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8/8/2019 Theodore Roszak - Le Monstre, Le Titan Et La Nouvelle Gnose 1977

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laboratoires de leurs collègues des curiosités actives plus malsaines que celles dont on peut accuser le capitalisme, ses grands lieutenants et ses supports. Ces savants ne peuventdonc que partager mon angoisse à voir les pires excès de la psychologie du comportementet du matérialisme réductionniste promus au rang des canons indiscutables dans lessociétés socialistes. J'accorderai à ces deux points de vue quelque crédibilité (plutôt moins

au premier et nettement plus au second). Mais, en fait, je n'ai pas l'intention d'approfondir leurs implications, car j'ai à l'esprit un autre monstre qui me préoccupe autant que tous lesautres réunis, un monstre qui n'est l'enfant de personne d'autre que du savant et dont lamaîtrise n'a aucune implication politique. Je veux parler de l'invisible démon qui agitsubtilement en empoisonnant non la chair et les os, mais l'esprit : le monstre du non-sens,le malaise psychique, le vide existentiel où l'homme moderne cherche désespérément sonâme.

La science s'est toujours enorgueillie d'un humanisme au grand cœur. Quelle place, peut-on se demander, y a-t-il pour le désespoir dans la philosophie humaniste ? Maisl'humanisme a plusieurs visages, bien qu'on ait facilement tendance à l'oublier. Dans

l'Occident moderne, nous avons, au cours des trois derniers siècles, parcouru une sombre  pente nous menant d'un humanisme d'aurore à un humanisme de crépuscule, d'unhumanisme de célébration à un humanisme de résignation. L'humanisme de célébration,celui de Pic de La Mirandole et de Michel-Ange, de Bacon et de Newton, jaillit de larencontre de l'homme avec le divin. Mais dans l'humanisme de résignation, il n'y a aucuneexpérience du divin, il n'y a que l'expérience de l'infinie solitude de l'homme. Et c'est de làqu'est né un humanisme anxieux et désespéré, qui se raccroche à l'humain comme à uneépave dérivant sur une mer inconnue.

Un univers glacé de solitude

Dans cette situation d'abandon, nous ne sommes pas des humanistes par libre choix, mais  par défaut, nous sommes des humanistes, faute d'avoir trouvé une autre identitéconvaincante, des humanistes parce que notre seule possibilité est l'abîme nihiliste.

Si je dis que c'est la science qui nous a menés d'un humanisme à l'autre, que c'est lascience qui a fait de notre univers un théâtre illimité de l'absurde... ai-je l'air de porter uneaccusation ? Peut-être. Mais je n'ai pas l'intention de faire un réquisitoire, car je pense qu'àchaque étape les intentions des savants ont été parfaitement honnêtes et honorables. Ils ontcherché la vérité et ont suivi courageusement la voie qu'elle ouvrait, même si elle les aconduits en fin de parcours au néant inhumain. De toute façon, je me contente de me fairel'écho de quelques savants qui se sont penchés sur le problème — dans certains cas,d'ailleurs, non sans un certain orgueil. Ainsi, Jacques Monod :« D'un trait, [la science] a prétendu effacer une tradition cent fois millénaire assimilée à lanature humaine elle-même. Elle dénonçait l'ancienne alliance animiste de l'homme avec lanature, ne laissant, à la place de ce précieux lien, qu'une quête anxieuse dans un universglacé de solitude1. »

Ou, comme l'énonce Steven Weinberg ailleurs (dans le même ouvrage) :

1Jacques Monod : Le Hasard et la Nécessité (Paris, Le Seuil, coll. « Points », n

o43).

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« Les lois de la nature sont aussi impersonnelles et dépourvues de toute valeur humaineque les lois de l'arithmétique. Nous n'avons pas voulu qu'il en soit ainsi, mais il en estainsi [...]. Il s'est avéré que tout le système des étoiles visibles n'est qu'une petite partied'une spirale d'une des innombrables galaxies qui nous entourent de tous côtés. Nulle partnous ne voyons de valeur humaine ou de signification humaine... Autrement dit, l'univers

dans lequel nous vivons — dans la mesure où nous le reconnaissons comme l'univers danslequel la science nous dit que nous vivons — est un univers inhumain. Nous partageonsquelque portion minuscule de la matière morte, mais il ne partage aucune portion de notreesprit vivant. »

« C'est (pour citer encore Jacques Monod) une immensité insensible, de laquelle[l'homme] n'a émergé que par hasard et où, tel un tzigane, il est en marge de l'univers où ildoit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs, comme à ses souffrancesou à ses crimes ».

La « perception esthétique »

Tous les lecteurs ne seront peut-être pas d'accord avec moi lorsque j'affirme que l'absencede signification est un monstre. Si tel est le cas, c'est que nos sensibilités sont d'un ordreradicalement différent et qu'à ce stade nous ferions mieux de nous quitter, car nous nesommes pas ici pour essayer de combler le fossé creusé entre nous. Mais je crois que plusd'un savant s'est, de temps en temps, penché sur « l'immensité insensible » de l'universavec un certain malaise. Rappelons la phrase de Weinberg : « Nous n'avons pas vouluqu'il en soit ainsi... »

Tous les lecteurs n'envisagent peut-être pas la dégradation de la signification de la naturesous un angle moral. Mais moi, je le fais. Car l'absence de signification implique ledésespoir, et le désespoir est, à mon avis, un destructeur secret de l'esprit humain, unemenace aussi réelle et mortelle pour notre santé culturelle que la mauvaise utilisation potentielle de l'atome l'est pour notre survie physique. Selon mes critères du moins, tuer les anciens dieux est une transgression de la conscience aussi terrible que fabriquer desnouveau-nés dans des éprouvettes.

