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BIBLIOTHÈQUE CENTRALE

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Gilbert D i a t k i n e

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

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PSYCHANALYSTES D’AUJOURD’HUI

Collection dirigée par Paul Denis

ISBN 2 13 048574 x

Dépôt légal — 1"" édition : 1997, décembre

© Presses Universitaires de France, 1997 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Note de l’éditeur

Les volumes de la collection « Psychanalystes d’aujour­d’hui» comportent toujours un « Choix de textes» de l’auteur présenté de telle sorte que le lecteur ait la possibilité de confronter le commentaire et la critique de son œuvre avec des extraits de celle-ci. Il nous paraît essentiel que chacun de ces ouvrages permette non seulement une introduction aux tra­vaux d’un psychanalyste mais soit aussi pour le lecteur l’occasion d’un contact direct avec son écriture, son style, sa pensée. Le volume Jacques Lacan fait exception à cet usage...

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DU MÊME AUTEUR

Les transformations de la psychopathie, « Le Fil rouge De l’observation de l’enfant à la thérapeutique, ESF.

Sommaire

7 Chronologie

11 La révolution lacanienne L ’homme de culture, 11Styles, 12La critique de l’establishment, 12La formation psychanalytique de Jacques Lacan, 14La scission, 16L’Ecole freudienne de Paris, 17 Lire Lacan malgré son obscurité, 17

20 L ’imaginaire

25 Le symbolique

31 Le réel

36 La psychose

41 Les pulsions et le désir

52 Métapsychologie

De la topique à la topologie, 54 Le point de vue économique, 56 Le point de vue dynamique, 57 Le point de vue génétique, 59

62 Technique

75 Les fins de la cure

88 Éthique

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93 La formation

La critique de Lacan, 96Le système lacanien de sélection et de formation, 97

102 Épistémologie

113 Les héritages de Lacan

123 Bibliographie raisonnée

ABRÉVIATIONS

Les références aux ouvrages de Jacques Lacan sont indiquées dans le texte par l’ abréviation de leur titre suivi du numéro de la page citée dans l’édition de référence.Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 127 : £.127.Séminaire I, Séminaire I I ... : S .l, S.2...Scilicet 1, Scilicet 2-3, Scilicet 4... : Sc.l, Se.2-3, Sc.4...Télévision, Paris, Le Seuil, 1978 : TV.

Je m’en suis tenu pour ce travail à tout ce qui avait été imprimé de l ’œuvre de Lacan ( articles parus dans Mino- taure, thèse, Ecrits, articles signés dans Scilicet, Télévision, et Séminaires imprimés), ainsi qu’à deux séminaires dacty­lographiés. J ’ai eu peu recours à l’imposante littérature post- lacanienne, à quelques exceptions près : E. Roudinesco (1986, 1993) pour la biographie, J.-Cl. Milner (1995) pour les «mathèmes» et J .-A . Miller pour l ’interprétation (1996) et la passe (1994).

Chronologie

1901 : Naissance.1925 : Création de « L ’Evolution psychiatrique ».1926 : Création de la Société psychanalytique de Paris.1927 : Création de la « Revue française de psychanalyse ». 1927-1931 : Formation psychiatrique : Interne à la Cli­

nique des maladies mentales (Pr Claude). Interne à l’ Infirmerie psychiatrique de la préfecture de Police (D' G. G. de Clérambault). Interne à l’hôpital Henri-Rousselle pendant deux ans.Rencontre Pierre Mâle et Henri Ey.

1929 : Son frère Marc devient bénédictin.1930 : Passe deux mois à la clinique du Burgholzi à Zurich. 1930 : Rencontre avec Salvador Dali.1932 : Thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports

avec la personnalité.1932 : Melanie Klein : La psychanalyse des enfants.1932 : Début de son analyse avec Rudolph Lœwenstein. 1933-1934 : Fréquente le séminaire d’Alexandre Kojève. Mai 1934 : Nommé médecin des hôpitaux psychiatriques. Novembre 1934 : Élection comme membre adhérent à la

Société psychanalytique de Paris.1936 : X IV ’ Congrès international de psychanalyse à

Marienbad. Présente « Le stade du miroir ».5-6-1938 : Freud, en route vers Londres, fait étape douze

heures à Paris. Lacan ne le rencontre pas.Août 1938 : X V e Congrès international de psychanalyse à

Paris. Lacan n’y participe pas.23-9-1939 : Mort de Freud.1939 : Lacan est mobilisé au Val-de-Grâce, puis à Pau.1940 : Fermeture de l’ Institut de psychanalyse, et cessa­

tion de parution de la Revue française de psycha­nalyse.

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Automne 1940 - hiver 1941 : Lacan séjourne à Marseille.1941-1945 : Londres : Les grandes controverses Freud-

Klein.Début 1943 : S’installe 3, rue de Lille à Paris.Printemps 1944 : Rencontre Sartre, Beauvoir et Camus.Septembre 1945 : Voyage à Londres. Prend connaissance

de l’œuvre de Bion sur les groupes.1946 : Melanie Klein : Note sur quelques mécanismes schi-

zoïdes.Mai 1948 : Rapport sur l’ agressivité au X I ' Congrès des

psychanalystes de langue française.1948 : Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la

parenté.Eté 1949 : Nouvelle présentation du « Stade du miroir » au

X V I' Congrès international de psychanalyse de Zurich.

1949 : Rencontre avec Claude Lévi-Strauss.1950 : Rencontre avec Roman Jakobson.1950 : Conférence de Heidegger : La Chose.1953 : Lacan a en analyse 15 élèves de la SPP.18 juin 1953 : Scission de la SPP.

Création de la Société française de psychanalyse.Eté 1953 : Le Conseil exécutif de l ’ API envoie à Paris un

comité de visite pour examiner la demande d’adhé­sion de la SFP.

Septembre 1953 : X V I1 Conférence des psychanalystes de langues romanes, divisée en deux parties succes­sives, avec deux rapports : Spitz : Genèse des pre­mières relations objectales ; Lacan : Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse.

1955 : Henri Ey dirige la section « psychiatrie » de l’Ency­clopédie médico-chirurgicale. Il demande à Maurice Bouvet d’écrire La cure type, et à Lacan d’écrire Variantes de la cure type.

Juillet 1959 : Un nouveau comité examine la demande d’admission de la SFP à l ’ API.

1955 : Rencontre avec Heidegger.

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1956 : Création de la revue La Psychanalyse.1956 : Roman Jakobson : Deux aspects du langage et deux

types d’aphasie.1959 : Bion : Attacks on linking.1960 : Henri Ey organise le colloque de Bonneval sur L ’in­

conscient, avec des psychanalystes des deux sociétés, des psychiatres et des philosophes.

Mai 1961 : Michel Foucault : Histoire de la folie à l’âge clas­sique.

Novembre 1963 : Le Séminaire est expulsé de Sainte-Anne et accueilli par Louis Althusser à l’Ecole normale supérieure.

Décembre 1963 : Seconde scission et création de l’Associa­tion psychanalytique de France.

1963 : Althusser : Freud et Lacan.21 juin 1964 : Fondation de l’Ecole freudienne de Paris. 21-12-1965: André Green : L ’objet (a ) de Lacan, sa logique

et la théorie freudienne.Février 1966 : Conférences aux États-Unis 1966 : Édition des Ecrits.Octobre 1967 : Institution de « la passe ».Mai 1968: Troisième scission et fondation du «Quatrième

groupe ».1969 : Création d’un département de « psychanalytique » à

la faculté de Vincennes.Mars 1969 : le Séminaire est expulsé de l ’ ENS, et continue à

la faculté de droit.1970 : Serge Viderman : La construction de l’espace ana­

lytique.1970 : André Green : L ’affect. Rapport au X X X ' Congrès des

psychanalystes de langues romanes. Paraît en livre, sous le titre Discours vivant, P lIF .

Novembre 1971 : Invention du « mathème».1972 : Deleuze et Guattari : l’Anti-Œdipe.9 février 1972 : Lacan parle pour la première fois du nœud

borroméen (Séminaire « ... Ou pire»).1972 : Publication d’un premier volume du Séminaire

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Mars 1972 : Mathèmes de la sexuation.1974-1975 : Commentaire de J. Joyce dans le séminaire Le

sinthome.1975 : D. Braunschweig et M. Fain : La nuit, le jour.Novembre 1975 : Nouvelle tournée de conférences aux

Etats-Unis. Retrouvailles avec Salvador Dali.Décembre 1976 : François Roustang : Un destin si funeste.Janvier 1978 : Assises de Deauville de l ’ EFP où la « passe »

est critiquée.1977-1978 : René Major et Dominique Geahchan créent

« Confrontations ».Janvier 1980 : Dissolution de l'École freudienne de Paris.Janvier 1981 : Fondation de l’École de la cause freudienne.9 septembre 1981 : Mort de Lacan.

La révolution lacanienne

Lacan se présente comme l’élève et le lecteur le plus fidèle de Freud. Dans ses premiers séminaires, il étudie dans le détail certaines œuvres maîtresses comme on ne l’avait jamais fait jusque-là. C’est à lui que l’ensemble des psycha­nalystes français doit l’habitude de lire Freud avec une attention rarement rencontrée dans les autres pays.

L ’homme de culture

Il séduit aussi par sa culture. 11 découvre Spinoza dès l’âge de 14 ans, fréquente, adolescent, la librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon, où il rencontre Breton et Soupault et entend James Joyce lire Ulysse. Il collabore à la revue Minotaure en même temps que Salvador Dali, et se passionne pour Nietzsche tout en faisant sa médecine. Parallèlement à sa formation psychiatrique auprès de H. Claude et de Clérambault, il fréquente le séminaire d’Alexandre Kojève, et suit l’enseignement d’Alexandre Koyré. Tous deux l’introduisent à la lecture de Hegel et de Heidegger. C’est un ami de Georges Bataille, de Sartre, de Merleau-Ponty, d’Albert Camus, de Lévi-Strauss et de Jakobson. Jusqu’à la fin de sa vie, il reste un esprit d’une curiosité insatiable, ouvert aux domaines les plus divers de la culture, de « Finnegan’s wake », auquel il consacre l’un de ses derniers séminaires, à l’étude de la topologie qui a occupé ses derniers jours. Dans ses textes, il se réfère à la Phénoménologie de l’esprit et aux Upanisliad, à Aristote et à Wittgenstein, à Kant et à Spinoza, à Lévi-Strauss et à Jakobson, à Frege et à Kantor. Il a incité ses élèves, mais aussi ses adversaires, à s’intéresser à l’anthropologie, à la linguistique et à la philosophie.

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Styles

Beaucoup de ses textes, d’un style classique, sont d’une lecture aisée, sans être parfaitement limpides. D ’autres passages sont écrits dans une veine franchement humoris­tique. Lacan cite Alphonse Allais (£.413), Prévert (£.581), Jarry (£.767), Courteline (S.8, p. 215 ; £.715 ; E.760). Au cœur d’une démonstration ardue (E .563 ; E.800), ou d’une polémique passionnée (Sc.2-3, p. 13), il déconcerte son public en montrant par une plaisanterie qu’il ne parlait pas sérieusement. Il aime mystifier — le séminaire X X I est intitulé « Les non-dupes errent » —, mais toute l’œuvre ne se ramène pas à une pure mystification, comme on l’ a sou­tenu. fl emploie toutes les variétés du comique : l’humour, le mot d’esprit, qui devient une technique interprétative, et une voie de recherche, et surtout l’ironie, qui tourne parfois au sarcasme, et même à l’insulte. Lacan a en effet la particularité, inouïe dans une discipline où pourtant les polémiques ont toujours été violentes, d’insulter, parfois grossièrement, ses adversaires. Souvent, le sarcasme lui tient lieu d ’argument scientifique (E .373 ; £.376-377 ; £.421 ; £.425, £.846, n. 1).

La critique de l’establishment

Lacan attaque, par tous les moyens, l’ordre psychana­lytique établi par l’Association psychanalytique interna­tionale (a p i), et sa branche française, la Société psychana­lytique de Paris (SPP). De sa fréquentation de Nietzsche, puis des surréalistes, il a conservé une hostilité contre toute emprise exercée à partir d’une position d’autorité morale. Il reproche aux dirigeants de l ’ API et de la SPP de faire régresser la théorie analytique à une psychologie conventionnelle, et de transformer la cure en une entre­prise d’identification au moi de l’analyste, c ’est-à-dire d’en revenir à la suggestion : au lieu de se libérer, le Portrait par André Villers

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patient s’aliène au moi de son analyste. Tous ces défauts se concentrent dans l’analyse de formation, qui assujettit le futur analyste à un conformisme stérilisant. Lacan laisse donc qui le souhaite participer à son séminaire. Dans son Ecole, le psychanalyste ne s’autorise que de lui- même. A la morale « bourgeoise » de l’Institut de psycha­nalyse, Lacan substitue une éthique psychanalytique nouvelle, dans laquelle le seul devoir du psychanalyste est de ne pas céder sur son désir.

La formation psychanalytique de Jacques Lacan

Cependant cette révolution n’est pas immédiate. Pen­dant vingt ans, il participe au fonctionnement de la Société psychanalytique de Paris sans le critiquer. Il commence son analyse personnelle en 1932 avec Lœwen- stein. Son analyse dure six ans. A partir de queltjues sou­venirs des proches de Lacan et de Lœwenstein, Elisabeth Roudinesco (1986, 1993) en a reconstruit le déroulement. Elle l’imagine comme un affrontement narcissique perma­nent entre deux hommes que tout oppose. N’y a-t-il eu que ce face-à-face stérile dans cette analyse ? Lacan était-il vraiment «inanalysable», comme Lœwenstein l’a dit par la suite, à l’époque de la scission ? Il est déjà dif­ficile d’évaluer ce qui s’est passé dans une cure quand on dispose des témoignages directs du patient ou de l’ ana­lyste. Des bribes de confidences de deuxième main ou de troisième main, recueillies dans un contexte passionnel, doivent être traitées avec prudence. On peut seulement dire qu’il a bénéficié d’une analyse de durée normale, avec un analyste qui avait lui-même accumulé une dizaine d’années d’expérience quand sa cure a commencé. La seule certitude que nous ayions sur l’analyse de Lacan concerne sa fin. Une lettre de Lœwenstein à Marie Bonaparte de 1953, publiée par Célia Bertin (C. Berlin, 1982, p. 382 ; Roudinesco, 1993, p. 108), nous apprend

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qu’en 1938 il a présenté sa candidature comme membre titulaire de la SPP. Lœwenstein donne son accord, à la condition que l’analyse se poursuive. Aussitôt élu, Lacan interrompt. Un an plus tard, Lœwenstein émigre aux Etats-Unis. N’importe quel patient serait traumatisé par une analyse se terminant dans de telles conditions et nous savons que Lacan était une personne particulière­ment sensible.

Il est né en 1901 dans une famille de négociants, domi­née par son grand-père paternel, chef de l’entreprise fami­liale, qui écrasait un père faible, mais aimé. Lacan a parlé avec force à son séminaire de sa haine contre ce grand- père. Aîné de quatre enfants, préféré de sa mère, on le décrit comme un enfant « capricieux et tyrannique », jaloux de son frère cadet, puis comme un adolescent bril­lant, mais arrogant et « incapable d’organiser son temps et de se comporter comme les autres ». Son dandysme, son goût pour les costumes originaux et les belles voitures sont rapportés à maintes reprises. Son intolérance aux sépara­tions, et les rancunes tenaces dont il était capable une fois la rupture devenue irrémédiable peuvent être rapprochées de cette fragilité narcissique.

En 1934, soit au bout de deux ans d’analyse, il est élu membre adhérent de la Société psychanalytique de Paris, participe aux séances scientifiques, et conduit une seule cure sous supervision. Selon Roudinesco, il n’aurait eu qu’un seul patient d’analyse (celui qui fut supervisé ?) entre 1933 et 1939, auquel s’ajoute « une petite clientèle privée » de psychothérapies et de consultants. Pendant la guerre, la SPP suspend ses activités. Les allées et venues de Lacan entre les deux zones de la France occupée n’ont pas dû être propices à une activité analytique régulière, jus­qu’à son installation en 1943 à Paris, dans l’appartement où il exercera jusqu’à sa mort.

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La scission

Après la Libération, l’activité de la Société psychanaly­tique de Paris reprend, et les candidats à la formation affluent. Spitz, Hartmann et Lœwenstein ont émigré aux Etats-Unis. Les analystes de sa génération se retrouvent seuls en charge de la formation, avec une expérience théorique et clinique somme toute réduite. Quand il lance le mot d’ordre du « retour » à Freud (£.260), il s’agit sou­vent encore d’un « aller », car, à l’ époque, beaucoup de textes de Freud ne sont pas traduits en français. Lacan devient le plus recherché des analystes didacticiens. A partir de 1950, l’affluence des patients le pousse à réduire le temps de séance qu’il accorde à chacun d’eux. Quand ils se présentent à la Commission d’enseignement pour commencer leur formation théorique et leurs cures super­visées, certains d’entre eux sont refusés pour cette raison. Un débat houleux s’ouvre à la SPP. Lacan justifie sa tech­nique, mais promet d’y renoncer. En réalité, le nombre de ses analyses didactiques continue à croître, et en 1953 le tiers des élèves de l’Institut, 15 candidats, est en ana­lyse avec lui. De plus, son enseignement lui vaut une popularité croissante auprès des autres jeunes analystes. Il doit être le prochain président de la SPP. Jusque-là, le président bénéficiait d’une place prépondérante au sein de la commission qui décidait de l’admission des candi­dats à la formation. Il espère donc que ses patients seront enfin admis sans problème. Mais juste avant l’élection attendue de Lacan, son ami et rival de longue date, Sacha Nacht, fait voter la réforme des statuts qui crée l’Institut de psychanalyse. Elle diminue le poids du prési­dent de la SPP dans la sélection des candidats. En effet, elle donne à l’ Institut le statut d’une association dis­tincte, placée sous l’ autorité d’un directeur, qui n’est pas le président de la SPP. Ce coup de force, après des péri­péties complexes, amène Lacan et un groupe impor­tant d’autres analystes à démissionner de la SPP et à

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créer un nouveau groupe, la Société française de psycha­nalyse (SFP).

Durant dix ans, Lacan fait tout son possible pour que la SFP soit reconnue par I’a p i . Celle-ci enverra à Paris plusieurs commissions qui écouteront attentivement tous les protago­nistes. Elles finiront par recommander en 1963 l’admission du nouveau groupe, mais à la seule condition que ses mem­bres renoncent à la technique des séances brèves. Ceux qui acceptent cette condition vont former l’Association psycha­nalytique de France (a p f ). Les autres vont rester avec Lacan, qui fonde sa propre école, l’Ecole freudienne de Paris (e f p ) , enfin libérée des exigences de I’a p i .

L ’Ecole freudienne de Paris

L’accès aux activités scientifiques de l’Ecole freudienne de Paris est totalement ouvert. Toutefois, Lacan maintient une hiérarchie parmi les membres de l ’ EFP entre les « ana­lystes praticiens », qui n’ont même pas forcément été ana­lysés, les « Analystes membres de l’Ecole », dont les super­visions ont été validées, et les « Analystes de l’Ecole », dont l’analyse a été évaluée par une procédure spécifique, la « passe ». L ’Ecole freudienne de Paris sera plusieurs fois transformée pour résoudre cette contradiction. Une série de démissions en 1966-1967 aboutit à la création du « Qua­trième groupe », autour de Piera Aulagnier. Les conflits internes à l’Ecole freudienne se termineront par sa dissolu­tion en janvier 1980, et par l’éclatement du mouvement lacanien en de multiples groupes.

Lire Lacan malgré son obscurité

Malgré tous ses attraits, l’œuvre de Lacan décourage souvent par son obscurité. Celle-ci a plusieurs causes. Il traite de sujets difficiles sur lesquels il avance lentement et

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en revenant sur ses pas quand il se heurte à une impasse. Le « séminaire » reflète ce travail de la pensée au fil des semaines. De plus, il lui convient que la vérité soit « mi- dite », afin que le « savoir » ne fasse pas écran à la décou­verte de la «vérité» de l’ inconscient (Radiophonie, p. 71). Les obscurités sont d’autant plus accentuées qu’il s’adresse à un public moins averti. La «radiophonie» de 1970 et la «télévision» de 1973 sont parmi ses textes les plus diffi­ciles, et il s’en flatte (Radiophonie, p. 94-95). Une autre cause d’obscurité est sa difficulté à abandonner les sens usuels des mots, alors même qu’il s’est battu pour leur donner une signification inédite. Quand un concept change plusieurs fois de sens dans le cours de l’œuvre, comme celui de «jouissance», auquel M.-C. Laznik-Penot trouve quatre acceptions successives, tous peuvent cohabiter dans le même texte. Cette incapacité de Lacan à renoncer aux conceptions mêmes qu’il dénonce rend le sens de ses propo­sitions parfois indécidable. Elle est une énigme en soi.

Malgré ces obstacles, il faut lire Lacan parce qu’il a tenté de résoudre des problèmes laissés pendants par Freud, et auxquels tous les psychanalystes sont confrontés : com­ment concilier les premiers travaux sur le narcissisme de 1914, avec la description, à partir de 1925 et d’ inhibi­tion, symptôme et angoisse, des « fonctions du Moi » ? Quelle place accorder à l’objet, si ce dernier n’est plus contingent, mais joue un rôle décisif dans la constitution de l’appareil psychique ? Comment concevoir la réalité psychique, une fois admis le clivage du Moi et le déni de réalité ? Comment comprendre Faccessibilité de certaines névroses narcissi­ques au transfert, contrairement à la première opinion de Freud ? Quelle place accorder aujourd’hui aux pulsions ? Et à la métapsychologie en général ? Quelle est la nature du processus analytique ? Comment agit l’interprétation ?Y a-t-il une éthique propre à la psychanalyse ? Comment peut-on savoir qu'un analyste a vraiment été analysé ? Parmi les réponses que Lacan a apportées à ces questions, certaines ont été discutées et peu à peu acceptées par le

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reste de la communauté analytique. Elles représentent son apport au progrès de la psychanalyse depuis Freud.

D ’autres n’ont pas été vraiment débattues, mais son autorité les a imposées silencieusement, sans débat, sur un mode idéologique. Nous sommes souvent lacaniens sans le savoir. Il faut le lire pour prendre conscience de son influence sur nous, et éventuellement pour nous dégager d’elle.

Il faut enfin le lire pour justifier des désaccords, sur un mode que j ’espère moins passionné qu’autrefois.

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L ’imaginaire

Ce que Lacan entend par « imaginaire » n’a qu’un rap­port indirect avec l’imagination, mais est avant tout une conception originale du narcissisme. En effet les recherches de Freud sur le narcissisme — c’est-à-dire sur l’ investisse­ment libidinal du Moi - ont laissé beaucoup de problèmes sans solution, alors que l’étude psychanalytique du Moi était devenue une priorité, depuis la découverte que le Moi est en grande partie inconscient :

1 / L’étude des fonctions du Moi, comme la perception et la conscience, reste inachevée. Freud n’a jamais terminé le travail métapsychologique sur la conscience qu’il avait entrepris en 1915.

2 / Les recherches sur les fonctions du Moi entreprises par Anna Freud ont abouti au succès de la « Psychologie du Moi », développée par l’ analyste de Lacan, Lœwenstein, avec Hartmann et Kris. Elles permettent d’envisager une grande synthèse de la psychologie et de la psychanalyse, mais font craindre une absorption de la seconde par la première.

3 / Les derniers travaux de Freud sur le clivage sont contradictoires avec la notion de fonction synthetique du Moi.

4 / Les relations réciproques du Moi, du Moi idéal, de l’Idéal du Moi, et du Surmoi restent floues. L’ Idéal du Moi est décrit le premier. Freud lui attribue la plupart des caractéristiques de ce qui sera plus tard le Surmoi, mais il en fait de plus une formation collective impliquant la culture. Ainsi entendu, l’ Idéal du Moi remplit deux fonc­tions : il définit les idéaux du groupe, et il punit en cas de manquement à ces idéaux. Comme l’a noté J. Chasseguet- Smirgel, Freud emploie alors indifféremment les termes de « Moi idéal » et d’ « Idéal du Moi ». Puis Freud distingue le

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Surmoi de l’ Idéal du Moi : l’ Idéal du Moi est l’héritier de l’ identification primaire au père de la préhistoire person­nelle ; le Surmoi reste l’instance qui punit (et qui protège). Ultérieurement, H. Nunberg a proposé de désigner par « Moi idéal » les aspects persécutifs du surmoi et par « Idéal du Moi » ses aspects protecteurs. Cette distinction a été reprise par Lacan dès 1938, et développée parD. Lagache.

5 / Contre le sens commun qui voudrait que le nourrisson s’ identifie d’abord à sa mère, Freud soutient que la pre­mière identification est une « identification au père de la préhistoire personnelle ». La mère est l’objet d’un choix sexuel « par étayage », mais le père est d’emblée un « objet d’identification ».

Critique de la psychologie du Moi. — Pour Lacan les tra­vaux d’Anna Freud et de Kris, Hartmann et Lœwenstein sur la fonction synthétique du Moi, la fonction adaptative du Moi, et la « zone du Moi libre de conflits » font régresser la psychanalyse vers la psychologie académique (£.668, £.808). Il ne veut pas savoir que Freud s’est toujours inté­ressé à la perception, à la conscience et au jugement. En 1949, il attribue bizarrement à l’existentialisme la conception freudienne du « système perception-cons- cience » (£.99). Quand il aura mieux lu Freud, il ne verra dans ce système qu’une séquelle d’une conception dépas­sée, celle de la «première topique » (£.304). Il restera tou­jours hostile à une théorie psychanalytique de la cons­cience, dont il dénoncera la « distribution hétérotope et erratique » et la nature illusoire (£.831-832).

La psychologie du Moi prend le moi pour un fait d’obser­vation. Lacan pense que le moi est une illusion que la psy­chanalyse doit dissiper, afin que soit reconnu le je du dis­cours (£.304). Toute description objectivante du moi doit être bannie, qu’il s’agisse de sa « fonction synthétique » (£.374-375), ou de sa mégalomanie, « c e cliché imbécile» (£.814).

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Le stade du miroir. — De ses conversations régulières de 1932-1933 avec Salvador Dali, Lacan a tiré la notion de « connaissance paranoïaque », définie comme « une ambi­valence fondamentale qui nous apparaît, je l’indique déjà, en miroir, en ce sens que le sujet s’identifie dans son senti­ment de Soi à l'image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment» (£.181, voir aussi 7i.H0 et £.428). La notion de «connaissance para­noïaque » va aboutir quelques années plus tard à la des­cription du « stade du miroir ».

