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La Reine et Le GueRRieR

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Du même auteur

Le Mage du Prince, « La Prophétie du royaume de Lur », volume 1

Le Retour du Sorcier, « La Prophétie du royaume de Lur », volume 2

L’Impératrice de Mijak, « Les Seigneurs de guerre », volume 1

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Fleuve Noir

KaRen MiLLeR

La Reine et Le GueRRieR

Les Seigneurs de guerre, vol. 2

Traduit de l’anglais (Australie) par Cédric Perdereau

Rendez-vouS aiLLeuRScollection dirigée par Bénédicte Lombardo

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titre original :The Riven Kingdom

(Godspeaker, book two)

ouvrage publié sous la codirectionde Patrice duvic

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute repré sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 2007 by Karen Miller.© 2011, Fleuve noir, département d’univers Poche,

pour la traduction française.

iSBn 978-2-265-08973-0

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Pour Glenda Larke, une très bonne auteure, et une encore meilleure amie.

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PReMièRe PaRtie

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ChaPitRe un

Le roi d’Éthrie était mourant.assise à son chevet, Rhian tenait sa main frêle et respirait le

moins possible. Son monde était une bulle de verre ; si elle expi-rait trop profondément, il se briserait, et elle avec.

Ce n’est pas juste, ce n’est pas juste, ce n’est pas juste…Perdu dans ses litanies au coin de la chambre, le très véné-

rable Justin – l’un des ecclésiastes principaux du Prolat Marlan, condamné à prier pour l’âme de son père, penchait son crâne rasé sur son chapelet. Rhian avait envie de crier à force d’entendre ses perles cliqueter.

J’aimerais que vous sortiez, que vous nous laissiez seuls. Je ne veux pas de vous. Ce moment nous appartient, nous n’avons plus assez de temps pour le partager.

elle dut se mordre la lèvre pour retenir de nouvelles larmes. elle pleurait si souvent qu’elle se sentait humide, comme de la mousse. et à quoi bon pleurer, de toute façon ? Les larmes ne sauveraient pas son père. il était brisé, il s’éteignait.

Je serai bientôt orpheline.Cela faisait dix ans qu’elle l’était déjà en partie. Sans les por-

traits du château, elle ne se rappellerait peut-être même pas le doux visage de la reine ilda. C’était une idée terrifiante, de perdre sa mère deux fois. et ses frères, était-elle destinée à les perdre deux fois, eux aussi ? Ranald et Simon n’étaient morts que depuis deux mois, elle entendait encore leur voix aux abords du sommeil. Mais c’était probable ; et après eux, leur père, deux fois également ? tous ces doubles deuils. où était dieu, dans tout cela ? dormait-il ? ou s’en moquait-il ?

Maman, les garçons, et maintenant mon papa chéri. Je sais que je

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suis la cadette, la nature veut que je reste la dernière… mais pas si tôt ! M’entends-tu, Dieu ? C’est trop tôt !

Comme s’il sentait sa rébellion, le très vénérable cessa d’égre-ner son chapelet.

— votre altesse, le roi va sans doute dormir pendant des heures. votre temps serait peut-être mieux utilisé en prière.

elle aurait voulu répondre : « Je crois que j’ai assez prié pour nous deux, ven’Justin. » Mais si elle ne se retenait pas, il rappor-terait ses propos au chapelain personnel de la princesse, helfred, qui préviendrait le Prolat Marlan. et Marlan en prendrait ombrage.

il n’était pas sage d’énerver Marlan.aussi répondit-elle, le cœur agité de crispations :— Je prie, ven’Justin. Chacun de mes souffles est une prière.Le très vénérable hocha la tête, pas tout à fait convaincu.— C’est louable, votre altesse, mais il serait sans doute plus

judicieux d’adresser vos prières depuis la chapelle du château.C’était peut-être un très vénérable, mais il n’avait aucune

autorité sur la fille du roi. Pour masquer sa colère, elle se tourna de nouveau vers le visage cadavérique de son père, sa peau jaunie et flasque sur les os décharnés. Quand elle parla, ce fut d’une voix égale, douce, dont nul n’aurait pu s’offusquer. Sois une dame, toujours gracieuse et distinguée.

