / Max et Herman Tetelbaum p. 7

Orlane Blancard: Un dernier regard / Henri Chaïm et Joseph Goldberg p. 9

Clara Britton: Le Conte des Enfants d’Izieu / Fritz Loebmann et Egon Gamiel p. 11

Marie-Emerence Buchler: Seul et sans identité / Emile Zuckerberg p. 13

Alexa Buis: Mon parcours / Charles Weltner et Nina Aronowicz p. 15

Clara Copie: Les enfants du silence / Elie, Esther et Jacob Benassayag p. 18

Comme un petit frère / Sami Adelsheimer et Max Leiner p. 20

Arthur Côté: Sans nom / Jacques, Richard et Jean-Claude Benguigui p. 23

Laëtitia di Stefano: Un ami parti trop tôt / Gilles Sadowski p. 25

Jules Dreyfus: Mon journal à moi / Otto Wertheimer p. 29

Maëva Felix: D’une âme disparue / Sarah-Suzanne Szulklaper p. 33

Laura Guillotin: Une identité volée / Lucienne Friedler p. 35

François Large: Elle rôde / Marta, Senta Spiegel et Hans Ament p. 38

Amira Mannaï: La vraie vie de Georges et Claude / Georges Halpa et Claude Levan-Reifman p. 40

Anouk Ménevaut-Baudin: A vous, enfants de Dieu / Maurice et Liliane Gerenstein p. 42

Marine Paris: Jestes Bohatere / Mina et Claudine Halaunbrenner p. 44

Romane Plattier: Lettre à Dieu / Alice Jacqueline Luzgart, Paula et Marcel Mermelstein p. 46

Tiphaine Prost: Un meilleur ami / Lettre à Théodore Reis p. 49

Le même chemin, partie du journal de Sigmund Springer à ses parents

/ Sigmund Springer et Arnold Hirsch p. 50

Chloé Sadot: Une rencontre bouleversante / Isidore Kargeman p. 52

Laura Stefan: La poursuite d’un rêve brisé / Renate et Liane Krochmal p. 55

Juliette Thibert: Moi, Baroukh / Barouk Raoul Bentitou p. 57

Sources p. 60

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CARTE BLANCHE

Le but premier de ce travail proposé aux élèves de la classe de 1° L1 du lycée Lamartine de Mâcon, a été à

la fois de « jouer collectif » et ainsi composer une œuvre unique, créée à parts égales par chacun, selon sa

sensibilité, mais aussi de faire le lien entre nos trois matières, l’histoire, la géographie et l’Education Morale et

Civique, afin que chacun, sur la durée, se sente, non pas un « numéro » d’une série, mais une partie d’un tout, et

participe à la cohésion de la classe.

Sur le temps long, nous avons abordé des notions complexes pour des adolescents, comme celles de l’exil, de la

perte, et de la trace. Exil loin d’une famille ou d’un pays qui n’existe plus. Perte d’un passé alors que l’avenir

n’apparaît pas encore nettement. Traces laissées dans le XX° siècle de ces déchirures qui ont servi de révélateurs

à notre recherche.

Sur le plan historique, nous sommes partis à la recherche des lambeaux de vie des enfants d’Izieu, et avons

étudié leur parcours, ballotés parfois dans leurs familles mais loin de leurs parents, ou en institutions, de camp

d’internement en familles d’accueil, avant leur disparition à Auschwitz en 1944 pour la très grande majorité

d’entre eux. Sans pathos, la classe s’est fondée sur les archives de la Maison des Enfants d’Izieu pour percevoir ce

que furent ces parcours désarticulés dans une guerre mondiale certes, mais terriblement personnelle pour tous

ces petits dont certains n’avaient pas trois ans. Ils ont ainsi approché l’incroyable déshumanisation de cette

période, dans un contexte très éloigné de leurs préoccupations et ont réalisé que la perte de la dimension

humaine des enfants a, en fait, commencé bien en amont de leur déportation, dans ces parcours multiples

d’orphelins, confiés à l’OSE et aux bonnes volontés, dans l’espoir d’années de guerre supportables : internés à

Rivesaltes ou Gurs, déplacés, recueillis, puis arrêtés comme de féroces criminels, chargés comme du bétail vers la

sinistre prison de Montluc, puis vers Drancy et, pour finir, déportés « dans des trains longs comme la honte ».

Plongée personnelle, en apnée, dans une mémoire faite de photographies, de textes, de dessins d’enfants,

d’archives, puis d’une visite à la Maison des Enfants d’Izieu sur les lieux-mêmes de si tragiques événements,

comme une immersion dans le calme de cette petite montagne, puis dans le bruit des bottes, le hurlement des

ordres et le silence des enfants, emmenés de force vers Auschwitz, eux et leur courte vie.

La réappropriation individuelle par les lycéens du parcours des enfants d’Izieu, parfois de fratries entières, s’est

faite sous la forme de compositions, lettres, journaux intimes, témoignages a posteriori, scénario de film… Chacun

a eu carte blanche… et a joué le jeu.

Sur le plan géographique, mais aussi historique et donc forcément civique, nous avons invité Velibor ČOLIĆ,

auteur reconnu dans son pays la Yougoslavie avant la guerre de 1991, réfugié en France et maintenant apatride,

qui est venu présenter à la classe son dernier roman Manuel d’exil : comment réussir son exil en trente-cinq

leçons, paru chez Gallimard en Mai 2016, et, grâce à cette rencontre, la mémoire du passé s’est éclairée à la

lumière de celle d’une Europe déchirée, bien moins lointaine que celle de la Seconde Guerre mondiale.

Et là, nous sommes passés subitement de chiffres, ceux de ces centaines, ces milliers, ces millions de victimes de

1939-1945, pourcentages morbides de la misère guerrière rangés en colonnes, à une réalité bien plus concrète,

puisqu’en vérité, à chaque guerre, il ne s’agit pas de soustractions mais d’additions forcenées de vies cabossées et

si vite anéanties: une, plus une, plus une …

C’est ce que Velibor ČOLIĆ est venu leur raconter : on ne part pas de son pays par plaisir mais parce qu’on y est

obligé : guerre, exactions, famine … les motifs ne manquent pas. On abandonne tout, on espère survivre, on a

peur, on ne sait rien de l’avenir, on ne peut pas revenir en arrière. Et là encore, ceux qui disparaissent en premier,

comme dans chaque guerre, ce sont bien les civils, et parmi les civils, de nombreux enfants …

Tous avaient lu Manuel d’exil, et les discussions ont été fructueuses.

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Sur le plan civique également, les échanges furent porteurs de valeurs importantes, entre témoignages de

l’auteur, moments adultes quand il raconte par exemple avoir été traducteur pour le TPIY des violences faites aux

femmes bosniaques dans le contexte de la reconnaissance du viol comme arme de guerre en Yougoslavie…

« L’expérience civique » s’est poursuivie avec un atelier d’écriture, chacun ayant été mis dans la situation du civil

qui n’a que « 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir », pour quitter sa vie « d’avant » et remplir à toute

vitesse un petit sac de ce qu’il pense essentiel … avant de s’exiler brutalement vers un avenir où rester debout et

vivant sera l’ultime défi.

Le choix de la citation extraite de Manuel d’exil qui illustre chaque chapitre, a permis à tous de relier le passé

lointain au passé récent, et de comprendre qu’un pays, ses villes, sa mémoire, et même ses habitants - victimes,

prisonniers, réfugiés - peuvent disparaître, et que la déshumanisation, la perte de la dimension humaine, est bien

le fait de l’homme.

Cette implication civique de chacun se prolongera le 24 Mai prochain puisque certains élèves participeront au

Festival de la Manufacture d’Idées à Hurigny, organisé par Emmanuel Favre, et qui réunit archéologues,

anthropologues, historiens, cinéastes, journalistes, écrivains, mais aussi danseurs et musiciens. Ils seront sollicités

pour l’animation du débat d’ouverture, aux côtés de personnalités reconnues comme Philippe Artières,

universitaire, et Serge Portelli, ancien juge d’instruction qui a travaillé sur la notion de traces dans les enquêtes

policières. L’intervention de ces élèves concernera le rôle des archives comme traces du passé à travers leur

travail sur les enfants d’Izieu, mais aussi le roman comme témoignage d’un parcours d’exil avec le livre de Velibor

ČOLIĆ.

On n’est pas citoyen par hasard, on le devient. C’est une construction lente, laborieuse, qui permet de consolider

un présent complexe, et de le comprendre grâce à la mémoire du passé. Les deux notions sont indissociables :

oublier le passé reviendrait à ne pas pouvoir lire le présent.

Nous aurons tous des moments d’exil dans nos vies. Tous les adolescents le savent. Mais les traces qu’auront

laissées la littérature, la philosophie, et l’histoire nous porteront.

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Si cela devait recommencer

« … Je murmure une complainte, stupide et enfantine, tout en sachant que les mots ne peuvent rien effacer, que ma langue ne signifie plus rien, que je suis loin, et que ce loin est devenu ma patrie et mon destin... »

Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.11

Les premiers mots qui me reviennent à l'esprit quand je repense à ce que j'ai vécu sont : « N'aie pas peur et sois fort ». La vie est ainsi faite de choses inexplicables et certaines sont inévitables. Tout cela commença en octobre 1940, quand les premières lois antisémites ont été appliquées. Vous comprendrez directement que nous, familles juives, sommes bloqués dans un régime qui est contre nous. Puis le cauchemar va commencer lorsque papa nous sera enlevé dès le premier convoi, tu ne le reverras plus jamais. Ton cœur sera brisé et le manque de notre père se creusera de plus en plus, jour après jour, minute après minute. Jean-Paul, reste fort, car le pire n'est pas encore arrivé, et malgré ton jeune âge, tu vas vivre des horreurs. Maman et Berthe partiront vivre à Villeurbanne et tu resteras chez notre grand-mère avec Max et Hélène. Le départ de ta mère va t'affecter mais tu n'auras pas réellement le temps de penser à cela car peu après, en février 1943, aura lieu la rafle.

Oui, la rafle. Tu dois te demander ce que c'est car au moment où je t’écris cette lettre, tu ne connais toujours pas ce mot horrible qui te deviendra si habituel et singulier dans quelques années. La rafle, c'est une arrestation massive et horrible de Juifs car les SS seront violents avec toi. Les SS, ce sont les hommes qui nous déporteront. Nous allons tous être déportés à Drancy, un camp d'internement, tu seras libéré et tu seras encore une fois envoyé dans une maison d'enfants de l'UGIF. Mais maman nous manquera à Max Marcel et toi, alors vous allez tenter de la rejoindre à Villeurbanne.

L'histoire est loin d'être terminée car tu seras séparé de ton frère quand tu va devoir rejoindre la maison d'Izieu et lui, une école catholique à Belley. Cette maison est dirigée par Sabine Zlatin, et là, tu vas faire de superbes rencontres et te lier d'amitié avec beaucoup de jeunes garçons comme toi. Tu auras la chance de vivre de nombreux moments de bonheur et de retrouver ton frère qui viendra te rendre visite. Vous vous êtes vus le 6 avril 1944, mais c'est malheureusement ce jour là que ton destin va basculer.

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Dans les montagnes en direction d'Izieu, trois véhicules de la gestapo lyonnaise arrivent. Des hommes nombreux et armés viennent vous chercher sur ordre de Klaus Barbie. Dans le véhicule qui va te déporter, tu seras complètement apeuré et perdu, heureusement que ton grand frère sera là pour te rassurer. Tu ne va pas comprendre ce qui t’arrive alors que tes jours seront comptés, et que tu seras en train de vivre l'une des choses les plus dramatiques de l'histoire de l'humanité. J'ai le cœur brisé à l'idée de te dire la suite de ce trajet qui va te paraître interminable...

Mon cher moi, on est le 13 avril 1944, tu es dans le convoi numéro 71 et ce convoi te déporte en directement vers Auschwitz-Birkenau. C'est à cet endroit que tu seras vu pour la dernière fois. Là-bas, tu auras ta dernière conversation, ta dernière rencontre, ton dernier geste, ton dernier mot et ton dernier souffle.

M. A.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Si je devais partir en 15 minutes, je prendrais surtout des objets symboliques, des souvenirs. Je prendrais des photos de ma famille, de mon frère, de mes parents heureux et réunis ensemble. Je prendrais aussi des vêtements chauds et légers, ainsi qu'une couverture pour dormir et des affaires de toilette. J’emporterai le chapelet porte-bonheur de ma grand-mère. Surtout de la nourriture pour ne pas mourir de faim ou me déshydrater.

Pour conclure, je partirais la tête pleine de souvenirs heureux de mes proches.

M. A.

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Lettre à mes disparus

« …A mes pieds, les longues ombres des arbres dessinent une étonnante arabesque, pareille à un tableau à

peine animé qui se déplace paresseusement, devant mes yeux. Pendant un bref instant j’essais de leur donner une

forme logique… »

Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.12

Chère Maman,

Cela faisait bien longtemps que je ne t’avais pas envoyé de lettre, mais je te promets que je vais me rattraper. Je

ne compte plus les jours depuis notre séparation.

Il n’y a pas longtemps que nous sommes à Izieu, je voulais t’en parler la dernière fois. Il y a tellement d’enfants qui

pleurent la nuit. Certains crient leurs souvenirs de la violence des nazis puis se réveillent en sueur, vite consolés

par une éducatrice. Je me souviens à mon tour de scènes sans doute moins violentes, mais qui restent imprimées

dans ma tête. C’est souvent d’autres enfants qui nous en parlent. Bien qu’ils soient encore marqués, ils arrivent à

oublier leurs histoires et s’amusent sans en reparler. Et parfois j’oublie aussi. On s’amuse bien là-bas, en tout cas

mieux qu’avant notre séjour ici. Si tu voyais Albert... Notre petit «Coco», bien qu’il soit le plus petit, il fait rire tout

le monde. Même les éducatrices tombent sous son charme ! Le soir ils nous obligent à quelques activités comme

du dessin ou de l’écriture. Albert s’amuse comme un fou avec ses crayons de couleur, moi je me limite à

l’écriture. Nous laver ici au début, n’ayant pas l’eau courante, on allait à la fontaine dehors, dans la cour.

Enfin… Cela fait un moment que je me demande où vous êtes tous les deux. Quand ils ont pris papa aussi, un an

après toi, une dame nous a accueillis, une femme très gentille. On nous a dit qu’elle s’appelait Marie-Antoinette

Pallarès. Quand on était encore avec elle, je me souviens avoir entendu à la radio ces phrases du gouvernement

de Vichy : «Dans une intention d’humanité, le chef du gouvernement a obtenu que les enfants y compris ceux de

moins de 16 ans, soient autorisés à accompagner leurs parents dans les convois de déportation ». Ce qui me fait

le plus mal, c’est d’avoir entendu Albert dire qu’ils avaient de la chance de ne pas être séparés de leurs parents.

Mais tu dois le savoir, je crois l’avoir déjà écrit dans ma dernière lettre.

En parlant de lettres, je me demande si tu lis les miennes, puisque je n’en ai jamais en retour. Peut-être ne les

reçois-tu pas, qui sait ? Si c’est le cas tant pis, j’écris quand même.

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Cela soulage mes maux, et fait espérer Albert. Il me demande toujours pourquoi nous ? Pourquoi cette guerre ?

Pourquoi sont-ils si méchants… L’autre jour il m’a dit : « Les grands ne pourraient-ils pas s’aimer au lieu de

se tirer dessus ? ». Que répondre à l’innocence d’un enfant de quatre ans… ?

Marcel, Albert.

Je revois alors comme dans un flash, les quelques images de mon enfance. Les ombres d’Auschwitz me

rappellent mes après-midis en Pologne, sous les saules, lorsque nous étions allongés dans l’herbe, hypnotisés par

le simple passage des nuages. Je chantais une berceuse à Albert et l’on s’endormait tous deux avec la divine

sensation d’être hors d’atteinte. Alors je regarde une dernière fois cet arbre, une si petite ombre de vie au milieu

des horreurs d’Auschwitz, puis je m’endors avec mon frère. Cette fois, j’ai peur que ce ne soit pour toujours.

L. B. C.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

On me dit de ne pas paniquer mais de me dépêcher quand même. « Prends l’essentiel ! ». Alors je cours vers ma

carte d’identité, je prends quelques habits chauds, n’oublie surtout pas le couteau suisse que m’a offert mon

père. Je prends quelques photos, sous le coup d’un grand besoin personnel et sentimental. Impossible pour moi

de partir sans prendre mon carnet de dessin, alors je le glisse dans mon sac à dos, accompagné de quelques bics

noirs. Je prends quand même mon téléphone et son chargeur, toujours sur moi de toute manière, même si je sais

très bien que je ne m’en servirai pas lors du voyage. J’emporte toutes mes petites économies, ça, tout le monde

comprend. J’ai peur de trop remplir mon sac mais également d’oublier l’essentiel. Je prends le temps de changer

mes chaussures, je vais beaucoup marcher dans les prochaines heures à venir…

Je porte mon sac. Ca devrait aller pour le poids. Il y a encore de la place pour de la paracorde. Je me moque de

moi-même, j’ai l’impression qu’avec ce que j’ai je vais vivre... Ma chienne regarde cette scène sans rien

comprendre. Je l’emmène avec moi, on verra bien jusqu’où elle ira.

L. B. C.

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Sans domicile fixe

« … Je pense évidemment à la mort. Mais peu, aussi peu que possible. Pour en avoir moins peur, depuis des semaines déjà j'apprends à vivre avec une idée très simple, très peu philosophique : brusquement, tout s'arrête et c'est le noir absolu. J'imagine ce néant comme un endroit apaisé situé quelque part entre le ciel et les feuilles de platane qui tremblent à peine sous la petite brise… » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.12-13

Il s'appelait Théodor Reis Il est né le 19 mars De l'année 1928 Un pauvre enfant qui est né juif

Ce garçon était allemand Il a grandi à Egelsbach Avec lui sa mère et sa mère-grand Ils n'ont pas eu le choix du départ

Ils sont partis chez des cousins Mais tous trois au camp de Gurs déportés En mars 1942, Théodor est libéré Par une femme nommée Sabine Zlatin

À Auschwitz, pas de pitié, Pour sa grand-mère et sa mère Lui s'est lié d'amitié À Pavalas-les-Flots maison d'enfants en bord de mer

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Avec son ami Paul Niederman Ils sont baladés de maisons en maisons Ils arrivent à Izieu en juin 43 Où ils ont un accueil plutôt bon

De la rafle du 6 avril 1944 Il est emmené à Drancy Puis le 15 mai 1944 A Reval en Estonie déporté

Dans le convoi 73, qui l'emmenait vers sa fin Avec Arnold Hirsch, son ami, et Miron Zlatin Théodor Reis finit sa vie à 17 ans Sans avoir dit « Adieu » à tous ses parents

Il avait tout à construire Mais il a dû partir Pour bien d'autres pays À cause d'Hitler et de Klaus Barbie

E. B.

La mort au bout de l'exil

Max et Hermann Tetelbaum ont séjourné à Izieu. Max, l'aîné, était né le 14 août 1931. Hermann, lui, a vu le jour deux ans plus tard le premier novembre 1933. Ils sont nés tous les deux à Anvers en Belgique. Comment sont-ils arrivés là ? Hermann se souvient de son parcours :

« J'ai été interné à Rivesaltes, c'est un ancien camp militaire reconverti en camp d'internement pour la zone libre. Puis j'ai été libéré le 14 mars 1941, j'avais 7 ans. De mai à juillet 1942, j'ai vécu à la maison pour enfants de Mordelles, à côté de Rennes et ai été ensuite scolarisé à Broût-Vernet dans l'Allier. Enfin, je suis parti rejoindre mon grand-frère Max à Marseille, et de là, nous sommes partis pour Izieu. »

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Maintenant que les deux frères sont à Izieu, les jours passent, sans leurs parents, sans leur frère Maurice, sans leur sœur Gabrielle. Pour s'occuper, on invente des histoires. Max dessine les personnages à l'aquarelle, à l'encre, à la mine de plomb. D'autres réalisent les textes. Les jours défilent, l'institutrice utilise son sifflet pour indiquer la fin de la récréation. Les plus grands s'occupent du verger. Miron Zlatin, le mari de Sabine Zlatin la directrice de la maison, se rend au village avec un vélo et la carriole pour aller chercher de la nourriture. Le facteur dépose des colis. Les enfants jouent avec ceux du village. Et le temps passe. Malheureusement, Klaus Barbie ordonne la rafle de la maison pour le 6 avril 1944, trois hommes de la Gestapo arrivent avec des véhicules anodins, afin de n'alerter personne.

