5
HISTOIRE Une histoire de peau History of skin graft D. Boudana * , A. Wolber, E. Coeugniet, V. Martinot-Duquennoy, P. Pellerin Service de chirurgie plastique et reconstructrice, centre des bru ˆle ´s, ho ˆ pital R.-Salengro, CHU de Lille, boulevard du Pr E ´ mile-Laine, 59037 Lille cedex, France Rec¸u le 6 juin 2009 ; accepte´ le 16 aou ˆt 2009 MOTS CLÉS Greffe de peau ; Histoire ; Reverdin ; Ollier ; Thiersch Résumé La greffe de peau est la façon la plus simple de couvrir une perte de substance superficielle. Elle consiste à transférer un fragment de peau de taille et d’épaisseur variables qui sera complètement détaché de son site d’origine (site donneur) et déplacé pour couvrir une perte de substance (site receveur). Cette procédure simple est le fruit d’une longue et tumultueuse évolution théorique et technique. L’objectif de cet article est de retracer l’évolution historique de cette technique depuis sa découverte jusqu’à nos jours. # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Skin graft; History; Reverdin; Ollier; Thiersch Summary Skin graft is the most common and simple procedure to cover superficial defect. Skin of variable thickness and size is completely detached from its origin (donor site) to cover a defect (recipient site). This simple procedure is the result of a long and eventful technical and theoretical evolvement. The aim of this article is to retrace the history of skin grafting, from its discovery until today. # 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Les origines de la greffe de peau La greffe cutanée est une technique ancienne. Des recon- structions du nez incluant la réalisation de greffes de peau auraient été réalisées 2500 ans avant J.C. [1]. Susruta, chirurgien de l’Inde ancienne, décrit dans ses textes la reconstruction des mutilations des oreilles, du nez et des lèvres par des lambeaux et des greffes cutanées et grais- seuses d’origine glutéale, au VI e siècle avant J.C. [2]. Puis, au cours des quelques milliers d’années qui suivent, seuls quelques descriptions anecdotiques rapportent l’utilisation de greffes pour combler des pertes de substance trauma- tiques. À Bologne, dans son célèbre traité de médecine de 1597, Gaspare Tagliacozzi (15451599) (Fig. 1) mentionne pour la première fois en occident une transplantation cutanée [3]. Bien que la greffe de peau soit connue depuis des siècles, ce n’est qu’au XIX e siècle, notamment avec les travaux des français Reverdin et Ollier, que la technique des greffes est redécouverte, améliorée puis généralisée. Annales de chirurgie plastique esthétique (2010) 55, 328332 * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (D. Boudana). 0294-1260/$ see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anplas.2009.08.003

Une histoire de peau

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Une histoire de peau

HISTOIRE

Une histoire de peauHistory of skin graft

D. Boudana *, A. Wolber, E. Coeugniet, V. Martinot-Duquennoy, P. Pellerin

Service de chirurgie plastique et reconstructrice, centre des brules, hopital R.-Salengro, CHU de Lille,boulevard du Pr Emile-Laine, 59037 Lille cedex, France

Recu le 6 juin 2009 ; accepte le 16 aout 2009

MOTS CLÉSGreffe de peau ;Histoire ;Reverdin ;Ollier ;Thiersch

Résumé La greffe de peau est la façon la plus simple de couvrir une perte de substancesuperficielle. Elle consiste à transférer un fragment de peau de taille et d’épaisseur variables quisera complètement détaché de son site d’origine (site donneur) et déplacé pour couvrir uneperte de substance (site receveur). Cette procédure simple est le fruit d’une longue ettumultueuse évolution théorique et technique. L’objectif de cet article est de retracerl’évolution historique de cette technique depuis sa découverte jusqu’à nos jours.# 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSSkin graft;History;Reverdin;Ollier;Thiersch

Summary Skin graft is the most common and simple procedure to cover superficial defect.Skin of variable thickness and size is completely detached from its origin (donor site) to cover adefect (recipient site). This simple procedure is the result of a long and eventful technical andtheoretical evolvement. The aim of this article is to retrace the history of skin grafting, from itsdiscovery until today.# 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Annales de chirurgie plastique esthétique (2010) 55, 328—332

Les origines de la greffe de peau

La greffe cutanée est une technique ancienne. Des recon-structions du nez incluant la réalisation de greffes de peauauraient été réalisées 2500 ans avant J.C. [1]. Susruta,chirurgien de l’Inde ancienne, décrit dans ses textes lareconstruction des mutilations des oreilles, du nez et deslèvres par des lambeaux et des greffes cutanées et grais-

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (D. Boudana).

