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Victor HUGO Les Misérables (1862), vol. II, éd. par Y. Gohin, Paris, Gallimard, 1999, p. 497-498. 5 10 15 20 25 30 35 Au moment de l’attaque, à la détonation, la secousse physique l’avait atteint et comme éveillé, il s’était levé brusquement, il avait traversé la salle, et à l’instant où Enjolras répéta son appel : – Personne ne se présente ? on vit le vieillard apparaître sur le seuil du cabaret. Sa présence fit une sorte de commotion dans les groupes. Un cri s’éleva : – C’est le votant ! c’est le conventionnel ! c’est le représentant du peuple ! Il est probable qu’il n’entendait pas. Il marcha droit à Enjolras, les insurgés s’écartaient devant lui avec une crainte religieuse, il arracha le drapeau à Enjolras qui reculait pétrifié, et alors, sans que personne osât ni l’arrêter, ni l’aider, ce vieillard de quatre-vingt ans, la tête branlante, le pied ferme, se mit à gravir lentement l’escalier de pavés pratiqué dans la barricade. Cela était si sombre et si grand que tous autour de lui crièrent : Chapeau bas ! A chaque marche qu’il montait, c’était effrayant ; ses cheveux blancs, sa face décrépite, son grand front chauve et ridé, ses yeux caves, sa bouche étonnée et ouverte, son vieux bras levant la bannière rouge, surgissaient de l’ombre et grandissaient dans la clarté sanglante de la torche ; et l’on croyait voir le spectre de 93 sortir de terre, le drapeau de la terreur à la main. Quand il fut au haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et terrible, debout sur ce monceau de décombres en présence de douze cents fusils invisibles, se dressa, en face de la mort et comme s’il était plus fort qu’elle, toute la barricade eut dans les ténèbres une figure surnaturelle et colossale. Il y eut un de ces silences qui ne se font qu’autour des prodiges. Au milieu de ce silence le vieillard agita le drapeau rouge et cria : – Vive la Révolution ! vive la République ! fraternité ! égalité ! et la mort !

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Victor HUGO Les Misérables (1862), vol. II, éd. par Y. Gohin, Paris, Gallimard, 1999, p. 497-498. 5 10 15 20 25 30 35

Au moment de l’attaque, à la détonation, la secousse physique l’avait atteint et comme éveillé, il s’était levé brusquement, il avait traversé la salle, et à l’instant où Enjolras répéta son appel : – Personne ne se présente ? on vit le vieillard apparaître sur le seuil du cabaret. Sa présence fit une sorte de commotion dans les groupes. Un cri s’éleva : – C’est le votant ! c’est le conventionnel ! c’est le représentant du peuple ! Il est probable qu’il n’entendait pas. Il marcha droit à Enjolras, les insurgés s’écartaient devant lui avec une crainte religieuse, il arracha le drapeau à Enjolras qui reculait pétrifié, et alors, sans que personne osât ni l’arrêter, ni l’aider, ce vieillard de quatre-vingt ans, la tête branlante, le pied ferme, se mit à gravir lentement l’escalier de pavés pratiqué dans la barricade. Cela était si sombre et si grand que tous autour de lui crièrent : Chapeau bas ! A chaque marche qu’il montait, c’était effrayant ; ses cheveux blancs, sa face décrépite, son grand front chauve et ridé, ses yeux caves, sa bouche étonnée et ouverte, son vieux bras levant la bannière rouge, surgissaient de l’ombre et grandissaient dans la clarté sanglante de la torche ; et l’on croyait voir le spectre de 93 sortir de terre, le drapeau de la terreur à la main. Quand il fut au haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et terrible, debout sur ce monceau de décombres en présence de douze cents fusils invisibles, se dressa, en face de la mort et comme s’il était plus fort qu’elle, toute la barricade eut dans les ténèbres une figure surnaturelle et colossale. Il y eut un de ces silences qui ne se font qu’autour des prodiges. Au milieu de ce silence le vieillard agita le drapeau rouge et cria : – Vive la Révolution ! vive la République ! fraternité ! égalité ! et la mort !

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Blaise CENDRARS La main coupée (1946), Paris, Gallimard, 1975, p. 93-94. 5 10 15 20 25

Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. A la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome : va comme je te pousse ! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et l’on recommence. De tous les tableaux de batailles auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes. Sur place et dans le feu de l’action on ne s’en rend pas compte. On n’a pas de recul pour juger et pas le temps de se faire une opinion. L’heure presse. C’est à la minute. Va comme je te pousse. Où est l’art militaire là-dedans ? Peut-être qu’à un échelon supérieur, à l’échelon suprême, quand tout se résume à des courbes et à des chiffres, à des directives générales, à la rédaction d’ordres méticuleusement ambigus dans leur précision, pouvant servir de canevas au délire de l’interprétation, peut-être qu’on a alors l’impression de se livrer à un art. Mais j’en doute. La fortune des armes est un jeu de hasard.

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Pierre CORNEILLE Le Cid (1636), in Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, p. 262-264. 1245 1250 1255 1260 1265 1270 1275 1280

Souffre donc qu’on te loue, et de cette victoire Apprends-moi plus au long la véritable histoire. Don Rodrigue Sire, vous avez su qu’en ce danger pressant, Qui jeta dans la ville un effroi si puissant, Une troupe d’amis chez mon père assemblée Sollicita mon âme encor toute troublée… Mais, sire, pardonnez à ma témérité, Si j’osai l’employer sans votre autorité : Le péril approchait ; leur brigade était prête ; Me montrant à la cour, je hasardais ma tête. Et s’il fallait la perdre, il m’était bien plus doux De sortir de la vie en combattant pour vous. Don Fernand J’excuse ta chaleur à venger ton offense ; Et l’État défendu me parle en ta défense : Crois que dorénavant Chimène a beau parler, Je ne l’écoute plus que pour la consoler. Mais poursuis. Don Rodrigue Sous moi donc cette troupe s’avance, Et porte sur le front une mâle assurance. Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés reprenaient de courage ! J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ; Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant d’impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit Passe une bonne part d’une si belle nuit. Par mon commandement la garde en fait de même, Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ; Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ; L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort Les Maures et la mer montent jusques au port. On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ; Point de soldats au port, point aux murs de la ville. Notre profond silence abusant leurs esprits, Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ; Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, Et courent se livrer aux mains qui les attendent.

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Nous nous levons alors, et tous en même temps Poussons jusques au ciel mille cris éclatants. Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ; Ils paraissent armés, les Maures se confondent, L’épouvante les prend à demi descendus ; Avant que de combattre ils s’estiment perdus. Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ; Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre, Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang. Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient, Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient : La honte de mourir sans avoir combattu Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu. Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges, De notre sang au leur font d’horribles mélanges. Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, Sont des champs de carnage où triomphe la mort. Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbres Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres, Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait, Ne pouvait discerner où le sort inclinait ! J’allais de tous côtés encourager les nôtres, Faire avancer les uns et soutenir les autres, Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour, Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour. Mais enfin sa clarté montre notre avantage ; Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage : Et voyant un renfort qui nous vient secourir, L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir. Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles, Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables, Font retraite en tumulte, et sans considérer Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte ; Le flux les apporta, le reflux les remporte ; Cependant que leurs rois, engagés parmi nous, Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups, Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. À se rendre moi-même en vain je les convie : Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ; Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats, Et que seuls désormais en vain ils se défendent, Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent. Je vous les envoyai tous deux en même temps ; Et le combat cessa faute de combattants. C’est de cette façon que pour votre service…

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Denis DIDEROT, Jacques le fataliste et son maître (1796), Paris, Gallimard, 1973, p.35-36. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce qu’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui est arrivé de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. LE MAÎTRE. C’est un grand mot que cela. JACQUES. Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet. LE MAÎTRE. Et il avait raison … Après une courte pause, Jacques s’écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret ! LE MAÎTRE. Pourquoi donner au diable son prochain ? Ce n’est pas chrétien. JACQUES. C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne. LE MAÎTRE. Et tu reçois la balle à ton adresse. JACQUES. Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux. LE MAÎTRE. Tu as donc été amoureux ? JACQUES. Si je l’ai été ! LE MAÎTRE. Et cela par un coup de feu ? JACQUES. Par un coup de feu. LE MAÎTRE. Tu ne m’en as jamais dit un mot. JACQUES. Je le crois bien LE MAÎTRE. Et pourquoi cela ? JACQUES. C’est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard. LE MAÎTRE. Et le moment d’apprendre ces amours est-il venu ? JACQUES. Qui le sait ? LE MAÎTRE. A tout hasard, commence toujours … Jacques commença l’histoire de ses amours. C’était l’après-dînée : il faisait un temps lourd ; son maître s’endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans un colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut… » Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. L’aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. Et où allaient-ils ? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu’est-ce que cela vous fait ? Si j’entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques...

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Honoré de BALZAC Le Colonel Chabert (1844), Paris, Flammarion, 1992, p. 54-55. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

— Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ? — Au colonel Chabert. — Lequel ? — Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. En entendant cette singulière phrase, le clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait : « C’est un fou ! » « Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu’à vous le secret de ma situation. » Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins. Derville fit un signe à Boucard, qui disparut. « Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps ; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissements qui me sembleront nécessaires. Parlez. » Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table ; mais, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers. « Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’Empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu ! Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron !), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage : "Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ?" Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régiments, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire. » En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite et raconter des faits si vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement. « Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l’interrompant, que je suis l’avoué de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert ? — Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, me suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont du se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses.

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Gustave FLAUBERT L’éducation sentimentale (1870), Paris, Gallimard, 1996, p. 317-318. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba. On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque : « Les héros ne sentent pas bon ! » « Ah ! vous êtes agaçant », reprit Frédéric. Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entrouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place. « Quel mythe ! » dit Hussonnet. « Voilà le peuple souverain ! » Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant. « Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l’Etat est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! » On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança. « Pauvre vieux ! » dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé. Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à des albums de dessins, jusqu’à des corbeilles de tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement de dentelles et de cachemires. Des crépines d’or s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et le délire redoublait son tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant, comme des lames d’harmonica.