Mais même si les savants acceptaient que leur discipline paie très cher en significationexistentielle ses progrès, que vont-ils faire ? Steven Weinberg pose carrément la questiondans son étude et propose une réponse qui devrait être, à mon sens, acceptée par un grandnombre de ses collègues.

Selon lui, « d'autres modes de la connaissance (l'exemple qu'il en donne est la perceptionesthétique) pourraient coexister avec la science, mais ne pourraient trouver place au seinde la science pour contribuer à changer radicalement les sensibilités.... La science ne pourrait se modifier ainsi sans se détruire elle-même, car quel que soit lenombre de valeurs humaines impliquées dans le processus scientifique ou affectées par lesrésultats de la recherche scientifique, il reste dans la science un élément essentiel qui estfroid, objectif, et non humain [...]. Ayant adopté, en matière de vérité, les normesscientifiques, nous nous sommes trouvés fort éloignés de la sensibilité rhapsodique. En finde compte, le choix est moral, ou même religieux. Ayant accepté au départ d'étudier la

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nature selon ses propres critères, nous mettons presque un point d'honneur à ne pas reculer devant ce que nous voyons. »

« L'univers, insiste Weinberg, est-ce qu'il est. » Et la science, philosophie naturelledéfinitive, ne peut que le décrire tel qu'il est, « sans défaillance ». On ne peut s'empêcher 

d'admirer la candeur d'une telle réponse et de déplorer un peu le pathétique de sarésignation. Néanmoins, voilà une réponse prométhéenne, une réponse qui nous rappelleque la libre recherche de la connaissance est, après tout, une valeur suprême, un besoin del'esprit aussi pressant que le besoin du corps de manger. Quels que soient les reprochesque l'on puisse adresser à la science pour avoir désenchanté nos vies, on est obligé tôt outard d'en venir aux mains avec l'esprit directeur de cette discipline avec le mythe qui luiconfère une grandeur épique.

Un dilemme insoluble

Évoquez le monstre, et le savant évoquera le Titan. Mettez l'accent sur les besoins

spirituels, et le savant mettra l'accent sur l'identification de l'intellect au souverain bien.Toute critique de la science qui remet en cause le principe du bien suprême de laconnaissance risque de devenir une crucifixion de l'intellect. Si Prométhée doit cesser de  procréer des monstres, que ce ne soit pas au détriment de ses vertus titanesques ! Larecherche de la connaissance doit être une aventure libre, mais, dans le cadre de sa liberté,elle ne doit pas choisir la voie qui nous fasse souffrir en notre corps, en notre esprit ou ennotre âme. Dès que l'on pose ainsi le problème, il apparaît comme un dilemme insoluble.  Nous demandons que l'esprit, à la recherche de la connaissance, soit laissé totalementlibre et, dans le même temps, qu'il soit moralement discipliné. Est-ce possible ? Je croisque cela l'est, mais seulement dans la mesure où nous admettons qu'il existe des styles deconnaissance au même titre qu'il existe des domaines de connaissance. En dehors de ceque nous connaissons, il y a la façon dont nous le connaissons, prudemment, joyeusement,avec exaltation. La vie de l'esprit est un dialogue constant entre la connaissance et l'être,chacun façonnant l'autre. Cela permet de soulever une question qui, à première vue, paraîtextrêmement étrange :Pouvons-nous être sûrs que ce que la science nous offre est bien la connaissance ?

La connaissance dans l'échelle platonicienne

Pour la plupart des intellectuels occidentaux, cette question peut paraître absurde, car,depuis maintenant près de trois siècles, la science sert d'étalon de la connaissance dansnotre société. Mais la poser ne fait que rappeler la tradition platonicienne, qui tenait notrescience pour une transaction intellectuelle d'un niveau nettement inférieur à celui de laconnaissance. Il est difficile de dire avec certitude à quel niveau Platon aurait placé letravail théorique spectaculaire des meilleurs cerveaux scientifiques du monde moderne,mais je pense qu'il l'aurait traité comme une « information », un compte rendu cohérent dela structure physique et de la fonction des choses, une construction élaborée qui permettrait de « sauver les apparences », comme il aimait à caractériser l'astronomie deson époque. Il y a là un travail de l'intellect, exigeant et appréciable ; mais sur la célèbreéchelle de l'esprit à quatre degrés de Platon, la science serait placée quelque part entre le

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second et le troisième niveau de la hiérarchie, au-dessus de la simple « opinion »ignorante, mais nettement au-dessous de la « connaissance ».

Il serait certes facile de réfuter Platon comme rétrograde ou de mauvaise foi pour avoir refusé de placer la science plus haut dans l'échelle. Mais il est bien plus intéressant de

suivre la voie qu'il a tracée en nous invitant à regarder, au-delà de l'expérience, de lathéorie et de la formulation mathématique, vers un objet plus élevé de la connaissancequ'il appelle « la nature essentielle de Dieu [...], d'où dérive tout ce qui est bon et juste pour nous ».

