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Rimbaud, la sauvagerie, le silence On nous a mis en garde contre toute interprétation de Rimbaud : mon collègue et ami Étiemble nous dit que Rimbaud est une sorte de mythe. Nous allons provisoirement faire comme s'il n'en était pas un, et nous irons aussi loin que nous pourrons dans l'interprétation .de ses pensées et de ses écrits. On admet ordinairement aujourd'hui que M. Bouillane de Lacoste a établi que les Illuminationssont postérieures à la Saison en Enfer. Bien que cette thèse soit généralement approuvée, nous n'en tiendrons pas compte; nous allons chercher, dans les Illuminations et dans la Saison en Enfer, une pensée unique qui gouverne les deux œuvres. Nos ambitions sont continuellement écrasées, nous dit Rimbaud. Nous sommes dans un âge d'indigence(p. 188), et c'est en approfondissant, en élargissant cette expérience, que nous feronsles premierspas dans l'interprétation de Rimbaud. Nous sommes devant le danger d'une uniformité grandissante : « la même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ». Et dans un autre fragment : « Le plus élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affiction. » II y aura absence d'atmosphèrepersonnelle, absence de brume pour la science,pour la culture, en général pour la vie : € Un petit monde blême et plat, Afrique et Occident,qui va s'édifier, puis un palais de mer et de nuit connue, une chimiesans valeur et des mélodies impossibles. » La conclusion que tire Rimbaud, c'est que cette époque-ci a sombré. Ce sont les puanteurs cruellesde l'analyse et de la science qui ont tué ce que nous nous efforcerons de reconstituer sous la forme de la raison. Car ce que ni le temps ni la science ne peuvent plus reconnaître, c'est cela pour lui qui a essentiellement une valeur. « Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs. « Assez vu. Rumeursdes villes, le soir, et au soleil, et toujours. c Assez connu. Les arrêts Je la vie. - O Rumeurset Visions. » 331 Revue de Métaphysique et de Morale, 62e Année, No. 3 (1957)

Wahl - Rimbaud

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Page 1: Wahl - Rimbaud

Rimbaud, la sauvagerie, le silence

On nous a mis en garde contre toute interprétation de Rimbaud : mon collègue et ami Étiemble nous dit que Rimbaud est une sorte de mythe. Nous allons provisoirement faire comme s'il n'en était pas un, et nous irons aussi loin que nous pourrons dans l'interprétation .de ses pensées et de ses écrits.

On admet ordinairement aujourd'hui que M. Bouillane de Lacoste a établi que les Illuminations sont postérieures à la Saison en Enfer. Bien que cette thèse soit généralement approuvée, nous n'en tiendrons pas compte ; nous allons chercher, dans les Illuminations et dans la Saison en Enfer, une pensée unique qui gouverne les deux œuvres.

Nos ambitions sont continuellement écrasées, nous dit Rimbaud. Nous sommes dans un âge d'indigence (p. 188), et c'est en approfondissant, en élargissant cette expérience, que nous ferons les premiers pas dans l'interprétation de Rimbaud.

Nous sommes devant le danger d'une uniformité grandissante : « la même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ».

Et dans un autre fragment : « Le plus élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se

soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affiction. »

II y aura absence d'atmosphère personnelle, absence de brume pour la science, pour la culture, en général pour la vie :

€ Un petit monde blême et plat, Afrique et Occident, qui va s'édifier, puis un palais de mer et de nuit connue, une chimie sans valeur et des mélodies impossibles. »

La conclusion que tire Rimbaud, c'est que cette époque-ci a sombré. Ce sont les puanteurs cruelles de l'analyse et de la science qui ont tué ce que nous nous efforcerons de reconstituer sous la forme de la raison. Car ce que ni le temps ni la science ne peuvent plus reconnaître, c'est cela pour lui qui a essentiellement une valeur.

« Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs. « Assez vu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours. c Assez connu. Les arrêts Je la vie. - O Rumeurs et Visions. »

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Revue de Métaphysique et de Morale, 62e Année, No. 3 (1957)

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Jean Wahl

II a l'impression d'être éloigné par une distance incompréhensible de la vraie force et de la vraie science : « l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. »

Ses paysages, ce sont souvent des villes. C'est aussi la campagne« Mais des villes, d'abord. Des vieilles villes. « La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers nous suivait très loin dans les chemins. »

Cette vieille ville, c'est aussi ce qu'il appelle l'avare pays : « Que ce» villes s'allument dans le soir. Je flairais la fatalité dans les villes ». Et encore, dans un autre passage : « dans les plus sombres villes. »

Ce qu'il voit dans les villes, d'abord, c'est l'uniformité. Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue

moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signa- leriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin. Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent.