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Charles-Ferdinand RAMUZ La guerre dans le Haut-Pays (1913), In Romans, I, Paris, Gallimard, 2005, p. 932. 5 10 15 20 25 30 35

Toutefois la vie reprenait dans la maison de Jean Bonzon ; avec le mois de janvier, on recommença à venir veiller chez lui. Une habitude du pays, ces veillées, à cause que les soirées l’hiver sont longues, et on ne sait pas trop que faire, le soir. Les femmes apportent leur rouet ou un tricot, les filles font de la dentelle sur un petit coussin recouvert d’une étoffe verte, où une quantité d’aiguilles sont plantées ; on s’installe dans la cuisine autour du foyer où brûle un bon feu ; et, le long des murs, sur des bancs, les garçons sont assis ensemble. Il se raconte énormément d’histoires à ces veillées. C’est quand la flamme d’une souche mise debout éclaire seule, et brusquement la lueur monte, envahissant jusqu’aux moindres recoins, mais déjà elle est retombée ; alors il semble que l’esprit se libère, il voit que tout lui est permis. Il n’y a plus de réalité ou bien tout est réalité. Tout est possible, n’est-ce pas ? quand dehors il y a ce grand silence, et ici, en dedans des murs, les choses ne nous sont offertes que pour nous être reprises tout de suite. Alors viennent des histoires qui datent des très anciens temps, mais dont on ne s’est jamais fatigué et qui semblent toujours nouvelles, où on voit les fées du lac bleu faire des repas de pierres précieuses dans une maison de cristal et des tout petits hommes bossus viennent la nuit voler la crème avec des cuillères de bois qu’ils portent pendues à leurs ceintures. Il y a aussi les âmes qui sont condamnées à errer éternellement sur les glaciers, et, quand surviennent les grands froids, on les entend au loin, raconte-t-on, se lamenter. On voit les noyés des torrents, quand Jean Verro frappa son frère et le jeta dans le torrent, alors le pauvre Luc Verro fut emporté, mais il ne voulut point mourir ; et depuis lors toujours ce même sanglot rauque s’entend quand on a tourné Vacheresse, et là pend la cascade blanche à un roc qui est en surplomb. « Taisez-vous disaient les femmes, s’étant arrêtées de filer. » Mais le vieux Moïse hochait la tête en disant : « C’est la vérité », il hochait de nouveau la tête ; et la souche minée, s’écroulant tout à coup, vous faisait tressaillir.

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*Victor HUGO Les Misérables (1862), vol. I, éd. par Y. Gohin, Paris, Gallimard, 1999, p. 449-451. 5 10 15 20 25 30 35 40

LE DERNIER CARRE Quelques carrés de la garde, immobiles dans le ruissellement de la déroute comme des rochers dans de l’eau qui coule, tinrent jusqu’à la nuit. La nuit venant, la mort aussi, ils attendirent cette ombre double, et, inébranlables, s’en laissèrent envelopper. Chaque régiment, isolé des autres et n’ayant plus de lien avec l’armée rompue de toutes parts, mourait pour son compte. Ils avaient pris position, pour faire cette dernière action, les uns sur les hauteurs de Rossomme, les autres dans la plaine de Mont-Saint-Jean. Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carrés sombres agonisaient formidablement ; Ulm, Wagram, Iéna, Friedland, mouraient en eux. Au crépuscule, vers neuf heures du soir, au bas du plateau de Mont-Saint-Jean, il en restait un. Dans ce vallon funeste, au pied de cette pente gravie par les cuirassiers, inondée maintenant par les masses anglaises, sous les feux convergents de l’artillerie ennemie victorieuse, sous une effroyable densité de projectiles, ce carré luttait. Il était commandé par un officier obscur nommé Cambronne. A chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. Il répliquait à la mitraille par la fusillade, rétrécissant continuellement ses quatre murs. De loin les fuyards, s’arrêtant par moment essoufflés, écoutaient dans les ténèbres ce sombre tonnerre décroissant. Quand cette légion ne fut plus qu’une poignée, quand leur drapeau ne fut plus qu’une loque, quand leurs fusils épuisés de balles ne furent plus que des bâtons, quand le tas de cadavres fut plus grand que le groupe vivant, il y eut parmi les vainqueurs une sorte de terreur sacrée autour de ces mourants sublimes, et l’artillerie anglaise, reprenant haleine, fit silence. Ce fut une espèce de répit. Ces combattants avaient autour d’eux comme un fourmillement de spectres, des silhouettes d’hommes à cheval, le profil noir des canons, le ciel blanc aperçu à travers les roues et les affûts ; la colossale tête de mort que les héros entrevoient toujours dans la fumée au fond de la bataille, s’avançait sur eux et les regardait. Ils purent entendre dans l’ombre crépusculaire qu’on chargeait les pièces, les mèches allumées pareilles à des yeux de tigre dans la nuit firent un cercle autour de leurs têtes, tous les boute-feu des batteries anglaises s’approchèrent des canons, et alors, ému, tenant la minute suprême suspendue au-dessus de ces hommes, un général anglais, Colville selon les uns, Maitland selon les autres, leur cria : Braves Français, rendez-vous ! Cambronne répondit : Merde !

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STENDHAL, La Chartreuse de Parme, (1839), Paris, Garnier, 1973, p. 49-50. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui ; c’était deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue. Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout. A ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contrebas. Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. Nous n’avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros. Il regarda les hussards ; à l’exception d’un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l’escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l’ennemi. C’étaient des lignes fort étendues d’hommes rouges ; mais, ce qui l’étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contre-bas que le maréchal et l’escorte s’étaient mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumée empêchait de rien distinguer du côté vers lequel on s’avançait ; l’on voyait quelquefois des hommes au galop se détacher de cette fumée blanche. Tout à coup, du côté de l’ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre à terre. Ah ! nous sommes attaqués, se dit-il ; puis il vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la suite de ce dernier partit au galop du côté de l’ennemi, suivi de deux hussards de l’escorte et des quatre hommes qui venaient d’arriver. Après un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva à côté d’un maréchal des logis qui avait l’air fort bon enfant. Il faut que je parle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder. Il médita longtemps. - Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis ; mais ceci est-il une véritable bataille ?

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Jean PAULHAN Le guerrier appliqué (1917), Paris, Gallimard, 1996, p. 81-83. 5 10 15 20 25 30 35 40 45

Une image est plus forte et plus extérieure que tous mes autres souvenirs : dix soldats se lèvent du sol et, s’étant d’abord mêlés, commencent de courir vers une crête, à la file. Ils sont minces, et un peu penchés, les pans de leurs capotes battent ; l’un d’eux tombe, qui semblait seulement se mettre à genoux. Comme ils vont lentement ! Quelques morceaux de terre ont volé près d’eux ils paraissent désarmés, et fins comme des cerfs. Courant toujours, ils descendent insensiblement de l’autre côté de la crête. Et tout d’un coup, je ne vois plus rien : ils ont pénétré dans la terre ouverte quelque part. Dans le tumulte de ce début de bataille, des fumées noires montaient d’un bond, comme de grandes flammes, et se perdaient ensuite par leurs bords. Et les mille bruits de l’obus ou de la balle : tonnerre dans le ciel, châtaigne qui éclate sous la cendre, chant de crapaud, cigales, abeilles, maison qui s’effondre. Je me réjouissais avec une joie enfantine de leur variété et de leur force, jusqu’au moment où je vis se dresser ainsi notre première attaque. La crête, à notre gauche, est maintenant déserte. J’y distingue un nouveau corps étendu près de ceux qui m’avaient paru la veille si grands : il n’est pas couvert, comme les autres, de gelée blanche, mais la couleur vive de sa culotte attire l’œil. Le soleil pâle et rond se lève : il ressemble, plus qu’à un soleil, à une lune de clair de lune. La tranchée attaquée était tout entière sur l’autre versant : en sorte que nous nous demandions si le coup avait réussi. Nous commençâmes de prendre confiance quand une heure eut passé, ou plus. « Un zouave qui revient », dit Blanchet. L’on voyait sa petite tête se montrer, puis disparaître. Il retournait en courant, sans doute, mais toujours avec cette inconcevable lenteur. « C’est un blessé qui va au poste de secours. » Un homme plus grand se leva ; ou je ne le vis que lorsqu’il était déjà droit sur la crête. Il paraissait marcher à reculons et se découpait ainsi sur le ciel. En outre, sa capote le serrait étrangement. II y eut un temps où nous nous demandions ce que tout cela voulait dire. L’homme de liaison nous cria en passant : « Tout va bien : le 4e zouaves a pris les tranchées. » Notre joie, mais dans le même temps notre inquiétude se trouvèrent accrues. Et ce furent alors vingt, trente hommes, plus nombreux que nous ne les avions vus partir : ils revenaient, sans aller plus vite, mais en désordre ils se mélangeaient et se dépassaient. Arrivés à hauteur de nos tranchées, ils se laissaient couler, je ne les voyais plus. Et ce fut tout.

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*Henri BARBUSSE La Feu. Journal d’une escouade (1916), Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 268-270. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Bertrand est debout sur le champ en pente. D’un coup d’œil rapide, il nous embrasse. Quand nous sommes tous là, il dit : – Allons, en avant ! Les voix ont une drôle de résonance. Ce départ s’est passé très vite, inopinément, on dirait, comme dans un songe. Pas de sifflements dans l’air. Parmi l’énorme rumeur du canon, on distingue très bien ce silence extraordinaire des balles autour de nous… On descend sur le terrain glissant et inégal, avec des gestes automatiques, en s’aidant parfois du fusil agrandi de la baïonnette. L’œil s’accroche machinalement à quelque détail de la pente, à ses terres détruites qui gisent, à ses rares piquets décharnés qui pointent, à ses épaves dans des trous. C’est incroyable de se trouver debout en plein jour sur cette descente où quelques survivants se rappellent s’être coulés dans l’ombre avec tant de précautions, où les autres n’ont hasardé que des coups d’œil furtifs à travers les créneaux. Non… il n’y a pas de fusillade contre nous. La large sortie du bataillon hors de la terre a l’air de passer inaperçue ! Cette trêve est pleine d’une menace grandissante, grandissante. La clarté pâle nous éblouit. Le talus, de tous côtés, s’est couvert d’hommes qui se mettent à dévaler en même temps que nous. À droite se dessine la silhouette d’une compagnie qui gagne le ravin par le boyau 97, un ancien ouvrage allemand en ruines. Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore pas sur nous. Des maladroits font des faux pas et se relèvent. On se reforme de l’autre côté du réseau, puis on se met à dégringoler la pente un peu plus vite : une accélération instinctive s’est produite dans le mouvement. Quelques balles arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie d’économiser nos grenades, d’attendre au dernier moment. Mais le son de sa voix est emporté : brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres flammes s’élancent en frappant l’air de détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C’est un effroyable rideau qui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l’avenir. On s’arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts ; puis un effort simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond, où nous nous précipitons pêle-mêle, s’ouvrir des cratères, çà et là, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu’on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment en l’air. On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d’une explosion m’a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu’on les subit. On a le cœur soulevé, tordu par l’odeur soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s’aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place. C’est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard ; j’ai vu, çà et là, des formes tournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque reflet d’au-delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dans l’anéantissement du vacarme. Un brasier avec d’immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusant la terre, l’ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attiré et ébloui par une file d’illuminations affreuses, serrées l’une contre l’autre comme des hommes. – En avant !