— J’irai à la chapelle en temps utile. Pour le moment, ven’Justin, même endormi, je sais que Sa Majesté est rassuré par ma présence.

« Clic-clic-clic » fit le chapelet du très vénérable. il reprit ses marmonnements là où il les avait laissés.

Sur sa montagne d’oreillers, son père s’agita. Sous ses pau-pières fines comme le papier, ses yeux roulèrent, fiévreux. Le pouls battit plus fort dans sa gorge.

— Ranald, murmura-t-il. Ranald, mon fils… j’arrive, j’arrive. (Sa voix, autrefois profonde comme un puits et douce comme la soie, grattait comme un fil d’acier rouillé.) Ranald, mon bon fils…

Son exhalaison devint un grognement.une bassine d’eau et un linge doux étaient posés à portée de

main, sur le chevet. avec douceur, Rhian humecta les joues et les lèvres de son père.

— tout va bien, papa. ne t’agite pas. essaie de te reposer.— Ranald !

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Son père ouvrit les yeux, des yeux qui récemment encore brillaient du bleu le plus profond, pur comme un ciel d’été. La maladie les avait jaunis, et ils étaient chassieux. Pendant un ter-rible instant, ils restèrent vagues, troublés. Puis il se rappela d’elle et soupira.

— Rhian. Je t’ai prise pour Ranald.elle laissa retomber le linge dans la bassine et serra la main de

son père. elle avait peur de lui briser les os, tant ils paraissaient fragiles.

— Je sais, papa. tu rêvais.une larme traversa les poils gris sur les joues du roi.— Je n’aurais jamais dû laisser Ranald accompagner Simon,

souffla-t-il. J’ai voulu leur faire plaisir, je tenais à ce que Ranald m’aime, et je n’ai pas écouté la voix de la sagesse. et mainte-nant, mon héritier est mort et son frère aussi. J’ai failli envers le royaume.

C’était devenu un refrain familier. Rhian embrassa la main froide de son père.

— Mais non, papa. tous les grands hommes envoient leurs fils découvrir les terres étrangères. ton père ne t’avait pas interdit ce voyage, tout héritier que tu étais. tu n’aurais jamais pu priver tes propres fils de leurs aventures. Ranald et Simon ont manqué de chance, voilà tout. tu n’as rien à te reprocher.

dans leur coin, les grains de chapelet de ven’Justin clique-tèrent plus fort. L’Église voyait d’un mauvais œil les superstitions telles que la chance. elle décocha au vieil homme un regard de mise en garde. vénérable ou non, elle refusait qu’il énerve son père.

— Rhian.— oui, papa ?il tenta de serrer la main de sa fille.— Ma douce fille. Que vas-tu devenir quand je serai parti ?elle le savait, mais ne pouvait pas le dire devant le très

vénérable Justin. elle devait le cacher à tous ceux qui pourraient rapporter ses paroles à helfred et Marlan.

— Chut, papa, dit-elle en lui lissant les cheveux. ne te fatigue pas avec ces paroles.

Mais il était vraiment inquiet.— J’aurais dû te fiancer, Rhian. Je t’ai abandonnée, comme j’ai

abandonné tes frères.un nom sonna comme une cloche en son cœur. Alasdair. Mais

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inutile de penser à lui. il était retourné à Linfoi, son duché, où son propre père agonisait également… et puis, le roi ne le portait pas dans son cœur.

— Papa, papa, ne t’agite pas, le cajola-t-elle. tu dois te reposer. dieu veillera sur moi. (un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule.) n’est-ce pas, ven’Justin ?

À contrecœur, il hocha la tête.— dieu veille sur tous ses enfants, dans la mesure de ce qu’ils

méritent.— et voilà, dit-elle. tu vois, ven’Justin est d’accord. (Puis elle

ajouta, en sentant monter les larmes.) et puis, tu ne t’en vas pas. tu m’entends, papa ? tu vas te remettre.

il sourit, une grimace tout en gencives, à présent que toutes ses dents s’étaient déchaussées.