0294-1260/$ — see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droidoi:10.1016/j.anplas.2009.08.003

seuses d’origine glutéale, au VIe siècle avant J.C. [2]. Puis,

au cours des quelques milliers d’années qui suivent, seulsquelques descriptions anecdotiques rapportent l’utilisationde greffes pour combler des pertes de substance trauma-tiques. À Bologne, dans son célèbre traité de médecine de1597, Gaspare Tagliacozzi (1545—1599) (Fig. 1) mentionnepour la première fois en occident une transplantationcutanée [3]. Bien que la greffe de peau soit connuedepuis des siècles, ce n’est qu’au XIX

e siècle, notammentavec les travaux des français Reverdin et Ollier, que latechnique des greffes est redécouverte, améliorée puisgénéralisée.

ts réservés.

Page 2: Une histoire de peau

Figure 2 Jacques-Louis Reverdin (1842—1929).Figure 1 Portrait de Tagliacozzi. Huile sur bois, anonyme du

XVIe siècle exposée à la faculté de médecine Paris V.

Une histoire de peau 329

La redécouverte des greffes

Plus de 200 ans après Tagliacozi, Guiseppe Baronio (1759—1811), à Milan, est le premier à rapporter une série detransplantations cutanées réussies chez le mouton (1804)[4]. Dans son traité Degli innesti animali [5] (De la trans-plantation chez l’animal), il décrit ses expériences danslesquelles il réalise des transferts de greffons cutanés auto-logues. Puis aux États-Unis, Jonathan Warren à Boston etJoseph Pancoast à Philadelphie réalisent avec succès unegreffe de peau totale prélevée sur le bras, respectivement en1840 et 1844. Mais leurs réalisations n’ont que peu d’impacten Europe [6].

La popularité des greffes cutanées est contemporaine dela compréhension des mécanismes physiologiques de la cica-trisation. Ainsi, en 1863, le physiologiste et homme politicienfrançais Paul Bert (1833—1886) publie, dans son travail dedoctorat [7], sa série d’expériences sur les greffes de peau etconclut que la survie du greffon n’est possible que lorsque lesvaisseaux sanguins du site receveur colonisent la greffe. En1869, Jacques-Louis Reverdin (1842—1929) (Fig. 2), interne àl’hôpital Necker à Paris, sous la direction de Félix Guyon,note le phénomène d’îlots cutanés de régénération etconçoit la notion d’aide à l’épithélialisation par l’implanta-tion de nouveaux îlots cutanés. Reverdin tente le transfertdirect d’îlots d’épiderme prélevés en incisant, à la pointe deson bistouri, le pli cutané réalisé en pinçant la peau entre lepouce et l’index, sur un patient présentant une perte desubstance d’un membre [8]. Ces greffes sont un succès. Ildécide ensuite de prélever d’autres greffes à partir despremières pour finalement couvrir la totalité de la pertede substance.

Reverdin présente son procédé à la Société impériale dechirurgie où il est soutenu uniquement par son mentor FélixGuyon. Son travail devient rapidement célèbre aux États-Unis et en Grande-Bretagne mais reste complètement ignorépar la Société française de chirurgie. Ainsi, en mai 1870, àLondres, George David Pollock (1897—1917) [9,10] utilise satechnique avec succès sur une brûlure et durant cet été, 25greffes de peau sont rapportées dans les hôpitaux de Lon-dres. En 1872, après avoir fini ses travaux histologiques sousla direction de Ranvier au laboratoire Claude-Bernard,Reverdin publie ses travaux finaux sur les « greffesépidermiques » et présente son expérience de 50 cas [11].Aux États-Unis, de nombreux chirurgiens suivent la techniquede Reverdin et l’enthousiasme pour ces greffes se propage enAllemagne et en Europe centrale mais cette technique n’estfinalement acceptée en France que plusieurs années plustard.