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Henri BARBUSSE La Feu. Journal d’une escouade (1916), Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 258-259. 5 10 15 20 25 30 35

Entre ce mort abandonné dans sa solitude surhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n’y a qu’une mince cloison de terre, et je me rends compte que l’endroit où je pose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terrible est buté. Je retire ma figure de l’œilleton. Paradis et moi nous échangeons un regard. – Faut pas lui dire encore, souffle mon camarade. – Non, n’est-ce pas, pas tout de suite… – J’ai parlé au capitaine pour qu’on le fouille ; et il a dit aussi : « Faut pas le dire tout de suite au petit. » Un léger souffle de vent a passé. – On sent l’odeur ! – Tu parles. On la renifle, elle nous entre dans la pensée, nous chavire l’âme. – Alors, comme ça, dit Paradis, Joseph reste tout seul sur six frères. Et j’vas t’dire une chose, moi : j’crois qu’i’ rest’ra pas longtemps. C’gars-là s’ménagera pas, i’ s’f’ra zigouiller. I’ faudrait qu’i’ lui tombe du ciel une bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frères, c’est trop, ça. Tu trouves pas qu’c’est trop ? Il ajouta : – C’est épatant c’qu’il était près de nous. – Son bras est posé juste contre l’endroit où je mets ma tête. – Oui, dit Paradis, son bras droit où il y a la montre au poignet. La montre… Je m’arrête… Est-ce une idée, est-ce un rêve ?… Il me semble, oui, il me semble bien, en ce moment, qu’avant de m’endormir, il y a trois jours, la nuit où on était si fatigués, j’ai entendu comme un tic-tac de montre et que même je me suis demandé d’ou cela sortait. – C’était p’t’êt’ ben tout d’même c’te montre que t’entendais à travers la terre, dit Paradis, à qui j’ai fait part de mes réflexions. Ça continue à réfléchir et à tourner, même quand l’bonhomme s’arrête. Dame, ça vous connaît pas, c’te mécanique ; ça survit tout tranquillement en rond son p’tit temps.

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*Emile ZOLA La débâcle (1892), Paris, Gallimard, 2006, p. 73-75. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55

Maurice achevait sa côtelette, grisé moins par le vin blanc qui pétillait au fond de son verre, que par tant de gloire évoquée, chantant dans sa mémoire, lorsque son regard tomba sur deux soldats en loques, couverts de boue, pareils à des bandits las de rouler les routes ; et il les entendit demander à la servante des renseignements sur l’exacte position des régiments campés le long du canal. Alors, il les appela. « Eh ! Camarades, par ici ! ... mais vous êtes du 7e corps, vous ! – Bien sûr, de la première division ! ... ah ! Foutre ! Je vous le promets, que j’en suis ! à preuve que j’étais à Froeschwiller, où il ne faisait pas froid, je vous en réponds... Et, tenez ! le camarade, lui, est du 1er corps, et il était à Wissembourg, encore un sale endroit ! » Ils dirent leur histoire, roulés dans la panique et dans la déroute, restés à demi morts de fatigue au fond d’un fossé, blessés même légèrement l’un et l’autre, et dès lors traînant la jambe à la queue de l’armée, forcés de s’arrêter dans des villes par des crises épuisantes de fièvre, si en retard enfin, qu’ils arrivaient seulement, un peu remis, en quête de leur escouade. Le cœur serré, Maurice, qui allait attaquer un morceau de gruyère, remarqua leurs yeux voraces, fixés sur son assiette. « Dites donc, mademoiselle ! Encore du fromage, et du pain, et du vin ! ... n’est-ce pas, camarades, vous allez faire comme moi ? Je régale. A votre santé ! » Ils s’attablèrent, ravis. Et lui, envahi d’un froid grandissant, les regardait, dans leur déchéance lamentable de soldats sans armes, vêtus de pantalons rouges et de capotes si rattachés de ficelles, rapiécés de tant de lambeaux différents, qu’ils ressemblaient à des pillards, à des bohémiens achevant d’user la défroque de quelque champ de bataille. « Ah ! foutre, oui ! reprit le plus grand, la bouche pleine, ce n’était pas drôle, là-bas !... Faut avoir vu, raconte donc, Coutard. Et le petit raconta, avec des gestes, agitant son pain. « Moi, je lavais ma chemise, tandis qu’on faisait la soupe... imaginez-vous un sale trou, un vrai entonnoir, avec des bois tout autour, qui avaient permis à ces cochons de prussiens de s’approcher à quatre pattes, sans qu’on s’en doute seulement... alors, à sept heures, voilà que les obus se mettent à tomber dans nos marmites. Nom de dieu ! ça n’a pas traîné, nous avons sauté sur nos flingots, et jusqu’à onze heures, vrai ! On a cru qu’on leur allongeait une raclée dans les grands prix... Mais faut que vous sachiez que nous n’étions pas cinq mille et que ces cochons arrivaient, arrivaient toujours. J’étais, moi, sur un petit coteau, couché derrière un buisson, et j’en voyais déboucher en face, à droite, à gauche, oh ! de vraies fourmilières, des files de fourmis noires, si bien que, quand il n’y en avait plus, il y en avait encore. Ce n’est pas pour dire, mais nous pensions tous que les chefs étaient de rudes serins, de nous avoir fourrés dans un pareil guêpier, loin des camarades, et de nous y laisser aplatir, sans venir à notre aide... Pour lors, voilà notre général, le pauvre bougre de général Douay, pas une bête ni un capon, celui-là, qui gobe une prune et qui s’étale, les quatre fers en l’air. Nettoyé, plus personne ! ça ne fait rien, on tient tout de même. Pourtant, ils étaient trop, il fallait bien déguerpir. On se bat dans un enclos, on défend la gare, au milieu d’un tel train, qu’il y avait de quoi rester sourd... Et puis, je ne sais plus, la ville devait être prise, nous nous sommes trouvés sur une montagne, le Geissberg, comme ils disent, je crois ; et alors, là, retranchés dans une espèce de château, ce que nous en avons tué, de ces cochons ! Ils sautaient en l’air, ça faisait plaisir de les voir retomber sur le nez... Et puis, que voulez-vous ? il en arrivait, il en arrivait toujours, dix hommes contre un, et du canon tant qu’on en demandait. Le courage, dans ces histoires-là, ça ne sert qu’à rester sur le carreau. Enfin, une telle marmelade, que nous avons dû foutre le camp... N’empêche que, pour des serins, nos officiers se sont montrés de fameux serins, n’est-ce pas, Picot ?

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Emile ZOLA La débâcle (1892), Paris, Gallimard, 2006, p. 243-244. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Des heures s’écoulèrent, elle s’inquiétait maintenant des lointaines lueurs aperçues dans la campagne, par-dessus les remparts. Il faisait si sombre, qu’elle tâchait de reconstituer les lieux. En bas, cette grande nappe pâle, c’étaient bien les prairies inondées. Alors, quel était donc ce feu, qu’elle avait vu briller et s’éteindre, là-haut, sans doute sur la Marfée ? Et, de toutes parts, il en flambait d’autres, à Pont-Maugis, à Noyers, à Frénois, des feux mystérieux qui vacillaient comme au-dessus d’une multitude innombrable, pullulant dans l’ombre. Puis, davantage encore, des rumeurs extraordinaires la faisaient tressaillir, le piétinement d’un peuple en marche, des souffles de bêtes, des chocs d’armes, toute une chevauchée au fond de ces ténèbres d’enfer. Brusquement, éclata un coup de canon, un seul, formidable, effrayant dans l’absolu silence qui suivit. Elle en eut le sang glacé. Qu’était-ce donc ? Un signal sans doute, la réussite de quelque mouvement, l’annonce qu’ils étaient prêts, là-bas, et que le soleil pouvait paraître. Vers deux heures, tout habillée, Henriette vint se jeter sur son lit, en négligeant même de fermer la fenêtre. La fatigue, l’anxiété l’écrasaient. Qu’avait-elle, à grelotter ainsi de fièvre, elle si calme d’habitude, marchant d’un pas si léger, qu’on ne l’entendait pas vivre ? Et elle sommeilla péniblement, engourdie, avec la sensation persistante du malheur qui pesait dans le ciel noir. Tout d’un coup, au fond de son mauvais sommeil, le canon recommença, des détonations sourdes, lointaines ; et il ne cessait plus, régulier, entêté. Frissonnante, elle se mit sur son séant. Où était-elle donc ? Elle ne reconnaissait plus, elle ne voyait plus la chambre, qu’une épaisse fumée semblait emplir. Puis, elle comprit : des brouillards, qui s’étaient levés du fleuve voisin, avaient dû envahir la pièce. Dehors, le canon redoublait. Elle sauta du lit, elle courut à la fenêtre, pour écouter. Quatre heures sonnaient à un clocher de Sedan. Le petit jour pointait, louche et sale dans la brume roussâtre. Impossible de rien voir, elle ne distinguait même plus les bâtiments du collège, à quelques mètres. Où tirait-on, mon Dieu ? Sa première pensée fut pour son frère Maurice, car les coups étaient si assourdis, qu’ils lui semblaient venir du nord, par-dessus la ville. Puis, elle n’en put douter, on tirait là, devant elle, et elle trembla pour son mari. C’était à Bazeilles, certainement. Pourtant, elle se rassura pendant quelques minutes, les détonations lui paraissaient être, par moments, à sa droite. On se battait peut-être à Donchery, dont elle savait qu’on n’avait pu faire sauter le pont. Et ensuite la plus cruelle indécision s’empara d’elle : était-ce à Donchery, était-ce à Bazeilles ? Il devenait impossible de s’en rendre compte, dans le bourdonnement qui lui emplissait la tête. Bientôt, son tourment fut tel, qu’elle se sentit incapable de rester là davantage, à attendre. Elle frémissait d’un besoin immédiat de savoir, elle jeta un châle sur ses épaules et sortit, allant aux nouvelles.