— Je n’ai jamais été très pieux. Mais même moi je sais, Rhian, que dieu n’en fait qu’à Sa volonté. Je partirai lorsqu’il m’appel-lera, et même toi, mon tyran espiègle, ne pourras m’ordonner de rester.

« Mon tyran espiègle. » C’était un des surnoms qu’il lui don-nait. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas utilisé.

— oui, papa, confirma-t-elle.Puis elle embrassa de nouveau les doigts froids de son père.Peu après, il se rendormit. Sans un regard pour le très

vénérable Justin et ses soupirs appuyés, elle tint la main fragile de son père et, en défi à la décision apparente de dieu, souhaita qu’il vive, qu’il vive, qu’il vive.

Même déserte, la pièce aurait paru exiguë. Pour l’heure, elle était bondée, des dames poudrées et parfumées y engloutissaient des plateaux de friandises et du chocolat chaud et crémeux servi dans des tasses de porcelaine fine. du moins celles qui étaient assises. Les autres, dans des frous-frous de taffetas, de satin, de mousseline et de soie, riaient, glapissaient et se chamaillaient comme des enfants pour les poupées, les peluches d’ours, de por-celets ou de chats, les archers de bois, les marionnettes peintes, les sifflets de fer et autres babioles que le fabricant de jouets leur présentait.

dame dester, épouse du secrétaire du Conseil, poussa d’un doigt boudeur et lourd de bagues la pyramide de jouets en vrac sur ses genoux.

— oh grands cieux, monsieur Jones, je ne sais pas, soupira-t-elle.

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enfin, ils sont tous ravissants. C’est si difficile de se décider. et bonté divine, si je ne choisis pas exactement le bon, eh bien, la petite astaria est fichue de bouder pendant des jours, la bienheu-reuse enfant. Ma chère fille est si exigeante en matière de jouets…

dextérité Jones, Facteur de jouets de la Couronne, serra les dents derrière son sourire. Que répondre ? il ne faudrait guère plus de cinq minutes à la petite astaria pour arracher la tête de la poupée qu’elle recevrait ; et ensuite, il devrait la réparer de telle sorte que la retouche soit invisible, et quels que soient ses efforts, quelle que soit la qualité de la réparation, la petite astaria hurlerait que « ce n’était pas pareil, maman, alors voilà, elle voulait une nou-velle poupée… » et la maman en question lui déposerait un baiser sur la tête et lui offrirait une autre poupée… et ainsi de suite.

une aristocrate en devenir s’il en était, et que dieu la bénisse, elle et tous les autres garnements gâtés du royaume… car c’étaient bien ces remplacements à tour de bras qui faisaient manger cet humble facteur de jouets.

avec un nouveau soupir, dame dester passa un œil froid et gris sur le troupeau fébrile des épouses de nobles mineurs de la cour, réunies avec elle pour offrir des jouets à leurs fils, filles, nièces, neveux, frères, sœurs, et enfants de fleur. tirant un mouchoir en dentelle de son ample décolleté, elle l’agita dans leur direction.

— Marja, oh, Marja chérie, viens m’aider à choisir !imperturbable, dextérité regarda dame Braben lever les

yeux au ciel, clairement agacée, puis se retourner et la rejoindre comme demandé. Son mari était un simple prétendant au Conseil du roi ; offenser dame dester aurait donc été fort mala-droit. dame Braben était tout sauf écervelée  : il lui avait fallu moins de trois minutes pour choisir un chien en bois peint et une dînette de poupée.

avec un coup d’œil complice et discret pour le facteur de jouets, elle se pencha vers dame dester.

— oui, violetta, ma chérie ?« violetta ma chérie » lui fourra une brassée de poupées,

peluches, marionnettes et crécelles dans les bras.— Choisissez-en un, Marja, je vous en prie ! Si astaria ne

l’aime pas, je pourrai dire que c’est de votre faute, elle ne se ven-gera pas sur moi.