Ville monstrueuse, sans fin, dit-il encore. Mais il a l'idée en même temps qu'il y aura peut-être une transformation, et on sait que Une Saison en Enfer se termine par cette évocation de l'avenir : « Noub entre- rons dans les splendides villes. »

Mais comment faire ? Le chemin qu'il faudra suivre pour aller des monstrueuses villes aux splendides villes, c'est ce que nous avons à nous efforcer de voir.

Nous nous rappelons les vagabonds de Rilke. Il y a, dans les Illumi- nations et dans la Saison en Enfer, des vagabonds également, mais bien autres. C'est Verlaine et Rimbaud, pitoyables frères (que d'atroces veillées je lui dois), qui sont les vagabonds. Mais c'est surtout dans Parade que nous voyons des vagabonds plus diaboliques que ceux de Rilke :

Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences... Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or...

O le plus violent Paradis de la grimace enragée. Et pourtant, le « plus de vagabonds » qu'il prononce, page 207, c'est

une perte, car le vagabondage a une vertu. Aussi, devant cette monotonie des villes et de l'univers dans son

ensemble, il a un mouvement de rage, rage en quelque sorte prophétique ; c'est sa vie qu'il voit, qu'il réalise, au sens anglais du mot :

L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront (p. 207 de l'édition de la Pléiade).

1. Nous citons d'après l'édition de 1» Pléiade (Gallimard, 1946).

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant...

Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux... J'aurai de l'or... Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds.

Je suis maudit, j'ai horreur de la patrie.

Quel siècle à mains, nous dit-il à un moment, c'est l'industrie qui empoisonne tout. Allons un peu plus loin, c'est la science. « La science, la noblesse, le progrès. Le monde en marche. » Allons un peu plus loin encore ; pour Rimbaud, il y a une parenté profonde entre la science et le christianisme. La science a été une déclaration du christianisme, et il est certain (nous n'avons pas aujourd'hui à étudier les causes de ce fait), que c'est en même temps, avec un retard de l'un sur l'autre, que se sont développées la science et la religion chrétienne. Il s'agirait de savoir la raison profonde de ce fait. C'est en Occident que le christia- nisme s'est développé, c'est en Occident que la science s'est développée.

Or, à l'idée de la science est liée l'idée du progrès. Mais à cette idée, Rimbaud ne donne pas son assentiment. « Le peuple, comme on dit, la raison, la nation et la science », « ô la science, on a tout repris ». De nouveau cette idée que la science nous enlève plus que ce qu'elle nous donne.

De là, cette rage de l'individu qui se considère comme intact : « Moi je suis intact. » De là le mouvement de destruction, si puissant chez Rimbaud.

« Quel saccage au jardin de la beauté. Peut-on s'extasier devant les destructions, se rajeunir dans la cruauté ? »

C'est le sentiment qu'on avait eu dans Le Bateau Ivre, qui est repris ici. C'est le moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrasures souter-

raines, de la planète emportée.

Je me suis séché à l'air du crime. O séjour où il veut marcher avec l'air du crime.

Et c'est ce qu'on voit encore dans le texte, p. 167, des Illuminations, tout au début :

Sourds, étang ; Ecume, roule sur le pont et par-dessus les bois - draps noirs et orgues, éclairs et tonnerre, montez et roulez - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges. Car depuis qu'ils se sont dissipés,... c'est un ennui.

Et ce n'est pas seulement à la science qu'il en veut, c'est aussi à la sentimentalité, à la sensualité même en un sens.

Quel ennui, l'heure du « cher corps » et du « cher cœur ». De là, tout ce paysage de rages et d'ennuis. Et il repense sa vie et remonte jusqu'à ses ancêtres.

La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.

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Jean Wahl

La vie dure, l'abrutissement simple, - soulever, le poing desséché, le cou- vercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer.

Il s'identifie avec le forçat. Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme tou-

jours le bagne... Je voyais avec son idée le ciel bleu...

C'est qu'il n'est pas de ce peuple parmi lequel il est. « Je n'ai jamais été de ce peuple-ci. » :

Oui. j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Parfois il dit : un Gaulois. Quelqu'un de différent, quelqu'un qui s'op-

pose à tous les autres.

Je parlais du début de la Saison en Enfer.

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux - Et je l'ai trouvée amère - Et je l'ai injuriée.

Je me suis armé contre la justice. Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor

a été confié. Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine.

Sur toute joie, pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.