Là, c'est sous la menace des armes et avec des ordres hurlés que les deux frères sont emmenés à Drancy, camp d'internement qui se situe en Île-de-France où ils sont affamés, n'ont pas d'hygiène et sont seuls. Puis ils sont déportés au camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau par le convoi numéro 71, le 13 avril 1944. Ils meurent à 13 et 11 ans. Leur mère, Gabrielle et Maurice sont déportés dans le convoi suivant, le numéro 72.

Dans les convois, ils sont entassés comme des sacs, ils ont a peine assez de place pour respirer. Le trajet s'étire en longueur, sans nourriture, sans eau, sans repères. Ils sont eux aussi exécutés à leur arrivée à Auschwitz-Birkenau.

Seul le père, Jankiel Tetelbaum, interné à Rivesaltes, échappe à la déportation et aux camps d'extermination.

E. B.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Si je n'avais que quinze minutes pour faire un sac et quitter ma maison sans retour, je prendrais mon lapin en peluche baptisé Flocon, Le Monde de Narnia de C. L. Lewis, un t-shirt, un pantalon, ma brosse à dent, mon retourneur de temps, mon coupe-papier, ma brosse à cheveux, mes papiers, mon portefeuille avec de l'argent, un disque de Emerson Lake and Palmer, mon carnet avec un stylo bille, ma statuette de la vierge Marie, ma flûte traversière et ma photo de famille préférée.

E. B.

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Un dernier regard

« …Plus ma situation est désespérée, plus mes rêves sont doux... »

Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.14

Certains me prendraient pour un fou.

Non ! Je ne vais pas m'effondrer,

Je dois rester fort pour mon petit frère,

Afin que nous puissions sortir de cet incroyable Enfer.

Nous n'avons aucun moyen de partir.

Mais ils ne nous retireront pas une chose essentielle :

Notre cher et précieux imaginaire.

Le destin peut encore changer, je l'espère.

Devant ces machines infernales,

Nous traverse une pensée universelle.

L'espoir est encore là, c'est sûr.

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Sous ce temps d'un froid hivernal,

Nous resterons dignes et soudés, je vous l'assure !

Je revois les yeux de ma mère posés sur moi,

Je revois cette femme aimante, serrant Joseph dans ses bras.

Ces hommes nous ont retiré à tout jamais

L'amour inconditionnel qu'elle nous portait.

Un dernier regard vers notre maison d'enfance,

Envolée notre unique chance

De s'échapper de ce lieu effrayant.

Non, nous ne plongerons pas dans le néant.

Un dernier regard vers ce train des condamnés,

Envolé notre billet de retour pour la liberté.

O. B.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Il ne me reste plus que quinze minutes pour tout préparer et partir à jamais d'ici. Je me précipite et prends un grand sac à dos. La première chose dont je m'empare est d'une photo de ma famille. Ensuite je saute sur mon lit et attrape une peluche qui m'est chère, ainsi que deux livres : Terrienne, de Jean-Claude MOURLEVAT, et Rester Fort, de Demi LOVATO. Grâce à ce livre et ces paroles de réconfort, peut-être que le détachement avec le cocon familial sera moins difficile. Une fois cela mis dans le sac, j'attrape deux pantalons, deux hauts à manches longues, un gilet, un gel douche, et une brosse. Je me dirige vers mon bureau, saisis un pendentif offert par ma mère et l'attache autour de mon cou, et enfin je décroche du mur qui me fait face une prière à laquelle je tiens beaucoup. Je range mon portable et mon chargeur dans le sac, regarde pour la dernière fois ma chambre, et m'en vais dans le hall d'entrée. Ma mère me tend une gourde. Je la serre alors dans mes bras, un torrent de larmes se déversant sur nos deux visages côte à côte. Je sors de la maison, y jette un dernier regard chargé de tristesse et de colère, puis je commence alors cet exil, démarrant une toute autre vie...

O. B.

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Le Conte des Enfants d'Izieu

«… Je sais que je ne représente plus rien pour personne. Je ne suis même plus un être humain. Je suis juste une ombre parmi les ombres... » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.14

Très tôt le matin, sur un pan de colline d'Izieu où se trouvent une large maison ainsi qu'une fontaine, deux enfants jouent à cache-cache. C'est au tour du jeune Egon, 9ans, de jouer à l'Allemand et de chercher son ami Fritz de 15 ans qui joue le Juif.

EGON commençant à sangloter : Fritz ! Fritz ! Où es-tu ? Je joue plus, c'est plus drôle … Friiitz ! FRITZ sortant de derrière un muret : Pourquoi tu pleures, ce n'est qu'une partie de cache-cache ! EGON des larmes dans les yeux : Je t'avais perdu … FRITZ : Allez sèche-moi ça ! Lui tendant un morceau de chocolat : Tiens, mange. EGON qui ne pleure plus : Merci. FRITZ le taquinant: Maintenant tu m'en dois un carré. EGON : Quoi !?! FRITZ : Ah bah, attend, ça m'a coûté 10 francs. EGON : Mais, je suis ton ami ! FRITZ : Oui, mais les bons comptes font les bons amis. EGON : Mais … FRITZ s'esclaffant de rire : Mais non, je rigole ! Ah ! Ah ! Ah ! Je te le laisse. EGON souriant d'un air taquin : Tu n'es pas drôle… dit Fritz, tu peux encore me raconter ton histoire, s'il te plaît ? FRITZ avec un soupir : Tu dois vraiment l'aimer pour me la demander chaque jour. Bon alors comment ça commence déjà ? Réfléchissant... Ah oui ça me revient, bon alors …

…C'est l'histoire de deux enfants qui vivaient dans un petit village sur une colline, le premier s'appelait Egonomus et le deuxième, plus grand, se nommait Fritzirias. Ils étaient très bons amis et ne se quittaient jamais. Ils se disaient tous deux que la vie était longue et heureuse car quand ils rentraient à la maison, il y avait toujours de quoi boire et manger, mais un jour alors qu'ils jouaient dans la vallée, une armée de géants les attaquèrent et les enfermèrent dans de grands sacs. Ils se retrouvèrent prisonniers. Un peu plus tard dans une grotte, d'autres géants les insultèrent dans une langue inconnue, les enfermèrent dans de grandes cages dont le vent faisait grincer la ferraille rouillée. Après quelques heures d'emprisonnement, on les ressortit et remit dans de grandes boîtes. Ils étaient terrifiés par la vitesse à laquelle le géant marchait grâce à ses bottes

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de sept lieues, mais nos deux héros se soutenaient et essayait de passer le temps... Quand ils furent enfin libérés, ils ne savaient pas encore que les géants voulaient les manger. Après s’être dévêtus, être entrés dans une marmite, ils commencèrent à sentir la chaleur du feu récemment allumé, ils comprirent que leurs fin était proche. Mais le couvercle avait mal été fermé par un des géants. Egonomus et Fritzirias remarquèrent donc cette scintillante lumière et par cette brèche ils réussirent à s'enfuir et purent enfin rejoindre leur famille.

EGON des étoiles dans les yeux : Bravo, je suis sûr que tu deviendras un grand conteur plus tard ! FRITZ : Ah oui? Je ne sais pas, j'attendrais déjà que la guerre soit finie, car tu sais bien qu'il ne faut pas que l'on nous remarque malgré notre étoile jaune... Regardant son étoile avec tristesse: Bon, on rentre à la maison! Se frottant rapidement les bras : Je commence à avoir froid et puis j'ai faim aussi, pas toi ? EGON: Oui je veux manger! Est-ce que Hans était déjà réveillé quand nous étions partis ? FRITZ: Oui, il était en train de mettre les bols sur la table avec Martha et Otto, pour que nous puissions prendre le petit déjeuner. EGON : J'ai hâte d'arriver à la maison ! Il commence à courir pour prendre de l'avance Le dernier arrivé est une poule mouillée ! SFRITZ : Aujourd'hui il fait beau, une belle journée s'annonce.

C. B.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

J’ai 15 minutes… Je suis devant la porte, devant les façades de mon passé. Je ne pense qu'a une chose "que prendre ?" Je cours alors dans ma maison comme si un magasin entier avait été ouvert pour moi et que dans 15 minutes celui-ci allait se refermer pour oublier à jamais tous mes objets, toute ma vie derrière moi. J'attrape donc mon sac, je me précipite d'abord dans ma chambre. J'aurais eu envie de balayer tous ce qu'il y avait sur mon bureau afin de mettre tous cela dans mon sac, pour ne rien oublier de mon petit chez moi. Mais cela est impossible, ce serait trop lourd. J'ouvre alors mon placard mural, saisissant couvertures, pulls, maillots, pantalons, culottes et chaussettes, le nécessaire pour se changer. J'attrape au passage ma boussole et mon diapason, ainsi que mon téléphone qui trainait sur l'étagère. Je me baisse ensuite et prends mon argent. Même la boîte au fond du tiroir qui devait servir en cas de grande nécessité, car je sais que dans 10 minutes, je ne reverrai plus jamais ma maison, comme si je démissionnais de mon travail, de mon foyer, de ma famille, et que l'on abandonnait absolument tout, toute sa vie. Je redescends et ouvre mon frigo puis le referme voyant que tous ces aliments seraient périmés certainement trop vite. En tout cas bien avant que je ne puisse les manger. Je me hâte donc de prendre deux ou trois pommes, du pain des biscuits, et des barres de céréales. Je me dirige ensuite dans le hall prenant mon écharpe, mes gants, mon bonnet et mon manteau. Puis je me dépêche d'aller à la salle de bain, pour enfourner dans mon sac une serviette, un gant, et du savon en bouteille. Finissant de fermer mon sac bombé, je sors alors dehors lâchant un dernier regard sur mes souvenirs d'enfants. Je passe ensuite mon passeport de ma poche à mon porte-monnaie, en montant dans la voiture. Enfin en tournant la bague que je portais au doigt, je me plonge dans mes pensées et je sais que je ne représente plus rien pour personne. Je ne suis même plus un être humain. Je suis juste une ombre parmi les ombres, un animal s'enfuyant dans la nuit ... C. B.

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Seul et sans identité

“… Je n'ai plus de nom, je suis ni grand, ni petit, je ne suis plus le fils ou frère. Je suis un chien mouillé d'oubli dans une longue nuit sans aube, une petite cicatrice sur le visage du monde…” Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.15

Je n'ai plus de corps mais surtout plus d'âme. Je ne suis plus qu'une tête vide de souvenirs, visible dans une lumière que je ne verrai plus.

Je me souviens de ce matin là, mes yeux étaient ouverts et pourtant ma vie était éteinte à jamais.

Je me souviens de ce matin là, mes yeux étaient ouverts et pourtant j'aurais rêvé qu'ils soient fermés, pour que tout cela ne soit qu'un cauchemar. Mes parents me manquaient; je ne savais pas où ils étaient ; on m'avait dit de regarder derrière les nuages, mais je ne voyais rien… En réalité, je savais qu'ils avaient été arrêtés puis tués mais avec mon jeune âge je ne pouvais pas m'y résigner et préférais croire ce que l'on me disait.

Ce jour où ils étaient partis sans moi, car j'avais les oreillons et de l'anémie, je les avaient laissé seuls,et pourtant j'aurais préféré partir avec eux et ne jamais les quitter. Au moins, moi aussi j'aurai pu voir ce qu'il y a derrière les nuages. Parfois quand je me lève je m’aperçois que le ciel est bleu, alors je regarde attentivement si ils veillent sur moi mais à chaque fois aucune silhouette, aucun visage n'est visible. Et moi-même, même si je les apercevais, je ne serais pas sûr de les reconnaître encore…

Il ne me reste qu'une photographie de papa et de maman mais lorsqu’on est venu me chercher, pour partir en colonie d'été avec d'autres enfants, je n'ai pas pu l'emmener avec moi. J'étais avec Max et Herman TETELBAUM qui venaient eux aussi d'Anvers en Belgique.

Je me rappelle de ces cris et rires qui résonnaient, certains enfants étaient accompagnés de leurs frères ou sœurs, plus âgés ou plus jeunes ; mais moi, j'étais fils unique et j'avais cinq ans. Je ne réalisais pas vraiment pourquoi j’étais ici... Beaucoup d'enfants étaient bruyants, surtout ceux de mon âge, mais ils étaient également très appréciés, contrairement à moi qui étais un peu à l'écart et effacé.

Il y avait une salle de classe et une salle de jeu, mais lorsque je suis entré dans la pièce, je me souviens de la maîtresse qui m'a dit que je n'avais pas encore l'âge et qu'il n'y avait plus de place dans la salle de classe. Alors je participais aux activités de dessins et d'écriture. Je ne savais pas écrire mais je faisais des dessins sur des lettres qui n'étaient jamais réellement envoyés, puisque j'étais orphelin.

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Et quand je devais me confronter à la nuit et mes mauvais songes, je ne réussissais pas à dormir, alors je regardais par la fenêtre et à chaque fois, une des monitrices du nom de Paulette PALLARES-ROCHES, finissait sa tournée de lecture par moi, dans le dortoir des garçons jusqu'à que je puisse réussir à m'endormir. Elle m'avait promis qu'ici, à la colonie d'Izieu, je n'aurais pas de craintes à avoir et que même si j'étais seul, sans mes parents, le lieu était un véritable havre de paix, loin des conflits et des persécutions.

Quelques jours plus tard, pendant mon petit-déjeuner, j'ai soudain senti des présences, comme si mes parents me protégeaient enfin. Mais je fus soudain sorti de ce rêve éveillé par le regard affolé de l'animatrice Léa, puis par les cris d'une petite fille qui répétait ces mots : « Les Allemands ». Une fourmilière d'enfants se bouscula dans tout les sens, chacun tentant de sauver sa peau. Les cris et les larmes furent vite remplacés par un silence pesant plein d'inquiétude et de frayeur. Je me tenais à Léa aussi fort que je le pouvais, mais un soldat réussit à m'attraper et nous avons été tous deux envoyés dans un camion. Elle ne m'avait pas lâché.

C'est alors que nous sommes arrivés à la prison de Montluc. C'était un endroit clos et sombre avec de nombreux grillages. Seuls les regards exorbités des prisonniers créaient une lueur dans l'obscurité. Je marchais le plus rapidement possible dans les couloirs; mon corps était imprégné par des tremblements de peur. Mais les soldats me serraient le bras gauche de plus en plus fort à tel point que je ne sentais plus mon sang couler dans mes veines. A vrai dire, il était glacé par la terreur, Tandis que mon cœur, lui, avait des battements et des pulsations de plus en plus accélérés.

Le lendemain à la première heure nous étions déjà en route pour le camp de Drancy. Je me souviens seulement de ses immeubles immenses comparés à ma petite taille. Ce n'était pour nous qu'un lieu de passage et nous étions déjà en route pour Auschwitz.

Une fois sur la rampe de débarquement d'Auschwitz je m'accrochais de nouveau à Léa, Léa FELDBLUM, aussi fort que je le pus. C'était une monitrice qui s'était occupée de la petite enfance lorsque nous étions à la Maison d'Izieu. Elle servait également de cobaye aux médecins nazis pour les expérimentations médicales et pourtant moi, je l'avais pris pour ma mère, pendant un instant. C'est à ce moment là, dès mon arrivée que la lumière s'est comme soudain éteinte. Les bruits sont devenus sourds et forts. Et mon corps s'écroula sur le sol, le sang afflua, mais je ne sentais aucune douleur. Enfin des mains me portèrent pour me monter aux cieux à la droite de mon père et à la gauche de ma mère. Le cauchemar était enfin terminé et mes yeux pour l'éternité fermés...

M.-E. B.

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« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Si j'avais quinze minutes pour partir et préparer mes affaires, je commencerais par prendre les choses nécessaires à ma survie durant mon exil, c'est-à-dire de l'eau en bouteille, de la nourriture, et des médicaments. Je n'oublierais pas de prendre des habits chauds et de quoi me laver. Il me faudra, bien sûr, tous les papiers nécessaires à mon exil et mon passeport. Je prendrai aussi de quoi écrire pour ne pas perdre ma langue maternelle, et de l'argent. Sans oublier plein d'amour et de souvenirs gravés à jamais dans ma tête comme dans mon cœur. M. - E. B. -14-

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Mon parcours

« … Je veux rester à jamais l'habitant de mes propres rêves, vivre une autre vie éthérée et légère, une existence féerique sans douleur ... » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.18

Le 23 mars 1944

Je m’appelle Nina Aronowicz. J’ai 11 ans et je suis née en Belgique le 28 novembre 1932. J’ai été placée à Izieu

sans vraiment comprendre pourquoi. J’ai entendu mes parents en parler, puis plus tard ceux qui nous

encadraient, et à la radio. J’ai cru comprendre que nous étions « différents ». Je n’ai pas voulu chercher plus loin

parce que j’avais peur de connaître la vérité.

J’ai décidé d’écrire ce journal pour me rappeler des moindres détails de cette aventure et je pourrai en parler plus

tard, quand la guerre sera finie, quand je retournerai à l’école et même quand je serai vieille.

Ça fait déjà un petit moment que je suis à Izieu et j’apprécie tous les enfants. Je suis devenue très amie avec un

garçon, il s’appelle Charles, il a 9 ans et il est Parisien. Je ne me rappelle plus quand est-ce qu’il est né, je le lui

redemanderai. Il fait toujours attention à moi.

Aujourd’hui, je me suis isolée vers la fontaine car mes parents me manquent vraiment beaucoup. Je ne les ai pas

vus depuis plusieurs mois, c’est très dur, je ne suis pas habituée à être loin d’eux pendant autant de temps.

J’espère qu’ils vont bien.

Le 27 mars 1944.

J’ai demandé à Charles son nom de famille et sa date de naissance. Il s’appelle Charles Weltner et il est né le

7 août 1934. Aujourd’hui ensemble, on a parlé de nos parents.

Je vais donc parler des miens. Mon père s'appelle Szyja-Leib Aronowicz, il est né le 24 février 1902 à Kozminek en

Pologne. Ma mère s'appelle Mieckla Aronowicz, elle est née le 14 octobre 1903 à Kalisz en Pologne. Ce que je

préférais faire avec ma maman, c'était la cuisine. Elle adorait faire des gâteaux. Et souvent, elle chantait. Alors, on

cuisinait en chantant.

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Avec mon papa, on se promenait souvent dans le parc au bout de notre rue, jusqu'à ce que je sois obligée de

porter une étoile jaune en dehors de la maison. Papa et Maman aussi devaient l'avoir. Je leur avais demandé

pourquoi, et c'est la première fois qu'ils m'ont dit que c'était parce qu'on est différent. Quelques-uns de nos

voisins aussi la portaient. Toutes mes amies qui ne l'avaient pas sur leurs vêtements ne me parlaient plus et ne

jouaient plus avec moi. Ça m'a rendue très triste car je m'entendais très bien avec elles avant de devoir porter

cette étoile. J'ai très vite remarqué qu'à l'école, on était une quinzaine à en porter une et plus aucun de nous

n'avait de copains, ni de copines. Alors on est tous devenus amis. Papa et Maman préféraient ne pas sortir,

hormis pour m'emmener à l'école et aller travailler. Puis la guerre a commencé. On était obligés de se cacher à

cause de notre différence. Mes parents ne m'ont pas expliqué en quoi nous ne sommes pas comme les autres. Ils

m'ont dit que j'étais encore trop petite pour comprendre. On a finalement fui la Belgique et ils m'ont laissé en

France. Je ne sais pas où ils sont, et quand est-ce qu'ils reviendront me chercher mais ils me manquent

énormément.