— Je suis honorée, murmura dame Braben en prenant les jouets.

— Évidemment, rétorqua dame dester. Mon astaria est…

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— Bonjour, annonça une voix froide et réservée derrière elles.dame dester se tortilla sur son tabouret, vit de qui il s’agissait

et poussa un couinement très raffiné.— votre altesse ! Bonté, quel honneur !Les dernières poupées, peluches, marionnettes et crécelles sur

ses genoux volèrent quand elle se leva.Sans cesser de sourire – le visage finit par se figer comme une

graisse cuite – dextérité se lança bras écartés pour rattraper sa précieuse marchandise. Mais la pointe de sa botte se prit dans le bord d’un tapis tissé main icthien et il s’étala, les jouets dans les bras, aux pieds de la seule fille du roi.

elle haussa un sourcil.— vraiment, monsieur Jones. La prostration est réservée pour

l’accueil de Sa Majesté. un simple « Bonjour, votre altesse » aurait suffi.

avec un grognement, dextérité se redressa à genoux et tendit la main.

— Bonjour, votre altesse, répéta-t-il avec obéissance. une crécelle ?

avec un sourire canaille, la princesse Rhian tendit une main fine et bronzée, saisit la crécelle et les doigts, et aida l’homme à se relever.

— dextérité Jones, vous êtes un garnement.— Je sais, altesse, admit-il. J’aurais pu jurer que c’était pour

cela que vous m’appréciiez.elle le foudroya d’un regard faussement outré.— et quelle sorte d’imbécile vous a donné cette idée ?il souriait sincèrement, à présent.— oh, une imbécile de la variété royale, avec des cheveux

comme la nuit, des yeux comme des saphirs et un rire à faire honte aux oiseaux les plus mélodieux.

— ha ! elle fut bien sotte d’encourager un aussi vil flatteur que vous. (La princesse se tourna vers dame dester.) violetta, vous paraissez troublée. Puis-je vous aider ?

dame dester rougit et balbutia.— eh bien, grands cieux, votre altesse, enfin, c’est que…Sèchement, dame Braven intervint.— dame dester rencontre quelques difficultés à choisir un

cadeau pour astaria, votre altesse.La princesse hocha la tête.— Je vois. et comment se porte ma fille de fleur, violetta ?

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J’avoue que j’ai négligé mes enfants honorifiques ces dernières semaines.

elle avait veillé le roi. dextérité, occupé à réorganiser ses mar-chandises pour cacher les jouets endommagés derrière les autres, leva les yeux.

— J’espère que Sa Majesté se porte mieux, votre altesse ?Les dames se turent. La gaieté frénétique était écrasée sous les

ombres de Ranald et Simon, les princes héritiers morts. La cour et le royaume n’étaient officiellement plus en deuil, et tentaient de se remettre du chagrin et de la stupéfaction. Ce genre de petites réunions, autour de jouets et de friandises, aidait à restaurer l’illusion de normalité… et tout le monde y croyait, au moins un moment.

Jusqu’à ce qu’un idiot de facteur de jouets gâche tout avec des questions désagréables.

Rien ne changea dans l’expression polie de la princesse, mais dextérité pensait la connaître suffisamment pour percer le masque royal.

— Son état s’améliore légèrement, monsieur Jones, dit-elle d’une voix incolore. Merci de votre sollicitude.

oh là là. Les choses allaient donc très mal. ignorant les regards acérés des dames de la cour, il continua :

— Si vous me pardonnez d’en parler ainsi, altesse, j’ai une amie, une excellente doctoresse et une femme de bien. J’aurais grand plaisir à…

avant qu’il ait pu finir, dame dester était sur lui.— Monsieur Jones, vous vous oubliez ! veuillez rester à votre

place, je vous prie ! C’est mon mari, le seigneur dester, qui a conseillé le médecin qui œuvre jour et nuit à soulager Sa Majesté ! Si le docteur ardell a décidé d’ignorer tel ou tel remède, vous pouvez être certain qu’ils n’auraient rien changé !