Bientôt, il paraît évident que ces greffes en îlots ont desinconvénients : il est noté qu’elles accélèrent simplementla cicatrisation et que la contraction des pertes de sub-stance n’est pas améliorée. Léopold Ollier (1830—1900)(Fig. 3), à Lyon, en 1871 fut le premier à s’intéresser à ceproblème [6]. Ainsi, il place sur les pertes de substancedes bandes d’épidermes prélevées avec un couteau,assez épais au centre pour contenir des éléments duderme. Il conclut que ces greffes, déposées ensemble pourcouvrir la totalité de la perte de substance, permettentune cicatrisation plus rapide, avec une cicatrice de meil-leure qualité et moins rétractile. Il est le premier àemployer le terme de « greffes dermoépidermiques »[12,13]. Ces découvertes sont ignorées par la médecinefrançaise.

Page 3: Une histoire de peau

Figure 3 Portrait de Louis-Xavier-Edouard-Léopold Ollier(1830—1900).

Figure 4 Carl Thiersch (1822—1895), université de Leipzig.

330 D. Boudana et al.

En 1874, un chirurgien allemand du nom de Carl Thiersch(1822—1895) (Fig. 4) apporte de multiples améliorations à latechnique de greffes dermoépidermiques d’Ollier. Il proposed’abord l’excision du tissu de granulation afin d’obtenir un litpropre et bien vascularisé puis met au point un fin rasoir luipermettant de contrôler l’épaisseur des greffes dermoépi-dermiques [14]. En 1886, au congrès allemand de chirurgie, ilexpose ses perfectionnements de la technique de greffe depeau [12]. Sa découverte marque un tournant dans l’histoiredes greffes de peau [15]. Cette intervention devient connuesous le nom de « greffe de Thiersch » alors que les travauxd’Ollier restent longtemps méconnus. De nos jours, lesAnglo-saxons font référence à ces greffes sous l’appellationde « Thiersch-Ollier grafts ».

Le perfectionnement de la technique de greffe de peautotale est contemporain de celui des greffes de peau mince.Ainsi, John Reissberg Wolfe (1824—1904), chirurgien ophtal-mologiste à Glasgow, tente le transfert d’une greffe de peaude pleine épaisseur dégraissée afin de corriger un ectropionet publie ses résultats en 1875 [6,16]. Son article dans leBritish Medical Journal établit la greffe de peau totalecomme une technique essentielle en ophtalmologie [16].Puis Friedrich Von Esmarch (1823—1908), en 1885, l’utilisepour des interventions de chirurgie plastique de la face etpublie de nombreux cas [12]. Enfin, Fedor Krause (1857—1937), neurochirurgien allemand, publie en 1893 de nom-breux cas cliniques dans lesquels il rapporte l’utilisation desgreffes de peau totale sur toutes les régions du corps,généralisant ainsi leur utilisation en chirurgie reconstruc-trice [16,17].

Wolfe et Krause sont considérés comme les précurseurs dela greffe de peau totale telle qu’on la conçoit aujourd’hui(« Wolfe-Krause graft » chez les Anglo-saxons).

Au début du xxe siècle, l’utilisation de la greffe de peau segénéralise jusqu’à devenir une technique incontournabledans toutes les spécialités chirurgicales. En outre, avec les

importants progrès techniques et scientifiques, de nombreu-ses améliorations apparaissent.

Le XXe siècle et ses raffinements techniques

Les premiers raffinements techniques, au début du xxe sièclevont concerner le prélèvement des greffes. John Staige Davis(1872—1946) [16,18], en 1914, modifie la technique deReverdin. Il prélève sa greffe en soulevant l’épiderme avecune fine aiguille afin de faciliter la coupe. Il appelle satechnique pinch graft (greffe en pastille). En 1920, RicardoFinochietto (1888—1962) développe un couteau amélioré afinde contrôler l’épaisseur de la peau prélevée. Dans les années1930, le couteau de Humby (Fig. 5), ancêtre des rasoirsmodernes, est très utilisé. De multiples améliorations sui-vent alors : Watson, Goulian, Corbett ou Lagrot restent desnoms associés à des instruments encore utilisés, permettantle prélèvement de greffes.

Dans les années 1940, l’introduction du dermatome méca-nique est une évolution majeure : les dermatomes de Pad-gett-Hood (Fig. 6) et de Reese (Fig. 7) deviennent ainsi trèspopulaires. Puis Harry Brown invente en 1948 le premierdermatome électrique, qu’il a, selon plusieurs auteurs,conçut durant son séjour dans une prison japonaise au coursde la Seconde guerre mondiale [16,19].

De nos jours, de nombreux dermatomes (pneumatiques,électriques. . .) sont actuellement utilisés dont le dermatomede Zimmer1, très populaire en France et aux États-Unis.