Il est significatif de noter que, lorsque Platon a essayé d'exprimer en mots cet objet de laconnaissance, il a fait appel, comme de nombreux autres mystiques, au mythe et àl'allégorie ou a mis l'accent sur tout ce qui ne peut s'énoncer en paroles. « Je n'ai rien écritsur ce sujet », nous dit-il dans un passage de la septième Épitre (qui pourrait être unedescription du Satori1 des bouddhistes zen), « et n'écrirai jamais rien. Car cetteconnaissance n'est pas quelque chose qui puisse être traduit en mots comme les autres

sciences ; ce n'est qu'après des relations suivies entre le professeur et l'élève, dans unerecherche commune, que soudain, telle une flamme jaillissant d'un feu que l'on attise, ellesort de la glèbe et se nourrit immédiatement d'elle-même. »

L'association intime avec un guru

Certes, une conception aussi intangible de la connaissance paraîtra, à première vue, peucrédible aux yeux de nombreux savants. Mais les remarques de Platon ne devraient pasnous sembler si paradoxales. Platon nous rappelle l'existence de certaines subtilités qui ne peuvent avoir lieu que de personne à personne, dans quelque communication non verbale ;enfermer ces intuitions dans des mots ou dans une pédagogie formelle équivaudrait à lesdétruire. Si nous voulons en faire l'expérience, nous n'avons guère d'autre choix quel'association intime avec un guru ; seul lui peut faire en sorte que chaque initiation soit judicieusement adaptée à l'époque, à l'endroit et à la personne. Il en est de même dans lascience, ainsi d'ailleurs que dans toute technique, dans tout art. Une grande partie de cequi est essentiel à l'étude n'est-elle pas laissée aux soins d'un maître, qui l'enseignera par des nuances et des suggestions, suivant son goût personnel et le contexte émotionnel ? Etcela n'inclut-il pas les aspects fondamentaux de tout enseignement : l'esprit de hardiesse,le choix du problème à étudier, le sens instinctif de ce qui est ou non une approchescientifique valable d'un sujet, le sentiment qu'une hypothèse a été suffisammentdémontrée pour pouvoir être publiée ? Une large part de tout cela n'est-elle pas enseignée par un certain éclat dans le regard, une intonation dans la voix, une raillerie subtile ou le plus simple des gestes d'approbation ? Les sciences exactes, elles-mêmes, ne pourraient se  passer de l'apport des opinions personnelles et des jugements intuitifs, talents que lesétudiants acquièrent par la pratique ou par l'exemple. Certes, Platon va beaucoup plus loindans ses réserves. Il affirme qu'il est nécessaire d'exploiter à son maximum la dimensiontacite de la communication entre le guru et l'étudiant.

En effet, elle permet de trouver la voie d'une connaissance réelle qui embrasse en un toutla nature et la valeur des choses, et ainsi de nous élever à un niveau où l'intellect et la

1Satori : éveil dans le bouddhisme zen.

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conscience deviennent un tout indissociable dans l'acte même de la connaissance. « Sanscette connaissance, insiste-t-il, savoir quoi que ce soit, si bien soit-il, ne nous servirait àrien, de même qu'il ne sert à rien de posséder quelque chose si l'on n'en profite pas. »

Il ne reste rien d'autre que... l'information

Là encore, il me semble que les implications de la pensée platonicienne ne sont guèreéloignées d'une expérience scientifique familière qui surgit généralement dans le sillagede toute découverte significative. C'est le sentiment que, au-delà et au-dessus de ce queladite découverte particulière a mis en évidence, l'activité de l'esprit mise en jeu s'estrévélée bonne ; elle nous a, en tant que projet humain, élevé au niveau d'une existencesuprêmement satisfaisante. On n'a pas seulement découvert quelque chose d'exact (c'est peut-être, à longue échéance, l'aspect le moins important), mais on a été quelque chose devalable. C'est une expérience qu'ont faite de nombreuses personnes, au moinsfugitivement, dans leur travail d'artiste, d'artisan, de professeur, d'athlète, de médecin, etc.  Nous pourrions l'appeler « une expérience par excellence » et nous en tenir là. Mais

l'intention de Platon était d'isoler cette expérience comme un objet de la connaissance etde la traiter non comme le sous-produit d'une autre activité de moindre importance, maiscomme un but en soi. Il voulait connaître le Bien en lui-même, que nous semblonsseulement effleurer au passage, de temps en temps, lorsque nous allons d'une tâcheoccasionnelle à l'autre. Rien n'aurait davantage consterné Platon dans la science moderneque la façon dont un article scientifique professionnel prétend, au nom de l'objectivité, sedépersonnaliser, au point de refuser toute référence à cette « expérience par excellence » — ce fugace aperçu du suprême Bien. A mon avis, en effet, Platon aurait estimé que, dansla mesure où ce genre d'expérience était exclu, le travail devenait inutile ; si, au contraire,elle existait, pourquoi ne pas en parler puisqu'elle recouvrait certainement toute lasignification et la valeur de la science ? Si vous omettez cela, il ne vous reste rien d'autreque... l'information.

Le sens des choses selon le sorcier Don Juan

Si j'évoque ici Platon, ce n'est pas parce que je souscris à sa théorie de la connaissance,mais seulement parce qu'il me fournit un point de départ pratique. Je suis conscient desdéfauts de logique qui ont poursuivi son épistémologie à travers les siècles, et tiens plusieurs d'entre eux pour injustifiables dans le cadre de son œuvre. Il n'en demeure pasmoins le porte-parole le plus célèbre d'un style de connaissance beaucoup plus ancien quela philosophie formelle ; son œuvre nous transmet une tradition visionnaire qui se retrouvedans presque toutes les cultures, civilisées ou primitives. Le grand mérite de Platon, à cequ'il m'a toujours semblé, ne réside pas tant dans la place prééminente qu'il occupe dans ledomaine intellectuel que dans sa détermination obstinée à maintenir ouverte une porte qui  permette à l'esprit d'aller de la philosophie à l'extase, de l'intellect à l'illumination. Sesdialogues frisent sans cesse une sensibilité transrationnelle dont le charme semble un trait permanent de la culture humaine — sensibilité peut-être aussi ancienne que l'esprit lui-même et, pourtant, aussi contemporaine que la dernière liste des best-sellers. Rappelonsque le shaman indien yaqui, Don Juan, se nomme lui-même dans les récentes études de

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Carlos Castaneda : « un homme de connaissance1 ». Et, compte tenu de toutes lesdifférences de style personnel et de savoir qui séparent les deux hommes, le vieux sorcier entend par « connaissance » exactement ce qu'entend Platon, à savoir une intuitionextatique du but et de la place de l'existence de l'homme dans l'univers, un aperçu del'éternel.

