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Les Liaisons LACLOS Les Liaisons dangereuses Présentation par René Pomeau GF, n° 758 I. P OURQUOI ÉTUDIER L ES L IAISONS DANGEREUSES ? es Liaisons dangereuses s’inscrivent parfaitement dans le programme des classes de Première littéraire au titre de l’étude de « l’épistolaire ». La comparaison avec d’autres classiques du XVIII e siècle plaide en sa faveur. Les Liaisons dangereuses apparaissent aussi polyphoniques mais moins « philosophiques » que les Lettres persanes de Montesquieu. Le romanesque chez Laclos est inféodé dans une moindre mesure aux débats politiques et sociaux du temps : le travail de recontextua- lisation en est allégé, sauf à ne faire que de l’histoire litté- raire. La Nouvelle Héloïse de Rousseau, œuvre volumi- neuse, est elle aussi traversée d’enjeux philosophiques dif- ficiles : ils s’immiscent dans des digressions qui peuvent décourager des lecteurs peu curieux. Les différents recueils de Lettres à Sophie Volland de Diderot qui existent offrent de magnifiques variations, mais le fil narratif manque. Ces lettres réelles ont le discontinu que la fiction des Liaisons efface : on peut en dire autant de la correspondance de Voltaire. De nombreuses autres raisons contribuent à faire du roman de Laclos un candidat attractif auprès des élèves, ne serait-ce 11 L

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LACLOS

Les Liaisonsdangereuses

Présentation parRené Pomeau

GF, n° 758

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DANGEREUSES

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es Liaisons

dangereuses

s’inscrivent parfaitement dansle programme des classes de Première littéraire au titre

de l’étude de « l’épistolaire ».La comparaison avec d’autres classiques du

XVIII

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siècleplaide en sa faveur.

Les Liaisons

dangereuses

apparaissentaussi polyphoniques mais moins « philosophiques » que les

Lettres persanes

de Montesquieu. Le romanesque chezLaclos est inféodé dans une moindre mesure aux débatspolitiques et sociaux du temps : le travail de recontextua-lisation en est allégé, sauf à ne faire que de l’histoire litté-raire.

La Nouvelle Héloïse

de Rousseau, œuvre volumi-neuse, est elle aussi traversée d’enjeux philosophiques dif-ficiles : ils s’immiscent dans des digressions qui peuventdécourager des lecteurs peu curieux. Les différents recueilsde

Lettres à Sophie Volland

de Diderot qui existent offrentde magnifiques variations, mais le fil narratif manque. Ceslettres réelles ont le discontinu que la fiction des

Liaisons

efface : on peut en dire autant de la correspondance deVoltaire.

De nombreuses autres raisons contribuent à faire du romande Laclos un candidat attractif auprès des élèves, ne serait-ce

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que parce qu’ils peuvent en avoir déjà entendu parler. Il sepeut fort, en effet, qu’il soit connu des élèves, au moins deréputation, à travers ses nombreuses adaptations filmées.Loin d’être un obstacle à l’étude littéraire, la variété des sup-ports engage au contraire une interrogation sur la qualitépropre de l’écriture de Laclos tout en permettant une pre-mière approche, largement ludique et expérimentale, desoutils de la narratologie. Notre séquence tentera de mettre enévidence cette dimension, en soulignant, comme les instruc-tions officielles le préconisent, l’aspect générique et la variétédes registres.

Cette notoriété, qu’elle vienne du cinéma ou de la fréquen-tation des livres, n’est pas exempte d’un parfum de subver-sion qui peut exciter l’intérêt. Disons sans ambages que

LesLiaisons

ont toutes les chances de séduire un public quis’interroge sans austérité sur les règles et les jeux du cœur. Labeauté des

Lettres portugaises

est sans doute moins acces-sible, dans son austérité et sa pudeur classiques, commed’une autre manière la sensibilité touffue de

La NouvelleHéloïse

:

Les Liaisons

offrent cet avantage de pouvoir intro-duire à la rhétorique littéraire des passions sous couvert d’étudedes mœurs licencieuses, en un format qui ne soit ni ascétiqueni décourageant. La vertu formatrice de ce roman d’appren-tissage pervers n’est pas négligeable, et certainement pasnégligée par les adolescents. On peut parier que c’est par cebiais que la dimension d’artifice de l’écriture devient sensibleà des personnes un peu trop enclines à croire à la transparencedu langage dans l’expression des sentiments. La leçon des

Liaisons

est aussi une leçon de sensibilité littéraire mise à laportée des élèves, pour peu qu’ils se prennent au jeu de la lec-ture. Les enjeux de l’explication de texte, dans son démon-tage patient des effets du discours, en deviennent plus pal-pables.

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L’édition GF, qui servait de référence pour l’agrégation, aété assurée par René Pomeau – éminent spécialiste du

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siècle, et en particulier de Voltaire –, qui nous a quitté il

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y a peu. Elle comprend un jeu de notes, une préface et unebibliographie mise à jour en 1996. La Préface

(• p. 9-65)

estdense et intelligemment construite. Elle fournit toutes lesconnaissances nécessaires. La genèse et l’ambition du romansont remarquablement mises en perspective. Plutôt que de lesreprendre, nous avons préféré les mettre en scène dans notreséquence.

Nous avons privilégié l’étude des

Liaisons

dangereuses

entant qu’œuvre complète, mais ce roman polyphonique peut separcourir de nombreuses manières, aussi bien en se canton-nant à sa matière qu’en s’évadant vers des textes avec les-quels il entre en résonance. Le groupement de textes que nousproposons pour la séquence n’est en rien limitatif.

Les Liaisons

sont susceptibles aussi de fournir des extraitsd’appoints dans des groupements de textes portant sur desobjets d’étude divers :

1. « L’épistolaire », évidemment : il est loisible cependantde trouver des thématiques plus retreintes. Ainsi,

Les Liaisonsdangereuses

offrent quelques beaux exemples de « lettresde rupture » (la fameuse lettre des « ce n’est pas ma faute »),de « lettres d’amour passionné » exhibant ou non leursinfluences littéraires (lettres de Danceny, de Mme deTourvel, etc.). Ces lettres seront utilement mises en relationavec d’autres classiques du

XVII

e

au

XIX

e

siècle : roman épis-tolaire (

Lettres portugaises

,

La Nouvelle Héloïse

, etc.), oulettres insérées dans les romans (

Histoire du chevalier DesGrieux et de Manon Lescaut

de l’abbé Prévost,

Le Rouge et leNoir

de Stendhal, pour ne citer que deux romans qui sont liés,en amont ou en aval, aux

Liaisons

).2. L’étude du mouvement des Lumières, au titre de

« mouvement littéraire et culturel français et européen du

XVI

e

au

XVIII

e

siècle », peut mettre

Les Liaisons

en vedette, ou toutau moins y recourir. Le rationalisme pervers et la sensibilitédévoyée s’y côtoient, en une synthèse étonnante des deuxtraits dominants du mouvement des idées au

XVIII

e

siècle. Lafiche pédagogique de l’anthologie sur

Les Lumières

de Ber-trand Darbeau (Étonnants Classiques, n° 2158) traite cetaspect : nous y renvoyons (voir le

Guide de l’enseignant2003-2004

, p. 123-155).

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I I I . P

ROPOS IT ION

DE

SÉQUENCE

PÉDAGOGIQUE

La séquence que nous proposons tente de mobiliser le plusgrand nombre de supports pédagogiques. Un fil conduc-teur soutient ce parcours : par étapes, l’élève est amené às’interroger sur les problèmes d’interprétation que réservel’œuvre. Il reçoit et découvre des éléments de réponse auxquestions simples qui stimulent, avant toute étude, sa lec-ture (Qu’est-ce qu’une personne immorale ? Qu’est-ce quela sincérité des sentiments ? Comment se traduit-elle dansl’écriture ?), tout en pouvant prendre ses distances avec uneanalyse spontanée, empreinte d’idéologie inconsciente. L’en-seignant doit prendre en compte la nature potentiellementpolémique du roman, son aura d’œuvre subversive : la tra-jectoire des séances obéit à un souci d’ôter les illusions desopinions reçues pour mieux faire sentir le travail de l’histoiredans nos représentations aussi bien psychologiques quelittéraires.

