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Les petites images

ÉCRIT

PAR

Stéphane De Saint-Aubain

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Table des matières

Pages

Introduction 4

Chapitre 1er

Le cours primaire 10

L’école de la République 10

La pêche de la truite en rivière 27

Les vacances estivales en bord de mer 40

Chapitre 2ème

Le cours élémentaire 1èreannée 71

Le constat d’échec 71

La saison de la chasse 77

Les premières activités sportives 90

L’ordinaire d’un petit village 94

Les grandes vacances et l’escapade dans le Finistère 106

Chapitre 3ème

Le cours élémentaire 1èreannée, 2èmeessai 121

Une nouvelle aspiration 121

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Les sentiments et la ferme pédagogique 128

Vacances estivales et questions métaphysiques 134

La kermesse des chasseurs 138

La cueillette des champignons 142

Chapitre 4ème

Le cours élémentaire 2ème année 153

Une rentrée en musique 153

La classe de neige dans le massif du Beaufortain 155

Épilogue 159

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Introduction

Dans les années 1980, à l’heure où la culture hip-hop arrivait en France, quand notre belle jeunesse française dansait au rythme des paroles de la chanson « Macumba » de Jean-Pierre Mader, à ce moment précis où le vidéo-clip entrait dans une nouvelle ère révolutionnaire avec le fameux Thriller de notre Roi de la pop, d’une durée exceptionnelle pour l’époque de 14 minutes ; et toujours considéré comme l’un des meilleurs clips de tous les temps.

Pour le plus grand bien de la nation, l’année 1981 voit la peine de mort abolie, à la demande expresse et en première intention de la campagne présidentielle de François Mitterrand, dont la candidature à la présidence sera retenue le 10 mai de la même année.

En 1982, la Direction générale de la Santé reconnaît enfin le virus du SIDA et adopte pour la première fois le sigle pour Syndrome de l’Immunodéficience acquise. Pendant ce temps, les PTT lancent le minitel qui permettra d’accéder instantanément à l’annuaire téléphonique et plus dans certains cas.

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Au mois de septembre de l’année 1985, Coluche lançait à l’antenne d’Europe 1 l’idée de sponsoriser une cantine gratuite au profit des plus démunis, avoisinant pour son premier anniversaire les 8,5 millions de repas distribués. La même année, courant juillet, la France apprend le naufrage du Rainbow Warrior dans les eaux de la Nouvelle-Zélande, et cette catastrophe sans précédent allait prendre par la suite une ampleur de crise politique majeure. En parallèle, Mickael Jackson et Lionel Richie écrivent « We are the world » chanson dont les fonds collectés furent destinés à lutter contre la pauvreté en Éthiopie.

Le vingt-six avril 1986, tous les médias relayaient en boucle l’explosion du quatrième réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, trustant les programmes sur les quelques chaînes disponibles à ce moment à la télévision.

Cette année de 1988, l’affaire des cinq otages au Liban se décantait, et vit le retour de trois d’entre eux. Ils atterrirent à Villacoublay après un long moment de captivité.

1989 voit des manifestations étudiantes chinoises sans précédent à tien an Men. Les étudiants dénonçaient la corruption et exigeaient des réformes. Malheureusement, la répression virulente du pouvoir central aboutit à l’issue tragique que nous connaissons, et mortelle pour certains.

Le 9 novembre de la même année, en Allemagne, le secrétaire du comité central du parti communiste de RDA lut dans une conférence de presse un projet de décision du conseil des ministres, qui consistait à laisser circuler librement les individus vers l’étranger et sans condition, ce que l’on nommera historiquement, la chute du mur de Berlin.

C’est dans cette atmosphère de fin de siècle, qu’interviendront des

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changements majeurs au sein de toutes les sociétés mondiales, et qu’apparaîtra la nouvelle ère des prémices du tout numérique.

L’école opérait déjà sa mutation à travers ses modes d’enseignements, tout en s’adaptant à l’évolution des nouvelles techniques, et aux mœurs s’y référant. Dans ces années-là, l’école fonctionnait très différemment. Il y avait beaucoup plus de discipline et les enfants respectaient tous sans condition leurs instituteurs par crainte des punitions et autres châtiments sans nom qui, pour la petite histoire, n’étaient pas toujours proportionnels et pas toujours en rapport avec l’origine de la problématique. Lorsque vous arriviez le matin, la nécessité d’être bien en rang par deux sans parler et presque au garde à vous (sans plaisanter, il n’y avait qu’un pas !) était de rigueur et encouragée par le tout puissant corps enseignant. Cette disposition vous octroyait votre laissez-passer pour avoir l’autorisation qui permettait le droit de franchir le pas de la classe. Une fois la première étape validée, les élèves restaient debout, telles de petites figurines décoratives du même acabit. Bien obéissantes, inertes et sages, jusqu’au moment où, au bon vouloir de l’instituteur qui commençait à vous considérer d’un air détaché. L’enseignant déjà installé sur son siège d’appoint levait énergiquement le bras tel un monarque conscient de son effet d’autorité sur vos petites personnes, et le rabaissait tout à fait de la même manière. Vous n’aviez l’autorisation qu’à partir de ce moment, ou devrais-je dire, l’honneur de soulager vos jambes et de prendre votre place respective derrière votre pupitre ; celui qui vous avait été attribué par le Hasard, cet impossible prévisionniste de l’avenir.

Certains professeurs (en ce qui me concerne, ceux qui m’avaient été « attribués » aux cours primaires), psychomaniaques de l’hygiène ; obsédés quant à la propreté de leur environnement premier, passait en revue l’état de vos mains. Eux-mêmes, ces agents pathogènes du

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système éducatif, ces vecteurs de maladies infantiles jubilaient lorsque la recherche devenait positive. Tout cela dans le seul et l’unique but de vous réprimander, voire dans certains cas de figure, n’ayons pas peur des mots, de vous humilier sur le champ, et ainsi faire de vous l’exemple, le spécimen idéal d’un microbe contagieux qu’il convenait d’éradiquer sans condition et dans l’instant. Aux yeux de tous, vous apparaissiez comme une bête de foire que l’on exhibe bien volontiers à une foule curieuse. Ils faisaient ainsi la démonstration de leur pleine puissance, de l’apanage des pleins droits indissolubles que leur autorisait la fonction. Ces disciples de l’instruction punitive rendaient l’honneur comme il se devait au diplôme de maître qui leur avait été délivré par leur académie d’appartenance. C’était à se demander, en considérant certains agissements d’ailleurs, s’ils ne jouissaient pas dans certains cas précis de la situation, dans la mesure où apparaitraient sur les menottes des apprenants, d’éventuelles saletés et souillures. Ce qui aurait dû être une simple inspection de passage quotidienne se transformait parfois en un véritable examen corporel des pieds à la tête et parfois même jusqu’aux oreilles, c’est pour dire ! Dans cette geôle aux méthodes archaïques, d’un autre temps, non reconnue comme telle pour la bonne et simple raison que ces choses-là étaient entrées dans l’acceptation des mœurs, une sorte de contrat ou pacte social informel s’inscrivant dans la normalité d’une certaine manière. Attention grand dieu, cela ne devait surtout pas heurter la bonne conscience collective. Car après tout, de quoi se plaint-on ? Vous envoyez vos rejetons encore illettrés dans l’école de la République n’est-ce pas ? Cette éducation obligatoire ne vous coûtera pas un sou, l’enseignement vous est gracieusement dispensé et fera, selon le bon vouloir de vos enfants et leur propension naturelle à l’étude, peut-être des êtres d’exception. L’égalité des chances ça vous parle ? Celle qui fera de vos moutards issus du monde modeste auquel vous

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appartenez et d’ailleurs le seul auquel vous pouvez finalement prétendre ; de beaux exemples d’érudition. Car au fond de vous même vous ne savez que trop bien, quelles sont les difficultés des confrontations quotidiennes nécessaires à votre survie dans cette lutte programmée de tous les instants. Ils deviendront avec votre soutien sans limites, dans lequel, vous aurez projeté une partie de vous-même, et décharger votre frustration refoulée, de beaux exemples d’érudition. Ces beaux modèles d’intégration, que l’on pourra citer en exemple autour de vous, caresseront pour les décennies à venir votre fierté personnelle. Et ces derniers par conscience et reconnaissance de vos sacrifices envers leur petite personne et pour ne pas être catalogué d’ingrat ne manqueront pas indirectement ; sans intention réellement précise de vous remercier. Rassurez-vous tout de même ! Eux par contre ne se reconnaîtront pas en vous, de ce que l’on pourrait qualifier de revers de la médaille. Au possible, ils flatteront un peu votre ego dont vous ne vous rappeliez même plus l’existence. Vous vous êtes oubliés, trop affairés à vous gaver des effets dommageables et collatéraux de cette boulimie incontrôlable, de la surconsommation maladive à outrance, tendant à l’obésité du tout vouloir, des effets Trente Glorieuses. Vous ferez l’éloge de vos progénitures sans aucune retenue, devenues maintenant bien comme il faut aux yeux de cette société, admirable sous tout rapport et en toute proportion gardée de fausses modesties pour ne pas froisser l’orgueil de votre entourage, de vos proches, et de vos connaissances. Vos morveux pubères, ces adultes en devenir, pourront ainsi passer dans l’univers pour des sujets éclairés, susceptibles de rallumer vos lumières qui s’étaient éteintes, étouffées dans les convenances des vies trop ordinaires. Mais dormez sous vos deux oreilles, le politiquement correct, a toujours été égal à lui-même : il veillait toujours sur nous, comme la bonne et tendre mère de la patrie qu’elle se voulait être. Protégeant ses petits rejetons un

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peu trop exigeants que nous étions, et essayait comme vous le saviez bien, de toujours satisfaire et de répondre aux diverses demandes de chacun, tant que vous ne chahutiez pas trop fort à son goût !

Et vous autres, vous vous y reconnaissez là dedans ? Ça vous parle un peu ? Il s’agit d’une certaine manière de notre identité commune. Était-ce un crime de lèse-majesté que de vouloir mettre en évidence certaines aberrations d’un pan du système éducatif ? N’était-il pas ? Allez, dites-le-moi que j’ai raison, cela me ferait véritablement très plaisir !

Pour avoir le droit de prendre la parole en classe, il était obligatoirement prescrit de lever la main, ou le doigt, peu importe lequel, du moment que vos intentions étaient claires et, le cas échéant, sans cela, si vous répondiez spontanément ou chahutiez, vous preniez le risque de vous voir infliger des lignes d’écriture. Bien souvent, il s’agissait d’une phrase simple à recopier sur une feuille ordinaire, qui retraçait le fruit de la genèse de votre contentieux, écrite autant de fois que l’instituteur le décidait. Un axe d’effort prioritaire était accordé tout particulièrement à la politesse de base. Jusqu’ici, rien à redire, mais là encore si vous ne respectiez pas les simples règles d’usage, gare à vous !

A priori, la discipline s’était légèrement assouplie depuis le début de cette décennie des années 80, de ce que l’on rapportait à ce moment-là, alors imaginons ce qu’elle fut avant nous.

C’est aussi dans ce chamboulement planétaire en devenir, et dans cette atmosphère de rigueur scolaire, qu’un petit garçon répondant au prénom de Malo évoluait comme un enfant ordinaire, loin de se soucier de tout ce tumulte universel, apprenant les rudiments abécédaires au sein de l’école d’un petit village de campagne, en terre bretonne.

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Chapitre 1er

Le cours primaire

L’école de la République

— Tu penses le jouer celui-là ?

— Oui, mais je te préviens de suite, il en vaudra six de tes billes tigrées ce calot, plus celui en fer que tu as gagné hier de Pascal ! Au passage, dis donc tu t’es sacrément bien débrouillé sur ce coup-là quand même, tu lui en as raflé combien au total ?

— Allez, en rang les enfants ! Nous allons regagner la classe ! Malo, c’est déjà la deuxième fois que je te reprends ce matin, Karl également, remets-toi correctement dans le rang ! Vous reprendrez vos discussions qui n’intéressent que vous, plus tard !

Madame Kervadec, l’institutrice des cours primaires de l’école publique communale, ne supporte pas le laisser-aller chez ses élèves. Elle n’est pas du genre à enfiler de perles avec un sourire de circonstance, il n’y a que la discipline qui compte avec cette grande bonne femme aux cheveux roux et à la peau parsemée de petites taches de rousseur. Cependant ses beaux yeux bleus aux mille reflets d’Iroise, adoucissent un peu son faciès austère. Il paraît que cette dame-là, c’est une vraie Bigoudène, me confia Papa. C’est un pays de terroir en Bretagne, ses habitants sont très sérieux et porte une mine grave tout au long de l’année, m’avait-il dit.

Ces gens du pays voisin, dont le nom du département signifie « fin de

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terre » devaient se sentir un peu relégués au fond de nulle part et, toujours selon les dires de papa, prônaient la rusticité à travers leur valeur propre, c’est comme ça ! C’est dans leurs gènes ! Mais de quoi parle-t-on vraiment ici ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Je compte fortement sur mon paternel, pour me l’expliquer un de ces jours, il avance toujours des mots, voire des phrases qui ne possèdent pas beaucoup de sens pour moi.

Toujours était-il que ce matin, le samedi sept mars de l’année mille neuf cent quatre-vingt-six, elle s’égosillait, le regard un peu vague dans l’air frais et sec de ce début de journée ensoleillée. Dans les grands saules à l’extérieur de la cour, posés sur les branches encore humides des perles de rosée du matin, où l’on pouvait constater un début de floraison, les oiseaux chantaient. La nature généreuse nous offrait une vraie symphonie de gazouillements, un véritable hymne interprété par des roitelets huppés et des rossignols, ces nicheurs de jardin. J’entendais résonner dans les rues adjacentes de l’école, le tintement joyeux des cloches de l’église qui retentissaient en bas depuis le cœur du village. J’aimais les comptabiliser comme chaque matin. Elles annonçaient neuf heures, pas une minute de plus, ni une de moins, et pour m’en assurer je consultais toujours au même moment ma montre que Tante Yvette m’avait payée pour mon anniversaire le jour de mes six ans. Je me souviens encore qu’elle m’avait dit qu’avec cette ingénieuse petite invention datant du seizième siècle ; élaborée par un certain Monsieur Henlein, un horloger Allemand, qu’à présent, avec ce compteur omniscient fixé à mon poignet, je n’aurais plus aucune excuse pour ma défense, je ne pourrais plus jamais arriver en retard à l’école. Il est bien vrai que je m’éternisais un peu trop souvent dans le dédale de mes pensées et que par la même occasion je m’égarais dans mes aventures

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imaginaires sur le chemin qui menait à l’école. Le matin, lorsque je quittais le foyer familial à huit heures et demie, à peine avais-je fini de lacer mes grosses galoches de cuir à la semelle épaisse, que je courais en direction du champ de Constant l’agriculteur, qui est un ami de longue date de Papa. Ces deux- là, ils aimaient beaucoup à se retrouver ensemble. Comme disait Papa, Constant est un homme cultivé, riche de ce qu’il possède, et un vrai paysan de surcroît, l’un des derniers de la race des seigneurs de la terre, en somme un véritable aristocrate du monde agricole. Non, mais ! Et puis quoi encore ? On aura tout entendu ! Je n’arrivais pas à faire les rapprochements avec les subtilités du père. Parfois, il fallait s’attendre à toutes sortes de possibles. Dans ce pré de verdure très long et pas très large, l’herbe y est très verte, l’on s’y enfonce assez aisément, ses vaches, que l’on nomme ici les Bretonnes pie noir, y étaient très bien pour paître. L’air qui sort des naseaux de ces gros animaux blancs avec de petites formes noires éparpillées inégalement sur toute la surface du corps se transformait en une espèce de fumée blanchâtre, qui ne manquait pas de m’amuser pour le coup. Et à chaque fois que je m’en approchais, elles me regardaient toujours bêtement, s’attendant au fait que je me mette subitement à les chasser en leur criant dessus ou en leur courant au derrière. Je craignais qu’elle me reconnaisse, et se rappellent des vilains tours que je leur jouais en les approchants ; pour les avoir déjà si bien tourmentées à plusieurs reprises. Le vrai problème, dans ce champ, et celui de tous les autres j’imaginais ; et pas des moindres, était d’éviter à tout prix certains obstacles malodorant et visqueux, c’est-à-dire les grosses bouses des tas d’excréments des bovidés. Il y en avait partout sur la surface inégale du terrain de ces substances molles qui ne manquaient pas d’adhérer aux galoches. Et pour noircir le tableau ; à vous voir ainsi couvert d’excrément sous la semelle, dans ces conditions, vous ne manquiez pas d’attirer l’attention sur vous, et fatalement vous