Il s’agit d’un fait d’observation directe. Au cours de la deuxième année le jeune enfant jubile quand il observe sa propre image dans le miroir. Lacan attribue cette expres­sion de satisfaction à une dysharmonie d’évolution entre l’image visuelle du corps, déjà globale, et son image motrice, encore morcelée. L ’image du sujet dans le miroir lui donne l’illusion d’une complétude et le fascine. Cette complétude illusoire constitue le narcissisme primaire (£.98). Le Moi n’est qu’image (£.374-375; voir aussi £.343-345).

Existe-t-il réellement une dysharmonie d’évolution entre l’image motrice du corps et l’image spéculaire ? Impossible de démontrer qu’elle n’existe pas. Lacan critiquera sévère­ment la psychologie génétique et l’observation du nourris­son, mais jamais il ne reviendra sur le « Stade du miroir », qui restera jusqu'au bout une pierre angulaire de sa théorie.

L ’agressivité naît après coup des images de morcelle­ment du stade du miroir. L ’agressivité imaginaire crée un dommage impossible à compenser, parce qu’aucune loi ne peut lui rendre justice. Lacan lui réserve le terme de « frus­tration ». Elle peut atteindre à des extrémités terribles, car un sujet ainsi « frustré » exige des réparations effrénées et toujours insatisfaites (S.4, p. 37).

Moi idéal et Idéal du Moi. — Dans son rapport « La psy­chanalyse et la théorie de la personnalité », D. Lagache reprend la distinction proposée par Nunberg entre un

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« Moi idéal », porteur des aspects répressifs du surmoi, et un « Idéal du Moi » protecteur. Discutant ce travail, Lacan donne à cette opposition une signification différente. 11 énonce, « sous une forme généralisée », sa thèse sur le stade du miroir (£.675). Le « schéma du bouquet renversé » ajoute en effet au miroir plan du «stade du miroir» un miroir concave, situé en arrière du sujet (£.674 ; et S.2, p. 160-161). Dans le miroir plan, le sujet voit donc non seulement sa propre image, mais aussi l’ image que lui ren­voie le miroir concave, celle de son Moi idéal. 11 est com­posé de tous les idéaux que la mère, suivant sa culture, indique à l’enfant. Celui-ci doit s’efforcer de satisfaire à ces idéaux pour plaire à sa mère, au risque de sacrifier son identité propre. C’est l’origine d’un danger de fascination par le Moi idéal proposé par le leader d’une foule, et par un psychanalyste partisan de la psychologie du moi (£.678).

Quant à la relation du sujet à son Idéal du Moi, Lacan la décrit dans une scène imaginaire d’observation directe où l’enfant voit dans le regard de la mère, par-delà le Moi idéal, l’ image du père de la préhistoire personnelle (£.678 ; S.8, p. 397-398 et 410; voir aussi S.17, où le « signifiant - maître» sert de point de repère au sein du narcissisme dans l’advenue du sujet).

La différence entre Moi idéal et Idéal du Moi peut aider à résoudre le problème de l’ identification primaire comme identification au père et non à la mère (S. 17, p. 100). La mère désigne à l’enfant, en même temps que les idéaux dont doit se composer son Moi idéal, l’ Idéal commun à lui et à son père. Elle lui montre ainsi qu’il appartient à la même famille que son père, à la même communauté et, finalement, à la même espèce humaine.

L’opposition Moi idéal / Idéal du Moi joue aussi un rôle important dans la technique. L ’analyste doit s’abstenir de toute manœuvre visant à se présenter au patient comme un Moi idéal. Si le Moi idéal se confond avec l’ Idéal du Moi (ce qui est le cas par exemple lorsque l'analyste répond par un passage à l’acte à l’ amour de transfert), plus aucune

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régulation n’est possible (S .l, p. 163). Ensuite, l’analyste doit être « capable de remanier un moi ainsi constitué dans son statut imaginaire », en « ponctuant » à propos la liai­son entre deux signifiants, ce qui va provoquer un éva­nouissement, un fading de ce Moi idéal, parfois marqué cli­niquement par des phénomènes de dépersonnalisation. C’est alors qu’advient le sujet véritable, celui de l’ incons­cient (E.677).

Cette « parole qui fonde la vérité du sujet » ne vient pas de l’autre (l’ image directe dans le miroir plan), mais de l’Autre (avec un grand A) « à travers le mur du langage où s’objective la relation du moi à son alter ego » (Schéma L, S.2, p. 284) :

(Es) S ___________________________ autre

Schéma L

L’Autre est ainsi « en position de médiation par rapport à mon propre dédoublement d’avec moi-même comme d’avec mon semblable » (£.524 ; voir aussi S.2,chap. X IX ; S.4, p. 48 et 268 ; E.630). Ainsi s’ introduit l’ordre symbolique.

Le symbolique

De même que l’imaginaire n’a qu’un rapport indirect avec l’imagination, de même le « symbolique » de Lacan a peu à voir avec le symbolisme. Le symbolisme sexuel des rêves, des actes manqués, des lapsus et des symptômes névrotiques a été très tôt l’apport le plus populaire de la psychanalyse. Freud fait de la symbolisation l’un des trois mécanismes des processus primaires de l'Inconscient, avec le déplacement et la condensation. Comme ses premiers disciples, il se passionne pour le symbolisme, qui lui semble universel. En 1910, au Congrès de Nuremberg, il annonce la création d’un « Comité de recherches sur le symbo­lisme », qui publiera régulièrement de nouvelles traduc­tions de symboles. Lui-même en présente deux à ce Congrès. Les éditions successives de la Traumdeutung s’en­richissent d’exemples supplémentaires de symboles déco­dés. Les rêves « typiques » (de mort d’un parent aimé, de nudité et d’examen) peuvent être interprétés sans l’aide des associations du rêveur (qui, du reste, manquent régu­lièrement en pareil cas).

Cependant, à peu près en même temps, Freud remarque que la seule traduction du contenu manifeste d’un rêve ou d’un symptôme en son contenu latent ne provoque aucun changement chez le patient. Tout se passe comme si ce der­nier se trouvait alors porteur de deux « inscriptions » de la même représentation, l’une consciente et l’autre incons­ciente, sans que la seconde soit le moins du monde modi­fiée par l’existence de la première. Peu après, la rupture avec Jung, que les problèmes de la symbolisation passion­naient, entraîne une raréfaction des recherches sur le sym­bolisme. Le « Comité de recherches sur le symbolisme » s’éteint de lui-même. Le symbolisme reste considéré comme un acquis par les successeurs de Freud, et en parti­

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culier par Melanie Klein et ses élèves, qui font un grand usage de la symbolisation dans leurs interprétations.

L ’ordre symbolique. — Lacan, au contraire, juge que le symbolisme pris de cette manière est « aussi stupide qu’une cryptographie qui n’aurait pas de chiffre» (£.711). L ’orga­nisation du texte impose le sens et non l’inverse (£.458). Le signifiant prime sur le signifié (£.467). La symbolisation est subordonnée au déplacement et à la condensation (£.713- 714). Au « symbolisme », il substitue 1’ « Ordre symbolique ». L’Ordre symbolique organise l’Imaginaire. Ce ne sont pas les désirs sexuels qui sont symbolisés. C’est l’Ordre symbo­lique et ses signifiants qui donnent leur sens aux images. Celles-ci, on l’a vu, sont d’abord des images de morcelle­ment, qui prennent rétroactivement leur signification agres­sive de la rencontre avec l’image de l’autre dans le miroir (£.710-711). Toute séquence signifiante, la plus simple soit-elle, par exemple la suite des nombres entiers (£.361), ou « une série linéaire de signes connotant l’ alternative de la présence ou de l’absence, chacune étant choisie au hasard » (£.432), peut assurer la « prise du Sy mbolique » sur l’Imagi­naire (£.11 ; voir aussi £.710)

Le complexe d’Œdipe et la Loi. — Le sujet naît dans un système d’alliance et de parenté, constituant la Loi de l’in­terdit de l’ inceste, que Lacan identifie sans hésiter au com­plexe d’Œdipe (£.432). Le pont jeté hardiment sur l'abîme qui sépare Freud de Lévi-Strauss fonde une anthropologie structurale généralisée. Il implique un renversement radi­cal de perspective par rapport à Freud : ce n’est pas parce que le sujet a des désirs sexuels pour ses parents que le complexe d’Œdipe s’organise. C’est parce qu’avant de naître il a été l’objet de désirs de ses parents, qu’il est « dans l’Œdipe » d’emblée (£.277 et £.432).

Avant de naître, le sujet a donc déjà contracté une « dette symbolique» (£.278-279).

Puisque 1 Œdipe est là avant le sujet, les stades prégéni­

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taux doivent être pensés comme organisés rétroactivement par lui. C’est pourquoi Lacan juge l’expression «stades préœdipiens» « analytiquement impensable» (£.554).

Freud postule l’existence, avant tout refoulement propre­ment dit, d’un « refoulement originaire », dont les représen­tations, d’origine pliylogénétique, vont attirer celles qui seront refoulées secondairement. La phylogenèse est un point critiqué de la théorie freudienne. Lacan lui substitue les représentations fournies par les parents, les «signi­fiants », qui fournissent la matière première du refoulement originaire (£.710). Le Symbolique est «extérieur à l’homme » (£.353), et déjà là avant le sujet (£.279 ; £.469). L’expression « dans » l’ inconscient est fautive.

Métaphore et métonymie. — Lacan retrouve dans la condensation et le déplacement les « effets déterminés par le double jeu de la combinaison et de la substitution dans le signifiant, selon les deux versants générateurs du signifié que constituent la métonymie et la métaphore » (£.689). Il se réfère à Jakobson pour l’emploi de ces concepts (£689 ; £.799-800). Mais, pour les linguistes, une métaphore est un transport de sens. Elle établit une relation entre un signifié et un signifiant, et équivaut donc à ce que Freud entend par «sym bole». Pour Lacan, « la métaphore obtient un effet de sens d’un signifiant qui fait pavé dans la mare du signifié» (Radiophonie, p. 68). Pour un linguiste, cet accent exclusif mis sur le signifiant au détriment du signi­fié est insoutenable. Lacan finira d’ailleurs par le recon­naître (S.20, p. 20). Une solution possible est de le lire à la lumière de Freud. Pour Freud, il est clair qu’une interpré­tation est une traduction, donc le dévoilement d’une méta­phore. Mais, comme il le montre dans « Constructions en analyse », ce qui importe, ce n’est ni l’ acquiescement, ni le refus de cette interprétation par le patient, mais la suite de ses associations, et donc le glissement métonymique qui la suit. Le tout, ajoute Freud, est de «laisser parler le patient jusqu’au bout ».

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Le signifiant — Là où Freud parle de « représentations » et d’ « affects », Lacan préfère parler de « signifiants » (« car il n’y a pas d’autre sens à donner dans ces textes au mot : Vorstellungrepràsentanz », E .714). Quant aux affects il les laisse pour compte, bien qu’il s’en soit défendu après qu’André Green lui en eut fait le reproche. De Saussure à qui Lacan se réfère explicitement pour le signifiant, aurait été très étonné d’apprendre que « notre définition du signi­fiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant, c ’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » (£.819 ; voir aussi E .352 ; S.20, p. 48).

Cette définition provocante du signifiant veut dire :1 / Que l’ensemble des signifiants forme une totalité

structurée, et que chaque signifiant tire sa définition des autres signifiants ; et

2 / Que le sujet advient de son élision entre deux signi­fiants, par exemple au cours d’une interprétation. Le sujet vrai, celui de l’inconscient, émerge dans l’éclair qui jaillit de la rencontre de deux signifiants, comme dans le mot d’esprit (£.840).

Conséquences :1 / Le sujet est « divisé » :2 / Le signifiant préexiste au sujet.Toutefois, tout à fait à la fin de sa vie Lacan mettra

cette idée en doute et envisagera la possibilité pour un sujet d’inventer au contraire un signifiant : (S.24, p. 3-5).

L ’inconscient est structuré comme un langage. — Dans l’inconscient, ce n’est pas « la correspondance univoque d’un signe à quelque chose » qui se conserve, mais « un ras­semblement synchronique et dénombrable où aucun ne se soutient que du principe de son opposition à chacun des autres » (£.806).

Conséquences :1 / « Il n’y a pas de métalangage » (S.20, p. 107) : L ’en­

semble des signifiants constitue une totalité structurée, dont la loi d’organisation ne peut pas être cherchée en

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dehors d’elle-même. Cette formulation, absurde pour des linguistes, sera à l’origine d’un échange tendu avec Julia Kristeva, qui a osé parler de « métalangue » dans Poly- logue (S.24, séance du 17 mai).

2 / Tout législateur est un imposteur : Lacan écrit : « C’est en imposteur que se présente pour y suppléer le Législateur (celui qui prétend ériger la Loi). » Cette formu­lation, incompréhensible pour des juristes, vise Freud, qui, à propos du meurtre du père de la horde primitive, a écrit dans Totem et tabou (citant Goethe) : « Au commencement était l’acte. » Du point de vue de Lacan, le signifiant pré­cède forcément tout acte symbolique, comme le meurtre du père. Il ne peut donc pas y avoir d’ « acte fondateur » (S. 17, p. 145).

3 / Pas d’Autre de l’Autre : La Mère, qui occupe réelle­ment pour Lacan la place de l’Autre, «morcelle [les besoins], les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant» (£.618). Mais le père n’est pas 1’ « Autre» de la mère. C’est le «nom du père» qui est « le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la Loi » (E.278). C’est pourquoi « i l n’y a pas d’Autre de l’Autre » (£.813).

L ’Autre. — Quand « ça parle dans l’Autre », 1’ « Autre » est indiscernablement l’Inconscient ou la Mère (£.689). « L’Autre est le “ trésor” de tous les signifiants qui modè­lent la demande du sujet» (£.818), et le «discours de l’ autre» avec un « a » (£.265), ou un « A » (£.547-548) désigne l’ inconscient. Dans les derniers séminaires, l’Autre prendra la signification de 1’ « Autre sexe » (S.20, p. 39- 40), et même de Dieu (ibid., p. 44). Pourtant, le grand Autre est « barré » par la castration (£.732).

La castration. — Lacan étend le champ du terme « cas­tration » à tout manque « symbolique », c’est-à-dire à tout manque sanctionné par la loi (S.4, p. 38). Le phallus que

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les enfants des deux sexes imaginent appartenir à la femme durant la phase phallique est pour cette raison considéré par Lacan comme le « signifiant du manque à être» (£.710) ou le «signifiant de la perte» (£.715). Ce « phallus imaginaire » est dénoté par -cp. Le phallus « sym­bolique », lui, toujours déjà là, est impossible à négativer.Il est dénoté par O (£.823).

La castration joue un rôle si essentiel que Lacan lui attribue la position de « principe du signifiant-maître » (S. 17, p. 144, je souligne). Peut-il y avoir un «signifiant- maître » si « tous les signifiants s’équivalent en quelque sorte, pour ne jouer que sur la différence de chacun à tous les autres, de n’être pas les autres signifiants » ( ibid.) ?

Eh bien, il y a une contradiction, voilà tout! (S. 17, p. 101).

La sexualité féminine. — Lacan assume son phallocen­trisme (£.565). La femme « représente l’Autre absolu » (£.732), et à ce titre elle est avant tout la messagère de la castration (£.733). Elle se définit donc par le manque (S.17, p. 68) : la femme n’est «pas toute», les femmes des « patoutes »... Les féministes lacaniennes comme L. Iriga- ray ont fini par ne plus rire de l’ humour du Maître.

Le réel

La conception lacanienne du « réel » , à bien distinguer de « la réalité », provient des difficultés que Freud a rencon­trées dans sa théorisation de celle-ci. Pour Freud, les névroses, comme les psychoses, résultent du refus d’une réa­lité frustrante. L ’appareil psychique protège l’enfant de la frustration par la « réalisation hallucinatoire du désir ». Cette hallucination ne peut se maintenir indéfiniment, et le nourrisson est contraint de percevoir la douloureuse réalité.

Cette conception de la réalité laisse irrésolus plusieurs problèmes :

1 Freud distingue peu à peu deux modes différents de refus de la réalité, l’un fondé sur le refoulement, et l’autre sur le rejet. Ce qui est refoulé peut faire retour dans le pré­conscient sur un mode symbolisé. Ce qui est rejeté peut également faire retour, mais sous la forme d’une nouvelle réalité délirante. La nature de la différence entre ces deux formes de refus de la réalité reste indécise, et parfois effa­cée chez certains auteurs postfreudiens.

2 Dans son travail sur « Le fétichisme », Freud, à propos de la différence anatomique entre les sexes et de la réaction du petit garçon à la vision du sexe de la fillette, écrit que l’enfant se refuse à accepter « la réalité de la castration de la femme ». La castration est un fantasme, une théorie sexuelle infantile — pourquoi Freud dit-il ici qu’elle est une « réalité » ? Est-il victime de sa propre position narcis­sique-phallique ? Ou bien est-il en train de proposer une nouvelle théorie de la réalité ?

3 L ’interprétation est souvent décrite par Freud et par les postfreudiens comme un rappel à la « réalité » d’un patient plongé dans la folie transférentielle. Mais si la névrose ou la psychose ont fourni au patient les moyens de refuser une réalité frustrante, pourquoi accepterait-il celle

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que lui propose le psychanalyste ? En outre, la technique analytique fondée sur la théorie de la frustration dévie facilement vers la rééducation du patient frustré, auquel on fournit une « expérience émotionnelle correctrice » (F. Alexander).

Privation, frustration et castration. — C’est surtout pour cette dernière raison que Lacan récuse longtemps la notion de frustration, avant de finir par admettre à contrecœur sa présence chez Freud (£.460). Il réserve ce terme au cas où le manque ne peut être ni comblé par le remplacement de la chose manquante, ni sanctionné par la Loi (S.4, p. 37). Si le manque peut être sanctionné par la Loi, il le qualifie de « symbolique », et l’appelle « castration ». S’il peut être compensé par un simple remplacement, il le qualifie de « réel », et le nomme « privation ».

Jusqu’ici, tout va bien : Lacan prend sans prévenir des décisions terminologiques arbitraires, mais elles correspon­dent à des distinctions judicieuses. On pourrait penser ensuite qu’à chaque type de manque correspond un objet du même « registre ». Par exemple, puisque la privation a été baptisée « manque réel », ne faudrait-il pas que son objet soit réel lui aussi ? Pas le moins du monde ! Pour pouvoir dire qu’un objet manque à sa place, par exemple un livre dans une bibliothèque, il faut pouvoir se référer à une loi de présence et d’absence, et donc à ce que Lacan a défini comme « Ordre symbolique ». Par conséquent, bien que la privation soit un manque « réel », son objet est symbolique.

En revanche, ce qui a un objet «rée l» , c’est la frustra­tion, bien qu’elle constitue un manque « imaginaire ». Pourquoi ? Eh bien, parce que c’est ainsi que cela se passe­rait en clinique ! « C’est toujours d’un objet réel qu’est en mal l’enfant, sujet élu de notre dialectique de la frustra­tion » (ibid., p. 38). Ici, le mot «rée l» reprend son sens habituel. Pourtant, la rage narcissique est toujours déclen­chée par une perte réelle, mais sans commune mesure avec l’agressivité qu’elle déclenche. N’aurait-on pas pu aussi

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bien dire alors que c’est ce que « symbolise » le manque qui déclenche la rage, et non le manque lui-même ? Sans doute, mais ç ’aurait été revenir à la vieille et condamnable accep­tion du symbolisme.

De même, ce n’est pas parce que la castration est un manque symbolique, que son objet, le phallus, devrait l’être également. Bien au contraire ! La castration, c’est seulement quelque chose qu’on imagine ! Dans la réalité, dit Lacan, « nous n’avons observé ces choses que dans des cas excessivement rares » (S.4, p. 37). Le phallus objet de la castration est le « phallus imaginaire », symbolisé par -cp.

Quant au « phallus symbolique », symbolisé par ®, il est incastrable. L ’ « ordre symbolique » est toujours déjà là et est donc intangible. Ici, les mots « réel » et « imaginaire » sont pris au sens qu’ils ont toujours eu pour tout le monde, alors que « symbolique » conserve son nouveau sens lacanien.

Réel, imaginaire et symbolique. — Une séduisante struc­ture, présentée dans un tableau à double entrée, met alors en place les rapports entre réel, symbolique et imaginaire :

Manque Objet Agent

Frustration Imaginaire RéelCastration Symbolique Imaginaire RéelPrivation Réel Symbolique

Elle laisse facilement deviner où viendraient s’ inscrire à leur tour les « agents » de la castration, de la privation et de la frustration (ibid., p. 59). Toutefois, Lacan s’abstient de le remplir, affirmant seulement que « c’est le père réel qui est l’agent de la castration» (S.17, p. 145).

En réalité, dans un cas concret, les meilleurs experts ont parfois du mal à décider si tel ou tel objet est «rée l» , « imaginaire », ou « symbolique ». Lacan lui-même hésite

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sur le caractère réel ou symbolique du phallus que l’enfant représente pour la mère » (S.4, p. 56), ou sur le caractère « réel » ou « imaginaire » de la paternité de l’ analyste en cas de grossesse en cours de cure (ibid., p. 148).

Réel et réalité. — La distinction proposée par Lacan entre « réel » et « réalité » a l’avantage de donner un sens à l’expression «réalité de la castration», si choquante sous la plume de Freud. La réalité dont il s’agit n’est pas celle de la castration elle-même, mais celle de la menace qui émane des parents, puis du Surmoi (£.619). Ce qui donne au monde extérieur sa signification pour l’inconscient, sa valeur de réalité psychique, c ’est son intégration dans un scénario qui met en jeu le Surmoi. Paraphrasant Napo­léon, Freud a écrit : « L ’anatomie, c ’est le destin. » Pour que ce destin se réalise, il faut qu’un certain nombre d’évé­nements surviennent. D ’abord que le « message de castra­tion » soit proféré par la mère (ce qu’elle sera amenée à faire un très grand nombre de fois dans l’éducation d’un enfant, quels que soient ses principes éducatifs, en fonction de sa relation à l’un et l’ autre sexe). Ensuite que l’enfant ait opposé à ce message entendu une incrédulité décidée. Enfin qu’il renonce à ce refus, devant le spectacle de la dif­férence des organes génitaux entre les deux sexes. Ce n’est qu’après coup que le message de castration peut être pris au sérieux.

A l’opposé, dans le « réel », rien ne peut manquer, aucune « castration », c’est-à-dire aucun manque symbo­lique, n’existe. Et par conséquent, aucune réalité psy­chique ne peut être prise en considération (£.392). Un manque ne peut prendre un sens que si l’on est déjà dans l’ordre symbolique. Aucun acte symbolique ne peut appar­tenir au réel. Ni le « meurtre du père de la horde primi­tive » (S. 17, p. 145 et 150), ni la jouissance qui en résulte : « Que le père mort soit la jouissance se présente à nous comme le signe de l’ impossible mêm e» (ibid., p. 139 ; voir aussi £.810).

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Pourtant cette jouissance existe. C’est pourquoi Lacan, détournant le mot d’ordre de Mai 1968, « Soyez réalistes, demandez l’impossible », affirme : « Le réel, c’est l’im­possible ».

Puisque le désir inconscient, travaillé par les homopho­nies, est indestructible, Lacan affirme « qu’il ne cesse pas de s’écrire », et que c’est une « nécessité ». Le contraire de la nécessité est la contingence. Or la cause du désir est contingente. La contingence est donc « ce qui cesse de ne pas s’écrire ». Et le réel, qui est l’autre inverse du désir inconscient, et donc l’ impossible, est « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » (S.20, et Sc.5, p. 17, n. 3). Malgré tant d’incertitudes, le « Réel » est l’un des concepts de Lacan auquel il attache lui-même le plus de valeur (ibid.).

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La psychose

Freud estimait les psychotiques inaccessibles au transfert, et donc à la psychanalyse. La découverte du transfert psy­chotique par Federn et Fromm-Reichmann lui a donné tort. En Allemagne, puis en Amérique, Karl Menninger crée de grandes cliniques psychanalytiques où des patients fortu­nés, schizophrènes ou délirants chroniques, peuvent bénéfi­cier de cures analytiques à cinq séances par semaine pendant des années. Le succès de ces institutions psychanalytiques contribuera aux Etats-Unis à une symbiose entre psychana­lyse et psychiatrie. Elle nous a donné une impressionnante moisson d’observations et de cures psychanalytiques de schizophrènes. Après la guerre, Lacan va à Londres, et découvre les travaux de Melanie Klein, mais aussi ceux de Bion sur les petits groupes. Il est frappé par la crudité des fantasmes des jeunes enfants dont M. Klein rapporte les cas dans la Psychanalyse des enfants, mais ne remarque pas l’ im­portance des concepts de positions sehizoïde-paranoïde, de position dépressive, et surtout d’identification projective. Pourtant l’application de ces découvertes de Melanie Klein aux psychoses de l’ adulte rend celles-ci accessibles à la psy­chanalyse pour ses élèves, comme Hanna Segal, Herbert Rosenfeld ou W. Bion. En France, les analystes se sont inté­ressés aux psychotiques avant la scission, et ils continuent ensuite. Du côté de la SPP, les travaux anglo-saxons inspi­rent les tentatives de Jean Kestemberg ou de P.-C. Raca- mier. Du côté de Lacan, F. Dolto et ses élèves, P. Aulagnier et bien d’autres traitent des psychotiques, enfants et adultes. J. Oury et F. Guattari appliquent les idées de Lacan à la psychothérapie institutionnelle des psychoses.

Projections et clivages. — Lacan a une expérience psy­chiatrique solide. Il la cultivera jusqu’à la fin en se faisant

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PSYCHOSE PARANOÏAQUED A N S SES R A P P O R T S

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Dédicace à René Laforgue de la thèse de Lacan De la psychose paranoïaque

dans ses rapports avec la personnalité

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« présenter » publiquement des malades à Sainte-Anne. Les psychanalystes américains le heurtent parce qu’ils méconnaissent la différence radicale qui sépare la projec­tion délirante de la projection caractérielle banale (£.541 ; £.732-733). Il s’élève aussi contre la confusion entre le cli­vage du moi et le clivage de l’objet. Chez Freud le clivage est toujours un clivage du moi, étroitement lié au déni de réalité, à la verwerfung. Même dans la confusion mentale aiguë, écrit Freud dans « Constructions », cette dernière n’est jamais si totale qu’une partie du Moi n’ait accepté la réalité. Deux parties du Moi coexistent donc sans conflit, séparées par un clivage. Quand les successeurs de Freud, et surtout Melanie Klein, pensent au clivage, ils ont surtout à l’esprit le clivage de l’objet, divisé en un « bon » et un « mauvais » objet.