On n’hésitera pas à partir de l’expérience et des croyancescommunes des élèves : qu’entendez-vous par libertinage ? Enquoi un film est-il plus ou moins réussi en tant qu’adaptationd’un livre ? Ces interrogations simples se complexifient au filde l’analyse. Elles débouchent sur une meilleure appréciationde la part de convention dans toutes les formes d’expressionhumaine : l’écriture, par la lecture attentive qu’elle exige,devient ainsi plus clairement un enjeu de déchiffrement.

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TABLEAU SYNOPTIQUE DE LA SÉQUENCE

Séances Supports Objectifs Activités

1Approche dulibertinage (I)

Document 1 : Molière, DomJuan (I, 2).

Introduction : montrerl’élaboration littéraired’un « type » : le « li-bertin ».

Recherche devocabulaire ;débat.

2Approche dulibertinage (II)

Texte 1 : • p. 84-85, lettre IV(« vos ordres sont charmants[…] je me vois forcé dedésobéir »).

Sources littéraires et his-toire des idées : l’évo-lution du libertin duXVIIe au XVIIIe siècle.

Explicationde texte.

3Femmes dange-reuses, femmesen danger (I)

Texte 2 : • p. 343-344,lettre CV (« Hé bien ! Petitevous voilà donc bien fâchée[…] troubler votre douleur parde contrariants plaisirs »).Document 2 : Lettre deMme Riccoboni

Pertinence de l’ap-proche morale duroman : perversité etlittérarité.

Explicationde texte.

4Femmes dange-reuses, femmesen danger (II)

Texte 3 : • p. 74-75, Préfacedu rédacteur (« L’utilité del’ouvrage […] je me félici-terai éternellement de l’avoirpublié »).

La suspension de juge-ment comme dispositiflittéraire.

Explicationde texte.

5Manières deconter (I)

Document 3 : Film deS. Frears.

« Narratologiecomparée » : l’intrigueentre les lettres, et lescénario du film.

Film.

6Manières deconter (II)

Texte 4 : • p. 430-439, sé-quence des lettres CXXXV-CXXXVIII.

Lecture polyphoniquede l’action.

Exposés ;analyse del’action.

7L’empire de lalettre (I)

Document 4 : Guilleragues,Lettres portugaises.Texte 5 : • p. 387-388,lettre CXXI (« J’ai reçu voslettres […] l’attentif Belle-roche »).

L’écriture, entreconvention et senti-ments.

Analyse demodèlesd’écriture.

8L’empire de lalettre (II)

Document 5 : Rousseau, LaNouvelle Héloïse.

L’expression des senti-ments dans l’esthé-tique classique et celledes Lumières : évolu-tion.

9L’empire de lalettre (III)

Texte 6 : • p. 444-446,lettre CXLI (« Un homme dema connaissance […] adieutout simplement »).

L’interprétation d’untexte à plusieurs sens.

Explicationde texte.

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SÉANCE 1APPROCHE DU LIBERTINAGE (I)

Les Liaisons dangereuses offrent, littéralement, un « pré-texte » à toute étude : c’est leur réputation de roman« libertin ». C’est de là qu’il faut partir : de la trace de l’his-toire (histoire des idées mais aussi histoire des mœurs) dansun mot connaissant un regain d’actualité. Qu’est-ce que lelibertinage de la fin d’Ancien Régime peut nous apprendrede notre acception de ce terme après la révolution morale etsexuelle opérée au XXe siècle ? En quoi, disons, la libérationdes mœurs invite à jeter un regard rétrospectif sur le liberti-nage d’esprit et de corps ?

• Activités

Ces interrogations s’appuient sur une question simple, àsoumettre à titre de débat (encadré) dans la classe : qu’en-tendez-vous par un homme « libertin » ? Quelle définitiondonneriez-vous intuitivement du terme ? Ensuite, il est bonde chercher dans le dictionnaire. À moins que l’on ne prennela question dans l’autre sens, en partant de la définition dumot « libertin » dans un dictionnaire historique (tel LeRobert), pour inviter à s’interroger sur les raisons de l’évolu-tion de son sens. Quelle que soit l’amorce choisie, elle orientela réflexion vers l’histoire d’un mot plein d’enjeux insoup-çonnés au premier abord.

• Contexte historique

Le libertin de la fin du XVIIIe siècle, qu’immortalise Laclos,et, dans un autre registre, Sade, est le rejeton d’une longuetradition. Son portrait, sa conduite, tout ce qui fait en luil’incarnation d’une raison agressive et du goût éperdu duplaisir, sont indissociablement liés à la société d’AncienRégime dans laquelle il vit et dont il sert de contre-modèle.Dans cette société inégalitaire, la police des mœurs et desesprits revient à l’Église. Le libertin ne peut se comprendrequ’en tenant compte de sa posture de défi, qui se trahit dansson nom : c’est à la fois un homme qui appartient à la frangela plus privilégiée de cette société de privilèges (dont le plusprisé est celui de la naissance), et un homme qui veut selibérer de la religion, alors que celle-ci a pour rôle de veiller

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à l’ordre de cette société d’ordres. À tous les points de vue, lelibertin est « l’enfant gâté » de la société d’Ancien Régime.

On ne s’étonnera pas que ce soit donc la religion qui s’yintéresse de plus près. C’est à elle que l’on doit les premièresdéfinitions, les premiers essais de typologie. Elle fait dulibertin le symbole du refus de l’autorité, l’indice de notrepente naturelle à abuser de notre libre arbitre. C’est dire si lesrelents religieux pèsent lourd dans le diagnostic porté sur lelibertin. On trouve les premières mentions du terme,d’ailleurs, dans les controverses confessionnelles issues desschismes protestants de la Renaissance. Le libertin, qui n’estencore que « spirituel » au XVIe siècle, se distingue par lavolonté d’abuser du droit d’examen prôné par Luther enmatière religieuse. On voit dans cette liberté de pensée reven-diquée (qui explique le terme de libertin) la disposition d’uneâme revêche. C’est ainsi que, dès le début, la condamnationdu libertin est un geste à la fois intellectuel et moral : si lelibertin pense mal en matière de religion, c’est parce que savolonté est mal orientée. On en tire cette conséquence, quiinfluencera toute la perception du phénomène libertin sur plu-sieurs siècles : il ne peut y avoir un esprit sain dans unevolonté malsaine, et réciproquement.

La réversibilité de la condamnation entre l’intelligence del’esprit et celle du cœur fait du « débauché », le libertin decorps, un être prétendant user de sa raison comme il l’entend.Il devient ainsi un libertin d’esprit, ce que tout le siècle clas-sique appellera un « esprit fort ». Mais on ne croit guère enretour à la vertu morale des esprit forts. Bref, le libertin est unpersonnage de polémique enfermé dans une causalité infer-nale où on lui dénie le droit de se justifier dans ses raisonscomme dans ses actes. C’est ainsi que l’Église entend main-tenir son autorité : elle peut condamner d’un même mouve-ment les riches débauchés et les érudits frondeurs commefauteurs de rébellion.

• Traductions littéraires

La première illustration littéraire du libertin apparaît doncau XVIIe siècle, quand le rationalisme conquérant (Descartes)remet en cause les assises de l’autorité de l’Église. On voitalors se développer ce personnage aristocratique, ferventadmirateur des conquêtes nouvelles de l’esprit, qui souhaitefaire entendre son goût des plaisirs et le justifier rationnelle-

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ment, sans le tabou religieux qui pèse sur lui. Tirso de Molinaen propose l’archétype : c’est Don Juan. Personnage mythiqueque reprend, en une synthèse splendide, Molière. Ce libertinn’est pas simplement un être de papier, c’est un véritable per-sonnage social, qui stimule le zèle des apologistes : Pascalécrit ses Pensées en visant un de ces libertins mondains etsavants qu’il a côtoyés avant sa conversion au jansénisme, lechevalier de Méré.