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deveniez sans attendre l’objet de la risée du jour de vos camarades d’école. Et le périple ne faisait que commencer : passés les abords de la campagne, nous traversions la grande route principale, tout en essayant d’éviter de croiser le chemin de Marcel Pérard, la casquette en coton de chine vissée sur sa boîte à idées, au volant de sa vieille guimbarde orange pétaradante, toute cabossée de l’arrière à l’avant. Il faisait des écarts de conduite, comme si une route ne lui suffisait plus, parce que ce Monsieur n’avait pas la réputation de ne boire que de l’eau de la source du Beau Ménard. Enfin, nous pénétrions dans le bourg. J’étais littéralement envoûté par les effluves de cuisson des pains et des viennoiseries, émanant des fours du boulanger, de l’autre côté de la route. Et que dire de ces regards envieux jetés à travers la vitrine, chargés d’envie de tout avaler sur place ? Sur l’instant, le nom masculin invariable « lèche-vitrines » prenait tout son sens. J’observais avec admiration toutes ces gourmandises, entreposées sur ces présentoirs étagés, dans ce palais des délices. Les croissants au beurre surtout, attiraient sans nul doute l’attention de quiconque voudrait bien s’accorder le temps d’entrer dans cette grande boutique bien agencée et propre, et de humer ces exquises senteurs, quoique parfois il serait certainement plus raisonnable de tourner les talons et de continuer à marcher en direction de votre but premier. En particulier quand vous ne possédiez pas le sou, pour ne pas transformer les désirs du moment en frustration. Pour acquérir ces merveilles de sucrerie que sont les friandises et ce que l’on les nomme par ici un peu plus communément les fameux « Guénos », il fallait donner les petites pièces de couleur jaune et argentée. J’étais toujours pressé, et le premier prêt quand il fallait aller jusqu’au bourg. Lorsque nous nous rendions dans ce palais des gourmandises, certains jours, le week-end tous les quatre, moi, maman, et mes frères, j’appréciais lorsqu’elle nous mettait en situation d’acheteur à vendeur, devant la boulangère, pour que nous mettions en pratique

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les additions et soustractions des cours de mathématique appris et retenus sous la torture. Avec fierté, celle-ci arborait toujours un grand sourire gracieux, et se laissait bien volontiers prendre au jeu pour satisfaire certains petits jeux éducatifs d’une cliente régulière. De ces simples formules de calculs, j’avais bien intégré mécaniquement depuis un certain temps déjà que les pièces argentées avaient une valeur supérieure aux autres, à l’exception de celle de dix francs. Puis venaient les morceaux de papier d’une valeur nettement plus importante que toutes les autres. Ils étaient tout lisses avec d’illustres hommes et des chiffres représentés dessus. À ce moment précis des échanges commerciaux, en ayant fait le lien pièces ou billets/marchandises, je compris que l’argent avait une valeur d’achat ; qu’il fallait tout mettre en œuvre pour remplir de ferraille et de papier mon petit cochon de porcelaine !

J’étais à ce moment dans le cœur de mon enfance et déjà corrompu par la représentation pécuniaire d’une entreprise marchande. Je mettrais dorénavant tout en œuvre à la moindre occasion pour faire l’acquisition de ces petites richesses. Je m’imaginais à la tête d’une vraie fortune, avec laquelle je pourrais dépenser à volonté, et acheter sans compter tout ce qui serait susceptible de me plaire.

Environ deux cents mètres plus hauts dans la direction du Sud se trouvait le bar-tabac de chez Roussel. Des rumeurs locales disaient que parfois, quand le bar était bondé de clients, une simple allumette craquée dans le moment aurait pu y mettre le feu tellement il y avait de vapeurs d’alcool. « On dit » ce pronom indéfini, connu de tous, mais vu de personne, disait lui aussi qu’il fallait observer les mouches certains jours : elles volaient paraît il sur le dos, moi ça fait belle lurette que je n’y crois plus à ces sornettes. L’estaminet aux stores rayés orange et blanc faisait face à l’église, et devant cet assommoir à poivrots, étaient disposées une dizaine de grosses jardinières pleines

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de bégonias. Les belles lui tenaient la dragée haute. Dans ce haut lieu de rassemblement d’hommes en perdition du village, j’étais presque sûr d’y trouver mon oncle Pierre, ou tonton Pierrot, comme l’appelait grand-mère, c’est mieux. Il était assis sur une haute et fine chaise de bar avec un barreau à mi-mollet en guise de repose-pied. Dans la moiteur pesante ; accompagné comme à son habitude par un verre de vin rouge posé sur le comptoir en laiton devant lui, et en la présence de devinez qui ? Du dénommé Pérard pour assistant lors du cérémonial levé de coude. Ces deux arsouilles, contribuaient largement à la bonne réputation des vins assemblés et issus des différentes coopératives de la communauté européenne. Ils en étaient, eux et parmi tant d’autres, les creusets de la défonce du troquet, les véritables fers de lance de ces lieux d’ivrognerie, et dans lequel se déroulaient les exploits de tous les excès de boisson. Avant d’accéder à l’estaminet, ma curiosité se dirigeait toujours vers l’entrepôt ouvert aux quatre vents sur le côté, parmi toutes les bouteilles et les fûts de boisson. Sous cet abri sommaire de tôles en galvanisé, était garée une DS noire appartenant à Roger Roussel, le propriétaire des lieux. Il me paraissait être un homme très sympathique au demeurant, assez conciliant, surtout quand il manquait la rallonge pour payer le verre de limonade. Cette voiture m’effrayait un peu, elle me faisait penser à l’autre voiture noire qui transportait les gens endormis de l’église au cimetière. Moi je ne voulais pas dormir, et aussitôt j’oubliais le mauvais moment de cette mauvaise pensée et me faufilait furtivement à travers les tabourets pour rejoindre l’oncle dans l'angle du fond de la salle. Ces lieux étaient totalement enfumés de tabac à pipe, où des voix d’hommes s’élevaient dans un fracas d’enfer de toute part, surtout le dimanche à la sortie de la messe, quand le carillon des cloches tintait à tout-va dans le clocher. À l’entrée sur la droite, de gros portiques mobiles d’acier sur des pieds à roulettes hébergeaient la presse nationale et

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locale, des cartes postales toutes à l’honneur du pays. Ça sentait bon l’odeur du papier sorti tout récemment de l’imprimerie, avec une mention particulière pour les albums d’images à coller Panini.

Tiens d’ailleurs, parlons-en de ces albums que tonton Pierrot m’avait offerts ce jour-là, succombant à l’insistance de mes répétitifs caprices. Égal à lui-même, dans son humeur joyeuse ; il avait bon cœur le bonhomme, et dieu sait pourtant que sa vie n’était pas très simple à Tonton ! C’est que deux ans plus tôt, il perdit la vue subitement sur un chantier de construction, et par l’effet de circonstance, son emploi de chaudronnier ; qui le priva fatalement de la petite maison qu’il louait au Clos. Si bien que maintenant il habitait dans une vulgaire caravane blanche maculée de crasse à l’intérieur, posée dans l’état, à même le milieu d’un terrain vague. Le seul et unique but dans sa vie insipide était de rallier le débit de boissons où il avalait au quotidien l’équivalent d’une bonne caisse de vin rouge. De la sorte, il devait noyer et enterrer cette vie sans saveur. On le croisait souvent arpentant les quatre kilomètres allé et retour qui le séparaient du vulgaire taudis à son refuge, aidé dans sa progression par la seule canne de marche qu’il possédait. S’aidant tant bien que mal de ses derniers sens encore fonctionnels, l’homme était de toute évidence dans un état général lamentable. Des guenilles poisseuses, maculées de crasse recouvraient son maigre corps, ses cheveux longs bruns et bouclés étaient devenus raides, figés sous une pellicule de graisse accumulée au fil du temps. Et pourtant, ce n’était pas faute de lui avoir proposé de venir vivre à la maison, où il y avait toutes les commodités. L’habitation était bien plus adaptée à son handicap, mais, c’est que le bonhomme avait sa fierté : pour rien au monde, il n’aurait accepté un tel déshonneur avait-il dit à mes parents. Il dilapidait sa maigre fortune dans cet exutoire à l’oubli, c’est-à-dire sa pension d’invalidité mensuelle avec ses compagnons de galère et de

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misère au bar des songes. L’autre Tonton, Gwénael, son frère ; aimait rappeler une petite anecdote concernant justement son fraternel durant les repas de famille interminables et bien arrosés. Nous l’écoutions quand même, pour ne pas froisser sa fière et égoïste petite personne, dans cette rengaine à toujours vouloir raconter les mêmes histoires déjà entendues cent fois. Comme dans un moment qui se voulait solennel et dans une ritournelle de déjà entendu, il nous faisait le récit complet et détaillé avec cette maudite langue de vipère dont il usait si habilement, prêt à cracher son venin. Il remit sur le tapis cette fameuse anecdote de la fois ou l’apôtre Pierre avait perdu l’équilibre sur le chemin du retour, et avait dévalé la pente dans une roulade extraordinaire et s’était presque noyé dans le lavoir de la Maladrerie. Le pauvre bougre, il serait déjà enterré à quatre mètres sous pieds à c’t’heure s’il n’avait pas eu les bons secours des lavandières qui, pour cet événement fortuit, avaient dû quitter précipitamment la banche et s’étaient déchaussées en un éclair, en le ramenant laborieusement sur les abords en granit des bordures. Voyant ainsi la pauvre victime titubante, avec de l’eau déjà plein les poumons, pour sûr qu’il se serait noyé l’arsouille ! Moi, elle ne me faisait pas du tout rire cette histoire. D’ailleurs, elle me faisait souvent pleurer, j’en étais à la fois impuissant et triste pour mon oncle, j’étais malheureusement dans l’acceptation de la situation. Même à cet âge précoce, je ressentais la détresse chez ce personnage déchu, qui avait fait mauvaise fortune bien malgré lui, car à quoi d’autre ce pauvre diable pouvait-il bien se raccrocher dans la situation qui était la sienne ? Enfin, passons sur cet évènement sans intérêt.

Un soir après l’école, invariablement installé devant le zinc qui lui servait d’étai accessoirement, il m’avait offert l’album d’images des Cités d’Or, dans son élan de générosité, ce qui était sa marque de fabrique, et j’aime à le répéter. Car c’était un homme au grand cœur,

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et foncièrement bon, d’une grande munificence naturelle, dont certains malintentionnés, confondant gentillesse et faiblesse, abusaient bien volontiers de sa personne. Et par ce qu’il faisait pour moi, aussi démuni qu’il l’était, sans le savoir, pour m’avoir donné sans retour, il avait scellé pour toujours l’amour que je lui vouais, à mon Tonton. Ce « collector » de vignettes à coller faisait un véritable tabac dans ces moments-là. Rappelez-vous cette histoire des trois enfants nommés Estéban, Tao, et Zia. Ces trois personnages évoluaient à l’époque des Incas parcourant tout le continent de l’Amérique du Sud dans une quête énigmatique à la recherche des cités d’or. Et l’apothéose ! L’album du mondial de football de Mexico, et avec chaque imagier, deux ou trois pochettes d’images. Pour moi, une nouvelle aventure se profilait. Mon objectif premier, bien avant l’école bien entendu, chaque jour suivant, j’étais à la quête des images manquantes. Pour ce faire, je me rendais au rendez-vous quotidien après la classe. La halte devenait obligatoire chez Roger, ce qui m’avait permis d’enrichir très rapidement ma collection d’images et, s’il vous plaît, avec parfois la générosité participative des acolytes de Pierrot. Ils s’en amusaient bien de me voir trépigner sur place, lorsque l’oncle ne me prêtait pas attention. Parfois, j’avais le droit au verre de limonade, gracieusement offert par la maison, et plus précisément par les bonnes attentions de l’ami Roger, tantôt accompagné de « Citror » et de grenadine, tantôt aromatisé à la menthe glaciale.

Mais il y avait encore une adresse incontournable des initiés de la pétarade. Pour cela un seul commerce digne de ce nom : « chez Annette le Béance ». Une vraie petite caverne, un antre des curiosités, où rien ne manquait à trouver. Ce véritable capharnaüm des objets insolites et divers était accessoirement une quincaillerie, et principalement un débit de boissons. À l’époque, je m’y rendais dans

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l’intention d’acheter le paquet de pétards au format médium, à environ cinquante centimes de franc. Certains articles de farces et attrapes en tout genre étaient fortement appréciés des gamins, histoire d’amuser un peu la galerie à l’école. Ce qui, je dois bien l’admettre, au passage était mon domaine de prédilection et dans lequel d’ailleurs j’excellais magistralement à l’heure de la récréation. En revanche, j’appréhendais toujours d’entrer dans cette galerie de l’étrange, où étonnamment le temps n’avait aucune emprise, comme si les aiguilles étaient restées figées sur un cadran imaginaire, une sensation étrange que je n’avais jamais vraiment ressentie jusqu’ici. Je m’assurais toujours au préalable de ne pas me faire trop remarquer par le mari d’Annette, un homme très colérique, avec un œil de verre, au regard très sombre et à l’attitude pas toujours très avenante. Il me considérait gravement, de sa très grande taille, mais je m’assurais surtout qu’il ne soit pas d’une humeur trop massacrante ce jour-là. Il prononçait toujours la même phrase à mon égard :

— Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui petit mouflet ? Inutile de vous dire que cela me glaçait le sang. Je répondais avec le cœur battant la chamade et en un temps éclair, et en moins de temps qu’il ne faut pour poser l’appoint sur le comptoir, mettre la marchandise dans la poche latérale de mon pantalon, et je détalais aussi sec. Ce n’était pas le moment de s’éterniser en sa présence. Combien de fois dans ce moment gênant, n’avais-je pas eu l’impression d’être un petit microbe dérangeant ? Et c’est qu’il était bien bâti ce bougre-là. Il n’aurait pas mis longtemps à vous assommer si l’envie lui en avait pris. Il était souvent accompagné du père Séran Dour, un ancien officier et militaire de carrière, qui avait participé avec l’autre à une multitude de batailles durant les guerres d’Algérie et d’Indochine ; toujours vêtu de la même redingote surannée noire d’un autre temps, les cheveux en bataille, avec une mèche rebelle perchée sur le haut

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de son crâne. Il avait de grands yeux bleus qui semblaient vouloir sortir de leur cavité orbitale, ce qui lui conférait assez étrangement une tête de chouette hulotte. Mais malgré les apparences, celui-là non plus n’était pas toujours commode ; cela dépendait de son degré d’avinage. Avec sa canne en bois d’ébène, qu’il disait avoir fait fabriquer sur mesure à sa demande, lors d’un séjour en Guyane dans le cadre militaire, cet officier de l’arme de la cavalerie vous mettait en garde avec son morceau de bois. Prenant pour mise en garde l’attitude et le positionnement d’un escrimeur, comme si sur l’instant son code d’honneur lui imposait de tirer l’épée et de défier dans un duel singulier un homme qui lui aurait causé offense ou tort.

Dans le bourg, les rumeurs allaient bon train. On en causait souvent de ces deux-là, et pas toujours qu’en bien d’ailleurs ! Un jour où j’accompagnais Maman chez Gabarret, le boucher charcutier de la bourgade, je m’amusai par le simple fait de l’entendre me dire, à chaque fois en arrivant sur le trottoir d’en face la boutique :

— Ah le bougre celui-là ! Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il va baisser ses prix ! Il va finir par me prendre toute la laine que j’ai sur le dos l’oiseau rare ! Pour sûr qu’il peut bien en avoir une belle maison sur la côte, crois-moi !