Chez Lacan, le clivage du moi s’accompagne du « fading du sujet » : le « sujet de la conscience » s’évanouit au moment où le clivage du moi se révèle, en même temps qu’advient le sujet de l’ inconscient. La notion de clivage du moi évolue vers celle de division (ou « refente ») du sujet (£.634, £.816 et £.842). La réhabilitation du clivage du moi est cohérente avec la redécouverte de la verwerfung, et la « refente » trouve sa place conceptuelle en articula­tion avec la « forclusion ».

La forclusion. — On Fa vu, Lacan insiste sur la distinction faite par Freud entre deux formes de refus de la réalité : le refoulement, dans les névroses, et le rejet ( verwerfung), dans les psychoses. Il traduit d’abord vertverfung par « retranche­ment » (£.386-387; voir aussi £.874), puis deux ans plus tard par «forclusion» (£.558; £.575). La «forclusion du Nom-du-Père» spécifie la psychose. Lacan dit bien « le Nom-du-Père » (avec des tirets ; les tirets disparaîtront dans les séminaires des dernières années) et non « le père » ou « le Père ». Le Nom-du-Père est « le support de la fonction sym­bolique qui, depuis Forée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi » (£.278 et £.556). Ce n’est pas

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la « personne » du père qui compte, c’est le cas que fait la inère de sa parole (£.578). Mais, du coup, les caractéristiques biographiques des parents, telles que le patient peut les reconstituer en interrogeant son entourage, vont se mettre à jouer le rôle étiologique qu’avaient les souvenirs refoulés propres au sujet chez Freud. La lecture par Niederland des traités pédagogiques effarants du père du président Schrei- ber accrédite cette thèse (£.581).

La forclusion du Nom-du-Père est-elle spécifique de la psychose ? Malgré l’éloquence de Lacan, on peut rester per­plexe : quelle mère n’a pas fait un jour peu de cas de la parole du père ? Quelle famille ne recèle de secret bien gardé qui a mis le Père en position de forfaiture ? On peut d’autant plus se le demander qu’avant de l’appliquer à la psychose, Lacan a employé l’ idée de la forfaiture à la géné­ration précédente pour rendre compte de cas de névroses, comme celui de « L ’Homme aux rats» (£.302-303, £.354, E.434), ou comme celui de « L’ Homme aux cervelles fraî­ches », remarquablement rapporté par E. Kris, et très injustement brocardé (£.397).

Est-il possible de traiter psychanalytiquement la psychose ?— La question de la spécificité de la forclusion du nom-du- père est pourtant décisive. Car si elle a l’ importance que lui prête Lacan, comment faire pour remédier à la situation, une fois le nom-du-père forclos ? Quelle est la transforma­tion inverse de la forclusion ? Lacan laisse entrevoir qu’il a la solution, mais qu’il préfère attendre des jours meilleurs pour la livrer à ses lecteurs (E.583).

Pourquoi tant de prudence ? D ’abord parce que ce serait vouloir faire mieux que Freud, qui avait jugé que les psy­choses contre-indiquaient l’ analyse. Ensuite parce que Lacan semble pessimiste quant à la psychothérapie analy­tique des psychoses : « Car user de la technique qu’il [Freud] a instituée, hors de l’expérience à laquelle elle s’ap­plique, est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le navire est sur le sable » ( ibid. ).

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Certes il promet de dévoiler un jour les règles du « maniement du transfert » psychotique. Malheureuse­ment, le sort semble s’acharner sur cette promesse : au moment où il va reprendre le thème du « nom-du-père », l’amphithéâtre de Sainte-Anne où il pensait tenir son sémi­naire lui est refusé. En justes représailles, Lacan se refuse à jamais à « lever le sceau » qu’il a posé sur ce thème (E.874 : n. 1 ; Sc.l, p. 39 ; S.17, p. 125).

Quand Lacan reviendra sur le thème du « nom du père », ce sera toujours sous une forme bizarrement dévalorisée : « ce bouchon qu’est un nom du père » (cette fois sans tirets) (S.17, p. 150); « . . . le Nom-du-Père est en fin de compte quelque chose de léger» (S .23, p. 9, 16 mars 1976).

Y a-t-il « d’autres forclusions que celle qui résulte de la forclusion du Nom-du-Père » ? Lacan laisse la réponse en suspens, tout en laissant entrevoir qu’il pencherait plutôt pour la négative (S .23, p. 9, 16 mars 1976).

Les pulsions et le Désir

Dans la théorie psychanalytique, les pulsions ne sont pas des faits biologiques, mais « des phénomènes psychiques concomitants des processus biologiques». Freud a laissé beaucoup de problèmes à leur propos :

1 / Les «pulsions du m oi» visent à la satisfaction des besoins corporels élémentaires. Elles s’apaisent facilement par des moyens spécifiques. Les pulsions sexuelles « s’étayent » sur les pulsions du moi. Dès le début de la vie, elles échappent à cette logique de la satisfaction. Freud s’est désintéressé des pulsions du moi après la découverte du « narcissisme », qui est l’investissement libidinal du moi. Le rapport du narcissisme et des pulsions du moi reste obscur.

2 / Les pulsions investissent des représentations et des « affects ». La psychanalyse doit poser l’existence d’affects inconscients comme un plaisir, une angoisse et surtout une « conscience de culpabilité » inconscients. Pourtant, elle ne peut les admettre logiquement.

3 / C’est l’existence du « masochisme » qui oblige à parler de « conscience de culpabilité inconsciente ». Le maso­chisme moral, c ’est-à-dire le besoin inconscient de souf­france, est le principal responsable des échecs des traite­ments analytiques et des réactions négatives après des progrès thérapeutiques, comme si la recherche de la souf­france était pour l’inconscient un but prioritaire. Il est la contrepartie inconsciente du masochisme pervers, dans lequel le plaisir causé par la souffrance est conscient.

4 / Freud introduit « la pulsion de mort » dans la théorie psychanalytique pour rendre compte du masochisme. La liaison de la pulsion de mort et de la libido à l’ intérieur de l’organisme est responsable du masochisme primaire, qui peut être défléchi vers l’extérieur sous la forme du sadisme

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primaire. La pulsion de mort rend compte d’autres phéno­mènes, comme des cauchemars qui reproduisent fidèle­ment, sans les élaborer, des traumatismes très pénibles, ou des jeux répétés à l’ identique dont le seul contenu appa­rent est la perte d'un objet. La pulsion de mort est contro­versée par beaucoup des élèves de Freud, car les termes de « pulsion » et de « mort » sont contradictoires. Melanie Klein l’accepte. Pour elle, la pulsion de mort rend compte du sadisme, sous toutes ses formes. Hartmann, Kris et Lœwenstein, comme beaucoup de contemporains de Lacan, la refusent.

5 / Existe-t-il une « pulsion d’agression » indépendante des pulsions sexuelles ? Freud, contre Alfred Adler, la refuse dans un premier temps. Puis il accepte l’idée d’une pulsion d’emprise non sexuelle. Après 1920, il revient à l’idée que la pulsion d’agression est un mixte de pulsion sexuelle et de pulsion de mort. Enfin, en 1929, il retourne à l’ idée d’une pulsion agressive autonome.

Il n’est donc pas étonnant que la théorie des pulsions apparaisse à beaucoup de psychanalystes comme la partie la plus fragile de la théorie psychanalytique. Freud lui- même avouait qu’il « ne pouvait en dire que bien peu de chose ».

La critique de Lacan semble d’abord porter seulement sur la traduction de trieb. Les premiers traducteurs fran­çais ont choisi « instinct ». Lacan préfère « pulsion », et son choix s’est à peu près imposé. « Dérive », proposé (£.803), puis exigé (S.20, p. 102), n’a pas eu le même succès. Le mot « instinct » doit être banni du vocabulaire psychana­lytique, d’abord parce que, depuis qu’elle existe, la psycha­nalyse n’a rien apporté à l’éthologie, y compris à l'étholo- gie de la sexualité (£.803, £.834, £.851). Ensuite parce que les instincts nous donnent prise (et donnent prise aux animaux) sur le monde comme si nous le connaissions, sans que nous sachions rien de lui. Je peux retrouver mon che­min « instinctivement » sans être capable de tracer le plan de la ville que j ’ai traversée : un instinct « se définit comme

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cette connaissance qu’on admire de ne pouvoir être un savoir» (ibid.). Au contraire, l ’inconscient est bien un savoir parce qu’il est « structuré comme un langage ». Mais de ce savoir, le sujet n’a nulle connaissance, car il est écrit dans un langage secret dont il ignore le code : « Un savoir, mais un savoir qui ne comporte pas la moindre connais­sance» (ibid.).

Le démontage de la pulsion. — Mais il y a plus qu’une affaire de traduction. Lacan ne croit pas que les pulsions soient « des phénomènes psychiques concomitants de pro­cessus biologiques ». Déjà, d’un point de vue neurologique, le langage, qui est tout l’Inconscient, a son siège dans le cortex cérébral. Or les grandes fonctions neuro-endocri­niennes qui expriment les pulsions se projettent « au niveau diencéphalique, voire du rhinencéphale, comment concevoir qu’elles se structurent en termes de langage ? » (£.466).

Mais, surtout, les pulsions sont structurées par le désir de l’autre (£.264, £343). Comme le signifiant, les éléments dont elles se composent ne tirent leur sens que de leur rela­tions réciproques. Leur « combinatoire » est « indiffé­rente » (E.659). Pour Freud (et contrairement à ce qu’af­firme Lacan, £.845-846), la source, la direction, l’objet et le but de la pulsion s’ordonnent au contraire dans une suc­cession précise.

Pour Lacan, la pulsion ne se « décharge » pas, elle « coule » ou elle « bat » (£.847).

L ’affect. — Lacan tranche le dilemme posé à Freud par l’affect inconscient : ça n’existe pas. L ’affect concerne le sujet de la conscience, pas le sujet de l’inconscient (£.531- 532). L ’affect peut être déplacé, mais pas refoulé (£.714). A la rigueur, il se ramène à une forme de représentation (£.383).

Lacan veut couper la pulsion du corporel, et se débarras­ser de l’affect, témoin de cet ancrage de la pulsion dans le

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corps. Et contre ce témoignage il n’a guère d’autres argu­ments que l’ironie ou l’ insulte (E.383 ; Radiophonie, p. 57).

Quand André Green consacre son rapport au Congrès des psychanalystes des langues romanes à L ’affect, et y cri­tique cette position de Lacan, ce dernier a une réponse « chaudronnesque » caractéristique :

1 / 11 ne néglige pas l’ affect. 11 a consacré un séminaire à l’ angoisse (TV, p. 38). Et il a fait un petit développement sur la honte dans le séminaire L ’envers (S.17, p. 209-211).

2/11 est « affecté » par le rapport de Green et par l’aban­don de quelques autres.

3/11 n’y a pas d’affect inconscient (S.17, p. 168).4/11 y a un seul affect inconscient « à savoir le produit

de l’être parlant dans un discours, en tant que ce discours le détermine comme objet » (ibid., p. 176).

5 / L ’affect « décharge la pensée » et non pas le corps : après quoi, Lacan ironisera de plus belle sur l’ affect (Sc.4, p. 34 ; S.20, p. 99).

Les pulsions libidinales. — Lacan est plus que réservé à l’égard de la notion, essentielle pour Freud, de « libido ». Dans Position de l’inconscient, il compare la libido au double placentaire et persécutif du sujet, qu’il appelle 1’ « homelette» ou la «lam elle» (£845-846, et TV, p. 20, où la libido est traitée de «m ythe fluidique»), Exeunt la libido et les pulsions libidinales. Comme le symbolique, le désir sexuel vient au sujet depuis le dehors.

Dans ses premiers textes, il admet encore que le sujet puisse avoir un désir propre. Par exemple, dans sa lecture de l’oubli du nom « Signorelli » par Freud, il commence par accepter l’interprétation de ce dernier : ce sont bien les fantasmes inconscients de Freud, son angoisse et sa culpa­bilité à lui, qui sont responsables de l’oubli. Mais Lacan propose une surinterprétation, qui elle, écarte l’ idée que les pulsions de Freud soient en cause. C’est la rencontre avec « l’être-pour-la-mort », tant dans les propos de son compa­gnon de voyage, que dans la vision apocalyptique de la

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résurrection que Signorelli a peinte dans la cathédrale d’Orvieto, qui organise le désir de Freud, et a provoqué l’oubli (E.379). De même, en 1953, le Discours de Rome commence par accepter l’idée que le rêve est réalisation d’un désir du rêveur. Mais puisqu’il existe des rêves de « complaisance » dont le seul désir est de se soumettre au psychanalyste, Lacan arrive à l’étrange conclusion qu’en général le seul désir qui compte est le désir d’être reconnu (£.268).

Exeunt les pulsions sexuelles. Des pulsions, Lacan est passé au Désir, et du désir sexuel, il est passé au désir nar­cissique d’être reconnu. Dès ses premiers textes, le but du désir pour Lacan n’est pas sexuel, mais narcissique. Ce que le sujet recherche, ce n’est pas la satisfaction sexuelle, c ’est la « reconnaissance » (voir déjà en 1936, £.82-83). Le désir narcissique de reconnaissance est aussi le but du « désir de faire reconnaître son désir» (£.343).

Quant au principe de plaisir, qui joue un rôle central chez Freud, il le nomme « le principe dit ironiquement du plaisir» (£.851), et, plus crûment encore « le pot du prin­cipe du plaisir, que Freud appelle Lustprinzip, et que je définis de ce qui se satisfait du blablabla » (S.20, p. 53).

Demande, désir, besoin. — Lacan redonne une place aux pulsions du moi, en opposant le « besoin » (qui, dans la pensée de Freud, est satisfait par les pulsions du moi), et la « demande », qui correspond à l’un des buts des pulsions narcissiques du sujet, être aimé. Quant au « désir», il n’est plus, comme chez Freud, ce que les pulsions sexuelles cher­chent à satisfaire, mais ce qui persiste du mouvement du sujet vers l’Autre, de sa demande, une fois que les besoins sont satisfaits. Mais l’Autre peut s’absenter. L ’absence de l’Autre provoque une recrudescence du désir, et la consti­tution d’un objet substitutif (£.629-630 ; £.814). Cet objet est un objet «interne» pour Freud et la plupart de ses élèves, notamment Melanie Klein. Il deviendra l’objet a pour Lacan.

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L ’objet. — Au début, le désir et son objet se laissent mal dissocier et définir (£.141). Dans l’un de ses rares emprunts aux analystes postfreudiens, Lacan accorde un certain intérêt à F « objet transitionnel » décrit par Winni- cott, mais c ’est pour l’ intégrer au registre imaginaire. L’objet transitionnel n’est que 1’ « emblème » du véritable objet du désir, le «représentant de la représentation». Et le représentant de la représentation se trouve dans F Autre. C’est pourquoi les deux formules « l’inconscient est dis­cours de l’Autre », « le désir de l’homme est le désir de l’Autre » sont complémentaires.

Le représentant de la représentation, c’est aussi ce que Melanie Klein appelle l’objet interne, et pour elle, comme pour Freud et pour la plupart de ses successeurs, cet objet interne est d’abord un objet partiel (le sein, le pénis, l’excré­ment) avant de devenir un objet total. Pour Lacan, les objets partiels ne sont pas des objets d’amour ou de haine, mais des objets de gain ou de perte, et donc des objets « assu­rément signifiants ». Et surtout, ce sont des objets d’identi­fication (£.614 ; voir aussi S.8, p. 235, où le désir est finale­ment coprophagie). Tous les objets partiels sont finalement équivalents, et subsumés dans F « objet a ». A l’opposition objet partiel / objet total, Lacan substitue l’opposition objet a/Autre (S.20, p. 114). L’objet a se dégrade en déchet, étron, objet mort («la mort qui le regarde de ses yeux de bitume », £.302-303).

Dans le transfert, l’objet a prend la forme particulière du savoir de l’analyste. Lacan le compare à ces objets pré­cieux, les ayaX|xaxa, que renfermaient, selon Platon dans Le Banquet, les statuettes de Silène (S.8, p. 235, et aussiS.20, p. 88-89).

Fantasmes. — Le fantasme inconscient n’est pas pour Lacan la réalisation d’un désir sexuel. Le désir « se règle sur le fantasme » comme le fait « le moi sur l’ image du corps » (£.815-816). Le fantasme est une formation imagi­naire. Le « sigle » du fantasme combine l’objet a et le sujet

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barré, ce qui marque : « Le moment d’un fading ou éclipse du sujet, étroitement lié à la Spaltung ou refente qu’il subit de sa subordination au signifiant. C’est ce que symbolise le sigle S 0 (a) que nous avons introduit, au titre d’algo­rithme » (£.815-816).

Pour Freud, le fantasme inconscient est un « sang- mêlé » : il est organisé par les lois du processus primaire, et à ce titre il participe à l’inconscient. Mais contrairement aux autres formations de l’ inconscient, il lui est donné d’avoir accès au préconscient, et par là à l’ interprétation. Le « sigle » de Lacan conserve cet aspect « sang-mêlé » en incluant la « refente » du sujet. Autre mérite du fantasme lacanien, il échappe au reproche d’anthropomorphisme qu’on a fait au fantasme freudien, qui est souvent décrit comme un petit sujet à l’intérieur de l’inconscient, placé aux commandes de l’appareil psychique (Roy Schafer).

La pulsion de mort. — Lacan affirme hautement l’exis­tence de la pulsion de mort. Aux arguments avancés par Freud, il ajoute, en clinique, la mélancolie, ainsi que le souci, présent dans de nombreuses cultures, d’abaisser les tensions internes jusqu’au zéro (E.776-777). Surtout, la mort est en fin de compte le véritable objet du désir, et ne pas craindre d’affronter la mort, la valeur suprême à laquelle doit aboutir l’analyse (S.7, p. 351 et 357-368; £.583, n. 2 ; et £.348).

« L ’indestructibilité même du désir inconscient » est la manifestation de « cette chaîne qui insiste à se repro­duire dans le transfert, et qui est celle d’un désir mort »(£.518-519).

Lacan, résout tous les problèmes de la théorie de l’agressi­vité en ramenant, comme on Fa vu, les manifestations clini­ques de l’agressivité, le sadisme, et le masochisme sous toutes leurs formes, aux manifestations imaginaires du stade du miroir (£.344-345). Il n’est donc pas étonnant qu’il balaye avec désinvolture, sans daigner s’en expliquer « . . . la notion périmée de masochisme primordial... » (£.318).

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La jouissance. — Comment rendre compte alors du mys­tère du «ou i au déplaisir» (Ferenczi), et de la recherche répétée des expériences insatisfaisantes ? Par la notion de «jouissance», qui reprend d’abord sous un autre nom le plaisir trouvé dans la douleur (S.17, p. 51 et 206). Le prin­cipe de plaisir est l’antagoniste de la «jouissance» ainsi entendue : « Ce que le principe de plaisir maintient, c’est la limite quant à la jouissance» (ibid.).

C’est pourquoi Lacan peut écrire paradoxalement : « C’est le plaisir qui apporte à la jouissance ses limites... » (£.821). Ou encore, très classiquement, car l’un des buts de l’ analyse est la diminution du masochisme : « Le dis­cours analytique articule la renonciation à la jouissance » (S.16, p. 4).

Jusqu’ici, Lacan ne fait qu’appeler «jouissance» ce que Freud a appelé «masochisme». D ’où provient la «jou is­sance », la recherche du déplaisir ? Eh bien, tout bonne­ment du hasard ! (S.17, p. 56).

Une fois trouvée, et perdue, la jouissance, ou du moins le « plus-de-jouir », se constitue en objet perdu, et donc, dans le système lacanien, en objet a (ibid. ; voir aussi S.20, p. 102).

« Ce qui apparaît de ce formalisme pour continuer de suivre Lacan, c’est comme nous l’avons dit tout à l’heure qu’il y a perte de jouissance. Et c’est à la place de cette perte qu’introduit la répétition, que nous voyons surgir la fonction de l’objet perdu, de ce que j ’appelle le a » ( ibid.).

Ou, dans le séminaire « Encore » :« “ Ce n’est pas ça” — voici le cri par où se distingue la

jouissance obtenue, de celle attendue. C’est où se spécifie ce qui peut se dire dans le langage » (p. 102).

Comme souvent, Lacan ne se contente pas de donner un nouveau sens aux mots du langage courant ; il fait coexis­ter dans le même énoncé le sens usuel et l’ idiotisme qu’il a forgé, produisant ainsi des formulations paradoxales spec­taculaires. Ainsi, c’est peut-être au sens courant qu’il faut entendre le mot «jouissance » dans l’énoncé suivant :

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« Je suis à cette place d’où se vocifère que “ l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Etre” .

« Et ceci non pas sans raison, car à se garder, cette place fait languir l’Etre lui-même. Elle s’appelle la Jouis­sance, et c’est elle dont le défaut rendrait vain l’univers » (E.819).

Mais dans quel sens entendre «jouissance» dans ce qui suit ?

« Le mythe d’Œdipe, au niveau tragique où Freud se l’approprie, montre bien que le meurtre du père est la condition de la jouissance» (S.17, p. 139).

Freud est clair: s’ il avait employé le terme de «jou is­sance » à propos du mythe d’Œdipe, comme à propos du meurtre du père de la horde primitive, il l’aurait fait au sens usuel de plaisir sexuel. Mais la tragédie grecque, elle, insiste sur la culpabilité inconsciente, et sur la répétition des malheurs, sur plusieurs générations, et le sens de « masochisme » pourrait convenir si on met l’ accent sur elle comme le fait Lacan.

Suit une formule paradoxale condensée, à peine correcte grammaticalement :

« Que le père mort soit la jouissance se présente à nous comme le signe de l’ impossible mêm e» (ibid., p. 143).

Elle ménage à Lacan une transition avec un autre para­doxe que nous avons déjà rencontré :

« Et c’est bien en cela que nous retrouvons ici les termes qui sont ceux que je définis comme fixant la catégorie du réel, en tant qu’elle se distingue radicalement, dans ce que j ’articule, du symbolique et de l’ imaginaire — le réel, c’est l'impossible » ( ibid.).

Et encore, n’ai-je isolé que deux significations du mot «jouissance» chez Lacan. Une spécialiste comme Marie- Christine Laznik-Penot en donne encore trois autres. La «jouissance» peut aussi être le plaisir trouvé à faire jouir l’autre (Laznik-Penot, p. 62). Elle peut être aussi l’accom­plissement de la demande de l’Autre (ibid., p. 63), ou encore être ce qu’ordonne le Surmoi (ibid., p. 70).

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Jacques-Alain Miller (1996) donne une sixième significa­tion à la «jouissance ». Elle est dans le chiffrage (p. 10) :

« . . . Lacan pour intégrer la libido freudienne dans la structure du langage — et précisément, au lieu du signifié, donnant à la jouissance, si je puis dire, l’être même du sens.

«Jouissance, sens joui — l’homophonie dont il nous sur­prend dans sa Télévision est au principe même du pro­gramme inauguré, sinon par Fonction et champ de la parole et du langage, au moins par son déchiffrage dans L ’instance de la lettre. Ce programme, c’est réduire la libido à l’être du sens.

« J ’ai scandé les moments principaux de cette élabora­tion, qui sont au nombre de cinq. Au terme, c’est la dis­qualification de l’objet petit a...

« Au-delà s’ouvre une dimension autre, où la structure du langage est elle-même relativisée, et n’apparaît plus que comme une élaboration de savoir sur “ lalangue” . Le terme de signifiant défaille à saisir ce dont il s’agit — car il est fait pour saisir l’effet de signifié, et peine à rendre compte du produit de jouissance (p. 11).

Il n’y a pas de rapport sexuel. — La théorie de la jouis­sance explique que, pour Lacan, « il n’y a aucune esthésie du sexe opposé (nulle connaissance au sens biblique) à rendre compte du prétendu rapport sexuel » (Radiophonie, p. 90). En effet, la jouissance (ici entendue comme plaisir) n’est atteinte par l'homme qu’en identifiant la femme à l’objet a, ce qui le conduit à voir en la femme la menace de castration personnifiée. Et elle n’est atteinte par la femme qu’en identifiant son partenaire « au phallus, soit au pénis imaginé comme organe de la tumescence, soit à l'inverse de sa réelle fonction ». L’homme est donc confronté à un manque symbolique, la castration, tandis que la femme est confrontée à un manque réel, la privation : « D ’où les deux rocs de la castration chez l’homme, de l’envie du pénis chez la femme » (S.20, p. 90).

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L’aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel » semble donc ne décrire que la psychopathologie de la vie quoti­dienne des couples. Mais Lacan y voit aussi une forme du réel en tant qu’impossible :

La femme « n’entre en fonction dans le rapport sexuel qu’en tant que la mère ». De son côté, l’homme « n’y entre que quoad castrationem, c’est-à-dire en tant qu’il a rapport avec la jouissance phallique». C’est pourquoi (?) « i l n’y a pas de rapport sexuel - c’est là une formule qui... ne se supporte que de l’écrit en ceci que le rapport sexuel ne peut pas s’écrire» (S.20, p. 36 — Voir aussi L ’étourdit, p. 14-16). L ’impossible du rapport sexuel est à l’origine de « Lalangue », « intégrale des équivoques d’une langue où cet impossible a sédimenté à travers les âges » (L ’étourdit,1972, p. 47).

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Métapsychologie

La « métapsychologie » a un statut ambigu dans l’œuvre de Freud.

— D’une part, c’est la pointe de la théorie psychanaly­tique, le minimum requis pour reconnaître une proposition pour réellement psychanalytique. Est « métapsycholo- gique » une description qui tient compte des trois points de vue « topique », « économique » et « dynamique ».

La topique est l’espace imaginaire dans lequel se dérou­lent les phénomènes inconscients. Freud a proposé succes­sivement deux « modèles topiques » de l’appareil psy­chique. La première topique oppose l’inconscient au préconscient et au conscient. Elle est indispensable pour comprendre le rêve, et le fonctionnement mental de l’ana­lyste en séance. Le travail psychique du rêveur, comme celui de l’ analyste, est fondé sur le principe d’une « régres­sion topique » : au lieu d’aller dans le sens de l’action, comme dans la vie vigile (ou comme dans le moment où l’analyste met fin à la séance), l’excitation parcourt l’appa­reil psychique du rêveur (et celui de l’analyste), dans le sens inverse, vers la perception, tendant à réaliser une « identité de perception » entre l’objet perdu et l’objet hal­luciné. La deuxième topique oppose le Moi au Ça et au Surmoi. Le deuxième modèle ne disqualifie nullement le premier. En 1933, Freud présente, dans La décomposition de la personnalité psychique, une synthèse des deux topiques.