• Document 1 : Molière, Dom Juan (I, II)

DOM JUAN : […] Les inclinations naissantes, après tout,ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amourest dans le changement. On goûte une douceur extrême àréduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, àvoir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à com-battre par des transports, par des larmes et des soupirs,l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre lesarmes, à forcer pied à pied toutes les petites résistancesqu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle sefait un honneur et la mener doucement où nous avonsenvie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître unefois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout lebeau de la passion est fini, et nous nous endormons dans latranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau nevient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur lescharmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’estrien de si doux que de triompher de la résistance d’unebelle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition de cesconquérants, qui volent perpétuellement de victoire en vic-toire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Iln’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : jeme sens un cœur à aimer toute la terre ; et commeAlexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes,pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Le passage qui précède se situe au début de la pièce, il apour fonction de familiariser le spectateur avec le personnagede « seigneur méchant homme » que représente Dom Juan. Ilapparaît comme un fils rebelle, un amant volage et un raison-neur impatient. Il s’amuse des prétentions de son valet, Sga-narelle, à la réflexion : il est vrai que son statut d’aristocratele met à une distance infinie de son valet. En répliquant auxremontrances voilées d’un valet qui ne s’en laisse pas conter,

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le maître peut se laisser aller à quelques épanchements préci-sant sa vision des choses. Il explique ainsi son infidélité poursa dernière conquête, Elvire, qu’il a retirée de force de soncouvent pour se marier avec elle avant de l’abandonner :

On soulignera, dans l’étude du texte :– la métaphore militaire filée (l’aristocratie appartient au

second ordre de la société, celui qui a le privilège de porterl’épée : la métaphore militaire est autant un lieu commun dela rhétorique amoureuse que le rappel de la place du libertindans le monde) ;

– l’apologie de la variété et du changement (motifsbaroques par excellence) : le rejet des conventions socialesimposant la fidélité dans le couple ;

– la figure de l’excès et de la démesure (intensifs, hyper-boles, etc.).

SÉANCE 2APPROCHE DU LIBERTINAGE (II)

• Le type du « libertin »

Mais le XVIIIe siècle modifie sensiblement le sens du mot« libertin ». En cette période des Lumières, où l’Église voit saposition s’éroder, le libertin perd son monopole de contesta-tion de la religion. C’est surtout son avidité des plaisirs quiretient désormais l’attention. Les Lumières ont voulu récon-cilier l’homme avec le monde dans lequel il vit. La créature areçu de son créateur la recherche du plaisir. Certains pensentmême que ce plaisir est une forme d’instinct qui lui indique lechemin à suivre. Tous ne vont pas jusqu’au bout de cettelogique hédoniste radicale, mais chacun reconnaît la promo-tion nouvelle apportée aux conditions de vie, sociales et poli-tiques. Bref, on veut vivre mieux. Le libertin est à l’avant-garde de cette revendication. Il la pousse parfois jusqu’auparoxysme : il devient alors un débauché, un « roué » (car ilmérite la « roue »), terme que Laclos rappelle d’emblée(lettre II, • p. 82).

Dorénavant le libertin est ce personnage, toujours bienplacé dans la société, souhaitant en plier les règles pourqu’elles servent ses plaisirs. C’est un « mondain » (commedirait Voltaire, qui, d’ailleurs, ne fut pas étranger à une cer-taine mode licencieuse), mais un mondain qui pervertit leprincipe d’utilité sociale : il veut que la société le serve, et

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non le contraire. Le libertin devient un être ambigu : à la foisil porte une revendication essentielle des Lumières (préférerle bonheur sur terre) tout en affichant une profonde méfianceenvers la marche de la société. Cette ambiguïté est apparentedans le premier succès de scandale de la littérature d’inspi-ration libertine : l’Histoire du chevalier Des Grieux et deManon Lescaut de l’abbé Prévost (1731). L’héroïne, commeCécile Volanges, sort du couvent quand elle est littéralementtransportée par le coup de foudre qu’elle connaît avec le che-valier Desgrieux. Ce couple innocent mais sans formation vaparcourir alors tous les milieux de la débauche mondaine dela société de la première moitié du XVIIIe siècle, avant de finirtragiquement au bas de l’échelle. Si la morale est sauve,puisque l’imprudence de Manon a été châtiée, on retient sur-tout le tableau complaisant des vices. L’abbé Prévost estaccusé de faire l’apologie du vice derrière une façademoralisatrice : c’est le jugement récurrent sur cette littérature,auquel Les Liaisons dangereuses n’échappent pas.

Autre figure du libertinage en littérature, qui a plus sûre-ment inspiré Laclos : Les Égarements du cœur et de l’espritde Crébillon fils (1736). C’est l’apogée et le carrefour d’ungenre. Le roman y est un moyen d’investigation du cœurhumain dans sa poursuite égoïste du plaisir, mais cet égoïsmemême est devenu une valeur socialement reconnue. Le badi-nage voluptueux est devenu un ton, une manière de faire et dedire. L’écriture ne tombe jamais dans le trivial tout en le sug-gérant constamment, contrairement à toute une productionérotique qui fleurit en avançant dans le siècle (Thérèse philo-sophe du marquis d’Argens, 1748) : c’est que le langage deslibertins est inféodé aux règles de la conversation, commeleur conduite à la loi du ridicule. On retrouvera cette manièrechez Laclos, à cinquante ans de distance. Le libertin estcontre la rigidité de la société d’Ancien Régime, notammenten matière sexuelle : il est seul face la majorité. En mêmetemps, sa solitude se nourrit d’un cadre social qu’il doit main-tenir au risque de sombrer avec sa disparition. Le libertin estun parasite : il dévoie les règles sociales tout en les recondui-sant. Que seraient Valmont et Merteuil sans leurs privilègeset leur art de la parole, qui sont le produit d’un savoir-vivredont ils héritent ?

Du XVIIe au XVIIIe siècle, le libertin connaît des traits cons-tants. Cependant, son insertion dans une économie du mal achangé : ce n’est plus la figure du défi frontal avec Dieu qui

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retient l’attention. En cette fin des Lumières, c’est l’image dela perversion sociale qui domine. Les libertins sont les pro-duits viciés d’une société viciée : le mal n’est plus enl’homme chez Laclos, il est dans le jeu pervers d’une sociétéqui laisse certains fortifier uniquement leur égoïsme.

• Explication de texte

Objectifs : souligner la pérennité de certaines caractéristiquesdu personnage du libertin, et recenser ses traits distinctifs.On s’appuiera sur la comparaison avec le texte de Molière,à l’autre borne de la littérature classique.

C’est la première fois que Valmont s’exprime dans leroman. L’orchestration des premières lettres du roman luidonne en ouverture l’allure d’une scène démultipliée d’expo-sition, à la manière du théâtre. On y fait donc connaissanceavec celui qui répond à l’invitation formulée par la marquisede Merteuil dans la lettre II (• p. 81-83). C’est l’occasion devoir les premières manœuvres de cet homme qui se présented’emblée par son sens tactique : ne fait-il pas deux choses enmême temps dans cette lettre ? À la fois révéler ses derniersexploits amoureux et tenter de refuser la proposition de sadestinataire.