Et moi, je lui répondais :

— Oui Maman, c’est sûr, tu as raison ! Même si je n’y comprenais rien à ces affaires comptables d’adultes. Elle ne manquait jamais de saluer Monsieur Gabarret, car ma chère mère était plutôt du genre, effacée et discrète, mais très courtoise. Ce fameux jour dont je vous parle, il n’y avait que le boucher et nous. Voici ce que j’entendis de mes propres oreilles :

— Vous rendez-vous compte si ce n’est pas triste ! Le Béance et le père Sérandour sont encore sortis dans le bourg tard dans la nuit !

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Il paraît que le militaire criait sur l’autre comme sur un de ses soldats ! Figurez-vous que l’autre imbécile exécutait les ordres au pied de la lettre sans rechigner, comme un vulgaire troufion qu’il était sur ce coup-là ! Ils avaient l’air malin ! Et ce n’est pas tout ! C’est qu’ils auraient dans le même temps vandalisé la tombe de feu Balay l’ancien maire, après la fermeture du troquet ce samedi !

— Les saligauds ! dit le boucher. Ils lui en veulent même encore après sa mort ! Je te mettrais tous ces zigs-là au frais moi, et sans sommation ! Ils sont quand même bien dérangés ! Il y a tout de même quelque chose là dessous ! Vous ne croyez pas ? Remarquez, ça peut se comprendre, y paraît que le père Séran Dour a été surpris à plusieurs reprises dans la rue des écoles, très tard dans la nuit à marcher au pas cadencé. Et selon les dires d’une honnête femme, de surcroît Madame Le Bars, l’amie proche de sa femme, qui elle est à l’habitude si discrète, que l’on n’entend jamais habituellement, lui aurait confié qu’il avait perdu la boule depuis un moment déjà, et cela aurait empiré, depuis qu’il fréquente l’autre animal à l’œil vissé dans le crâne !

— Et qu’est-ce que vous en pensez, vous Madame Le Pen ?

Madame Le Pen, une grosse bonne femme à lunettes à large monture, un peu comme celle de Jean-Paul Sartre, hésitait entre deux morceaux de terrine. Elle était entrée dans le magasin quelques minutes après nous, et profitait tout ouïe de la conversation. Elle n’était pas étrangère elle non plus au cancan local.

— Ce que j’en pense me dites vous ? Eh bien que du mauvais mon ami, ah, ça oui, pour penser, je pense ! Mais il ne faudrait quand même pas perdre de vue que notre feu Balay, lui non plus n’y avait pas été avec le dos de la cuillère cette fois-là ! Rappelez-vous de l’affaire qui nous intéresse, accompagné de Monsieur le garde

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champêtre, à une heure du matin, quand ils étaient venus cueillir les deux nigauds braillards à la demande des autres bourgeois, qui chantaient des chansons paillardes en pleine nuit devant chez le père Le Béance ! Ils avaient réveillé tout le centre ces deux idiots. Sérandour têtu comme vous savez, refusait d’obtempérer et s’était montré un peu hostile. Le garde champêtre dans sa qualité de fonctionnaire ne s’était pas gêné lui non plus pour lui mettre son poing à travers le nez, et l’avait sans retenue invectivée de tous les noms d’oiseaux de son répertoire, et cela même dans l’exercice de ses fonctions ! L’affaire avait fait grand bruit à la mairie, mais Monsieur le Maire de l’époque, n’avait pas bougé le petit doigt à l’égard de son administré, bien au contraire ! L’autre avait bien essayé de protester en disant que la défense avait été disproportionnée à l’attaque, mais sans réaction de sa part, malgré les revendications de l’agressé, la plainte n’avait pas abouti en l’état !

Pour le coup, maman s’était mise à rire de bon cœur sur ces mots fort crus sortant tambour battant de la bouche du commerçant et de la grosse commère à lunettes. Le boucher lui non plus n’avait pas la réputation d’être un saint paraît-il. En tout état de cause, il avait lui aussi la langue bien pendue et l’oreille à l’écoute de tout évènement particulier susceptible d’éveiller la curiosité et d’émoustiller les oreilles de ses clients. Depuis ce jour, dans mon esprit, je pensais que les commerçants et les vendeurs en tout genre, pouvaient aussi bien vendre des salades et toute autre chose, et pourquoi pas aussi des ragots tant que nous y étions.

Hormis leur apparence, je les aimais bien quand même, moi, ces deux margoulins décalés ! J’étais, et je l’avoue bien volontiers, intrigué par ces deux personnages pittoresques. Ils sortaient de l’ordinaire, comme de rustres aventuriers abusant un peu trop de la bouteille. Certes, cependant ils pimentaient la vie bien morne des habitants

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d’un petit village campagnard, de par leur contribution à faire jaser les bons parleurs qui colportaient ensuite les nouvelles aux bourgades voisines tel le vent du noroit. Tout cela serait à inscrire et à répertorier pour les années à venir, au rang des évènements de la banalité.

Le cartable à dos, lourd de ce qu’il contenait pour nos petites jambes, nous gravissions les trois marches du perron en pierres de taille horizontales, nous les élèves de la classe du cours primaire et nous pénétrions dans les baraquements de fortune, légèrement surélevés sur des pilotis. À l’approche de celles-ci, je ressentais immédiatement la fraîcheur bienfaisante de ces lieux, de cette sorte de petit entrepôt d’appoint, divisée en deux salles de classe distinctes, symétriques structurellement de part en part. J’aimais cette odeur si particulière ancrée dans ces salles de classe, désertées l’espace d’une nuit par ces petits garnements bruyants et joyeux, tels de petits singes apprenant. Est-ce la lasure imprégnée dans le plancher formé par un parquet ciré de bois de chêne, avec cette sève encore collante que je distinguais à vue d’œil sur les nœuds ? Les résidus de bâtons de craie encore visibles et mal effacés, laissaient apparaître ce qu’avaient été les leçons de la veille, par des monticules encore accrochés en tas sur certaines portions du tableau noir et par endroits, éclaté par la pression exercée sur le petit bâtonnet coloré, par la force de la main de son auteure ? L’odeur d’amande de la colle Cléopâtre avec sa spatule, dont la mémoire olfactive et gustative enfantine (certains inconscients en ingéraient) imprimera viscéralement toute une vie, pour s’en être un peu mis dans la bouche. Ou bien n’était-ce pas le plus simplement du monde un mélange savant et subtil de tout ce que l’on pouvait y trouver ? Qu’importe, j’aime ces effluves qui me transportent encore dans ces temps immémoriaux et qui émerveillent mes sens par leur simple singularité si particulière, et

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par tous les souvenirs qui y sont liés.

Mon objectif du jour, bien avant les matières dispensées par notre grue savante, ce qui allait de soi bien entendu, était d’étoffer ma vieille boîte en fer-blanc avec inscrit dessus, « PASTILLE VICHY ÉTAT » en lettres capitales bleues ; et collée par-dessus les inscriptions de la marque, et sur le côté, l’image que je possédais en double de mon joueur préféré de l’équipe de France de football, qui l’été prochain participerait au mondial de cette année mille neuf cent quatre-vingt-six. Dedans, j’y mettais toutes les nouvelles billes de couleur dite œil de chat, car dans ce registre il en existait une multitude de sortes, en verre ou en terre cuite. Chaque matin de cette année de classe, en regagnant ma place respective, impossible d’échapper à cette apparition divine. Dès la première minute de présence, je posais mon regard sur la source de toutes mes préoccupations, qu’elles allaient être longues toutes ces heures de classe ! Depuis le premier jour de ce début d’année scolaire, elles m’apparaissaient toujours de la même manière, posées là devant moi, nonchalantes à l’excès, semblant ignorer ma personne, et l’espace autour, sur les devants de la scène ; plein front sous les feux de la rampe, sans aucune pudicité.

Elles étaient emprisonnées dans cette grosse boîte transparente en plastique de la taille d’un gros bocal de verre de conservation, qui avait dû accueillir autrefois des bonbons en forme de fraise des bois à la couleur violette. Elle était refermée par l’emploi d’un bouchon de liège de la taille de son orifice, depuis déjà certainement un certain nombre d’années. Elle s’était faite l’amie intime des bons élèves, qui pouvaient bénéficier librement de ses services en toute gratuité en guise de récompense pour les résultats et travaux brillamment fournis. Cette espèce de grosse bonbonne remplie à ce moment-là au trois quarts de billes, d’où jaillissaient au cœur de la masse des filaments aux reflets de toutes les couleurs emprisonnés dans le

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verre, me brûlait littéralement les yeux. Le but escompté de la présence de ce trésor, était d’inciter les élèves à devenir méritants à la récompense, bien-la tant s’en faut en ce qui me concernait, j’utiliserais des moyens détournés pour m’en procurer quelques-unes de ces petites perles de lumière ressemblant à des yeux de félins. Je n’étais pas le seul amateur aux aguets, bien au contraire : mes autres camarades convoitaient d’ores et déjà leur part respective du butin. Beaucoup pensaient tout bas ce que je leur disais tout haut. La nature de son contenu devenait insupportable à observer, en plus de nous brûler les lorgnettes, elle nous consumait viscéralement et dangereusement de l’intérieur. Dans mon for intérieur, elle me faisait penser à l’un des numéros phares d’un cirque, très appréciés, à la vue de l’image d’un funambule exécutant son numéro de cirque en la présence obsédante d’une assistance criarde et nombreuse, hypnotisée par la concentration, évoluant dans l’espace sur un fil quasi invisible à l’œil nu, réalisant une traversée périlleuse et imaginaire entre deux points distants d’une longueur indéfiniment accessible. Il évoluait ainsi avec le risque majeur d’une chute non programmée dans le vide et sans filet de sécurité pour amortir la longue descente dans le vide de l’équilibriste. Cet incident spectaculaire créerait la panique générale, obligeant tout ce petit monde à quitter sa place respective et à prendre la fuite subitement. Voici l’image de l’effet que produisait sur moi l’objet tant convoité, de par l’inaccessibilité du moment à pouvoir juste simplement une seule dans le creux de ma main ; où la frontière de l’imaginaire avec le monde réel était si mince.

— « Malo, Malo, il serait peut-être temps de se réveiller maintenant ! Tiens d’ailleurs cela tombe bien, j’allais justement te demander de bien vouloir réciter le poème de Jacques Prévert devant tes camarades. Dépêche-toi veux-tu ? »

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L’électrochoc du son de sa voix aiguë me déchirait les entrailles, et ne tarda pas à me tirer promptement de ma torpeur. Il fallait bien se faire une raison, j’étais constamment obligé de couper court à mes échappées solitaires, mais cela n’était que partie remise jusqu’au prochain rappel à l’ordre. Depuis un certain temps déjà, chaque soir de la semaine, je restais dans la classe en punition. L’institutrice déplorait l’état de rangement du casier de mon pupitre en bois dans lequel nous rangions nos manuels scolaires et nos cahiers d’exercices. Pour l’occasion elle se faisait un devoir de montrer l’étendue du désastre à ma mère en n’omettant pas de commenter la scène apocalyptique d’un désordre sur un ton totalement ubuesque. De quel droit pouvait-elle de cette manière accéder à ma grotte, ce capharnaüm de manuels scolaires et des cahiers rangés impeccablement dans ma logique propre ? Contenant mes prototypes de maquettes d’avions en papier, que je me donnais du mal à mettre en forme pendant les leçons de mathématiques ; mes planeurs d’un jour cachés et à l’abri des regards accusateurs. Comme un ingénieur de l’aéronautique, je modifiais la conception jour après jour de mes créations, pour qu’il puisse devenir l’objet non identifié planant le plus longtemps possible dans la cour de récréation.

— Vous voyez dans quel état est le pupitre de Malo. Regardez comme il prend soin de ses affaires ! Je m’évertuais à tirer une mine de gravité, feignant de mettre en évidence un visage triste, dépité pour les circonstances, mais rien n’y faisait : elle me connaissait par cœur cette mégère, elle me regardait fixement, s’attendant à une éventuelle esquisse de larme sur mon visage fermé. Je ne lui ferais jamais ce plaisir, croyez-moi, elle pourrait bien se déchaîner sur ma personne, ce ne serait qu’une pure perte de temps. Dans ces moments là pour être un tant soit peu honnête avec vous, l’aspect en pleine mutation de son visage m’apeurait : il se

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transformait sur le coup de la colère, il devenait tout sec et rêche, et chaque faisceau musculaire des fibres musculaires de sa face devenait visible.

Et comme si cela n’était pas suffisant, elle me grondait devant Maman, à propos de mes résultats décevants, et de mon désintérêt pour les leçons en général, et avec toujours le même argumentaire :

— Vous savez, Madame Maître, comment se comporte Malo. Il n’est pas bête votre fils vous savez, mais mon Dieu, il n’en fait qu’à sa tête le bougre, plus têtu qu’une mule, il ne veut faire que ce qui lui plaît !

La pêche de la truite en rivière

À cette époque de l’année, ou Dame Nature prend un soin indéfiniment délicat à éveiller les sens de ses petits protégés endormis tout l’hiver, une autre source d’intérêt occupait mes mercredis après-midi, et le samedi la journée entière. Adieu les leçons, à moi la liberté, ma campagne en effervescence, mes belles rivières aux eaux limpides, mes truites qui sentent bon le limon visqueux ; dégoulinant sur la peau blanche des vertébrés aquatiques avec branchies, et leurs beaux flancs de teintes dégradées, tapissées de petits points verts, rouges, noirs et bleus. C’était l’assurance certaine, d’échapper à l’autorité et à la surveillance des adultes. L’occasion rêvée de continuer à s’émerveiller de toutes les curiosités champêtres rencontrées au détour d’imprévisibles rencontres que le destin se chargerait de placer sur le chemin de ma destinée, tout est là ! Je n’en demandais pas plus, et j’aimais ces situations inconnues, qui me dépassaient un peu parfois par le caractère mystérieux des êtres et des choses que l’on pouvait y rencontrer. Et sans parler des

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curiosités, en attente de découverte, qu’une future expédition mettrait à jour.

Mais je vous rassure tout de suite, ne vous y trompez pas ! J’éluciderais cette part de mystère en temps et en heure, lorsque j’aurais lu la grande encyclopédie des histoires naturelles d’environ deux mille pages à Papy. Cet ouvrage scientifique se trouvait bien au chaud dans la bibliothèque familiale au deuxième rang entre « Les mémoires de la chasse à courre » à sa gauche et « L’art de la vivisection » à sa droite. En voilà un vrai défi intéressant tout à fait à ma portée ! Et de surcroît passionnant pour moi qui n’aimais que très singulièrement l’école.

Quelque chose me dit que vous vous en doutiez, c’est bien de cela qu’il s’agit, je ne vous apprends rien n’est-ce pas ?

Je ne veux pas grandir, hors de question de s’astreindre aux tâches quotidiennes des grands, je m’évertuerais quoi qu’il en coûte à faire ce que je veux, un point c’est tout, carpe diem.

— Maman, dis-moi où se trouve la griffe du jardin, et par la même occasion, pourrais-tu s’il te plaît me mettre de côté un de tes petits pots de confiture vides ?

— Bien sûr, mais je compte sur toi pour ne pas marcher sur les autres légumes du jardin ! Je te demanderais de passer sur les côtés, et quand tu auras fini, n’oublie pas de secouer tes bottes hors du garage, entendu ?

— Oui Maman, je t’ai bien entendue ! Tu peux compter sur moi !

Du haut du mur de la maison, par la fenêtre grande ouverte sur le jardin, tout en suçant ses bonbons préférés à la crème de beurre salé au caramel, Mémère observait attentivement la scène du dehors ;

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son petit-fils à la recherche des vers. Elle scrutait avec une certaine curiosité mes faits et gestes, je crois bien qu’il s’agissait après réflexion, de son passe-temps favori d’ailleurs, et tout ce spectacle à ciel ouvert durerait tout au long de ces beaux jours d’un début de saison printanier.

— Tiens, aujourd’hui tu n’emprisonnes pas les abeilles dans tes pots de verres ?

— Euh, non pourquoi tu dis ça ?