Le point de vue dynamique décrit les conflits incons­cients. Pour Freud, c’est lui « qui différencie principale­ment la psychanalyse de la psychologie ». C’est parce qu’il y a des antagonismes entre les instances (conscient contre inconscient, surmoi contre ça), entre les pulsions (pulsions du moi contre libido, pulsions sexuelles contre narcissisme,

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pulsions de vie contre pulsions de mort) qu’il y a des symp­tômes et des inhibitions. Et c ’est aussi parce que le trans­fert réactive des conflits que la cure peut introduire des changements.

Le point de vue économique tient compte des forces en présence. Freud en a une vision très concrète. 11 distingue, avec Breuer, deux aspects de l’investissement, libre et lié.Il lui attache la plus grande importance jusqu’à la fin de sa vie.

Aux trois points de vue classiques de la métapsycholo­gie, Hartmann, Kris et Lœwenstein ont proposé d’ajouter un « point de vue génétique » qui tient compte du dévelop­pement du moi et de la libido. Il s’agit d’un aspect de la psychanalyse auquel Freud a toujours attaché la plus grande importance, contrairement à ce qu’affirme Lacan (£.264). Freud retrace l’évolution de la libido avec le plus grand soin dans de nombreux textes, par exemple, dansY Introduction à la psychanalyse ou dans Y Abrégé.

— D’autre part, la métapsychologie n’est qu’un « écha­faudage » nécessaire à la construction du « bâtiment » de la théorie. Elle ne peut faire l’objet d’aucune démonstra­tion, et peut être remaniée sans inconvénient pour la théo­rie proprement dite. Freud a lui-même changé assez radi­calement de métapsychologie à deux reprises, et peut-être même à trois, si l’on en croit D. Wildlôcher. Les succes­seurs de Freud, Hartmann - en imaginant une « zone du moi libre de conflits » — , Winnicott — en concevant « l’es­pace transitionnel » - ont modifié la métapsychologie.

Lacan s’en est tout de suite méfié. Dès 1936, il ne cache pas sa perplexité devant la théorie de la libido et le point de vue économique (£.90-91). Le développement complexe de ses idées au fil des années ne l’a pas tellement écarté de cette position de départ. Si on peut parler d’une « méta­psychologie de Lacan» (Wildlôcher), elle se caractérise par le refus de la topique interne, la méfiance à l’égard des points de vue économique et dynamique, et la substitution du « désir » aux « pulsions ».

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De la topique à la topologie

La première topique et le système perception-conscience. — La première topique a le défaut de prendre en considéra­tion la perception et la conscience (£.333-334). Lacan accorde pourtant quelque considération au préconscient (£.801). A la rigueur, il accepte l’idée d’une régression topique. Mais au lieu qu’elle aille comme chez Freud, jus­qu’à la satisfaction hallucinatoire du désir, elle va vers le stade du miroir (£.568). Il récuse la « prétendue identité de perception » à laquelle aboutit, pour Freud, la régression topique (S.2, p. 128, p. 168, p. 178 ; S.11, p. 141-142).

Il critique la régression « chronologique », sous le pré­texte qu elle n’est « pas réelle... » («réel » au sens usuel du terme) (£.252, £.617 et £.635).

La seconde topique et le Surmoi. — La seconde topique, et la différenciation Moi/Ça/Surmoi n’a pas meilleure grâce aux yeux de Lacan. Le Moi, bien sûr, est haïssable. Quant au Surmoi, il suscite une étrange ambivalence chez lui. D ’une part, puisque l’établissement de la réalité psy­chique dépend de la reconnaissance de la réalité de la cas­tration (£.331, £.619), il semble implicitement accepter la thèse de Freud sur la valeur protectrice et civilisatrice du surmoi.

Mais d’autre part, quand il traite explicitement de cette instance, il en parle toujours comme d’une « figure obscène et féroce » (£.360, £.434, £.619). Pourquoi « obscène et féroce » ? Parce que Freud a montré le lien étroit qui unit le Surmoi et le ça ? Parce que Melanie Klein a ainsi carac­térisé le Surmoi archaïque ? Sans doute, mais surtout parce que Lacan pense que le surmoi naît d’une « béance ouverte dans l’ imaginaire par tout rejet (Verwerfung) des com­mandements de la parole » (E.360).

Pourquoi un « r e je t » ? D’abord parce que dans la conception classique, le surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe par refoulement et « introjection» des objets

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parentaux. Or Lacan voit dans l’introjection l’un des ins­truments du lavage de cerveau du patient par l’analyste (E.398, £ .425 ; S.8, p. 412, et S.24, séance du 11 jan­vier 1977, p. 1). Il refuse donc ce concept, proposé par Ferenczi, puis transformé par Freud en « incorporation ».

Pour Lacan, le Surmoi est bien l’héritier du complexe d’Œdipe, mais celui-ci est à l’extérieur, déjà là avant la naissance du sujet, sous la forme de la Loi. Le Surmoi n’est qu’une « grosse voix », sans valeur si elle ne renvoie pas à la Loi (£.684). La Loi est tout à la fois loi morale du Deu- téronome, «instance... où se fondent l'alliance et la parenté » (£.278-279, £.432), et les « lois de la parole ».

En somme, l’espèce d’horreur que Lacan a « de la figure obscène et féroce du Surmoi» est la conséquence logique d’une nouvelle conception de l’espace psychique dans laquelle l’intériorité a disparu.

Le mythe de l’intériorité. — Les deux topiques de Freud opposent un « intérieur » à un « extérieur », et des « objets internes » à des « objets externes ». Lacan, lui, le répète sans cesse : le symbolique est extérieur au sujet, et l’ inté­riorité est un mythe (S.11, p. 119). Se laisser prendre à l’il­lusion d’une intériorité au-delà du « mur du langage », c’est risquer une «objectivation», fatale à la cure (£.308, £ .838; S.24, 16 novembre 1976). Il ne se sent nullement tenu à écouter la suite des associations du patient après une interprétation. C’est « au-dehors » que le travail analy­tique va se poursuivre. Il appuie cette thèse sur les « études que Freud a consacrées à ce qu’il appelle la télépa­thie », où c’est dans les actes ou les mots d’un tiers que semble surgir la confirmation d’une interprétation (£.265, E.469). Un seul exemple clinique est rapporté de façon détaillée dans tout le volume des Ecrits. Ce n’est pas un rêve du patient qui est interprété, mais celui de sa compagne ! (£.630).

Quand Lacan se laisse aller à employer l’expression « dans l’ inconscient », c’est pour démasquer une position

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imaginaire du sujet. Par exemple : qu’un sujet « reste fixé, dans son inconscient, à une position féminine imaginaire » (£.392, je souligne). L’intériorité appartient au seul registre de l’imaginaire, de même que le moi, le caractère, au sens où l’entendait W. Reich (£.342), et en général tout ce qui peut donner au sujet l’illusion d’être lui-même, et d’avoir une intimité qui échappe au regard d’autrui.

Lacan déteste le modèle synthétique des deux topiques que Freud propose dans « La personnalité psychique ». Il la surnomme 1’ « œuf-à-l’œil », et y voit « un génétisme où se prolongent à un usage de primate les leurres antiques de la connaissance d’amour » (£.669).

Topologie. — Lacan remplace la topique de Freud par une « topologie » (S.8, p. 404-408), et 1’ « œuf-à-l’œil » par un tore, figure géométrique qui a le mérite de ne pas avoir d’intérieur (£.320-321 ; Sc.4, p. 42). Il met à l’épreuve toutes sortes de figures qui se substitueront à la « besace » de l’intériorité : la « nasse », dont l’intériorité peut se retourner en doigt de gant (S.11, p. 131), la «m itre» ou cross-cap, dans laquelle un « secteur où les champs appa­raissent se recouvrir est, si vous voyez le profil vrai de la surface, un vide» (ibid., p. 143). Dans l’espace, le cross-cap figure un « huit intérieur » ou une bande de Mœbius. La bande de Mœbius figure la division du sujet, du fait de l’existence de l’inconscient, mais de telle manière qu’il n’y ait aucune «intériorité» de l’ inconscient. Le sujet de la connaissance, celui qui se croit maître de lui comme de l’univers, s’évanouit au moment précis où il passe de l’autre côté du miroir, du côté du sujet de la vérité (£.864 ; voir aussi Radiophonie, p. 70-71).

Le point de vue économique

Lacan n'a jamais varié sur son refus du point de vue économique. Il est «inutile» (£.851), c’est un « mana

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sublime» (£.371), une mystification profitable pour «les gros sabots [qui] s’avancent pour chausser les pattes de colombe sur lesquelles, on le sait, la vérité se porte » (£.406 ; voir aussi £.659). Seul compte le symbolique : l’énergie d’un barrage, c ’est d’abord un jeu de signifiants dans la calculatrice d’un ingénieur (S.23, Ornicar, n“ 10). Exit donc le point de vue économique.

Le point de vue dynamique

Lacan, qui a constamment le mot « dialectique » à la bouche, a éliminé la notion de conflit de sa conception de la psychanalyse, en classant tous les faits de la vie psy­chique dans les trois registres du symbolique, de l’imagi­naire et du réel. Il s’en explique rarement, mais se contente de railler (1960a, p. 658 ; 1953, p. 264).

Comment conserver le concept de « refoulement », si dis­paraissent l’ intériorité et le conflit psychique ? En posant que le refoulement vient du dehors (£.372). Ce n’est même pas qu’il serait produit, comme une imagerie naïve le fait croire parfois, par un conflit entre le sujet et la société, par exemple entre le sujet et les « caprices d’éléphant » de son « grand Autre » « de mère ». Non. Tout simplement, le refoulement est le produit mimétique d’une identification à la censure. Du coup, le concept de refoulement ne tarde pas à perdre toute utilité. La surinterprétation par Lacan de l’oubli par Freud du nom « Signorelli » le montre : « Mais peut-on se contenter [comme le fait Freud] de par­ler ici de refoulement ?... L’inconscient, c’est le discours de l’Autre» (£.379). Exit le refoulement.

Nœuds. — Le problème du conflit, évacué, va. faire retour dans une préoccupation qui va obséder Lacan jus­qu’à la fin de sa vie avec la force qu’il prête quelquefois au « réel » : comment articuler ce qu’il a si bien séparé, le réel,

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le symbolique et l’imaginaire ? Par exemple, dans « Fonc­tion et champ... » (1953) :

« . . . la fonction paternelle concentre en elle des relations imaginaires et réelles, toujours plus ou moins inadéquates à la relation symbolique qui la constitue essentiellement » (£ . 278).

Ou, un peu plus loin :« L ’enjeu d'une psychanalyse est l’ avènement dans le

sujet du peu de réalité que ce désir y soutient au regard des conflits symboliques et des fixations imaginaires comme moyen de leur accord, et notre voie est l’expérience inter­subjective où ce désir se fait reconnaître» (£.279).

Donc, les conflits sont « symboliques », mais les fixa­tions sont, elles, «imaginaires». Freud, lui, pensait que les régressions provoquées par les conflits étaient déterminées par les fixations. Conflit, régression et fixation avaient « lieu » dans un même espace. Et si la phrase de Lacan veut dire quelque chose, il faut supposer que c’est le désir (et non comme chez Freud le symptôme) qui va être le « moyen de l’ accord entre conflit et fixation » !

La forme spatiale du « nœud » s’ impose comme gestalt dès 1966 :

« La psychanalyse a ce privilège que le symbolisme s’y réduit à l’effet de vérité qu’à l’extraire ou non de ses formes pathétiques, elle isole en son nœud comme la contre partie sans laquelle rien ne se conçoit du savoir.

« Nœud là veut dire la division qu’engendre le signifiant dans le sujet, et nœud vrai en ceci qu’on ne saurait le mettre à plat... Un nœud qu'on ne peut mettre à plat est la structure du symbole, celle qui fait qu’on ne peut fonder une identification qu’à ce que quelque chose fasse l’ap­point pour en trancher» (£.724).

Nœuds borroméens. — Les relations d'interdépendance du réel, du symbolique et de l’ imaginaire, sont modéli- sées par Lacan sous la forme mathématique du « nœud borroméen » :

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« Pour que la condition fût expressément posée de ce qu’à partir de trois anneaux on fit une chaîne telle que la rupture d’un seul quelconque rendit l’un de l’ autre les deux autres libres, il a fallu qu’on s’aperçût que c’était ins­crit aux armoiries des Borromées. Le nœud dit de ce fait borroméen était déjà là sans que personne se fût avisé d’en tirer conséquence » (S.2,3, Ornicar, n" 6).

Les dernières années de la vie de Lacan se passeront dans des spéculations fort complexes autour des nœuds borroméens, sans qu’il semble avoir trouvé de solution qui le satisfasse pleinement :

« Oui, il faudrait dans ce cas que le Réel sans que nous puissions voir où il s’arrête, que le Réel nous le mettions en continuité avec l’ Imaginaire. En d’autres termes, ça com­mence là quelque part au beau milieu du Symbolique. Ça expliquerait que l’Imaginaire, ici tracé en rouge, effective­ment se reploie dans le Symbolique, mais qu’il en est d’autre part étranger, comme en témoigne le fait qu’il n’y a que l’homme à parler » (S.24, 18 1 77).

Le point de vue génétique

Lacan a apporté sa contribution à la psychanalyse géné­tique avec le « stade » du miroir. Comme il s’en félicite (£.98-99), sa description cadre parfaitement avec ce qu’Anna Freud appelle un « stade du développement ». Elle fait en effet coïncider un aspect proprement relation­nel et une phase de la « maturation » neurophysiologique.

Mais il s’agit d’une étape précoce et transitoire dans sa pensée. Très vite, le « stade » du miroir, de moment « his­torique », deviendra un fait de structure du psychisme, indépendant de la chronologie. Dès lors, Lacan n’aura plus que sarcasmes contre « cette mythologie de la maturation instinctuelle... » (£.263), « qui ne vaut pas mieux que les “ lois” de l’histoire » (£.260 ; voir aussi, entre de nombreux autres, £.811). Ces attaques ne l’empêchent pas de repro­

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cher aussi aux psychanalystes américains leur « anhisto- risme » (£.402).

L ’après-coup. — Le point de vue génétique, en mettant l’accent sur la succession de stades et de sous-stades décrits minutieusement, est fondé sur une temporalité linéaire. Lacan a au contraire attiré l’ attention sur un concept freu­dien essentiel, l’ après-coup (E.256). Un traumatisme sexuel de la petite enfance ne prend son sens qu’ « après coup », au moment où, à la puberté, un événement minime réactive le souvenir passé avec toute la force pulsionnelle de l’adolescence. L’après-coup oblige à penser la tempora­lité et la causalité psychiques sur un mode non plus linéaire, mais rétroactif. L’après-coup est resté longtemps oublié des analystes de langue anglaise, qui ne disposent même pas d’un mot pour le traduire dans leur langue. Pour Lacan, le complexe d’Œdipe est toujours déjà là, et donne son sens après coup « aux stades prégénitaux en tant qu’ils s’ordonnent dans la rétroaction de l’Œdipe » (£.554).

Lacan insère l'après-coup dans sa conception du temps logique propre à la causalité psychique, exposée dans « l’énigme des trois prisonniers » : le directeur d’une prison fait comparaître trois détenus. Il promet de libérer le pre­mier d’entre eux qui aura deviné la couleur d’un disque placé sur son dos. Les prisonniers savent qu’il y a cinq dis­ques en tout, trois blancs et deux noirs. En fait, chaque prisonnier a un disque blanc. Tous trois le devinent en même temps. On demande comment ils ont pu le savoir (£.197).

Lacan montre que chaque sujet n’arrive à la certitude qu’après deux « scansions » (c’est la première apparition de ce mot. Il y reviendra dans la théorie de l’interprétation) suspensives, séparant « le temps pour comprendre » du « moment de conclure ». Une pensée rétroactive est néces­saire pour résoudre l’énigme. Elle est censée fournir un modèle de l’après-coup. On pourra trouver que c’est un

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façon bien compliquée de dire la même chose que Freud. Mais la présentation de Freud est fondée sur la pulsion, son ancrage dans le corporel, en particulier le diphasisme de la libido, toutes choses dont Lacan ne veut rien savoir. Le dilemme des trois prisonniers permet de modéliser l’ après- coup sans utiliser la notion de pulsion. Ce modèle sera uti­lisé pour montrer la structure temporelle propre au psy­chisme inconscient, son type de causalité spécifique et le fonctionnement en deux temps de l’appareil psychique.

Il va aussi éclairer le modèle lacanien de l’ interprétation.

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Technique

Après la Libération, la poignée de psychanalystes fran­çais, dont Lacan, qui a été formée avant guerre se trouve dans une situation inédite : plusieurs dizaines d’élèves affluent à l’Institut de psychanalyse pour s’y former. Il faut leur enseigner une technique de l’analyse que Freud n’a jamais systématisée, et qui leur a été transmise par les analystes berlinois (Lœwenstein) et viennois (Hartmann, Spitz), de passage à Paris. En effet, Freud n’a jamais rédigé le manuel de technique psychanalytique dont il avait le projet. Ses articles techniques révisent successive­ment des principes d’abord tenus pour acquis, et sont éparpillés dans divers recueils. Des indications éparses qu’on y trouve, W. Reich à Vienne, puis 0 . Fénichel à Berlin ont tiré, à l’usage des étudiants en psychanalyse, des manuels systématiques qui fournissent l’essentiel de la « technique classique » dont disposent à leur tour les ana­lystes parisiens. A la même époque, le monde psychanaly­tique est secoué de la « grande controverse » entre parti­sans et adversaires de Melanie Klein, qui a remis en question tous les acquis techniques reconnus.

Dans la technique issue de Freud, l’ interprétation retrouve les traces mnésiques des traumatismes en n’utili­sant que le langage. Ce dernier établit « un contact entre les contenus [inconscients] du moi et les restes mnémo­nique des perceptions visuelles et surtout auditives ». Freud a très tôt pensé que l’ interprétation devait suivre un ordre précis, de la superficie vers la profondeur, ce que Reich a ensuite formalisé. Suivant Freud, Reich décrit aussi une série de « caractères », qui transposent diverses structures psychopathologiques au sujet normal, et se répètent dans le transfert. La connaissance de ces carac­tères indique en principe la technique interprétative cor­

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recte. Juste avant la guerre, Spitz a découvert que la rela­tion de l’enfant à l’objet n’existe pas de façon innée, mais qu’elle est créée vers le huitième mois de la vie. Les ana­lystes français ont logiquement redécrit les divers carac­tères de Reich, ainsi que d'autres, en ternies de « relation d’objet ». Maurice Bouvet se sert de la « distance à l’ob­jet » comme d’un guide dans sa technique interprétative.

Selon Freud, le succès d’une interprétation dépend de facteurs économiques liés au transfert. Le transfert est une « relation sentimentale [du patient à l’analyste] qui est de la nature d’un état amoureux ». « Il repousse tous les autres contenus psychiques, il éteint l’intérêt pour la cure et la guérison, bref, nous ne pouvons en douter, il a pris la place de la névrose... » Si le transfert positif sur l’analyste est suffisamment fort, le malade triomphe de la « seconde censure », qui sépare le préconscient du conscient et assure la prise de conscience. L ’analyste doit donc se faire un allié de la partie saine du malade ( « alliance thérapeutique » ). La suggestion est mise au service de l’ interprétation. L’analyse n’en est pas revenue à l’hypnose pour autant, car le transfert est non seulement utilisé, mais interprété. L’interprétation du transfert devient le moyen principal dont dispose l’analyste pour lever le refoulement. Si le patient refuse l’interprétation, sa dénégation peut être interprétée par l’analyste comme une confirmation indi­recte. S’il refuse l’interprétation d’une résistance, sa « résistance à l’ interprétation des résistances » doit à son tour lui être interprétée. Au transfert du patient, répond chez l’analyste un « contre-transfert » qui s’établit « par suite de l’ influence qu’exerce le patient sur les sentiments inconscients de son analyste ». Comme le transfert, le contre-transfert a d’abord été perçu comme un obstacle à l’analyse avant de devenir un instrument de travail précieux.

Les derniers textes de Freud laissent la question de la suggestion ouverte, malgré les propos rassurants de Freud : « Il est certain qu’on a exagéré sans mesure le danger

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d’égarer le patient par la suggestion, en lui “ mettant dans la tête” des choses auxquelles on croit soi-même mais qu’il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l’ analyste se soit comporté d’une façon très incorrecte pour qu’un pareil malheur lui arrive ; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient tout à son aise » ( « Constructions en analyse » ).

Freud, à partir du problème de la double inscription, en est venu à la conclusion que l’ analyse se déroule sur deux scènes entièrement différentes, l’une occupée par le patient, et l’autre par l’analyste. Le problème qui se pose à Lacan, comme aux autres successeurs de Freud, est d'opé­rer, sans abus de pouvoir, le passage d’une scène à l’autre.

Freud a légué à ses successeurs une autre déception : les analyses interminables butent sur ce qu’on aurait imaginé le plus facile à analyser: «L e roc de la castration, sous la forme de la crainte de la passivité chez les hommes, et de l’envie du pénis chez les femmes. » Si Freud pense pouvoir décrire la fin d’une analyse thérapeutique, l’ analyse didac­tique lui semble un processus permanent.

Critique de la technique classique. — Le danger de la sug­gestion semble d’autant plus grand à Lacan que, suivant Anna Freud à ses débuts, certains analystes français de l’époque assignent vraiment pour but à la cure l’ identifica­tion du patient au moi de l’analyste (£.398, £.425). Mais même si l’analyste ne se donne aucun objectif de ce type, la seule communication de son savoir au patient le place en posture de l’aliéner. En effet, que l’analyste tire son inter­prétation d’un savoir livresque, ou qu’il se fie à son intui­tion immédiate, son interprétation est « soumise à l’ organi­sation de son moi » (£.339).

Certes. Difficile d’interpréter sans donner à voir son moi. Mais pourquoi se donner à voir produirait-il nécessaire­ment une identification en miroir chez le patient ? Cette identification mimétique n’est une fatalité pour Lacan que parce qu’elle fait partie de sa théorie de l’Imaginaire. Dans

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la plupart des cures, elle occupe une place marginale, et n’entrave en rien le processus analytique.

Lacan critique donc Fénichel (£.333 et £.336) et le manuel de Reich (£.337). Contre eux, il extirpe la sugges­tion de tous les abris que lui ménage la technique clas­sique. Il se méfie de la « prise de conscience, empruntée à la théorie psychologique » (£.254). On peut très bien chan­ger sans aucune prise de conscience. C’est ce qui se passe dans l’hypnose (£.255, et £.294). Cet étrange argument contre l'insight sert d’écran à deux raisons plus fondamen­tales. D ’une part, si, à la suite d’une interprétation, le patient prend conscience de quelque chose, il va confirmer sa croyance que son analyste sait vraiment quelque chose sur son inconscient, et s’en aliéner davantage (£.294). D’autre part, la prise de conscience est liée à la notion d’in­tériorité que Lacan récuse (£.469; Radiophonie, p. 70-71 ; S.24, 16 novembre 1976, p. 1). Le refus de l’intériorité amène aussi logiquement Lacan à refuser d’ interpréter « de la superficie vers la profondeur, comme si l’analyste avait bien entendu en poche le relevé garanti des plans de l’ in­conscient » (£.371). Quant à « l ’ alliance thérapeutique» dans laquelle « l’analyste doit se faire un allié de la partie saine du moi du sujet... elle réduit à la limite [ce dernier] au Moi de l'analyste» (£.338; voir aussi S.11, p. 119).I/analyste qui procède ainsi dénie l’existence de l’incons­cient (£.333), car il suppose un sujet constitué, la « partie saine du moi », comme si cette partie saine n’avait pas elle- même un inconscient ou, en termes lacaniens, comme si elle n’était pas elle-même « divisée ». Lacan n’accepte pas la notion de « cuirasse caractérielle » de Reich. Interpréter la relation d’objet, ou le caractère, amène l’analyste au « modelage du sujet par le Moi de l’analyste » (£.347).

D’une manière générale, Lacan se refuse à tout « déchif­frage ». Celui-ci place l’analyste « dans la même voie qui donne naissance au symptôme» car « l ’interprétation relève toujours plus exclusivement du savoir de l’ana­lyste... la communication de ce savoir au sujet n’agit que

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comme une suggestion à laquelle le critère de la vérité reste étranger» (£.333-337). Pas question donc de chercher « dans » le sujet le sens du symptôme, même s’il peut pas­ser pour « le signifié refoulé » d’un signifiant ! Le sens est dans « le discours de l’autre » (E.280).

Ce qui compte dans une interprétation, c ’est bien, comme l’a écrit Freud dans « Constructions », la suite des associations du patient. Mais alors que découvrir le sens caché d’un symptôme est du plus grand intérêt pour Freud, le « signifié » n’a aucune importance pour Lacan (£.414, £.677).

L ’interprétation des résistances est spécialement fautive (£.290). Interpréter les résistances ne fait que les accroître (£.250 ; £.376), car alors l’ analyste impose sa version de la réalité, ses patterns de conduite. Il retombe donc dans la suggestion (£.397). La résistance n’est pas « dans le malade », mais « dans le discours lui-même, dont est soli­daire toute objectivation psychologique» (£.418-419). En effet, on ne peut à fois « parler du sujet » et « lui parler ». « Lui parler », c ’est « lui renvoyer son message sous une forme inversée », le « reconnaître » et « lui faire reconnaître sa vérité», ce qui est le but de l’analyse (£.418). C’est pourquoi « il n’y a pas d’autre résistance à l’ analyse que celle de l’ analyste lui-même» (£.377 ; voir aussi £.333 et E.595). D ’ailleurs Freud n’interprète pas toujours la résis­tance : dans le cas de l’homme aux rats, au lieu de le faire, il fournit au patient l’explication souhaitée (£.291, £.303). Enfin on confond trop souvent « résistance » et « défenses du M oi» (£.370, £.336. £.418-420).