On mettra en évidence dans le commentaire, comme pourle texte de Molière :

– le recours à la métaphore militaire (« conquérir est notredestin ») ;

– l’affleurement de la thématique de l’excès, même dansl’autodérision (« tout monstre que vous dites que je suis ») ;

– le goût de la variété.On notera, en outre, de nouvelles dimensions, propres aux

Liaisons, venant compliquer ce premier parcours thématiquedu libertinage :

– le ton de persiflage badin véhiculé par les parodies irré-ligieuses (« dans cette mission d’amour, vous avez fait plusde prosélytes que moi »). Les rapports de force entre les indi-vidus se font dans le registre de la violence symbolique (pou-

→ Texte 1 : lettre IV, de Valmont à Mme de Merteuil. « Vosordres sont charmants […] je me vois forcé de désobéir »(• p. 84-85)

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voir du langage, action sur les sentiments), plutôt que danscelui de la force physique (comme Don Juan enlevantElvire) : même la scène de viol (lettre XCVI, • p. 310-314)« gaze » – comme on dit à l’époque – sa crudité ;

– la tactique de l’esquive (de l’ordre implicite contenu dansla lettre de Mme de Merteuil) : cela place d’emblée les rela-tions entre les deux protagonistes principaux sous le signe de larivalité. Le libertinage n’est plus la révolte d’une âme singu-lière et isolée, c’est le mode de vie d’une société qui se choisit(dans le sous-titre, Les Liaisons dangereuses sont désignéescomme des lettres « recueillies dans une Société »). L’indivi-dualisme du libertin doit composer avec les contraintes dumilieu qu’il se crée : le défi est permanent entre les libertins,c’est un héritage aristocratique. Il constitue un moteur del’action pour le roman. L’intrigue des Liaisons est en effetbâtie sur un système de relance et de surenchère.

• Conclusion/transition :roman libertin ou roman sur le libertinage ?

On peut voir dans la virtuosité de Laclos une déforma-tion professionnelle. Ce militaire en rupture de ban est untacticien : il manipule son lecteur comme il fait de ses hérosdes stratèges des sentiments. Plus concrètement, le témoi-gnage de Tilly dans ses Mémoires parus après la mort deLaclos (cité dans l’introduction, • p. 25-26) évoque le sou-venir des mœurs militaires. L’origine du roman dans les sou-venirs de débauches grenobloises a incité à voir dans LesLiaisons dangereuses un « roman à clés » où Laclos apparaîten journaliste complaisant. Quelque tentante que soit cetteinterprétation, elle ne résiste pas à l’examen de la person-nalité de Laclos, homme aux mœurs déjà « bourgeoises ».Laclos n’est pas un libertin, mais le spectateur engagé dulibertinage de son temps.

Œuvre de dénonciation ou œuvre de complaisance, LesLiaisons dangereuses n’en finissent pas d’exciter et de déce-voir notre jugement. L’effet est sans doute recherché parl’auteur lui-même : la condamnation qu’il formule du liberti-nage n’empêche sans doute pas une familiarité avec celui-ci,si ce n’est une fascination pour ses effets. C’est ainsi que laquestion de la morale du roman s’impose, et ce depuis saparution.

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SÉANCE 3FEMMES DANGEREUSES,FEMMES EN DANGER (I)

La portée morale d’une œuvre de fiction est une interroga-tion surgissant spontanément de la lecture commune, qui nes’embarrasse pas de scrupule de jugement. Mais c’est unequestion aussi proprement esthétique, qui ne laisse muets nila doctrine classique ni les créateurs. Vivant sur le legs clas-sique (instruire et plaire), le roman des Lumières ne cessecependant de profiter du régime particulier de la fiction auregard de la vérité pour en faire l’outil d’exploration privi-légié des difficultés morales. La « bienséance » en pâtit, si la« vraisemblance » y gagne. Le roman est regardé de prèspar les autorités : on soupçonne qu’il puisse corrompre lesmœurs. Si la vigilance de la censure ne peut lutter contrel’engouement du public, l’Église se charge de prévenir sesouailles, au premier rang desquelles les femmes, sur le dangerdes lectures lascives qui excitent les passions désordonnéesau lieu de les réformer. Le roman acquiert ce statut ambigud’œuvre à la fois futile et suspecte. Et pourtant, seule la« littérature » (bien que le terme dans son sens actuel soitencore inconnu), en tant que forme d’expression des senti-ments, est une carrière ouverte aux femmes, qui s’y illustrentavec brio depuis Mme de La Fayette. On accorde donc auxfemmes, dans le domaine créatif, les passions, puisque c’estle lieu que la nature leur a dévolu, mais on le fait avecméfiance. La femme étant en cette période considérée commeun être mineur, les remontrances contre la lecture des romansvisent une faiblesse de leur nature que ne fait qu’irriter leuréducation.

Qu’on ne croie pas qu’au crépuscule du siècle ces consi-dérations morales, teintées de paternalisme, soient horsd’usage : la sensibilité rousseauiste qui se développe dans ledernier quart du siècle accentue la pente morale de l’esthé-tique romanesque. La lecture, pour instruire véritablement,doit préserver un cœur pur, exempt des artifices que véhiculele roman. Et Rousseau ne craint pas, à longueur de romans,d’en déconseiller aux femmes la lecture (voir son Émile) !Laclos, en disciple de Rousseau, ne prétend pas se soustraireà cette obligation morale. Il veut être aussi bon romancier quele Genevois qu’il admire tant. Ne dit-il pas dans un compterendu de Cécilia ou les Mémoires d’une héritière, de Miss

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Burney (Londres, 1782), paru en 1784 dans le Mercure deFrance : « La Nouvelle Héloïse, le plus beau des Ouvragesproduits sous le titre de Roman » (Gallimard, « Bibliothèquede la Pléiade », p. 469) ?

• Une éducation perverse

Si le tableau du vice peut sembler un spectacle instructif àl’auteur des Liaisons dangereuses, c’est parce qu’il croit en lavertu pédagogique du roman. Laclos est, de ce point de vue,un homme des Lumières, qui, comme le philosophe Helvé-tius (De l’esprit, 1758), pense que l’éducation, la lutte contreles préjugés sont l’unique remède aux maux de la société.Or comprendre (c’est-à-dire soigner) le mal implique deconnaître ses symptômes. Laclos fait œuvre de clinicien, seulmoyen d’être bon moraliste : c’est le sens à donner à l’épi-graphe de Rousseau qui figure sous le titre : « J’ai vu lesmœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres » (• p. 69).

Pourtant il faut avouer qu’on est loin du tableau d’une édu-cation modèle, telle que Rousseau la décrit dans son Émile. Ilfaut reconnaître une part d’ironie à ne montrer que les écueilsd’une éducation qui inverse et renverse les principes de basede la moralité. Le mensonge n’est plus le contraire de lavérité : c’est une arme qui nous est donnée pour agir confor-mément à un but. Et le but est le plaisir, on ne s’en cache pas.Ainsi le bonheur devient affaire d’adaptation des moyens auxfins. On ne s’étonnera pas que cette éducation, qui prendl’exact contre-pied des préceptes communément reçus, seformule tout d’abord par le biais de l’antiphrase. Merteuildonne à Cécile une leçon de machiavélisme sentimental quiest comme une parodie des conseils maternels.

• Explication de texte

Texte fascinant par sa violence souterraine (n’oublions pasque Cécile s’est plainte du traitement dégradant de Valmontqui a abusé d’elle ; voir lettre XCVI, • p. 310-314), qui sedissimule et se parodie à la fois, cette ouverture de la

→ Texte 2 : lettre CV, de Mme de Merteuil à Cécile Volanges.« Hé bien ! Petite vous voilà donc bien fâchée […] troubler votre douleur par de contrariants plaisirs »(• p. 343-344)

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lettre CV constitue un chef-d’œuvre d’ironie. C’en est aussila pédagogie :

– Il faut lire tous les préceptes de manière inversée (« toutdire à votre mère », etc.) : ce travail de déchiffrement s’éla-bore dans les premières lignes du texte où l’on décèle, der-rière le ton de compassion affiché tout d’abord (« bienfâchée, bien honteuse »), une marque d’exaspération crois-sante par l’accumulation des contradictions apparentes dudiscours (« Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie desavoir ! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables »).Dès le début, donc, l’apprentissage est au cœur de la lettre :Cécile doit se former à cette nouvelle école de la vie que luipropose Mme de Merteuil en percevant dorénavant derrièrele sens littéral le sens caché, qui est le plus important.