Les lèvres serrées, dextérité s’inclina.— Pardonnez-moi, madame. Je ne comptais que…dame dester lui tourna le dos.— À présent, votre altesse, ma chère astaria, dont vous vous

enquériez, éclôt un peu plus chaque jour. une enfant magnifique, si je puis me permettre, l’image même de moi à son âge…

dextérité se risqua à un rapide échange de regards avec dame Braben. Les lèvres de la femme sautillèrent, une fois. une pau-pière battit. La pensée qu’ils partageaient se lisait sur le visage de Braben : « Quel bel avenir se réserve astaria. »

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dame dester était perdue dans son monde. elle continuait de jacasser, astaria a fait ceci, astaria a fait cela, et votre altesse n’imaginerait jamais ce que ce cher miracle avait fait le matin même…

dextérité, qui n’avait d’autre choix que de se tenir bien droit et de hocher la tête à tous les moments opportuns, laissa ses yeux se poser de manière bien impertinente sur le visage de la princesse. elle avait les traits tirés, des cernes d’une couleur de crépuscule sous ses yeux superbes, des poches plus profondes que la beauté sous ses pommettes hautes. Sa robe de brocart de soie bleue et or était trop cintrée à la taille. elle était grande, droite comme un jeune pin, mais la tension sonnait entre ses os, et le murmure d’un froncement de sourcils brouillait son front.

Oh là là… Assurément, tout ne va pas pour le mieux.— … et pas plus tard que ce matin, votre altesse, je vous

le promets, ce petit amour a ouvert la porte du pigeonnier et a laissé partir tous les oiseaux ! pépia dame dester. oh, comme le métayer s’est amusé à ramener tous les oiseaux, en sachant que le coût de tout volatile disparu serait retiré à son salaire ! oh, que nous avons ri, astaria et moi !

— Quelle belle plaisanterie, chère violetta, admit la prin-cesse. et à présent, je crois avoir une réponse à votre dilemme. Pourquoi n’offrez-vous pas tous les jouets à votre petite astaria ? du moins, ceux qui n’ont pas encore trouvé preneuse.

dame dester fut prise au dépourvu.— tous, votre altesse ?— imaginez son excitation, sachant qu’elle a la mère la plus

généreuse de tout le royaume, insista la princesse. Quand elle verra ces poupées et ces jouets merveilleux, quand elle découvrira qu’ils sont tous pour elle, jusqu’au dernier, je suis certaine que vous verrez un sourire assez large pour avaler les lunes.

dextérité s’avança :— avec une remise généreuse, votre Seigneurie, cela va de soi,

pour témoigner ma gratitude envers votre bonté.— Généreuse à quel point ? demanda la dame avec un fronce-

ment de sourcils.— vingt pour cent ?— trente.— vingt-cinq ?dame dester ouvrit la bouche pour protester, croisa le regard

attentif de la princesse, et soupira.

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— très bien. 25 %. Follit ! ici !tandis que le page de dame dester obéissait à l’appel, la prin-

cesse Rhian dit :— Mesdames, ce fut un plaisir de passer du temps avec vous,

mais j’ai peur de devoir retourner auprès du roi. Continuez vos emplettes, et transmettez ma tendre affection à vos familles.

elle accepta leurs révérences avec un sourire et se retira.dextérité la suivit du regard, les sourcils froncés, puis s’excusa

auprès de dame dester.— un instant, votre Grâce, j’ai oublié…dame dester hoqueta. Feignant la surdité, il traversa la

presse de femmes parfumées et sortit dans le couloir par la porte ouverte.