De même, « interpréter le transfert » ne sert à rien, et même aggrave encore la sujétion du patient. Fondamenta­lement « le transfert n’est pas, de sa nature, quelque chose qui eût été auparavant vécu », mais est le produit de la situation analytique. Lacan admet quand même l’exis­tence d’un « transfert primaire » reposant sur l’ identifica­tion primaire à la toute-puissance maternelle qui « suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins... »

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(£.618; voir aussi S.11, p. 141). On peut «interpréter la demande », et montrer « son au-delà qui est la demande d’amour », et son « en-deçà, qui est ce que nous appelons le désir, avec ce qui le caractérise comme condition... qu’il concerne petit a, objet partiel » (S.8, p. 235), mais on ne doit pas interpréter le transfert.

En effet, c ’est précisément la croyance du patient que sa vérité est déjà donnée à l’analyste, qu’il la connaît d’avance, qui constitue le transfert. Interpréter le trans­fert, c ’est donc forcément «satisfaire la demande» (S.8, p. 238), et « tuer le désir qu’il s’agit de dégager ». Interpré­ter, c’est « donner quelque chose dont se nourrit la parole, voire le livre même qui est par derrière ». L ’analyste nour­rit ainsi le patient des précieuses connaissances qu’il est censé détenir (S.8, p. 246 ; £.308, £.595).

Ce dont le patient tombe amoureux dans l’analyste, ce sont les xyaÀaaTX1 qu’il croit que l’analyste contient. Il suf­fit pour cela que l’analyste soit « supposé savoir » la vérité du patient : « Dès qu’il y a quelque part “ le sujet supposé savoir” — que je vous ai abrégé aujourd’hui au haut du tableau par S.s.S. - il y a transfert » (£.209-211 ; voir aussi E.308). Les xya/.axTa deviennent les objets du désir du patient (S.l, p. 209). Il en résulte que le transfert se pro­duit non pas après un certain temps de déroulement de la cure, comme l’a décrit Freud, mais « avant même que l’ana­lyse soit commencée» (S.l, p. 163).

En outre, interpréter le transfert, c ’est ramener le patient à la réalité, et la réalité c ’est celle des préjugés et de l’idéologie de l’analyste (S.11, p. 125). L ’interprétation de transfert amène donc le patient à s’identifier au moi de l’analyste (ibid., p. 133). Au lieu de ramener le patient à la réalité, l’analyste doit le ramener au signifiant (ibid., p. 130; £.337). L ’amour de transfert est la vengeance du patient contre son assujettissement au désir de l’analyste.

1. AyaX(i.a : statue, image, ouvrage travaillé avec art et offert aux dieux, objet dont on se pare et dont on s’enorgueillit.

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Car l’amour est une « fausseté essentielle ». « L’amour c’est donner ce qu’on n’a pas» (S .l, p. 229). A la fin de sa vie, en 1973, Lacan affirmera que non seulement le désir de savoir du patient ne doit pas être pris à la lettre, mais qu’il n’existe tout simplement pas (Sc.5, p. 16).

Puisque le transfert résulte du dispositif analytique, le « contre-transfert » n’a plus de place dans la théorie (£ .332; S.8, p. 215-216).

La soumission du patient au moi de l’ analyste entraîne aussi son aliénation au sens marxiste du terme : identifié au Moi de l’analyste, le patient adhère aveuglément à ses valeurs. Par exemple, s’ il s’agit d'un psychanalyste améri­cain, à celles de l’American way o f life (E.333-334). En pleine guerre froide, ces propos pèsent lourd. En somme, puisque l'analyste ne doit interpréter ni les contenus, ni les résistances, ni le transfert, il ne lui reste plus qu’à se taire, ou à intervenir sans donner à voir son Moi, par des « ponc­tuations ».

Le silence. — On pourrait croire qu’en se taisant, l’ana­lyste manifeste seulement sa neutralité, comme le recom­mande Freud. Mais le silence fait bien plus. Un texte de 1948 présente l’analyste silencieux comme un « idéal d’impassibilité » pour le patient. Sur « ce fond d’inertie », 1’ « intervention interprétante» de l’analyste va prendre un «relief d’oracle » (E. I 06-1 07). Avec la mise en place des deux « autres », le petit et le grand, et la distinction du symbolique, de l'imaginaire et du réel, le silence de l’ana­lyste prend d’autres significations : d’une part, le silence suffit à « dégager formellement la mort incluse dans la Bil- dung narcissique» en «apportant lui-même... le signe pri­mordial de l’exclusion connotant l’“ ou bien, ou bien” , de la présence ou de l’ absence ». L’analyste est alors l’Autre avec un grand A. On est en effet, avec le jeu de la présence et de l’ absence, « dans le symbolique » (£429-430). D ’autre part, comme l’analyste s’abstient d’interpréter, il « annule sa propre résistance ». L ’analyste est alors 1 autre

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avec un petit a, et on est « dans l’ imaginaire » ( ibid. ) . Il n’est peut-être pas facile pour le patient de distinguer un silence symbolique d’un silence imaginaire. Mais l’analyste lui-même, comment peut-il savoir s’il est l’Autre ou l’autre ? Eh bien, l’analyste sait qu’il est l’Autre quand il entend le désir d’être reconnu (£.431), ou quand « émerge » le « trait qui peut le plus particulièrement s’adresser à l'analyste dans ce que le patient est en train de dire ». C’est « le moment où la parole du sujet bascule vers la présence de l’auditeur ». C’est alors que la parole émer­gente peut être « ponctuée » par l’analyste.

Ponctuations. — « ... il reste à votre discrétion de le lui faire entendre en l’ interpellant à la place imaginaire où il se situe... vous homologuez ainsi ce point comme une ponc­tuation correcte. Et c ’est ici que se conjugue harmonieuse­ment l’opposition, qu’il serait ruineux de soutenir formelle­ment, de l’analyse de la résistance et de l’analyse du matériel » (E.375).

Conjugaison harmonieuse, peut-être. Mais ambiguë pour la patient. Souligne-t-elle la résistance ou le désir ? Et déli­cate pour l’analyste : comment ponctuer ? Deux modes principaux de ponctuation : l’interruption de la séance, l’homophonie.

L ’interruption de la séance. — Le raccourcissement des séances a d’abord été pour Lacan la conséquence de son succès. En cherchant à justifier ce qui était d’abord une pratique fortuite, il a produit une théorie de sa technique, qui se trouve exposée en détail dans le Discours de Rome. «Fonction et cham p...» contient une apologie systéma­tique, et chaudronnesque, de la technique des séances brèves. Elle se déploie en neuf temps :

1 / Lacan tient pour « prévalente » la « réglementation professionnelle » qui exige des séances de durée fixe et suf­fisante. Le temps des séances est « un élément qui appar­tient manifestement à la réalité puisqu’il représente notre

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temps de travail, et sous cet angle, il tombe sous le coup d’une réglementation professionnelle qui peut être tenue pour prévalente » (£.312).

Naturellement, parler de « réglementation » ici laisse entendre que les séances à durée fixe n’ont aucune justifi­cation éthique ni technique, mais qu’elles résultent du « piétinement d’éléphant du caprice de l’Autre », et de la « figure obscène et féroce du Surmoi ». En réalité, la fixité de la durée de la séance garantit l’analyste contre les mouvements de son contre-transfert inconscient, qui peuvent le pousser à retenir son patient parce qu’ il le trouve tellement passionnant ou, au contraire, à s’en débarrasser parce que celui-ci l’angoisse sans qu’il s’en rende compte. Encore faut-il admettre qu’on a un contre- transfert inconscient.

2/11 faut donc être complètement obsessionnel pour res­pecter un « règlement» pareil (ibid.).

3 / L’ « univers de la précision » est d’apparition récente, et n’est pas « un facteur de libération ». Les Romains et les Grecs n’étaient pas à un quart d’heure près, et ils étaient plus libres que nous (£.313) ! Mais Freud n’était pas romain, ni grec.

4 / L ’interruption de séance, par son côté inattendu, s’apparente aux techniques du bouddhisme Zen. Le coup de bambou du Maître peut tout à fait avoir valeur de reconnaissance symbolique (£.315-316).

5 / Si Freud donnait à ses patients des séances d’une heure, c’était seulement par convenance personnelle. Il aurait fort bien compris qu’on procède autrement (£.362).

6 / De toute façon, Lacan n’a aucun compte à rendre à personne sur « son procédé » (£.315).

En effet, l’existence même de normes sur la durée des séances est contradictoire avec les visées de l’ analyse, puis­qu’elle propose au patient des valeurs à atteindre qui vont l’amener à se conformer au Moi idéal de l’analyste.

7 / Le cadre de la cure est d’ailleurs sujet à variations dans le temps et dans l’espace (£.313) : Freud donnait des

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séances d’une heure, les Anglais des séances de cinquante minutes, les Français de quarante-cinq, alors pourquoi pas des séances encore plus courtes ?

Ici intervient la pression du socius. Elle semble avoir été déterminante dans le cas de Lacan. D’énormes pressions sociales (pas seulement le nombre des patients, mais leur manque d'argent et de temps) s’exercent sur les analystes et sur les patients pour qu’ils consacrent de moins en moins de temps à leurs cures, ce qui leur permet aussi de fuir le transfert. La responsabilité des sociétés d’analystes est d’aider leurs membres à résister à ces pressions.

8 / L ’interruption de la séance « ponctue » le discours du patient, dont elle souligne la vérité: «L a suspension de la séance ne peut pas ne pas être éprouvée comme une ponctuation dans son progrès» (£.313; voir aussi £.252).

La suspension de séance pourrait aussi bien être éprou­vée tout autrement, puisque elle « conjugue harmonieuse­ment l’opposition de l’analyse de la résistance et de l’ana­lyse du matériel ».

9 / La preuve : la même ponctuation peut aussi bien « marquer le dédain du maître » devant une parole vide : « Comment douter, dès lors, de l’effet de quelque dédain marqué par le maître pour le produit d’un tel tra­vail ? La résistance du sujet peut s’en trouver absolument déconcertée.

« Dès ce moment, son alibi jusqu’alors inconscient com­mence à se découvrir pour lui, et on le voit rechercher pas­sionnément la raison de tant d’efforts » (£.315).

Ici, la ponctuation a pour but de « suspendre les certi­tudes du sujet, jusqu’à ce que s’en consument les derniers mirages. Et c’est dans le discours que doit se scander leur résolution» (ibid.).

Comment concilier le refus louable de tout endoctrine­ment du patient avec ces satisfecit récompensant les pro­grès de la cure, ou avec au contraire les « marques de dédain du Maître » ? Quand le patient se retrouve sur le palier, qu’ il se sente dédaigné ou en progrès, son analyste

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s’est posé derrière lui comme un distributeur de bons points et de retenues. Il lui a présenté son Moi comme Moi idéal de la manière la plus évidente. Que le patient soit déconcerté ne peut qu’accroître le prestige d’oracle de son analyste. La séance à durée variable laisse le patient com­plètement livré au caprice souverain et aux préjugés idéo­logiques de l’ analyste, c’ est-à-dire aux aléas imprévisibles de son contre-transfert.

Les homophonies. — Autre forme de ponctuation, le jeu de mots, soulignant une homophonie. Initialement, il s’agit d’établir un lien entre deux signifiants, et de faire ainsi émerger le sujet, qui est ce que représente le premier signifiant pour le deuxième.

Dans le Discours de Rome, Lacan affirme : « Nul doute que...» l’analyste peut «calculer» (encore l’obsession du quantitatif) «les résonances sémantiques de sa verbalisa­tion » (£.294). Le patient a bien raison de supposer que l’analyste sait. L ’analyste sait toute la vérité : « Un savoir en tant que vérité — cela définit la structure de ce que l’on appelle interprétation» (S. 17, p. 39).

Cette omniscience mise en acte pourrait couper le désir à sa racine. Heureusement, souvent le patient ne s’aperçoit de rien : « Il suffit donc, pour qu’il [le symbole] porte ses effets dans le sujet, qu'il se fasse entendre, car ces effets s’opèrent souvent à son insu... » (E.294). Une bonne inter­prétation doit être une énigme, « un mi-dire, pour le patient» (S.17, p. 39-40).

Le temps passant, Lacan, désappointé par le structura­lisme, devient de plus en plus confiant dans la seule magie du jeu de mots (Sc.4, p. 48) Comment l’analyste sait-il qu’il ne dit pas n’importe quoi, c’est-à-dire ce que son contre-transfert lui dicte ? Lacan affirme pourtant que la ponctuation par un jeu de mots n’est « pas n’importe quoi » (S.11, p. 226). Elle est « non point ouverte à tous les sens, mais les abolissant tous, ce qui est différent» (ibid., p. 227).

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La fin de l’interprétation. — En somme, quelle place reste pour l’interprétation dans la technique de Lacan ? Dès les premiers textes, quand il ne s’agit encore que de ponctuer le désir de reconnaissance, elle est modeste : « ... une vraie parole contient déjà sa réponse et que seule­ment nous doublons de notre lai son antienne. Qu’est-ce à dire ? Sinon que nous ne faisons que donner à la parole du sujet sa ponctuation dialectique» (£.310).

La place de l’interprétation se restreint encore quand Lacan pense avoir apporté une solution au problème, posé par Freud dans « Constructions », du passage d’une scène à l’autre. Les différents modèles topologiques qu’il propose (bande de Moebius, cross-cap) figurent tous le passage d’un côté à l’autre d’une surface sans qu’il y ait à passer de bord. Ils représentent le fading du sujet au moment de la « coupure » interprétative (Radiophonie, p. 70). La ponc­tuation, quelle que soit sa forme, creuse un « trou », dans la « double boule », figurant le sujet méconnaissant sa divi­sion, d ’où « choit » l’objet a. Du même coup, la « boule » seI ransforme en tore. La ponctuation par un effet rétrospec­tif d’après-coup (£.839) permet « la traversée du fan­tasme », le passage d’un côté à l’autre du tore, qui va faire de l’objet a le « représentant de la représentation de l’ana­lyste» (S.4, p. 43). L ’inconscient se ferme et s’ouvre au rythme des battements de la pulsion qui devient une pul­sation. Elle fait alterner deux mouvements : d’abord « le fading constituant de l’identification du sujet ». Puis, « la diachronie (dite « histoire ») qui s’ est inscrite dans le fading, fait retour à la sorte de fixité que Freud décerne au vœu inconscient » (£.836). Le retour de la diachronie, c’est la compulsion de répétition, que Lacan explique, on l’a vu, par la jouissance. Dans un deuxième temps rétrospectif, le « double tour » de l’interprétation, l’analysant va faire, de cet objet a déchu, le représentant de la représentation de son psychanalyste » (S.4, p. 43, voir aussi Radiophonie, p. 86). La division du sujet devient maintenant « sépara­tion de la jouissance et du corps désormais mortifié ». Il est

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dès lors possible, pense Lacan, de faire advenir le sujet sans « attendre que le sujet se soit révélé bien caché, au niveau de la vérité du maître» (S.17, p. 206). Pourquoi? Parce que « ce qu’articule comme processus primaire Freud dans l’inconscient - ça, c’est de moi, mais qu’on y aille et on le verra —, ce n’est pas quelque chose qui se chiffre, mais qui se déchiffre. Je dis, la jouissance elle- même. Auquel cas elle ne fait pas énergie, et ne saurait s’ inscrire comme telle » (TV, p. 35).

J.-A. Miller commente : « La jouissance est dans le chif­frage... Interpréter, c’est déchiffrer», mais «déchiffrer, c ’est chiffrer à nouveau... » Le fantasme est une phrase qui se jouit, message chiffré qui recèle la jouissance. Le symp­tôme même est à penser à partir du fantasme, ce que Lacan appelle le « sinthome ». Donc 1’ « inconscient inter­prète », et tout ce que l’ analyste a à faire, c’est interpréter à sa suite (Miller, 1996, p. 10-11). Et en effet, Lacan le dit, « le désir, c’est l’interprétation elle-même » (S.11, p. 161).

C’est pourquoi J.-A. Miller peut affirmer (1996) : « Je dis que l’âge de l’interprétation est derrière nous... »

Les fins de la cure

Que vise une psychanalyse ? « Rigoureusement parlant— et pourquoi n’en parlerait-on pas aussi rigoureusement que possible ? — ne mérite d’être reconnu psychanalyse cor­recte que l’effort analytique qui a réussi à lever l’amnésie qui dissimule à l’adulte la connaissance des débuts de sa vie infantile (c’est-à-dire la période qui va de la seconde à la sixième année). On ne le dira jamais assez fort et on ne le répétera jamais assez souvent parmi les psychanalystes » (Freud, « On bat un enfant », p. 223). La levée de l’amné­sie infantile reste le but de l’analyse même après ce qu’on appelle « le tournant des années vingt » , après la pulsion de mort et la seconde topique. Cette conception est encore reprise par Freud tout à fait à la fin de sa vie, dans « Cons­tructions en analyse » : « Ce que nous souhaitons, c’est une image fidèle des années oubliées par le patient, image com­plète dans toutes ses parties essentielles. » Malheureuse­ment, « très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construc­tion, ce qui du point de vue thérapeutique a le même effet qu’un souvenir retrouvé ». Mais si la construction est fausse ? Freud affirme qu’une construction erronée n’a pas de conséquences négatives ; l’assentiment ou la dénégation du patient n’ont pas de signification en soi ; c ’est la suite de ses associations qui décide, à condition évidemment de l’écouter jusqu’au bout.

Freud indique ainsi une autre conception du processus analytique, où il ne s’agit plus seulement de lever l’amnésie infantile, mais d’élargir l’accès du patient à 1’ « autre scène », sur laquelle se déploient ses processus psychiques. Dans les termes de la seconde topique, c ’est étendre l’ in­fluence du moi sur le ça. « Là où était du ça doit advenir du

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moi. » La suite (« c’est un processus de civilisation, comme l’assèchement du Zuiderzee ») ne laisse aucun doute quant à cette traduction de Wo es uiar, soll Ich werden.

Restent de nombreuses interrogations sur la nature de l’analyse. Une construction erronée n’a-t-elle vraiment aucune conséquence néfaste ? E. Glover demande com­ment comprendre « l’effet thérapeutique des interpréta­tions inexactes » ? Et surtout, Freud ne rouvre-t-il pas toute grande la porte de la suggestion en affirmant finale­ment que seule compte la conviction du patient ?

La critique de Lacan. — C’est à lutter contre ce retour possible de la suggestion que Lacan s’attache.

Dès 1936, il soupçonne obscurément l’analyste de cher­cher à amener le patient à sa propre vision de la « réalité » : « Son action thérapeutique, au contraire, doit être définie essentiellement comme un double mouvement où l’image, d’abord diffuse et brisée, est régressivement assimilée au réel, c’est-à-dire restaurée dans sa réalité propre. Action qui témoigne de l’efficience de cette réalité » (£.84-85).

L ’accusation, d’abord nébuleuse, se précise : en « mon­trant la réalité » l’analyste propose au patient son propre moi comme Moi Idéal : « Et cet usage détourné de la for­mule de Freud que tout ce qui est de Vid doit devenir l’ego apparaît sous une forme démystifiée : le sujet transformé en un cela a à se conformer à un ego où l’analyste n’aura pas de peine à reconnaître son allié, puisque c’est de son propre ego qu’en vérité il s’agit » (£.305).

Montrer au patient le sens de ses symptômes, ce n’ est jamais qu’une autre façon de le ramener à la réalité. On ne cherchera donc pas le sens d’un symptôme, « dans » le sujet, mais dans « le discours de l’autre » : « Le symptôme est ici “ dans les névroses” le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit sur le sable de la chair et sur le voile de Maïa, il participe du langage par l’ambiguïté sémantique que nous avons déjà dévoilée dans sa constitution. Mais c’est une parole de plein exercice car

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elle inclut le discours de l’autre dans le secret de son chiffre » (£.280).

Comme Freud dans « Constructions en analyse », Lacan privilégie la suite des associations du patient, mais il n’écoute pas ce qui succède à une « ponctuation » : « Le signifié, c’est l’unité de signification, laquelle s’avère ne jamais se résoudre en une pure indication du réel, mais toujours renvoyer à une autre signification... le signifiant seul garantit la cohérence théorique de l’ensemble comme ensemble» (£.414).

Mais le sens caché du symptôme ne l’ intéresse pas. S’ adressant à un public allemand, il écrit bien : « En termes plus précis, l’expérience d’une analyse livre à celui que j ’appelle l’ analysant... le sens de ses symptômes. »

Mais c ’est pour répéter : « Je veux dire que le langage en fasse jamais trace autre que d’une chicane infinie » (Sc.5, p. 14).

En fait Lacan tient la conception freudienne de l’analyse pour dépassée depuis « le tournant des années vingt ». Non qu’il donne raison aux adversaires de Freud dans la controverse qui a marqué cette période sur la nature du processus analytique, avec le livre de Ferenczi et Rank, Perspectives de la psychanalyse, et les réponses de Freud ( Inhibition, symptôme et angoisse, et A nalyse terminée et analyse interminable). Mais Lacan a l’idée étrange qu’à cette date, « l ’ inconscient s’est refermé» (£.333). Pour­quoi ? Parce que seul Freud était en mesure de « répondre à l’ interrogation profonde des sujets » (£.291). L’argument est stupéfiant ! Pourquoi le sujet n’entendrait-il la réponse qui lui est particulière que de la bouche de l’ inventeur de la psychanalyse ? Et à supposer que cette question ait une réponse, Freud aurait-il cessé d’analyser et d’inventer la psychanalyse après 1920 ? Et où Lacan a-t-il été chercher que psychanalyser, cela soit « donner la bonne parole » ?

En attendant, pour lui, il n’est pas question que la psy­chanalyse fasse « advenir du moi là où était du ça » ! Il n’accepte pas la traduction de Marie Bonaparte qui lui

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paraît incarner la suggestion dans sa forme la plus haïs­sable (£.305, £.414, £.842).

Alors ? En quoi consiste une psychanalyse ?Plusieurs plans se succéderont et se superposeront dans

la vision lacanienne du processus analytique. Avec la des­cription du «stade du miroir», l’exigence prioritaire sera la dissolution des « mirages du narcissisme ». Ce projet res­tera toujours d’actualité. S’y ajoutera, au lendemain de la guerre, l’idée que la psychanalyse est un processus de reconnaissance, en même temps que l’analyse deviendra un « dévoilement de la vérité ». Psychanalyser, ce sera alors « donner la parole symbolique », en même temps que faire advenir la vraie parole chez le patient, puis faire « advenir le sujet ». Les concepts de la dernière partie de l’œuvre réintroduiront de la complexité dans cette conception des processus à l’œuvre dans une cure.

La dissipation des mirages du narcissisme. — La « cri­tique de l’image » du patient est donnée comme la tâche essentielle de l’analyste dès 1936, dans « Au-delà du prin­cipe de réalité», avec déjà l’ idée que la Vérité du sujet peut être trouvée dans l'autre, ici « ... dans un portrait de famille... » (£.84-85).

Dans les écrits des années cinquante, ce surgissement de la Vérité du sujet hors de « l ’autre» est produit par la « transparence » du narcissisme de l’analyste, nécessaire pour qu’il n’aliène pas son patient à son tour :

« Si donc la condition idéale s’ impose, pour l’ analyste, que les mirages du narcissisme lui soient devenus transparents, c’est pour qu’il soit perméable à la parole authentique de l’ autre, dont il s’agit maintenant de comprendre comment il peut la reconnaître à travers son discours » (£.352).

Dès 1953, le « dépouillement du narcissisme » conduit à l’ image impressionnante « du Maître absolu, la mort », « terme idéal » de l’ analyse didactique :

« Pour que la relation de transfert pût dès lors échap­per à ses effets, il faudrait que l’analyste eût dépouillé

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l’image narcissique de son Moi de toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient : celle du maître absolu, la mort.

« C’est donc bien là que l’analyse du Moi trouve son terme idéal... » (£.438).

Quelques années plus tard, avec la « Remarque sur le rapport de Lagache » de 1960, l’analyse de l’imaginaire est envisagée comme un lent déplacement, visant à libérer progressivement le sujet de son Moi idéal, sans perdre de vue son Idéal du Moi (£.680).

Le don et la reconnaissance de la parole. — Analyser, c ’est « faire un don symbolique de la parole », mais dans la conception spéculaire qu’a Lacan de la parole, il va de soi que « donner la parole » va de pair avec la recevoir du patient. Analyser, c ’est peut-être donner symboliquement la parole, mais c’est plus encore reconnaître la parole authentique de son patient quand elle advient, et la ponc­tuer (£.279, £.302, £.359).

Le Discours de Rome résume : « L ’enjeu d’une psycha­nalyse est l’avènement dans le sujet du peu de réalité que ce désir y soutient au regard des conflits symboliques et des fixations imaginaires comme moyen de leur accord et notre voie est l’expérience intersubjective où ce désir se fait reconnaître » (£.279).

Autrement dit : « L ’analyse ne peut avoir pour but que l’avènement d’une parole vraie et la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à un futur » (£.302 ; voir aussi £ 359).

L ’analyste doit être « perméable à la parole authentique de l’autre» (£.352, je souligne). A quoi reconnaît-on l’au­thenticité d’une parole ? A ce qu’elle « réordonne les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté où le sujet les fait présentes » (£.256). Mais encore ? Eh bien, la « parole “ vraie” ou “ pleine” » constitue la reconnaissance

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par les sujets de leur être en ce qu’ ils y sont « inter-essés » (par exemple: «T u es mon maître» signifie « je suis ton disciple » (£.351). L ’analyste doit donc distinguer la parole pleine de la parole vide, dans laquelle « le sujet semble par­ler en vain de quelqu’un qui, lui ressemblerait-il à s’y méprendre, jamais ne se joindra à l’assomption de son désir» (£.254).

L’analyse serait donc un processus de reconnaissance mutuelle. Lacan commence à soutenir cette conception avant la scission. Elle connaît un certain succès. Maurice Bouvet la reprend à son compte : « L ’Autre est comme moi, je suis comme lui. » Lacan, qui reçoit son propre message sous une forme inversée, réagit fort mal. Après la scission, il attaque avec violence sa propre conception telle qu’il la voit reparaître chez ses adversaires : « Puisque tu peux t ’ identifier à moi, puisque je peux m’identifier à toi, c ’est assurément de nous deux le moi qui a la meilleure adaptation à la réalité qui est le meil­leur m odèle» (S.4, p. 27). Le désir de reconnaissance passe petit à petit à l’arrière-plan, et est finalement désa­voué en 1969-1970: « I l ne s’agit pas d’être reconnu» (S. 17, p. 41).

Le dévoilement de la vérité. — Dans des formulations influencées par sa lecture de Heidegger, Lacan propose alors une autre vision du processus analytique. C’est un dévoilement de la Vérité (£.405). « La découverte de Freud met en question la vérité, et il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la vérité...