Le 31 mars 1944. Aujourd'hui, je vais raconter mon parcours jusqu'à Izieu. C'est ce dont on a parlé aujourd'hui avec Charles. Je suis née à Bruxelles, en Belgique. J'ai grandi là-bas. Mais dès le début de la guerre, nous sommes partis en France. Ma tante et mon oncle, eux, sont partis en Amérique. La dernière fois que j'ai vu mes parents, c'est lorsqu'ils m'ont déposé chez des amis, Monsieur et Madame Régnât. Je ne les avais jamais vus auparavant. Maman m'a dit qu'ils étaient très gentils, qu'ils allaient prendre soin de moi pendant leur absence et qu'il fallait que je sois sage. Puis, elle a rajouté avant de partir avec Papa qu'après un certain temps, les Régnât m'emmèneraient dans une maison avec plein d'autres enfants comme moi. J'ai finalement dû dire au revoir à mes parents. Je me demande quand est-ce qu'ils viendront me chercher. Je me rappellerai toujours du visage de ma maman lorsque je l'ai prise dans mes bras pour la dernière fois. C'était assez horrible quand j'y pense. J'avais l'impression que je ne la reverrais plus jamais, tout comme Papa. Je n'avais jamais vu mon Papa triste, et là, pour la première fois, il avait les larmes aux yeux. Je pense qu'ils devaient savoir qu'on ne se reverrait pas avant longtemps. Ils m'ont promis pourtant qu'on se retrouverait. J'ai vécu pendant presque un an chez les Régnât, avec leurs enfants. Je vivais donc à Lunel dans l'Hérault, en France. Puis, comme Maman me l'avait dit, ils m'ont envoyé dans une maison avec plein d'enfants. C'était la maison de Campestre dans l'Hérault, puis j'ai été transférée avec d'autres enfants ici, à Izieu. C'est très joli ici. On voit les montagnes, ainsi que le Rhône, on le voit couler le long des montagnes. On s'entend bien avec tout le monde. Même avec les voisins. Parfois, ils viennent nous chercher pour aller jouer avec eux ou pour se promener et plein d'autres activités encore. Tout le monde est vraiment très gentil. Je suis heureuse d'être dans un aussi bel endroit.

Le 3 avril 1944.

Tous les encadrants ont l'air inquiets, je ne comprends pas pourquoi. Tous les adultes ont un comportement

étrange. Pour nous, les enfants, rien ne se passe de spécial. On joue, on rigole, on a même prévu de se voir une

fois que la guerre sera terminée. Je n'ai plus de nouvelles des membres de ma famille depuis longtemps, j'espère

qu'ils vont bien. Ma tante et mon oncle sont en Amérique, mes parents sont partis et depuis je n'ai plus aucune

nouvelle. Heureusement, Charles est toujours là pour me soutenir car il me comprend, il vit la même chose que

moi. Il ne me dit pas grand chose sur sa famille, je crois que c'est parce que ça le touche beaucoup, ça doit lui faire

mal d'en parler.

Le 9 avril 1944.

Je suis à Drancy, de méchants hommes brutaux sont venus nous chercher. Je me suis d'ailleurs blessée lorsqu'ils

m'ont mis dans la camionnette. J'ai réussi à rester vers Charles, le voyage fut long. Lorsqu'on s'arrêtait, les

hommes qui étaient venus nous chercher ont frappé certains d'entre nous. J'ai beaucoup pleuré, certains de mes

amis ont été grièvement blessés. Charles m'a murmuré à l'oreille que je devais essayer de me rappeler tout les

moments heureux que j'avais vécus. Alors j'ai pensé à mes parents, puis cela m'a rendue encore plus triste. Donc,

j'ai pensé à nos moments à Izieu. J'ai alors repensé à la lettre

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qu’Otto m'avait écrite, cela m'a fait sourire. Depuis, je la relis sans cesse. Je ne pense pas pouvoir beaucoup

écrire à présent.

Je cache mon carnet du mieux que je peux. J'ai peur, j'ai vraiment très peur. J'ai entendu dire que certaines

personnes étaient tuées parce qu'elles avaient écrit. Je ne veux pas mourir. Si ces hommes découvrent mon

carnet, ils pourraient me tuer, cela m’effraie tellement. Qu'est-ce qu'ils veulent nous faire ? Qu'avons-nous fait de

mal ? Et s'ils nous tuaient tous ? Mes amis, ma famille et moi ?

Le 10 avril 1944.

Nous allons être transférés d'ici peu. Je crois que c'est à « Auschwitz » mais je ne suis pas bien sûre. Je ne sais pas

ce qui va nous arriver. J'ai très peur. En réalité, tout le monde a peur. Je les entends arriver. Ils n'ont pas l'air

contents, je ne sais pas ce qu'il va nous arri ...

« Ce jour là, Nina aurait pu être en train d'écrire lorsque la Gestapo sont venus chercher les enfants d'Izieu ainsi

que leurs éducateurs. Prise violemment par le bras, traînée à terre, blessée, voire même frappée. C'est ainsi que

cela se passe. On nous prend des gens qu'on ne nous rend pas. La mort est parfois précipitée. Soit par la maladie,

ou par le meurtre. Nina avait seulement 11 ans et Charles n'en avait que 9 lorsqu'ils ont été tués par ces barbares.

Comment peut-on vivre la conscience tranquille tout en sachant qu'on a causé la mort de milliers de personnes ? »

A. B.

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« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Je me précipiterai dans ma chambre pour prendre le plus grand sac que j'ai. J'y mettrai deux sweatshirts, deux

débardeurs, un gilet, un jean noir, un survêtement, un bonnet, des gants ainsi que quelques sous-vêtements et

quelques paires de chaussettes, en privilégiant les plus chaudes et épaisses. Je prendrai ma batterie externe, mes

deux téléphones, mes chargeurs, mes écouteurs et mon livre préféré Qui es-tu Alaska ? de John Green. Je

chercherai rapidement mes carnets - où j'aurai placé quelques photos de famille, des dessins de mes deux petites

cousines et des mots transcrits de ma tante et mon petit cousin - ainsi qu'un critérium et des stylos et les mettrais

en vrac dans mon sac. Sur mon lit, déjà défait vu qu'il n'est quasiment jamais ordonné, je prendrai mon plaid au

cas-où je me retrouverai dehors, dans le froid hivernal. J'irai rapidement dans la salle de bain pour prendre ma

brosse à cheveux, une serviette, le premier gel douche qui me passe sous la main, mon dentifrice ainsi que ma

brosse à dents et pour finir deux ou trois élastiques pour les cheveux pour éviter qu'ils ne me gênent, tout en

prenant soin de me les attacher dès que j'en ai un sous la main. Je filerai à la cuisine prendre deux bouteilles

d'eau puis quelques trucs à manger. Pour terminer, je me dirigerai vers les bijoux de ma mère pour prendre la

bague que mon grand-père avait offert à ma grand-mère avec les initiales de leurs prénoms « AA » et dont ma

mère avait hérité. Alors, je vérifierai si je porte bien le collier que mon ami m'a offert. Puis je partirai - à

contrecœur - en regardant ma maison, sans doute en pleurant, laissant tout mes souvenirs, toute ma vie derrière

moi en me disant que je ne reverrai peut-être plus ni mes parents, ni même le reste de ma famille. C'est donc le

cœur lourd que je m'en irai.

A. B.

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Les enfants du silence

(Photo archives Maison d’Izieu)

« …J'ai la sensation que cette addition de petites douleurs me confirme que je suis bel et bien vivant … » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.18-19

Je suis le cadet de la famille, je me nomme Elie, je suis né le 20 Novembre 1933 à Mostaganem, en Algérie. J'ai un petit frère 8 ans, Jacob, et une grande sœur de 12 ans, Esther. Quand j'ai eu 6 ans, on a appris qu'une guerre se déroulait en Europe. Mais cette guerre se ressentait aussi ici, en Algérie ; des groupes de résistance se formaient déjà, comme les volontaires du Maghreb. Les Juifs d'Algérie étaient désormais inférieurs aux Musulmans. Maman et papa étaient inquiets, je le sentais lorsqu'ils me bordaient, le soir, ainsi que ma sœur et mon frère. Mais aucun de nous cinq n'aurait pu, ne serait-ce qu'imaginer, ce que le destin nous réservait.

Je ne sais plus pourquoi ni comment, mais mes frères et moi avions fait un voyage en France. Un voyage, c'était le mot qu'avaient employé papa et maman, pourtant ils nous laissèrent ici, en nous bafouillant quelques explications incompréhensibles, qu'ils prononçaient alors qu'ils pleuraient. Nous, nous ne comprenions pas, mais nous pleurions tout de même. Nous avons appris par la suite que nous étions dans une colonie pour enfants, que nous allions vivre ici avec d'autres enfants qui venaient de nombreux d'endroits ; nous ne retenions que les noms des pays : Allemagne, Pologne, France, Algérie, Autriche … nous étions bien une grosse quarantaine ici ! J'aurais aimé pouvoir dire à maman que j'étais heureux, que Jacob et Esther s'occupaient bien de moi. Et j'aurais également aimé dire à papa que je travaillais du mieux que je pouvais, et que j'étais sage. En fait, j'aurais simplement aimé être avec eux, réunis, comme avant. Nous vivions comme ça, simplement, sans jamais trop se poser de questions. Ce qu'il se passait à l’extérieur ? C'était pour les grandes personnes. Nous, nous nous contentions de sourire et de jouer. Bon, bien sûr, nous nous posions des questions, des questions pleines d'une innocence bouleversante. Puis, il y eut comme un dénouement malheureux, comme une déformation volontaire d'une œuvre rendue parfaite antérieurement.

C'était une belle journée de printemps ; une matinée d'avril où retentissait le chant des oiseaux dans la plaine couverte d'un nouveau manteau vert. Nous nous apprêtions à manger notre délice matinal, lorsqu’ une brutalité morbide vint gâcher notre utopie créée à partir de bribes de rêves et de quelques folies égarées. Ces tueurs légaux allemands sont venus pour nous, mais pourquoi ? Mes questions manquèrent

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de réponses, ainsi que de temps. Cette rafle nous a expédiés à Montluc, prison du 3° arrondissement lyonnais, avec une entrée barrée d'une pancarte en hauteur où étaient inscrites les informations suivantes : « Prison Militaire, 1921 ».

Un point de vue diffère beaucoup en fonction d'une pensée ; la gestapo pensait que nous manquions de perfection humaine ; mais je me suis toujours demandé comment on pouvait juger une vie à peine commencée, à peine pensée, à peine gênante. Nous étions victimes d'un acharnement discriminatoire ordonné par un tyran.

Après cette brève rétention, on nous envoya, mon frère et ma sœur, moi, ainsi que les autres, au camp de Drancy, au Nord Est de Paris. Là-bas, l'ambiance était lourde et pleine de mort, les bâtiments étaient délabrés, les gens affamés, les gardes violents et la survie difficile. Je ne pensais plus. Je ne posais plus de questions. L'horreur que je voyais quotidiennement suffisait à mon esprit encore trop innocent pour comprendre. Ma seule pensée fut bien trop naïve pour que la vie me croie ; je me disais qu'une belle fin m'attendait après ce cauchemar. Mais c'est la mort qui arriva.

La peur. Une foule. Des gardes. Un train. Un wagon plein. Le départ. Des paysages. L'inconnu. La peur. La gare de débarquement. Le tri. Une salle. Des douches. L’incompréhension. Des souvenirs.

C. C.

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Si j'avais 15 minutes pour partir, je laisserais mon passé de côté et je penserais au futur. Je prendrais donc le nécessaire pour ma survie, comme de la nourriture et de quoi boire, ainsi que mon téléphone et son chargeur. J'aurai aussi une petite trousse de secours, et, pour la nuit, une petite couverture ainsi qu'une lampe torche. Je penserai aussi à mes papiers d’identité et de quoi me changer et le minimum pour mon hygiène.

C. C.

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Comme un petit frère

« ... J'ai déjà fait mes adieux à ceux que j'aimais, me dis-je, à mes amis et mes villes. Mais je n'ai pas encore fait une vraie séparation. Peut-être parce que la vraie séparation n'est pas encore possible. Les gens avec qui nous avons vécu, ils sont nous-mêmes : nous sommes notre propre histoire. Si nous pouvions, même pour un court instant, sortir de cette histoire, alors la séparation deviendrait possible... » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.32

C’'était une grande maison, certain la voyaient comme une colonie de vacances, d’autres comme un refuge. Moi, je n’avais pas encore réussi à déterminer pourquoi je me trouvais ici. Sami, non plus d’ailleurs. Nous sommes arrivés le 3 juillet 1943, nous venions d’être délivrés de ce qu’ils appellent le centre d’hébergement, nous étions terrorisés. Sami ne savait pratiquement plus où il se trouvait. Il avait perdu sa mère huit mois plus tôt, elle a été déportée, mais il ne se rendait pas compte du haut de ses trois ans et demi de ce qui lui était arrivé. Personne ne lui avait dit qu’elle était décédée, tout le monde le savait, tout le monde le regardait faire des tonnes de dessin en lui promettant de les donner à sa mère. Je n’étais pas d’accord avec cela, pour moi, Sami, même s’il était encore un bambin, devait connaître la vérité et on ne devait pas la lui cacher. Mais on m’avait formellement interdit de lui dire quoi que ce soit. Les adultes, que l’on considérait quasiment comme nos parents, cherchaient seulement à nous redonner le sourire après les horreurs dont nous sortions, c’est pourquoi ils avaient caché la mort de sa mère à Sami. Dans cette maison nous bénéficiions de l’affection parentale à laquelle les rafles nous avaient brutalement arrachés. Nous étions plusieurs par chambre, je partageais la mienne avec Sami, qui, tous les soirs, me répétait le même phrase qui m’arrachait le cœur :

« Max ? Oui ? Tu crois que ma maman va revenir un jour ? »

Et moi, obligé de lui mentir, tous les soirs, je lui répondais : « Oui, bientôt »

Il souriait puis se rendormait. Moi, je n'ai jamais su ce qu'il en était de mes parents. J'aimais regarder les étoiles le soir en me disant que s'ils n'étaient pas vivants, ils étaient là, dans le ciel et ils brillaient. C'était souvent quand la nuit tombait que je pensais à eux. La journée, les moniteurs faisaient leur possible pour nous occuper. Des jeux, des promenades, des dessins, tout était bon pour nous faire oublier l'horreur que nous avions pu vivre. Dans cette maison, nous nous sentions à l’abri, protégés.

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Nous étions beaucoup, je ne sais trop combien mais je me demandais comment ils pouvaient tous nous gérer sans que aucun de nous ne se sente ignoré. C'est ainsi que ce matin je me réveillais, on pouvait déjà sentir l'odeur du pain frais, les rayons de soleil passaient à travers les vitres des fenêtres et venaient dorer les murs blancs qui nous entouraient. Je levais le drap qui me recouvrait. Sami dormait encore, il avait du mal à s'endormir le soir, il lui manquait à lui, comme à nous tous, le baiser d'une mère pour nous rassurer et éloigner les mauvais rêves. Je descendais les escaliers qui grinçaient sous chacun de mes pas. Sami descendait à son tour et s'installait à table à côté de moi. Nous nous étions réveillés les derniers, tout le monde était déjà habillé. Certains, comme Sami et moi petit-déjeunions, d'autres jouaient. Cela faisait longtemps que je n'avais eu pareil réveil, la journée commençait bien. C'était le premier jour de nos vacances, je savais déjà que nous allions passer la journée à dessiner ou à jouer au ballon dehors. La maîtresse était partie, la classe allait restée vide pendant deux semaines. Nous allions enfin nous enlever de la tête ces horribles multiplications et dictées qui me rappelaient à quel point l'orthographe française est compliquée. C'est à ce moment que Léa vint s’asseoir à côté de Sami (ce qui d'ailleurs le fit sourire jusqu'aux oreilles). Sami adorait Léa, il en était même secrètement amoureux. Comme beaucoup de nos camarades en fait. Léa était une des adultes qui nous encadraient, elle passait la plus grande partie de son temps avec les plus petits. Nous commencions à manger quand trois hommes, un petit et deux grands et forts, frappèrent à la porte et entrèrent. Ils avaient l'air méchant, on pouvait savoir, rien qu'avec l'expression de leur visage, qu'ils ne nous voulaient pas du bien. L'un d'entre eux déclara : « Monsieur Léon Reifman, descendez, on a besoin de vous »

Léon courut dans les escaliers pour se sauver. Les trois hommes s'approchèrent du salon et le plus petit donna l'ordre aux deux autres de nous capturer. Nous étions bloqués, nous ne pouvions plus nous sauver. Des cris, des pleurs, très vite la terreur se propagea. Un homme m'attrapa, l'autre prit Sami. Nous essayions de nous débattre comme nous le pouvions, mais ils étaient beaucoup trop forts pour des enfants comme nous. Ils nous jetèrent dans un énorme camion. Certains d'entre nous tentaient de s’échapper par le haut, mais ils étaient vite rattrapés et jetés sur le sol du camion par les deux brutes. J'étais figé, pétrifié. Je ne comprenais pas. Mon unique et seule occupation était de consoler Sami qui pleurait à chaude larmes tandis qu'une des grandes perches nous criait de nous taire. Monsieur Zlatin essaya de protester mais il fut rapidement calmé par l'Allemand qui lui enfonça son immense arme à feu dans le ventre et lui donna un coup de pied dans les jambes qui le fit tomber à terre. C'est à ce moment que je pris conscience de ce qui nous arrivait. Je regardais autour de moi. Nous étions tous entassés, tous pleuraient, même les adultes. Sami me posait nombre de questions auxquelles je ne pouvais pas répondre :

« Où est-ce qu'on va ? » « Qu'est-ce que ces hommes nous veulent ? » « Pourquoi sont-ils méchants ? » « Est-ce que nous rentrons chez nous ? »

A vrai dire, je savais que nous ne rentrions pas chez nous. Je savais également pourquoi ils étaient méchants, car nous étions Juifs, et que eux étaient Allemands et nazis. En revanche je ne savais pas ou nous allions. Peut être sommes-nous sur la route pour Rivesaltes et nous allions retourner au camp d'internement. Cette idée me faisait froid dans le dos. Les rats, le manque de nourriture, d'eau et les gens malades, je ne voulais pas revivre tout ça. Après un trajet qui me paru une éternité, le camion s'arrêta, les portes s'ouvrit. On nous fit entrer brutalement dans un gigantesque et sinistre bâtiment sur lequel je lu l’inscription « Prison de Montluc ». A l'arrivée un vieil homme sévère nous demandait notre nom et notre prénom. J'observais l'environnement où je me trouvais et je compris que le cauchemar commençait. Sami s'avança :

« Ton nom ? Samuel Adelsheimer. »

Puis ce fut mon tour : « Ton nom ? Je m'appelle Max Leiner. »

Je crois que les conditions dans cette prison étaient pires que celles dans les camps d'internement. Ici nous n'avions pas de nourriture. Je ne comprenais pas pourquoi nous étions enfermés. Les voleurs et les criminels vont en prison mais nous n'avions commis aucun crime. Le fait d’être Juif était-il un crime ? Est-ce que ma religion était un argument assez fort pour mériter cela ?