Il est d'une race inférieure. Il a été le lépreux, il a été le reître, dans cette sorte de phénoménologie de l'humanité inférieure qu'il reconstitue pour se voir comme celui qui, aujourd'hui, la perpétue, il a été le martyr. Gonnais-je encore la nature ? Me connais- je ?

Il n'a rien de commun avec les seigneurs représentants du Christ. Et il voudrait être le païen. L'Enfer ne peut attaquer les païens. Il vou- drait, par une sorte de crime, redevenir païen. « Oh ! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime » II s'agirait pour lui de se refaire païen, quitte finalement, comme nous le verrons, à devenir assez proche du christianisme.

Que faut-il faire dès lors ? Soit revenir à la religion, c'est ce dont nous avons l'impression quand nous lisons dans la Saison en Enfer, à la p. 208 : « Ah, je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection. »

Soit se créer un monde de rêve. « Cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la réalité », dit-il p. 216. Il y aurait « une habitation qui serait l'autre monde, bâtie par le ciel et les ombrages ». Ou bien alors s'abêtir, pour reprendre un mot de Pascal, qu'il n'emploie pas.

Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre sur la grève. « J'enviais la félicité des bêtes, les chenilles qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité », dit-il encore.

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

II y a là une région d'où viennent les rêves : « Cette région d'où me viennent mes sommeils et mes moindres mouvements. » Et peut-être verrons-nous qu'il y a là, dans cette région profonde qui est en nous, une conscience subconsciente, quelque chose qui permet l'hallucination.

Par exemple, p. 209 de la Saison en Enfer, il dit :

Dans les villes, la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt. Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel ; et à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.

Et de ces hallucinations, des images profondes resteront dans les textes de la Saison en Enfer. Par exemple, un peu plus loin : « Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. »

II s'imagine que plusieurs vies lui sont dues, et sont dues à chaque être, et donc que l'hallucination doit nous permettre la révélation de cette multiplicité de nos propres vies et des vies des autres. « A chaque être plusieurs autres vies me semblaient dues. »

Et il peut s'entretenir avec ces autres moi à un moment d'une de leurs autres vies. D'ailleurs Je est un autre, mon moi réel doit s'évanouir devant l'impersonnalité qui parle à travers.

Faut-il retourner en arrière ? C'est une idée que nous trouvons au début de la Saison en Enfer : « J'ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit ».

Mais c'est plutôt en avant qu'il faut aller. « Ce ne peut être que la fin du monde en avançant », et peut-être cette fin du monde nous restituera t-elle le début ? Le monde / Marche. Pourquoi ne tournerait-il pas ?

Nous avons parlé de la science, de la religion. Et il y a une idée qui est liée à ces deux idées-là dans l'esprit de Rimbaud. C'est l'idée du peuple, de la masse, et du travail. Et il y a certainement un moment de la pensée de Rimbaud où il croit que, par la masse et le travail, on pourrait recons- tituer la véritable humanité.

« Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorant qui se rassemble et remonte des masses. »

II parle de l'amour maudit, et de la probité infernale des masses, de la joie du travail nouveau, de la ville au travail nouveau.

Et, dans un poème de la p. 219, qui n'est pas son meilleur poème :

Là-bas, dans leur vaste chantier, Au soleil des Hespérides, Déjà s'agitent - en bras de chemise -

Les Charpentiers.

Mais il dit non à cette solution. D'une façon générale il dit non à l'ac-

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Jean Wahl

tion. Et ce serait un sujet de méditation que de chercher quel est le rôle de Faction dans la pensée de Rimbaud.

Dans cette Lettre du Voyant que je citais tout à l'heure : « En Grèce, vers et lyres rythmaient l'action. »

Mais nous voyons, dans la Saison en Enfer, que Faction n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. Il l'appelle aussi, « ce cher point du monde », mais avec un certain mépris pour Faction. « Ma vie flotte loin au-dessus de Faction. »

Nous sommes donc toujours devant notre problème. I! faut un nouveau départ : « Que les accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ? »

C'est l'une des solutions possibles, mais il y a un poiut d'interrogation. Et nous voyons bien que finalement ce ne sont ni les accidents de féerie scientifique, ni les mouvements de fraternité sociale qui pourront nous restituer la franchise première. Et nous savons en même temps que ce qu'il faut, c'est cette restitution de la franchise première.

Il faut aller au delà de toutes les normes. C'est du moins ce que savons, par exemple, d'après la p. 224 : « Ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté. »

II faut donc quelque chose d'autre que la beauté et même que la force. « On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal. »

« Gagne la mort, avec tous tes appétits et ton égoïsme, et tous les péchés capitaux. » « O mon Bien, ô mon Beau ». Ce ne sera pas le bien et le beau tels qu'ils furent.