« . .. D ’où provient cette paix qui s’établit à reconnaître la tendance inconsciente, si elle n’est pas plus vraie que ce qui la contraignait dans le conflit ? » (£.405).

Et encore en 1969, il affirme :« Un savoir en tant que vérité — cela définit la structure

de ce que l’on appelle interprétation» (S. 17, p. 39). Mais si l’analyste détient la Vérité sur le patient, il est en position de maîtrise aliénante. Il lui faut donc en « préserver l’indi­

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cible» (£.616). L ’analyste ne doit pas refaire d’une main ce qu’il défait de l’autre, et qui constitue une part essen­tielle de son travail : dissoudre les « mirages de l’imagi­naire ». Dans un texte magnifique, la « prosopopée de la Vérité» (£.408-411), Lacan fait jouer habilement vérité et mensonge. Paradoxe : c’est le mensonge qui caractérise le symbolique. La « tromperie de la Parole » n’a rien à voir avec la « feinte », dont savent jouer, dans le registre imagi­naire, les animaux. « Un animal ne feint pas de feindre. Il ne fait pas de traces dont la tromperie consisterait à se faire prendre pour fausses, étant les vraies, c’est-à-dire celles qui donneraient la bonne piste. Pas plus qu’il n’ ef­face ses traces, ce qui serait déjà pour lui se faire sujet du signifiant » (£.807). Lacan disculpe l’analyste d’une posi­tion de maîtrise en brouillant les pistes sur le vrai et le faux : « Car l’homme qui, dans l’acte de la parole, brise avec son semblable le pain de la vérité, partage le mensonge » (£.379). Il peut alors aisément répliquer à des adversaires imaginaires : « Est-ce là le procédé de l’ analyse : un progrès de la vérité ? J ’entends déjà les gou­jats murmurer de mes analyses intellectualistes : quand je suis en flèche, que je sache, à en préserver l’ indicible » (£.616).

Et rien n’est plus facile que de « préserver l'indicible ». Il suffît de s’exprimer de façon énigmatique : « Je pense que vous voyez ce que veut dire ici la fonction de l’énigme— c’est un mi-dire, comme la chimère apparaît à mi-corps, quitte à disparaître tout à fait quand on a donné la solu­tion... L ’interprétation est souvent établie par énigme. Enigme autant que possible cueillie dans la trame du dis­cours du psychanalysant, et que vous, l’ interprète, ne pou­vez nullement compléter de vous-même, que vous ne pou­vez pas considérer comme aveu sans mentir» (S.17, p. 39-40).

L ’advenue du sujet. — Lacan utilise ces paradoxes sur la Vérité et le mensonge pour produire sa théorie du Sujet car

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le sujet qui dit « je mens» exprime à la fois son existence et sa division (S.11, p. 116). Dès le séminaire sur La lettre volée (1955), Lacan assigne comme but à la psychanalyse, la découverte « . . . de l’ex-sistence (soit: de la place excen­trique) où il nous faut situer le sujet de l’inconscient... ». Aux ponctuations de l’ analyste répondent des scansions dans le discours du patient. Elles marquent l’émergence, souvent « marquée d’un moment d’angoisse » (le fading du sujet) du sujet vrai de l’inconscient (£.372-373, £.677, £.835 ; S. 17, p. 48 et 101).

Le cogito cartésien s’apparente au paradoxe du Crétois. La division du sujet, on l'a vu, est exprimée dans la for­mule paradoxale : « Un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant» (...) «L e sujet, ce n’est rien d’autre — qu’il ait ou non conscience de quel signi­fiant il est l’effet — que ce qui se glisse dans une chaîne de signifiants. Cet effet, le sujet, est l’effet intermédiaire entre ce qui caractérise un signifiant et un autre signi­fiant, à savoir d’être chacun, d’être chacun un élément » (S.20, p. 48).

Le sujet est divisé par la seule existence de l’inconscient : « Ça parle dans l’Autre, disons-nous, en désignant par F Autre le lieu même qu’évoque le recours à la parole dans toute relation où il intervient. Si ça parle dans I'.Autre, que le sujet l’entende ou non de son oreille, c’est que c’est là que le sujet, par une antériorité logique à tout éveil du signifié, trouve sa place signifiante. La découverte de ce qu'il articule à cette place, c ’est-à-dire dans l’ inconscient, nous permet de saisir au prix de quelle division ( Spaltung) il s’est ainsi constitué » (£.689).

Comme tous les concepts lacaniens, celui de « division du sujet » a plusieurs contenus différents qui ne se recouvrent pas. Lacan cherche à faire coïncider sa conception du sujet « représenté par un signifiant pour un autre signifiant » avec l’opposition proposée par le linguiste Emile Benve- niste entre « sujet de l'énoncé et sujet de l’énonciation ». Il demande :

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« La place que j ’occupe comme sujet du signifiant est- elle, par rapport à celle que j ’ occupe comme sujet du signi­fié, concentrique ou excentrique? Voilà la question» (£.516-517).

Ou encore : « ... je parle sans le savoir. Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. Je dis donc toujours plus que je ne sais. C’est là que j ’arrive au sens du mot “ sujet” dans le discours analytique. Ce qui parle sans le savoir me fait “ Je” , sujet du verbe. Ça ne suffit pas à me faire être... » (S.20, p. 108). Et ailleurs: «Q ue peut bien être “ le sujet du signifiant” ? Le “ Je” du discours (le “ sujet de l’énon- ciation” ) désigne le sujet, mais ne le signifie pas » (£.800- 801). D ’autres signifiants que le « J e » , par exemple le « ne explétif » (« Je crains qu’il ne vienne »), peuvent «signifier» le sujet de l’ inconscient (voir aussi S. 11, p. 127).

Mais ce n’est pas encore tout. Le « sujet de l’incons­cient » lacanien est aussi le « pur sujet de la moderne stra­tégie des jeux » ( S.806-807).

La division du sujet est-elle vraiment identique à ce que Freud appelle Spaltung, le clivage ? Lacan commence par l’affirmer (£.689). Puis il trouve le ternie impropre, non pas parce que ce dont il parle n’a en réalité aucun rapport avec le «clivage du M oi» chez Freud, mais à cause de la difficulté de penser le réel comme « impossible » : « Si où il n’est pas, il pense, si où il ne pense pas, il est, c ’est qu’il est bien dans les deux endroits. Et même dirais-je que cette formule de la Spaltung est impropre. Le sujet participe du réel en ceci, justement, qu’il est impossible apparemment (...) ... comme l’électron [sic, pour le photon ?] à la jonc­tion de la théorie ondulatoire et de la théorie corpuscu­laire» (S.17, p. 119).

En tout cas, le concept de division du sujet autorise Lacan à traduire : « Wo es war, soll Ich werden » par : « Là où c’était, là comme sujet dois-je advenir » (£.864).

En 1960, il produit toute une série de variations sur cette traduction (£.801-802) : « Oui, c’est ainsi que Je

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viens là, là où c’était : qui donc savait que J’étais mort ? »

Ou encore : « Là où c’était à l’ instant même, là où c’était pour un peu, entre cette extinction qui luit encore et cette éclosion qui achoppe, Je peux venir à l’être de disparaître de mon dit. »

Ou encore : « Etre de non-étant, c’est ainsi qu’adviens-Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d'un dis­cours où c’est la mort qui soutient l’existence. »

Au risque d’aliénation à la « figure obscène et féroce du surmoi » incarnée par un analyste hypnotiseur, Lacan oppose ainsi une visée libératrice, 1’ « advenue du sujet » vrai, celui de l’inconscient.

La jouissance et l ’advenue du sujet. — En fait, cette séquence, maintes fois répétée, du fading du sujet est cen­sée davantage décrire ce qui se passe au cours d’une ponc­tuation réussie, qu’expliquer en quoi consiste la mysté­rieuse « advenue » du sujet. L ’introduction de la notion de « jouissance », et des autres concepts de la deuxième partie de l’œuvre, devrait faire mieux.

On voit apparaître la «jouissance » sans qu’elle soit nom­mée comme telle, p. 835 de « Position de l’ inconscient ». Lacan semble d’abord ne répéter que ce qu’il a souvent déjà dit : « Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et ce d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolu­ment rien. Mais ce rien se soutient de son avènement, main­tenant produit par l’appel fait dans l’Autre au deuxième signifiant. » Au deuxième signifiant, puisque « le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ».

« Effet de langage en ce qu’il naît de cette refente origi­nelle, le sujet traduit une synchronie signifiante en cette primordiale pulsion temporelle qui est le fading consti­tuant de son identification. C’est le premier mouvement. »

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Une idée nouvelle est introduite par le mot «pulsion temporelle ». Il y a une pulsation, et donc un « deuxième mouvement » : « Mais au second, le désir faisant son lit de la coupure signifiante où s’effectue la métonymie, la dia­chronie (dite “ histoire” ) qui s’est inscrite dans le fading, fait retour à la sorte de fixité que Freud décerne au vœu inconscient (dernière phrase de la Traumdeutung).

« Ce subornement second ne boucle pas seulement l’effet du premier en projetant la topologie du sujet dans l’ins­tant du fantasme » (c’est en effet la formule que Lacan attribue, on l’a vu, à ce qu’il appelle le fantasme), « il le scelle, en refusant au sujet du désir qu’il se sache effet de parole, soit ce qu’il est de n’être autre que le désir de l’Autre» (£.836).

Le retour de la diachronie, c’est le problème de la com­pulsion de répétition, que Lacan traite, on l’a vu, par l’in­vention de la jouissance. De plus, l’existence d’un double mouvement va ultérieurement caractériser la théorie de la cure pour Lacan.

En 1970, la notion de jouissance résout le problème de faire advenir le sujet, sans placer l’analyste en position de maîtrise : « La jouissance est très exactement corrélative à la forme première de l’entrée en jeu de ce que j ’appelle la marque, le trait unaire, qui est marque pour la mort, si vous voulez lui donner son sens. Observez bien que rien ne prend de sens que quand entre en jeu la mort. C’est à par­tir du clivage, de la séparation de la jouissance et du corps désormais mortifié, c’est à partir du moment où il y a jeu d’inscriptions, marque du trait unaire, que la question se pose» (S. 17, p. 206).

La division du sujet devient maintenant « séparation de la jouissance et du corps désormais m ortifié» (ibid.). 11 devient dès lors possible, pense Lacan, de faire advenir le sujet sans « attendre que le sujet se soit révélé bien caché, au niveau de la vérité du maître. La division du sujet n’est sans doute rien d’autre que l’ambiguïté radicale qui s’at­tache au terme même de vérité» (ibid.).

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Avec la notion de jouissance, « Wo es ivar... » trouve une nouvelle traduction : « C’est à l’analyste, et seulement à lui, que s’adresse cette formule que j ’ai si souvent com­mentée, du Wo es war, soll Ich werden. Si l’analyste essaie d’occuper cette place en haut à gauche qui détermine son discours, c ’est justement de n’être absolument pas là pour lui-même. C’est là où c ’était le plus-de-jouir, le jouir de l’autre, que moi, en tant que je profère l’acte psychanaly­tique, je dois venir» (S.17, p. 59).

Le battement de l’inconscient. — A l’idée de la « poussée », constante, de la pulsion, Lacan a substitué, on l’a vu, la notion d’un « pulsatilité », d’un battement, marquant le rythme de l’ ouverture et de la fermeture de l’inconscient. Et à l’organisation de l’appareil psychique dans un espace qui lui suppose un dedans et un dehors, il préfère une orga­nisation temporelle, où c’est l’après-coup qui donne un sens au traumatisme initial, d’une manière d’abord très classiquement freudienne (E.839).

Mais par la suite, l’ introduction de la notion de jouis­sance va opérer un nouveau tournant dans la pensée de Lacan, car la jouissance est ainsi faite que, dans l’ incons­cient, elle se déchiffre elle-même. Ce sera l’occasion d’une remise en question radicale de la notion même d’interpré­tation : « Or ce qu’articule comme processus primaire Freud dans l’ inconscient — ça, c ’est de moi, mais qu’on y aille et on le verra —, ce n’est pas quelque chose qui se chiffre, mais qui se déchiffre. Je dis, la jouissance elle- même. Auquel cas elle ne fait pas énergie, et ne saurait s’ inscrire comme telle» (Télévision, 1974, p. 35).

L ’introduction de la forme de causalité construite sur l’après-coup donne encore à Lacan l’occasion d’ une autre traduction de « IVo es w a r . : « Or cette cause, c’est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je de la formule freudienne, qui, d’en renverser le sens, fait jaillir le paradoxe d’un impératif qui me presse d’assumer ma propre causalité» (E.865).

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Les dernières conceptions de Lacan sur le processus ont- elles éclipsé les premières ? On peut le croire en lisant un article récent de J.-A. Miller (1994) qui juge sévèrement les idées défendues par Lacan dans Variantes de la cure-type (Miller, 1994, p. 12-14).

On aura peut-être été frappé par la connotation reli­gieuse de beaucoup des expressions forgées par Lacan pour parler du processus analytique : le « don de la parole », 1’ « advenue » du sujet. Le débat interne de Lacan avec lui- même sur la nature de l’analyse est traversé par le pro­blème des valeurs que l’analyse doit transmettre. C’est la question de l’éthique.

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Éthique

Freud avoue avoir été pris au dépourvu quand, pour la première fois, certains de ses élèves ont eu des relations sexuelles avec leurs patientes. L ’exploitation d’une posi­tion d’autorité morale à des fins d’enrichissement ou d’abus sexuel, par un médecin, un prêtre, ou un éducateur était pourtant un problème vieux comme le serment d’Hippocrate. Les psychanalystes auraient dû être mieux placés que quiconque pour y faire face, puisque la psycha­nalyse l’avait pour la première fois élucidé, en découvrant le transfert. Orgon est dans un état quasi amoureux vis-à- vis de Tartuffe. Cet état en fait une victime impuissante face aux appétits sexuels de Tartuffe, et à son désir de pouvoir et d’argent. Mais ce n’est pas le charme physique, ou les qualités spirituelles de Tartuffe qui lui donnent ce pouvoir. C’est seulement sa position de directeur de cons­cience, qui est investie par Orgon de l’amour (et de la haine), qu’un enfant porte à ses parents. Ce sont ces senti­ments, venus de très loin, et visant d’autres que lui, qu’ex­ploite Tartuffe.

L ’obligation morale de ne pas exploiter le transfert n’est donc pas propre à la psychanalyse. Mais en psychanalyse, une faute éthique est aussi une erreur technique : le psy­chanalyste ne doit pas craindre le transfert, y compris dans ses aspects amoureux, mais s’ il l’exploite à son profit au lieu de l’interpréter, il ne fait pas son travail. Freud ne croyait pas qu’il soit nécessaire d’inventer une « éthique psychanalytique » spécifique. La simple observation des lois et de la morale ordinaire, et surtout un strict respect de la technique analytique devaient selon lui prémunir les analystes contre tout manquement.

C’était sans compter avec l’imagination théorique des psychanalystes. Quand Otto Rank, promu « psychana­

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lyste » sans avoir reçu aucune formation, s’aperçoit qu’il ne supporte pas de l’obligation de continuer à écouter ses patients, il invente une technique de cure accélérée en trois mois et il la fonde sur sa théorie du « traumatisme de la naissance » (Lieberman). De même, les néo-reichiens peu­vent justifier par les bienfaits de l’orgasme leurs relations sexuelles avec les « stagiaires » de leurs thérapies de groupe. Dans beaucoup de petites sociétés analytiques à leurs débuts, quelques personnalités puissantes, souvent professeurs de psychiatrie ou de psychologie, ont été les premiers analysés. Ils deviennent les analystes de la géné­ration suivante, et des théoriciens locaux incontestables. Il leur est facile de justifier leurs manquements éventuels par des « découvertes » théorique originales.

La réponse de Freud s’est donc avérée assez vite insuffi­sante. Les sociétés de psychanalyse ont à résoudre des pro­blèmes éthiques. Quand elles sont impuissantes à le faire, c’est l’Association Psychanalytique Internationale qui doit se charger de cette tâche indispensable et délicate. La contribution de Lacan a été marquée par une profonde ambivalence sur ces questions : d’un côté une profonde défiance à l’égard de l’ordre moral bourgeois, héritée de sa lecture de Nietzsche et de sa fréquentation des surréalistes. De l’autre, une exigence éthique, qui lui a fait proposer comme fins à la cure psychanalytique les valeurs les plus élevées.

Le problème du Surmoi. — Cette ambivalence se retrouve dans l’atlilude de Lacan quand au Surmoi. La « figure obscène et féroce que l’analyse appelle le Surmoi » apparaît pour la première fois sous sa plume à l’occasion d’un commentaire désapprobateur des travaux de Ferenczi sur l’analyse mutuelle. La technique généreuse prônée par Ferenczi l’a amené à un passage à l’ acte sexuel avec une patiente. Les observations de manquement éthiques mon­trent que souvent, après l’euphorie initiale, tout se passe comme si le Surmoi du patient et celui de l’analyste trai­

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taient chaque protagoniste avec « férocité », entraînant une recrudescence de symptômes et des mouvements hypomaniaques et dépressifs. Lacan tire de cette situation heureusement exceptionnelle une définition générale du Surmoi. La résistance à la « grosse voix du Surmoi » devient un devoir moral paradoxal pour l’analyste. JN’est- ce pas la porte ouverte à toutes les transgressions ? Absolu­ment pas ! Car nul ne peut transgresser la Loi, qui est tou­jours déjà là avant tout acte criminel possible. Suivant le contexte, mais souvent dans le même contexte, « la Loi » désigne « la grosse voix du Surmoi », qui « pousse au plus- de-jouir », ou la Loi, impossible à transgresser, de l’interdit de l’ inceste et du pacte culturel. D ’où la formulation para­doxale et provocante par laquelle Lacan va définir l’éthique du pychanalyste : ne pas céder sur son désir.

Ne pas céder sur son désir. — « C’est à titre expérimental que j ’avance devant vous ces propositions. Formulons-les en manière de paradoxe. Voyons ce que ça donne pour des oreilles d’analystes. Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analy­tique, c ’est d’avoir cédé sur son désir» (S.7, p. 368).

On remarquera la prudence avec laquelle Lacan, contrairement à son habitude, formule cette proposition fracassante. Elle est passible de deux lectures : d’une part, la Loi n’exige pas le renoncement au désir. Au contraire, elle est à son service. On aurait pu croire le contraire. N’est-elle pas fondée sur l’ interdit de l’ inceste ? Eh bien, pas du tout ! Certes, elle « s’ institue par l’ interdiction de l’ inceste» (E.852), et le «déplaisir fcausé par la “ grosse voix du surmoi, sans doute ?]” donne son prétexte au refoulement du désir» (£.785). Mais il n’en procure que plus de satisfaction déguisée dans le retour du refoulé. Chacun sait que l’ interdit renforce le désir.

D ’autre part, « c’ est la liberté de désirer qui est un fac­teur nouveau» (ibid.). Ici, on peut se sentir plus à l’aise. Qu’attendre d’autre d’une psychanalyse que la restitution

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de la liberté de désirer ? Si « ne pas céder sur son désir », c’est « ne pas céder sur sa liberté de désirer », à la bonne heure ! Le désir sur lequel il ne faut pas céder, ce n’est pas le désir sexuel, comme on aurait pu le craindre, ou l’appé­tit de pouvoir, ou encore l’avidité d’argent. Non! Ce qui assure la liberté de désirer du sujet, c’est l’assomption de son désir de mort. Au-delà de toutes les figures que peu­vent prendre le désir et son objet, le sujet doit rencontrer « le Maître absolu, la Mort » (£.318) et le vaincre en ne le redoutant pas (£.350).

« L’être-pour-la mort », la mort préférée, assumée, est décrite par Lacan comme séparée par 1’ « entre-deux- morts » de la mort réelle, risquée par « l’homme du com­mun », « soumis à la culpabilité ». Cette « mort assumée » devient la valeur suprême recherchée par le « héros » (S. 7, p. 357).

Y aurait-il alors deux catégories d’êtres humains, les héros et les hommes du commun ? Lacan s’en défend : « En chacun de nous, il y a la voie tracée pour un héros, et c’est justement comme homme du commun qu’il l’accomplit » (S. 7, p. 368).

Mais il y a quand même deux sortes de patients, ceux qui terminent leur cure et deviennent analystes, et ceux qui n’attendent de l’analyse qu’une guérison. Aux pre­miers est promis un destin terrible et admirable : « Et ce serait la fin exigible pour le Moi de l’ analyste, dont on peut dire qu’il ne doit connaître que le prestige d’un seul maître : la mort » (£.348 ; S.7, p. 351).

Valeurs supérieures. Mais, quelque sublimes qu’elles soient, l’analyste ne doit pas imposer ses valeurs à son patient. Après avoir dépisté impitoyablement tous les déguisements par lesquels les préjugés de l’ analyste peu­vent s’offrir comme « moi idéal » au patient, Lacan s’érige en professeur de morale.

Reste qu’il s’ agit tout de même de valeurs héroïques. Nous voici loin des petites préoccupations mesquines de l ’ API et de l’ Institut de psychanalyse ! L’analyste qui a ter­

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miné sa cure est devenu un héros qui assume la mort libre­ment choisie ! On ne va quand même pas lui demander combien de temps il garde ses patients !

La scission de 1953 et les séances brèves. — C’est pourtant ce que les collègues de Lacan à la SPP ont tait quand ce dernier les a confrontés à ce qui se présentait comme une indélicatesse, un problème éthique mineur. Lacan, l’ana- lvste le plus cher de Paris, ne donnait pas à ses patients le temps qu’il leur avait promis. Mais il n’y a pas de pro­blèmes éthiques mineurs en psychanalyse. Il est bien sûr plus grave d’avoir des relations sexuelles avec ses patients que de raccourcir les séances, mais dans les deux cas, le transfert est exploité. Quand le bruit court que Lacan n’accorde plus un temps suffisant à ses patients, ses collè­gues prennent la chose au sérieux, mais ne s’affolent pas. Lacan est victime de son succès, il ne sait pas dire non à un patient, et surtout à un candidat, et il est obligé de rac­courcir ses séances pour recevoir tout le monde. Cepen­dant, la Commission d’enseignement de la SPP s’inquiète de l’avidité de Lacan et de son appétit de pouvoir et lui demande d’en revenir au « standard commun ». Lacan s’y engage. Non seulement il ne tient pas parole, mais il demande à ses patients de mentir quand ils auront à se présenter à la Commission pour demander à devenir élèves de l’ institut, et de dire qu’ils ont des séances de quarante- cinq minutes (Roudinesco, 1986, p. 249).

Ce qui se présentait initialement comme une simple indélicatesse va devenir rapidement un art de la manipula­tion qui va empoisonner les relations de Lacan avec ses élèves, puis de ceux-ci entre eux et avec le reste du monde analytique.

Les questions d’éthique et celles de formation sont étroi­tement imbriquées.

La formation

Le phénomène de 1’ « analy se sauvage » , décrit par Freud en 1910, oblige ce dernier à dresser la liste de ceux qui ont reçu une formation adéquate et qui constituent l’Association Psychanalytique Internationale. Les sociétés composantes de l ’API organisent des instituts, chargés de la sélection et de la formation des futurs analystes. A la mort de Freud, chacune des étapes du cursus de formation pose de nombreux problèmes :

1 / La présélection : Peut-on « présélectionner », avant toute analyse, les futurs analystes ? La présélection est jus­tifiée s’il existe un « don » naturel pour l’analyse, comme le pensait Freud.

Si on accepte le principe d’une présélection, sur quels cri­tères la faire ? Quel est le niveau d’études minimal néces­saire ? A partir de quel âge peut-on devenir analyste ? Et jusqu’à quel âge ? Bien entendu, le candidat ne doit pas être un malade mental. Mais la normalité parfaite n’existe pas, ou plutôt elle est une forme redoutable de psychopa­thologie narcissique. Et surtout, peut-on devenir analyste sans être psychiatre, ni même médecin ? Ce sera l’objet d’un débat international (Congrès d’ innsbruck, 1927) sur l’analyse profane, au cours duquel la position de Freud est claire : on peut être analyste sans être médecin (Freud, 1927). Le danger de la présélection est qu’elle tend aux candidats un portrait idéal auquel ils doivent s’efforcer de ressembler pour être admis.

2 / L ’analyse didactique : Pour Freud, l’ analyse de l’ana­lyste « ne peut être que brève et incomplète » et ne peut aller jusqu’à la fin de l’analyse, sinon « ... l’analyse person­nelle, elle aussi, et pas seulement l’ analyse thérapeutique pral iquée sur le malade, cesserait d’être une tâche ayant

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une fin». En 1926, écrit Freud, «o n compte environ deux ans pour une telle formation ».

Freud pressent les effets pervers de la didactique. La sug­gestion, présente dans toute analyse, l’est plus encore dans la didactique où l'analyste se présente ouvertement comme le « maître », et le patient comme « l’apprenti ». Il n’est donc pas étonnant que certains candidats utilisent la situation d’analyse didactique contre le processus analytique lui- même : « Tout se passe comme si nombre d'analvstes appre­naient à appliquer des mécanismes de défense qui leur per­mettent d’écarter les conclusions et les exigences de l’analyse loin d’eux-mêmes, probablement en les appliquant aux autres » (Analyse terminable et interminable, p. 264).

D ’où la recommandation des « tranches » périodiques d’analyse.

Le principe de la présélection entraîne que l’analyse est dite, dès le début, « didactique ». N’est-ce pas préjuger de son issue, et donc fausser tout le déroulement de la cure ? La nature « didactique » de l’analyse ne devrait-elle pas être décidée qu’après coup, après une durée suffisante d’analyse ?

3 / Hiérarchie et phénomènes de groupe dans les sociétés d’analystes : Faut-il confier l’analyse didactique à une catégorie particulière d’analystes, particulièrement expéri­mentés, et donc plus aptes à ne pas s’enliser dans ces diffi­cultés ? Cela semble logique. Pourtant, quand Freud parle d’analystes « didacticiens », il a plutôt en vue un emploi réservé pour les analystes non-médecins, qui analyseraient non pas des malades, mais des philosophes, des mytholo­gues, etc., qui ont besoin de la psychanalyse pour leurs recherches. Mais dès le Congrès de Bad-Hombourg (1925), I’a p i crée les « Commissions d’ enseignement », qui, dans chaque société de psychanalyse, organisent la formation. Elles sont composées d’analystes expérimentés, qui auront le monopole de la formation et de la sélection. Il y a donc, à partir de là, deux sortes d’analystes, les didacticiens et les autres. De plus, pour sélectionner les analystes didacti-

Les frères ennemis Sacha Nacht et Jacques Lacan, en congrès, avant la scission Collection J.-P. Bourgeron

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ciens, on évalue le plus souvent leur capacité de réfléchir sur un travail clinique, oral ou écrit. S’il est accepté, l’ana­lyste est (au moins à la SPP) élu « membre adhérent », car ce mémoire, nécessaire, n’est pas suffisant. D ’autres tra­vaux sont exigés pour devenir membre titulaire. Il y a donc trois catégories d’analyste, sans compter les élèves, qui ont eux aussi des patients, en supervision. Et pourtant il n’y a qu’une seule analyse.