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Est-ce une raison assez valable pour me faire frapper, insulter et enfermer alors que je n'ai que huit ans ? Nous mourrions tous de faim, de soif et de peur. Nous étions toujours aussi entassés dans nos cellules, nous étouffions. Les jours paraissaient longs. Quelques jours après notre arrivée, les mêmes hommes qui nous avaient fait enfermer ici, vinrent pour nous faire remonter dans le camion avec la même violence. Sauf que cette fois-ci le trajet fut beaucoup plus long. Le camion s'arrêta, les portes s'ouvrirent. J'avais l'impression de revivre ce que j'avais vécu quelques jours auparavant. Les Allemands s’écrièrent :

« Tout le monde descend et que ça saute ! »

Nous étions arrivés à Drancy. Quand nous entrions, je découvrais un bâtiment sinistre avec des sortes d'appartements entassés les uns sur les autres. C'était un lieu fermé et gardé par des hommes en uniforme. Je pensais que notre cauchemar s’arrêtait ici mais j'étais vraiment loin de la réalité.

Le 13 avril 1944, on nous emmena prendre un train. Je n'en savais pas plus que cela. Sami était placé à côté de moi, nous étions beaucoup dans le wagon, tellement que nous étouffions. Certain s'évanouissaient. Certains enfants de la colonie n'étaient pas partis. Le trajet dura deux jours, ce fut interminable. Nous sommes alors arrivés devant une sorte de camp. L'entrée comportait les inscriptions « Le travail rend libre » en allemand. A l'arrivée nous avons été tatoués d'un numéro comme si nous étions des animaux. Puis les Allemands nous ont emmenés avec brutalité à ce qu'ils appelaient « la douche ». Ils nous ont alors demandé de nous déshabiller devant tout le monde : je n'ai jamais ressenti pareille honte.

Puis nous sommes entrés dans une pièce sombre et sinistre, sans fenêtres. Après quelques minutes, je vis des visages se décomposer, puis je m’endormis au côté de Sami, qui fit de même. C. C.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

« Il me reste quinze minutes pour partir, quinze minutes qui semblent être des secondes. Je prends d'abord de quoi survivre, des médicaments, à boire, à manger et quelques vêtements chauds. Puis je prends quelques souvenirs, mon collier porte-bonheur et une photo de ma nièce et de ma famille. En voyant tous ces objets, je me remémore tous les moments en famille que j'ai passé, ma vie d'avant, ma vie normale. Je lâche deux larmes qui tombent sur la photo de ma nièce, je comprends que je ne vais pas la voir grandir, elle est à peine âgée de six mois. Puis enfin, je prends mon téléphone et son chargeur dans l'espoir de pouvoir avoir des nouvelles des êtres qui me sont chers. Je réalise que je vais devoir dire au revoir à ma demeure, mon pays, mes amis et ma famille. J'embrasse mes parents puis passe le pas de la porte, le cœur brisé. La peur au ventre, je me dirige vers le train, mon sac sur le dos. »

C. C.

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Page 27: Mémoires migrantes version numérique

Sans nom

« … J’ai l’impression que je suis Shéhérazade, que le récit de ma vie d’avant n’est qu’un conte ténébreux où défilent à nouveau des chemises brunes, où l’on brûle encore une fois des villes, des gens et des livres … » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.48

Stanley : « Bon, tu as des idées pour le projet sur le biopic de la fratrie déportée ? Comment ils s’appelaient

déjà ?

Arthur : Jacques, Richard et Jean-Claude Benguigui.

Stanley : Oui, bon, tu penses à quoi ?

Arthur : Je pensais construire le film autour de plusieurs flashbacks des 3 gamins juste avant d’entrer sous la

douche. Le spectateur verrait comment ils en sont arrivés là.

Stanley : Pas bête, on ferait un flashback qui réunirait les souvenirs des 3 frères à plusieurs époques, jusqu’à

Auschwitz où ils ont été gazés.

Arthur : Et on finirait par une mise en scène du procès de Klaus Barbie, l’officier SS qui les a fait déporter, au

moment où leur mère Fortunée Benguigui a fini par rassembler des preuves ayant permis de faire juger les nazis

impliqués dans les arrestations. On rajoutera aux dialogues leurs qualités et à quel point ce qui s’est passé ne doit

jamais se reproduire.

Stanley : Excellente idée. Par quoi on commence ?

Arthur : Je pensais à une première partie sur leur enfance à Oran en Algérie.

Stanley : Ils sont originaires d’Algérie ?

Arthur : Oui, ils sont venus en France en 1942, à Marseille.

Stanley : J’ai besoin d’indications sur leurs personnalités, pour diriger les acteurs.

Arthur : Je n’ai pas trouvé grand-chose à ce sujet. Apparemment, Jacques était scout, c’était un meneur et il était

toujours de bonne humeur. Il s’entendait à merveille avec son frère Richard, et tous deux faisaient des concours

de fou-rire. Jean-Claude, lui, était très souple et faisait beaucoup de gymnastique et les adultes le regardaient

faire ses exercices.

Stanley : On n’a rien d’autre ? En même temps, ils n’ont pas vécu assez longtemps pour qu’on les connaisse

mieux. C’est déjà triste d’être connu pour ça.

Arthur: Pour sûr. Bref, après ça, on peut monter quelques séquences dans lesquelles ils voyagent jusqu’à Izieu, on

montre leur nouvelle vie là-bas et ensuite on montre l’arrestation par Klaus Barbie de tous les enfants présents.

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Page 28: Mémoires migrantes version numérique

Stanley : Tu ne trouves pas ça un peu expéditif ?

Arthur : Si, tu as raison, on peut monter des images d’eux en train de s’amuser en classe, ou avec les enfants du

village, ou même d’autres enfants d’Izieu comme Georgie.

Stanley : D’accord, et pour la scène suivante, on pourrait mettre un convoi armé nazi se dirigeant jusqu’à chez

eux. Après que Léon Reifmann se soit enfui en pensant que la gestapo venait pour lui, les enfants essaieraient de

se cacher mais je pense à faire en sorte que Barbie menace de faire brûler la maison s’ils ne sortent pas.

Arthur: En effet, ce n’est pas ce qui s’est passé mais c’est plus simple qu’une scène où les nazis cherchent un par

un les enfants. Après ça on enchaîne sur une scène où ils sont envoyés à Montluc, la sinistre prison lyonnaise qui a

accueilli plus de 10000 prisonniers durant toute la guerre, puis à Drancy, où environ 67000 Juifs ont transité pour

être conduits à Auschwitz par le convoi 71.

Stanley : Puis on monte quelques images du voyage et des conditions dans les wagons, on filmerait l’intérieur du

wagons avec tout le monde entassé et certains qui tentent de boire quelques gouttes d’eau dans les nœuds du

bois, tiens, tu savais qu’ils se tenaient pour pas tous tomber, car ils n’avaient pas la place de s’asseoir ? Ou qu’ils

passaient cinq jours dans les wagons sans eau, sans nourriture et sans hygiène ? Ensuite on fait une ellipse jusqu’à

la scène où ils arrivent aux portes du camp, des nazis leurs prendraient tout leurs biens puis ils regarderaient les

cheminées et des enfants qui viennent d’arriver se diriger vers les douches pour faire comprendre au spectateur

ce qui va leur arriver.

Arthur : Après ça, on enchaîne les scènes de la vie dans le camp pour montrer l’horreur d’Auschwitz. On peut

montrer des enfants morts de faim, de froid ou de maladies. On verrait des Juifs rasés et tatoués faire des travaux

dangereux ou bien d’autres manger uniquement les petites rations réglementaires. On peut aussi montrer des

nazis passer à tabac des Juifs et on passe à la scène de début où ils entrent dans la chambre à gaz, la caméra reste

sur les portes qui se ferment et on laisse juste les bruits du gaz qui s’échappe et leurs cris de douleurs. Puis on

passe à la scène du procès de Klaus Barbie, puis générique.

Stanley : Et pour finir, on fait une réplique de fosse commune ou l’on verrait leurs cadavres. On pourrait rajouter

des petits détails, comme la trace des ongles au plafond des chambres à gaz, ou des nazis qui tuent des Juifs au

gré de leurs envies alors qu’ils commencent sérieusement à perdre la guerre. Ce film va faire un carton, bon on se

retrouve sur le plateau de tournage, à bientôt.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Mince, que 15 minutes pour faire ma valise ! Je dois choisir méthodiquement, je ne reviendrai sûrement

jamais… Mais je m’égare, pas le temps de penser ! Que mettre ? Des vêtements pour commencer, mon portable ?

Non il est déjà dans ma poche, mais son chargeur par contre, oui. Quoi d’autre ? Mon PC ? Oui très important, je

dois rester informé et ça m’occupera. Ma console, oui, il y aura bien une TV là où j’irai, à moins que j’emporte la

mienne ?... Mais qu’est ce que j’imagine, c’est une valise pas un coffre. Quoi d’autre… ma collection du cycle de

Dune, comment ai-je pu ne pas y penser avant ? Il faut aussi que je prenne un oreiller, au moins un petit. Je vais y

mettre aussi de l’eau et de la nourriture, sait-on jamais, et s’il me reste de la place, le plus de films possibles. Mon

Dieu qu’elle est lourde, je me sens tel Atlas à chaque mouvement. Voila, elle est rangée dans le coffre, ma

ceinture est bouclée et le moteur est démarré. Adieu ma maison et adieu, France qui m’a vu grandir, tu me

manqueras.

A. C.

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Un ami parti trop tôt

« …Le ciel est comme il est. La terre aussi. Jusqu’à la mort. Il n’est pas de grands romans, la condition de l’homme est dérisoire. Une géographie en vaut une autre, un rêve est une vie aussi. Il n’y a qu’une histoire vraie. Les choses durent plus que les hommes… » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.72

Comme tous les dimanches, j’allais chez ma grand-mère, mais ce dimanche changea mon état d’esprit

pour toujours. Jusque là je trouvais que ma vie était d’un ennui mortel. Comme d’habitude en arrivant chez elle,

elle nous embrassa tous très fort et nous posa comme toujours les mêmes questions, sur les sujets suivants : les

amours, les amis, la santé et l’école. Ma grand-mère – ex-professeur d’histoire – me posait toujours des tas de

questions sur ce que je faisais en histoire. Quand je lui appris que nous avions un projet de rédaction sur des

enfants déportés dans l’Ain plus précisément à Izieu, et que je lui expliquai l’idée plus précisément, elle me

demanda quel enfant j’avais choisi. Je lui répondis qu’en face de cette longue liste funèbre, j’avais été comme

attirée par un prénom plus précisément, celui de Gilles SADOWSKI. A l’entente de ce nom, ma grand-mère fit un

bond. Elle avait une drôle d’expression plaquée sur le visage. Je continuai de parler de cela, tout en disant que je

commençais à regretter d’avoir pris cette personne car, après plusieurs recherches je n’avais rien trouvé.

Immédiatement ma grand-mère comme prise d’un excès de folie, me prit le bras et m’emmena dans sa chambre.

Elle me laissa toute pantelante au milieu de cette pièce, totalement perdue. Pendant qu’elle courrait dans tous

les sens dans son habitation. D’un coup elle se stoppa et se retourna toute souriante avec une boîte à chaussure.

Je la regarde perdue. Elle me tendit cette dernière que je refuse en lui disant que, je ne voulais pas d’une paire de

chaussure. Elle leva les yeux, exaspérée, et me mit en main cette boîte et me dit droit dans les yeux

« n’abandonne jamais cet enfant, jamais. ». Curieuse de savoir ce qu’il y a dans cette dernière, je l’ouvris comme

Pandore l’avait fait avant moi, sauf que ce que je découvris à l’intérieur se fut des lettres, mais ce que je découvris

au fil des jours à travers ces lettres une histoire tout autant tragique. Suite à ça ma grand-mère me fit un bisou,

elle avait les yeux scintillants. La soirée passa très rapidement, je n’avais qu’une pensée en tête, découvrir ce qui

se trouvaient dans ses lettres et quel était le lien avec ce Gilles.

Le lendemain soir après les cours, je rentre chez moi, salue mes parents et me dirige par automatisme

dans ma chambre, mes yeux sous la fatigue se ferment… quand soudain ils se rouvrirent soudainement : les

lettres ! Je me dirigée vers mon placard, dans lequel j’avais placé la boîte. J’ai regardé les lettres et pris celle avec

la date la plus ancienne : 26 juillet 1942.

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Page 30: Mémoires migrantes version numérique

Dans cette lettre Gilles racontait à une certaine Hélène – ma grand-mère – que ses parents étaient allés

voir quelle route serait la meilleure pour “passer” en toute discrétion. En attendant il habitait avec sa tante et sa

cousine Lily, il était toujours à Paris mais au lieu du 20ème arrondissement il se trouvait à présent dans le 11ème

arrondissement. Sa tante était très gentille avec lui, elle aussi était juive et se cachait du mieux qu’elle pouvait,

des amis lui apportaient des provisions. Dans sa lettre suivante Gilles annonçait à Hélène que ses parents

n’étaient pas revenus.

Sa tante lui avait dit qu’ils avaient peut être mal estimé leur temps de route et qu’ils seraient sûrement la

demain au plus tard. Quelques jours plus tard Gilles apprit que sa mère avait été arrêtée et envoyée au

Vélodrome d’hiver. Gilles était bien jeune mais, il avait très vite compris que sa mère n’avait guère de chance de

survivre, il avait entendu dire de sa tante, qui parlait au téléphone, que de nombreuses autres personnes avaient

été emportées là-bas, et que tout ceux qui avaient été envoyé à cet endroit ils avaient été envoyé à la prison de

Montluc, puis dans le camp de Drancy, puis à Auschwitz. Sa tante qui parlait ajouta que très peu de gens

arrivaient à partir de ce camp. Il fit part de ses peurs et de ses sentiments à ma grand-mère et lui avoua que cette

nuit là il avait pleuré toutes les larmes de son corps. Il savait ce qui se passait dehors, il savait qu’il risquait le

même sort que ses parents, mais il ne comprenait pas pourquoi tant de haine envers les juifs, qu’avait il fait pour

mériter cela ?

Gilles qui vivait toujours chez sa tante s’était rapproché de sa cousine Lily il devinrent comme frère et sœur, il envoya une photo, à sa confidente, de lui et Lily. Sur cette photo Lily tenait la main de Gilles. Cette dernière portait une robe et dans ses cheveux un nœud blanc y était logé. Lily dépassait d’une tête Gilles. Ce dernier paraissait heureux à présent. Il raconta dans chacune de ses lettres ce qu’il faisait, chaque jour il vivait une nouvelle expérience, toujours caché mais il la vivait tout de même. Il comprit que malgré le fait que le danger se trouvait derrière les murs de la maison, il ne lui arracherait jamais son bonheur, et sa joie de vivre. Enfin c’est ce qu’il croyait… Le 26 août, cette date ce petit garçon n’était pas prêt de l’oublier. Sa tante ce jour là se fit embarquer, par la même occasion Lily qui avait vu sa mère partir était sortie de leur planque et s’était faite attraper. Il se souvient encore que les hommes avaient crié : « Nehmen sie nach Auschwitz ! Juden schmutzig ! » Gilles aurait voulut venir avec elles mais, tétanisé par la peu,r il ne put réussir à sortir de la planque, en dessous du parquet. Après cette date, il n’y eut plus de lettres pendant un an… Durant l’été 1943, il envoya de nouveau une lettre à ma grand-mère lui expliquant n’avait pas pût lui envoyer de

lettres car il n’avait pas le droit de sortir de sa cachette. Il avait survécu grâce à des anciens amis de sa tante qui

venaient lui apportait à manger. Il lui expliqua aussi qu’un groupe de personne et venu le chercher leur groupe

s’appelle l’O.S.E – Œuvre de Secours aux Enfants – l’avait emmené à Izieu dans l’Ain. Il lui décrivait la maison

d’Izieu comme un lieu “paradisiaque”. Il lui expliquait qu’il y avait des gens de son âge mais qu’il avait peur de se

faire ami avec eux, car tout les gens à qui il s’était attaché et qui était comme lui juifs étaient mort- il ne voulait

pas voir quelqu’un d’autre à qui il tenait mourir-. A part ça il adorait être à Izieu. Lui qui jusqu’ici avait vécu en

ville décrivait les animaux qu’il voyait à Hélène dans ses lettres et essayait du mieux qu’il pouvait de les

reproduire en dessin. Parfois il allait à la cascade de Glandieu, qui était pas très loin de la maison d’Izieu,

accompagné des grands. Les personnes du village étaient très gentilles avec lui. Il expliqua qu’il était très surpris

que des personnes qui n’étaient pas juives, étaient indifférentes qu’il le soit. Le soir, les moniteurs et monitrices,

surtout Paulette, ou comme il le disait au départ Madame Pallarès, essayait de calmer les enfants qui criaient la

nuit, sous les images de leurs proches morts pour certains, pour d’autre la peur d’être embarqué et tué, les plus

petits pleuraient sous le manque de leurs parents. Beaucoup de jeunes enfants s’amusaient à répéter que leurs

parents allaient revenir et les grands pour les préserver nourrissaient leurs espoirs. Il y avait deux dortoirs dont un

rose et un bleu, plus la magnanerie qui était utilisé comme dortoir pour les garçons quand il n’y avait pas assez de

place. Les dortoirs étaient mixtes. Gilles s’amusait à décrire aussi les plats qu’il mangeait. Il disait qu’il n’avait

depuis longtemps pas mangé autant et aussi bon. Il ajouta aussi qu’une éducatrice – Léa Feldblum – s’amusait

chaque jour à leur préparer des desserts différent : parfois des crêpes, une autre un gâteau ou bien une tarte.

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Page 31: Mémoires migrantes version numérique

A l’automne 1943, les plats se firent moins nombreux, Gilles, caché, avait entendu que les tickets d’alimentation

devenaient de moins en moins suffisants. Puis Gilles reprit l’école. Il reprit les cours grâce à Gabrielle Perrier.

Monsieur et Madame Zlatin avaient aménagé un ancien dortoir en salle de classe. Il avait appris beaucoup de

choses et avait l’impression d’être revenu dans sa vie d’avant, lorsqu’il pouvait aller en cours tranquillement sans

risquer sa vie.

A Izieu, il avait l’impression que rien ne pouvait lui arriver, il savait qu’il était en zone libre c’est les

personnes de l’O.S.E qui lui avait dit, au départ il ne les avait pas cru, mais plus le temps passait plus il

commençait à croire que cela était vrai et il commençait à reprendre confiance. Les petits disaient de plus en plus

souvent que c’était un mauvais moment à passer, que la guerre allait finir et que leurs parents

reviendraient. Gilles espérait que son père soit encore vivant. Qui sait ? Il est peut être encore vivant.

5 avril 1944, dernière lettre de Gilles : il écrit qu’il a hâte, car le lendemain il va fêter Pâques, chose qu’il

n’avait pas fait depuis longtemps. Il dit qu’il lui enverrait une lettre pour lui décrire ce moment merveilleux. Il lui

avoue qu’à présent il pense que jamais la guerre n’arrivera ici, il se sent apaisé. Il n’entendait plus les voix des

gardes Allemand crier leurs ordres depuis quelques mois à présent. Les seules voix qu’il entendait étaient celle

des moniteurs, des adultes et des enfants dans la maison.

Je relève la tête, bouche bée, je crois comprendre pourquoi se fut la dernière lettre de Gilles. Une larme à

cette pensée coule le long de ma joue. J’attrape mon téléphone pour appeler ma grand-mère lorsque soudain

j’aperçois l’heure. Il est 1h18 du matin, je repose mon téléphone, en sachant que cela ne servirait à rien de

l’appelle à cette heure. Je mets mon pyjama et me couche, mes yeux se ferment et je tombe dans un sommeil

profond. Je vois Gilles qui me sourit cette nuit là.