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Emile ZOLA La débâcle (1892), Paris, Gallimard, 2006, p. 352-353. 5 10 15 20 25 30

Debout, sans pouvoir comprendre, Rochas n’avait pas fait un mouvement pour fuir. Il attendait, il bégaya : « Eh bien ! quoi donc ? quoi donc ? » Cela ne lui entrait pas dans la cervelle, que ce fût la défaite encore. On changeait tout, même la façon de se battre. Ces gens n’auraient-ils pas dû attendre, de l’autre côté du vallon, qu’on allât les vaincre ? On avait beau en tuer, il en arrivait toujours. Qu’est-ce que c’était que cette fichue guerre, où l’on se rassemblait dix pour en écraser un, où l’ennemi ne se montrait que le soir, après vous avoir mis en déroute par toute une journée de prudente canonnade ? Ahuri, éperdu, n’ayant jusque-là rien compris à la campagne, il se sentait enveloppé, emporté par quelque chose de supérieur, auquel il ne résistait plus, bien qu’il répétât machinalement, dans son obstination : « Courage, mes enfants, la victoire est là-bas ! » D’un geste prompt, cependant, il avait repris le drapeau. C’était sa pensée dernière, le cacher, pour que les prussiens ne l’eussent pas. Mais, bien que la hampe fût rompue, elle s’embarrassa dans ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la mort, il arracha la soie du drapeau, la déchira, cherchant à l’anéantir. Et ce fut à ce moment que, frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s’affaissa parmi ces lambeaux tricolores, comme vêtu d’eux. Il vécut encore une minute, les yeux élargis, voyant peut-être monter à l’horizon la vision vraie de la guerre, l’atroce lutte vitale qu’il ne faut accepter que d’un cœur résigné et grave, ainsi qu’une loi. Puis, il eut un petit hoquet, il s’en alla dans son ahurissement d’enfant, tel qu’un pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé sous la nécessité de l’énorme et impassible nature. Avec lui, finissait une légende.

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*Charles-Ferdinand RAMUZ La guerre dans le Haut-Pays (1913), in Romans, I, Paris, Gallimard, 2005, p. 910-911. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Il s’est avancé jusque sous le perron ; il ne s’occupe plus de rien, sans doute qu’elle va répondre. Mais voilà que des pas s’approchent, une femme passe en courant, la cloche sonne toujours plus fort, c’est à se demander si le ciel ne va pas crouler ; enfin il y a cette lueur qui monte, cependant que des cris s’élèvent : « Au feu ! au feu ! » Félicie n’a rien dit ; elle a été tout éclairée ; elle s’est pris la tête dans ses mains. Et, lui, regardant où elle regardait, une flamme, là-bas est montée toute droite comme quand on lève le bras. A ce moment, quelqu’un cria : « C’est chez Pierre Ansermoz qu’il brûle ! » C’était, au coin de la maison d’Ansermoz, comme une plume à un chapeau, cela se balançait en l’air comme une plume à un chapeau ; toute une foule entourait la maison. Mais, au lieu qu’ils songeassent à combattre le feu, tous ces garçons et tous ces hommes avaient l’air enchantés de voir qu’il avait pris si bien ; ils applaudissaient à ce feu. On commençait à comprendre ce qu’ils disaient, parce qu’ils criaient de plus en plus fort : « Si on le mettait aussi par-devant ? » « Bonne idée ! » « Mon vieux, ça t’apprendra à avoir la langue trop longue… Fait-il chaud, dis ? C’est bon, l’hiver. » La porte de la maison s’était ouverte. Des bras se levèrent, elle se referma. Un instant se passa encore ; maintenant c’était la fenêtre qui s’ouvrait. Un homme parut, s’y penchant, et il agitait la main devant lui, comme quelqu’un qui veut parler : des huées lui répondirent. Et David reconnut Ansermoz, et l’idée germait dans sa tête ; il n’avait toujours pas bougé. Il devait bien pourtant avoir compris ; voilà qu’Ansermoz avait maintenant essayé de passer une jambe par-dessus le soubassement : on se jeta sur lui, il tomba à la renverse. Et la porte s’était rouverte ; cette fois, Ansermoz tenait un pistolet, le poing tendu, prêt à faire feu, peut-être bien qu’il passerait cette fois : tout à coup il fut empoigné par-derrière. C’était un des garçons qui avait réussi à se glisser entre la porte et lui. David fut secoué par tout le corps d’un grand frisson ; il dit tout haut : « Il faut que j’aille. » Il parlait comme pour lui seul, il semblait avoir oublié que Félicie fût là. Il fit d’abord un pas ou deux ; un grand reflet peignait en rouge sa figure. Tout à coup, il prit son élan. Est-ce qu’il entendit qu’elle l’appelait, et une première fois, une deuxième fois, une troisième fois, elle l’appela : « David, David ! ne va pas ! » et de plus en plus fort : « S’il te plaît David, ne va pas ! » – et il ne s’était même pas retourné… Alors vint l’attaque qui fut si soudaine que personne ne songea d’abord à se défendre. Ils reçurent ces coups de bâton sur le dos, sur les épaules, sur la tête ; aucun parmi les garçons ne reconnut d’abord David, tellement on s’attendait peu à le voir. Ils durent croire, bien sûr, que c’était le diable lui-même ; ils reculèrent, les garçons. Et Ansermoz, s’étant relevé tout de suite, vint à David, David lui dit : « Arrive ! » David tenait son bâton, c’était un long éclat de bois qu’il avait arraché à une barrière en venant. Ils s’avancèrent tous deux ; David tenait son bâton, il le levait au bout de son bras. Ils arrivèrent à la foule, elle s’ouvrit devant eux. Un pan de toit à ce moment s’écroula ; personne ne bougeait plus, personne ne disait plus rien ; et, quand les gens revinrent à eux et s’y reconnurent, quand on commença à crier : « Courez-leur après ! Attrapez-les » les deux hommes avaient disparu.

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Louis-Ferdinand CELINE Voyage au bout de la nuit (1932), Paris, Gallimard, 1994, p. 9-10. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Justement la guerre approchait de nous deux sans qu’on s’en soye rendu compte et je n’avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion m’avait fatigué. Et puis, j’étais ému aussi parce que le garçon m’avait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était du même avis sur presque tout. « C’est vrai, t’as raison en somme, que j’ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu’est-ce qu’on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille ! qu’ils disent. C’est ça encore qu’est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignolles, et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui s’en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de gueule comme ça : "Bandes de charognes, c’est la guerre ! qu’ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n°2 et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu’il faut à bord ! Tous en chœur ! Gueulez voir d’abord un bon coup et que ça tremble : Vive la Patrie n°1 ! Qu’on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où c’est fait bien plus vite encore qu’ici !" – C’est tout à fait comme ça ! » que m’approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre. Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme. « J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore. – T’es rien c… Ferdinand ! » qu’il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l’effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait. Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça m’a pas arrêté. J’étais au pas. « J’y suis, j’y reste ! » que je me dis. « On verra bien, eh navet ! » que j’ai même encore eu le temps de lui crier avant qu’on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s’est fait exactement ainsi. Alors on a marché longtemps. Y en avait plus qu’il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragement, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines églises. Il y en avait des patriotes ! Et puis il s’est mis à y en avoir moins des patriotes… La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d’encouragements, plus un seul, sur la route. Nous n’étions donc plus rien qu’entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s’est arrêtée. « En résumé, que je me suis dit alors, quand j’ai vu comment ça tournait, c’est plus drôle ! C’est tout à recommencer ! » J’allais m’en aller. Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.

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Louis-Ferdinand CELINE Voyage au bout de la nuit (1932), Paris, Gallimard, 1994, p. 13-14. 5 10 15 20 25 30 35 40

Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre décidément, n’était pas terminée ! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante ! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s’il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement. Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer. Le colonel, c’était donc un monstre ! A présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment… Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi des millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

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Louis-Ferdinand CELINE Voyage au bout de la nuit (1932), Paris, Gallimard, 1994, p. 9-10. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

« Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le véritable avenir du véritable soldat ! Ah ! camarade ! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! Ecoutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de notre Société : "L’attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux…" Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours, je vous préviens, quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille… C’est le signe… Il est infaillible. C’est par l’affection que ça commence. Louis XIV lui au moins, qu’on se souvienne, s’en foutait à tout rompre du bon peuple. Quant à Louis XV, de même. Il s’en barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-là, certes, les pauvres n’ont jamais bien vécu, mais on ne mettait pas à les étriper l’entêtement et l’acharnement qu’on trouve à nos tyrans d’aujourd’hui. Il n’y a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le mépris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par intérêt ou sadisme… Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencé par raconter des histoires au bon peuple… Lui qui ne connaissait que le catéchisme ! Ils se sont mis, proclamèrent-ils, à l’éduquer… Ah ! ils en avaient des vérités à lui révéler ! et des belles ! Et des pas fatiguées ! Qui brillaient ! Qu’on en restait tout ébloui ! C’est ça ! qu’il a commencé par dire, le bon peuple, c’est bien ça ! C’est tout à fait ça ! Mourons tous pour ça ! Il ne demande jamais qu’à mourir le peuple ! Il est ainsi. "Vive Diderot !" qu’ils ont gueulé et puis "Bravo Voltaire !" En voilà au moins des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! Et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils l’émancipent ! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! C’est le salut ! Nom de Dieu ! Et en vitesse ! Plus d’illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se battent ! Et qui marchent ! Et qui envoient des baisers ! A ce régime-là, bientôt il fut fin mûr le bon peuple. Alors n’est-ce pas l’enthousiasme d’être libéré il faut que ça serve à quelque chose ? Danton n’était pas éloquent pour des prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, qu’on les entend encore, il vous l’a mobilisé en un tour de main le bon peuple ! Et ce fut le premier départ des premiers bataillons d’émancipés frénétiques ! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu’emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres ! Pour lui-même Dumouriez, venu trop tard à ce petit jeu idéaliste, entièrement inédit, préférant somme toute le pognon, il déserta. Ce fut notre dernier mercenaire… Le soldat gratuit ça c’était nouveau… Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe qu’il était, arrivant à Valmy en reçut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et