Bon d’accord, il faut vous l’avouer, certains jours, durant mes nombreux temps libres de ces vacances à rallonge, je chassais les abeilles comme d’autres chassent les papillons. Le mode opératoire mis en œuvre était toujours le même. Il consistait à observer la magnifique haie ornementale à papa, composée de quatre arbustes persistants, avec autant de couleurs. Elle présentait d’autres avantages : celui de freiner les effets du vent capricieux de la région, et croyez-moi ce n’est pas rien ! Elle nous protégeait aussi accessoirement des regards indiscrets, préservant notre intimité lors de nos jeux dans le jardin, et des séances d’expositions de bronzage des bains de soleil de Maman. Lorsque les hyménoptères se mettaient en tête de butiner les belles fleurs roses, à la recherche du pollen qui leur servirait à confectionner le miel dans les alvéoles de la ruche. Une fois dans la ligne de mire, j’en repérais un suicidaire, bien isolé du groupe, puis j’approchais en catimini avec le pot dans une main et le couvercle dans l’autre, et je n’avais plus qu’à refermer ce piège impitoyable sur la victime potentielle. Et bien évidemment, lorsque ce jeu commencerait à m’ennuyer, je lui redonnerais sa liberté. Dans le registre des insectes, les fourmis n’avaient pas cette chance, elles, surtout les rouges, celles qui piquent, pour réparation et par pure vengeance du traumatisme subi à la suite d’une mauvaise expérience. J’en avais été la malheureuse victime un jour en jouant.

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Je créais les fortifications d’un château pour mes petits personnages plastifiés, dans le terrain vague derrière la maison. En voulant soulever une grosse pierre, j’eus la mauvaise surprise de tomber nez à nez sur une fourmilière, qui avait commencé à envahir toute la surface de mes mains. Je me débattais et criai comme un diable. D’ailleurs, tout ce raffut avait alerté les voisins qui sortirent expressément de chez eux pour se rapprocher de la source de ces braillements insensés, de manière à en déterminer la cause. Dès lors, je changeai brusquement de « gibier de chasse », pour avoir repéré inopinément les allers et venues suspects de ces petits soldats rouges, colonisateurs hostiles, et potentiellement esclavagistes. Depuis cette mésaventure, je n’avais aucune compassion pour ces bestioles qui annexaient délibérément les parterres de fleurs à Papa. Sans aucune pitié ! Je courais instinctivement dans la cuisine chauffer de l’eau bien bouillante à souhait ; et sans qu’elles prennent réellement conscience des mauvais présages à venir, je les ébouillantais sans scrupule, en y versant le contenu destructeur. Je faisais ainsi honneur à ma réputation d’exterminateur que m’avait décernée Mémère et mettais un terme à mon œuvre sadique en détruisant les galeries. J’avais juste un seul regret, celui de néantiser à tout jamais le travail remarquable qu’elles réalisaient si merveilleusement bien. Chez ces insectes, la colonie a une organisation sociale ; elles évoluent entre elles, et sont en pleine interaction. Nous pouvons parler ici d’intelligence collective complexe ; elles possèdent un comportement que l’on retrouve chez les termites. Celui-ci est fédérateur et consiste à rassembler le plus grand nombre d’individus dans un même groupe afin de créer une colonie fonctionnelle.

À la vue de mes agissements, Maman me traitait également de tortionnaire sadique à chaque fois qu’elle me surprenait à martyriser

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ces pauvres bestioles. Et Mémère surenchérissait en disant que Dieu ne m’accepterait pas dans son paradis pour toutes les exactions que j’avais commises.

— Papa, Papa, dis-moi ?

— Je sais très bien ce que tu vas me demander. Dis-moi si je me trompe ! Je pense qu’il faille que je perce le couvercle de petits trous du pot à confiture, est-ce cela ?

— Oui, tout à fait !

Il est bien vrai que Papa connaissait mes habitudes par cœur. Il était gentil, et toujours très attentionné pour moi. Évidemment, lorsque je me conduisais bien et était obéissant, cela vas de soi. Parce qu’en règle générale, dans le cas contraire, il revêtait son masque austère d’homme sérieux, et n’hésitait pas si les conditions l’exigeaient à hausser le ton. Pas de compromis possible à ce moment-là ; il fallait filer droit sans demander son reste et surtout ne pas faire l’erreur de se retourner.

Illico, presto, direction le paradis végétal, les longues bottes en caoutchouc bleu Moby Dick chaussées au pied ; armé de la fourche à griffes, un peu comme ce cliché de celui d’un révolutionnaire franchissant une haute barricade, agitant son arme de fortune sommaire à la main, le regard furieux, presque transcendé par la nature de l’évènement lors d’une révolution paysanne. Moi, mes revendications étaient tout autres, elles n’étaient pas du même ordre. Enfin, cessons de jouer sur le champ sémantique et prenons la direction du tas de fumier au fond du jardin. Je retournais énergiquement tout ce tas d’ordures ménagères composé de toutes sortes de déchets alimentaires en décomposition, vraiment peu

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ragoûtant pour nous autres. Ce passage obligé me rebutait un peu, je crois !, mais dans la vie parfois, il me semblait que pour atteindre certains buts, il y avait certaines besognes qui devenaient incontournables à réaliser. Peu importe !, allons de l’avant, et capturons ces vers contorsionnistes sans pattes et sans cervelle, qui serviraient d’appâts et de garde-manger bien vivants et croquants à souhait quelques heures plus tard à l’hôtel de la source à ces merveilleux poissons. Dès le pot de verre rempli à environ la moitié de sa contenance, et ayant en première intention tapissé le fond d’un tiers de sa hauteur par ces petits invertébrés grouillants en tous sens et emmêlés les uns aux autres, tel un gros sac de nœuds vivant, l’affaire était réglée.

Mais à présent, il était temps de rejoindre la Renault « 4L », dont le moteur vrombissait d’impatience, et s’empressait par son bruit très caractéristique de me rappeler à l’ordre, en m’avertissant du départ imminent à destination de la zone de pêche. À partir de cet instant, pas de temps à perdre ! Nous étions en tout début d’après-midi, le ciel était clair, sur fond de tons bleu azur, laissant libre court aux rayons célestes. Ceux-ci mêmes qui remettent du baume au cœur dans la vie des êtres sensibles, sans le moindre obstacle nuageux ; les conditions idéales étaient désormais réunies et annonçaient déjà le présage futur d’une bonne pêche. La musette en bandoulière à dos avec tous les accessoires nécessaires à la capture des précieux poissons bien rangés à l’intérieur, la canne à pêche dans la main gauche, et en avant. Un dernier inventaire de rigueur se voulait obligatoire dans ce cas précis, parce que s’il manquait un seul élément, il serait impossible de monter une ligne digne de ce nom, et c’était parti pour une merveilleuse journée de traque de la truite. Sur le chemin qui mène à la rivière, à environ deux kilomètres d’ici, une halte nécessaire et éclair s’imposait devant chez mon ami Jérôme qui

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grimpait à son tour dans la voiture familiale. À peine la portière refermée, elle redémarrait sans attendre. En très bons copains complices que nous étions, pas besoin de parler, un simple regard lancé de côté suffisait à annoncer nos intentions. Nous nous mettions énergiquement à rebondir sur la banquette en cuir rehaussée par des ressorts qui faisaient un bruit incroyable, comme de la ferraille que l’on maltraitait sans ménagement, et s’en suivaient des crises de rires allant parfois jusqu’aux larmes, peut-être même à la limite de l’hystérie, ce qui au passage avait le don d’agacer Maman au plus haut point. Mais bon, il fallait bien s’occuper d’une manière ou d’une autre, et quelle rigolade, je vous le dis !

Ce garçon, il était incroyable ! Un vrai magicien ! C’est le seul enfant que je connaissais qui attrapait les truites à la main ; véridique ! Pour y arriver, il sondait le dessous des grosses roches présentes dans le fond de la rivière, dans la crique, où se jetait en permanence une cascade d’eau douce au lieu-dit « Le Moulin à fouler ». Ce super héros, qui dans la vraie vie n’était pas toujours à la fête, affichait un indice de masse corporelle relativement élevé ; à la limite de l’obésité morbide. Il était devenu malgré lui le souffre-douleur des petites terreurs de son école, et la victime idéalement trop parfaite pour un vrai défouloir à bête curieuse frustrée. Sa morphologie non normative lui avait valu beaucoup de brimades et lui en vaudront certainement d’autres encore à l’avenir. Si jeune et déjà dans la lutte que lui imposait son image. Comment voulez-vous qu’un gamin à cet âge puisse s’épanouir correctement ? Le centre de ses préoccupations aurait dû être tout autre, car malheureux, oui, il l’était, passant son temps à faire en sorte de ne pas tomber sur ses détracteurs. Cette maudite dictature des archétypes n’est qu’un effet de mode passager, illusoire au même titre que le reflet de l’intolérance ambiante à accepter la différence de l’autre à travers soi. Il fut une époque, où

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l’embonpoint témoignait d’une bonne position sociale, et assez paradoxalement d’une bonne composition physique.

Vous rendez-vous compte seulement ? Cela vous viendrait-il à l’esprit d’avancer de tels arguments à notre époque ? Seriez-vous prêt au mépris des nouvelles connaissances scientifiques en matière de dangerosité du surpoids, de vous laisser aller à vos envies ?

Revenons-en au fait. Il n’hésitait pas une seconde à se mouiller tout entier, s’insérant progressivement dans la fraîcheur et dans la profondeur non négligeable de ce sauna naturel bouillonnant, au liquide limpide très aéré. Même que l’été mon poteau à moi, il se déshabillait des pieds à la tête, et s’y baignait avec la même aisance qu’un poisson dans l’eau. Cela me mettait toujours assez mal à l’aise de le voir nu dans son simple appareil comme cela, à mes côtés, moi qui étais assez pudique de nature. Je pense que lui, intrépide comme il l’était, ne se posait probablement pas la question de savoir ce que son attitude pouvait provoquer chez moi ou à la vue d’une tierce personne. Ben oui quoi !, il est comme ça le Jérôme ! C’est mon acolyte de la rivière, un point c’est tout.

Maman, qui n’a jamais le temps de prendre le sien, cette bonne femme hyperactive, ne s’accorde pas beaucoup de temps personnel. En plus de son travail relativement physique, chaque jour, elle tenait la maison dans un état de propreté irréprochable. Elle appréciait beaucoup de se rendre au lavoir de vous savez où, accompagnée des autres lavandières qu’elle appréciait beaucoup. Elle nous déposait toujours en haut de la côte qui menait à la clairière par un chemin de traverse bordé latéralement dans toute sa longueur de vieux chênes séculaires et de noisetiers dans lesquels, nous ne manquions pas de ramasser les fruits sur le chemin du retour, car l’accès n’était pas possible avec l’automobile.

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À partir de ce moment, il restait environ un kilomètre à parcourir à pied pour arriver au vieux moulin, témoin d’un autre temps, en parfaite osmose avec son environnement proche. Dans ce cadre bucolique, de ce bel écrin de verdure, des animaux domestiques circulaient librement en toute quiétude dans l’aire naturelle, délimitée par une simple clôture électrique, le seul obstacle entre nous et la rivière attenante, qu’il nous fallait enjamber sans la toucher, pour ne pas avoir à subir des petites décharges électriques désagréables.

Lors de nos sauvages expéditions, durant les prémices de la saison printanière, la difficulté de progresser sur les rives nous valurent bien quelques déboires. Mon corps frêle subissait des agressions extérieures, se traduisant par de sévères écorchures bien visibles attribuées aux différentes herbes hautes, notamment ces maudites ronces, que l’on rencontrait en grand nombre et impénétrables de par l’ampleur de la propagation des branches expansives. Ces barbelés naturels vous transperçaient sans difficulté le tissu des pantalons, laissant sur leur passage leurs épines acérées, plantées dans nos chairs immédiatement endolories. Et que dire des satanées orties urticantes ! Elles aussi prenaient un malin plaisir à nous effleurer bien volontiers les parties des membres non recouvertes. Le résultat était sans appel : il s’en suivait d’intenses démangeaisons qui coloraient instantanément nos téguments si fragiles, nous rappelant au passage l’expansion constante des droits immuables de mère Nature et témoignait aussi de l’hostilité implacable de ces lieux naturels. En particulier lorsque l’entretien des rivières n’avait pas encore été réalisé dès l’ouverture par les sociétés de pêche départementales.

Qu’il était doux de ne rien faire, et comme il était agréable de s’asseoir au bord de l’eau et de contempler de sa hauteur d’homme la

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vie de ce microcosme animal et végétal. Pas un bruit, juste les doucereuses caresses effleurant mon visage de la brise qui se prélassaient dans l’air environnant. L’animation extraordinaire de l’infiniment petit sous toutes ses formes ; ces va-et-vient incessants des insectes qui brassaient l’air de leurs battements d’ailes. Ceux-là, je les respectais pour ce qu’ils étaient, des éléments vivants, figurants indispensables à la création de mon tableau champêtre. Mais parlons plutôt des hôtesses royales de nos rivières, ces reines fuyantes et discrètes, ces petites ombres furtives toutes grises, qui se déplaçaient hâtivement dans ces cours d’eau aux mille reflets scintillants, qu’un pas trop lourd ou une parole trop haute, suffisait à effrayer.

Dans le grand manuel des histoires naturelles, j’y ai lu que la Salmo Trutta Fario pour sa forme de rivière était un poisson de la famille des salmonidés, d’une longueur allant de vingt-cinq centimètres à un mètre chez l’adulte. Personnellement, j’aurais été curieux d’en voir une de ce gabarit, pouvant peser pour les plus gros spécimens de dix à quinze kilos ; mon œil oui ! Ça, c’est du domaine du fantasme collectif ! Elle possédait un corps élancé fusiforme, adapté à la nage rapide et grandissait essentiellement dans les rivières communes. Ce que je trouvais parfois assez impressionnant, c’était leur mâchoire en forme de bec, armée de nombreuses petites dents saillantes. Sa Majesté se nourrissait essentiellement d’insectes aquatiques, de mollusques, de petits crustacés, de vers et d’autres poissons tout riquiqui. Quelle fine bouche celle-là !, et de plus, ses envies évoluaient au fil des saisons, une vraie capricieuse la Madame de ces eaux.

Certains jours pourtant, elle ne montrait que très rarement le bout de sa gueule, la coquine ! Elle savait se faire désirer à qui avait la patience de l’attendre ; ce qui entre nous lui valait bien cette part grandissante de mystère que l’on lui attribuait. Le jour de l’ouverture

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notamment, les anciens disaient à l’unanimité, qu’elle se montrait un peu plus indécise aux esches que vous lui proposiez, que cela était sûrement lié au fait que la température de l’eau était relativement fraîche dans ces débuts de saison. Le chat, pseudonyme d’un personnage emblématique et original du village, marginal et poète dans ses heures de lucidité, faisait partie intégrante de mon univers. Beaucoup prétendaient que ce vieil homme nippé de « pillots » pour vêtement dans le patois local ; insolites et hors du temps, aux cheveux longs blancs et épais, avec une barbe du même ressort ; avait perdu la raison et avait vendu une part de son âme à des démons. Plusieurs témoins de confiance, et dans le lot justement, la mère de Jérôme, l’avaient surpris à utiliser la magie noire. On disait qu’il faisait tourner des billes de chêne dans la paume de sa main, et invoquait des gros chiens noirs pour barrer la route des passants infortunés dans le Bois Hamon. Toutes ces croyances locales étaient l’œuvre maléfique d’un mauvais esprit qui avait pris possession du bonhomme. Dit comme ça c’était un peu effrayant tout de même, mais Papy m’avait mis en garde sur les légendes locales. Lui n’y croyait pas un instant à ces inepties montées de toutes pièces par la naïveté ambiante des gens d’ici.