La connaissance que recherchent le philosophe Platon et le sorcier Don Juan est  précisément ce sens des choses que la science a été incapable de déceler dans lescaractères « objectifs » de la nature. Accepter une telle conception de la connaissancen'implique pas de dénigrer la valeur ou la fascination de l'information. Il n'est nullementquestion de se poser en antiscientifique ou antirationnel. Il ne s'ensuit pas d'effectuer unchoix, mais de reconnaître des priorités dans un contexte philosophique global.

Réunir des informations peut être excitant, même impérativement utile, parfois uninstrument de survie. Mais ce n'est pas comparable à la connaissance que nous acquéronsau cours des crises de notre vie. Lorsque nous sommes confrontés à une décision morale,

à la mort, à la souffrance, à l'échec, ou lorsque nous sommes envahis par le sentiment del'immensité de la nature, de notre faiblesse et de notre caractère éphémère, ce que l'espritdemande à grands cris est la signification des choses, le but qu'elles enseignent, le sens permanent qu'elles donnent à notre existence. Et cela, je le présume, est la connaissancedu Bien pour Platon.

Mille chandelles n'égalent pas une torche

Appeler cela une autre sorte de connaissance peut paraître un compromis commode ouune concession généreuse. Mais j'estime que, compromis ou concession, cette politique del'apartheid cartésien n'est pas honnête. Au mieux, elle fait appel à cette sorte decoexistence schizophrénique qui divise cruellement la personnalité entre les faits et lessentiments. Au pire, c'est la première étape visant à refuser à « l'autre connaissance » toutstatut de connaissance, à la considérer comme une sorte de spasme irrationnel dénué detoute vérité ou réalité, peut-être même comme une faiblesse infantile de l'ego, qui ne serait pardonnable que par son caractère universellement humain. A ce stade, nous ne sommes pas loin de considérer le besoin de signification comme une question purement subjective,à laquelle il n'y a pas de réponse objective, comme un trait de comportement malheureuxque nous abandonnons aux mains des psychologues ou des physiologistes du cerveau. A partir du moment où ce besoin n'est plus le fondement de la connaissance, il peut devenir un simple prétexte de thérapie. Mon but est de rappeler le mode traditionnel deconnaissance pour lequel la nature des choses était un réservoir aussi bien designifications que de faits, un mode de connaissance actuellement remplacé de façonagressive par la science dans toutes les sociétés du monde. Nous appellerons cetteconnaissance la « gnose », terme qui, pour nous, implique non pas un second type deconnaissance, distinct, mais un type de connaissance plus ancien et plus vaste, d'oùdécoule notre mode actuel de connaissance par suite d'une transformation soudaine et

1Carlos Castaneda : Don Juan ou les Enseignements d'un sorcier yaqui  (trad. franç. parue aux

éditions France Empire) ; L'Herbe du diable et la petite fumée (Paris, Gallimard, 1976).

Anthropologue américain qui a suivi pendant plusieurs années une initiation avec un sorcier

yaqui.

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surprenante des sensibilités au cours des trois derniers siècles. Et je prétends, personnellement, que ce processus de changement a été spirituellement appauvrissant et psychiquement dénaturant. Il s'en est suivi un rétrécissement de nos pleines potentialitéshumaines et surtout en sciences — une diminution du titanisme qui emprunte injustementses champions au mythe. Lorsque le Prométhée moderne part en quête de la connaissance,

ce n'est plus la torche de la gnose qu'il rapporte ou même recherche, mais les nombreuseschandelles de l'information. Or un million de ces chandelles ne suffiraient pas, à égaler lalumière de cette torche, car elles brûlent d'un feu d'un ordre différent.

La connaissance « augmentative »

Au sens le plus large, la gnose est la connaissance « augmentative », par opposition à laconnaissance « réductive » qui caractérise les sciences. C'est une forme d'hospitalité del'esprit qui permet à l'objet d'étude de s'étendre et de devenir aussi important qu'il lui est possible de l'être, sans restriction ni délimitation. La gnose invite chaque objet à se gonfler d'implications personnelles, à se distinguer, à devenir prodigieux, à être peut-être un

tournant décisif dans la vie, « un moment de vérité ». Paul Tillich a qualifié la gnose de «connaissance par communion [...] aussi intime que les relations entre mari et femme ». Lagnose, nous dit-il, « n'est pas le savoir qui découle d'une recherche analytique etsynthétique. C'est la connaissance de l'union et du salut, la connaissance existentielle enopposition au savoir scientifique ».

Le principe directeur de la gnose est que seule la connaissance « augmentative » convientà son objet. Tant que, parfaitement ouverts et récepteurs, nous sentons que, dans notreestimation d'un objet, il y a quelque chose en trop ou en moins, nous restons à côté de lagnose. La gnose est ce murmure harcelant, aux frontières de l'esprit, qui nous dit, lorsquenous cherchons à comprendre complètement ou prétendons avoir compris prématurément: « Pas encore... pas tout à fait. » C'est la conscience immédiate que nous avons, souvent àun niveau plus profond que l'intellect, de ne pas avoir rendu compte totalement de l'objet,non parce qu'il n'a pas été entièrement cerné quantitativement, mais parce que sa qualitéessentielle nous échappe encore.