Le lendemain à midi je m’éclipse de la cantine pour appeler ma grand-mère ne pouvant attendre le soir pour lui

poser les questions qui me torturent l’esprit. Le téléphone sonne et quelques sonneries plus tard la frêle voix de

ma grand-mère retentit à mon oreille.

« Bonjour ma chérie, comment vas-tu ?

Je vais bien Mamie dis moi, ce Gilles… il n’a plus envoyé de lettre après le 5 avril 1944, c’est parce que…

Oui ma chérie… il est mort suite à cette lettre

Un instant de silence se place entre nous puis je continue :

Mamie ?

Oui ?

Gilles, il avait beaucoup d’importance pour toi, n’est-ce pas ?

Oui … Il m’était très cher, c’était un garçon très intelligent et très mature pour son âge. C’était mon meilleur ami…

un ami parti trop tôt.

L. D. S.

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Page 32: Mémoires migrantes version numérique

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… » « Mémoires migrantes »

Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

« J’apprends que les gardes ne sont pas loin, je n’ai que quinze minutes pour faire mon sac et partir de ma maison

dans laquelle se trouvent tant de souvenirs. Je monte dans ma chambre, par habitude de toutes ses années vécu

ici. Je me dirige vers mon étagère sur laquelle tout en haut se trouve mon porte- monnaie, je jette un coup d’œil à

l’intérieur et pense à toutes ces années d’économie. Puis, je jette ce dernier sur mon lit, je me tourne de nouveau

vers mon étagère et au milieu de celle-ci se trouve une photo de ma famille et moi, je l’attrape, la regarde

tendrement et mélancoliquement.

Je me mets à penser que dans quelques minutes, je ne les verrai plus. Elle finit au côté de mon porte monnaie. Je

me dirige ensuite, vers ma bibliothèque à deux pas de mon étagère et attrape le livre Qui es-tu Alaska ? De John

Green. Je prends tout ce qui ce trouve sur le lit et descends les escaliers. Je dépose tout ce que j’ai dans les mains

et les pose sur la table de la cuisine. Je prends un paquet de biscuits dans un des placards et le dépose lui aussi sur

la table. Je me dis que je risque d’avoir faim sur la route, j’attrape une bouteille d’eau et la mets au côté des

autres objets. Ensuite, je me dirige dans le garage et prends dans le placard un sac. Je reviens à la cuisine, mets

tout ce qu’il y a sur la table dans ce petit sac et réfléchis un instant à ce que je pourrais ajouter. Mon livre

contenant toute mes idées d’histoires ! Je ne supporterais pas de ne pas l’avoir avec moi. Je commence à

redescendre, lorsque je me dis qu’il voudrait mieux que je prenne quelque chose pour me réchauffe, on ne sait

jamais. Je reviens dans ma chambre et attrape le plaid au dessus de mon armoire. Je redescends, range tout cela

dans mon sac et regarde son contenu. Tout ce dont j’ai besoin se trouve dans ce sac. A cet instant je me rends

compte que tous ces biens matériels, que j’ai accumulés au fil du temps, ne servent à rien. Le plus important ce

sont les souvenirs, personne ne peut nous les enlever et ils nous suivent, qu’importe là où nous allons. »

L. D. S.

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Page 33: Mémoires migrantes version numérique

Mon journal à moi

Photo Archives de la Maison d’Izieu

« Le monde s'éveille péniblement comme s'il avait honte, lui aussi, d'être malade et d'avoir la gueule de bois… L'air est translucide… J'essaye de me souvenir de la nuit d'avant, et de toutes les autres nuits, mais rien ne me vient à l'esprit. Je ferme les yeux... » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.80-81

Lundi 13/03/1944

Depuis quelques temps, notre vie a changé. J'ai décidé de raconter à toi, mon journal, nos joies et nos peurs. Je n'ai plus le droit d'aller sur les aires de jeux après l'école à Manheim. Je dois rentrer et je ne peux plus jouer dans la rue avec mes copains. D'ailleurs, depuis que je suis obligé de porter une étoile jaune sur mon manteau, je n'ai plus de copain. J'ai l'impression que c'est comme si on avait la varicelle et qu'on était contagieux. Je ne comprends pas toujours ce qu'il se passe. Mes parents m'ont dit qu'un dictateur nommé « Hitler » est à la tête de l'Allemagne, qu’il n'aimait pas les Juifs et que c'est pour cela qu'il faut que l'on soit discrets. La semaine dernière, nos voisins, la famille Stein, sont partis encadrés par la Gestapo. Toute la famille, même mon ami Paul. Et depuis, nous n'avons pas de nouvelles. J'ai l'impression que tous les Juifs ont fui ou sont partis...Mais pourquoi les Juifs ? Qu'a-t-on de différent ?

Mardi 14/03/1944

Papa et Maman m'ont réveillé ce matin. Maman pleurait. Je ne comprenais pas pourquoi et je lui ai fait un câlin et nous avons chanté notre comptine favorite « La plus belle des mamans ». Cela lui a redonné le sourire. Je n'aime pas voir ma mère triste. Je me suis aperçu que mon père avait lui aussi la larme à l’œil. Je l'ai serré dans mes bras et au final, ma mère nous a rejoints et nous a enlacés. Plus tard, mes parents m'ont emmené à la voiture. Je n'ai pas compris ce qu'il se passait mais l'ambiance pesante a fait que je n'ai pas posé de questions. Lorsque j'ai vu par la vitre que nous quittions la ville de Manheim, la peur m'a assailli. J'ai donc demandé où nous allions, ma mère m'a alors répondu que nous devions partir et qu'ils allaient m'emmener dans une colonie de vacances où je serais en sécurité. Elle m'a dit d'obéir à madame Zlatin et que je devais être sage jusqu'à leur retour. Je lui ai alors demandé quand est-ce qu'ils reviendront me chercher. Elle ne savait pas, ils devaient aider quelques amis. La route fut longue et silencieuse. Arrivés à la grande maison d'Izieu, madame et monsieur Zlatin nous ont accueillis. Ils nous ont montré toutes les pièces de cette demeure. La maison est beige avec des volets bleus, il y a une fontaine devant la maison. Nous sommes entourés de fermes et de montagnes. En bas de la colline, il y a un petit lac.

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Page 34: Mémoires migrantes version numérique

J'espère qu'on ira s'y baigner. Il y a beaucoup d'enfants de tous âges et de toutes nationalités mais Monsieur Zlatin a formellement interdit de parler une autre langue que le français. Cette langue qui est si dure à apprendre mais que j’aime bien. Mais surtout, j'adore dessiner.

Samedi 19/03/1944 :

Je n'ai pas réussi à prendre le temps d'écrire sur mon journal à cause de mes devoirs, de mon dessin mais aussi de la journée au lac avec les amis. Je n'ai pas eu de difficultés à trouver des copains. Je m'en suis même fait dans le village. Madame Zlatin m'a donné une nouvelle carte d'identité avec le nom d’ « Octave Wermet ». Elle m'a dit que ce nom sonnait moins Juif et que ça me sauverai la vie. Je l'ai remerciée mais je n'ai pas cherché plus loin même si je me demande pourquoi les Juifs sont chassés. Nous sommes tous égaux pourtant. On pourrait croire que nous sommes des animaux qui devons à tout prix échapper à des chasseurs. Cette histoire m'intrigue …

Lundi 21/03/1944 :

C'est bientôt l'anniversaire de mon amie Esther. Elle va avoir 12 ans. Elle est dans ma classe avec Jacques. On fait beaucoup de bêtises ensemble. En revanche, c'est toujours Jacques qui se fait prendre, il est gentil et il s'occupe bien de ses frères et sœurs. J'aurai aimé avoir un frère, heureusement Théodor est un peu comme mon grand frère. Vu que nous sommes tous les deux Allemands, parfois, on s'amuse à parler notre langue pour que les autres ne comprennent pas. C'est notre petit jeu.

Mardi 22/03/1944 :

Aujourd'hui, je n'ai rien fais d’intéressant. Je pense offrir une lettre avec un dessin à Esther. Depuis que je suis arrivée, une fille m'a tapé dans l’œil mais je ne sais pas comment faire pour lui parler.

Jeudi 24/03/1944 :

J'ai appris que Sarah-Suzanne été née le même jour que moi mais elle a un an de moins. C'est plutôt drôle. Sur les 44 enfants, il y en a une qui a le même jour et le même mois d'anniversaire que moi. J'ai hâte d'être l'année prochaine pour fêter mon anniversaire et je retrouverai peut-être mes parents s'ils reviennent. Je n'ai toujours pas de nouvelles depuis mon arrivée ici. Ils me manquent terriblement, j'espère qu'ils vont bien.

Dimanche 27/03/1944 :

Je me rends compte que plus nous sommes petit, plus le français est facile à apprendre, contrairement à Arnold et Théodor qui ont beaucoup de mal. Jacques m'a conseillé d'écrire une lettre à Nina - sur ses nouveaux papiers d'identités, son prénom est Mina - pour qu'elle se souvienne de moi. C'est vrai que c'est une bonne idée. Je le ferai sûrement bientôt.

Archives de la Maison d’Izieu

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Mardi 29/03/1944 :

J'ai offert mon dessin à Esther, elle était très contente. Elle a aussi eu des billes et deux boulets. J'ai aussi, timidement, donné ma lettre à Nina. Elle m'a fait un bisou sur la joue, je suis devenu tout rouge.

Samedi 03/04/1944 :

Désolé mon cher journal, je t'avais oublié. Ici, il ne se passe pas grand-chose. Mais je passe un peu plus de temps avec Nina même si elle est souvent avec Charles. Cela m'agace un peu car elle est très proche de lui.

Dimanche 04/04/1944 :

Aujourd'hui, nous sommes allés dans la ferme voisine pour voir les animaux. Avec Jacques, nous avons couru après les poules pour tenter de les attraper. Elles couraient de partout, c'était assez amusant. Mais ça n'a pas vraiment fait rire les filles quand elles se sont mises à leur foncer dessus. Mais à un moment, je suis tombé dans la boue et ça a bien fait rire Nina, donc je me suis vengé en lui courant après en la prenant dans mes bras. Quand tout-à-coup, une vache a meuglé ce qui nous a fait sursauter alors nous sommes rentrés en courant à la maison. Les encadrants ainsi que Monsieur Zlatin nous ont sévèrement disputés car nous avions sali l'entrée et les couloirs.

Vendredi 09/04/1944 :

Tellement de choses se sont déroulées ces quelques jours… Des Allemands avec des camionnettes remplit de policiers de la milice ont pris tous les enfants, moi y compris, ainsi que les encadrants. Seul Paul a réussi à s'échapper. Ils nous ont tous répartis dans les camionnettes. L'un d'eux a blessé Nina, cela m'a tellement énervé, mais j'étais impuissant devant une telle violence. J'ai eu la chance de me retrouver dans la camionnette où se trouvait Nina, malheureusement je n'étais pas assez près d'elle pour la réconforter. Elle, ainsi que beaucoup d'autres enfants, pleuraient. Moi non. J'étais beaucoup trop perturbé par les derniers événements pour cela. Après plusieurs heures de trajet, nous avons été déposés à Montluc, dans une prison aux cellules étroites et insalubres. Nous avons été placés dans cet endroit sans savoir pourquoi.

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Un encadrant parle déjà de notre mort, cela m'effraie terriblement. Je ne veux pas mourir, je veux juste retrouver mes parents et sortir de ce cauchemar. À présent, nous sommes à Drancy, vers Paris. D'après ce que j'ai entendu, c'est un camp d'internement, je n'ai pas vraiment compris mais j'ai supposé que ce n'était pas vraiment le moment de demander des explications. Je n'ai plus de nouvelles de Nina depuis que nous avons été déplacés à Montluc, cela m'inquiète.

Mardi 13/04/1944 :

Nous avons été emmenés à Bobigny. Je n'ai pas vu tous mes amis. Ils nous ont entassés avec d'autres personnes dans des wagons. On ne voit presque pas la lumière du jour. Ils ne nous ont pas donné ni à boire, ni à manger, alors je suppose que le voyage sera court. Il n'y a pas un bruit, c'est assez perturbant. Je me demande ce qui nous attend. J'ai trouvé une petite fente qui me donne assez de lumière pour voir ce que j'écris.

Mercredi 14/04/1944

Nous ne sommes pas encore arrivés, mais je pense que le voyage est bientôt terminé. Tout le monde meurt de faim et de soif. Une odeur d'urine flotte dans l'air, c'est assez infâme. Des personnes sont devenues folles. Je suppose que c'est à cause de l'enfermement ainsi que leurs passé troublant. Elles me faisaient peur mais je me rappelais sans cesse que la peur n'avait pas sa place ici. Le train a l'air de s'arrêter, je crois que nous y sommes. Autour de moi, c'est la pani…

… Dans la panique, Otto perdit son carnet, ce qui mit fin à son récit. Après cela, Otto subit le même sort funeste que toute autre personne juive. Il se fit déshabiller, déposséder de tout bien, puis cruellement tué à seulement 12 ans.

J. D.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Mon père m'annonce que je n'ai que 15 minutes pour m'enfuir. Je me dirige directement dans ma chambre. J’attrape le plus grand sac à dos que je possède auquel j'attache un sac de couchage. À l'intérieur, je mets de l'argent, une pochette-souvenirs et quelques photos, un couteau suisse, une lampe torche, une boussole. Je prends un jean, un tee-shirt, un pull ainsi que des sous-vêtements. Pour finir, je prends mon portable, mon chargeur et mes écouteurs. Pour la dernière fois, je regarde ma chambre. Puis, je me précipite à la salle de bain pour prendre ma brosse à dent et mon dentifrice. Ensuite, je cours à la cuisine pour prendre une bouteille d'eau et le plus de boîtes de conserve possible. Je mets alors mon sac dans le coffre de la voiture.

J. D. -32-

Page 37: Mémoires migrantes version numérique

D'une âme disparue

« … Je suis robotisé par la peur, déshumanisé par la misère. Je suis un long spectre faible et transparent posé sur le trottoir, un insecte nocturne qui brûle à petit feu, trahi par le halo des lampadaires… « Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.83

Bonjour le monde,

J'espère que cette lettre pourra être retrouvée et si c'est le cas, alors je suis heureuse ! Je suis Sarah-Suzanne Szulklaper mais mes amis m'appellent Suzanne. Je suis née le 5 février 1933, à Paris comme un de mes camarades, Gilles Sadowski. Mes parents sont Tauba (ma mère est née en Pologne) et Huna Szulklaper, ils ont été déportés à Auschwitz le 18 juillet 1943 et je suis arrivée à Izieu en novembre de la même année. Je ne me souviens plus exactement quand.

J'ai passé de bons moments dans cette colonie. La vie y était calme et nous nous amusions bien ! Devant la maison, il y avait une fontaine où nous rigolions bien ! Nous pouvions aussi aller chez les voisins et nous promener. Ah, l'air frais me manque... quand on sait où je suis. Pour Noël, nous avons eu le droit à du pain d'épice, de la pâte de coing et des bonbons ! Rien que d'y penser, j'en salive !

Nous, les enfants de 6 à 12 ans, avions des cours dans une salle aménagée et notre maîtresse s'appelait Gabrielle Perrier. C'est à cause d'un méchant monsieur qui s'appelle Klaus Barbie qu'on est dans ce wagon. Qu'est-ce qu'on lui a fait ? Est-ce qu'il n'aime pas les enfants ?

Nous avons été arrêtés le 6 avril 1944 à 8h30, pendant le petit-déjeuner. C'était il y a quatre jours je crois. Nous avons été transportés en camion jusqu'à un endroit assez lugubre qu'on appelle la prison de Montluc. Là-bas, il y avait quotidiennement des fusillades. Leurs bruits résonnent encore dans mes oreilles. Puis nous sommes partis à Drancy où on nous a affamés et laissés dans un coin sans se soucier de notre sort. Nous sommes très fatigués (nous dormons à même le sol), nous avons peur.

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Page 38: Mémoires migrantes version numérique

Ici, ce n'est plus la vie d'avant, nous n'avons ni la force de crier, ni celle de pleurer tellement nous avons faim et soif. Il y a une odeur nauséabonde dans l'air. Un grand, que je ne connais pas, pleure dans un coin. Léa Feldblum, une des éducatrices de la colonie, est dans le même convoi que moi. Elle est toujours là pour nous, et elle nous soutient. J'aimerais tellement retrouver mon chez-moi ou la colonie ! Mes parents me manquent et je me dis que la vie, sans eux et dans ce wagon, n'a plus vraiment de sens.

A l'heure où on pourra me lire, je serai certainement morte.

A l'heure où j'écris, je suis dans le train pour Auschwitz et je sais que je vais mourir...

En espérant que l'on trouvera cette lettre, Sarah-Suzanne

P.S : Ci-joint une photo de mon père.

M. F.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

J'irai prendre mon écharpe ainsi que ma veste sur ma chaise de bureau puis j'irai chercher mes affaires de rechange dans ma valise pour enfin attraper à la volée un livre que ma meilleure amie m'a offert. J'irai ensuite dans la salle de bains pour y récupérer ma brosse à dents, du savon, des mouchoirs et des bijoux. Me rendant compte de mon oubli, je retournerai dans ma chambre pour récupérer mes crayons et stylos ainsi que mes feuilles et mon carnet sur lequel j’écris des textes. Je me dirigerai ensuite dans la cuisine pour prendre des choses à boire et à manger. Pour finir, je ferai un gros câlin à mon père et à mon frère mais malheureusement pas à ma mère car elle n'habite plus à la maison, et je m'en irais par la baie vitrée donnant sur le jardin et partirais à travers champs.

M. F.

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Page 39: Mémoires migrantes version numérique

Une identité volée.

Maison d’Izieu. Case vide. A ce jour, nous ne

possédons aucune information ou image de Lucienne Friedler

« … On a écrit des livres après le goulag, après Hiroshima, après Auschwitz, Mathausen... Peut-on écrire après Sarajevo ? Pour décrire cette destruction qui relève de l'irréel, pour évoquer le caractère lumineux et sacré du sacrifice des victimes …? » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.105

Petite fille envoyée au paradis des anges, Petite fille menacée par toutes ces vengeances. Tu es obligée de fuir, je sais, tu es déçue, Mais à deux nous sommes plus fortes et non pas vaincues.

Dans cette maison tu apprends que tu n'es pas seule Tu trouves d'autres enfants conduits par leurs aïeuls Ils vivent sans parents mais ne sont pas malheureux Fürher gare à tes furieux, elle est ma fille d'Izieu

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Page 40: Mémoires migrantes version numérique

Tout de cette maison te rappelait ton enfance, Toutes ces odeurs t'appellent à vivre et rire en France, La Belgique te manque mais nous devons nous taire, Ma chérie tu ne sais pas encore c'est la guerre !

Des nuages nazis viennent voler ton bonheur. Comme effacée du monde ils voulaient prendre ton cœur.

Ils enfermèrent tes rêves loin de ce ciel bleu, Fürher gare à tes furieux, elle est ma fille d'Izieu !

Horreur, injustice, tu pleures et hurles mon nom, Ils t'emmènent au loin dans ce camp de concentration, Ils te déchirent de moi, non mon cœur ne bat plus, Tes larmes coulent en vain, je suis totalement vaincue !

Finie cette épopée, cette histoire merveilleuse Fini l'amour fleuri, finies les robes joyeuses

Fini l'enfant béni dont tu as volé la vie, -36- Hitler tu m'as tout pris, tout brûlé, je te bannis !

Page 41: Mémoires migrantes version numérique

FÜRHER GARE A TOI FURIEUX, OUI ELLE RESTE MA FILLE… D'IZIEU.