– La leçon se formule en usant des tonalités affectives, aupathétique feint. Il y a comme une théâtralisation dans l’écri-ture qui, par le jeu des modalités, l’inscription du dialogisme,fait de ce passage une scène fantasmée de remontrance mater-nelle attendue. Le lien maternel réel est cependant rendu sus-pect (« Votre tendre mère, toute ravie d’aise, et pour aider àvotre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ») :Mme de Merteuil se présente finalement en mère perverse desubstitution. À l’empathie maternelle habituelle, elle subs-titue la distance de l’analyse, quand ce n’est pas le mépris.

– Des valeurs émergent de cette première mise en pratiquede la morale nouvelle, dont Mme de Merteuil fait en mêmetemps la théorie : le respect de l’apparence en est le centre.Leçon directement inspirée de Rousseau : le monde socialnous aliène à nous-mêmes, il le dit dès le Discours sur l’ori-gine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.Laclos double la leçon rousseauiste : dans un monde dépravé,seule l’apparence du respect de la loi compte. Le principerégulateur des actions est la commodité que l’on y trouve.

SÉANCE 4FEMMES DANGEREUSES,

FEMMES EN DANGER (II)

• Le statut des femmes

On ne s’étonnera pas que l’ambiguïté de la démarche deLaclos ait choqué. Elle a plus encore choqué parce quecette éducation perverse était dispensée par un personnage

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féminin. Le roman, genre « pour femmes » par excellence, sefait le peintre des pires difformités morales que les femmespuissent atteindre. Leur tendrait-il un miroir déformant etpeu flatteur ? Évidemment Laclos, mari modèle, a toutes lespièces pour se disculper d’une telle accusation. Il appartient,avec Beaumarchais, Condorcet et Helvétius, à ces hommes delettres soucieux d’octroyer au « sexe imbécile » (c’est-à-dire« faible ») une place plus importante dans la société. LaRévolution semblera même, à quelques-uns d’entre eux,l’occasion inespérée d’accorder aux femmes des droitsélargis en brisant le cadre juridique de sujétion dans lequel lesmaintient l’Ancien Régime. Dès le début de ses succès litté-raires, la cause féminine sera un cheval de bataille pourLaclos qui écrit des essais sur le sujet, regroupés sous le titreDes femmes et de leur éducation.

Encore faut-il ne pas commettre de contresens sur le« féminisme » avant la lettre dont ces écrivains, tousinfluencés par la philosophie, font indéniablement preuve. Lebadinage du Mariage de Figaro (1787) s’échoue sur la fautede la mère adultère que met en scène la dernière pièce de latrilogie de Beaumarchais écrite sous la Révolution (La Mèrecoupable). De la même manière, la conception de Laclosn’inscrit pas le rapport entre les sexes sur un pied de stricteégalité. Comme pour tous les penseurs des Lumières, Laclossouscrit à cette idée selon laquelle la société doit préserveravant tout en la femme la mère. Les rigueurs de la fidélitésont inscrites nécessairement dans une telle répartition desrôles. On est ainsi plus enclins à l’indulgence pour les trom-peries masculines. Mme de Tourvel le reconnaît en répétantles conseils de Mme de Rosemonde après avoir surpris Val-mont en flagrant délit d’infidélité (« Pour les hommes, dites-vous vous-même, l’infidélité n’est pas l’inconstance »,lettre CXXXIX, • p. 439).

L’intérêt de la réaction de Mme de Riccoboni, romancièreen vue et amie de la famille Laclos, se situe dans l’incompré-hension têtue qu’elle traduit du dessin de l’auteur. Elle nepeut voir dans le choix littéraire de Laclos qu’une manière demettre en valeur le vice sous les dehors les moins engageantspour l’image des femmes. Avec pragmatisme, cette roman-cière, qui défend et son sexe et ses aptitudes à l’art, pense queLaclos met en péril l’émancipation des femmes.

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• Document 2 : troisième lettrede Mme Riccoboni à Laclos, avril 1782 1

Malgré tout votre esprit, malgré toute votre adresse à jus-tifier vos intentions, on vous reprochera toujours, Mon-sieur, de présenter à vos lecteurs une vile créature, appli-quée dès sa première jeunesse à se former au vice, à sefaire des principes de noirceur, à se composer un masquepour cacher à tous les regards le dessein d’adopter lesmœurs d’une de ces malheureuses que la misère réduit àvivre de leur infamie. Tant de dépravation irrite et n’ins-truit pas. On s’écrie à chaque page : cela n’est point, celane saurait être ! L’exagération ôte au précepte la forcepropre à corriger. Un prédicateur emporté, fanatique, endamnant son auditoire, n’excite pas la moindre réflexionsalutaire. Il en a trop dit, on ne le croit pas. Ce sont lesvérités douces et simples qui s’insinuent aisément dans lecœur ; on ne peut se défendre d’en être touché parcequ’elles parlent à l’âme et l’ouvrent au sentiment dont onveut la pénétrer. Un homme extrêmement pervers est aussirare dans la société qu’un homme extrêmement vertueux.On n’a pas besoin de prévenir contre les crimes ; tout lemonde en conçoit de l’horreur. Mais des règles deconduite seront toujours nécessaires, et ce sera toujours unmérite d’en donner. Vous avez tant de facilité, Monsieur,un style si aimable, pourquoi ne pas les employer à pré-senter des caractères que l’on désire d’imiter ?

• Conclusion/transition : la question du point de vue

Rien n’y fait : le rousseauisme de Laclos a beau être véri-table et conséquent, le lecteur restera toujours perplexedevant le dessein moral du roman. L’auteur est au-dessus detout soupçon cependant. Ce qu’il convient plutôt d’incri-miner, c’est la dynamique interprétative qu’insinue le roman.Car s’il y a bien une morale de Laclos, il y a surtout uneforme de suspension morale orchestrée par le dispositif duroman. Le roman à plusieurs voix permet de saisir simultané-ment les raisons que se donnent à eux-mêmes les protago-nistes de l’action. Une vision à plusieurs points de vue simul-tanés, telle que la permet ce type de roman épistolaire

1. Voir Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,p. 763.

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(contrairement à un film, plus proche du roman classique),entraîne une complexité qui favorise la perplexité.

Or, en multipliant les points de vue, il y a toujours uneraison susceptible d’expliquer, voire de pardonner, tous lesvices : l’autobiographie de la lettre LXXXI (• p. 260-271)fonctionne de ce point de vue comme un véritable outil desuspension du jugement : on ne peut plus regarder le person-nage de Mme de Merteuil avec la même sévérité à l’issue desa lecture. Quand il n’existe plus d’instance pour fixer lejugement (comme peut le faire un narrateur omniscient), onest devant le spectacle perturbant d’un monde où, pour paro-dier Pirandello, « chacun sa vérité ». Cette incertitude dujugement est mise en place dès le début par les pièces qui pré-cèdent le recueil, et font partie intégrante de son fonctionne-ment interprétatif.

• Explication de texte

Avant même l’ouverture véritable du roman, le terrain surlequel Laclos veut entraîner son lecteur paraît miné. L’ironies’inscrit d’emblée dans la lecture du roman par la contradic-tion qui se dégage des deux pièces liminaires, l’Avertisse-ment de l’éditeur et la Préface du rédacteur.

La Préface, avant notre extrait, fournit des indicationsretorses : si le subterfuge traditionnel du manuscrit de lettresauthentiques est reconduit, le rédacteur précise immédiate-ment qu’il s’est permis quelques retouches et amendements(• p. 72). Malgré le rejet du caractère fictif de l’œuvre, décla-ration qui fleurit en cette période de dénégation de la fiction,le travail de composition avoué par le rédacteur est en droitd’intriguer le lecteur : toute modification n’entraîne-t-elle pasune orientation du texte soumis à l’appréciation du lecteur ?Ignorant cette interrogation, le rédacteur se permet alors des’autoriser de la véracité de ces lettres pour en vanter la leçonmorale : c’est notre passage.