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passionnées qui venaient se faire étripailler spontanément par le roi de Prusse pour la défense de l’inédite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment qu’il avait encore bien des choses à apprendre. "De ce jour, clama-t-il, magnifiquement, selon les habitudes de son génie, commence une époque nouvelle !" Tu parles ! Par la suite, comme le système était excellent, on se mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins en moins cher, à cause du perfectionnement du système. Tout le monde s’en est bien trouvé. Bismarck, les deux Napoléon, Barrès aussi bien que la cavalière Elsa. La religion drapeautique remplaça promptement la céleste, vieux nuage déjà dégonflé par la Réforme et condensé depuis longtemps en tirelires épiscopales. Autrefois, la mode fanatique, c’était "Vive Jésus ! Au bûcher les hérétiques !", mais rares et volontaires après tout les hérétiques… Tandis que désormais, où nous voici, c’est par hordes immenses que les cris : "Au poteau les salsifis sans fibres ! Les citrons sans jus ! Les innocents lecteurs ! Par millions face à droite ! " provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! Et s’il y en a là-dedans des immondes qui se refusent à comprendre ces choses sublimes, ils n’ont qu’à aller s’enterrer tout de suite avec les autres, pas tout à fait cependant, mais au fin bout du cimetière, sous l’épitaphe infamante des lâches sans idéal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique à un petit bout d’ombre du monument adjudicataire et communal élevé pour les morts convenables dans l’allée du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l’écho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et frémir de la gueule au-dessus des tombes après le déjeuner… » Mais au fond du jardin, on l’appela Princhard. Le médecin-chef le faisait demander d’urgence par son infirmier de service.« J’y vais », qu’il a répondu Princhard, et n’eut que le temps juste de me passer le brouillon du discours qu’il venait ainsi d’essayer sur moi. Un truc de cabotin. Lui, Princhard, je ne le revis jamais. Il avait le vice des intellectuels, il était futile. Il savait trop de choses ce garçon-là et ces choses l’embrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour s’exciter, se décider. C’est loin déjà de nous le soir où il est parti, quand j’y pense. Je m’en souviens quand même. Ces maisons du faubourg qui limitaient notre parc se détachaient encore une fois, bien nettes, comme font toutes les choses avant que le soir les prenne. Les arbres grandissaient dans l’ombre et montaient au ciel rejoindre la nuit. Je n’ai jamais rien fait pour avoir de ses nouvelles, pour savoir s’il était vraiment « disparu » ce Princhard, comme on l’a répété. Mais c’est mieux qu’il soit disparu.

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Charles de GAULLE, « Mémoires de guerre » (1954), in Mémoires, Paris, Gallimard, 2000. 5 10 15 20 25 30

Cinq semaines après, éclatait la foudre. Le 10 mai, l’ennemi, ayant auparavant mis la main sur le Danemark et presque toute la Norvège, entamait sa grande offensive. Celle-ci serait, de bout en bout, menée par les forces mécaniques et par l’aviation, la masse suivant le mouvement sans qu’il fût jamais besoin de l’engager à fond. En deux groupements : Hoth et Kleist, dix divisions cuirassées et six motorisées se ruaient vers l’ouest. Sept de ces dix Panzers, traversant l’Ardenne, atteignaient la Meuse en trois jours. Le 14 mai, elles l’avaient franchie, à Dinant, Givet, Monthermé, Sedan, tandis que quatre grandes unités motorisées les appuyaient et les couvraient, que l’aviation d’assaut les accompagnait sans relâche et que les bombardiers allemands, frappant derrière notre front les voies ferrées et les carrefours, paralysaient nos transports. Le 18 mai, ces sept Panzers étaient réunies autour de Saint-Quentin, prêtes à foncer, soit sur Paris, soit sur Dunkerque, ayant franchi la ligne Maginot, rompu notre dispositif, anéanti l’une de nos armées. Pendant ce temps, les trois autres, accompagnées de deux motorisées et opérant dans les Pays-Bas et le Brabant, où les Alliés disposaient de l’armée hollandaise, de l’armée belge, de l’armée britannique et de deux armées françaises, jetaient dans cet ensemble de 800 000 combattants un trouble qui ne serait pas réparé. On peut dire qu’en une semaine le destin était scellé. Sur la pente fatale, où une erreur démesurée nous avait, depuis longtemps, engagés, l’armée, l’Etat, la France, roulaient, maintenant, à un rythme vertigineux.

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Claude SIMON, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, p. 35. 5 10 15 20 25 30

la voix de son père, empreinte de cette tristesse, de cet intraitable et vacillant acharnement à se convaincre elle-même sinon de l’utilité ou de la véracité de ce qu’elle disait, du moins de l’utilité de croire à l’utilité de le dire, s’obstinant pour lui tout seul – comme un enfant siffle en traversant un bois dans le noir avait-il dit –, continuant à présent à lui parvenir, non plus à travers la pénombre du kiosque dans la stagnante chaleur d’août, de l’été pourrissant où quelque chose finissait définitivement de se corrompre, puant déjà, se gonflant comme un cadavre empli de vers et crevant à la fin, ne laissant plus subsister qu’un insignifiant résidu, l’amas de journaux froissés où depuis longtemps on ne distinguait plus rien (même pas des lettres, des signes reconnaissables, même plus les gros titres à sensation : à peine une tache, une ombre un peu plus grise sur la grisaille du papier), mais (la voix, les paroles) s’élevant maintenant dans les ténèbres froides où, invisible, s’étirait interminablement la longue théorie des chevaux en marche depuis toujours semblait-il : comme si son père n’avait jamais cessé de parler, Georges attrapant au passage un des chevaux et sautant dessus, comme s’il s’était simplement levé de son siège, avait enfourché une de ces ombres cheminant depuis la nuit des temps, le vieil homme continuant à parler à un fauteuil vide tandis qu’il s’éloignait, disparaissait, la voix solitaire s’obstinant, porteuse de mots inutiles et vides, luttant pied à pied contre cette chose fourmillesque qui remplissait la nuit d’automne, la noyait, la submergeait à la fin sous son majestueux et indifférent piétinement.

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*Julien GRACQ Un balcon en forêt (1958), Paris, Corti, 2007, p. 167-168. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

– Quelle histoire ! pensa-t-il. Il se sentait encore un peu hébété, mais il essayait de rassembler ses idées ; il comprenait que la porte claquée sur lui avait tiré un trait, s’était refermée sur un épilogue : sa courte aventure de guerre avait pris fin. Ce qui le frappait, c’était le vide qui s’était fait autour de lui ; un vide fantomatique, béant, fade, qui l’aspirait. Il avait renvoyé Mona. Olivon, Hervouët étaient morts. Gourcuff était parti. La guerre glissait très loin, très insignifiante maintenant, mangée déjà par ces ombres terreuses, pesantes, qui revenaient se tapir en rond. Il regardait autour de lui, encore étourdi par le choc de sa blessure, flotter l’eau lourde de la pièce claquemurée qui dormait debout sous la lune, écrasée par le silence de la campagne. « Quel déménagement ! » pensa-t-il. Il essayait de se rappeler en plissant le front ce qu’il avait guetté de sa fenêtre tout l’hiver dans le lointain de la route avec cette fièvre, cette curiosité malade. « J’avais-peur et envie, se dit-il. J’attendais que quelque chose arrive. J’avais fait de la place pour quelque chose… ». Il savait bien que quelque chose était arrivé, mais il lui semblait que ce ne fût pas réellement : la guerre continuait à se cacher derrière ses fantômes, le monde autour de lui à s’évacuer silencieusement. Le souvenir lui revenait maintenant des rondes de nuit dans la forêt, au bord de la frontière muette, d’où il était tant de fois remonté vers ce lit, vers Mona. Rien n’avait pris corps. Le monde restait évasif, gardait le toucher cotonneux, mou, des chambres d’hôtel sous la morne lumière bleue. Allongé sur le lit, dans le noir, au creux de la maison vide, il redevenait le rôdeur aveugle qu’il avait été tout l’hiver ; il continuait à glisser sur une lisière crépusculaire, indécise, comme on marche au bord d’une plage, la nuit. « Mais maintenant je touche le fond, se dit-il avec une espèce de sécurité. Il n’y a rien à attendre de plus. Rien d’autre. Je suis revenu ». – Il ne faut pas que je fasse de la lumière, pensa-t-il. Il se mit debout, chercha à tâtons la table de toilette, trouva le pot à eau posé au milieu de la cuvette, et but longuement ; il sentait par instants glisser sur sa langue une fine et fade pellicule de poussière ; il songea qu’il y avait moins de huit jours qu’il avait quitté Mona. Puis il s’allongea sur la moquette et lava sa blessure. L’eau coulait à terre sans bruit, bue à mesure par le tapis épais. Le liquide froid le brûlait, mais, quand il eut baigné la plaie, il lui sembla que la douleur était un peu calmée : il se remit debout et but encore un peu d’eau. Une faible ombre grise semblait venir à lui du fond de la pièce et lui faire signe ; il leva la main ; l’ombre dans le miroir répéta le geste avec une lenteur exténuée, comme si elle flottait dans des épaisseurs d’eau ; il se pencha en avant jusqu’à coller presque le nez contre le miroir – mais l’ombre restait floue, mangée de partout par le noir : la vie ne se rejoignait pas à elle-même : il n’y avait rien, que ce tête à tête un peu plus proche avec une ombre voilée qu’il ne dévisageait pas. Cependant des pensées flottaient par moments dans sa cervelle, qui lui paraissaient soudain infiniment lointaines : il se demanda si Gourcuff était arrivé à la Meuse. « Varin avait raison, pour les trémies », se dit-il, impartialement. Mais tout cela lui était indifférent. Il n’arrivait rien. Il n’y avait personne. Seulement cette ombre têtue, voilée, intimidante, qui flottait vers lui sans le rejoindre du fon de ses limbes vagues – ce silence étourdissant. Cependant une fatigue maintenant lui plombait la tête et l’engourdissait – il se sentait envahi d’une somnolence lourde. Il s’allongea de nouveau de tout son long sur la courtepointe sans se dévêtir, une jambe nue : le silence se referma comme une eau tranquille. Il se souvint qu’il l’avait écouté parfois, allongé près de Mona endormie : il songea encore un moment à elle ; il revoyait la route sous la pluie où il l’avait rencontrée, où ils avaient tant ri quand elle avait dit « Je suis veuve ». Mais cette pensée même ne se fixait pas : il lui semblait qu’elle remontait malgré lui vers des eaux plus légères. « Plus bas – se disait-il – beaucoup plus bas… ». Il entendit le chien aboyer deux ou trois fois encore, puis le cri de la hulotte à la lisière toute proche des taillis, puis il n’entendit plus rien : la terre autour de lui était morte comme une plaine de neige. La vie retombait à ce silence douceâtre de prairie d’asphodèles, plein du léger froissement du sang contre l’oreille, comme au fond d’un coquillage le bruit de la mer qu’on n’atteindra jamais. Comme il se retournait pesamment, il entendit les plaques d’identité crisser dans sa poche écrasée ; il se demanda ce qu’Olivon et Hervouët avaient payé avec cette monnaie funèbre. « Rien sans doute » pensa-t-il. Il resta un moment encore les yeux grands ouverts dans le noir vers le plafond, tout à fait immobile, écoutant le bourdonnement de la mouche bleue qui se cognait lourdement aux murs et aux vitres. Puis il tira la couverture sur la tête et s’endormit.