L. G.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Les précautions. Face à la vie, nous devons nous efforcer de prendre des précautions.

Si la vie devait m'obliger à quitter ma maison, là où mon refuge et amour remplissent mon cœur, je prendrais tout d'abord, les larmes au bord des yeux, je ne prendrais que mon petit frère à mes côtés. Il est ma vie et mon sang et je préférerais mille fois abandonner mon âme que de l'abandonner lui. Je m’assiérais avec mes parents à mes côtés et je leur expliquerai qu'une vie meilleure l'attend ailleurs. Je ne partirais pas sans lui malgré les menaces qu'on pourrait me faire. Pour tout dire, il me rappelle les enfants d'Izieu. Il aurait pu en être un, à une époque différente. Quelques bouteilles d'eau, gâteaux et couvertures seraient de l’aventure pour subvenir à ses besoins. Je l'aime et je ne le laisserai pas mourir si jeune dans un pays où la mort reste présente. Il est mon tout et je le protégerai jusqu'à ce que mort s'en suive.

L. G.

-37-

Page 42: Mémoires migrantes version numérique

ELLE RÔDE

« … Pour écrire après une guerre, il faut croire en la littérature. Croire que l'écriture peut remettre en branle les mécanismes qu'on a mis au rebut lors du recours aux armes. Qu'elle peut ramener l'horreur, incompréhensible et inexplicable, à la mesure humaine… » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.105

Aujourd'hui devait être un jour banal, un jour de guerre comme un autre, un jour de plus où nos larmes devaient couler en repensant à la mémoire de nos parents. Et même si la tristesse nous emplissait parfois, nous autres, bambins comme adolescents, étions redevables éternellement à notre père et à notre mère adoptifs, Sabine et Miron Zlatin. Ils étaient les garants de notre bonheur. Sans eux nous ne serions que des âmes errantes, fuyant les barbares allemands et mis à l'écart par la population.

La Gestapo débarqua à Izieu le 13 Avril 1944.

Nous avions tous peur, les plus jeunes tremblaient. Ceux qui avaient l'âge de raison, restaient de marbre. Tandis que les plus âgés fixaient la fenêtre d'un regard vide, imaginant les horreurs vomitives que les nazis allaient nous infliger. Nos parents étaient dans l'incapacité de défendre notre maison, sous peine d'être exécutés. Les soldats SS, après les avoir frappés, enfoncèrent inopinément la porte d'entrée. Maintenant, je les vois parfaitement, ils sont devant moi. Le calme des plus grands avait disparu, cette sérénité est maintenant remplacée par la panique. Il y a encore quelques instants, je voyais les petits qui faisaient du dessin, mais maintenant j'ai l'impression d'être dans un cauchemar. Ces anges se font battre et traîner jusqu'à leur maudit camion.

Léon Reiffman, je l'ai vu monter avec promptitudes les marches de l'escalier et ensuite sauter par la fenêtre pour ensuite prendre ses jambes à son cou. La quinzaine de SS qui vient d'entrer assène des coups de crosse à ceux qui ont les moyens de se défendre, et vocifèrent sur les plus petits. Ils avancent petit à petit, quant à moi, je m'efforce d'écrire ces derniers mots pour décrire ce qui se caractérise pour moi, comme un massacre. Je sais ce qu'il adviendra de nous tous, qui pourtant, ne sommes que des innocents ne demandant que la paix.

C'est terminé... je vois le mal marcher dans ma direction... Moi, Martha Spiegel, je remercie du plus profond de mon coeur Sabine et Miron Zlatin... Adi...

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Page 43: Mémoires migrantes version numérique

… Molestés et traînés jusqu'au camion, assommés entre les murs à Montluc, sans nourriture ni eau, nos visages se creusent au fur et à mesure des jours. Une odeur de putréfaction émane des cadavres qui jonchent les extrémités des wagons. Seule une maigre pitance nous a été distribuée lors de notre arrivée à Drancy, à proximité de la capitale française. Ces horribles moments témoignent de la cruauté de la Wehrmacht et des traitements inhumains qu'ils administrent au peuple juif. Après des heures d'enfer, enfermés, nous arrivons à Auschwitz, je vais bientôt jeter ma lettre. Devant moi, je peux déjà voir des personnes tondues et habillés en tenue de prisonnier. Les cadavres des personnes n'ayant pas survécu au voyage s'amoncelaient à côté des rails. Une impression nauséabonde se dégageait de ce le lieu maudit. Je n'ai plus les mots...

F. L.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

15 mn ...

Si j'avais la possibilité de choisir une liste d'objet, je me munirais d'abord d'un couteau Suisse et d'une pelle afin de me défendre et de pouvoir réagir à toutes les situations. Pour passer les frontières, je prendrais ma carte d'identité que je mettrais dans une sacoche, avec de l'argent et mon téléphone portable. Pour me remémorer mes parents, j'emporterai avec moi quelques photos et un dinosaure en plastique qui signifie le bonheur que j'ai éprouvé de passer mon enfance à leurs côtés. Et pour compléter mon sac, je m'approvisionnerais en nourriture et en eau.

F. L.

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Page 44: Mémoires migrantes version numérique

La vraie vie de Gorges et Claude,

un destin sans nom

« … Je prends mes sacs, j'attache bien ma solitude et je dirige vers le train. Je suis content qu'il n'y ait personne pour m'accompagner, pour me dire adieu, au revoir et bon voyage …» Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.141-142

La seconde guerre mondiale est un passé qui ne passe pas. Ce fut le conflit militaire le plus meurtrier de l'histoire. Il y a eu plus de 50 millions de morts. Les souvenirs de cette période sont précis ou déformés, les oublis sont volontaires ou refoulés. La déportation un sujet délicat mais qui mérite attention, pour ne pas oublier et pour transmettre le passé afin de ne plus commettre toutes ces erreurs dramatiques.

C'est à Izieu, une commune du département de l'Ain, que 44 enfants ont trouvé refuge dans une bâtisse transformée en colonie de vacances. Ils ont été accueillis entre Avril 44 et Mai 46. Plusieurs venaient d'Allemagne, d'Autriche, d'Algérie, de Belgique ou de Paris. Beaucoup étaient orphelins car leurs parents avaient été déportés ou internés. Le confort était limité, il n'y avait pas de chauffage, ni d'eau courante et les bâtiments n'était pas en très bon état. Les enfants aidaient à la préparation du repas et en échange ils recevaient un peu d'argent de poche. Malgré tout cela, ils essayaient de positiver en variant les plaisirs entre les jeux, les baignades dans le Rhône, les promenades ou encore les dessins.

Afin d'en connaître d'avantage, je me suis rendue sur les lieux. Après avoir traversé une route montagneuse et périlleuse, j'arrive enfin à destination, la maison est charmante, mais assez petite. Une fois à l'intérieur je vis les différente pièces dont la salle de classe, j’imaginais les enfants autour de moi tout en marchant sur leurs pas. La visite se poursuit dans une pièce où étaient accrochés les portraits de chaque enfant. Je remarque un jeune autrichien de 8 ans, Georges Halpern. C'est le 13 Mars 1938 que l'Autriche est rattachée au troisième Reich, des milliers d'Autrichiens, dont la famille de Georges, ont trouvé refuge en France.

En 1949 sa mère tombe gravement malade et se retrouve à l’hôpital, son père, quant à lui, est incorporé dans les groupements de travailleurs étrangers. Sur ces photos il paraît heureux malgré l’absence de ses parents. De plus, il écrivait de nombreuses lettres à sa mère, il considérait cela comme des cadeaux. Dans celles-ci, il décrit tout ce qu'il fait, il semble optimiste, très mature et ne se plaint jamais.

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Page 45: Mémoires migrantes version numérique

Je vis ensuite Claude Levan-Reifman âgé de 10 ans, il a un sourire innocent et un regard persistant. Il n'y a aucune trace sur son passé, mais il devait avoir certainement une vie paisible, celle d'un jeune garçon ordinaire. Ils avaient sûrement un avenir meilleur, mais des criminels ont volé leur vie afin de répondre à une idéologie nazie. Rares sont ceux qui ont survécu après leurs arrivée à Auschwitz.

Paul Niedermann est un survivant. En 1987 Niedermann témoigne des crimes de guerre commis en France dans le procès de Klaus Barbie. C'est la première fois qu'il s'est vu publiquement confronté à sa propre histoire. Depuis, il donne des conférences sur ses expériences personnelles, et souligne dans celles-ci :

« Tant que je suis encore en vie, je peux pleurer contre l'injustice et l'oubli. Mais quand je suis allé et ma génération, il est à vous de pleurer ».

A. M.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Si je devais faire ma valise en seulement 15 minutes, dans une situation et un contexte effrayants, je pense que je prendrais mon sac à dos. Tout d'abord, j'y mettrais quelques vêtements, plusieurs pantalons et pulls, ensuite je prendrais sûrement de l'argent, mon portable et mon chargeur. Mais aussi quelques bijoux de famille qui me son très chers. Mon passeport et tous les papiers nécessaires pour partir. Je prendrais des affaires religieuses, des photos de ma famille malgré le fait que j'en possède sur mon portable, ça me paraîtra plus réel sur du papier. Une bouteille d'eau. Je prendrais quand même cinq minutes pour dire au revoir à ma famille et les rassurer. Malgré tout, je partirais avec plein de souvenirs, car ça, personne ne peut me les prendre.

A. M.

-41-

Page 46: Mémoires migrantes version numérique

A vous, enfants de Dieu

« Avant que vous ne partiez chercher le bonheur, ajoute-t-il, vérifiez, vous êtes peut-être déjà heureux. Le bonheur est petit, ordinaire et discret, nombreux sont ceux qui ne peuvent le voir... » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.151

Cher Maurice et Chère Liliane, 21 novembre 2016. Je m’appelle Anouk et j’ai 16 ans. Age que vous n’avez pas eu le temps d’atteindre…

Je m’adresse à vous aujourd’hui, une sorte d’hommage après les épreuves que vous avez traversées. A 11 et 13

ans, c’était trop tôt, trop tôt pour mourir ; pour vous ou tous les autres enfants victimes de la folie de certains

adultes. Vous auriez dû vivre, aller à l’école, obtenir un diplôme, connaître votre premier amour, vous marier

après avoir suivi de longues études, avoir des enfants qui, eux, en auraient profité aussi et tout ça entouré de

votre famille. Ces rêves que des millions de personnes à mon époque accomplissent chaque jour vous ont été

dérobés et c’est atrocement injuste.

Maurice, toi, tu aurais exercé une très belle et longue carrière comme pianiste. Ton directeur, Monsieur Lavoille,

parlait de toi comme d’un virtuose, un génie, et il racontait que tu émerveillais tes camarades et tes professeurs à

chaque fois que tu jouais. Tu sais, je jouais du piano moi aussi, c’a m’aidait à voir plus clair, à me détendre, à sortir

de notre société et voyager dans un autre monde magique que créée la musique… J’espère te retrouver la

prochaine fois que mes doigts danseront sur le piano. Mon grand-père s’appelle Maurice ; il est né la même

année que toi, je me sens liée à toi de cette façon. Peut-être serais tu comme lui si tu étais encore là.

-42-

Page 47: Mémoires migrantes version numérique

Liliane, j’ai lu et relu ta lettre et je dois te dire qu’à 11 ans, jamais je n’aurais su écrire avec une telle intensité,

chaque mot me touche et me transporte en 1944, au moment même où tu as écris cette lettre. J’imagine ta voix ;

elle résonne dans ma tête à chaque relecture. Tu avais, je pense, un don pour l’écriture… Te souviens-tu de Sœur

Marie de la Croix ? Elle était ton amie. Elle a transmis à qui voulait l’entendre, que vous étiez une famille

charmante, discrète, pleine de délicatesse. Elle évoque aussi des gâteaux russes qui étaient j’imagine, délicieux et

un thé au citron savoureux « spécial à la russe ».. . Elle vous aimait beaucoup….

Votre père était trompettiste, ce talent l’a sauvé. Dieu a reçu ta lettre Liliane. Il a pu grâce à cela, intégrer

l’orchestre d’Auschwitz. Presque tous les musiciens ont survécu. La musique était jouée à chaque arrivée de

convoi et accompagnait les déportées partant travailler. Ils charmaient les nazis avec leurs instruments et

devaient jouer pour survivre et ne pas mourir dés leur arrivée au camp où régnaient peur et menace. A la fin de

la guerre, il a émigré aux Etats-Unis où il a débuté une carrière d’éditeur de partitions musicales. Il a composé des

musiques pour deux grands films américains des années 50. Vous auriez été si fiers de lui, de ce qu’il avait

accompli, malgré toutes les horreurs qu'il avait vécues. Quand il a appris votre disparition, il a écrit a votre

directrice, Sabine Zlatin, lui demandant vos affaires, le peu de choses qui le rattachaient à vous. C’était vital pour

lui. Il a donc pu les récupérer et à sa mort, elles ont été restituées à la maison d’Izieu. Cette lettre me permet de

vous raconter ce qu’il est advenu de votre père ; et que vos prières ont bien été entendues et exaucées.

Maurice et Liliane, j’aurais sincèrement aimé vous connaître...

A. M. B.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

L’écrivain, Velibor ČOLIĆ nous a rendu visite au lycée. Il a vécu une guerre lui aussi, ainsi qu’un exil. Il nous a

demandé d’imaginer une situation dans laquelle il nous restait 15 minutes pour préparer un sac et partir en

urgence afin de fuir notre pays pour une durée indéterminée, avec le strict nécessaire. Je pense que dans une

telle situation, je choisirais d ‘emporter une photo de mes parents et une de mon copain; une brosse à dent et du

dentifrice, mon passeport, de l’argent pour acheter, sur place, des vêtements et un téléphone, cela peut être

utile… je prendrais un couteau suisse et un briquet, je ne sais pas ce qu’il pourrait m’arriver en milieu hostile et

inconnu. Ensuite, j’ajouterais une bouteille d’eau que je pourrais remplir dans les toilettes de la gare et du train.

Et pour finir, un échantillon du parfum de ma mère et de mon copain. Les odeurs me permettent d’emporter un

peu les personnes que j’aime.

A. M. - B.

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Page 48: Mémoires migrantes version numérique

Jestes Bohatere

Tu es mon héros

«… finalement transporté dans un train aussi long que la honte à Auschwitz. Je n’ai vu les premiers Allemands qu’au portail du camp. Ce sont les Français qui ont fait tout le travail avant -l’arrestation, le transport dans le

train, tout… » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.152

Mina et Claudine,

je vous écris cette lettre pour prendre de vos nouvelles, même si cela fait un moment que je me suis absentée. Je

vous en conjure, pardonnez-le-moi. Mais je vous promets de tout vous raconter dans les lignes suivantes.

Pas une seule seconde n’est passée sans que je pense à vous. Ces derniers temps tout va très mal pour moi, il y a

quelques jours, j’ai appris le décès de votre père, Jacob. Il a été fusillé le 24 novembre 1943 par la Gestapo. C’est

Alexandre qui a reconnu son corps. Votre petite sœur, de son côté, est placée dans une pouponnière à Saint-Cyr

au Mont d’Or. Tout se passe très bien pour elle, elle est entre de bonnes mains. De notre côté avec Alexandre, ce

n’est pas la grande forme, il y a quelques semaines maintenant, nous dormions dans différents hôtels, ce qui nous

coûtait très cher. Mais nous avons trouvé un petit logement à Villeurbanne, 71 rue du Tonkin , si tu veux nous

écrire. Nous survivons en vendant des gâteaux que je confectionne durant mon temps libre.

Ma chère Mina, ces quelques lignes qui suivent sont rien que pour toi. Maintenant que tu es grande et que tu es

en âge de comprendre ce qui se passe en France, je voudrais que tu prennes soin de ta petite sœur, Claudine.

Comme tu le sais, le Maréchal Pétain a installé le 10 juillet 1940 un régime autoritaire, qui nous interdit, à nous

« Juifs » d’assister aux loisirs, de rentrer dans les magasins et nous oblige à sortir dans la rue avec cette étoile

jaune cousue sur nos habits. Donc, ma petite Mina, promets-moi de bien prendre soin de ta sœur, de la consoler

quand elle en a besoin, et de lui raconter une petite histoire comme je le faisais à la maison.

Je suppose que tu dois te demander pourquoi tu es dans cette maison sans nous ? La seule et unique chose qui

t’importe pour l’instant est de ne pas t’inquiéter. Vous êtes en lieu sûr là-bas, et cela vous permettra de grandir

loin du danger.

-44-

Bien qu’il soit impossible de comprendre, il est nécessaire de savoir

Chociaż niemożliwe jest, aby zrozumieć,

konieczne jest, aby wiedzieć.

Page 49: Mémoires migrantes version numérique

J’espère qu’il ne vous arrivera rien mes petites, je n’ai pas envie que vous viviez la même horreur que votre père

a subie. Je ne veux pas que vous soyez dans ces trains à bestiaux entassés avec d’autres enfants, vivre l’horreur

des camps, notamment celui d’Auschwitz, qui est l’un des camps les plus dangereux qui existent.

J’ai appris aussi par Sabine ZLATIN, la directrice de cette maison, que tu étais inscrite aux cours préparatoires dans

la classe de ta colonie. C’est bien ma fille, je suis très fière de toi !

Je dois vous laisser maintenant, le travail m’appelle. Je vous écrirai une lettre pour l’anniversaire de Claudine. Je

vous embrasse mes petites filles, portez-vous bien, je vous aime !

Ita Rosa et Alexandre

M. P.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Je suis dans ma chambre, ma valise est grande ouverte sur mon lit. Je sais qu’il me reste que 15 min pour la faire

avant de partir pour toujours. Je prendrai au début mes chaussons de danse classique car je ne peux pas me

séparer d’elle. Ensuite, une photo de mes parents, de ma famille, de ma meilleure amies Cassandra et de mes

meilleurs amis Nathan et Luc. Puis, j’irai dans mon placard et je prendrai trois ou quatre jeans avec des sous-

vêtements, des maillots et je prendrai ma paire de chaussure qui résiste le mieux à la marche. Je mettrai dans une

petite poche de ma valise mon passeport, de l’argent, mon portable ainsi que mes écouteurs et mon chargeur.

J’emmènerai avec moi ma peluche que j’ai depuis que je suis petite. Puis, j’iai dans ma salle de bain et prendrai

ma trousse de toilettes avec dedans ma brosse à dent, du dentifrice et une brosse à cheveux. Et pour finir

j’emmènerai mon chat avec moi, car même si ce n’est qu’un animal, je ne peux pas me séparer d’elle.

M. P.

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Page 50: Mémoires migrantes version numérique

Lettre à Dieu

©R. P. De l'autre côté du miroir, Izieu 2015

« Joseph Korda me parle des barbelés, du froid et de la puanteur. Des cendres et d'un Kapo polonais, des rails rouillés et de sa peau qui était devenue trop grande pour son corps. Il me parle du typhus et des poux, d'un médecin avec qui il discutait de philosophie classique et d'une certaine Lena Horowitz, danseuse avant la guerre, au regard aussi pur que la lumière des étoiles... »

Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.152-153

« Je ne sais pas ou est mon père, mais j'espère qu'il va bien. S'il te plaît, Dieu, si tu le vois, protège-le, et dis-lui que je vais bien. Il me manque beaucoup. Ici, je suis bien : les adultes sont gentils, et les autres enfants aussi... Le jour, on fait des jeux, des cache-cache, et même du théâtre. On mange tous ensemble, autour de la grande table, en discutant, et puis ensuite, on doit aller se coucher, et seul dans notre lit, on se demande où sont nos parents, s’ils vont bien, et si on les reverra un jour. Retrouver mon père, c'est mon rêve. Et toi Dieu, tu ne pourrais pas me le montrer, mon père ? Même en rêve, je serais heureuse. Parce que la nuit, tout seul dans notre lit, ce sont des cauchemars qui viennent hanter nos rêves... Chaque nuit, on pleure en silence, et ça je n'en veux plus. Tu pourrais m'aider, Dieu ? Je sais bien que tu dois être très occupé, on ne sait pas ce qu'il se passe, les adultes ne veulent pas en parler, mais on sent que plein de choses vont mal, et je suis sûr que plein d'enfants comme moi te demandent de retrouver leurs parents, plein de monde s'interroge pour savoir si les gens qu'ils aiment vont bien... Ça s'appelle la guerre, c'est ça ? J'aime pas ce mot, même si je ne sais pas ce que ça veut dire exactement.