Une invention dégénérée

Je parle ici d'une expérience faite par de nombreuses personnes placées devant uneexplication brutalement réductionniste de la conduite humaine. Nous sentons quel'explication « réduit », précisément parce qu'elle ne tient pas compte d'une grande partiede ce que notre expérience personnelle nous a appris spontanément sur la nature humaine. Nous regardons le modèle du behavioriste1 et nous savons — aussi rapidement que notreœil décèle qu'un cercle n'est pas un carré — que ce n'est pas nous. Ce n'est peut-êtremême pas une partie importante de nous-mêmes, mais seulement une inventiondégénérée. Même si une telle connaissance « marchait » — en ce sens qu'elle permetteaux autres de manipuler notre conduite aussi précisément qu'un ingénieur peut manipuler les formes mécaniques et électriques de l'énergie —, ne contesterions-nous pas que savoir 

1  Béhaviorisme : de l'américain behavior, comportement. Théorie qui fait consister la

  psychologie dans l'étude du comportement ; béhavioriste : qui se réclame du behaviorisme. 

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comment nous faire danser comme une marionnette n'implique pas du tout qu'on nousconnaît ? Ne pourrions-nous pas affirmer plutôt qu'un tel « savoir » va dans la directionstrictement opposée, que c'est une violation et une méconnaissance de notre nature ?Comme l'a remarqué Abraham Maslow au cours de sa propre expérience en psychologiedu comportement : « Quand je peux prédire ce que va faire une personne dans des

circonstances données, cette personne le prend souvent en mauvaise part [...]. Elle se sentgénéralement dominée, contrôlée, dupée1. » Entre « connaître » et « savoir comment », il peut y avoir une discordance effroyable, comme du Bach joué sur des casseroles et des poêles : de la parodie plus que de la musique.

Ce désaccord surgit très vite quand nous sommes personnellement concernés. Dans cecas, c'est l'objet d'investigation qui juge lui-même de la justesse des résultats. Nous pouvons alors défendre notre propre cause et repousser l'assaut fait à notre dignité. Maisen est-il de même pour les objets non humains du monde ? Y a-t-il quelque fondement àdire que notre connaissance scientifique de ces objets est peut-être qualitativementinappropriée ?

Un décor de l'esprit appelé « beauté »

Pour répondre à cette question, nous commencerons par la comparaison classique de l'artet de la science. On a maintes fois fait ressortir les nombreuses coïncidences entre cesdeux domaines, en particulier leur commune fascination pour la forme et la structure de lanature. Mais s'il y a bien recoupement, il s'agit uniquement, du point de vue desscientifiques, d'un recoupement des intérêts et non des compétences intellectuelles. L'artet la science trouvent tous deux un aspect esthétique à la nature (bien que de nombreuxscientifiques, bien sûr, aient fait des recherches importantes sans s'arrêter à cet aspect deschoses). Mais l'apparence esthétique est, pour le scientifique, une surface ; la connaissancese situe derrière cette surface, dans quelque mécanisme sous-jacent ou quelque activité àanalyser. Ce que voit l'artiste n'est pas considéré par la science comme la connaissance dece qui constitue une des propriétés fondamentales intrinsèques de l'objet ; ce qui intéressecet artiste est appelé « beauté » (bien qu'il soit souvent plus adéquat de l'appeler terreur,mêlée en bonne part de crainte, d'anxiété et d'épouvante). Or, pour la science, la beauté estune sorte de supplément subjectif à la connaissance, un décor que l'esprit ajoute avant ouaprès l'acte de connaissance et qui peut ou même doit être omis dans les publications  professionnelles. La fascination esthétique peut nous attirer vers l'objet ; elle peutcontribuer plus tard à développer la vulgarisation de la recherche. Mais, du point de vuescientifique, seule une étude plus poussée (dissections, analyses en profondeur,comparaisons, expériences, mesures) permet de découvrir quelque chose sur l'objet,quelque chose de démontrable, de prévisionnel, d'utile. Comparée à un tel fait brut, la perception artistique n'est qu'émerveillement muet, et les artistes n'ont apparemment pasla rigueur intellectuelle qui leur permette de dépasser ce stade. Jacob Bronowski, par exemple, parle de la réponse de l'artiste à la nature comme d'une « expérience informe,sans fondement et sans débouché ». Mais, continue-t-il, « la science est pour [cette

1 Abraham Maslow: The Psychology of Science (New York, Harper and Row, 1966, p.

42). 

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expérience] une base qui renouvelle constamment l'expérience et lui donne un senscohérent1 ».

Pourquoi ne pas rêver et imaginer toute une branche de la science qui se consacrerait àl'étude des poètes et des peintres de la nature ? Les biologistes émailleraient leurs

recherches de citations de Wordsworth ou de Goethe... les botanistes néophytes suivraientdes cours obligatoires de peinture de paysage... les astronomes tireraient des hypothèsesde la Nuit étoilée, de Van de an Gogh... les physiciens « théoristes » se pencheraient sur les étranges conceptions du temps et de l'espace que l'on trouve dans la dodécaphoniesérielle, le cubisme, le constructivisme ou Finnegans Wake, de James Joyce. Bien sûr,rien n'empêche les scientifiques de se perdre dans ces royaumes exotiques ; mais quel programme les oblige à le faire ?

Le théâtre du monde

Du point de vue gnostique, en revanche, ce que les artistes trouvent dans la nature est

incontestablement la connaissance de l'objet, une connaissance, en fait, d'une qualitéincomparable. Elle n'est ni répétitive ni quantitative et ne permet ni applications utilitairesni expérimentations. Comme elle n'est généralement pas logiquement articulable, deslangages particuliers ont été inventés pour transmettre son message sous forme de sons, decouleurs, de lignes, de textures, de métaphores et de symboles, pratiquement de même queles mathématiques se sont développées comme langage propre à la conscience objective. Néanmoins, ce message est une connaissance au même titre que lorsque je discerne envous, en dehors du fait que je connais votre composition chimique, une nature noble ouvile, admirable ou vicieuse. C'est ainsi que les artistes découvrent l'état d'esprit et laqualité de communication qui s'attachent à la forme, à la couleur, au son, à l'image. Ilsnous enseignent ces qualités qui deviennent dès lors partie intégrante de notre réponsetotale au monde.