On remarquera que les femmes sont aux premières loges :c’est à elles que le roman peut apporter des conseils, résumés

→ Texte 3 : Préface du rédacteur. « L’utilité de l’ouvrage […]je me féliciterai éternellement de l’avoir publié » (• p. 74-75)

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en « deux vérités importantes ». La première concerne « toutefemme » et la seconde « toute mère ».

Le texte défend l’utilité morale des lettres en l’appuyantsur une anecdote présentée comme véridique selon laquelle« une bonne mère » a fait l’éloge du manuscrit et déclaré (letexte est au style direct, entre guillemets) « rendre un vrai ser-vice à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de sonmariage » (• p. 75). Le roman est donc bien un substitut, si cen’est un « supplément » pédagogique.

Mais cette leçon sérieuse est minée par le soupçon établi dèsl’Avertissement de l’éditeur qui soutient d’emblée avoir « defortes bonnes raisons de penser que ce n’est qu’un roman ». Onfeint de s’étonner de l’invraisemblance de la corruption despersonnages en vantant ironiquement « ce siècle de philoso-phie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu,comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes lesfemmes si modestes et si réservées » (• p. 70). Le tour de forcede l’éditeur est de prendre prétexte du caractère fictif del’ouvrage pour mieux insinuer une leçon de vérité qui se dit parantiphrase : l’époque actuelle est corrompue, et ses prétentionsà mieux éduquer infondées. L’anecdote de la « bonne mère »n’a plus, dès lors, qu’à rejoindre le monde de la fiction, tandisque sa leçon peut se lire désormais, elle aussi, par antiphrase(contre le vœu de l’auteur ?)…

SÉANCE 5MANIÈRES DE CONTER (I)

• Une adaptation cinématographique

La théâtralité du roman de Laclos a suscité de nombreusesadaptations tant au théâtre qu’au cinéma. Le fil narratif estconcentré sur quelques personnages clés facilement identi-fiables. Ils fonctionnent comme des types (les libertins dehaute volée, la femme vertueuse, l’amoureux transi, l’ingé-nue, etc.). Le lecteur très rapidement est amené à se faire unereprésentation complète des protagonistes, tant psycholo-gique, sociale que physique. Le cinéma ou le théâtre n’ontplus qu’à mettre en image les effets implicites de la lecture duroman épistolaire. L’action, concentrée en quelques mois,participe de cette efficacité narrative du roman : la trajectoirede l’intrigue obéit à une courbe simple tendue par l’attentefinale de la chute des libertins.

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Mais alors l’œuvre change de statut : la restitution del’argument par l’image impose nécessairement un point devue, celui du dispositif optique du tableau ou du plan. Si bienque les adaptations réalisent une dimension absente del’œuvre originale, en effaçant les effets de répétition desmêmes événements rapportés de diverses manières.

Le recours à l’adaptation cinématographique de StephenFrears, unanimement saluée, constitue une voie pour mieuxappréhender la spécificité du traitement épistolaire polypho-nique tel que Laclos l’a mis en œuvre. On sera sensible à cequ’on peut appeler les « effets de transfert » créés par lechangement de support : comment, par exemple, la qualitéd’écriture, qui est une mise en scène d’un art de vivre dutemps, passe, à l’écran, dans le choix des décors, des cos-tumes, dans la rédaction des dialogues. L’étude d’uneséquence du livre doit permettre, en conclusion, d’apprécierla richesse du choix épistolaire de Laclos.

• Document 3 : Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears

Questions qui sous-tendent le visionnage :1. Fidélité de l’adaptation à l’intrigue romanesque ? Des

impasses, des remaniements ?2. La place de l’objet « lettre » dans le film : permet-il de

soupçonner le caractère épistolaire du roman ?

SÉANCE 6MANIÈRES DE CONTER (II)

Outre celle de Frears, on dispose principalement de troisautres adaptations filmiques de l’œuvre de Laclos : celle deRoger Vadim (Les Liaisons dangereuses 1960, 1969), cellede Milos Forman (Valmont, 1989) et le téléfilm de JoséeDayan (Les Liaisons dangereuses, 2003). On peut proposerun exposé sur chacun ou sur l’ensemble de ces films. Lepropos est alors de comparer des choix d’adaptation, et d’enévaluer la réussite. Le but est de compléter les élémentsd’analyse fournis par l’étude du film de Frears.

• Exposé(s) d’élève(s)

Le visionnage des films s’impose pour l’élève, mais il peutêtre complété par une recherche des critiques sur le film dans

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les magazines spécialisés, à faire en médiathèque et/ou parinternet.

Exposé court (10-15 minutes) autour des axes suivants :– Maintien du cadre historique original (Frears, Forman)

ou au contraire « traduction » plus ou moins contemporaine(Vadim, Dayan). Qu’est-ce qui motive de telles « actualisa-tions » ? Vous paraissent-elles convaincantes ?

– En quoi reflètent-elles l’évolution des mœurs en Occidentdepuis quarante ans ?

• Conclusion/transition : le « supplément » épistolaire

On n’étudiera pas cette longue séquence linéairement, à lamanière des explications de texte. Le propos est plus circons-crit et moins stylistique :

– Le dispositif : l’action se déroule à l’Opéra, lieu desfaux-semblants et des changements de décors, de l’illusion etde l’apparence, apparence sociale aussi. La théâtralisation del’épisode est constante. Deux « scènes » d’ailleurs se croisentici, deux lieux de l’action, représentés par chacun des car-rosses. Le carrosse de Valmont en particulier devient le pointde focalisation des récits : qu’y voit-on (de l’extérieur) ? Quese passe-t-il (à l’intérieur) ? La question devient : y-a-t-il desapparences assez trompeuses pour renverser l’évidence ?

– Deux niveaux se superposent inextricablement, la ren-contre à l’Opéra et ses différents comptes rendus. Soit : les faitset leur reflet dans les lettres. Mais cette opposition entre la« réalité » et les mots qui la traduisent ne peut rendre comptede la dynamique insufflée par l’échange épistolaire. Le flagrantdélit de tromperie s’avère aussi ambivalent pour Mme deTourvel (qui change radicalement sa façon de voir entre lalettre CXXXVI, • p. 432-433, et la lettre CXXXIX, • p. 439-440) que pour Valmont lui-même : on a des raisons de croireque celui-ci joue aussi un « rôle » auprès de la marquise dans lalettre CXXXVIII (• p. 437-439), pas plus « sincère », donc,que la lettre d’explication (lettre CXXXVII,• p. 433-436).

– Les protagonistes principaux de l’action, Valmont etMme de Tourvel, sont aussi les auteurs des relations : le troi-sième personnage de cette rencontre, la courtisane Émilie,

→ Texte 4 : séquence des lettres CXXXV-CXXXVIII(• p. 430-439)

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n’apportant pas son point de vue, elle en est réduite à un rôlede faire-valoir dans les différentes versions qui se succèdent.

– Le point de vue ne constitue pas seulement une sélectiondes événements en fonction de celui qui parle : il se manifesteencore dans l’influence que le destinataire exerce. La com-préhension de l’épisode est liée aux révélations fournies parValmont à la marquise de Merteuil, qui nous montrent les« coulisses » d’un spectacle vu, jusqu’à présent, du parterre.Pour autant, pas plus la représentation elle-même quel’aperçu des coulisses ne sont en mesure de rendre compte del’enjeu de l’épisode. La question n’est pas de savoir ce quis’est passé (la lettre CXXXVI, la plus violente, ne relateaucun fait) mais quelle illusion on est prêt à entretenir :dilemme qui ne concerne pas seulement Mme de Tourvel.