La princesse, sur le point de passer un coude du couloir, hésita.— Monsieur Jones ? un problème ?il la rattrapa de cinq pas rapides, et s’inclina rapidement.— Pas pour moi, votre altesse. Je voulais simplement vous, eh

bien, vous remercier.elle haussa les épaules.— dame dester n’avait pas à se montrer si grossière. vous

ne cherchiez qu’à m’aider. dieu sait que Sa Majesté a besoin de toute l’aide possible.

il résista à l’impulsion de lui toucher le bras.— J’étais sincère, altesse. ursa est une bonne doctoresse, la

meilleure que j’aie jamais rencontrée. Je suis certain qu’elle pour-rait aider. elle pourrait au moins soulager la douleur du roi, j’en suis sûr.

— Si vous le dites, monsieur Jones, alors je n’en doute pas un instant. Mais j’ai peur que ce ne soit pas si simple.

— Le seigneur dester, dit-il avec une grimace. Bien sûr. Je comprends.

elle pencha la tête de côté en le regardant.— il me semble que vous comprenez vraiment, finit-elle par

dire. Pour un simple facteur de jouets, vous faites preuve d’une compréhension étonnante de la politique de la cour.

— un simple facteur de jouets qui trotte dans ce château depuis qu’il est en âge de porter la sacoche d’outils de son père, rappela-t-il. il faudrait que je sois sourd, muet et aveugle pour ignorer le fonctionnement de ces lieux, votre altesse.

elle eut un sourire bref et triste.— oui, certainement.

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elle était sur le point de se détourner de lui, mais il ne pouvait pas en rester là. Cette pauvre fille avait le cœur brisé, et parais-sait presque à bout de forces. Seule au monde, ou presque, et en grand besoin d’aide.

— J’insiste, votre altesse, laissez-moi parler à ursa, supplia-t-il d’un ton cajoleur. elle possède une expérience prodigieuse en matière de fièvres et de congestions. elle pourrait préparer un petit quelque chose puis me le remettre, et à mon tour je…

— vous ne changerez jamais, n’est-ce pas ? interrompit la prin-cesse. aussi loin que je me souvienne, vous avez toujours voulu réparer les petites entailles dans ma vie. Ce cheval à bascule pommelé que j’avais brisé, par exemple. Celui que je tenais de Simon, qu’il tenait de Ranald… trois fois, vous l’avez réparé, avant que nous dussions nous rendre à l’évidence que ce pauvre destrier avait mené sa dernière bataille. (L’amusement affectueux disparut de son visage, le laissant pâle et plus âgé que ses dix-neuf ans.) vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit, lorsque j’avais sept ans, tandis que vous me laissiez pleurer sur vos genoux ? « Petite princesse, ne soyez pas triste. Ce vieux cheval a mené une longue vie, une bonne vie, et toute chose à son heure doit retourner à la poussière. »

d’un coup, ses yeux bleus brillants furent pleins de larmes, et ses lèvres tremblèrent.

Par la porte ouverte, un cri strident et querelleur.— Monsieur Jones ? Monsieur Jones ! Revenez ici immédiate-

ment, monsieur Jones !La princesse prit une grande inspiration tremblante et porta la

main à son visage.— on vous réclame, monsieur Jones, et moi aussi. Je transmet-

trai vos pensées au roi. il sera touché de savoir que son peuple se soucie de lui. (Par impulsion, elle serra le poignet du facteur de jouets.) Merci, dextérité. vous êtes un bon ami, des plus précieux.

et elle partit, en longues enjambées volontaires, à peine entra-vées par sa robe. dextérité la suivit du regard.

Pauvre fille. Elle porte un tel fardeau. Où qu’elle soit, on l’observe, on décortique ses faits et gestes, on murmure dans son dos.

Bien sûr, tout se terminerait sans doute pour le mieux. il était plus que probable que le roi se remette. Les médecins pouvaient faire des choses étonnantes, de nos jours. Ce serait de loin pré-férable : l’Éthrie n’était pas encore prête à perdre son roi. il n’y

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avait aucun prince pour lui succéder sur le trône. La princesse Rhian n’était pas adulte, et c’était une fille… L’Éthrie n’avait encore jamais été dominée par une femme… on en trouvait pour souhaiter que cela ne se produise jamais.