4 / Le rapport de l’analyste du candidat : Pour Freud, il va de soi que seul l’analyste peut dire si l’analyse du candi­dat est suffisamment avancée pour qu’on puisse lui confier des patients sous supervision. Il faudra beaucoup de temps pour qu’on prenne conscience que cette communication de l’ analyste viole le secret de la cure et comporte un risque de passage à l’acte contre-transférentiel difficile à évaluer. Mais que doit faire l’ analyste s’ il est seul à savoir qu’un candidat apparemment irréprochable est en réalité psycho­tique ou pervers ?

5 / Supervisions et séminaires théoriques : Ils posent relativement moins de problèmes.

Les élèves de Ferenczi, peut-être en souvenir de la « technique active », pensent que l’analyste peut supervi­ser les premières cures de son patient encore sur le divan.

Le contenu des séminaires théoriques, leur organisation, libre ou scolaire, sont longuement débattus.

6 / L ’autorisation de se dire psychanalyste : L ’ensemble du cursus fait l’objet d’une évaluation finale. L ’ a p i exige de ses élèves qu’ils « s’engagent à ne pas prendre de patient en analyse ni à se proclamer “ psychanalyste” sans en avoir reçu l’autorisation », c ’est-à-dire avant que leur cursus ait été validé.

La critique, de Lacan

Lacan reproche à la présélection de déterminer d’emblée le caractère « didactique » de l’analyse, et donc de tendre au

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candidat une image idéale à laquelle il doit se conformer (£.487-488, £.232). L ’analyse didactique devient une forme abâtardie de l’analyse. Lacan pense au contraire qu’elle doit être la « forme parfaite dont s’éclairerait la nature de la psy­chanalyse tout court » (£.231 ; voir aussi S.7, p. 351).

L’organisation hiérarchisée des sociétés appartenant à l ’API imite l’université. Lacan raille la hiérarchie des « Suf­fisances » (les titulaires dont l’œuvre théorique a été jugée « suffisamment » importante), les « Bien-Nécessaires » (les membres adhérents qui n’ont rédigé qu’un mémoire, ce qui est nécessaire, mais insuffisant pour devenir didacticien), et les « Petits-Souliers » (les autres membres, censés être dans leurs petits souliers devant les précédents) (£.475- 483). Au sommet de cette hiérarchie ridicule, un chef assume « la fonction du boss ou du caïd » (E.475) et main­tient ses collègues dans un état de « minorisation perpé­tuée » (£.238). Que le chef soit mauvais, comme l’implique cette image, ou qu’il soit bon, ne change rien à l’affaire. C’est l'organisation hiérarchisée elle-même qui « préside à cet assujettissement collectif (£.490).

Q u a n t à l ’ au torisatio n d ’exercer l ’ a n alyse don née par l ’API, c ’est u n p u r n o n -sen s (£.234).

Le système lacanien de sélection et de formation

Le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même. — Par conséquent, dès sa fondation en 1964, « l’École freu­dienne » «n e donne... ni autorisation, ni interdiction d’exercer la psychanalyse. Elle laisse au psychanalyste sa responsabilité — qui ne saurait être qu’entière - au regard de la cure psychanalytique entreprise sous sa direction. Le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » (Prin­cipes..., 1969, p. 30). «C e principe est inscrit aux textes originels de l’École et décide de sa position» (Sc.l, p. 14).

Pour devenir membre de l’École freudienne, il faut être élu par le Conseil d’administration, sur proposition du

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Directoire de l’École. Ce dernier n’exige pas que le postu­lant soit en analyse avec un analyste expérimenté, ni même qu’il soit du tout en analyse (Roudinesco, 1986, II, p. 437). Le succès de cette formule est prodigieux, et les membres de l’École se multiplient en progression géomé­trique.

... mais l’Ecole freudienne peut garantir qu’un analyste relève de sa formation. — Le psychanalyste s’autorise donc de lui-même, mais cela « n’ exclut pas que l’École garan­tisse qu’un analyste relève de sa formation.» (Principes..., 1969, p. 14). Le public prend les membres de l’École pour des analystes, mais l’École ne « garantit l’activité profes­sionnelle... quand elle est effectivement psychanalytique » que de ceux qui ont demandé à devenir « Analystes Mem­bres de l’École ». On doit faire très attention pour ne pas confondre un analyste, membre de l’École, avec un Ana­lyste Membre de l’École.

Pour devenir Analyste Membre de l’École, il faut se pré­senter devant un « jury d’accueil », présidé par Lacan, et composé de cinq membres, dont l’analyste du candidat. Ce jury évalue essentiellement les cures contrôlées effectuées par le postulant. Sur les « supervisions » (mot que Lacan a préféré à « contrôle », et qu’il a imposé) Lacan note, sans guère l’expliquer, la remarquable « seconde vue » dont bénéficie le superviseur (E.253). Il n’est pas gêné par la possibilité d’objectivation que la supervision comporte (même si on ne l’appelle pas « contrôle »). Comme dans l’école hongroise, l’ analyste du candidat peut être lui- même le superviseur.

Les Analystes de l ’Ecole. — L’Analyste Membre de l’École qui veut devenir « Analyste de l’École » passe devant un autre jury, toujours présidé par Lacan lui- même, le « ju ry d’agrément ». Ce jury procède, pour la pre­mière fois dans ce cursus, à une évaluation de l’analyse du candidat, la passe. Le « jury d’agrément » entend, non pas

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le candidat directement, mais deux autres analystes, les « passeurs », qui l’ont écouté en premier, et rapportent sur son compte. Lacan ne fait là que reprendre le système de l’écoute en second, usité depuis longtemps à l’ Institut pour l’entrée dans le cursus. Innovation lacanienne, qui a fait scandale, les passeurs ne sont pas des didacticiens, mais des analystes moins avancés dans leur formation que le candidat lui-même. C’est le propre analy ste du « passeur », lui-même didaeticien, qui le choisit, au risque de lui faire croire que son analyse est proche de sa fin (Favret-Saada, 1977, p. 2099). La passe n’ôte rien au poids de l’analyste du candidat et du directeur de l’École dans le résultat final. En pratique, l’ influence de Lacan l’emporte à elle seule sur l’opinion de la majorité du jury (ibid., p. 2101). Les deux « passeurs » peuvent avoir du mal à travailler ensemble, et leur responsabilité est écrasante, surtout si la passe se termine très mal (ibid., p. 2097).

De toute façon, le travail du jury d ’agrément est délicat. La passe doit décider si l’analyse du candidat est achevée. Mais parfois les « passants », qui devraient être en plein « désêtre », décrivent au contraire une pleine complétude de l’être (Bonningue, 1994, p. 21). En principe, la topolo­gie lacanienne se fait forte de repérer les coupures qui mon­trent que la « structure d’origine » est modifiée, sans recou­rir à des descriptions de comportement (Sc.4, p. 34-35). Les scansions suspensives de l’énigme des trois prisonniers trouvent ici leur place (M.-H. Brousse, 1994, p. 25-27).

11 faut noter que dans le système construit par Lacan, l’évaluation de l’analyse ne survient qu’à un stade tardif. On ne se demande si le candidat a réellement fait une ana­lyse qu’au moment où il cherche à devenir « Analyste de l’Ecole ». Entre-temps, l’analyste, même s’il ne comprenait rien à l’analyse, ou s’il n’avait pas fait d’analyse du tout, ou s’il était psychotique ou pervers (G. Raimbaud, 1978) a eu le temps d ’ « analyser » un nombre considérable de patients, voire de fonder sa propre « École ».

Autre point notable : l ’EFP était ce qu’on appelle dans la

^UNIVERSITÉ PARISBIBLIOTHÈQUE Cfch .T.,, .c

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terminologie de l ’API, une reporting society. L’analyste du candidat participait aux jurys d’accueil et d’agrément, ou au moins était consulté sur le candidat (Proposition du 9 octobre 1967, p. 32). Lacan n’a jamais remis en cause cette implication de l’analyste du candidat. Pourtant, comme l’ont souligné Safouan et al., d’un strict point de vue lacanien, l’analyste ne peut nullement apporter un éclairage valable pour déterminer si le postulant a atteint le degré de « désêtre » souhaité. En revanche, l’ interven­tion de l’analyste à tous les stades du cursus, y compris au niveau des supervisions (puisqu’il est fréquent que le propre analyste du candidat assure sa supervision) le place exactement dans la position de Moi idéal que Lacan criti­quait justement chez ses adversaires de l ’API, ce que relè­vent aussi les mêmes auteurs. Le secret de la cure serait préservé dans la formule de la passe actuellement adoptée par « l’École de la Cause Freudienne ».

La passe, comme on pouvait s’y attendre, a provoqué une vive opposition, tant la position de Lacan était para­doxale. Lacan a trouvé des accents gaulliens pour défendre son système : « Seul comme je l’ai toujours été dans ma relation à la cause analytique...» (Proposition du9 octobre 1967, Scilicet 1).

Cumulant tous les pouvoirs dans son école, imité dans toutes ses attitudes, Lacan se défend de se présenter comme un Moi idéal : « . . . me suis-je cru le seul pour autant ?... avec vous tous pour ce que je fais seul, vais-je me prétendre isolé ? » (Sc.2-3, Discours à l’École freu­dienne de Paris du 6 décembre 1967, p. 11).

Par rapport à la hiérarchie compliquée de la SPP, le sys­tème lacanien est simplifié, mais malgré les dénégations de Lacan (« Cette distinction n’est pas une hiérarchie », pro­position du 9 octobre 67, p. 32), on ne peut pas dire que toute hiérarchie soit éliminée.

Actuellement, au sein de la nébuleuse lacanienne, l’École de la Cause Freudienne a maintenu tels quels les principes de formation contradictoires énoncés par Lacan : d’une

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part une multitude de membres de l’École, considérés par le public comme des analystes lacaniens, mais non recon­nus comme analystes par l’École ; et d’autre part des Ana­lystes Membres de l’École et des Analystes de l’École. Les autres groupes lacaniens laissent l’analyste « s’autoriser de lui-même ». Certains se demandent aujourd’hui comment se protéger des imposteurs et des grands malades qui peu­vent s’autoriser en leur nom à se dire « psychanalystes ».

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Épistémologie

Freud, formé à la recherche par Brücke, élève de Helm- holtz, a occupé les vingt premières années de sa vie scienti­fique à des recherches dans de nombreuses disciplines bio­logiques (Jones, 1953, p. 106 et sq.). La démarche qu’il a revendiquée pour la psychanalyse est celle de l’empirisme : «N ous n’avons pas d'autre tâche que de transposer en théorie les résultats de l’ observation, et nous déclinerons l’obligation d’atteindre d’emblée une théorie bien lisse et se recommandant par sa simplicité» (L ’inconscient, 1914, p. 229, trad. OC).

Jusqu’à la fin, Freud n’a jamais douté que la psychana­lyse ne fasse partie des sciences de la nature : « . . . le concept d’après lequel l’élément psychique est en soi inconscient a permis de faire de la psychologie une branche, semblable à toutes les autres, des sciences de la nature» (Abrégé, 1938, p. 21).

En même temps, il était le premier à reconnaître les défaillances de la psychanalyse au regard de l’ idéal scienti­fique. Aucun fait psychanalytique n’est reproductible, ni accessible à un observateur indépendant (Freud, 1916, p. 29). La psychanalyse est incapable de produire aucune expérience cruciale.

Karl Popper (1934) était donc fondé à voir en la psycha­nalyse l’une des deux pseudo-sciences typiques (l’autre était le matérialisme dialectique), non pas parce que les propositions qu’elle avance seraient fausses, mais au contraire parce qu’elles sont constamment vérifiées par la pratique. Pour Popper, un corps de doctrine qu’il est impossible de réfuter (ou comme on l’a traduit, de « falsi­fier ») n’est pas une science. Il est possible que ce soit Pop­per que Freud a à l’esprit quand, dans Constructions en analyse, il répond au savant distingué qui reproche au psy­

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chanalyste d’avoir toujours raison : quand le patient confirme l’ interprétation, l’analyste triomphe, mais s’ il répond par une dénégation, l’analyste prend cette réponse pour une confirmation indirecte. « Heads I win, tails you loose. » A vrai dire, si on pouvait s’en tenir au critère de réfutabilité pour définir une science, la psychanalyse en serait une sans discussion. Elle ne peut produire d’expé­rience, mais son histoire est faite d’une série de révisions partielles à l’épreuve de la clinique : le rêve est une réalisa­tion de désir, mais il y a les rêves traumatiques, qui obli­gent à compléter la théorie initiale et à introduire l’hypo­thèse de la pulsion de mort. L’objet est ce qu’il y a de plus contingent dans la pulsion, mais à partir des recherches sur l’hospitalisme et sur le contre-transfert, sa place est cons­tamment réévaluée à partir des années trente. Malheureu­sement, pour les épistémologues contemporains, le critère de réfutabilité décrit fort mal la pratique réelle des savants : à partir du moment où les scientifiques disposent d’un ensemble de concepts qui ouvrent un champ de découvertes nouveau, ils se soucient fort peu de le mettre à l’épreuve. Ce qui les intéresse, c’est de tirer le plus possible d’enseignements du nouveau « paradigme » (Kuhn, 1962) jusqu’à son épuisement.

Le problème du statut scientifique de la psychanalyse reste donc entier, et il préoccupe Lacan très tôt. La straté­gie de Lacan sera double : d’ une part contre-attaquer en montrant que la science est occupée à « suturer » la divi­sion du sujet, c’est-à-dire l’existence de l’inconscient. Et d’autre part chercher de meilleurs fondements à la psycha­nalyse que les sciences expérimentales.

La critique de la science. — Face aux critiques exprimées contre le caractère non scientifique de la psychanalyse, la meilleure riposte est l’attaque. Lacan cherche à montrer que le sujet de la science est le sujet de l’inconscient, et que toute science est travaillée sans le savoir par la division du sujet. S’aidant de la lecture de Descartes par Heidegger,

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Lacan met Descartes de son côté. En intercalant deux points et deux guillemets dans la formule du cogito (« je pense : “ donc je suis” »), Lacan peut affirmer : « La pensée ne fonde l’être qu’à se nouer dans la parole où toute opéra­tion touche à l’essence du langage » (£.864)... « Pour la science, le cogito marque... la rupture avec toute assurance conditionnée dans l’intuition» (£.831). Le cogito est donc « le défilé d’un rejet de tout savoir ».

Si, ainsi lu, le cogito cesse d’être un fondement assuré pour l’esprit scientifique, il « prétend pour autant fonder pour le sujet un certain amarrage dans l’être » (£.856). Or ce que montre Lacan, c ’est que cet amarrage est une illusion, qu’il masque la division du sujet par l’existence de l’ inconscient.

En effet, l’attitude scientifique en psychanalyse est grosse d’un danger d’objectivation que Lacan dénonce sans relâche chez ses adversaires, par exemple à propos de l’ analyse des résistances (£.418-420). Le «savo ir» (théo­rique) est clivé par rapport à la « vérité » (de l’incons­cient) : « L’inscription ne mord pas du même côté du par­chemin venant de la planche à imprimer de la vérité ou de celle du savoir » (£.864).

L ’objectivation s’oppose au dévoilement du sujet qui est le véritable but de la cure. Certains élèves de Lacan comme Michel Fennetaux (1989) et Joël Dor (1989) vont en tirer des conséquences radicales ; pour Michel Fennetaux : « Si le sujet ne surgit jamais que dans l’évanescence propre à tout avènement, s’il fait défaut à l’existence, comment pourrait- il être ou devenir objet de science, sauf à être objectivé, fait objet, mais raté dans son habiter propre dans l’acte de son “ éclaircie” et de son “ retrait” ? » (Fennetaux, 1989, p. 122).

Dès lors, il faut s’ interdire tout compte rendu clinique et toute évaluation de l’analyse. De fait, s’ il arrive à Lacan (par exemple £.278, en 1953) d ’affirmer que la clinique confirme une de ses théories, il se garde bien de rapporter aucun récit de cure, ce qui est cohérent avec la proscription de l’objectivation. La seule exception de tout le volume des Ecrits se trouve dans « La direction de la cure... »

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(1958). Encore l’ interprétation ne porte-t-elle pas sur le matériel du patient, mais sur un rêve de son amie (£.630- 632). On trouve quelques cas cliniques brièvement rappor­tés dans les séminaires, par exemple, dans le séminaire Ethique de 1960-1961, p. 399, mais ils sont rarissimes.

Comme le reconnaît Joël Dor, cette attitude place Lacan dans une position épistémologique intenable : « Dans ces conditions, on imagine bien volontiers comme cette “ infir­mité scientifique” contribue largement à la disqualification du discours psychanalytique » (Dor, 1989, p. 21). De fait, des savants sincèrement intéressés par la psychanalyse, comme le neuro-biologiste Henri Korn, protestent contre « la réduction de l’ indéniable richesse du champ psychana­lytique en un soliloque où l’acte de foi, rendu méconnais­sable par un langage hermétique qui tient lieu de preuve, se contente sans ciller de ce que les problèmes posés par la théorie analytique ne trouvent pas de “ mesure de solution (sic) dans un champ épistémologique coutumier” » (Korn, 1989).

Nouveaux fondements. — C’est pourquoi, tout en dénon­çant les dangers de l’objectivation, Lacan lui-même ne renonce nullement à fonder l’analyse sur un terrain scienti­fique : « Que la psychanalyse soit née de la science est manifeste. Qu’elle ait pu apparaître d’un autre champ est inconcevable... Que la prétention à n’avoir pas d’autre sou­tien soit encore ce qui est tenu pour allant de soi, là où elle se distingue d’être freudienne... ce n’est pas là hasard, mais conséquence... » (E.231-232).

Mais Lacan cherche pour bâtir la psychanalyse un ter­rain plus sûr que celui des sciences expérimentales. L’inté­rêt constant de l’ Institut de psychanalyse de la SPP pour les rapports de la psychanalyse et de la neuro-biologie lui semble ridicule (£.237-239). Rien dans l’évolution des sciences, ni dans celle de la psychanalyse ne semble venir répondre à l’espoir de Freud d’une confluence des sciences exactes et de l’analyse : « La contribution que la psychana­

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lyse a apportée à la physiologie depuis qu’elle existe... est nulle, fût-ce concernant les organes sexuels. Aucune fabu­lation ne prévaudra contre ce bilan» (E.803-804). Lacan rejette aussi l’empirisme (S. 17, p. 185).

Les sciences « humaines » , comme l’histoire, la sociologie ou la psychologie devraient logiquement accueillir la psy­chanalyse, mais Lacan s’ en méfie : « On sait ma répu­gnance de toujours pour l’appellation de sciences humaines, qui me semble être l’appel même de la servi­tude» (£ .859 ; voir aussi S.7, p. 373).

Du scientisme aux sciences conjecturales. — Comme Freud, Lacan emprunte ses premiers modèles à l’optique : le « schéma du bouquet renversé » (£.674), énonce « sous une forme généralisée » « la fonction de méconnaissance que notre conception du stade du miroir met au principe de la formation du moi » (p. 675).

Par la suite, il recherchera ses modèles dans la topolo­gie : « Ce fil [l’amarrage dans l’être du sujet de la science, et sa critique] ne nous a pas guidé en vain, puisqu’il nous a mené à formuler en fin d’année [1965] notre division expé­rimentée du sujet comme division entre le savoir et la vérité, l’ accompagnant d’un modèle topologique, la bande de Mœbius qui fait entendre que ce n’est pas d’une distinc­tion d’origine que doit provenir la division où ces deux termes viennent se conjoindre » (£.856).

Mais le statut scientifique de la psychanalyse, Lacan va surtout le trouver auprès de ce qu’il nomme les « sciences conjecturales » : l’anthropologie structurale, la linguistique structurale, et la théorie mathématique des jeux (£.284) : « Mais il nous semble que ces termes [les concepts théoriques que Freud a forgés] ne peuvent que s’éclaircir à ce qu’on éta­blisse leur équivalence au langage actuel de l’anthropologie, voire aux derniers problèmes de la philosophie, où souvent la psychanalyse n’a qu’à reprendre son bien » (£.240).

Pendant quelques années, Lacan caressera l’espoir d’une théorie structurale unifiée de toutes ces formes de la pensée

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avec la psychanalyse : « N’est-il pas sensible que Lévi- Strauss en suggérant l’ implication des structures du lan­gage et de cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la parenté conquiert déjà le terrain même où Freud assoit l’inconscient ? » (ibid., p. 285).

Bénéfice secondaire non négligeable de l’opération, elle donne à la psychiatrie l’assise scientifique qui lui fait tel­lement défaut : les maladies mentales deviennent des « structures » solidement organisées les unes par rapport aux autres. Des formules mathématiques répondent de la structure de l’hystérie, de la névrose obsessionnelle (£.630), et de la phobie (£.823-825) : « Le névrosé en effet, hystérique, obsessionnel ou plus radicalement pho­bique, est celui qui identifie le manque de l’Autre à sa demande. »

Le modèle de la théorie des jeux fait jouer Lacan avec l’idée d’un modèle quantifiable pour la psychanalyse. Le grand Autre « n’est rien que le pur sujet de la moderne stratégie des jeux, comme tel parfaitement accessible au calcul de la conjecture ». Mais il se reprend aussitôt : « Cette quadrature est pourtant impossible, mais seule­ment du fait que le sujet ne s’y constitue qu’à s’y sous­traire et à la décompléter essentiellement pour à la fois devoir s’y compter et n’y faire fonction que de manque »(£.806-807).

Quelques pages plus loin dans le même travail, Lacan fait miroiter l’espoir d’une quantification encore plus trompeuse, pour la reprendre encore immédiatement :« D ’où résulte qu’à calculer celle-ci, selon l’algèbre dont nous faisons usage, à savoir :

S(signifiant) ,— — — - = ls (1 énoncé), s(signme )avec S = (— 1), o n a s = V — 1 » (ibid., p. 819).

Mais « le symbole V — 1 encore écrit i dans la théorie des nombres complexes, ne se justifie évidemment que de ne

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prétendre à aucun automatisme dans son emploi subsé­quent» (ibid., p. 821).

Borch-Jacobsen et, plus récemment, Sokal et Bricmont, n’ont pas tort de crier à la mystification.

Des sciences conjecturales à la linguisterie. — En effet, la tentative structuraliste repose sur une série d’identifications approximatives. Le complexe d’Œdipe est identifié à la Loi, et la Loi aux structures élémentaires de la parenté, décrites par Lévi-Strauss (1946). La condensation est identifiée à la métaphore, mais pour Lacan, la métaphore n’est plus un symbole : « La métaphore obtient un effet de sens d’un signifiant qui fait pavé dans la mare du signifié » (Radiopho­nie, p. 68). La représentation est identifiée au signifiant, mais Lacan détache le signifiant du signifié pour lui donner une définition « structuraliste » : « Notre définition du signi­fiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » (£.819).

Le désenchantement de Lacan par rapport au structura­lisme est déjà perceptible dans la Radiophonie de 1970. Lacan peut soutenir les assimilations qui fondent sa per­spective structurale devant son public habituel, mais pas devant des spécialistes. Quand Jacobson assiste à son séminaire, le 19 décembre 1972, Lacan reconnaît : « 11 fau­dra, pour laisser à Jacobson son domaine réservé, forger quelque autre mot. J’appellerai cela la linguisterie... mon dire, que l’inconscient est structuré comme un langage, n’est pas du champ de la linguistique. »

Lacan n’ose pas dire devant Jacobson que « le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » (S.20, p. 20), mais il se rattrape dès le retour de Jakobson aux États-Unis, le 16 janvier 1973 (S.20, p. 48).

La même année, dans L ’étourdit, Lacan désavoue claire­ment la linguistique, qu’il accuse d’exploiter ses propres recherches sans rien lui apporter en retour : « Car la linguis­tique par contre pour l’analyse ne fraye rien, et le soutien même que j ’ai pris de Jakobson n’est, à l’encontre de ce que

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produit pour effacer l’histoire dans la mathématique pas de l’ordre de l’ après-coup, mais du contre-coup, au bénéfice, et second-dire, de la linguistique » (S.4, p. 46).

C’est pourquoi la formule « l’ inconscient est structuré comme un langage » se renverse : « Dès lors à énoncer ce que Freud anticipe la linguistique, je dis moins que ce qui s’im­pose, et qui est la formule que je libère maintenant : l’ incons­cient est la condition de la linguistique » (ibid., p. 58).

Mathèmes. — A partir de 1972, Lacan va chercher à nouveau un fondement scientifique solide à la psychana­lyse, cette fois du côté des mathématiques, avec le « inathème » : « La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi ? Parce que seule elle est mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégrale­ment » (S.20, p. 108). « Le mathème sera à la mathéma­tique ce que le phonème est à la phonématique : un atome de savoir, comme l’autre est un atome de phonie » (Milner, 1995, p. 124).

Il s’agit bien d’un idéal, car : « Nulle formalisation de la langue n’est transmissible sans l’ usage de la langue elle- même. C’est par mon dire que cette formalisation, idéal métalangage, je la fais ex-sister. C’est ainsi que le symbo­lique ne se confond pas, loin de là, avec l’être, mais qu’il subsiste comme ex-sistence du dire (...) je parle sans le savoir. Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. Je dis donc toujours plus que je n’en sais» (S.20, p. 108). « . . . ledit langage comporte une inertie considérable, ce qui se voit à comparer son fonctionnement aux signes mathé­matiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu’ils se trans­mettent intégralement. On ne sait absolument pas ce qu’ils veulent dire, mais ils se transmettent. Il n ’en reste pas moins qu’ils ne se transmettent qu’avec l’aide de langage et c ’est ce qui fait toute la boiterie de l’affaire » (ibid., p. 100).