Nous devons aller vers cette franchise première et vers des moments d'extase. Et bien souvent, c'est à partir d'une vision du chaos et de la confusion, à partir de l'écume, des souches, des ronces que nous pourrons nous élever vers la lumière, à partir du contact avec la poussière, avec l'ornière, avec l'ordure. Pour lui aussi (comme pour les premiers roman- tiques), la culture de son âme est commencée aux accidents : « Oh, le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon. »

Et de même encore : J'aimais le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies,

Je me traînais dans les ruelles puantes, et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu du feu.

C'est la même idée qui se voit tout à la fin des Illuminations, dans la description de la piscine de Bethsaïda :

Bethsaïda, la piscine des cinq galeries, était un point d'ennui. Il semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et noir ; et les men- diants s'agitaient sur les marches intérieures, - blêmies parces lueurs d'orages précurseurs des éclairs d'Enfer, en plaisantant sur leurs yeux bleus aveugles,

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

sur les linges blancs ou bleus dont s'entouraient leurs moignons. Oh, buande- rie militaire, ô bain populaire. L'eau était toujours noire, et nul infirme n'y tombait même en songe.

C'est là que Jésus fit la première action grave, avec les infâmes infirmes. Il y avait un jour, de février, mars ou avi il, où le soleil de deux heures après- midi laissait s'étaler une grande faux de lumière sur l'eau ensevelie ; et comme là-bas, loin derrière les infirmes, j'aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons, et de cristaux et de vers, dans ce reflet, pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient.

Tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui, pour les cœurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que les monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendirent, ne raillant plus, mais avec envie...

Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc, et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent franchir la galerie, et disparaître dans la ville, les Damnés.

Nous voyons là un de ces mouvements où, d'en bas, nous allons vers le haut, et dans ce contre-point constitué par Solde, à vendre, nous dit-il tout ce qui est sans prix. Mais finalement ce sans prix s'envole vers cet horizon de vente, se détache, s'affirme à tout prix, et avec tous les airs, même dans les voyages métaphysiques. Le sans prix est affirmé dans cet à tout prix même, c'est ce que le temps ni la science n'ont pas à reconnaître.

O rumeurs et visions Départ dans l'affection et le bruit neuf.

Il y aura une occasion unique de dégager nos sens, il y aura un jour de succès, une application instantanée, une possession immédiate (p. 201).

Nous aurons avant tout, pour cela, à nous livrer au mouvement. C'est ce que nous avions vu dans Le Bateau Ivre. Et nous verrons plus tard comment l'idée de mouvement doit être complétée, au moment de l'extase même, par l'idée de repos.

Le poème XXXIII des Illuminations nous décrit un de ces mouvements.

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve, Le gouffre à l'étambot, La célérité de la rampe, L'énorme passade du courant Mènent par les lumières inouïes Et la nouveauté chimique Les voyageurs entourés des trombes du val Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde Cherchant la fortune chimique personnelle.

Nous trouverions dans Soir Historique le même mouvement. Nous avons déjà tu le moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrase-

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ments souterrains, de la planète emportée. « Et encore eux : chassés dans l'extase harmonique et l'héroïsme de la découverte. » Et encore, dans le poème XXVII : « Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ».

Et dans Marine, le poème XXV :

Les chars d'argent et de cuivre - Les proues d'acier et d'argent - Battent l'écume, - Soulèvent les souches des ronces. Les courants de la lande. Et les ornières immenses du reflux, Filent circulaire ment vers l'est, Vers les piliers de la forêt, Vers les fûts de la jetée, Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Ce souffle ouvre des brèches, disperse, éclipse. (Nature vulgaire.) Nous aurons un peu plus tard à nous attarder sur ces idées de destruction et de dispersion, car l'extase de Rimbaud est une extase telle qu'elle s'anéantit elle-même. Nous serons « fouettés à travers les eaux cla- potantes et les boissons répandues ».

Ce qu'il faut chercher, nous dit-il, à la fin de la p. 200, ce sont les sautes d'harmonie inouïes, les trouvailles, et les termes non soupçonnés et que l'on possède de cette possession immédiate dont nous avons déjà parlé.

Son idéal, il serait de complète liberté, flottaison au-dessus de l'action, de la vie ; et cette occasion, ce succès inouï, nous le voyons marqué à la fin d'un des poèmes que nous avions cités tout à l'heure, quand, après nous avoir montré les conditions de ce succès, il nous dit : « Mais plus alors », car nous sommes au-delà de toute condition et de tout temps.