SÉANCE 7L’EMPIRE DE LA LETTRE (I)

• Du bon usage des règles : l’écriture classique

Le roman par lettres ouvre donc un horizon original àl’expression artistique. Les auteurs s’en sont avisés bienavant Laclos. Ils en ont fait un laboratoire de l’expressionsensible : ce medium est censé faire entendre une voix singu-lière, au plus près de sa source. C’est pourquoi, plus encoreque dans le roman en général, les lettres opacifient le rapportà la fiction de toute création romanesque. Les supercherieslittéraires y sont légion, depuis l’origine du genre : les Lettresportugaises de Guilleragues se sont diffusées tout d’abordsans nom d’auteur, comme un témoignage authentique.

Le recours à la lettre exacerbe les tensions au cœur del’esthétique classique de l’écriture. L’expression est singu-lière, mais le langage est de convention. L’individu estconduit par ses passions, mais le langage est le véhicule de lapensée, et donc de la raison. Pour faire converger ces deuxordres contradictoires, la théorie classique a distingué l’utili-sation de modèles d’écriture, part de la convention allouée àl’expression individuelle, de l’irruption des passions au cœurdu langage, qui en dérègle le cours normal. D’un côté, unedistanciation assumée, où le je se plie à l’empire de la cou-tume (« vraisemblance » et « bienséance » classiques yveillent) ; de l’autre, une surcharge affective du langage que

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trahit un discours traversé de singularités (les figures en sontle révélateur).

• Document 4 : Guilleragues,Lettres portugaises, 1669, troisième lettre 1

Je ne sais pourquoi je vous écris, je vois bien que vousaurez seulement pitié de moi, et je ne veux point de votrepitié ; j’ai bien du dépit contre moi-même, quand je faisréflexion sur tout ce que je vous ai sacrifié : j’ai perdu maréputation, je me suis exposée à la fureur de mes parents,à la sévérité des lois de ce pays, contre les religieuses, et àvotre ingratitude, qui me paraît le plus grand de tous lesmalheurs : cependant je sens bien que mes remords ne sontpas véritables, que je voudrais du meilleur de mon cœuravoir couru pour l’amour de vous les plus grands dangers,et que j’ai un plaisir funeste d’avoir hasardé ma vie et monhonneur ; tout ce que j’ai de plus précieux ne devait-il pasêtre à votre disposition ? Et ne dois-je pas être bien aise del’avoir employé comme j’ai fait : il me semble même queje ne suis guère contente ni de mes douleurs ni de l’excèsde mon amour, quoique je ne puisse, hélas ! me flatterassez pour être contente de vous ; je vis, infidèle que jesuis, et je fais autant de choses pour conserver ma vie quepour la perdre. Ah ! j’en meurs de honte : mon désespoirn’est donc que dans mes lettres ? Si je vous aimais autantque je vous l’ai dit mille fois, ne serais-je pas morte, il y alongtemps ?

• La subversion des règles

La doctrine classique place le sujet dans une positioninconfortable : dans l’équilibre de son expression, il seconforme à une norme qui ne le distingue pas ; dans le jeu dela passion, il perd les moyens de se faire comprendre. Cet« encadrement » des moyens expressifs du sujet est parfaite-ment en accord avec la représentation que le siècle classiquese fait de l’homme : toute manifestation excessive de soitémoigne d’un trop-plein d’amour-propre, que la volonté doitcombattre.

Néanmoins, une conséquence inattendue de cette concep-tion, dont la comédie profite, c’est d’ouvrir les voies d’une

1. Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne et autres romans d’amourpar lettres, GF-Flammarion, 1983, p. 79-80.

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critique de l’imitation. Si les modèles ont la primauté, quellemarge de manœuvre allouent-ils aux variations qu’ils ins-pirent ? Pour le dire autrement, si la règle, en fonction de telsacteurs et de telle situation, me dit comment écrire, qu’est-cequi distinguera mon degré de réussite dans l’usage de larègle ? Bref, suffit-il d’être un ardent défenseur de la règle, unhumble utilisateur des modèles, pour être un bon écrivain ?On se doute que non, mais la théorie en elle-même ne donnepas les outils pour penser cette difficulté.

La doctrine esthétique au siècle des Lumières se maintientavec un soupçon de plus en plus évident sur la vertu desmodèles. Laclos en donne une illustration aussi brillante quefacétieuse.

• Explication de texte

Cette lettre constitue un morceau de bravoure du roman :on peut la voir comme la réécriture de la scène du poème cen-suré par Alceste, le héros du Misanthrope de Molière (I, 2). Sice n’est qu’ici la leçon mordante n’est plus donnée par un« atrabilaire amoureux » mais par une libertine qui ne peutaimer. C’est en quelque sorte une leçon cynique sur l’écrituresentimentale :

– Ce paradoxe au cœur de la poétique épistolaire que pro-pose implicitement Mme de Merteuil plonge vite le lecteurdans le vertige : il faut rappeler d’emblée que la science del’expression des sentiments qui s’y dévoile émane d’une per-sonne dont on peut soupçonner qu’elle est plus sensiblequ’elle ne veut le laisser paraître aux charmes de son destina-taire (le jeune et naïf chevalier Danceny, dont la marquises’est entichée). Cette leçon d’insincérité provient donc d’uncœur sincère.

– Les conseils visent la précision de l’expression amou-reuse : « chaque sentiment a son langage qui lui convient ».Ils paraissent donc rejeter toute forme de déguisement entrel’intention et l’expression. Cependant, chaque expressionréussie parvient à vivre par ses propres moyens sans plus être

→ Texte 5 : lettre CXXI, de Mme de Merteuil au chevalierDanceny. « J’ai reçu vos lettre […] l’attentif Belleroche »(• p. 387-388)

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liée à l’intention qui lui a donné naissance. L’analyse du lan-gage passe ainsi, sans le dire, d’une éthique des effets du dis-cours dans l’écriture (chaque expression traduit un sentimentvrai) à une rhétorique des effets perçus par le lecteur (quelleimpression de moi-même, à travers les mots que j’utilise, vase faire celui qui me lit ?). La marquise le dit plus clairementencore dans une autre leçon d’écriture, celle qu’elle donne àCécile Volanges (Post-scriptum de la lettre CV : « quandvous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pourvous », • p. 347).

– Ironie de cette herméneutique retorse : la qualité d’ana-lyse de celui qui lit permet alors d’exiger de celui quis’exprime de se libérer du piège des mots. Et la marquise peutainsi boucler sa leçon par une pirouette en invitant son jeunecorrespondant à « me dire votre façon de penser et de sentir,et non pour m’envoyer des phrases que je trouverai sans vous[…] dans le premier roman du jour ». La supériorité de lamarquise se lit dans cette prétention à dévoiler l’artifice detoute expression suspecte et à pouvoir percer l’intention decelui qui s’exprime.

SÉANCE 8L’EMPIRE DE LA LETTRE (II)

• Le laboratoire des styles

On a perçu très tôt les difficultés de ce genre d’écriture :c’est qu’à vouloir restituer, dans la fiction, des manières des’exprimer révélant une tournure singulière, on risque de nedécouvrir que la singularité de l’auteur réel des lettres. Unpeu comme on reproche au théâtre de Marivaux de prodiguerun peu trop d’esprit et de belles phrases à ses personnages devalet ou de servante, contre toute vraisemblance. C’est queMarivaux, dit-on, ne peut s’empêcher de donner à toutes sescréatures de théâtre la touche « métaphysique » de sa façonde penser et de dire. Alors on se restreint à la voix d’un seulcorrespondant, suivant Guilleragues, ou l’on met, dans lesromans épistolaires polyphoniques, la singularité des voix ausecond plan derrière le message de l’œuvre : Montesquieu enest une illustration.