Milner (1995) explique qu’une transmission intégrale signifie une transmission sans Maître ni disciples. Milner

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explique aussi que la transmission ne peut pas porter sur des signifiants, mais sur des « lettres ». Le signifiant n’est que relation, il est sans qualité, il « n’est pas identique à soi, n’ayant pas de soi à quoi une identité puisse se relier » (Milner, p. 129) ; « Il est défini par sa place systémique, il est impossible de le déplacer... Le signifiant ne peut être détruit. Nul ne peut refermer la main sur un signifiant, puisqu’il n’est que par un autre signifiant. Le signifiant ne se transmet pas et il ne transmet rien. La lettre est tout le contraire. Aussi la lettre est-elle transmissible. Elle est réflexive... Le signifiant relève de la seule instance S (sym­bolique). La lettre noue R, S et I » (Milner, p. 130).

C’est pourquoi « l’opération littérale par excellence relève de la permutation » (Milner, p. 129). Lacan s’y est employé dès 1969-1970 dans le séminaire « L ’envers de la psychanalyse ». A partir du « schéma Z », Lacan obtient, par une série de rotations d’un quart de tour, les quatre discours « du maître », « de l’universitaire », « de l’hysté­rique » et « de l’analyste » :

S1 - + S2 a_ -*■ SS a a S2 SI S S2 SIMaître Hystérique Universitaire Analyste

Chaque « tétrapode » comporte quatre signes :51 est le « signifiant maître » ;52 le savoir ;S le sujet (barré) ; a le plus-de-jouir.

Dans chaque « tétrapode », il y a une place dominante, en haut et à droite. Elle est occupée, par exemple, par le savoir dans le discours universitaire et par le « plus-de- jouir » (les agalmata supposés contenus dans l'analyste) dans le discours analytique.

Toutefois, Milner estime que cet ensemble de quatre tétrapodes n’a acquis le statut de «m athèm e» qu’ «au

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prix d’un forçage rétrospectif» (Milner, p. 140). Selon Mil­ner, « il n’y aurait en psychanalyse qu’un seul mathème primaire: celui des écritures sexuelles» (ibid.). Ces mathèmes décrits dans le Séminaire Encore, p. 74-75, se heurtent à « l’ impossible du rapport sexuel ». Leur relation est impossible.

Milner commente : « Le propre des mathèmes de la psychanalyse est qu’ils ne se lient pas entre eux. Non seulement chacun d’eux coud ensemble des hétéro­gènes, mais chacun d’eux est de plus hétérogène à chaque autre » (p. 131). Dans le mathème, Lacan prend tout du paradigme mathématique, sauf précisément la déduction.

Borch-Jacobsen voit dans cet échec la preuve que les mathèmes sont une mystification pure et simple : « Il serait aussi risible de vouloir opérer avec les “ mathèmes” lacaniens que de chercher à faire fonctionner une machine célibataire surréaliste» (Borch-Jacobsen, p. 196).

Peut-être. Mais peut-être aussi que Borch-Jacobsen confond un modèle, emprunté aux mathématiques, et des­tiné à montrer ce que Lacan entend par « impossible », et les mathématiques elles-mêmes.

Lacan le reconnaît peut-être indirectement. De même que la linguisterie n’est pas la linguistique, de même il pré­fère parler de « graphicisation, pour ne pas parler de graphe puisque c’est un terme qui a un sens précis dans la logique mathématique » (S.20, p. 87). Il constate à regret : « Le truc analytique ne sera pas mathématique. C’est bien pourquoi le discours de l’analyste se distingue du discours scientifique » (S.20, p. 105).

Nœuds borroméens. — Dans les dernières années, Lacan délaisse les mathèmes pour chercher un nouveau support du mathématique, le nœud borroméen, à l’ impossibilité du rapport sexuel. Le « rapport sexuel » pourrait s’écrire : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça » (ibid., p. 101). Le nœud borroméen est ainsi fait

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que « de trois ronds noués ensemble, il suffit qu’un ne tienne pas et tous les autres se dispersent » (Milner, p. 131).

Le rapport entre les nœuds borroméens et la psychana­lyse reste problématique : « Ce n’est pas très étonnant qu’on n’ait pas su comment serrer, coincer, faire couiner la jouissance en se servant de ce qui paraît le mieux pour supporter l’ inertie du langage, à savoir l’ idée de la chaîne, des bouts de ficelle autrement dit, des bouts de ficelle qui font des ronds, et qui, on ne sait trop comment, se pren­nent les uns avec les autres » (S.20, p. 101).

De plus, Lacan butera jusqu’à la fin sur la théorie mathématique des nœuds : « Il n’y a aucune théorie des nœuds. Aux nœuds ne s’applique jusqu’à ce jour aucune formalisation mathématique » (S.20, p. 116).

Milner conclut : « Le nœud est antinomique à la lettre, et de ce fait antinomique au mathème » (Milner, p. 162). Milner soupçonne d’ailleurs que « non seulement le nœud n’est pas mathématisé, mais il ne fonctionne qu’à ne pas l’être» (Milner, p. 163).

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Les héritages de Lacan

Quarante ans de retour à Freud. — Au bout de quarante ans de « retour à Freud », le lacanisme est une psychana­lyse dans laquelle ont disparu la libido, les pulsions sexuelles et agressives, le conflit psychique, l’objet interne, tous les aspects du narcissisme qui ne relèvent pas de la relation en miroir... On a plus vite énuméré ce que Lacan conserve, que ce qu’il élimine.

Comment une telle liquidation est-elle compatible avec l’attachement si souvent proclamé de Lacan à Freud ? Sans doute cette orthodoxie affichée est-elle en partie le fruit d’un calcul. Exclu de l ’API par les derniers élèves directs de Freud, Lacan entend montrer que c’est lui qui représente la véritable pensée freudienne, et que les diri­geants de l ’API, Anna Freud, Hartmann, Kris et Lœwens­tein sont des déviationnistes. Mais ce calcul n’exclut pas une identification authentique. Le plus souvent, elle repose sur l’ attribution à Freud par Lacan de ses propres idées. Par exemple, il lui prête son concept de «sym bolique» (£.284 ; £.432), ses intérêts pour la linguistique (£509 ;S.20, p. 52) et pour le structuralisme (£.385-386), pour les concepts de «le ttre» et d’ « autre» (£.528), de «priva­tion », de « frustration » (au sens spécifique où Lacan l’en­tend : £.729-730), celui de fading du sujet (£.732-733), et celui de « sujet » (S.20, p. 48).

Parfois il lui attribue l’opinion exactement inverse de celle que Freud a réellement exprimée. Ainsi, Freud aurait écrit dans « Perspectives d’avenir de la thérapeutique ana­lytique » que la diffusion de la technique psychanalytique aurait abouti à « fermer l’inconscient », et donc à bloquer la diffusion de l’ analyse. Or dans ce texte, Freud dit au contraire que la diffusion de la psychanalyse devrait avoir des effets prophylactiques généraux sur la société, et pré­

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venir les névroses ! De même, Lacan s’appuie sur le cas très particulier des premières séances de « L ’Homme aux rats », où Freud répond aux questions de son patient au lieu de les interpréter comme une résistance, pour démon­trer que Freud, aurait été, comme lui, hostile à l’interpré­tation des résistances (£.291).

Parfois, il s’oppose explicitement à Freud. Par exemple, il refuse ouvertement le point de vue économique ; il ne croit pas que « la pensée est un essai de l’ action» (£.616).11 déteste la projection sur un même schéma des deux topi­ques, tentée par Freud dans « La personnalité psychique », qu’il appelle dédaigneusement « l’œuf à l’œil » (£.669). Il ne pense pas que le « Moi-plaisir » précède le « Moi-réalité » (S.20, p. 52).

Mais le plus souvent, il affirme avec Freud un accord total. Les divergences sont niées. Ainsi, Lacan n’accepte pas la notion de « frustration » , qui joue un rôle central dans la pensée de Freud. Donc, répète-t-il, elle n’est « nulle part mentionnée dans Freud » (£.543 ; S.3, p. 267 ; S.7chap. 21). Quand Lacan doit se rendre à l’évidence, il ne s’avoue pas vaincu, mais admet seulement que « frustration » traduit mal Versagung (£.460). Si une discorde entre Freud et lui est indéniable, il en minimise l’ importance. Lacan est hostile à la théorie des instincts. Il affirmera donc que Freud la place dans un « rang secondaire et hypothétique » (£.264). Lacan refuse le symbolisme. Il valorise donc l’ absence de celui-ci dans la 1" édition de la Traumdeutung, comme si les autres éditions ne comptaient pas (£.713-714).

Paradoxes pragmatiques. — Ces contradictions déniées contribuent à donner à la pensée de Lacan une tournure paradoxale. Ouvertement identifié à Freud, Lacan en fait une critique systématique qui se présente rarement pour telle. Il attaque sans le dire celui-là même auquel il s’ iden­tifie. Lacan s’ identifie à beaucoup d’autres objets de haine, mais dans tous les autres cas, c’est l’agression qui est mani­feste, et l’identification qui est latente. Après avoir

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dénoncé sous toutes ses formes une image narcissique alié­nante qui contraint le sujet à une identification forcée, arraché leurs masques à la technique analytique, à la sélec­tion et à la formation « orthodoxes », et en avoir fait surgir la « figure obscène et féroce du surmoi » , lui-même s’identi­fie à cette figure. Un « destin si funeste » (Roustang) conduit Lacan à faire exactement ce qu’il a tant reproché à ses adversaires : manipuler ses patients, se poser en « Maître » au sommet d’une hiérarchie, décider du cursus de formation de ses patients, et leur proposer des idéaux à atteindre.

De même que les personnes, les objets de pensée sont attaqués, sans que Lacan cesse pour autant de les consi­dérer comme des parties intrinsèques de lui-même. Les concepts nouveaux qu’il crée naissent en général d’une violente polémique contre un usage établi. Pour nommer sa découverte, Lacan prend un mot existant et en change le sens - en général sans prévenir ! Il peut s’agir d’un mot usuel, par exemple «jouissance», ou d’un concept déjà existant, par exemple « signifiant». Plus rarement, il crée un néologisme, qui supplante une ancienne notion critiquée, comme «forclusion» contre «refoulement psy­chotique ». Mais, simultanément, Lacan continue à utili­ser les mots qui désignent ses inventions, dans leur sens usuel, comme ses adversaires. Le même terme est donc employé à quelques phrases de distance, et quelquefois dans la même phrase, dans deux sens opposés. C’est à mon avis la raison principale de l’obscurité du style de Lacan : elle est faite de paradoxes pragmatiques, c ’est-à- dire de contradictions qui s’exercent dans la pratique de la cure et de l’institution psychanalytique, comme dans la pratique de la théorie, et qu’on ne peut relever parce qu’elles appartiennent à deux univers (au moins) de dis­cours différents. Ceux-ci se transforment en véritables double binds pour les patients de Lacan, car ils ne peu­vent relever ces pseudo-contradictions sans mettre dra­matiquement en question leur transfert.

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E. Roudinesco donne de très nombreux exemples de ces paradoxes, qui ont joué dans tous les aspects de la vie de Lacan, Défi et soumission aux figures idéales expliquent que pendant les dix années où il attaque le plus violem­ment l’Association Psychanalytique Internationale, il la sollicite pour en être reconnu. De même, il est à la fois révolutionnaire et respectueux en face de la psychiatrie. Sa thèse de 1932 est un effort remarquable pour écouter, dans le délire de la malade qu’il étudie, autre chose qu’une « salade de mots », ainsi que le demandaient ses amis sur­réalistes dans leur lucide « Lettre aux médecins-cliefs des asiles de fous ». Mais il laisse ensuite sa malade à l’ordre asilaire. Lacan sera l’un des premiers à reconnaître l’im­portance de l’œuvre de Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. Pourtant jamais il ne remettra en ques­tion les entités psychiatriques. Il parlera toujours de la psychose, de /'obsessionnel, du pervers, comme si les mala­dies mentales étaient des réalités objectives. Son patron à l’ Infirmerie psychiatrique, Clérambault, restera l’un des seuls maîtres qu’il se reconnaîtra toujours.

Son attitude envers la religion est non moins para­doxale. Elevé dans une famille catholique traditionnelle, frère d’ un prêtre, il scandalise sa famille en abjurant sa foi en 1923 (Roudinesco, 1993, p. 31). Mais à Pâques 1953, il écrit à son frère une lettre dans laquelle, sans renoncer à son athéisme, il laisse entendre que la psychanalyse se situe dans la tradition chrétienne. Et en septembre 1953, il lui demande de lui faciliter une audience auprès du pape ! (i b i d p. 274). D’un point de vue théorique, il traite la reli­gion avec le plus grand respect, mais il la met sur le même plan que la magie (U.870-872). Cette tolérance attire de nombreux prêtres et croyants à son séminaire, mais, face à eux, il doute qu’un catholique puisse être analysable (S.23, p. 10). Même soumission face au Parti communiste, qui le pousse à affirmer, alors que les analystes sont persécutés en URSS et condamnés par le Parti communiste français : « Nous trouvons donc justifiée la prévention que la psy­

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chanalyse rencontre à l’Est » (E.833), et à soutenir, grâce à la distinction de « la Vérité» et du «savo ir», la formule tautologique de Lénine : « La théorie de Marx est toute- puissante parce qu’elle est vraie » (E.869).

Confusion de langue. — Peut-on risquer une hypothèse sur les origines de cette double attitude ? Elle oblige à revenir sur les circonstances de la fin de son analyse. On l’ a vu, son analyste lui avait donné son accord pour qu’il se présente comme membre titulaire, à la condition que l’ana­lyse se poursuive. Un tel marché entre analyste et patient est inconcevable de nos jours, car l’analyste est tenu à l’écart de tout ce qui concerne la formation de ses patients. Mais en 1938, il était usuel de le consulter à chaque étape du cursus de formation.

Ce premier marché s’est sans doute doublé d'une autre négociation. A cette époque, la SPP était partagée entre deux courants, l’un plus « national », mené par les ana­lystes français de la première génération, l’autre plus international, où l’on trouvait les quelques analystes qui avaient fait une analyse avec Freud, comme Marie Bona­parte et Sacha Nacht, et des émigrés prestigieux, comme Lœwenstein et Spitz. Selon Célia Bertin, l’élection de Lacan devait donner au courant « international » la voix supplémentaire qui allait permettre l’élection d’un autre émigré influent, Heinz Hartmann. Il est vraisemblable que Lacan a imaginé que le marché proposé par son ana­lyste était lié à ce calcul concernant un tiers. Il n’est guère étonnant que dans ces conditions, il ait mis fin à sa cure au lendemain de son élection. Cette fin dramatique de son analyse a sans doute contribué à ancrer en lui la haine de toute manipulation du patient par l’analyste. Serait-il impossible qu’elle ait en même temps établi en lui une identification à ce personnage manipulateur ? Tout ce que nous savons des séductions sexuelles et nar­cissiques nous a habitué à voir des identifications à l'agresseur succéder à ces « confusions de langues »

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(Ferenczi). Elles expliquent le lien paradoxal à un objet haï auquel on s’identifie.

De l’autre côté du m iroir, ou au-dessous du volcan ?— L’uti­lisation de Lacan est difficile pour ceux qui n’acceptent qu’une partie de sa pensée, et qui tiennent à l’essentiel de celle de Freud, en même temps qu’aux apports des autres postfreudiens. Lacan nous a aidé à prendre conscience de l’existence d’un nouveau continent de l’espace psychique, qui s’étend devant le sujet, entre visage et miroir, et non à l’ intérieur de lui. Ce n’est pas une raison pour se défaire de la vie pulsionnelle et du monde fantasmatique propre à chaque patient. On ne peut pas à la fois rester en dessous du volcan comme le demandent Freud et Melanie Klein, et passer de l’autre côté du miroir comme nous le permet Lacan. De Mal- colm Lowry à Lewis Carroll, il nous faut changer de vertex, sans espérer qu’une synthèse soit possible.

Si l’ on ne cherche pas à unifier ces deux champs de la pensée analytique, on peut s’enrichir de bien des connais­sances à le lire.

Les apports de Lacan à la théorie psychanalytique. — Les exigences terminologiques de Lacan sont à l’origine des traductions nouvelles de Freud par les équipes rassemblées par Jean Laplanche et André Bourguignon d’une part et J.-B. Pontalis d’autre part.

La dimension spéculaire du narcissisme est l’un des apports lacatiiens qui a été le mieux reçu à l’extérieur de l’Ecole. Les travaux de Didier Anzieu sur le « Moi-peau » en sont issus. Même s’ils se refusent à réduire tout le nar­cissisme à sa seule dimension « imaginaire », beaucoup d’analystes de la SPP l’emploient dans leurs travaux théori­ques et cliniques. Elle donne une clé pour comprendre les différents cadres de la psychanalyse et de la psychothéra­pie (situation divan-fauteuil et face-à-face) (£.346). L ’op­position Moi idéal / Idéal du Moi a été critiquée comme fac­tice par J. Chasseguet-Smirgel, mais il est courant de lire

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sous la plume d’auteurs comme Pierre Marty une valorisa­tion de l’Idéal du Moi au détriment du Moi idéal. A l’étran­ger, Winnicott fait référence à Lacan quand il écrit que le « visage de la mère est le premier miroir » , rendant du même coup beaucoup plus clinique et concrète la théorie lacanienne. En revanche, les recherches de Heinz Kohut sur le « Self-objet » en miroir et le transfert en miroir ne lui doivent rien, bien que Kohut et Lacan aient plusieurs points de recoupement : la « rage narcissique » de Kohut ressemble beaucoup aux phénomènes d’agressivité sans retenue que Lacan attribue à la frustration.

La conception lacanienne du symbolique comme exté­rieur au sujet a influencé la théorie de la séduction généra­lisée de J. Laplanche. C’est aussi probablement grâce à Lacan que nous nous intéressons beaucoup plus au com­plexe d’Œdipe que nos collègues de langue anglaise. Des travaux comme ceux de M. Fain et D. Braunschweig, ou de Claude Le Guen en sont marqués, au moins indirecte­ment. Ces auteurs prennent en considération la vie fantas­matique des parents, mais pour eux, le complexe d’Œdipe est la résultante des désirs propres du sujet. Des auteurs comme Piera Aulagnier ou Guy Bosolato ont développé leurs propres perspectives à partir de certaines formula­tions de Lacan.

Sa relecture de Freud a sans doute contribué à nous faire prendre conscience des spécificités de la projection psycho­tique, du clivage du moi (par opposition au clivage de l’ob­jet), et de la verwerfung par opposition au refoulement et aussi par rapport à la dénégation. Faut-il pour autant tra­duire verwerfung par « forclusion », alors que « rejet » ou « déni de réalité » sont disponibles ? Le « vocabulaire » de Laplanche et Pontalis, et plus récemment Gérard Bayle en sont partisans. Mais la forclusion n’est intéressante que si elle reste reliée aux autres concepts lacaniens, que ces auteurs ne reprennent pas à leur compte. Ses idées sur la réalité sont citées par Denise Braunschweig dans son tra­vail Psychanalyse et réalité, et exposées très clairement par

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B. Penot, qui en a fait un développement personnel dans sa conception du déni. En revanche, les dernières formula­tions de Lacan sur « l’ impossible » ont eu peu d’écho en dehors du monde lacanien.

Si la théorie de la forclusion échoue par manque de spé­cificité à expliquer les psychoses, elle a eu la conséquence positive de sensibiliser l’ensemble des analystes français au rôle des générations précédentes dans la psychopathologie. Par l’ intermédiaire de la lecture qu’en ont fait Maria Torok et Nicolas Abraham, Lacan apparaît comme le père involontaire de l’analyse transgénérationnelle. Maria Torok et Nicolas Abraham ont aussi trouvé un compromis entre sa critique de l’introjection et les découvertes de Ferenczi et de Melanie Klein. Ils distinguent « l’ incorpora­tion » qui garde les aspects aliénants que Lacan reproche à l’introjection, de « l’introjection » proprement dite. Il reconnaîtra son influence sur eux (S.24, 11 janvier 1977).

Ses idées sont en partie à l’ origine du travail de Ray­mond Cahn sur Le sujet. On peut les rapprocher des nom­breux travaux américains et anglais sur le « soi » et le « self ». Winnicott a l’ idée que l’analyse a pour but de pro­téger le «vrai self», comme Lacan pense qu’elle doit per­mettre l’émergence du sujet. La précession du contre- transfert sur le transfert, introduite par Michel Neyraut, doit beaucoup à l’idée de Lacan que le transfert précède la cure. Mais Neyraut attache sa pleine valeur au contre- transfert, contrairement à lui. De même, l’ intérêt clinique du repérage des phénomènes de scansion signifiante, et de leur ponctuation, est relevée par J.-L. Donnet, par ailleurs adversaire perspicace de la scansion agie.

Influences idéologiques de Lacan sur les autres analystes.— Même sans reprendre à leur compte aucune de ses idées, beaucoup d’analystes sont sensibles à certaines de ses criti­ques de Freud, ou les retrouvent par des voies person­nelles. Ainsi sa défiance à l’égard du symbolisme se retrouve chez beaucoup d’analystes français non lacaniens,

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qui répugnent aux interprétations «d e contenu», cou­rantes dans la psychanalyse de langue anglaise. La remise en cause des pulsions est acceptée avec plus ou moins de réserves par beaucoup de psychanalystes. « La pulsion, pourquoi faire ? » demandait un colloque de l’Association psychanalytique de France. L’élimination de la théorie sexuelle est sans doute pour beaucoup dans l’accueil favo­rable qu’il a rencontré dans certains milieux non psycha­nalytiques, que Freud heurtait avant le toilettage laca­nien. Son rejet global de la métapsychologie rencontre celui des analystes américains, qui est pourtant dû à d’au­tres causes (en Amérique, on considère souvent la méta­psychologie comme la partie de la théorie psychanalytique la plus abstraite et la plus éloignée de la clinique, et donc aussi comme la plus contestable). Ses attaques contre les psychanalystes «généticiens» sont injustes pour les recherches souvent fructueuses que ces derniers ont menées. La réaction actuelle des analystes américains contre la « Psychologie du M oi» rejoint les critiques qu’il a formulées autrefois. C’est ainsi que le danger que l’analyste impose sa version de la réalité au patient est au centre de la réflexion d’Evelyne Schwaber.

Sa mise en cause de la conception freudienne classique du processus analytique a sans doute influencé Serge Viderman, dont le livre, La construction de l’espace analy­tique, a été au centre du débat sur la question à la SPP (voir le volume de la Revue française de psychanalyse consacré à ce sujet, 2/3, 1974). Un abîme sépare la pratique de l’ana­lyse qu’il recommande et ce qui se pratique dans le reste du monde analytique. Mais beaucoup d’analystes seraient prêts à décrire leur travail comme une activité de liaison entre deux signifiants. Très souvent, comme il le dit, elle joue sur des homophonies. Mais les analystes non lacaniens conservent comme visée la reconstruction du passé, le sens du symptôme, c ’est-à-dire le signifié, et la prise de cons­cience, Yinsight. Le «m i-d it» , l’ interprétation énigma­tique, a ses partisans à la SPP. Michel de M’Uzan se méfie

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des interprétations trop secondarisées, qui ne provoquent pas un ébranlement économique suffisant. Mais pour De M’Uzan, c’est l’économique qui compte. L ’idée qu’analyser soit un processus de reconnaissance mutuelle fonde la « psychothérapie transactionnelle », qui, à ma connais­sance, n’a rien à voir avec Lacan, pas plus que la théorie de Kohut exposée dans Analyse et guérison, également fon­dée sur la reconnaissance des besoins narcissiques du sujet.

Sa critique du système de formation a eu une profonde influence sur l’Institut de la s p p . Les travaux de J. Favreau, J.-L. Donnet et R. Barande reflètent tous le souci de diminuer la part de la suggestion dans la forma­tion. Mais la SPP, sous l’ impulsion de Nacht, a pris très tôt des mesures qui ne doivent rien à Lacan pour lutter dans cette voie. La suppression du rapport de l’analyste sur son propre analysé, candidat à la formation, dès 1953, celle du statut particulier de l’analyse didactique en 1957, celle de la présélection en 1959, la séparation rigoureuse des activi­tés de formation et de la vie politique de la société ont contribué à faire que l’ analyse des candidats se déroule en dehors de toute pression extérieure.

C’est finalement sur le terrain de la conception de l’éthique analytique qu’il est le plus difficile de trouver des voies de passage entre analystes lacaniens et non lacaniens.

Bibliographie raisonnée

L’enseignement de Lacan a été oral pour l’essentiel. Beaucoup des Ecrits ont d’abord été prononcés orale­ment, en contraste avec d’autres textes superbement rédigés.

La majeure partie des « séminaires » ne sont pas édités, et les rédactions de Jacques-Alain Miller sont contestées par certains spécialistes.

Textes de Jacques Lacan

1932 — De la psychose paranoïaque dans ses rapports avecla personnalité, Paris, Ed. du Seuil, 1980.

1933 — Le problème du style et la conception psychia­trique des formes paranoïaques de l’expérience, Minotaure, 1933, n” 1, p. 68-69.

1966 - Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966.1953-1954 - Le séminaire, I. Les écrits techniques de

Freud, Paris, Éd. du Seuil, 1975.1954-1955 — Le séminaire, II. Le moi dans la théorie de

Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1978.

1955-1956 - Le séminaire, III. Les psychoses, Paris, Éd. du Seuil, 1981.

1956-1957 - Le séminaire, IV. La relation d’objet, Paris, Éd. du Seuil, 1994.

1959-1960 — Le séminaire, VII. L ’éthique de la psychana­lyse, Paris, Éd. du Seuil, 1986.

1960-1961 - Le séminaire, VIII. Le transfert, Paris, Éd. du Seuil, 1991.

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1963-1964 — Le séminaire, X I . Les quatre concepts fonda­mentaux de la psychanalyse, Paris, Ed. du Seuil,1973.

1968-1969 — Le séminaire, X VI . D ’un Autre à l ’autre (dactylographié).

1969-1970 — Le séminaire, X VI I . L ’envers de la psychana­lyse, Paris, Éd. du Seuil, 1991.

1970 — Radiophonie, Scilicet 2-3, Paris, Éd. du Seuil.1972-1973 — Le séminaire, X X . Encore, Paris, Éd. du

Seuil, 1975.1974 — Télévision, Paris, Éd. du Seuil.1975-1976 — Le séminaire, X X I I I . Le sinthome, Ornicar,

n“ 6, 7, 8, 9, 10.1976-1977 — Le séminaire X X I V . L ’insu que sait de

Tune-bévue s’aile a mourre (dactylographié).

Textes sur Lacan et le mouvement lacanien

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