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*Gustave FLAUBERT L’éducation sentimentale (1870), Paris, Gallimard, 1996, p. 448-451. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. L’état de siège était décrété, l’Assemblée dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes. Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble, et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de Mme Arnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, - perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; et, en haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à l’ombre du toit natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit. Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans rien de plus. « Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? » dit Frédéric à un ouvrier. L’homme en blouse lui répondit : « Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois Qu’ils s’arrangent ! » Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien : « Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exterminer ! » Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour Nogent par le premier convoi. Les maisons bientôt disparurent, la campagne s’élargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint. « Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur... Bah ! n’y pensons plus » Puis, cinq minutes après : « Qui sait, cependant ?... plus tard, pourquoi pas ? » Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de vagues horizons. « Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! » A mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d’eau ; on arrivait ; il descendit. Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de soleil ; - et l’étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu’il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d’exaltation, il se dit : « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! » La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église,

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un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent. Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! - portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ? Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège. Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris. Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d’Eau jusqu’au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards. Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de l’Opéra. Les maisons d’en face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs casques et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée. Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues. Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, - Dussardier, - remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide. Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée. L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier : « Vive la République ! » Il tomba sur le dos, les bras en croix. Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

VI Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur. Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra. « Madame Arnoux ! »

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Charles-Ferdinand RAMUZ La guerre dans le Haut-Pays (1913), in Romans, I, Paris, Gallimard, 2005, p. 913-914. 5 10 15 20 25 30

C’est de cette façon que commença la journée, toute cette longue journée, qui sembla ne jamais devoir finir. David deux fois déjà s’était levé, était sorti ; la porte restait entrouverte. Sur le devant du fenil, tout le long du rebord du toit, des glaçons plus gros que le bras pendaient ; ils étaient pointus dans le bout comme des bougies renversées. Dessous, des espèces de trous, creusés comme à la vrille, se voyaient dans la neige ; c’étaient là que des gouttelettes étaient tombées. Et derrière le fenil, entre le mur plus qu’à moitié enfoui et la pente rejointe au toit, il y avait comme un petit tunnel. Ce n’était plus qu’une demi-maison, avec, par endroit seulement visible, un peu de sa couleur brun-rouge que le blanc d’autour avivait ; l’avancement du pignon seul en marquait l’emplacement à distance, et partout alentour, dans l’entre-deux des pentes, sous l’étroite bande du ciel, l’immense silence durait. Il continuait de n’y avoir que le craquement du feu allumé, et le bruit qu’Ansermoz faisait en mangeant, déplaçant lentement ses mâchoires l’une contre l’autre. Quand il eut fini, il bâilla, il voulut de nouveau parler ; mais David, de nouveau accoudé et de nouveau la tête dans les mains, ne fit pas seulement attention à son geste. Ansermoz bourra sa pipe avec quelques miettes de tabac qu’il avait trouvées au fond de sa poche, qui ne donnèrent qu’une pauvre petite fumée qui faisait tousser ; bientôt la pipe fut éteinte ; Ansermoz la tapota sur le bord du foyer. Le temps s’écoulait cependant. Par l’entrebâillement de la porte, on voyait le soleil descendre sur la pente en face de vous ; il fit un carré clair dans le haut de l’ouverture, dont le bas restait bleu ; encore un peu de temps et il dépasserait la crête, alors tout d’un coup l’ombre remonterait.

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Charles-Ferdinand RAMUZ La guerre dans le Haut-Pays (1913), in Romans, I, Paris, Gallimard, 2005, p. 964-965. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

A ce moment, quatre hommes survinrent, qui couraient de toutes leur forces ; ils passèrent près d’elle sans la voir. Un peu plus loin, se dressait une maison ; ils crièrent : « Isabel, es-tu là ? » La porte de la maison s’ouvrit, on vit paraître un cinquième homme : « Viens-tu avec nous, Isabel ? crièrent-ils, on est envoyés en avant pour prévenir ceux de la Tine. » Et Isabel rentra pour ressortir presque aussitôt. Elle se dit : « Comment est-ce que je m’en vais faire s’il y a ainsi tout le temps du monde ? Ils m’empêcheront de passer. » Elle n’était pourtant nullement découragée, elle se répondit : « Ça ne fait rien ; je vais suivre le chemin quand même ; toutes les fois qu’on viendra je me cacherai. » Elle se mit à courir. Il semblait qu’elle prît des forces à mesure qu’elle avançait. Dans ce fond de vallée, qui servait de conduite au son, le bruit de la cloche de nouveau se faisait entendre, quoique la direction d’où il venait ne fût plus la même, mais il était renvoyé par l’écho ; alors, sourdement, c’est du fond des bois qu’il semblait venir, comme si même les pentes se fussent animées, à quoi d’une même cadence son cœur en elle répondait. On vit venir la haute gorge. Il y a ainsi deux ou trois places où le chemin n’est plus qu’une sorte de corniche surplombant d’un côté le torrent de très haut et dominé de l’autre par des parois : elle courait plus vite encore, de peur de rencontrer quelqu’un. La gorge fut dépassée. Alors vient un endroit boisé, puis la vallées s’élargit de nouveau ; là se trouvait un hameau. Elle vit que de nouveau elle n’allait pas pouvoir passer, parce que dans ce hameau des hommes étaient en train de se rassembler. Tourner le hameau par en dessous, on n’y pouvait songer : le tourner par en haut, elle risquait d’être vue ; elle dut faire halte, elle perdait du temps. Et, pour la première fois, une crainte lui vint, tandis qu’elle songeait : « Vais-je encore le trouver ? » Car, maintenant, c’est bien la guerre : là-bas ces baïonnettes brillent et des appels se font entendre ; quinze ou vingt hommes, peut-être, sont là qui courent d’une porte à l’autre, tandis que quelques-uns d’entre eux sont déjà rangés en ordre de marche et prêts à partir. Qu’elle essaie de passer de force, on l’empêchera de passer. On lui dira : « Les femmes n’ont rien à faire ici », on lui dira : « Qui êtes-vous ? » on lui posera des questions, qu’est-ce qu’elle pourra répondre ? Si elle dit : « Je vais rejoindre mon bon ami à Entreroche », « C’est ça, lui criera-t-on, tu t’en vas chez nos ennemis, est-ce que tu serais une espionne ? » De nouveau, il y eut une bruit derrière elle comme d’une troupe en marche ; c’était maintenant toute une section en uniforme qui arrivait et eux aussi allaient au pas de course, tandis que devant eux l’officier, le sabre à l’épaule, de temps en temps criait un ordre. Ils passèrent. Elle allait sortir de sa cachette. Mais il y eut alors un lointain grondement ; quelques instants encore et les canons parurent. Comme, quand il y a un incendie, les hommes chez nous s’attellent aux pompes et par n’importe quels chemins, par les pentes les plus abruptes, accrochés comme ils peuvent aux côtés de la pompe, sur le derrière ou aux brancards, tout à coup soulevés ou bien traînés sur les genoux, roulant, glissant, tirant, tirés, mais l’essentiel est d’aller vite, – ainsi ces pièces qui venaient. Le chemin descendait raide. On ne vit qu’une grappe d’hommes balancés de droite et de gauche ; à un tournant, elle pencha à croire qu’elle allait s’abattre, elle se redressa pourtant ; à ce moment, la seconde pièce parut, elle passa de la même façon, et déjà l’une et l’autre, sans même ralentir, atteignaient le hameau. Les cris, là-bas, redoublèrent. Cette fois, c’est bien la guerre, et même on est heureux, semble-t-il, de la guerre, d’où ces cris qui se font entendre et à présent c’est un coup de fusil. Sans doute est-ce quelqu’un qui essaie son arme, l’ayant chargée à blanc. Mais, elle, qu’est-ce qu’elle va faire ? « Tant pis, se dit-elle, je tourne le hameau par en haut. » Elle avait troussé sa jupe, c’était une vieille jupe trouée ; ce matin encore, elle était malade, on ne pouvait pas penser qu’elle sortirait, elle mettait ses vieilles choses ; d’ailleurs, elle n’a pas froid et même elle a trop chaud. Le soleil donne, la neige est amollie, elle perd encore bien du temps. Il a dû y avoir à un endroit le lit d’un ruisseau ; elle a senti sous son pied comme une voûte qui cédait ; les ruisseaux, l’hiver, percent des petits tunnels dans l’épaisseur qui les recouvre, et les parois en gèlent, mais ce n’est qu’une mince croûte. Elle a eu mille peines à dégager son pied. Néanmoins voilà le hameau tourné ; elle a rejoint le chemin.