J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; Des guirlandes de fenêtres à fenêtre ; Des chaînes d'or d'étoile à étoile Et je danse.

Il s'agit de rendre Verlaine à l'étpt primitif de fils du soleil. Et nous pourrions dans bien des poèmes voir ce même moment de l'œuvre inouïe qu'il veut accomplir.

Un mot revient assez souvent, c'est le mot d'affection. Mais en même temps nous allons voir l'importance pour lui de l'intelligence, de la raison. Il le dit bien, à la fin de la Saison en Enfer, il y a le cœur, c'est- à-dire l'affection, il y a l'esprit, et il y a l'âme. C'est ce qu'il appelle les trois mages, mais le cœur, l'affection, n'est pas moins important que les autres.

Seulement, de ce domaine de l'affection, nous pouvons à peine parler, et c'est plutôt donc le domaine de l'esprit que nous pourrons dire.

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

Nous le voyons de nouveau ici, dans un passage qui commence par la critique de la science :

Oh, la science. On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme - le viatique - on a la médecine et la philoso-

phie - les remèdes de bonnes femmes - et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient. Géographie, cosmographie, mécanique, chimie...

La science, la nouvelle noblesse. Le progrès. Le monde marche. Pourquoi ne tournerait-il pas ?

C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.

C'est à partir de passages comme ceux-là qu'on a voulu, je songe à la thèse de M. Gengoux, voir un Rimbaud influencé par Hegel. Je ne pense pas que ce soit exact. Il y a du moins cet effort vers une histoire de l'esprit :

Le sang païen revient. L'Esprit est proche. Pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas. L'Évangile a passé. L'Evangile. L'Ëvangile. »

II veut à la fois paganisme et Jésus. Nous pensons à certains passages des dernières lettres de Nietzsche. Que pouvons-nous dire de cet absolu vers lequel il va ?

Les pierres précieuses s'enfouissaient, et les fleurs ouvertes. Et dans un autre passage encore : « Les pierreries regardèrent, et une fleur me dit son nom.

Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, les oc fleurs qui regardaient déjà ». « Je vois la digitale s'ouvrir sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures ». (p. 186). Le monde entier sera pure trans- parence.

C'est ce que nous voyons encore dans un passage du poème intitulé « Génie » : « II est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été. »

Et ce qui est célébré dans « Génie », c'est la vue, la vie, le jour de ce génie.

Et, dans un autre fragment, dont il ne reste que ces quelques mots, il est écrit : « demande grâce au jour ».

C'est la lumière, une lumière intense et inouïe qu'il demande, et que finalement il obtient. Il s'ouvre alors quelque chose qui est à la fois la fécondité de l'esprit et l'immensité de l'univers.

C'est l'idée de nature : « Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartais du ciel l'azur qui est du noir et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature ».

C'est la vision des nombres. Et cette nature est donc identique à l'es* prit. Les deux coïncident.

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€ Arrivée de toujours, qui t'en iras partout », dit encore le poème intitulé « À une raison ». *

C'est donc quelque chose qui n'a pas de lieu, qui est dans tous les lieux. C'est l'idée de l'omniprésence de la nature et de la raison (de toutes façons partout comme il dit dans Angoisse). Que ce soit nature, que ce soit raison, que ce soit génie, c'est une même réalité qu'il qualifie. C'est elle encore qu'il appelle mesure parfaite et réinventée, raison merveil- leuse et imprévue.

Nous retrouverons cela dans la Lettre du Voyant, p. 254 de l'édition de la Pléiade.

L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écri- vait des livres, telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. »

Mais à ce moment-là, Rimbaud se dit que cette intelligence a fait fausse route en Occident, que tous ces développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient sont néfastes. Et pourtant, pouvons- nous retourner à l'Orient, et à la sagesse première et originelle ? Nous ne pouvons pas, non pas seulement parce que c'est un rêve de paresse grossière, mais parce que nous sommes nés en Occident.

L'autorité, c'est-à-dire le fait de l'histoire, la facticité souveraine, nous a fait naître à l'Occident, et nous ne devons pas nous figurer être en Orient.

Je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances modernes.... Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que depuis cette déclaration de la science le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela, torture subtile, niaise, source de mes divagations spirituelles (p. 226).

Il pense cependant qu'il voit la suite, comme il dit, peut-être en un sens la fin de cette comédie humaine. Puisque l'esprit qui est autorité veut que je sois en Occident, il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais, dit Rimbaud, c'est-à-dire pour me faire d'Orient, ou pour me faire d'Afrique.