Le Prolat Marlan, par exemple. Son opinion des femmes est pour le moins acerbe.

L’angoisse lui glaça le sang. Si le roi eberg mourait sans héri-tier, cela ne donnerait rien de bon. Le passé de l’Éthrie était une mosaïque de trahisons et de massacres, actes désespérés de chaque duché pour dominer les cinq autres. au final, le duché de Fyndle avait pris le dessus, s’était rebaptisé trône, et était devenu le domaine traditionnel du roi. La paix régnait depuis plus de trois cents ans ; les bords rafistolés des cinq principautés inférieures se fréquentaient avec bonne grâce.

Mais quelle bataille si Eberg mourait. Toutes les nations qui ont des intérêts ici s’abattraient comme un vol de corbeaux…

dextérité sentit son cœur battre plus fort. Si le roi se remettait, il pourrait se trouver une autre épouse, et engendrer un nouveau prince. eberg n’était pas vieux, à peine trois ans de plus que le facteur de jouets. La force de l’âge, plutôt. Le roi devait encore pouvoir engendrer des dizaines de fils. Si le pire arrivait et qu’il mourait avant que son fils hypothétique soit majeur, eh bien, il y aurait une régence, mais cela n’était pas si terrible. un royaume pouvait survivre si son roi se trouvait dans ses langes. Mais sans roi du tout ?

Arrête de te faire peur, Jones. Sa Majesté se remettra.dame dester apparut à la porte.— Monsieur Jones ! Que faites-vous ? dois-je vous rappeler qui

je suis ?— non, votre Grâce ! assura dextérité. Mes plus sincères

excuses. J’arrive tout de suite !il abandonna ses terribles pensées comme si elles l’avaient

poursuivi tous crocs dehors.tandis que la tempête du mécontentement de dame dester se

déchaînait autour de lui, il hocha la tête et présenta ses excuses, s’inclina beaucoup et emballa ses achats, puis ceux des autres dames de la cour. Quand il eut fini et se retrouva merveilleuse-ment seul, il s’autorisa un instant pour s’asseoir, souffler et sou-peser sa bourse pleine.

— Même avec cette remise scandaleuse, ce n’est pas une mau-vaise journée, ma chérie, assura-t-il à la pièce vide. Je vais passer

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chez Javeson au retour pour commander les nouveaux rideaux du salon, hein ? Bleu nuit, avec peut-être un soupçon d’argent. Qu’en dis-tu, hettie ? tu crois que le bleu serait le mieux ?

Je crois que nous avons d’autres soucis que des rideaux, Dex.dextérité se figea. Regarda de chaque côté. derrière lui.

derrière le sofa. Rien. Personne. il était seul.il s’éclaircit la gorge. Se sentit ridicule, mais dit :— euh… il y a quelqu’un ? (aucune réponse. il se rassit, tira

son mouchoir de sa poche et s’épongea le front.) tu travailles trop, Jones. il est temps d’aller te reposer devant une bonne pinte bien fraîche.

Ce n’est pas non plus le moment de boire, Dex.avec un cri étranglé, il se leva d’un bond, le mouchoir flottant

jusqu’au sol. Sous son plus beau gilet marron et sa deuxième plus belle chemise – jaune – son cœur battait la chamade. C’était impossible, mais il posa la question malgré tout.

— hettie ? hettie ? C’est toi, hettie ?Le royaume est en danger, Dex, et tu dois le sauver.— dieu me garde ! marmonna-t-il alors qu’il avait cessé de

croire en dieu vingt ans plus tôt. Je perds la tête.il ramassa en hâte son coffre et son sac à dos, noua sa bourse

à sa ceinture, regarda avec horreur autour de lui et prit la fuite.

ursa dépiautait une plante contre les furoncles lorsqu’il entra avec fracas dans son atelier. L’air grave, elle découpait les feuilles rouges et pointues avec précision. elle avait caché ses cheveux poivre et sel sous un vieux foulard peu flatteur ; comme toujours, elle dissimulait sa silhouette courte et sèche sous une combinai-son ample et tachée. des établis faisaient le tour de cette petite officine basse de plafond, des lianes d’herbes à différentes étapes de séchage suspendues aux poutres. Le soleil réchauffait l’air qui sentait la menthe, le romarin et la juliette douce.