Peu importe si ce drôle était de connivence avec le domaine du surnaturel ! C’était un pêcheur hors pair qu’il m’arrivait de croiser sur les chemins tortueux des berges. Il apparaissait sans crier gare, assez fréquemment comme un homme tout droit sortit du néant que l’on n’attendait pas, pareil à un pâle feu-follet fugace visible sur les rives des cours d’eau des nombreux kilomètres de longueur que comptait la commune. Bien souvent, cet être surnaturel à qui l’on attribuait toutes les histoires les plus fantasmagoriques dignes héritières du folklore rural, s’endormait en fin de journée dans le fond d’un arbre creux, d’une forme surprenante et atypique, de la largeur d’un

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homme de bonne constitution à la Mare du gué, près du petit pont. Ce personnage hors des conventions sociales des hommes du pays bas-breton roupillait de cette manière-là les après-midi des grands temps, au cœur de cet arbre mort, en plein milieu de ce coin de verdure devant la rive opposée où une rangée un peu désordonnée de saules pleureurs formaient une haie d’honneur au rythme des courants et projetaient les ombres de leurs longues branches mollassonnes au-dessus de frêles fougères.

Cet homme déconcertant, c’est le moins que l’on puisse dire, était passé maître en la matière dans l’art de traquer le poisson. Instinctivement, il avait étudié l’aspect comportemental des espèces animales sur le terrain, dans l’environnement sauvage avec lequel il semblait ne faire qu’un. À différentes reprises, j’avais été au-delà de mes appréhensions et de la crainte qu’il m’inspirait dans les débuts de nos rencontres. Par-delà le hasard d’un échange fortuit au gré du fil de l’eau, dans lequel il m’avait dévoilé ses belles prises du jour, entassées comme cela dans le fond d’un vulgaire sac en plastique de chez Euromarché. Par la suite, Il m’avait apporté de nombreux conseils en rapport avec son expérience de la pêche. Ces escapades agrestes se soldaient généralement par la bredouille, n’étant pas moi-même un pêcheur très aguerri à la pratique. Avec Jérôme, lui, la question ne se posait même plus avec sa méthode non conventionnelle, le charme des fins stratagèmes n’opérait plus dans la dimension logique d’une pêche dite classique à la canne en fibre de carbone. Le vieux sorcier me prit sous son aile, car il me trouvait à l’évidence assez sympathique et très passionné par notre passion commune. Il me donna une multitude de nouvelles petites combines pour adapter les esches qu’il fallait utiliser avec ruse, au fur et à mesure de l’avancée dans la saison, et surtout en fonction des gouts évolutifs de nos gourmets. Il élaborait lui-même ses leurres avec une

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infinie patience et m’expliqua la fabrication dans toutes les étapes d’une reproduction intégrale d’une mouche de mai. La nymphe représente le résultat du développement intermédiaire entre la larve et l’imago, elle est appelée plus ordinairement la pupe chez la mouche. Quelle fine gaule cet alchimiste ! Techniquement, la difficulté d’approche était majorée, mais imparable en termes de résultat, ce fut une vraie révolution dans ma pratique.

Le lundi, la reprise de la classe me laissait toujours un goût amer et de trop peu, avec cette logique obsédante annoncée du décompte du temps qui passe des jours qui me séparaient de ma prochaine sortie en rivière. Ce début de semaine était aussi la certitude de devoir me confronter à l’autorité scolaire représentée en l’inflexible personne de Madame Kéravec, quelle avanie ! Je décidais donc de m’attaquer à cette tour de plastique insaisissable et de risquer des représailles en retour avec les peines incompressibles qui vont avec. J’avais toujours gardé en mémoire l’adage préféré de la maîtresse dans un coin de ma tête « qui ose gagne qui perd paye ». Je commis mon premier larcin cette fois-là, je crois, et en toute discrétion, de ce qui devait être probablement et sans aucune prétention de ma part, le casse de l’année. Tout était fin prêt pour mener le raid durant la récréation de quinze heures, après avoir bataillé ferme pour remporter la mise d’une partie de billes que je perdis de justesse, et rendis ainsi pour l’occasion les honneurs si bien justement, au dit adage. Je prétextais la fausse excuse de devoir aller aux toilettes de toute urgence, et chaque jour suivant, avec toujours un nouvel argument convaincant, je réitérais l’opération, inventant à chaque fois un nouveau scénario à peu près plausible. Je frappais comme un cambrioleur chevronné, instantanément, rapide comme la foudre, en subtilisant les candidates les plus exposées aux yeux d’un chapardeur devenu aguerri par l’expérience. Cela devenait addictif par nature, l’occasion

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était trop belle. De plus, rien ne pouvait laisser présager dans ce cas de figure qu’il y avait une éventuelle opération de brigandage en cours, quelle qu’elle soit. Ce fut une entreprise de sape au long court, car tous les autres mômes, la maîtresse comprise s’habituait à voir la même quantité de billes chaque jour. Mon plan semblait parfaitement bien rôder ; à présent, ma grosse boîte comptait environ une centaine de billes.

Les vacances estivales en bord de mer

Malgré mon attitude désinvolte, et tous les rappels à l’ordre possibles, mes résultats restaient à peu près satisfaisants pour l’instant. Je me contentais de vivre sur mes acquis, ce qui allait s’avérer être un peu plus difficile au cours des acquisitions rudimentaires dans le programme à venir. J’étais déjà un condamné en devenir, voué à la délibération sans appel d’une terrible sentence de la part du prochain instituteur. Sans y mettre réellement de bonne volonté, et restant toujours égal à moi-même, j’obtins le privilège d’intégrer les cours élémentaires, ce qui me destinait maintenant à virevolter à ma guise dans la cour des grands, dans tous les sens du terme. L’accès à la grande cour et au préau me semblaient déjà être de très bonnes perspectives d’évolution pour l’acquisition de nouveaux terrains de jeux. Mais de cela nous en reparlerons à la rentrée des classes, pour l’heure, place aux vacances.

La saison estivale, nous promettait toujours de belles journées ensoleillées, mes parents se préparaient avec enthousiasme à la grande migration vers le bord de mer, entre Erquy et Pléneuf val André où nous possédions un grand terrain aménagé à quelques

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centaines de mètres du littoral. Une fois l’an, toute la famille se réunissait l’espace de quelques semaines pour se ressourcer. Principe immuable et héréditairement programmé par Mémère et Papy qui ne rateraient pas, eux non plus, pour rien au monde la grande réunion familiale.

— Papy, as-tu bien vérifié l’attelage de la caravane et le câblage électrique ? Crie Mémère dans la lourdeur de cette journée chaude de juillet. Le donneur d’ordre était déjà installé a son poste de conduite, adjurant comme à son habitude en ce qui concerne toutes les petites vérifications au départ par le petit haillon latéral ouvert par le côté de la deux chevaux prête à suivre la Renault quatre « L », à bord de laquelle Papa et Maman commençaient tranquillement à prendre le départ.

— Qu’est-ce que tu t’imagines, tu me prends pour un novice ou quoi ? Tu sais bien que rien ne m’échappe à moi ! Voyons, comme si tu ne me connaissais toujours pas ! ; répondit Papy ; que la fournaise faisait maintenant suer à grosse goutte.

— Pour cela, qu’il s’agisse de te connaitre, il n’y a pas de mal, et c’est bien la le problème !

Allez mauvaise troupe, prenez place et en route pour la grande aventure, et que ça saute ! dit le vieil homme en regagnant le siège du côté passager. Dès que tout ce petit monde fut installé, en l’occurrence mes deux petits frères et moi, le convoi exceptionnel resserra la distance entre les deux véhicules, et c’était parti pour une bonne demi-heure de route. En regardant dans le rétroviseur gauche, je surprenais toujours Mémère sourire aux réponses si évasives de Papy, qui avait déjà la tête à l’organisation de la bonne future implantation de toute la smala. Dans cet immense terrain clôturé et aménagé d’environ trois hectares, ce qui représentait une surface non

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négligeable, Papy et Mémère y avait planté toutes sortes d’arbres fruitiers, dont les fruits naturels, qui avaient eu les soins attentionnés du vieux, faisaient le régal des papilles gourmandes des petits comme des grands à la saison des récoltes. C’était toujours un vrai plaisir d’obtenir les fruits de son travail. Je savais ce que ces durs labeurs avaient couté à mes aïeux, rien que la tâche la moins pénible de la cueillette représentait déjà des heures et des heures d’investissement personnel. Le résultat avait été très satisfaisant cette année-là, c’est ce que l’on aurait pu considérer à ce moment-là être un très bon retour sur investissement. Trois cabanes de pêcheur alignées les unes aux autres, reliées entre elles par de petites ouvertures à l’intérieur, nous abritaient et nous tenaient lieu d’habitation ; agencées et opérationnelles pour assurer le minimum requis de la vie en collectivité. Nous ne possédions pas l’eau courante, qu’il nous fallait acheminer par le remplissage quotidien de gros bidons d’une capacité de dix litres, dont tonton Gwénael avait fait l’acquisition à son travail et spécialement destinés pour l’alimentation en eau de la villégiature d’été. Nous nous ravitaillions à la source municipale de la bourgade voisine. Papa avait investi également dans un générateur pour fournir l’électricité, servant principalement à chauffer l’eau, et à cuire les aliments, mais alors !, bonjour le barouf d’enfer, et les odeurs de carburant qui s’en dégageaient, une vraie puanteur ! Bien heureusement, le reste du temps, en soirée, des lampions avec des bougies insérées à l’intérieur éclairaient plus sainement l’espace. J’aimais beaucoup le moment du dîner à la lueur des chandelles, spécifiquement lors des jeux des ombres chinoises, auxquels participait l’ensemble de la tribu, ce qui animait les longues soirées d’été et avait le mérite de nous occuper jusqu’à des heures avancées de la nuit. N’exagérons rien, le confort était quand même relativement sommaire, pas spartiate non plus, mais nous faisions quand même face à une certaine rusticité de vie, et ce côté original

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était bien loin de me déplaire. Mes parents, mes oncles et tantes, passaient des journées entières à cultiver l’immense jardinière, dont les légumes frais composaient les assiettes des principaux repas. Chaque matin, en regagnant la tablée de la Sainte Famille au moment du petit déjeuner dans l’herbe fraîche humidifiée par les perles de rosée qui mouillaient la voûte plantaire des frêles petits pieds nus à peine sortit des duvets ; les craquelins traditionnels beurrés à la vas vite nous faisaient bonne mine et finissait engloutis d’un trait. Ce biscuit aérien et craquant, d’origine purement bretonne, était souvent accompagné d’un morceau de brioche garni de confiture maison et subissait sans ménagement le même traitement. Une fois le bol de chocolat bien au chaud dans nos petits estomacs, nous prenions le départ à environ dix heures pour la baignade. Parcourant d’une traite les huit cents mètres de distance qui nous séparait de la plage, entassés comme des sardines dans la « deushpette » des ancêtres, dans un rituel impérissable que nous n’aurions manqué pour rien au monde. Quelle scène extraordinaire ! Imaginez huit marmots de sexe masculin ; torses nus en maillot de bain, la serviette de plage enroulée autour du cou ; assis et blottis les uns sur les autres, littéralement encastrés dans cette petite voiture, et de surcroît survoltés. À la seconde où les portes de l’auto s’ouvraient, sa lourde charge incommodante et bruyante se libérait, ce qui devait être un soulagement immense pour les suspensions du véhicule à Mémère et pour elle-même parfois, soyons réalistes, la pauvre ! Enfin peut-être, quand j’y repense avec un peu plus de recul, ça l’amusait plutôt qu’autre chose. Elle n’opposait aucune objection par rapport à ça. Une fois les sandales déposées et rangées, comme l’ordre l’exige à l’arrière de notre vieille guimbarde préférée, nous avancions simultanément, puis nous nous mettions tous au même niveau sur une ligne imaginaire, dans l’attitude des coureurs du 100 mètres attendant le signal du pistolet. L’un d’entre nous se désignait bien

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volontairement pour faire le décompte qui nous séparait du moment où le ruban de la ligne de départ serait sectionné par une main imaginaire. Une fois le top départ annoncé par la détonation du dispositif ; porté par la clameur de la foule peu nombreuse en la personne de mamie, chacun prenait son élan et courait sans retenue, dans une course frénétique, droit devant en direction du sable, dans le but d’obtenir l’honneur d’y déposer le premier sa serviette de bain. Cette petite anse naturelle, était relativement bien dégagée, assez exiguë tout de même, mais suffisamment large autour de laquelle deux colossaux massifs de granit rose snobaient les inconnus de passage du haut de leurs imposantes statures et comprimaient le si peu de place restante de leur masse expansive. Les bons comptes font les bons amis, et cela prenait tout son sens ici dans cette petite crique dessinée par les caprices de la mer, où le peu d’espace ne pouvait pas contenir à lui seul tous les draps de bain de nos jeunes baigneurs. Dans cet abri côtier sur mesure ; connu de tous les habitués de ces lieux, que l’on affectionnait particulièrement, car protégé des rochers dans un renfoncement, avait la propriété de ne pas être trop exposé au vent de nord qui glaçait de ses petites rafales soutenues et sournoises, les petits corps nus encore bien mouillés qui émergeaient de l’eau froide. Car inutile de préciser davantage que la manche n’a pas la réputation d’avoir une eau à température ambiante, ne vous en déplaise. Dans le meilleur des cas, quand la marée était haute, la transition avec le dehors n’était qu’un court moment de torture. En revanche quand elle était au bas, bonjour la galère pour rejoindre l’emplacement des serviettes ! Étant moi-même un peu enrobé, il n’était pas rare qu’il ne me reste en règle générale que les moins bonnes places pour y être arrivé le dernier avec beaucoup de difficulté et d’avoir peiné à supporter à l’effort ma légère surcharge pondérale. Cela dit !, pour un souci d’honnêteté, victime d’une sélection naturelle sans pitié, j’étais systématiquement

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relégué et quasiment à chaque fois à l’endroit indésirable où personne ne voulait se retrouver les fesses reposant sur les coquillages. À la merci des coquilles vides, cassées et acérées, celles qui vous piquaient le derrière à la moindre occasion, les vilaines !, pour peu que vous bougiez dans un sens comme dans l’autre !

Nous nous munissions toujours de l’almanach des marées, ce petit calepin ingénieux à mettre à la portée de toutes les mains. Cela avait un double intérêt : d’une part il organisait les activités du jour, à travers les baignades et la pêche des petits crabes verts et des poissons-chats dans les grandes mares, abritées des gros cailloux, que nous appelions plus communément les « gobies ». Et de l’autre par la « vraie » pêche, en soirée, à la tombée de la nuit, dont je vous expliquerai les rudiments un peu plus loin, parce que je fais toujours ce que je veux, na !… Comme cela nous ne perdions jamais de vue, en effet, l’heure à laquelle le moment était le plus propice, lors des grandes marées pour aller plonger des hauteurs des rochers de la Plage des Vallées, où chacun exhibait ses meilleurs pirouettes et plongeons. Nous adorions en effet à amuser la galerie du bord de mer ; tous ces gens simplement de passage, qui se trouvaient là, dans des circonstances inconnues de leur propre volonté. Ou, peut-être venaient-ils tout simplement prendre l’air frais et humer l’air marin revigorant, chargé d’iode, et si bénéfique paraît-il ? Quand mon tour venait, je pouvais distinguer les badauds qui s’attroupaient en nombre sur le sable, pour observer ce curieux petit manège. Ils semblaient ravis du spectacle que nous leur proposions. Parfois, pour diversifier les plaisirs, à travers les intrépides petits hommes que nous étions, nous décidions de mener des expéditions marines à fleur d’eau des rochers pour y observer la flore et la faune marine. Au-dessous, la vie y était aussi foisonnante qu’au-dessus, et pour mener à bien cette belle aventure en immersion, chacun de nous était

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équipé d’un masque et d’un tuba, achetés quelques heures plus tôt dans notre petite caverne de bric-à-brac préféré dans le bourg de Pléneuf. L’établissement simple de sa devanture avait pignon sur rue et était tenu par une grand-mère qui avait déjà traversé les trois quarts d’un siècle. De mémoire, je ne me souviens pas avoir vu de clients à l’intérieur de sa boutique. À mon avis, cette vieille dame devait s’ennuyer ferme dans son échoppe, au regard de la faible fréquentation des touristes, qui préféraient celles où l’on vendait plutôt des spécialités alimentaires régionales. Elle nous offrait bien volontiers quelques bonbons, qu’elle sortait de sous le comptoir, lors des achats d’articles en tout genre, à moi, mes frères et aux cousins. Dans ce magasin d’abord assez insolite par le fait qu’il n’était pas vraiment visible de l’extérieur, il fallait tomber nez à nez dessus pour vous rendre compte qu’il s’agissait véritablement d’une enseigne commerciale. Le plus amusant, c’est qu’en entrant vous n’étiez plus vraiment très sûr d’être dans un commerce, mais à l’inverse dans une maison de particulier. À l’intérieur, hormis les articles et le mobilier, la décoration était dans l’esprit régional et agrémenté de ce qu’on était en mesure de retrouver dans un habitat ordinaire. Dans tous les cas, il était très bien fourni en marchandise et matériel de pêche en mer. Les accessoires de plongée en plastique étaient indispensables pour pouvoir respirer normalement, et légèrement en dessous du niveau de l’eau. L’inconvénient de ce dispositif, c’était que la hauteur de certaines vagues, qui avaient la fâcheuse tendance de passer par-dessus le tube, vous obligeant à avaler malgré vous une bonne tasse d’eau salée, ce qui gâchait immanquablement la féérie du moment, d’ordinaire si agréable.