Il faut dire oui à son destin, et il faut en Occident penser l'éternel, et se penser comme éternel.

Donc il y a quelque chose qui est l'esprit. Nous disions tout à l'heure

que le génie nous aime pour sa vie infinie. Là encore on pourrait penser qu'il y a quelque chose comme un souvenir d'une pensée hégélienne.

Il est l'affection et le présent, puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations.

Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et impré- vue, et l'éternité.

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

Et nous nous le rappelons et il voyage... Lui qui nous aime pour sa vie infinie.

Ainsi, voyage du génie, qui est l'histoire de la vie humaine elle-même. G'est cela à quoi il faut dire oui, et même si le génie a voulu que nous soyons en Occident.

Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemp- tion des colères de femmes et des gaietés des hommes et de tout ce péché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.

O ses souffles, ses têtes, ses courses : la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.

Il y a une sorte de rédemption à partir de ce moment.

O fécondité de l'esprit et immensité de l'univers. Nous avons déjà cité ce passage. Son corps. Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence

nouvelle. Sa vue, sa vue. Tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite. Son jour. L'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la

musique plus intense. Son pas. Les migrations plus énormes que les anciennes invasions.... O monde. Et le chant clair des malheurs nouveaux. Il nous a connus tous et nous a tous aimés.

Il y aura donc des « richesses jaillisant à chaque démarche » (Solde). Et nous pouvons aussi voir le sonnet :

A présent ce labeur comblé, toi tes calculs, toi, tes impatiences, ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers sans images ; la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.

Ce qui était calcul et impatience devient peu à peu danse et voix dans un univers sans images. Nous aurons à rependre un peu plus tard l'idée du sans images car nous aurons à voir le caractère négatif, le caractère privatif des visions telles que les conçoit Rimbaud.

C'est la même idée que nous voyons dans le poème qui est intitulé A une raison : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie. »

C'est toujours l'idée de l'omni-présente nature, mais tournée vers l'avenir. L'idée de mouvement et même l'idée de vertige doit être liée paradoxalement à l'idée de repos. Il faut à la fois avoir le repos et le vertige. A la lumière diluvienne, il faut joindre les soirs d'étude, et il faut qu'à la fin de ce mouvement le couple de jeunesse chante et se poste, c'est-à-dire acquière le repos au milieu même du mouvement.

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Jean Wahl

Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas rien des apparences actuelles.

Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Mais cette éternité qu'il va se créer est une éternité qui doit se faire

tous les jours. Nous ne pouyons pas nous saisir sur le champ de cette éternité, et, d'autre part, il faut que nous donnions notre vie tous les jours.

Ainsi, l'éternité s'acquiert peu à peu et se dépense peu à peu. Mais néanmoins, elle est là. Plus -de lendemain,

Elle est retrouvée. Quoi l'éternité C'est la mer allée avec le soleil

Union du mouvement infini et du repos infini. Ou, dans une autre variante, c'est encore la même idée :

C'est la mer mêlée au soleil.

Nous sommes au pays où il n'y a « plus de lendemain ». Dès lors, que reste-t-il à faire à Rimbaud ? Sa tâche est de fixer des

vertiges : « J'écrivais des silences, des nuits. Je notais l'inexprimable ; je fixais des vertiges ». Extase, cauchemar, sommeil dans une nuit de flamme. Elan insensé aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles. » Un espace libre s'intercale entre ce qu'il veut dire et ce qu'il dit. Il note des poèmes dont il dit lui-même qu'ils sont insensés : il prend une «expres- sion bouffonne et égarée au possible ».

Le malheur a été mon dieu, avait-il écrit, mais nous sommes au pays du bonheur : « Je devins un opéra fabuleux. Je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur. »

Et plus loin : « Le bonheur était une fatalité, mon remords, mon ver. » - « Le bonheur, sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du eoq. »

Et enfin : J'ai fait la magique étude Du bonheur qu'aucun n'élude.

Et malgré l'avertissement d'Étiemble, nous pensons que ce que nul n'élude, ce n'est pas l'étude du bonheur, mais c'est le bonheur lui-même.

Jamais l'espérance Pas d'orietur. Science et patience Le supplice est sûr Plus de lendemain Braises de satin Votre ardeur Est le devoir.

Il veut préserver une sorte de distance entre l'expérience indicible et la façon dont il la dit.