Certes, ces qualités peuvent être masquées si nous ne nous intéressons qu'à une parcelledu tout, mais il ne s'ensuit pas que les qualités sensorielles et esthétiques n'existent pasréellement en tant que propriété constituante du monde, partie intégrante qui se manifestedans l'art. Ne serait-il pas, en fait, plus conforme à notre expérience de concevoir lemonde qui nous entoure comme un théâtre, plutôt que comme un mécanisme ou commeun agrégat d'événements rassemblés par les lois du hasard ? Il est très frappant deconstater la fréquence avec laquelle la science présente tout naturellement ses découvertescomme si elle déployait un spectacle devant nos yeux, faisant ainsi largement appel à dessensibilités qui ont été éduquées par les dramaturges et les conteurs. Toute la cosmologieest présentée de cette manière, ainsi qu'une grande partie de la physique de l'énergie et dela biologie moléculaire. Tout ce que nous avons découvert dernièrement sur l'évolutiondes étoiles est spontanément exposé sur le modèle d'une biographie : naissance, jeunesse,maturité, vieillesse, mort et, enfin, la mystérieuse transformation en une après-vie appelée« trou noir ». Ou bien prenons l'exemple classique de la perception esthétique dans lascience : peut-on mettre en doute le fait qu'une bonne partie de l'impact de la théoriedarwinienne de la sélection naturelle est venue de la forme dramatique de l'idée ? La

1 J. Bronowsky : Science and Human Values (New York, Harper Torchbook, 1965, p. 95). 

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sélection naturelle a été présentée comme une épopée millénaire de luttes, de désastrestragiques, de délivrances heureuses, de triomphes, de survies ingénieuses.

La tumultueuse réalisation de soi

Derrière la sensibilité à laquelle fait appel la théorie de Darwin, on retrouve troisgénérations d'art romantique qui avaient posé les jalons d'une perception des conflits, dudynamisme et du déroulement de la nature. Derrière Darwin se dressent le Manfred deByron, le Faust de Goethe, les paysages d'orage de Constable, les quatuors et les sonatesfougueuses de Beethoven. Tout cela est devenu partie intégrante de l'idée darwinienne. Jene pense pas qu'il y ait encore des personnes qui n'associent pas à l'idée d'évolution cetarrière-goût romantique pour l'effort, les conflits et la tumultueuse réalisation de soi. Lesqualités ne résident pas seulement dans l'idée, mais aussi dans le phénomène. Ce n'est pasque ces qualités dramatiques ont été « lues » par nous dans la nature, mais plutôt que lanature les a lues en nous et les rassemble maintenant dans le spectacle de l'évolutionqu'elle nous offre.

  Nous devrions maintenant avoir nettement conscience du prix que nous payons enconsidérant la qualité esthétique comme arbitraire et purement subjective et non commeune propriété réelle de l'objet. Une telle conception est la porte ouverte à cette sauvageriequi se croit permis de dévaster l'environnement sous prétexte que la beauté n'est que «question de goût ». Et comme le goût d'une personne vaut largement celui d'une autre, qui pourrait dire — en fait — que le réalisme brutal d'une mine à ciel ouvert est inférieur à lamajesté d'une montagne vierge ? Peut-on accuser la science d'un tel barbarisme ?Certainement pas de manière directe. Mais il est profondément ancré dans le principe dela réalité scientifique qui traite les quantités en connaissances objectives et les qualités ensujets d'études subjectives.

Le spectre de la gnose

Poussons le raisonnement un peu plus loin. Si, d'un côté, l'art recoupe la science, ilrecoupe la religion visionnaire, de l'autre. Si des artistes ont trouvé dans la nature la froide beauté d'une structure organisée, ils y ont aussi trouvé la présence brûlante du sacré. Pour certains artistes, comme pour les hommes de science déistes de l'époque de Newton, lamarque de Dieu est apparue dans le rythme des cycles et la majesté des harmonies de lanature. Pour d'autres artistes — Trahern, Blake, Keats, Hopkins —, la grandeur divine dumonde apparaît tout d'un coup, en l'éclair d'une extase, d'un choc, d'un « moment fort ».Dans ce cas, nous voyons l'artiste devenir voyant et prophète. Pour ces sensibilités, un  buisson ardent, un sommet de montagne battu par l'orage peuvent être, par la simplemajesté terrifiante de l'événement, une rencontre immédiate avec le divin.

Connaître Dieu par l'ordonnance des choses est une déduction, peut-être fragile aux yeuxdes logiciens sceptiques, mais de caractère au moins vaguement scientifique. ConnaîtreDieu par la puissance de l'instant est une épiphanie, une connaissance qui nous mène loinde la respectabilité scientifique. Pourtant, c'est là que la gnose atteint son sommet, devientconnaissance acceptant de se plier à la discipline du sacré. Elle ne se ferme pas devant lesépiphanies qu'offre la vie sous prétexte qu'elles seraient « simplement subjectives ». Elle permet plutôt à l'expérience de s'étendre, elle l'invite à prendre tout son sens. Après tout,

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si Galilée avait raison de traiter de fous les hommes qui refusaient de regarder la Lunedans un télescope, que devrions-nous dire de ceux qui refusent l'invitation de Blake à voir l'éternité dans un grain de sable ? La gnose tente d'intégrer ces moments d'émerveillementextatique ; elle les considère comme une avance sur la réalité et, de loin, la démarche la plus excitante qu'ait entreprise l'esprit. Car là est la réalité qui donne à nos vies leur sens

transcendant.La meilleure manière de résumer ce que j'ai dit jusqu'ici est peut-être de se représenter l'esprit comme un spectre de possibilités, toutes imbriquées correctement les unes dans lesautres. A une extrémité, nous avons les lumières brillantes et vives de la science, où noustrouvons l'information ; au centre, les teintes sensuelles de l'art, où nous trouvons la  perception esthétique du monde ; à l'autre extrémité, les tons sombres et brumeux del'expérience religieuse qui s'estompent en longueurs d'onde au-delà de toute perception etoù nous trouvons la signification. La science fait bien partie de ce spectre. Mais la gnoseest tout le spectre.