Lors des grandes marées de juillet et d’août, à la tombée de la nuit, l’appel irrésistible du large nous menait par le nez, lorsque l’on humait l’air salin aux senteurs chargées d’iode. Tels des missionnaires

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parés dans l’organisation d’un périple extraordinaire, nous nous préparions à l’avance à un événement d’une importance exceptionnelle, qui aurait le mérite de nous occuper une bonne partie de la soirée. Pour ce faire, la discipline était de mise et de rigueur au sein de la troupe. Un inventaire là aussi très scrupuleux du matériel de pêche devait avoir été réalisé avec minutie avant le départ, pour que ce moment unique en son genre devienne un vrai plaisir partagé et non pas un désenchantement. Quand la caravane constituée de tout un petit monde équipé des différents matériels arrivait enfin à destination sur le port, un phénomène ennuyeux avait particulièrement la fâcheuse tendance à m’irriter : il ne fallait pas être trop pressé de vouloir sortir de l’auto, le temps nécessaire pour que nous trouvions un emplacement disponible pour chacune d’elles. Cela variait en fonction du temps plus ou moins long que prendrait la manœuvre, sur le parking bondé par les grosses cylindrées des estivants. Ceux-ci, venus pour la plupart de bien loin dans l’intention de gonfler les terrasses des restaurants environnants pour déguster les spécialités de terroir ; s’offraient une marche vivifiante sur les bords du littoral à l’issue du souper maritime, en guise d’exercice d’aide à la digestion, et s’attardaient bien volontiers dans la douceur du déclin du jour. Dans ces conditions d’attente plus ou moins longue qui dépendait de la rare disponibilité des emplacements de parcage, il était indispensable de garder son sang-froid, de manière à calmer les esprits un peu trop impatients. Pour accéder sans encombre au site de pêche via un petit sentier exigu et parsemé d’embûches, la progression de nuit devait se faire avec l’aide précieuse des lampes de poche. Cette manœuvre nécessaire demandait environ un bon quart d’heure de marche, car malheureusement, il n’y avait qu’un seul moyen d’accès.

Quand les conditions étaient réunies, la mer au plein, l’eau à une

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température convenable, le ballet majestueux et les cris stridents des mouettes perçaient l’air doux de la nuit. Ces grandes silhouettes rieuses plongeaient sans retenue dans les paquets de mer massifs et inégaux que formait aussi la muse, composée en nombre et essentiellement d’éperlans ; petits poissons marins de petite taille, appréciés en friture pour leur goût inimitable. Ce petit osmeriforme n’excédait pas les quinze centimètres pour les plus gros spécimens, et se pêchait uniquement au carrelet. La traque infernale débutait alors instantanément avec grand fracas sous nos yeux admiratifs et toujours impressionnés par la précision des frappes chirurgicales des multiples attaques coordonnées. Il s’en suivait alors une chasse organisée par les maquereaux et les chinchards, évoluant en banc, menant leurs attaques précises et chirurgicales avec une efficacité de traque de tous les diables, où la petite poissonnaille s’éparpillait sans ménagement, dans toutes les directions possibles. Dans un élan salutaire, elle virait dans sa progression un coup à gauche, puis à droite dans une alternance inouïe. Ce remue-ménage était le signal que ces prédateurs rentraient en pleine action. Les sujets les plus imposants devaient mesurer facilement une trentaine de centimètres environ. Nos beaux poissons effilés aux rayures vertes, bleues, voire jaune clair, pour lesquels nous nous étions déplacés avec tant d’acharnement et de volonté, étaient attendus comme le messie. Ils faisaient aussi leur apparition dans ce surprenant spectacle, grandement intéressés par ce potentiel garde-manger en mouvement. Ils semblaient ne plus nager, mais bien véritablement voler au-dessus de ces eaux bouillonnantes et frétillantes. Pour l’heure venait le moment du déploiement des batteries de cannes à pêche en rang serré sur le rivage. Sans attendre, dans la foulée, nous montions simultanément les lignes de pêche en toute hâte pour ne pas avoir à manquer le rendez-vous qui se voulait assez imprévisible ; et surtout mesurable dans un temps imparti relativement court. Nous

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armions nos gaules d’une ligne dotée de simples artifices de conception artisanale, composée d’hameçons montés avec des plumes d’oiseaux de ferme de divers coloris sur du fil d’un calibre d’environ trente centième. Elles étaient parfois accompagnées de petits grains phosphorescents, qui donnaient aux leurres une meilleure visibilité, munie des appeaux aux nombres de cinq, que l’on appelle dans le milieu la « mitraillette », rattachés au fil du moulinet par un émerillon qui se chargeait de la liaison de l’ensemble. À son extrémité, celui-ci était lesté par des plombs de différents poids et formes en fonction de la longueur de la canne et de la distance de projection souhaitée. Tout le montage était réalisé à même le rocher. Il ne restait plus qu’à propulser le dispositif comme dans un système de balancier, en effectuant en parallèle, un déhanchement énergique. L’efficacité de ce véritable et redoutable piège dévastateur était prouvée et brevetée par l’ensemble de la communauté des pêcheurs à la ligne ; sa réputation n’était plus à démontrer, bien au contraire. De plus, aucune technicité n’était réellement requise, ce qui en faisait avant tout un jeu plaisant. Vous n’aviez plus qu’à projeter votre installation le plus loin possible vers le front de mer où avait lieu l’extraordinaire agitation. Il vous fallait également mouliner avec force et vigueur la poignée manivelle de celui-ci pour ramener la ligne ; avec un peu de chance garnie de maquereaux et chinchards, qui avaient mordu aveuglément vos leurres artificiels dans la confusion et la panique. À savoir aussi que ces bestioles se comportent comme des carnassiers et sont plutôt disposées le plus naturellement du monde à être piquées par le bout du bec. Nous réitérions la manœuvre jusqu’à la désertion totale des derniers suicidaires, ou peut-être des affamés retardataires, avec l’acharnement que provoquait l’émulation collective à même le rocher. Chacun gesticulait en tout sens avec la ferme intention de vider la mer de ses locataires à nageoires ; ce qui aurait pu être considéré par les curieux

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comme des individus possédés sur le moment. Cette pêche traditionnelle du bord de mer avait lieu quand certaines conditions étaient réunies et qui se nommait dans le langage marin la morte-eau, elle se donnait dans l’intervalle d’une bonne demi-heure. Quand avaient lieu ces phénomènes, le poisson se faisait bien plus conséquent. Par définition, la morte-eau correspondait à des marées d’intensité inférieure à la moyenne, par opposition aux eaux vives. Période durant laquelle, le marnage était minimal ; la mer s’étirait moins loin, elle ne laissait pas les récifs se découvrir, par le fait de la faiblesse de l’intensité des courants, ce qui faisait que les poissons étaient plus appréhensifs et chassaient dans une moindre mesure. Mais en opposition à cette généralité, c’est vrai qu’il n’était pas non plus si rare que l’on puisse y batailler durement deux heures durant, lorsque les grands coefficients de marée pointaient du nez. Parfois lorsque les prises nombreuses résistaient, avec la conscience qu’une mort certaine les y attendait en bout de course ; elles redoublaient de détermination à ne pas laisser le destin décidé seul d’une issue tragique. L’épuisement pour seule intentionnalité m’était destiné, engendré par l’intensif combat qui avait sans aucune mesure eu raison de mes bonnes volontés. Je m’en souviens encore, quelle endurance physique fallait-il posséder pour avoir l’honneur d’être considéré et félicité par Papa, qui lui observait du coin de l’œil la manière avec laquelle je faisais face à l’adversité. Mais cependant, le dénouement de cet affrontement inégal et sans relâche avait été en faveur des antagonistes. Il est vrai qu’à ce compte-là, mon amour propre en prenait un sérieux coup, mais je n’avais pas dit mon dernier mot, seule la force physique me faisait défaut ; soit, ainsi en était-il ! En revanche en aucune manière et en aucun cas elle n’avait entamé la finalité de mes objectifs. C’était égal, pragmatique dans mes décisions, je portais mon regard sur le port aussi loin que je pouvais distinguer les réverbères au-delà de gigantesque masse de rocher

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couverte de bitume sur certaines de ses portions. J’y voyais comme des traits fins plantés à la verticale, où sous l’éclairage, d’étranges petites masses noires, probablement d’autres pêchaillons d’eaux douces semblant être en mouvement s’agitant autour d’eux-mêmes et en tous sens. Pas question de rester les bras croisés à pleurer sur mon sort sur ce front de mer, dans un combat qui était déjà perdu d’avance, et pour lequel j’étais persuadé de rentrer bredouille par la force des évènements, qui me dépassaient bien largement. Dans ces moments de défaite, il n’était pas question non plus de devenir la risée de mes cousins qui ne manqueraient pas plus tard d’ironiser sur ma déconvenue. Les connaissant trop bien pour avoir grandi ensemble, ils ne manqueraient pas par cette forme d’humiliation, de venir volontairement toucher une corde sensible de ma personnalité. Oui, indirectement, sans nous en rendre compte, nous étions toujours dans une certaine forme de compétition, par ce besoin de se démarquer les uns des autres, et peut-être cherchions- nous à nous positionner et à acquérir chacun sa propre place au sein du groupe ? Fallait-il que certains d’entre nous se démarquent pour satisfaire son sentiment d’orgueil, dans cette vanité que nous connaissions chez certains enfants ?

Je m’exfiltrais à pas de velours du champ de bataille des causes perdues sans un bruit, et remboîtais aussitôt la canne dans son étui ; la ligne toujours montée et opérationnelle et, en moins de temps qu’il n’eût fallu pour le dire, je filais à l’anglaise, tout droit sans dire mot. Je faisais chemin inverse, dans les mêmes dispositions qu’à l’aller pour regagner le port, où d’autres pêcheurs pratiquaient patiemment la technique dite de la « dandine ». Cet autre mode de pêche accessible dès plus jeunes aux plus âgés avait l’avantage d’être beaucoup moins éreintant que la pêche dynamique, et tout aussi efficace d’ailleurs. Pour ce faire, je m’asseyais sur le bord du ponton,

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sur lequel toutes sortes d’algues avaient séché la journée, ramenée par-dessus la digue par les grosses déferlantes qui venaient se fracasser sur la grosse digue imposante et bétonnée. Cette technique est parfaitement adaptée aux débutants. Elle consiste à faire immerger et émerger la ligne par l’effet d’un même mouvement continu et répétitif à cadence égale, tel un métronome. Les appâts artificiels en vue de tromper nos vertébrés aquatiques reproduisaient à la perfection la nage des petits poissons. Ainsi, ils se laissaient prendre le plus naturellement du monde par la magie de l’illusion, et il ne vous restait plus qu’à remonter la ligne immergée en tenant la canne à bras ferme. Contrairement à l’autre technique qui nécessitait un travail bien plus important dans la durée, et pour laquelle il fallait ramener la ligne très rapidement, au risque de perdre quelques individus pendant la bataille, ces prises étant réputées très combatives lorsqu’elles étaient piquées au bout du bas de ligne. Il était nécessaire de mouliner sur des distances de vingt à trente mètres. Paradoxalement, il n’était pas rare que je remplisse la musette au maximum de sa capacité qui, je l’avoue bien volontiers, m’avait valu quelques éloges pas forcément inattendus de la part des uns et des autres, ce qui flattait mon ego au point que je ne manquerais pas de raconter mes exploits surréalistes à la rentrée à mes copains de classe. Je jubilais à chaque fois ; je narrais mes hauts faits d’armes devant un audit conquis, de la même manière que les aèdes grecs relataient les leurs au sein des théâtres à ciel ouvert. Telles d’antiques histoires extraordinaires de la mythologie hellénistique similaire aux fameuses épopées d’Ulysse le roi d’Ithaque. Mi-homme mi dieu, grand stratège de la guerre de Troie ; et que dire de ses péripéties incroyables à travers l’Iliade, que Papy en homme de lettres averti m’avait fortement conseillé de lire, ce que je fis plein de bonne volonté durant les vacances estivales de cette année-là, curieux de savoir comment ça vivait vraiment un vrai demi-

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dieu ?

Malgré l’heure tardive de cette fin de journée, il restait encore l’étape la moins captivante, celle de cette corvée nécessaire peu ragoûtante et malodorante de la vidange viscérale des poissons, à laquelle j’essayais de me soustraire rapidement par tous les moyens. Dans la pratique, cette tâche ingrate était réalisée exclusivement par les adultes, qui n’éprouvaient visiblement aucun dégoût à exécuter cette basse besogne de tripier. Le modus operandi se pratiquait avec l’emploi d’un couteau tranchant bien aiguisé, et consistait par un geste précis et bref à ouvrir le ventre tout mou de la bestiole, de part en part, jusqu’à l’apparition sordide des tripailles dégoulinantes et sanguinolentes. Elles étaient extirpées manuellement, et rejetées en l’état à la mer. Ces entrailles faisaient le régal et le repas de providence de certains oiseaux opportunistes, des charognards de toute plume intéressés par d’éventuels restes ; qui s’attardaient eux aussi bien volontiers pour se nourrir de cette victuaille facile et bienvenue.

Les jours suivants, la diversité des plats n’était pas très fantasque, poissons, et toujours poissons grillés à tous les menus et à toutes les sauces avec, bien entendu, les légumes du jardin fraîchement récoltés du jour, ces idoles avaient le mérite de venir garnir et décorer l’ensemble des assiettes. En même temps, je comprenais assez aisément l’intérêt général quant à ces végétaux pour leurs indéniables propriétés gustatives et bienfaisantes. Ces primeurs fraichement cuisinées étaient nécessairement l’objet de toutes les attentions, et tellement choyé par nos jardiniers, ingénieurs-agronomes d’une saison, qu’il fallut parfois bien faire semblant d’apprécier ces petites merveilles peu appétissantes ; citons en exemple les fameux épinards, quitte à nous amener à en faire une indigestion.

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L’ensemble de la communauté avait opté d’un accord commun, pour le regroupement des enfants dans une grande tente orange, équipée d’un auvent à la demande expresse des petits monstres bien enjoués. Tout au début du séjour, pour notre défense et argumentaire, nous prétextions d’avoir le besoin d’un peu d’indépendance pour jouer et ne pas déranger intempestivement les adultes, alors que la réalité était tout autre : il s’agissait surtout et avant tout d’exercer librement nos insidieuses filouteries à l’abri des regards de nos juges.