La conquête à la fois théorique et pratique de l’écritureépistolaire, on la doit à Rousseau. Sa Nouvelle Héloïse (1761)est le plus grand succès romanesque du siècle. Ce philosophe

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sensible, en rupture de ban avec ses contemporains, élaboreune théorie du langage originale que les grands romans met-tent en pratique. Mais sa formulation est à chercher dans sonEssai sur l’origine des langues : curieusement, le fonctionne-ment du langage s’explique par analogie avec la musique.Rousseau conteste le classicisme musical de Rameau, quis’appuie sur la primauté du système harmonique dans lacomposition : la mélodie, c’est-à-dire la voix singulière dumorceau au sein de l’arrangement, apparaît comme la résul-tante de règles qui la dépassent, le produit d’une dynamiqueabstraite et générale qui en contraint le cours. Pour Rousseau,au contraire, la mélodie est première : c’est elle qui guide etnourrit la création. De la même manière, c’est la voix quiporte le système du langage, et non l’inverse : disons, plusconcrètement, que le cri est antérieur au langage articulé. Uti-liser adéquatement le langage, c’est donc faire entendre dansle masque déformant des mots, des phrases, de toutes cescouches dont la société a grevé artificiellement notre facultéd’expression, notre être singulier et nu : ce même être queRousseau, par exemple, se vante d’exhiber sans artifice dansLes Confessions.

Cette réfection de la conception classique a une consé-quence décisive dans la pratique de l’écriture : c’est d’échap-per au poids des modèles, de ne plus les considérer commeles matrices nécessaires de l’expression. La doctrine clas-sique offrait une place exiguë à ses innovations : les audacesreçues, ces « je-ne-sais-quoi » qui plaisaient, n’entamaientpas la confiance de la doctrine en la justesse de ses lois,appuyées sur plus d’un siècle d’interprétation d’Aristote et deréflexion sur la mimèsis. Avec Rousseau, l’esthétique n’estplus soumise à la définition préalable de la belle doctrine, ellese découvre en explorant chaque nouveauté réussie. L’har-monie classique tombe : la mélodie des passions peut se faireentendre.

• Document 5 : Rousseau, La Nouvelle Héloïse,I, XII, lettre de Saint Preux à Julie 1

Combien de choses qu’on n’aperçoit que par sentimentet dont il est impossible de rendre raison ! Combien de cesje ne sais quoi qui reviennent si fréquemment, et dont le

1. Éd. R. Pomeau, Paris, Garnier, 1960, p. 33.

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goût seul décide ! Le goût est en quelque sorte le micro-cosme du jugement ; c’est lui qui met les petits objets à saportée, et ses opérations commencent où s’arrêtent cellesdu dernier. Que faut-il donc pour les cultiver ? S’exercer àvoir ainsi qu’à sentir, et à juger du beau par inspectioncomme du bon par sentiment […] voilà pourquoi, tournanttoute ma méthode en exemples, je ne vous donne pointd’autre définition des vertus qu’un tableau des gens ver-tueux, ni d’autres règles pour bien écrire que les livres quisont bien écrits.

SÉANCE 9L’EMPIRE DE LA LETTRE (III)

• La perte des voix : la lettre copiée

L’ironie des Liaisons dangereuses est aussi esthétique.Laclos apparaît en disciple pervers de Rousseau. Il n’a decesse de vouloir créer une manière de dire propre à chaquepersonnage, en fonction de son état et de sa situation. Lerédacteur vante d’emblée, dans sa Préface, la « variété desstyles » (• p. 74) du roman. Et c’est ce que chacun a loué dèsla parution du livre. Pourtant cette réussite n’est pas exempted’ambiguïtés : la singularité de la voix ne coïncide plus avecla sincérité du personnage. L’idéal de transparence fait placeà un art de l’apparence, de la délégation de parole qui déna-ture l’orientation éthique de l’esthétique rousseauiste.

• Explication de texte

C’est sans doute le passage le plus connu de l’œuvre. Ilconstitue avec la lettre XLVIII, « écrite du lit et presqued’entre les bras d’une fille » (lettre XLVII, • p. 178), le sym-bole d’un détournement de l’art épistolaire. Les adaptationscinématographiques, qui ne se sont pas trompées sur la valeurquasi-iconique de ces deux lettres, leur ont toujours fait uneplace à part.

– Ce détournement doit se comprendre au sens concretaussi bien que moral du terme : la lettre écrite sur le dos de la

→ Texte 6 : lettre CXLI, de Mme de Merteuil à Valmont.« Un homme de ma connaissance […] adieu tout simple-ment » (• p. 444-446)

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courtisane Émilie (ainsi que la représente l’illustration decouverture) comme le modèle envoyé par Mme de Merteuil àValmont pour signifier sa rupture avec Mme de Tourvelconstituent deux modalités de la duplicité dont cette dernièreest victime. Ces lettres ont toujours au moins deux lecturespossibles, si ce n’est plus, suivant les auteurs ou les destina-taires qu’on leur alloue au fil de l’action (il peut être utile, àce stade, d’inscrire rapidement au tableau le schéma de com-munication qui préside aux lectures de ces deux lettres). C’estcette richesse d’interprétation, dont le cinéma par définitionne peut donner qu’une image, qu’il convient de mettre envaleur.

– Le dispositif central du texte est une mise en abyme de ladénégation : je ne vous dis pas que cette lettre vous concerne,mais vous vous y reconnaîtrez. Car la marquise présente àValmont ce modèle de lettre à recopier par le biais d’une his-toire qui ressemble à s’y méprendre à celle du vicomte et deMme de Tourvel. Mme de Merteuil feint ainsi de ne pasreconnaître que Valmont est un libertin empêtré dans une his-toire d’amour tout en le poussant à se reconnaître dans cetteanecdote. On ajoutera que cette anecdote propose une solu-tion pour sortir de la situation embarrassante qui y est décrite.

– L’effet de la lettre ne s’arrête pas là : en devenant, reco-piée, la missive envoyée par Valmont pour rompre avec Mmede Tourvel, la fiction plaisante bascule dans le drame. La« réalité » prend la place de la fiction, littéralement : alorsque la marquise laisse l’issue de son anecdote dans le doute,l’effet de la lettre sera bien réel.

IV . ORIENTAT IONS B IBL IOGRAPHIQUES

On se contentera de renvoyer à quelques outils de réfé-rence. Ils sont souvent pourvus d’une bibliographie abon-dante à laquelle on se reportera pour plus de détails.

Littérature critiqueMichel DELON, P.-A. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dange-

reuses, Paris, PUF, 1986, 128 p. [une synthèse rapide, efficace,agréable à lire, et toujours utile].

Laclos et le libertinage, 1782-1982, Paris, PUF, 1983 [actes dubicentenaire des Liaisons dangereuses : un recueil d’articles sou-vent inspirés. Des contributions fameuses, et devenues classiques,de Jean Rousset, Michel Delon, etc.].

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René POMEAU, Laclos ou le Paradoxe, Hachette, 1993 [une synthèseimportante, augmentée d’une biographie, par l’éditeur et le préfa-cier des Liaisons dangereuses en GF-Flammarion].

Laurent VERSINI, « Le Roman le plus intelligent », Les Liaisons dan-gereuses de Laclos, Paris, Champion, 1998, 231 p. [écrit dans laperspective de l’agrégation, ce livre propose un ensemble de par-cours suggestifs sous forme de « leçons » ; pour une approcheplus exhaustive et approfondie, on se reportera à :] Laclos et latradition, essai sur les sources et la technique des Liaisons dan-gereuses, Klincksieck, 1968.

Pour les autres œuvres de LaclosLACLOS, Œuvres complètes, éd. Laurent Versini, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », 1979, 1715 p. [une somme qui metà disposition de nombreux écrits aidant à mieux comprendre ladémarche littéraire et morale de l’auteur des Liaisons : Corres-pondance avec Mme Riccoboni, comptes rendus littéraires, etc.Les notes sont précieuses et copieuses. La tournure polémique ducommentaire a vieilli].

Sur les adaptations au théâtre et au cinémaLaurent VERSINI, « Les Liaisons dangereuses à la scène et à l’écran »,

Mélanges offerts à Jacques Robichez, SEDES, 1987, p. 31-38[étude jusqu’au film de Vadim ; pour Frears et Forman, nous ren-voyons à :] « Des Liaisons dangereuses aux liaisons farceuses »,Travaux de littérature, VI, Klincksieck, 1993, p. 2112-2124.

Alain SANDRIER.