Les origines visionnaires de la science

 Notre science, s'étant coupée de la gnose, se contente de se déplacer le long de la surfaceexterne du réel, mesurant, comparant, systématisant, mais ne pénétrant jamais dans les  possibilités visionnaires de l'expérience. Son modèle de connaissance est un rejet de lagnose dont toute trace est considérée comme une tare subjective.

Pourtant, paradoxalement, la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles a été engrande partie lancée par des hommes dont la pensée était empreinte d'éléments gnostiquesde notre culture, dont la plupart étaient une survivance de divers courants occultes.Copernic eut presque recours à l'adoration païenne du Soleil pour étayer sa théoriehéliocentrique, dont la simple beauté esthétique semble lui avoir autant servi que la précision mathématique. L'astronomie de Kepler est issue d'une recherche sur la musiquedes sphères de Pythagore. Newton fut, toute sa vie, un alchimiste et un disciple de JacobBoehme1. L'étude des origines de la science a permis de trouver de plus en plus derelations méconnues entre la révolution scientifique et les courants occultes de laRenaissance. Frances Yates a été jusqu'à suggérer que la science ne s'est développée quedans les sociétés où existait un fort courant officiel d'études hermétiques et cabalistiques2.

L'« ange de vérité » de Descartes

Ce colloque avec la tradition occulte amène à penser que de nombreux grands esprits duXVIIe siècle, dont certains fondateurs de la science moderne, espéraient que la NouvellePhilosophie deviendrait une vraie gnose et remplacerait éventuellement le dogmatismerigide et décadent du christianisme. L'ennui fut que leur nouvelle approche passionnantede la nature a progressivement masqué la véritable dimension de la conscience qui, seule,  permet à la gnose de se développer : l'intuition visionnaire. Cherchant à extérioriser lagnose en l'élevant à un niveau d'expression totalement articulé et mathématique, les

1Jacob Boehme : surnommé « le Philosophe allemand », un des principaux représentants du

mysticisme (seconde moitié du XVIIe

siècle), précurseur de Spinoza, Schelling et Hegel.2

Frances Yates : Rosicrucien Enlightenment (Londres, Routledge, 1972).

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  Nouveaux Philosophes ont délaissé les disciplines mystiques et méditatives qui leur auraient appris que le silence introspectif et le symbolisme transcendantal sont des medianécessaires à la gnose. C'était comme si quelqu'un avait inventé un ingénieux instrumentmusical avec lequel il comptait remplacer tout l'orchestre : toute la musique orchestrale enserait réduite aux capacités du seul instrument. Et lorsque cela a été fait, le musicien et le

  public ont commencé à perdre l'oreille pour les harmonies et les harmoniques que seull'orchestre pouvait développer. Ainsi, la quantification est comparable à cet instrument àrésonance très réduite.

Cette période de notre histoire offre des aspects troublants et angoissants. On pourrait  presque croire que des forces mauvaises, visant à mettre en échec la compréhension,opéraient sous la surface des événements, transformant la science en quelque chose qui necadrait plus avec les personnalités de ses créateurs. Qu'est-ce qui, par exemple, a pousséDescartes à considérer les mathématiques comme la nouvelle clé de la nature ? Un « angede vérité » qui lui est apparu en une série de rêves prémonitoires trois nuits de suite. Maisdans aucun de ses écrits il ne mentionne le statut épistémologique de ses rêves ni son

expérience visionnaire. A l'inverse, il tourne le dos à tout ce qui n'est pas stricte logique,optant pour une philosophie de la connaissance entièrement subordonnée à la précisiongéométrique. Pourtant, cette philosophie acquiert son apparente simplicité par uneréduction brutale des subtilités vitales et des complexités psychiques qui forment lasubstance vivante de la propre autobiographie de Descartes. Newton, homme destumultueuses profondeurs psychologiques, a passé la majeure partie de sa vie à desspéculations théologiques et alchimiques ; mais il a consciencieusement éliminé de sa  philosophie naturelle et de sa vie publique tout cet aspect. Il s'est même arrangé pour qu'on ne raconte pas de lui qu'il assistait à des réunions de sociétés secrètes à Londres, de  peur que cela n'entache sa réputation de savant. Arthur Koestler n'est pas si loin de lavérité lorsqu'il appelle les premiers savants des « somnambules », ces hommes qui ontinconsciemment conduit notre société vers un univers sans Dieu.

Seule subsiste la machinerie du monde

C'est l'austérité quantitative de Galilée et le dualisme de Descartes qui l'ont emporté enscience, rejetant de la nature tout ce qui n'était pas matière en mouvementmathématiquement exprimable. C'est là le point crucial où la connaissance scientifiques'est détachée de la gnose. La valeur, la qualité, l'âme, l'esprit, la communion animistefurent tous brutalement rejetés de la pensée scientifique comme excédents superflus. Il neresta que la machinerie du monde, lisse, morte et étrangère. Quelle que soit la façon dontla physique a modifié à notre époque l'imagerie mécaniste de la période classique, lecaractère impersonnel de la vision newtonienne du monde continue à dominer la vision dela nature du scientifique.