Chaque mercredi matin, le ventre vide, à jeun depuis la veille au soir, sous la houlette de Papa et de Tonton Gwénael en guise de chefs de file, nous descendions à la file indienne au village voisin ; perchés sur nos vélos équipés de sacoches pour nous ravitailler en vivres alimentaires dans la seule et unique grande surface du secteur. Les trois quarts de l’étape, qui en tout et pour tout devait avoisiner les douze kilomètres en comptant l’aller et le retour, se faisaient en pleine et rase campagne. Au passage, ce périple était aussi un véritable réveil musculaire pour nos petits muscles totalement hypotoniques, encore soumis au bienfaisant sommeil et à l’éveil des sens. Nous étions toujours émerveillés par la beauté des différentes vues qui s’offraient gracieusement à nos yeux encore embrumés de ces débuts de matinée, où d’épaisses fumées blanches, telles des songes fugaces s’échappaient du sol lié à la condensation. Des petites perles de rosée ruisselaient délicatement sur les herbes des prés et des prairies environnantes, ces graminées parfumées, diffusaient et propulsaient dans l’atmosphère des molécules odorantes dans la fraîcheur de ce début de matinée, comme si, d’une certaine manière, elles vous saluaient sur votre passage. Elles scintillaient de mille feux par la réflexion des premiers rayons du soleil dont la luminosité caressait tout en douceur le bout des tiges, dans un souci de discrétion pour ne pas perturber le réveil du règne végétal. Nous

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pédalions à notre rythme, traversant les petits chemins côtiers bordés sur chacun de leurs deux flancs, par les plaines stériles des landes et bruyères, elles-mêmes entourées par de belles sapinières en bordure de littoral. Au fur et à mesure de notre progression sur le sentier côtier, mon regard était émerveillé par tant de diversité de paysage. Dans les champs de blé, les épis étaient devenus tous blonds sans exception, phénomène lié à l’exposition prolongée des effets de l’ensoleillement tout au long du jour. Cette sensation de légèreté nous donnait du baume au cœur. Je me sentais libre, j’avais foi en l’avenir. Nous avions toujours en ligne de mire les beaux flots bleus de la mer, et les écumes blanches telles de petits moutons, visibles au centre de ce tumulte lointain extraordinaire, relégués à l’arrière-plan de cette carte postale, par les immenses falaises des rochers environnants. Il n’était pas rare à cette saison de l’année par ces temps plaisants d’observer des implantations sauvages de campements improvisés sur les terres et terrains vagues, vierges de toute habitation et de culture. Un jour, nous avions rencontré sur les bords d’un chemin, des campeurs d’un jour ; épris d’un peu de dépaysement certainement. Ils déjeunaient sur l’herbe en pleine harmonie avec les éléments, les corps encore à demi emmitouflés dans un duvet. Nous arrivions toujours à bon port, et sans encombre, pareils à une organisation quasi militaire, mais toujours dans un bon esprit. Nous démarrions la course aux emplettes par une petite réunion organisationnelle très structurée : chacun de nous était missionné par Papa ou Tonton, pour aller chercher dans les rayons concernés un article défini et désigné par la sainte liste, qui se voulait exhaustive. Sous forme d’un jeu chronométré, le produit était annoncé à voix haute, et parfaitement audible par l’ensemble. Chacun se voyait attribuer une mission qu’il fallait honorer dans un minimum de temps. Ensuite, les achats étaient rangés selon leur fragilité, et dans un ordre bien précis pour éviter la casse des produits

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sensibles. Nous étions récompensés de nos efforts et avions le droit à un peu de réconfort mérité : sur le chemin du retour, nous posions les vélos lourdement chargés, à même la barricade en bois du PMU, qui se trouvait du côté ombragé à cette heure de la journée, et nous nous attablions en terrasse, pour commander un véritable petit déjeuner digne de ce nom. Chaque plateau faisait l’objet d’une attention particulière et d’un soin particulier ; se trouvant toujours dans une disposition égale à chaque halte des mercredis des grandes vacances. Les cafés et les chocolats chauds étaient servis dans les petits bols « Chucky » nom de la marque du chocolat en poudre ; le fond extérieur du bol reposait sur une petite sous-tasse à motif floral avec à sa gauche des petits pains frais et leurs micropains de beurre, à sa droite un croissant tout chaud, accompagné d’un grand et fin verre de jus d’orange fraîchement pressé avec précaution par Alain, le propriétaire du commerce, et coéquipier de jeunesse de Tonton, au club de Football local. Pour finir la description, les couverts étaient posés délicatement sur une petite serviette de couleur orange, et s’il vous plaît dans le même ordre et le même sens au-dessus de la sous-tasse.

Comme beaucoup de petites enseignes multi services du bord de mer, le magasin disposait d’un petit coin dédié à la presse, et avec l’argent de poche hebdomadaire distribué gracieusement par les parents, chacun achetait son livre chez le marchand de journaux. En ce qui me concerne, j’optais toujours pour le Super Picsou, magazine mensuel, dans lequel je pouvais suivre les aventures rocambolesques des célèbres personnages de Disney. Le vieux canard avare et sa joyeuse troupe avaient surtout le mérite d’occuper les journées de mauvais temps et, bien au chaud sous la tente, je suivais les péripéties de ces petits animaux savants qui me divertissaient. Mes frères et mes cousins, quant à eux, avaient des préférences très

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éclectiques en matière de choix, par exemple pour ces magazines « les Wapitis », essentiellement orientés sur les connaissances des animaux de la nature, les « J’aime lire » à la couverture rouge ; plein d’histoires illustrées, les « Pif gadget », cette revue qui offrait comme le titre l’indique des gadgets insolites, et qui se présentait sous la forme de séries BD. Mais en règle générale, lorsque chacun de nous avait fini de feuilleter son bien, il les échangeait avec les autres quand même bien volontiers.

Mais à mes yeux, le personnage central des vacances estivales de cette année là, restait sans aucun doute, la splendide Caroline, la fille des voisins proches. Le premier jour de l’apparition de cette créature divinement belle restera gravé pour un bon moment dans les mémoires de nous autres, ses nouveaux prétendants. Elle possédait un adorable petit minois, doté de beaux traits fins, ce qui lui conférait un faciès très enviable. Ses longs cheveux blonds ondulés ne manquaient pas de mettre en valeur ses grands yeux bleus lagon en forme d’amande qui étaient mis en évidence par le teint mat de sa peau tannée par le soleil. Ses belles et jolies mirettes expressives, surlignées et rehaussées par de gracieux sourcils épais de forme circonflexe, finissaient d’illuminer son portrait, et ne manquaient pas d’attirer l’attention sur cette merveille flavescente d’une dizaine d’années.

Les autres courtisans et moi-même nous plièrent chaque jour passant à tous les désirs et les caprices de la belle pour obtenir la plus infime de ses faveurs. Malgré les efforts de chacun pour attirer son attention, le préféré d’entre nous fut Hubert, l’élu de son cœur, sans élément de comparaison possible, et dont le seul critère de sélection reposait sur la seule beauté physionomique de sa personne. Personnellement en ce qui me concerne ce signe distinctif de choix ne s’avérait pas vraiment être mon point fort, car je possédais, il est

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vrai, sur le moment, un physique ingrat, sans attributs de charme attrayants à mettre en valeur. Et par ce procédé d’élimination impitoyable de la norme, cela m’avait valu d’être mis au placard d’entrée de jeu et sans aucune concession de sa part.

De toute évidence, au retour des vacances, j’entamerais une procédure à mes parents : je leur reprocherais de ne pas y avoir mis l’ingrédient qui me faisait tant défaut dans l’éprouvette de la conception. Nom d’une pipe !, un joli petit lot pareil, dans les bras d’Hubert, le vrai canon de beauté de ces jeunes demoiselles, ce solide gaillard, qui possédait malgré son jeune âge des prédispositions athlétiques précoces, avait l’apanage d’un apollon et n’en était pas à sa première conquête. D’ailleurs son tableau de chasse en aurait fait pâlir plus d’un. En contrepartie de ne pas être un bellâtre à qui l’on accorde de l’importance, et certes, de ce côté-là à l’avance, sur ce terrain j’étais battu à plates coutures, la persévérance était sans prétention de ma part l’un de mes atouts innés. Je ne doutais aucunement de ma capacité à faire un retour fracassant sur le devant de la scène. Je possédais un certain charme quand même, à travers le poids et le pouvoir des mots, que je savais manier assez aisément pour mon âge. J’utilisais ; et cela vous me l’accorderez bien volontiers aussi de l’art de la rhétorique, dont le maître mot est l’éloquence, et plus spécifiquement dans une première mesure, de celui de la maïeutique au sens littéral du terme ; déjà à l’époque, de ce procédé qui consistait à faire accoucher les mots sur un bout de papier, aussi ordinaires fussent-ils.

— « Je vous en prie, s’il vous plaît, je vous en conjure, accordez-moi un peu du bénéfice du doute quand même ! »

Fin stratège d’un jour, ou opportuniste désespéré, j’établissais mon plan d’attaque que je peaufinais chaque soir avant de m’évanouir

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complètement dans les bras de Morphée. Au bout de quelques jours de bécotages intensifs et de lustrage dentaire ininterrompu, nos deux protagonistes refirent surface hors des prémices de leur idylle, et se joignirent au reste du groupe. Au cours de notre rendez-vous quotidien, je passai alors à l’offensive, cet après-midi-là, profitant des failles de l’inconstance d’Hubert à pérenniser ses amourettes trop longtemps. À la plage, Caroline commençait à s’ennuyer ferme, à cet âge-là on ne fait pas de compromis avec l’amour. Cependant, il semblait que le bellâtre devait préférer la baignade et les plongeons des rochers à sa nouvelle sirène dont les parents, qu’il avait fallu convaincre pour la laisser nous accompagner et qui n’avaient pas eu connaissance du flirt jusqu’ici, avaient fini par accepter après une rude plaidoirie en faveur de leur miss. La sortie était accordée « à titre exceptionnel ». Je me souviens encore de l’intonation de la voix de son père quand il sortit solennellement cette formulation.

Elle semblait déjà porter le regard ailleurs et n’avait pas particulièrement l’envie de se joindre à la manœuvre. La belle affaire pour moi ! Sur le moment, ma préoccupation principale était de capter justement celui-ci dans ma direction, et par toutes les attentions quelles qu’elles soient, de ne pas laisser vagabonder ce doux regard, nulle part ailleurs que dans le centre de notre champ intime. Comme je le disais donc à l’instant, la joyeuse bande masculine s’adonnait pleinement au plaisir des activités maritimes. J’avais moi aussi trouvé l’excuse de me reposer sur ma serviette, et elle et moi attendions tous deux assis sur nos draps de bain respectifs le retour de la joyeuse bande de drilles. Après m’être énergiquement raclé le fond de la gorge, je prenais bien entendu pour ce faire un air sérieux, retirant de la poche de mon jean l’une de mes compositions poétiques écrites la nuit même au cas où, et lui récitai cérémonieusement les vers calibrés pour les circonstances. Là, devant

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elle, je déclamais des vers parnassiens, illustrés d’une gestuelle théâtrale. Le vent transportait ces rimes bien loin, au-delà de la plage ; étonnamment désertique de ce début d’après-midi. Ce maudit noroît soufflait déjà depuis quelques jours intensément, mais tout de même, la température du fond de l’air restait largement acceptable. Je ne sais pas si elle entendit l’ensemble du poème, toujours est-il que je fus totalement hébété par sa réaction qui ne se fit pas attendre : devant moi, elle rougissait, puis l’instant d’après se mettait à rire convulsivement, comme par l’embarras généré de cette situation inattendue. Instinctivement, nous nous mîmes au diapason : des éclats de rire émanaient de la petite anse, et chargeaient l’air de gaieté. Maintenant sur le coup je me trouvais idiot, mes joues se colorèrent instantanément, trahissant davantage la profondeur de mon malaise. Manifestement, elle avait beaucoup apprécié sur la forme ces petites intentions de ma part à son égard, et aussi le cran qu’il m’avait fallu pour les mettre en application de la sorte devant elle. M’avait elle seulement apprécié un peu sur le fond ; pour m’être ainsi exposé au risque de rendre la situation présentement ridicule ? ; d’avoir retiré spontanément ce voile protectionniste des sentiments à travers ces textes, ce véritable hymne à l’amour ; et de cette manière à une parfaite inconnue ? Disons alors que pour moi c’était naturel. J’avais pris l’habitude à la maison de composer des textes assez régulièrement pour Maman qui aimait beaucoup ces petites délicatesses. Elle disait que la discipline de la poésie ouvrait les âmes au monde. Cela amusait beaucoup mes petits frères, je crois. Ils aimaient eux aussi m’entendre réciter les poésies scolaires, surtout lorsque je montais sans ménagement sur l’une des chaises de la cuisine où je joignais mon propre langage corporel artistique à la déclamation qui consistait à danser de n’importe quelle manière, pourvu que ça fasse rire la galerie. Pendant ce temps, Caroline et moi fîmes plus ample connaissance. Nous nous mîmes à discuter

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naturellement et engageâmes des échanges de point de vue d’ordre général. Elle était mon égale à ce petit jeu là, sans aucun doute. Elle était superbe, mais elle ne manquait pas non plus d’éducation ; elle était parfaite pour moi. Il ne resterait plus qu’à sonder son cœur pour connaître le degré de considération qu’elle pouvait avoir pour ma petite personne. Quel degré d’empathie avait-elle réellement pour moi ? là se trouvait une véritable interrogation quant à la compréhension de la difficulté des rapports humains. Comment décoder l’expression de son affectivité ? Quelle était à présent ma place dans l’échelle de ses sentiments ?

Malheureusement pour moi, je n’aurais jamais eu l’occasion de le savoir : nous avions déjà épuisé la totalité du séjour, et je ne la revis plus l’année suivante, enfin plus jamais à vrai dire. Ses parents, selon les dires des miens, avaient été dans l’obligation de déménager et avaient vendu leur maison secondaire. Secrètement, cette déplaisante nouvelle m’avait affecté de plein fouet, et m’avait mis le genou à terre, avec un pincement au cœur, une sorte de blessure profonde de n’avoir obtenu de réponses à mes interrogations. Avec un peu de recul, je me demandais si je ne l’avais pas trop idéalisée, cette petite chimère inaccessible.

Voici venir le deuxième volet de la série des grandes vacances de la même année : la reprise des activités professionnelles des adultes impliquait le retour aux sources, direction chez tata Tallard, ma nourrice préférée. Chez elle, pas d’ambiguïté : je passais toujours du bon temps, et ma petite personne était toujours fort bien occupée. Elle était très gentille avec moi, ses trois filles aussi. Plus âgées que moi, elles avaient toujours le mot pour faire rire, surtout l’aînée qui affectionnait les tours de magie ; elle faisait parfois disparaître les lapins blancs qu’elle retirait des clapiers et les faisait réapparaître dans un sac en toile de jute, tout droit sorti de sa mallette de

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magicienne. Elle était sacrément dégourdie cette jeune fille, qui devait avoir une dizaine d’années tout au plus. Elle passait aussi bien des jeux de garçon à ceux des filles. Parfois, nous descendions dans la plaine derrière chez-elle, cueillir des pêches de vigne chez la mère Bougeard. Intrépide, assurément, elle l’était ! Grimpant aux arbres avec l’agilité d’un singe, elle me tendait les fruits du verger qui nous était théoriquement interdit d’accès par la vieille femme qui n’y voyait plus grand-chose. Mais, contrairement à la vue, l’ouïe fonctionnait encore correctement. Elle nous avait déjà repérés et sortait sur le perron de sa maison, en agitant sa canne de marche en tout sens et en criant :

— « Au voleur ! Au voleur ! On me vole mes fruits, vous ne l’emporterez pas au paradis, oh non, croyez-moi bien ! »

Ce matin d’août, d’une journée ordinaire, d’un monde ordinaire dans toute sa singularité, j’étais dans l’expectative de savoir à quoi pouvait bien ressemblé ce centre à gamins abandonnés à la journée que l’on nommait banalement « centre aéré », et surtout de savoir ce que l’on pouvait bien y faire. Avec et toujours encore cette satanée présence des adultes pour vous dicter les gestes et mouvement de votre vie quotidienne, imaginais-je !

Mes parents avaient tous deux des emplois, qui ne leur laissaient pas la possibilité de nous déposer dans ce jardin d’enfants dans les heures communes, comme la plupart des autres gamins. Dans la majeure partie des cas, c’est papa qui nous y conduisait au guidon de sa mobylette « 103 Peugeot », le casque orange semi-intégral sans visière, avec une bande réfléchissante blanche apposée sur l’ensemble de sa circonférence, le tout vissé sur sa boule, ce qui avait le mérite de lui valoir le surnom d’« orange farcie ». Ainsi, il était aussi vêtu de son ciré de pluie vert sur le dos, et la « gitane maïs brûle

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poumons » à l’extrémité de la commissure droite de ses lèvres, ce qui lui conférait un faciès drôle et amusant.