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Charles-Ferdinand RAMUZ La guerre dans le Haut-Pays (1913), in Romans, I, Paris, Gallimard, 2005, p. 859. 5 10 15 20 25 30

Elle lui donna sa main. Elle sentait qu’elle ne devait plus rien dire, donc, elle ne dit plus rien. Elle lui donna sa main, voilà tout, et il la prit, et il la tenait sur ses genoux, dans les siennes. Alors il vint un grand silence. La femelle merle elle-même s’était tue, ayant probablement regagné son nid, et les petits oiseaux, qui passaient de temps en temps, ne faisaient entendre qu’un léger frémissement d’ailes. C’est dimanche sur les montagnes. A droite, à gauche, devant soi, où qu’on se tourne, elles se dressent, et elles ont beau appartenir à des chaînes différentes, l’endroit où ces chaînes se nouent n’est que difficilement visible pour l’œil. La seule différence qu’il y ait entre elles, c’est que celles du sud sont de beaucoup les plus hautes et leur sommet est encore encapuchonné de neige. On aperçoit des gorges, des saillies, des corniches ; certaines de ces parois sont tout entière ceinturées par des espèces de petits chemins parallèles en surplomb qu’on appelle des vires ; dessous règne l’abîme, mais c’est par là que les chasseurs de chamois vont quand même, courant après le troupeau qui fuit (et l’un le tourne, pendant que l’autre reste au poste). Ainsi l’œil glisse le long de ces parois ; au pied, il y a des éboulis, plus bas viennent les pâturages ; une glissée de l’œil encore, c’est les forêts, c’est la vallée ; et on est de nouveau, comme avant, dans le petit bois. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre dans le bois du Tabousset ; il faisait dimanche, il faisait silence ; des nuages comme des navires se balançaient dans le grand bleu du ciel. Il tenait cette main ; il sentait, lui aussi, qu’il n’avait plus qu’à se taire.

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*Honoré de BALZAC Le Colonel Chabert (1844), Paris, Flammarion, 1992, p. 52-53. 5 10 15 20 25 30 35 40

En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instants après, Derville rentra, mis en costume de bal ; son Maître clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où Godeschal avait voulu mener ses camarades. Cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eut complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front, volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse, lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente : vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pale, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau qui couvrait le front du vieillard projetaient un sillon noir sur le haut du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du contraste, les rides blanches, les sinuosités froides, le sentiment décoloré de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme, pour faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.

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*Victor HUGO Les Misérables (1862), vol. II, éd. par Y. Gohin, Paris, Gallimard, 1999, p. 544-545. 5 10 15 20 25 30 35 40 45

Si l’océan faisait des digues, c’est ainsi qu’il les bâtirait. La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot ? la foule. On croyait voir du vacarme pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade, comme si elles eussent été là sur leur ruche, les énormes abeilles ténébreuses du progrès violent. Etait-ce une broussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce une forteresse ? Le vertige semblait avoir construit cela à coups d’aile. Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose d’olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un pêle-mêle plein de désespoir, des chevrons de toit, des morceaux de mansardes avec leur papier peint, des châssis de fenêtres avec toutes leurs vitres plantés dans les décombres, attendant le canon, des cheminées descellées, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts même du mendiant, qui contiennent à la fois de la fureur et du néant. On eût dit que c’était le haillon d’un peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-Antoine l’avait poussé là à sa porte d’un colossal coup de balai, faisant de sa misère sa barricade. Des blocs pareils à des billots, des chaînes disloquées, des charpentes à tasseaux ayant forme de potences, des roues horizontales sortant des décombres, amalgamaient à cet édifice de l’anarchie la sombre figure des vieux supplices soufferts par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme de tout ; tout ce que la guerre civile peut jeter à la tête de la société sortait de là ; ce n’était pas du combat, c’était du paroxysme ; les carabines qui défendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques espingoles, envoyaient des miettes de faïence, des osselets, des boutons d’habit, jusqu’à des roulettes de tables de nuit, projectiles dangereux à cause du cuivre. Cette barricade était forcenée ; elle jetait dans les nuées une clameur inexprimable ; à de certains moments, provoquant l’armée, elle se couvrait de foule et de tempête, une cohue de têtes flamboyantes la couronnait ; un fourmillement l’emplissait ; elle avait une crête épineuse de fusils, de sabres, de bâtons, de haches, de piques et de bayonnettes ; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ; on y entendait les cris du commandement, les chansons d’attaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes, et l’éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim. Elle était démesurée et vivante ; et, comme du dos d’une bête électrique, il en sortait un pétillement de foudres. L’esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix du peuple qui ressemble à la voix de Dieu ; une majesté étrange se dégageait de cette titanique hottée de gravats. C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï.

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Julien GRACQ Un balcon en forêt (1958), Paris, Corti, 2007, p. 167-168. 5 10 15 20 25 30

– Ça passe, mon yeutenant, fit Olivon derrière le portant. C’était une curieuse voix de gorge, d’une indifférence un peu étranglée, posée quelque part entre l’incrédulité et l’affolement. Les hommes étaient déjà aux fenêtres, nu-pieds, ébouriffés, bouclant à la hâte la ceinture de leurs culottes. Le jour n’était pas encore levé, mais la nuit pâlissait à l’est, ourlant déjà de gris le vaste horizon de mer des forêts de Belgique. L’aube mouillée était très froide ; la plante des pieds se glaçait sur le béton cru. Un énorme bourdonnement qui montait lentement vers son zénith entrait par les fenêtres ouvertes. Ce bourdonnement ne paraissait pas de la terre ; il intéressait uniformément toute la voûte du ciel, devenu soudain un firmament solide qui se mettait à vibrer comme une tôle : on pensait d’abord plutôt à un étrange phénomène météorique, une aurore boréale où le son se fût inexplicablement substitué à la clarté. Ce qui renforçait cette impression, c’était la réponse de la terre noyée dans la nuit, où rien d’humain ne bougeait encore, mais qui s’inquiétait, s’informait çà et là confusément par la voix de ses bêtes ; du côté des Buttés, dans la nuit froide où les sons portaient très loin, des chiens hurlaient sans arrêt comme à la pleine lune, et par moments, sur la basse du grondement uni, on entendait monter des sous-bois tout proches un caquettement d’alarme étouffé et cauteleux. De l’horizon, une nouvelle nappe de vrombissements commença à sourdre, à s’élargir, à monter sans hâte vers sa culmination paisible, à coulisser majestueusement sur le ciel, et cette fois, brusquement, les chiens se turent : il n’y avait plus qu’elle. Puis le grondement s’abaissa, perdant de son unisson puissant de vague lisse, laissant traîner derrière lui des hoquètements, des ronronnements rôdeurs et isolés, et des coqs éclatèrent dans la forêt vide, sur la terre stupéfiée et vacante comme une fin d’orage : le jour commençait à se lever.

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*Claude SIMON La route des Flandres (1960), Paris, Minuit, 1993, p. 209-211. 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50

Et Blum : « Mais tu parles comme un livre !... » Et Georges relevant la tête, le regardant un moment, perplexe, interdit, et à la fin haussant les épaules disant : « C’est vrai. Excuse-moi. Une habitude, une tare héréditaire. Mon père a absolument tenu à ce que je me fasse recaler à Normale. Il tenait absolument à ce que je profite au moins un peu de cette merveilleuse culture que des siècles de pensée nous ont léguée. Il voulait à toute force que son enfant jouisse des incomparables privilèges de la civilisation occidentale. Etant le fils de paysans analphabètes, il est tellement fier d’avoir pu apprendre à lire qu’il est intimement persuadé qu’il n’y a pas de problème, et en particulier celui du bonheur de l’humanité, qui ne puisse être résolu par la lecture des bons auteurs. Il a même trouvé l’autre jour le moyen de se réserver (et je t’assure que si tu connaissais ma mère tu te rendrais compte de l’exploit, de la volonté, et par conséquent du degré d’émotion, de désarroi, que cela représente) cinq lignes sur les insipides lamentations qu’elle répand tout au long de ces lettres aux lignes heureusement limitées que nous sommes autorisés à recevoir, pour ajouter au concert ses propres lamentations en me faisant part de son désespoir à la nouvelle du bombardement de Leipzig et de sa paraît-il irremplaçable bibliothèque (s’interrompant, se taisant, pouvant voir sans avoir besoin de la sortir de son portefeuille la lettre – la seule qu’il ait gardée de toutes celles écrites par Sabine et au bas desquelles son père se contentait habituellement de tracer au-dessous du fatidique « Nous t’embrassons bien fort » les minuscules pattes de mouches dans lesquelles Georges était le seul à savoir qu’il fallait lire « Papa » –, revoyant donc (encore plus pattes de mouches, encore plus serrée, compressée par le manque de place et le désir d’en dire le plus possible dans le moins d’espace possible) la fine et délicate écriture d’universitaire, le maladroit style télégraphique : « …laissé à ta mère le soin de te donner de nos nouvelles qui sont bonnes comme tu le vois… dans la mesure où quelque chose peut être bon aujourd’hui te sachant pensant sans cesse à toi là-bas et à ce monde où l’homme s’acharne à se détruire lui-même non seulement dans la chair de ses enfants mais encore dans ce qu’il a pu faire, laisser, léguer de meilleur : l’Histoire dira plus tard ce que l’humanité a perdu l’autre jour en quelques minutes, l’héritage de plusieurs siècles, dans le bombardement de ce qui était la plus précieuse bibliothèque du monde, tout cela est d’une infinie tristesse, ton vieux père », pouvant le voir assis, pachydermique, massif, presque difforme, dans la pénombre du kiosque où ils s’étaient tenus tous les deux ce dernier soir avant son départ tandis que leur parvenait du dehors le bourdonnement tantôt rageur tantôt assourdi du tracteur sur lequel le métayer achevait de faucher la grande prairie, le pénétrant et vert parfum de l’herbe coupée flottant dans le tiède crépuscule, les entourant, l’entêtante exhalaison de l’été, l’obscure silhouette du métayer juché sur le tracteur avec son chapeau de paille aux bords ébréchés et déchiquetés comme une noire auréole reflétée deux fois par les lunettes, parcourant lentement la surface courbe et brillante des verres devant le visage obscur et triste de son père, et tous les deux face à face, ne trouvant rien à se dire, tous deux murés dans cette pathétique incompréhension, cette impossibilité de communiquer qui s’était établie entre eux et qu’il (son père) venait d’essayer encore une fois de briser, Georges entendant sa bouche qui continuait (n’avait sans doute pas arrêté) de parler, sa voix lui parvenir disant : ) « …à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves, gal… »