Les modèles et métaphores de la science peuvent changer, la sensibilité de la disciplinen'en reste pas moins ce qu'elle était. Depuis la révolution quantique, la physique modernen'est plus mécaniste, mais elle n'en est pas devenue pour autant le moins du monde «mystique ». La preuve en est que, tant dans son contenu que dans son style, elle sertaujourd'hui de base idéale à la biologie moléculaire et à la psychologie behaviouriste,sciences qui sont récemment devenues aussi mécanistes que le réductionnisme le plusintransigeant du XVIIe siècle. Aujourd'hui, les biologistes sont pratiquement unanimes à

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Boyle — comme Bacon, Descartes, Galilée ou Hobbes — a compris que c'était là querésidait la promesse de puissance matérielle. Par suite, on permit au scientifique d'admirer la complexité mécanique de la nature, mais non de l'aimer comme une présence vivante,douée d'une âme et reflétant une réalité d'un ordre supérieur. Une machine peut êtreétudiée avec zèle, mais ne peut être aimée. En vertu de ce changement des sensibilités — 

qui s'est d'ailleurs peut-être produit à un niveau de conscience subliminal —, la NouvellePhilosophie a pu prétendre à la puissance (du moins à une puissance de manipulation àcourt terme), mais elle a perdu l'anima mundi qui, en tant qu'objet d'amour, n'appartientqu'à la gnose. Néanmoins, de temps en temps, quelque élément de l'esprit gnostiques'introduit dans la pensée scientifique, ne serait-ce qu'une réflexion éphémère sur lesdesseins de la nature, suggérant qu'il y a bien quelque chose au-delà de ce que larecherche conventionnelle peut révéler. De tels moments ne sont pas exclus de la science.Mais ils n'apparaissent que comme des détails autobiographiques infimes, aux limites dela « connaissance », de modestes professions de foi, des excentricités personnelles, unesorte de manie sous-professionnelle des grands personnages en renom. Ces aspectséthiques, esthétiques et visionnaires sont devenus depuis longtemps des aspects humains

marginaux de la science, une sorte d'anecdote qui ne trouve jamais sa place dans lesmanuels ni dans les programmes officiels, si ce n'est„ peut-être en note humoristique.

Et pourtant les scientifiques ont-ils jamais remarqué à quel point le public des non-initiésse passionnait pour ces professions d'étonnement et de foi inconditionnée et semblait plusfasciné par elles que par les grandes découvertes ? Si les gens attendent de la science autrechose que de simples faits et des théories, c'est que le besoin de la gnose réside en chacunde nous. Nous voulons connaître le sens de notre existence et nous voulons que cetteconnaissance rehausse notre vie en changeant de manière durable l'univers. Nous yaspirons non par faiblesse infantile de notre esprit, mais parce que nous sentons au fondde nous-mêmes qu'il y a là une vérité qui nous appartient et qui complète notre condition.Et nous savons que d'autres l'ont trouvée et qu'ils en ont été envoûtés à un point que nousenvions.

Le mythe libérateur

C'est précisément à ce stade — lorsque nous nous tournons vers nos savants pour avoir une réponse sur notre destinée — que ceux-ci ont, en fait, un rôle prométhéen à jouer, aumême titre que tous les artistes, sages et voyants. Si les gens reconnaissent commefondamentalement bonne la poursuite sans frein de la connaissance par les savants, c'est parce qu'ils espèrent voir ces derniers s'acquitter de leur rôle ; ils espèrent trouver la gnosedans la connaissance scientifique. Dans la mesure où les savants refusent ce rôle, dans lamesure où leur conception de la science les empêche d'essayer de conjuguer connaissanceet sagesse, ils admettent implicitement que la science n'est pas la gnose, mais quelquechose de bien moindre. Et, dans cette mesure, ils trahissent justement la foi et la confianceque leur société avait placées en eux.

Dr Faust, Dr Frankenstein, Dr Moreau, Dr Jekyll, Dr Cyclope, Dr Caligari, Dr Folamour...Le savant, qui ne prend pas conscience de l'avertissement lancé par cette suite mythiquede docteurs fous, est lui-même le pire ennemi de la science. Ces images de notre culture  populaire trahissent la légitime crainte du public devant la conception froide etdépersonnalisée que les savants ont de la connaissance — crainte de voir nos

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scientifiques, tout bien intentionnés et honnêtes qu'ils soient, continuer à devenir des titansqui créent des monstres.

Et qu'est-ce qu'un monstre ? C'est l'enfant de la connaissance sans gnose, le produit de la puissance sans intelligence spirituelle.

S'il est désespérant de tenter de discuter avec les scientifiques des « systèmes alternatifsde connaissance », c'est parce que ceux-ci veulent inévitablement un système alternatif quifasse exactement ce que fait déjà la science — produire des informations qui permettentde prévoir et de manipuler la structure et la fonction de la nature —, simplement, peut-être, dans une optique plus rentable et plus rapide. Ce qu'ils ne veulent pas comprendre,c'est qu'aucune somme d'informations au monde n'aurait appris à Victor Frankensteincomment racheter de la monstruosité sa création ratée.

Or, il y a dans la tradition hermétique, que nous avons bien délaissée, un mythe quienseigne comment transformer magiquement la nature, par la méditation, la prière et le

sacrifice, en présence vivante du divin. Tel était l'objet du Grand Œuvre de l'alchimiste :un travail de l'esprit entrepris avec amour, visant à la perfection tant du macrocosmequ'est l'univers que du microcosme qu'est l'âme humaine.

Theodore Roszak 

Theodore Roszak, né en 1933, « Philosophy Doctor » de l'université de Princeton. Il estl'auteur de « Vers une contre-culture » (1969) et de « Où finit le désert ? » (1973).Sur Roszak : http://fr.wikipedia.org/wiki/Theodore_Roszak