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

Trois phrases de Rimbaud peuvent nous servir au sujet de la musique. Dans la première, il nous dit que la musique savante manque à notre désir. La seconde : « aussi simple qu'une phrase musicale ». Ainsi, bien que cette musique savante ne soit pas là, il y a une musique simple qui sera aussi profonde, aussi émouvante. Et la musique la plus intense, c'est le chant clair des malheurs nouveaux et il y a aussi la musique inconnue (dans Villes, p. 182).

Rimbaud se sentira comme n'étant plus au monde. « Nous sommes hors du monde ». « La vraie vie est absente, nous ne

sommes pas au monde ». C'est en pensant à cette expérience que nous devons lire les images

de Rimbaud, quand il se représente à la lisière de la forêt, ou comme touchant de son front le ciel, ou comme tout près de la fin du monde, en avançant. Et c'est en pensant à cette expérience, qu'il allie les anthi- thèses : anges de flamme et de glace, joie et tristesse, dans des compa- raisons comme la haute mer, faite d'une éternité de chaudes larmes ou la mélancolique lessive d'or du couchant ; ou quand il voit des abîmes fleurant et bleus, là-dessous : « Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image », non pas seulement cette image-là, mais toute image.

Ce qu'il veut, ce qu'il voit, c'est un univers sans images. Ce sur quoi il ouvre notre regard, c'est l'absence. Et il y aurait lieu de comparer de ce point de vue l'absence, qui est moins visible d'ailleurs chez lui que chez Mallarmé, l'absence de Rimbaud et l'absence telle que la conçoit Mallarmé.

Tous les deux ont fait un effort, l'un en s'approchant de l'extrême culture, l'autre en voulant s'approcher de l'extrême inculture, vers cette absence.

Dans la seconde partie d'Enfance :

Le petit frère (il est aux Indes).... L'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général. Ils sont dans le Midi - On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées - Le curé aura emporté la clef de l'église. - Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs, il n'y a rien à voir là-dedans.

Cette affirmation de l'absence se continue par l'affirmation du sans : « Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L'écluse est levée. »

De même encore, dans la troisième partie d'Enfance :

Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. Il y a une horloge qui ne sonne pas. Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches...

Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée. Il y a une troupe de petits comédiens en costumes,

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Jean Wahl

aperçus sur la route, à travers la lisière du bois. Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse.

Dans bien des poèmes, nous retrouverons de tels mouvements néga- tifs, par des parenthèses, par exemple, comme dans Barbare (elle n'existe pas), ou dans Hortense (Trouvez Hortense), ou comme dans Dévotion (mais plus alors).

Le pays du sans, c'est aussi le pays du loin, du loin de tout : Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère ? Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise ? Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert, Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case, Chérie.

Un orage vint chasser le ciel. Au soir L'eau des bois se perdait sur les sables vierges Le vent du ciel jetait des glaçons aux mares Pleurant, je voyais de l'or et ne pus boire

C'est encore ce même pays de l'absence qui est décrit quand Rimbaud nous dit :

Sous les bocages s'évapore L'odeur du soir fêté.

et quand il ncus parle des déserts de mousse. « Trouvez Hortense », « mais plus alors » tel est ce geste de Rimbaud

qui efface ce qu'il vient de dire, comme encore quand il écrit : : Un rayon blanc tombant du ciel anéantit cette comédie » ; ou bien : « même des cercueils sous leur dais de nuit, dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires. »

Et, dans Nocturne Vulgaire : « Un souffle disperse les limites du foyer » ; Ou encore : « Était-ce donc ceci ? Et le rêve fraîchit. »

Comme dans Le Bateau ivre, nous nous retrouvons non plus devant ie trésor hôlderlinien, mais devant la flache noire et froide.

Ainsi, quand nous sommes en présence de ce génie que cherche malgré tout Rimbaud, ce qu'il faut faire, c'est, comme il le dit lui-même, le héler, le voir et le renvoyer ; le renvoyer, mais en même temps le garder ; renvoyer et garder, par un mouvement dialectique que nous connais- sons : « et sous les marées, et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, son souffle, son corps, son jour ».

Hors de toute race, de tout monde, de toute descendance, il faudrait être soi-même, sans parent ni cœur, sur des vagues sans vaisseaux. Et c'est cela qui se marque, par exemple, dans la chanson de la plus haute tour,

Nous arrivons à ces poèmes où Rimbaud tente à la fois d'exprimer

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Rimbaud, la sauvagerie, le silence

et de ne pas exprimer l'expérience qu'il a eue, nous met en contact avec « cet élan insensé et infini, « aux splendeurs invisibles, aux délices insen- sibles » ; <( fanfare atroce où je ne trébuche point », « chevalet féerique » (p. 176), redécouverte de « l'ancienne inharmonie »•

Qu'il vienne, qu'il vienne Le temps dont on s'éprenne

J'ai tant fait patience Qu'à jamais j'oublie. Craintes et souffrances Aux cieux sont parties Et la soif malsaine Obscurcit mes veines.