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Blaise CENDRARS J’ai tué (1918), in Tout autour d’aujourd’hui, 11, Paris, Denoël, 2005, p. 11-16. 5 10 15 20 25 30 35 40 45

Ils viennent. De tous les horizons. Jour et nuit. 1000 trains déversent des hommes et du matériel. Le soir, nous traversons une ville déserte. Dans cette ville, il y a un grand hôtel moderne, haut et carré. C’est le G. Q. G. Des automobiles à fanion, des caisses d’emballage, une chaise-balançoire de bazar. Des jeunes gens très distingués, en tenue impeccable de chauffeur, causent et fument. Un roman jaune sur le trottoir, une cuvette et une bouteille d’eau de Cologne. Derrière l’hôtel, il y a une petite villa enfouie sous les arbres. On n’en voit pas bien la façade. Une tache blanche. La route passe devant la grille, tourne et longe le mur du parc. On marche soudain sur une profonde litière de paille fraîche qui absorbe le bruit traînard des milliers et des milliers de godillots qui viennent. On n’entend que le frôlement des bras balancés en cadence, le cliquetis d’une baïonnette, d’une gourmette ou le heurt mat d’un bidon. Respiration d’un million d’hommes. Pulsation sourde. Involontairement, chacun se redresse et regarde la maison, la petite maison du généralissime. Une lumière filtre entre les volets disjoints, et dans cette lumière passe et repasse une ombre amorphe. C’est LUI. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef Responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un calcul de probabilités l’assomme sur place. Silence. Il pleut. Au bout du mur, la paille cesse. L’on tombe et repatauge dans la boue. C’est la nuit noire. Les chants de marche reprennent de plus belle.

Catherine a des pieds d’cochon Les chevilles mal faites

Les genoux cagneux Le crac moisi

Les seins pourris Voici les routes historiques qui montent au front.

A nous les gonzesses Qu’ont du poil aux fesses

On les reverra Quand la classe (bis)

On les reverra Quand la classe reviendra

…………………………….. Soldat, fais ton fourbi

Pas vu, pas pris Mes vieux roustis !

Encore un bicot d’enculé Dans la cagna de l’adjudant

……………………………………. Père Grognon

Descends ton pantalon Tiens, voilà du boudin (ter)

Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains …………………………………………………………

Pan, pan l’Arbi Les chacals sont par ici

……………………………………. C’était par un soir de printemps

Dans l’extrême sud une colonne en marche ……………………………………………………

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50 55 60 65 70 75 80 85 90 95 100

V’là l’bat’ d’Af’ qui passe Qui passe et repasse Sauf les Tonkinois

Qui vont s’ la tirer dans trois mois ………………………………………….

Les camions ronflent. A gauche, à droite, tout bouge lourdement, pesamment. Tout s’avance par à-coups, par saccades, dans la même direction. Des colonnes, des masses s’ébranlent. Tout le tremblement. Cela sent le cul de cheval enflammé, la motosacoche, le phénol et l’anis. On croirait avoir avalé une gomme tant l’air est lourd, la nuit irrespirable, les champs empestés. L’haleine du père Pinard empoisonne la nature. Vive l’aramon dans le ventre qui brûle comme une médaille vermeille ! Soudain un avion s’envole dans une grande pétarade. Les nuages l’avalent. La lune roule par-derrière. Et les peupliers de la route nationale tournent comme les rayons d’une roue vertigineuse. Les collines dégringolent. La nuit cède sous cette poussée. Le rideau se déchire. Tout pète, craque, tonne, tout à la fois. Embrasement général. Mille éclatements Des feux, des brasiers, des explosions. C’est l’avalanche des canons. Le roulement. Les barrages. Le pilon. Sur la lueur des départs se profilent éperdus des hommes obliques, l’index d’un écriteau, un cheval fou. Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparaît. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs. Nous nous entassons dans les parallèles de départ, fous, creux, hagards, mouillés, éreintés et vannés. Longues heures d’attente. On grelotte sous les obus. Longues heures de pluie. Petit froid. Petit gris. Enfin l’aube en chair de poule. Campagnes dévastées. Herbes gelées. Terres mortes. Cailloux souffreteux. Barbelés crucifères. L’attente s’éternise. Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépères entrer en gare. Il y a des locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahanement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. Grincements. Chuintements. Ululements. Hennissements. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines saoules. Cela s’enchaîne, forme des phrases, prend une signification, redouble d’intensité. Cela se précise. On perçoit le rythme ternaire particulier, une cadence propre, comme un accent humain. A la longue, ce bruit terrifiant ne fait pas plus d’effet que le bruit d’une fontaine. On pense à un jet d’eau, à un jet d’eau cosmique, tant il est régulier, ordonné, continu, mathématique. Musique des sphères. Respiration du monde. Je vois nettement un plein corsage de femme qu’une émotion agite doucement. Cela monte et descend. C’est rond. Puissant. Je songe à La Géante de Baudelaire. Sifflet d’argent. Le colonel s’élance les bras ouverts. C’est l’heure H. On part à l’attaque la cigarette aux lèvres. Aussitôt les mitrailleuses allemandes tictaquent. Les moulins à café tournent. Les balles crépitent. On avance en levant l’épaule gauche, l’omoplate tordue sur le visage, tout le corps désossé pour arriver à se faire un bouclier de soi-même. On a de la fièvre plein les tempes et de l’angoisse partout. On est crispé. Mais on marche quand même, bien aligné et avec calme. Il n’y a plus de chef galonné. On suit instinctivement celui qui a toujours montré le plus de sang-froid, souvent un obscur homme de troupe. Il n’a y plus de bluff. Il a y bien encore quelques braillards qui se font tuer en criant : « Vive la France ! » ou : « C’est pour ma femme ! » Généralement, c’est le plus taciturne qui commande et qui est en tête, suivi de quelques hystériques. Voilà le groupe qui stimule les autres. Le fanfaron se fait petit. L’âne brait. Le lâche se cache. Le faible tombe sur les genoux. Le voleur vous abandonne. Il y en a qui escomptent d’avance des porte-monnaie. Le froussard se carapate dans un trou. Il y en a qui font le mort. Et il y a toute la bande des pauvres bougres qui se font bravement tuer sans savoir comment ni pourquoi. Et il en tombe ! Maintenant les grenades éclatent comme dans une eau profonde. On est entouré de flammes et de fumées. Et c’est une peur insensée qui vous culbute dans la tranchée allemande. Après un vague brouhaha, on se reconnaît. On organise la position conquise. Les fusils

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partent tout seuls. On est tout à coup là, parmi les morts et les blessés. Pas de répit. « En avant ! En avant ! » On ne sait pas d’où vient l’ordre. Et l’on repart en abandonnant le sac. Maintenant on marche dans de l’herbe haute. On voit des canons démolis, des fougasses renversées, des obus semés dans les champs. Des mitrailleuses vous tirent dans le dos. Il y a des Allemands partout. Il faut traverser des feux de barrage. De gros noirs autrichiens qui écrabouillent une section entière. Des membres volent en l’air. Je reçois du sang plein le visage. On entend des cris déchirants. On saute les tranchées abandonnées. On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets des chiffonniers ; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles ; des terrines pleines de choses sans nom, du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. Puis, dans les coins, derrière les buissons, dans un chemin creux, il y a les morts ridicules, figés comme des momies, qui font leur petit Pompéi. Les avions volent si bas qu’ils vous font baisser la tête. Il y a là-bas un village à enlever. C’est un gros morceau. Le renfort arrive. Le bombardement reprend. Torpilles à ailettes, crapouillots. Une demi-heure, et nous nous élançons. Nous arrivons à 26 sur la position. Prestigieux décor de maisons croulantes et de barricades éventrées. Il faut nettoyer ça. Je revendique alors l’honneur de toucher un couteau à cran. On en distribue une dizaine et quelques grosses bombes à la mélinite. Me voici l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes se crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse activité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la terre on ne travaille que pour moi. Les minerais viennent du Chili, les conserves d’Australie, les cuirs d’Afrique. L’Amérique nous envoie des machines-outils, la Chine de la main-d’œuvre. Le cheval de la roulante est né dans les pampas de l’Argentine. Je fume un tabac arabe. J’ai dans ma musette du chocolat de Batavia. Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus anciennes traditions et les procédés les plus modernes. On a bouleversé les entrailles du globe et les mœurs ; on a exploité des régions encore vierges et appris un métier inexorable à des êtres inoffensifs. Des pays entiers ont été transformés en un seul jour. L’eau, l’air, le feu, l’électricité, la radiographie, l’acoustique, la balistique, les mathématiques, la métallurgie, la mode, les arts, les superstitions, la lampe, les voyages, la table, la famille, l’histoire universelle sont cet uniforme que je porte. Des paquebots franchissent les océans. Les sous-marins plongent. Les trains roulent. Des files de camions trépident. Des usines explosent. La foule des grandes villes se rue au ciné et s’arrache les journaux. Au fond des campagnes les paysans sèment et récoltent. Des âmes prient. Des chirurgiens opèrent. Des financiers s’enrichissent. Des marraines écrivent des lettres. Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot. « Vive l’humanité ! » Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. A nous deux maintenant. A coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.

Nice, 3 février 1918