Tu pourrais aussi t'occuper des parents de Paula et Marcel ? Ce sont mes amis, on s'entend bien, ils viennent de loin, et ne savent pas où sont leurs parents non plus. Tu peux ?

J'espère que tu la liras, cette lettre, parce qu'elle est importante pour moi... Elle me donne de l'espoir. En tout cas, merci Dieu !

Alice-Jaqueline Luzgart

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Page 51: Mémoires migrantes version numérique

Alice se redressa, sa précieuse lettre dans les mains. Elle avait bien fait attention à écrire joliment et venait de se relire plusieurs fois. Elle serra la lettre contre son cœur et retint ses larmes. Alors qu'elle était recroquevillée sur elle-même, une main se posa brusquement devant ses yeux :

Devine qui c'est ! S'écria une voix joyeuse. Alice sourit, se détendit et répondit, enjouée : Je suis sûre que c'est toi Paula !

Les mains lui libérèrent la vue et elle se retourna. Devant elle se trouvait en effet son amie Paula, une fille de son âge, et qui parlait français, heureusement. Derrière elle, se tenait son petit frère Marcel, un petit garçon timide qui ne lâchait pas sa sœur d'une semelle.

Ne reste pas toute seule dans ton coin Alice, viens jouer avec nous, on va faire une partie de ballon ! S'exclama Paula, avec son entrain habituel

Alice acquiesça, se leva et courut rejoindre les autres enfants. Le mois d'avril était à peine commencé, et demain, c'était les vacances, et les grands allaient revenir de l'école du village, où ils restaient en internat. Et bientôt, ils partiraient en vacances. Elle ne savait pas où, les adultes ne l'avaient pas dit, et, à vrai dire, elle avait juste entendu une bribe de conversation, mais rien que d'y penser, elle avait hâte : quoi de mieux que de partir avec tous les autres en vacances ?

Le soir commençait doucement à tomber, tous les enfants rentraient dans la petite maison alors que les adultes s'affairaient pour le repas. Une bonne odeur flottait dans l'air, et ils se pressaient autours de la table pour s'installer, affamés. Alice était assise entre Paula et Suzanne, son autre amie, et elles discutèrent avec entrain jusqu'à la fin du repas. Puis, une fois la table débarrassée, tous s'installèrent pour dessiner, et finalement, vint l'heure d'aller se coucher.

A cette heure qu’Alice détestait tant, dans le dortoir, elle se sentait à l'étroit dans son lit. D'abord, elle pensa à sa mère, qui était loin, mais qui allait bien et lui envoyait des colis souvent. Puis, elle pensa à son père, dont elle n'avait plus aucune nouvelle depuis trop longtemps.

C'est alors qu'elle entendit des sanglots venir du lit du dessous, où était Paula. Elle se pencha par dessus la rambarde et lui chuchota : Ça va aller ?

Seul des pleurs lui répondirent. Elle enchaîna : Tu sais, on va partir en vacances avec tout le monde bientôt, j'ai entendu Madame la Directrice en parler la dernière fois qu'elle était là.

Une petite voix finit par lui répondre : C'est vrai ? Oui, je te jure. On devrait dormir maintenant non ?

Oui, bonne nuit Alice. Bonne nuit Paula.

Alice se réinstalla dans son lit et plongea petit à petit dans le monde des rêves. Cette fois, elle passa une nuit paisible pour la première fois depuis longtemps.

Le lendemain, c'était le 6 avril, jour de la rafle. Peur, sanglots, cris. D'abord la prison de Montluc, arrivée en camion, puis le wagon jusqu'à Drancy, et pour finir, le train pour Auschwitz, puis plus rien. Plus de pleurs, plus de bruit, juste un silence de mort. Une odeur de chair brûlée, des corps sans vie dans la boue, le froid, et un brin d'espoir, mais pas pour nous. Je suis devant les barbelés. Je le sens, le froid sur ma peau, et je fronce le nez à cause de la puanteur. J'ai peur. Ce sont le typhus et les poux qui m'attendent ? Je suis épuisée, le voyage en train m'a lessivée. J'ai tellement mal au ventre à cause de la faim que j'en ai perdu l'appétit. Je peine à mettre un pied devant l'autre, je suis seule, faible, et j'ose à peine comprendre ce qui m'arrive.

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Page 52: Mémoires migrantes version numérique

C'est alors qu'une femme s'approche de moi, et m'aide à marcher, sans un mot, peut-être par peur de briser mes derniers espoirs si on ne parle pas la même langue, de ne pas pouvoir être une vraie bouée de sauvetage. Elle est pâle et ses joues sont creuses, mais elle semble avoir une volonté de fer. Lorsque nous arrivons devant les soldats, ils m'arrachent de ses bras, me poussent vers la gauche, et elle est jetée vers la droite. Je me retourne, nos yeux se croisent, et cette phrase me revient en tête : « au regard aussi pur que la lumière des étoiles ». J'ai perdu ma bouée de sauvetage, mais tout ira bien, je n'en ai plus besoin. R. P.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Je n'ai que 15 minutes et mon sac est grand ouvert sur mon lit. Je me précipite vers mon armoire, l'ouvre, et saisit quelques vêtements à la volée : un jean, deux gros sweets et quelques sous-vêtements. J'attrape une vielle couverture jaune délavée, vieux souvenir d'enfance, et place délicatement à l'intérieur une statuette de marbre, avant d'enfourner le tout dans mon sac. Je prends mon disque dur qui traîne sur mon bureau, et qui renferme toute ma vie, ainsi qu'une petite trousse avec à l'intérieur deux stylos, un critérium, des mines et une gomme. Une pochette de feuille vient rejoindre la trousse, et j’entreprends alors de rassembler mes économies : le tout tient dans un petit porte-monnaie rose, qui atterrit lui aussi dans le sac. Un vieil appareil photo argentique, quelques films de 36 vues noir et blanc, et une pochette remplie de dés viennent rejoindre le tout avant que je ne ferme le sac. Je mets mes chaussures les plus résistantes, un foulard, une casquette et un énorme manteau, je m'arrête pour caresser une dernière fois mes chats, j'embrasse mon père sur la joue, enlace ma mère, puis jette un coup d’œil à ma montre à gousset : plus que 3 minutes. Je descends alors les escaliers, et une fois dans la cour, j'envoie un baiser à mes parents qui me regardent du balcon. La voiture démarre, et après un dernier coup d’œil dans le rétroviseur, je perds ma maison, mes parents, mes chats, ma chambre, mon passé, et toute ma vie de vue.

R. P.

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Un meilleur ami

« … Il n'y a pas un seul mot superbe, à l'exception, peut-être, de témoin, qui ne soit pas une abstraction… »

Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.178

Lettre à Théodore Reis

Théo, nous nous étions rencontrés dans ce « refuge » à Izieux où tous étaient dans la même situation : nous réfugier pour échapper aux nazis, qui embarquaient tous les Juifs sur leur passage. Mais on ne nous avait jamais réellement expliqué pourquoi, seulement que les Allemands détestaient les Juifs et qu’il fallait se cacher. Alors ma famille et moi avions dû quitter l’Allemagne et franchir les frontières de la France. Je suis arrivé à Izieux sous le nom de Jean Pierre Barreau et avec mon cousin Egon Heinrich. Nous venions du centre Bompard à Marseille, un hôtel qui servait de « centre d 'émigration » pour les enfants et femmes juives. Les maris, eux, se trouvaient au camp des Milles. Les conditions étaient très dures, impensables. C'est en Août 1942 que nous avons été séparés de nos parents. Je ne connaissais personne en France et savais à peine parler Français. Tout de suite, les liens d’amitié s’étaient créés avec toi. Ils étaient d’ailleurs les bienvenus dans une période si triste et compliquée. Dès la première fois où nous nous étions parlé, nos histoires étaient similaires car nos parents avaient disparu dans le même convoi : convoi n°20 du 17 Août 1942, qui les avait menés à Auschwitz, endroit j'appris l’existence plus tard car à la colonie nous ne connaissions pas Auschwitz et n'avions pas la moindre idée de ce qu'il se passait là-bas. Cependant nous savions très bien qu'on ne reverrait plus nos parents, à moins d'un miracle il n'y avait aucune chance. Nous faisions partie de la bande des plus grands parmi tous les enfants. Tu me fascinais aussi beaucoup car, malgré les difficultés de notre vie, tu étais toujours souriant et avais la joie de vivre, tu me faisais rire et je pouvais garder le moral malgré tout. Nous ne savions pas de quoi notre avenir serait fait, d’une minute à l’autre les SS pouvaient arriver, tous nous embarquer et nous mener au chemin de la mort. Mais toi tu n’avais jamais peur, ou du moins, tu ne voulais jamais le montrer. C’est marrant car malgré le fait que tu étais le plus petit de nous deux (tu te rappelles, je te charriais beaucoup avec tes un an de moins que moi, car pour moi la majorité approchait et nous rêvions de partir loin, très loin de tout ça, ensemble), c’est finalement toi qui faisais preuve de plus de courage et d’optimisme. Finalement dans cette colonie d’Izieux nous étions heureux. Bizarrement on se sentait en sécurité et certains jours nous en oubliions presque tout ce qui se passait en dehors de cette maison perdue. Mais la réalité semblait nous rattraper, lorsque que certains d’entre nous durent partir discrètement dans d’autres pays pour ne pas être retrouvés. On se demandait souvent combien de temps nous allions rester là, et ce qui se que se passerait par la suite ? Et puis ce jour est arrivé, ils nous avaient retrouvés.

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Je me rappelle encore de ton visage quand d’un coup les cris et pleurs ont retenti jusqu’au potager, où nous avions l’habitude d’aller pour donner un coup de main à Mr. Zlatin. On cueillait les fruits des arbres, on s’occupait des cochons et on ramassait aussi les légumes. La peur nous avait envahis dès la minute où nous avions tous les deux compris ce qui était en train de se passer. Je voyais les frissons sur tout ton corps et la crainte dans tes yeux, je ne t’avais jamais vu comme ça. Nous n'avions aucune idée d'où nous allions, mais lors d'une conversation avec Paul Niederman, nous avions appris que des gens avaient été déportés en Pologne et qu'on tuait là-bas. Les Allemands étaient venus en civils avec deux camions de fruits et autres marchandises, et une voiture de la Gestapo de Lyon sur ordre de Klaus Barbie. Ils étaient une quinzaine de soldats. Puis nous nous sommes rapprochés de la cour de devant, vers la fontaine et c'est sous nos yeux que les SS les ont tous attrapés, un par un, ils n’en ont épargné aucun. C’était tellement violent, si difficile à voir. Nous étions considérés comme de vulgaires marchandises, à leurs yeux nous n’étions pas des êtres humains et malgré leurs actes terrifiants il n’y avait aucune émotion sur leur visage, ils étaient là, neutres, presque heureux de nous trouver.

Nous sommes arrivés au camp de Drancy puis retrouvés dans le convoi n° 73 de ce 15 Mai 1944 qui était uniquement composé d’hommes. Par chance j’étais avec toi, nos chemins ne s'étaient pas encore séparés. Il y avait aussi Mr Zlatin. Le trajet était interminable. Mais le convoi s’arrêta en Lituanie, à Kovno, et tu es parti.

Depuis, je me pose tellement de questions. Je pense tous les jours à toi, mais j'ignore ce qu’ils peuvent te faire. Alors je t'écris cette lettre dans l'espoir d'une réponse. Et quant à nous, l'autre partie du convoi, nous continuons le chemin, ce fameux chemin de la mort comme nous l’appelions. Je ne sais pas jusqu'où ils comptent nous emmener, certains parlent de la Lituanie. Alors je lutterai tant que je le pourrai, je te le promets.

Arnold HIRSCH

T. P.

Le même chemin

Partie du journal de Sigmund Springer qui s’adresse à ses parents

13 Avril 1944 :

Papa, Maman. On dirait que c’est à mon tour d’être emporté par les nazis. Je suis dans ce wagon n° 71 avec trente-quatre autres enfants et quatre adultes d’Izieux. Les autres doivent être dans d’autres wagons. Je suppose que je prends désormais le même chemin que vous, mais j’ignore lequel. J’ai peur. Comment ne pas être terrifié dans de pareilles conditions ? Des femmes et des enfants sont autour de moi, il y a des cris, des pleurs. Nous sommes tous entassés comme des animaux. Je n’arrive pas à dormir depuis que nous sommes montés. Les scènes, toutes plus violentes les unes que les autres des dernières 48h, défilent dans ma tête et je ne contrôle plus rien. C’est un cauchemar. Nous sommes privés d’eau et de nourriture et il est impossible de se déplacer. Beaucoup de personnes sont presque évanouies, au bord de la mort. Les quelques personnes avec une tenue où sont inscrits les mots « Croix Rouge » fond la sourde oreille et sont dans l’ignorance complète. Combien de temps tout ça va durer ? Je crois que personne ne le sait vraiment. Alors j’écris dans mon journal pour combler le vide et ne pas trop penser à l’avenir…

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Page 55: Mémoires migrantes version numérique

14 Avril 1944 :

Désormais cela fait un jour et demi que le train avance. Nous avons senti deux arrêts et entendu plusieurs tirs provenant de l’extérieur. Encore des pleurs et cris terrifiants provenant de mères et d’enfants. C’est toujours la même anxiété de savoir si notre tour arrive. Tout le monde est de plus en plus affaibli. Certains vomissent à cause de la déshydratation. L’odeur est intenable. Le moral aussi est au plus bas.

15 Avril 1944 :

Le convoi vient de s’arrêter, et tout le monde s’est mis à paniquer. J’en profite pour écrire une dernière fois, car j’ignore ce qu’il peut y avoir derrière les façades de ce train. On nous fait signe d’avancer pour sortir de notre compartiment et j’aperçois la porte du wagon, la lumière du jour. Je crus un court instant que peut-être une vie meilleure nous attendrait après ce long voyage, mais quand j’aperçus les SS, visage cruels, autoritaires, leur mitraillette à la main, je compris qu’on ne venait pas ici pour être heureux.

T. P.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Si j'avais 15 minutes pour partir définitivement dans un pays étranger, je prendrais instinctivement plusieurs photos de ma famille, de mon chien et de mes amis pour toujours les avoir auprès de moi, mon porte-monnaie avec à l'intérieur mon argent, ma carte d'identité et mon passeport, ma montre, mon téléphone et son chargeur, mes écouteurs, bien évidemment des tenues de rechange, la peluche que ma meilleure amie m'a offerte, de quoi écrire, de quoi grignoter et boire, quelques médicaments, ma trousse de toilette et enfin une dernière photo de ma maison.

T. P.

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Une rencontre bouleversante

« Je sais que l'homme dépourvu de sa terre ne peut prétendre au ciel. De ma propre expérience je sais que la mort est la décomposition du corps et pas de l'âme, que la glaise étrangère ne peut, en aucun cas, devenir un cimetière... » Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p.186

- Bonjour J’entends une voix au loin. Elle est de plus en plus forte, j'ai l’impression qu'elle se rapproche. Je n'arrive pas à ouvrir les yeux. Où suis-je ? Je ne la reconnais pas.

- Bonjour Chloé, comment vas-tu ? La voix est toute proche. Je crois que je suis allongée. J'ai mal à la tête. J'aimerais répondre à cette voix enfantine mais mon corps refuse. Où suis-je ? Je commence à paniquer en essayant de me rappeler où je me trouve. J’entends de plus en plus de bruit autour de moi. Des pas, des cris, des hurlements.

- Dépêche-toi, il faut partir maintenant ! La voix est toujours aussi douce mais plus rapide je ne comprends pas. J'entends des voix d'hommes dans une langue inconnue.

Et puis, plus rien. Je me rendors.

Je me réveille dans un petit lit. Je ne sais pas où je suis, ni quel jour nous sommes. Je suis seule. Je me lève et décide d'inspecter la maison dans laquelle je me trouve. Je traverse la pièce baignée de lumière. J'entends des rires d'enfants qui émanent de la pièce voisine. J'entre dans la pièce à côté du dortoir. Il y a une multitude de tables avec une quarantaine d'enfants, entre 4 et 17 ans. Ils sont en classe. L'un d'entre eux se retourne vers moi et esquisse un sourire. Je m'approche de lui et il me demande de m’asseoir à côté de lui. Il me dit que nous sommes dans une colonie et que leurs parents les ont laissés là. La raison de cet abandon n'est pas très claire. Je crois qu’eux-mêmes ne comprennent pas tout ce qui se passe. Ils pensent qu'ils sont comme dans de grandes vacances d'une durée indéfinie. Le petit garçon s'appelle Isidore, il me dit qu'il est né à Paris. Il m'explique que nous sommes dans une maison d'enfants créée par Sabine Zlatin et son mari Miron. C'est d'ailleurs Mme Zlatin qui l'a récupéré pour le mettre en sécurité ici.

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Page 57: Mémoires migrantes version numérique

Il me parle de la vie ici, des copains, des animaux. Il semble heureux. Isidore ne me parle pas de ses parents, alors je lui demande : - Mais tes parents, ils vont revenir te chercher ? Où sont-ils ? - Mes parents … je ne m'en rappelle plus très bien. J'ai l'impression de m’être endormi puis d'avoir atterri ici. Tout cela est très flou pour moi.

La sincérité d'Isidore est déstabilisante. Puis nous entendons siffler. Il m'indique que c'est la fin de la classe et que nous pouvons aller jouer. Je le suis donc. Isidore me montre ses dessins du Professeur Nimbus. Je les trouve fascinants. Puis nous continuons à discuter et je me rends compte que cet enfant paraît bien mûr pour son âge. Alors je lui demande de me raconter comme est-il arrivé dans cette maison, qu'il me décrit comme un havre de paix.

- Depuis combien de temps es-tu ici ? - Je ne sais pas trop car compter les jours me fait replonger dans la réalité. La réalité où je n'ai plus de parents car je sais qu'ils ne sont plus là. La réalité où nous risquons tous le même sort un jour ou l'autre. La réalité. Je n'en veux plus, donc je vis ma vie ici avec mes amis. - Pourquoi penses-tu que tes parents ne sont plus là ? - Eh bien ! C'est évident les nazis les ont en menés, comme les parents de mes copains ! Sa réponse me laisse sans voix. Ensuite il m'explique tous ce que je dois savoir sur la vie ici.