Ça valait bien la photo, vraiment !, sur cette mobylette rouge Alizarine, nous pouvions circuler à quatre, moi entre les jambes de Papa, accroupi dans une très mauvaise posture, les jambes en tension permanente, rapidement congestionnées par la difficulté positionnelle des pieds reposant sur les carters de l’engin. Mon autre frère prenait place sur la partie arrière de la selle, les jambes écartées au vent dans le vide sidéral, et enfin le dernier, le séant à même le porte-bagage, les bras venant enserrer celui de devant. Je peux vous dire que j’étais pressé de poser les jambes debout, sur un sol bien dur, car sur la fin du trajet l’effort devenait insupportable. Ajouté à cela, comme si le calvaire n’était pas suffisant, la rigueur climatique des jours de mauvais temps, et vous obteniez la maladie à coup sûr.

La pauvre pétrolette à laquelle on demandait quasiment l’impossible avait toutes les difficultés du monde à gravir les deux longues côtes qui devaient nous mener à destination. On se demandait parfois si elle n’allait pas caler au vu des drôles de bruits qu’elles faisaient parfois, comme des espèces de toussotements mécaniques sous l’effet du poids en charge. Au passage, elle ne devait pas excéder les cinq kilomètres par heure dans la montée. Le paternel plus d’une fois avait dû la soulager en se mettant debout tout en pédalant avec vigueur. À mi-côte de la deuxième, au croisement multi directionnel du « Hirel ». Il n’était pas rare à l’époque de croiser le garde champêtre communal qui y faisait la circulation, et dont nous saluions la présence au passage d’un bras tendu et bien raide, levé publiquement dans sa direction, sans lâcher la prise de l’autre, toujours accroché à ce que nous pouvions autour de nous. Il ne manquait jamais de nous saluer à son tour, et toujours en souriant de sa bonhomie accommodante. Il connaissait très bien papa, car avec

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un autre dans la même situation, à mon avis, ça aurait été une tout autre affaire. Il devait s’agir ici d’un passe-droit, l’agent semblait pourtant amusé de voir défiler un tel chargement sur deux roues.

Pour moi, c’était véritablement une corvée supplémentaire chaque matin. Plus d’une fois, lors de nos protestations d’humeurs, nous autres lui avions demandé d’acheter une voiture, et lui faisions part des désagréments dont nous subissions les effets délétères inhérents au manque de confort lors du trajet. D’un autre côté, ceci aurait également eu le mérite d’éviter aussi d’amuser la galerie, à qui nous donnions du grain à moudre pour l’occasion, et qui ne manquait pas, bien volontiers, d’user d’illustrations gestuelles agaçantes et humiliantes à ce sujet à notre arrivée. J’obtins toujours à peu près les mêmes réponses : toutes ces considérations étaient à mettre bien évidemment au conditionnel, son argumentation était décevante, à adjoindre aux nombreuses causes des peines perdues :

— « mais enfin, de quoi se plaint-on ici ? vous devriez trouver tout cela amusant, c’est assez original, non ? Et de plus, dites-vous bien que l’air frais, ça aère les cerveaux, c’est très bon pour l’éveil des sens ! » Mouais, bref, nous n’étions pas très convaincus par notre père, ce philosophe cyclomotoriste de formation, car il l’était vraiment. Malheureusement, nous pensions dans ces moments-là qu’il n’était pas toujours en phase avec la réalité du moment, enfin passons.

Mes doutes et mes craintes furent relativement vite dissipés à propos de mes appréhensions sur cette nouvelle expérience, car ici, nous avions la possibilité d’évoluer sur divers terrains de jeux, toujours encadrés d’adultes, certes. Dans le milieu de l’enceinte, se trouvait la place forte, l’agora devrait-je dire. En réalité, il s’agissait d’un énorme bac à sable aux contours formés par de gros rondins de bois linéaires et parfaitement lisses, scellés les uns sur les autres. Ce tas de sable à

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ciel ouvert était équipé de toutes sortes d’outils et de jouets en plastique, allant de la pelle, aux camions de chantier transporteurs de sables. Tous les jeux auxquels nous pouvions prétendre étaient infinis et illimités. Nous inventions des scénarios bien ficelés, mais aussi parfois survenaient des heurts entre les chefs d’un jour, lors de putsch répétitifs, renversant le pouvoir précaire en place depuis peu, et par la virulence de la nouvelle prise de commandement qui s’en suivait pour préserver son assise pour un long moment. Je n’étais pas le dernier à déclencher les hostilités : j’aimais me frotter à mes potentiels adversaires, jauger leur courage et savoir ce qu’ils avaient eux aussi dans leur ventre. J’avais acquis la réputation d’être un adversaire coriace, et beaucoup de mes camarades de classe qui fréquentaient assidument l’établissement me redoutaient déjà. Sans aucune commune mesure, je fus prêt à tout pour en découdre lors de la rébellion de mes vassaux infidèles qui attendaient le moment propice pour me faire chuter du siège royal. Cependant, il fallut bien me rendre à l’évidence que d’autres garnements issus de nouveaux horizons me précédaient en force pure et m’avaient rapidement destitué de mon titre. Certains jours, lors de leur absence pour des raisons qui ne me regardent pas, je me constituais d’office avec l’accord exprès des autres mômes restant le régent du groupe. L’hégémonie de mon règne de la classe des cours primaires était maintenant bien révolue, et je dus l’admettre contre mon gré et un peu par la force des choses. Je fis un semblant d’allégeance à mes rois à ma façon, tout en ne perdant pas de vue les petites faiblesses de chacun, qui eux aussi ne manqueraient pas au moment venu de mettre le ventre à terre à leur tour, stratégie oblige n’est-ce pas ?

Certains jours, des sorties programmées à l’emploi du temps n’étaient pas pour me déplaire. J’avais quand même une préférence pour la plage à ce moment-là, ça c’est sûr, mais sans le savoir, cette année-là

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allait être riche en découvertes. Dans le vieux « J 25 » de chez Citroën modifié pour le transport d’enfants et aménagé de banquettes, nous avions rendez-vous dans le bois domanial. Des jeux de pistes par équipe étaient organisés par de brillants moniteurs, très inspirés par l’organisation que demandait cette activité. Contre toute attente, moi l’anticonformiste par essence, d’une nature un peu rebelle, j’adhérais pleinement et avec beaucoup de ferveur. D’ailleurs, tous les enfants étaient enjoués à l’idée de s’éparpiller dans cette grande et merveilleuse forêt, aux multiples sentiers, composée essentiellement d’essence de hêtres et de chênes communs. Dans chacune des équipes, un chef d’aventurier était désigné unanimement par le reste de l’équipe. Je m’arrangeais toujours pour être l’élu chanceux. Troquant parfois pour mériter cette haute fonction, mon goûter ou ma petite bouteille de « Ricqlès », cette boisson gazeuse désaltérante aromatisée à la menthe poivrée que j’affectionnais tant et que maman, dans toutes ses attentions bienveillantes à mon égard, avait pris soin de faire figurer à chaque sortie dans le fond de mon sac à dos de survie.

Le principe du jeu de piste était axé sur la progression dans un lieu inconnu, étape par étape. La poursuite du jeu se conditionnait par la résolution d’énigmes qui octroient des indices lors de la réussite à un questionnaire axé sur les connaissances générales des participants. Le but final récompensait la meilleure équipe par la découverte du lieu d’un trésor avant les équipes adverses. La condition première était d’arriver les premiers sur le site dans un minimum de temps. Ce jeu très ludique amenait les membres de l’équipe à la réflexion dans un court délai, alliant la course à pied et l’orientation spatiale des participants dans l’espace commun. J’étais tout simplement ravi d’être l’invité de ces grands bois et entouré par le caractère du cadre bucolique de ce grand poumon verdoyant, dans lequel je

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m’oxygénais, un vrai bonheur, une journée entière à s’adonner à un jeu super cool !

Déambulant énergiquement à travers les sous-bois, dans les passages des chemins escarpés, parsemés des racines belliqueuses et désobéissantes des souches d’arbres ondulantes, bordés de myrtilliers et de bruyères dont les coloris varient dans des tons allant du mauve au pourpre durant la floraison à la belle saison. Il était intéressant de ramasser quelques feuilles de différentes tailles et formes tombées des arbres qui jonchaient le sol en nombre impressionnant. Ce qui me permettrait en fin de journée, après la réunion nourricière quotidienne de vingt heures, de les identifier scrupuleusement une par une dans la grande encyclopédie d’histoire naturelle le soir même, dans la grande bibliothèque, avec, cela va de soi, l’aimable participation de Papy. Mon ancêtre était toujours enclin à faire la leçon à ses petits-enfants apprenants. Ah, mon cher grand-père ! Il n’avait pas son pareil pour captiver les petits esprits en devenir, à travers la lecture, et les histoires extraordinaires des êtres de ce monde. Il avait bercé nos jeunesses à travers un grand nombre d’aventures, de faits historiques hautement remarquables et d’hommes d’exception pour les réaliser. Je m’étais aperçu que son œil aiguisé scrutait sa tour de savoir à tout instant lors de notre présence. Il vouait un culte à cette source intarissable de connaissances hétéroclites, témoin de passage de l’histoire des hommes, de ces citoyens de l’univers, à travers les temps immémoriaux, où son échelle d’éternité n’a que faire des notions humaines.

À la pause déjeunée de l’heure de midi, nous étions littéralement absorbés par la liesse animant les uns et les autres et qui représentait l’intérêt général de la chose. Chacun rapportait ses exploits, à travers les solutions aux énigmes du questionnaire collectif, et pour lesquelles il avait eu les bonnes réponses, ce qui avait pour effet de

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faire progresser son équipe dans la suite du jeu, mais aussi aux questions qui parfois résistaient à la culture individuelle des protagonistes et produisait l’effet inverse, ralentissant le groupe dans son avancée. A froid, tout cela nous amusait et nous faisait rire, de la simplicité avec laquelle, nous n’avions pas su apporter les réponses en première intention par un trop grand empressement à vouloir répondre trop vite. Pourtant ces items de test restaient largement accessibles aux connaissances du plus grand nombre.

Parmi nous, il y avait un jeune garçon d’environ deux ans mon aîné. Il habitait à deux pâtés de maisons de la mienne. Ce voisin légèrement éloigné dira-t-on, avait été désigné d’office par le staff des animateurs pour faire la distribution du lait dans un pichet, extrait de deux grands jerricans pour le goûter de dix-sept heures. Sa contribution n’était pas hasardeuse : il n’était pas du genre altruiste, et encore moins philanthrope. J’appris de source sûre, m’a-t-on dit, qu’il était un élément perturbateur dans son groupe et qu’il n’en était pas à son premier coup d’essai. Réputé pour être très turbulent et bagarreur, son nom de famille devait être Lelbrac’h, il était le cadet d’une famille de cinq enfants selon mes souvenirs. Son père, un gros bonhomme, portant une extraordinaire grosse et épaisse barbe qui enveloppait une bonne partie de son visage un peu grossier, était agent éboueur, fonctionnaire de son état. Il conduisait de temps à autre le camion-benne à ordures des ateliers municipaux. Sa mère, un petit gabarit court sur pattes, à la limite du nanisme, avec un peu d’embonpoint, le cou inexistant, comme si sa tête était tout simplement avalée par ses petites épaules était considérée comme une marcheuse hors pair. Elle devait arpenter facilement, et sans exagération, trois à quatre fois par jour, soit l’équivalent d’une dizaine de kilomètres, accompagnée d’un petit loulou blanc au poil soyeux, tenu en laisse ; le trajet qui mène à l’école et à la supérette du village. Peut-être qu’elle n’avait que cela à

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faire après tout, toujours est-il qu’elle marchait au pas de course, en haletant fortement, ce qui avait pour effet de faire rire Papa, qui lui avait trouvé le vilain surnom de « dinde farcie » vraiment, quel moqueur celui-là !

Pour ma part, de l’analyse pertinente liée à mon jeune âge, cela me laissait supposer qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une famille gauloise de la classe moyenne ordinaire. Il n’y avait rien à ajouter là-dessus, par ces noms d’oiseaux, mon cher géniteur avait perdu un peu de sa hauteur métaphysique qui le caractérisait si bien. Il manquait un peu d’élégance parfois sur les formes.

Ce zèbre, un peu écervelé, à la peau tannée, n’avait pas la langue dans sa poche, et pas la tête d’un saint non plus. Il débitait des flots de paroles, pas toujours intelligibles sur le moment, tout en s’excitant. Il ne tenait pas en place une minute, quel drôle de numéro ! Tout en servant le liquide blanc rafraîchissant que nous avions la possibilité d’accompagner de sirop de fraise ou de menthe, il vociférait comme un diablotin, et voici ce qu’il disait :

— « qui veut du sperme ? Qui veut du sperme ? », cela dura encore pendant deux bonnes minutes, avant l’intervention d’un des monos, qui lui octroya pour l’occasion une bonne tape derrière la nuque. Par ce geste symbolique, il lui passa immédiatement l’envie de continuer ses singeries, je peux vous le dire. En attendant, plus j’y pensais, et plus je m’obstinais à comprendre la signification de ce nouveau mot inconnu de mon vocabulaire, qui subitement prenait un caractère sacré dans l’esprit de ma petite cervelle d’illettré. Devais-je y comprendre que d’une certaine manière, le spectre de l’incultisme gravitait insidieusement autour de mes neurones ? Ce n’était pourtant pas faute d’avoir manqué de questionner les autres du groupe par curiosité, mais personne non plus n’était en mesure de

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pouvoir m’apporter la définition de ce mot bien étrange. Me voilà d’une certaine façon rassuré sur le plan de mes connaissances. En même temps, il était contraire à mes principes de m’adresser ouvertement aux encadrants qui étaient de l’espèce des grands. J’avais bien trop de fierté pour me rabaisser de la sorte, et ainsi me laisser humilier par mon manque de savoir.

Le soir, attroupé autour de la grande tablée, nappée des toiles de coton aux motifs de petits carreaux, que Maman apprécie pour je ne sais quelle raison, tous assis bien sagement dans la disposition d’une famille ordinaire française, vouant un culte au moment rassembleur du repas du soir, je questionnais donc l’ensemble de l’assemblée sur le motif de mon grief cérébral, auquel je me faisais des nœuds invisibles. De l’avis de mes frères, c’était égal. Ils n’en avaient pas connaissance eux non plus, heureusement d’ailleurs ! Imaginez la honte pour moi ! En revanche, pour les parents et grands-parents, ce fut une tout autre réaction : ils étaient visiblement embarrassés de ce terme. L’expression de leur visage en témoignait. En guise de réponse évasive, Papa me dit qu’un petit garçon de mon âge n’avait aucun intérêt à connaître la définition du dit mot ; c’était donc du vocabulaire sacrilège d’un public averti. Papy m’avait répondu à la suite, qu’il s’agissait d’un terme qui avait une signification particulière, qu’il faudrait replacer dans un autre contexte plus adapté à une autre situation, et que ce détracteur de mots ne devait pas non plus en connaître la véritable signification. Ce sale gosse prétentieux et ces mots apparemment vulgaires perdaient de leur superbe dès lors à mes yeux, ainsi que toute leur importance ; je ne leur apporterais plus aucun crédit, à refouler au rang des inutilités parasitaires, là où était leur vraie place. Et dans cet esprit de sérénité et de découverte qui anima et berça l’âge tendre d’un petit garçon de sept ans, l’été tira laborieusement et progressivement sa révérence,

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laissant la place à la saison automnale, un peu plus austère, qui annonçait à grands pas la rentrée des classes.

Je vous remercie de l’intérêt que vous apportez à la lecture « des petites images » ceci en est un extrait, si vous désirez lire le roman intégralement, je vous invite à bien vouloir télécharger la suite sur ce site (gratuit): http://www.monbestseller.com/manuscrit/les-petites-images#.VbYmhPntlBc Cordialement; Stéphane Stéphane De Saint-Aubain