Pour une fois, l’atelier rustique n’apaisa pas dextérité.— ursa, je suis malade, haleta-t-il en s’appuyant au coin de

l’établi le plus proche. ou alors, je perds la raison !Sans cesser de couper, elle le regarda de la tête aux pieds de ses

yeux gris et calmes.— tu m’as l’air en bonne santé, Jones.— non, insista-t-il. Je suis malade. vite, il faut que tu fasses

quelque chose !avec un soupir, ursa posa ses ciseaux, croisa les bras sur sa

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poitrine plate et le regarda un instant en silence. Puis elle tira un tabouret branlant et le désigna.

— assieds-toi.il s’assit, avec prudence, et la regarda fouiller dans son tiroir,

en tirer un marteau de bois qu’elle posa sur l’établi.— tu as des nausées ?il secoua la tête.— non.— des vertiges ?— non.— Mal à la tête ?— Pas vraiment.— des douleurs ? des fourmillements ? des faiblesses ?— non, non et non.elle le foudroya du regard.— tu vas être plus que malade si c’est une plaisanterie, Jones.

Je suis occupée, je n’ai pas le temps de rire.il serra les mains entre ses genoux pour les empêcher de

trembler.— ursa, crois-moi, cela n’a rien d’une plaisanterie.L’expression de la femme était amère.— Je l’espère pour toi.elle s’approcha du bord de sa fenêtre, où d’autres plantes

absorbaient les derniers rayons du couchant. avec un soupir impatient, elle cueillit une feuille d’une petite liane rampante vio-lette, revint jusqu’à dextérité, cracha sur la feuille et la lui colla sur le front.

— tu es vraiment obligée de cracher ? se plaignit-il. C’est dégoû-tant, ursa.

elle le regarda avec indifférence.— C’est vraiment dégoûtant ! insista-t-il.— est-ce que je te dis comment corder tes marionnettes,

Jones ?— oui. tout le temps.— et si tu m’écoutais, elles dureraient deux fois plus long-

temps.depuis la disparition d’hettie, elle était sa meilleure amie. Ce

qui ne l’empêchait pas de le rendre fou.— ha ! marmonna-t-il. alors, ça donne quoi ?— tais-toi, dit-elle en fronçant les sourcils. La montrefièvre

prend une minute ou deux pour réagir.

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une minute passa, dans une impatience ponctuée de batte-ments de pieds.

— aucune fièvre, déclara-t-elle en ôtant la feuille de son front.elle la jeta dans sa corbeille à compost, puis lui donna un coup

de marteau dans le genou.— aïe ! dit-il quand sa jambe se tendit sans qu’il le lui

demande. Ça fait mal ! (il la regarda avec angoisse.) C’est normal que ça me fasse mal ?

— Je viens de te frapper avec un marteau, Jones. À ton avis ?il déglutit.— Je crois… ursa, je crois que je perds la boule.Cela la fit sourire.— elle n’a jamais été très bien fixée, Jones, alors je ne m’in-

quiète guère.il abattit le poing sur son genou. Le souvenir de cette voix

aimée et regrettée dans la pièce vide lui hérissait encore les che-veux sur la tête.

— Par dieu, ursa, ce n’est pas une plaisanterie.— Le blasphème non plus, dextérité Jones. Mords ta langue,

avant que dieu la morde pour toi.Énervés, ils se foudroyèrent du regard. Jones fut le premier à se

détourner. il frotta ses paumes moites sur ses meilleures braies de velours, puis murmura :

— ursa, j’ai peur, je te dis.La voix aigre de la femme s’adoucit, et son visage aussi.— oui, je m’en rends compte, Jones. Pourquoi ? Que s’est-il

passé, mon ami, pour te faire détaler jusqu’à mon atelier comme un lapin effrayé ?

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