Cela fait plusieurs mois que je suis dans cette maison. Isidore est devenu mon meilleur ami. Aujourd'hui nous sommes le 6 avril, nous sommes surexcités car c'est le premier jour des vacances de Pâques. Beaucoup d'enfants et d'éducateurs sont partis en vacances. Il est 8h30 du matin nous sommes en train de déjeuner, quand tout à coup deux camions arrivent dans la cour. Puis quinze soldats de la Gestapo débarquent dans la salle et nous attrapent pour nous jeter un par un dans les véhicules. Au bout de quelques heures nous arrivons dans une prison. Lorsque que les portes s’ouvrent nous nous retrouvons encerclés par des S.S. qui hurlent sans doute en allemand. Ils nous interrogent chacun notre tour. Puis le lendemain ils nous envoient dans des trains. Nous sommes enfermés, sans eau, sans nourriture, collés les uns aux autres. Nous arrivons dans un camp. Nous ne savons pas dans quelle ville nous sommes : aucun repère. Puis ils nous renvoient dans un autre train. Isidore et moi avons de la chance car nous sommes dans le même convoi. Je ne sais pas combien il y a de personnes dans ce wagon, nous sommes entassés les uns sur les autres. Les enfants et les bébés hurlent à longueur de temps. Nous sommes sales, nous avons faim et soif. Je ne sais combien de temps a duré ce trajet mais c'était un vrai enfer. Au bout d'un moment Isidore rompt le silence :

- Tu vois Chloé, je te l'avais dis nous allions tous finir comme eux. - Mais comme qui, Isidore ?

- Eh bien comme mes parents ! Tu sais tu peux repartir maintenant, ils vont s'en rendre compte que tu n'es pas comme nous. Vas-y avant qu'il ne soit trop tard !

Alors qu'il me disait cela, le train s’arrêta et les portes s'ouvrirent. Tous les soldats étaient alignés. Nous avions chacun un numéro. Ils nous appelaient par celui ci. Isidore ne comprenait pas pourquoi, alors il me demanda : - Pourquoi ne nous appellent-t-ils pas par nos prénoms ? - Ils ne doivent pas tous les retenir, c'est peut être plus simple pour eux. - Oui sans doute.

Les S.S. s'approchèrent de nous et nous devions nous déshabiller et nous tondre les cheveux. Ensuite ils nous ont conduits vers de grands bâtiments qu'ils appelaient les douches. C'est à cet instant que je me rendormis avec comme souvenir le doux visage d'Isidore. Ce petit génie dessinateur qui avait fini par retrouver la joie de vivre. Quand je rouvris les yeux tout ce monde avait disparu, j'étais dans cette belle maison mais sans les copains, sans les animaux, sans les bruits et les odeurs et surtout sans Isidore. J'étais seule mais bien en vie. C. S.

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« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

J'ai 15 minutes. 15 minutes pour prendre quelques affaires, 15 minutes pour quitter ma maison, 15 minutes pour quitter ma vie, 15 minutes pour effacer mon passé à tout jamais. Je dois prendre quelques affaires. Il le faut ! Je suis terrorisée. Puis j'entre dans ma chambre, là où je vis, j'attrape mon plus grand sac à dos, et prends quelques vêtements et sous-vêtements chauds et léger. J'attrape mon chargeur de portable et mes écouteurs pour pouvoir garder mes photos et les musiques que je préfère. Je glisse les quelques livres que je n'ai pas encore lus avec ma carte d'identité et tout mon argent en liquide. Je me retourne et fais face à toutes mes photos accrochées sur mon mur, je bondis sur mon lit et les décroche toutes. Je ne veux pas partir sans, ce sont ma famille, mes amis, les personnes que j'aime le plus au monde. Je glisse dans ma poche arrière mon portable, en vérifiant l'heure, il me reste 10 minutes…

Je prends vite deux trois dessins de mon petit frère et de ma sœur. J'attrape très vite ma peluche favorite pour ne jamais me sentir seule et ne jamais oublier mon enfance. J'ouvre ma boîte à bijoux et prends les ceux de ma famille qui me sont chers. Je cours dans la chambre de ma mère et prends un de ses foulards pour me rappeler de son odeur le plus longtemps possible et me rassurer. Je change de pièce et vais dans ma salle de bain pour prendre une brosse à dent et à cheveux. Je descends les escaliers à toute vitesse pour prendre de l'eau et quelques gâteaux. Je regarde ma mère qui me tend mon carnet de dessins avec des crayons. Je la serre fort dans mes bras et lui promets de la revoir très vite en ne sachant pas si je vais la revoir.

Les 15 minutes se sont écoulées et je pars de ma maison pour toujours, seule.

C. S.

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La poursuite d’un rêve brisé…

"C'est une partie, pensé-je, et seulement une partie de notre vie que nous passons dans le temps présent. Pour le

reste nous sommes ailleurs, dans les ténèbres denses de notre mémoire".

« Manuel d’Exil », Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p. 193

Deux jeunes filles, perdues en plein milieu d’un système incompréhensible et inhumain par sa violence, qui les

poussera jusqu’aux portes du paradis. Elles avaient uniquement l’âge de s’amuser, l’âge de l’insouciance, et

pourtant, elles ont dû affronter des peurs qui n’ont rien de commun pour des enfants telles qu’elles l’étaient.

Elles rêvaient probablement de la grande vie, haute en couleurs, des rêves plein la tête, jusqu'au jour où des

policiers français les embarquèrent avec froideur sans savoir que ce moment déchirant allait être un point de

non-retour. Alors elles improvisaient des histoires dans leur esprit pour combler le temps qui passait, en se

demandant où elles arriveront, et puis, leurs parents leur avaient dit que tout allait rentrer dans l’ordre. Si

seulement…Nos deux princesses improvisées se retrouvaient entre quatre murs bétonnés, d’une froideur

indescriptible, et elles devaient faire face, seules, à cette panique qui possédait leur corps, alors que, les

personnes qui les avaient mises au monde étaient sûrement d’ores et déjà envolées pour de jours meilleurs. La

peur imprégnait chacun de leurs membres, tentant d’imaginer ce qu’il pourra advenir de leurs futurs respectifs,

en vain. Plus un seul enfant de ce camp n’avait de repères, l’anarchie était totale, certains hurlaient, d’autres

suffoquaient…à chacun sa souffrance. Les jours passaient, les heures défilaient et l’anxiété rongeait leurs os ; elles

n’en dormaient plus la nuit, elles voyaient certains jeunes devenir fous, hurler à la mort, et elles étaient

silencieuses au milieu de ce carnage, la blessure était tellement béante dans leur petite poitrine que leurs cordes

vocales ne pouvaient plus produire aucun son, et malgré leur très jeune âge, elles ressentaient au fond d’elles et à

cause de l’ambiance pesante qui prenait forme tout autour d’elles, qu’elles allaient mourir. L’être humain,

qu’importe son âge peut le ressentir, et chaque personne aborde ce fait différemment. Leurs corps avaient décidé

de ne plus réagir, comme si, lui aussi, était en état de choc. Les deux petites princesses désenchantées firent le

voyage de leur vie, il n’était pas en carrosse et ne conduisait pas fort fort loin non, mais elles étaient plutôt

entassées dans un train en direction de la fin. Auschwitz, même le nom de cette ville donnait froid dans le dos.

Elles se disaient que ce n’était qu’un passage de plus et non pas le dernier de leurs vies, elles étaient si

courtes…Elles rêvaient encore de la magnifique fontaine d’Izieu, et de rire à gorge déployée aux côtés de leurs

derniers amis. Pouvait-on leur dire à quoi sert l’avenir si on oublie de vivre ? Les dernières semaines passées

furent plus atroces que de la survie. Et pourtant, malgré leur courage naissant, elles n’ont pas survécu.

L. S.

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Page 60: Mémoires migrantes version numérique

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Je n'ai que quinze minutes pour partir, pour abandonner une vie, alors je prends sans réel but un petit sac à dos

dans lequel je lance une photo de ma famille ainsi que l'écharpe de mon copain pour garder son odeur apaisante

pour quelques jours. Dans un élan de lucidité je glisse de l'argent dans ma poche et je pars, sans retour en arrière,

car je sais que ce qu'il a de plus précieux dans la vie n'est pas matériel.

L. S.

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Page 61: Mémoires migrantes version numérique

Moi, Baroukh

« Je suis le spectateur privilégié d'un spectacle aussi laid et définitif que la fin du monde... »

Manuel d’Exil, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, 2016, p. 196

Je me présente, je suis Baroukh. Baroukh Raoul Bentitou. Les premières années de ma vie se sont passées en Algérie, à Palikao. Je me souviens lorsque je jouais dans la rue, avec mes sept frères et sœurs. Mes parents nous surveillaient depuis le balcon. Il faisait chaud, très chaud. Un jour, Papa me dit « Je pars pour quelques temps en France, mais tu me rejoindras. Protège ta mère et tes frères et sœurs. » Après son départ, je pleurais beaucoup, et personne ne réussit à me consoler.

De longs mois sans son visage et sans lettres me déprimaient, jusqu'au jour où j'ai entendu des cris. C'était le facteur qui hurlait mon nom. Il agitait dans sa main une enveloppe bleue. Il a couru vers moi. Soudain, j'ai vu que la lettre provenait de France grâce au timbre. Mon père m'avait enfin écrit ! Les larmes me montèrent aux yeux. Il avait glissé dans l'enveloppe des billets pour le bateau et une carte postale. Il avait écrit qu'il nous attendait en France, ma famille et moi. Je me suis dépêché d'alerter ma famille et en quelques heures seulement, nos valises étaient bouclées. C'était en mai 1940 et nous sommes partis. Tous les enfants de mon quartier m’ont accompagné vers le bus. Mes amis allaient me manquer. Sur le chemin, j'ai relu cette carte. Mon père y avait décrit la France. Il disait qu'il faisait froid. Je ne savais pas ce qu’était le froid et j'avais hâte de découvrir cette sensation ! En montant sur le bateau, je regardais une dernière fois mon pays. C'était mon pays de sang, je ne pourrai jamais l’oublier.

La première personne que j'ai vue en France était mon père qui nous faisait de grands signes. J'ai couru vers lui afin d'être le premier à être dans ses bras. Il m'avait tellement manqué ! Après de longues embrassades, nous nous sommes dirigés vers le taxi. Le chauffeur parlait à mon père et je ne comprenais rien. L'homme était très pâle et avait une chose bizarre nouée autour du cou qui faisait ressortir son double-menton. J'avais l'impression que cela l'étranglait. On me dit plus tard que c'était un nœud-papillon.

Marseille était une ville magnifique. Mes frères et sœurs et moi avions l'impression que le soleil d'Algérie nous suivait. Mais nous avons aussi découvert le froid. C'était une sensation bizarre, mais j'aimais bien. Les rues de Marseille étaient pleines de voitures. Les gens entraient et sortaient des magasins.

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Page 62: Mémoires migrantes version numérique

Quelques passants nous regardaient de bas en haut, je ne sais pour quelle raison. L'appartement dans lequel nous étions était petit pour dix personnes, mais cela me plaisait.

Trois ans passèrent, et mon amour pour la France était toujours le même ! Désormais, on m'appelait Raoul. Ce nom plaisait plus aux Français. Le soleil était toujours là, il n'avait pas changé de place. J'avais l'impression qu'il veillait sur moi. Par exemple, quand j'avais froid, lui seul pouvait me réchauffer. Le 23 janvier 1943, mon père et mes deux plus grands frères ne sont pas rentrés à la maison. Je ne comprenais pas où ils étaient. Ma mère ne cessait de pleurer. Elle me dit qu'elle m'expliquerait le jour de mes douze ans.

Quelques mois plus tard, mon père et mes frères n'étaient toujours pas revenus... Plus les jours passaient, plus je m’inquiétais. Le jour de mon anniversaire, j'ai demandé alors à ma mère où ils étaient. Elle a pris une grande inspiration et quelques larmes ont coulé sur ses joues. Elle m'a dit que des soldats allemands sont venus chercher mon père et mes frères lorsque j'étais à l'école et qu'ils les avaient déportés dans le camp d'extermination de Sobibor, en Pologne. Je ne savais pas ce qu'était un camp d'extermination. Elle m'a dit : « C'est un endroit où ton père et tes frères rejoignent le soleil ». J'ai compris alors que mon père et mes frères étaient morts. Nous ne vivrions plus jamais sous le même soleil.

Deux mois plus tard, mon chagrin me hantait toujours. Nous avions fait nos valises car ma mère m'avait dit que nous partions. Nous avons pris le train en direction d'Izieu. J'ignorais ce que j'allais faire là-bas. J'avais une crainte, et non des moindres : « Et si le soleil ne me suivait pas ? » Une fois arrivé, la première chose que j'ai faite, a été de regarder le ciel. Les nuages noirs assombrissaient le ciel. Le soleil n'était plus là, il ne m'avait pas suivi. J'ai fondu en larmes. Je n'avais pas dit au revoir à mon père.

Ma mère nous a emmenés, mes sœurs, mes frères et moi, dans une maison. Des enfants jouaient dans une immense cour. Nous sommes entrés. Les murs du hall étaient couverts de dessins colorés : des cow-boys se battaient contre des Indiens par exemple. Ma mère s'est dirigée vers un homme et lui a parlé. Soudain, elle s'est écroulée sur le sol. Elle a crié. Je comprenais à travers ses hurlements qu'il fallait que nous venions vers elle. Elle m'a expliqué très brièvement qu'il fallait qu'elle parte avec mes frères et sœurs. J'ai alors compris que je serais seul, ici, dans cette maison. Elle m'a embrassé très fort. Je n’ai pas eu le temps de lui parler. Elle a couru vers la sortie de ce grand hall, s’arrêtant une dernière fois pour me regarder. J'étais seul.

Une femme nommée Sabine Zlatin vint m'expliquer pourquoi j’étais là. Je ne comprenais pas, je ne voulais pas comprendre. Entre deux mots, je compris que j'étais dans une maison où des enfants juifs résidaient. Elle m'a fait la présentation des quarante-quatre enfants et de nos dortoirs. Un de mes compagnons de chambrée était Jacques Benguigui, un Algérien qui avait le même âge que moi. Nous nous rejoignions tous deux à la fontaine de la cour chaque après-midi. Nous avions beaucoup de points en commun. Lui aussi avait des frères. Nous parlâmes de nos familles respectives qui nous manquaient beaucoup, de la chaleur de l’Algérie et de nos souvenirs d'enfance. Nous aimions faire des grimaces sur les photos que prenait Madame Zlatin, la directrice de la maison. Je m'entendais avec Jacques et me sentais très bien avec lui, ce qui m’empêchait de penser à ma famille.

Les jours que j'aimais le plus à Izieu étaient les jours où j’apprenais. Madame Perrier, ma maîtresse d'école, n'était pas trop sévère et très gentille avec nous. J'étais assis à côté de mon ami Jacques. Nous faisions beaucoup des bêtises. C'étaient des moments très drôles. Bien sûr, nous étions sérieux lorsqu’il le fallait. Pour remercier cette femme qui faisait beaucoup pour nous, je lui achetai un sifflet avec le peu d'argent qui me restait. A partir du jour où je le lui ai offert, je savais qu'elle l'avait toujours au fond de sa poche.

Plus les mois passaient, plus je me liais d'amitié avec Jacques et les autres enfants. Un matin, alors que je buvais mon chocolat encore trop chaud, j'ai entendu une jeune fille crier : "Les Allemands, les Allemands sont là ! Sauvez-vous !". Affolé, j'ai cherché à me cacher. Derrière l’armoire ? Sous la table ? Dans mon lit ? J'ai entendu des cris d'enfants. Nous étions tous terrorisés par les ordres nazis. Un soldat a trouvé rapidement ma pauvre cachette. Je l'ai suivi, accablé et effrayé. Ils nous ont poussés, entassés dans l’un des nombreux camions garés devant la maison.

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Le voyage a été long. Très long. Nous avions tous faim et soif. Beaucoup d'enfants en bas-âge pleuraient, hurlaient, criaient... Heureusement, j'avais retrouvé mon camarade Jacques. Nous étions terrifiés. Ma mère et mon père me manquaient. Brusquement, le véhicule a freiné. Nous sommes descendus. On nous dit que nous étions dans la prison de Montluc. Je n'aimais pas cet endroit : les barbelés m’oppressaient et des prisonniers, que les plus petits comparaient à des monstres, nous fixaient. J'étais paniqué. Nous avons attendu dans la cour je ne saurais dire combien de temps. Soudain, des soldats nous ont dit de monter dans un train. Au moment de descendre, un panneau indiquait Drancy. Je ne me souviens que d'une chose : les grands immeubles. Nous n’y sommes pas restés longtemps et je n'en garde pas un très bon souvenir. Nous sommes remontés dans le convoi, le convoi numéro 71.

Il s’arrêta. Nous étions épuisés et affamés. C'était le 27 mai 1944 quand nous sommes arrivés à Auschwitz-Birkenau. C’était le jour de mon treizième anniversaire. Quand les portes se sont ouvertes, la première chose que j'ai vue était le soleil. Il brûlait mes yeux qui avaient perdu l'habitude de voir ses rayons. J'avais l'impression que mon père était enfin à nouveau avec moi. Les Allemands hurlaient des mots incompréhensibles. J'ai vu des enfants se déshabiller. Je me suis alors déshabillé à mon tour.

Ils nous ont fait un signe pour aller vers de grandes portes. J’étais avec Jacques et ses frères. Nous sommes entrés en tremblant. Pourquoi y avait-il des pommeaux de douche ? Il est vrai que nous étions plutôt sales après ce long et pénible voyage, mais les Allemands avaient l'air tellement agressif. J'avais peur. Les soldats ont fermé les portes d'un coup sec. Il faisait noir mais je distinguais les corps d'autres enfants autour de moi. Les rayons de soleil ne pénétraient plus dans la salle. Mon père n'était plus avec moi.

Soudain, j'ai senti une odeur bizarre. J'ai alors pris la main de mon ami Jacques et pendant que mes camarades de convoi s'écroulaient autour de moi, je serrais de plus en plus fort sa main. Puis je suis tombé à mon tour, entraînant Jacques dans ma chute. Impossible de me relever. Impossible de nous relever. Il faisait totalement noir. Mes yeux pesaient. Ils se sont fermés pour ne plus s'ouvrir à jamais et j'ai alors rejoint ma famille dans le soleil.

J. T.

« 15 minutes pour écrire … 15 minutes pour partir… »

« Mémoires migrantes » Atelier d'écriture avec l'auteur Velibor ČOLIĆ

Je n'ai que quinze minutes pour partir définitivement de ma maison, de mon village, de mon pays. Je monte tout d'abord dans ma chambre. Essoufflée d'avoir monté un nombre indéfini de marches, je prends en premier mon téléphone, gorgé de photos de famille et de photos de mes amis, mais aussi rempli de musiques. Je n'oublie pas, sans hésiter, mon chargeur et mes écouteurs. Ensuite, j'attrape quelques habits, une écharpe et un bonnet. En me dirigeant vers mon bureau, je prends la peluche de ma naissance, un carnet avec quelques stylos et un porte feuille, rempli d'argent ainsi que mon passeport. Un livre fait aussi place dans ce sac qui renferme mon avenir. J'en ai fini avec ma chambre. Je la regarde une dernière fois. Elle me manquera. Après avoir descendu les escaliers, je suis alors dans la salle de bain. Je prends le strict nécessaire de toilette : du parfum, une brosse à dents, une brosse à cheveux, du gel douche et un peu de maquillage. J'emporte avec moi une montre et des bijoux qui me sont chers. Les cinq dernières minutes qu'il me reste sont les plus dures. Je descends dans la cuisine. Ma mère me tend un sac contenant de la nourriture. C'est l'heure des adieux. Les adieux à mes parents, ma maison, mon enfance, ma vie. Soudain, je cours vers ma famille : j'aurais aimé que ces embrassades durent plus longtemps. Ces cinq minutes d'amour resteront à jamais gravées dans mon cœur, et ce durant toute ma vie. J.T.

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SOURCES

- Archives de la Maison des Enfants d’Izieu

- Documents d’archives consultés lors de l’Atelier d’écriture de la Maison des Enfants d’Izieu

- Catalogue de l’exposition permanente Maison d’Izieu, FAGE éd., Mars 2015

- Manuel d’Exil, comment réussir son exil en trente-cinq leçons, Velibor ČOLIĆ, Gallimard, Mai 2016

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