Qu'il vienne, qu'il vienne Le temps dont on s'éprenne. Telle la prairie A l'oubli livrée, Grandie et fleurie D'encens et d'ivraies Au bourdon farouche Des sales mouches.

Qu'il vienne, qu'il vienne Le temps dont on s'éprenne.

Il dit lui-même : « Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances. »

Telle la prairie A l'oubli livrée

ambiguïté aussi puisque c'est une prairie qui est d'encens et d'ivraies. Le mal et le bien sont mêlés. Et l'important, c'est la négation, le refus

du souvenir. Arriverions-nous ainsi à comprendre ce qui sera la dernière partie de la vie de Rimbaud, son long silence ? L'expérience qu'il a eue a été pour lui si intense qu'il vient un moment où peu importe en quelque sorte qu'il puisse l'exprimer ou ne pas l'exprimer. La non expression est encore une sorte d'expression. Et on ne peut plus savoir. « (Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte que ceux que j'ai ren- contrés ne m'ont peut-être pas vu »), s'il a vu quelque chose ou s'il ne l'a pas vu, car il a été en présence de l'insaisissable.

Il s'efforce néanmoins, un certain bout de chemin, de le saisir, et comme je disais de le saisir par des antithèses. C'est ce que nous noterions, par exemple, dans les Illuminations. Il y a des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac, une cathédrale qui descend, et un lac qui monte. Ou quand il décrit les enfants en deuil qui regardent les mer- veilleuses images. Et dans tous ces poèmes, cet effort des antithèses

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nous fait sentir ce qu'il ne peut que nous faire sentir, ce qu'il ne peut pas nous décrire.

Il faudrait, de ce point de vue, énumérer les procédés rimbaldiens, non seulement l'antithèse, mais la comparaison où les termes, sont finalement anéantis. Des efforts comme ceux que nous voyons pour unir repos et mouvement, pour unir mouvement vers la droite et mou- vement vers la gauche, pour aller au delà de tout le dicible.

J'ai créé toutes les fêtes, dit-il. Et il y a à la fois ce sentiment de créa- tion et ce sentiment de quelque chose de reçu sous la lumière qui Ta créé lui-même. Mais y a-t-il quelque chose qui ait été atteint ? Nous ne pou- vons même pas l'affirmer.

Tois poèmes en prose nous disent les raisons du silence final de Rim- baud ; ce sont Royauté, Conte et Aube.

Le prince et le génie, l'aube et l'enfant, la matinée et l'après-midi se rencontrent.

« Au réveil, il était midi », telle est la fin de Aube. « En effet, ils furent rois toute une matinée », ainsi commence le der-

nier paragraphe de Royauté. Et - sous-entendu - tout est fini. Et c'est bien ce qui est arrivé

à Rimbaud, cette fin de l'extase. La fin de l'extase parce que l'extase a été trop grande.

« Mais ce prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le génie. Le génie était le prince. La musique savante manque à notre désir ».

Le prince a rencontré le génie, est mort avec le génie qui était lui- même, et pourtant n'est mort, en tant que personne déterminée, que longtemps après cette extase.

Peu importe, semble nous dire Rimbaud, peu importe, du moment que j'ai vu les plus hautes choses, ce que je ferai ensuite.

Mais on ne part pas, dit-il dans la Saison en Enfer. Reprenons le che- min d'ici. Il n'en est pas moins vrai qu'au moment où on reprend le chemin d'ici, on a été enrichi par cette expérience indicible, avec laquelle on a été, non pas tout à fait en contact, mais presque en contact, et qui reste toujours à une certaine distance de nous. A partir de là, Rimbaud ne se sent plus lui-même. C'est l'explication sans doute du « je est un autre ». On a beaucoup écrit sur cette phrase. C'est l'idée de l'impersonnel qui s'exprime dans la personne. Nous ne sommes que ceux qui reçoivent une inspiration. Nous ne sommes que les échos de quelque chose, échos de quelque chose qui nous fait balbutier.

Lui-même nous défendrait sans doute de faire une moisson de pensées philosophiques à partir de ses poèmes. Il a voulu lui-même rester un problème. Il est un de ces hommes problèmes dont nous avons à essayer de revivre l'expérience.

Jean. Wahl.

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