Enfin, James Carlton Tanner (1921—1996), en 1964, intro-duit la technique de greffe de peau en filet (mesh graft enanglais) pour couvrir de larges surfaces [20]. Il révolutionne

Page 4: Une histoire de peau

Figure 5 Couteau de Humby.

Figure 6 Dermatome de Padgett-Hood.

Figure 7 Dermatome de Reese.

Une histoire de peau 331

l’utilisation des greffes de peau mince dans la chirurgie de labrûlure mais aussi de manière générale en chirurgie recon-structrice.

Finalement, avec la découverte des mécanismes de cica-trisation des greffes à partir des années 1960, de nombreuxprincipes généraux concernant la technique chirurgicale dela greffe de peau et ses indications sont établis.

Les causes d’échec des greffes sont analysées à la lumièrede la connaissance des processus de revascularisation desgreffes. Le contact étroit avec un lit receveur bien vascula-risé et la notion de stabilisation de la greffe sont établiscomme des variables majeures responsables de la plupartdes échecs. Harold Gillies (1882—1960) résume cet impératifen une phrase : « l’imperfection de l’immobilisation rigou-reuse est, après l’hématome, la seconde cause d’échec »[21]. Micheau et Lagrot, en 1966, proposent leur techniquede fixation qu’ils appellent le « moulé vaseliné », quecertains nomment de nos jours « pansement de Lagrot » [21].

Conclusion

La greffe de peau est une technique chirurgicale qui atraversé les siècles. Elle est utilisée de façon empiriqueen Inde ancienne, puis au XIX

e siècle où sa popularité aug-mente progressivement à mesure de la découverte desmécanismes de la cicatrisation. De nombreux chirurgiensfrançais, souvent ignorés par leurs pairs, ont participé à ladécouverte et au perfectionnement de cette technique(Reverdin, Ollier, Lagrot). Finalement, la découverte desmécanismes physiologiques de la revascularisation des gref-fes dans les années 1960 a permis de percer en grande partieles mystères entourant leur survie. Ces découvertes sont àl’origine des derniers raffinements techniques, améliorantles chances de cicatrisation. De nos jours, la greffe de peaureste la technique la plus employée dans la couverture despertes de substance superficielles et constitue le sujet denombreuses publications, notamment concernant les méca-nismes cellulaires et moléculaires responsables de leurrevascularisation et intégration, dont certains détails res-tent à élucider.

Conflits d’intérêts

Aucun.

Références

[1] Davis JS. Address of the President: the story of plastic surgery.Ann Surg 1941;113:641—56.

[2] Chari PS. Susruta and our heritage. Indian J Plast Surg 2003;36:4—13.

[3] Tagliacozzi G. De curtorum chirurgia per insitionem. GaspareBindoni: Venezia; 1597.

[4] Van Hee R. From fat of old pigs to fenestrated skin grafts:A fascinating history of burn’s treatment. Acta Chir Belg2007;107:481—92.

[5] Baronio G. Degli innesti animali. Dalla Stamperia e Fonderia delGenio: Milan; 1804.

[6] Hauben DJ, Baruchin A, Mahler A. On the history of the free skingraft. Ann Plast Surg 1982;9:242—5.

[7] Bert P. De la greffe animale. Paris: Martinet; 1863.[8] Reverdin JL. Greffe épidermique. Bull Soc Chir Paris 1869;

23:147.

Page 5: Une histoire de peau

332 D. Boudana et al.

[9] Freshwater MF, Krisek TJ. Skin grafting of burns: a centennial. Atribute to George David Pollock. J Trauma 1971;11:862—5.

[10] Freshwater MF, Krisek TJ, George David. Pollock and thedevelopment of skin grafting. Ann Plast Surg 1978;1:96—102.

[11] Reverdin JL. Sur la greffe épidermique. Arch Med General Paris1872;19:276—303.

[12] Chick LR. Brief history and biology of skin grafting. Ann PlastSurg 1988;21:358—65.

[13] de Mourgues G. Leopold Ollier, 1830—1900, père de la chirurgieorthopédique. Rev Chir Orthop Reparatrice Appar Mot 1979;65(Suppl. 2):2—3.

[14] Chester NP. Skin grafting in burns. Wounds 2008;20:121—4.[15] Hussey H, Talbot H, Carl Thiersch (1822—1895), Leipzig

surgeon. J Am Med Assoc 1970; 212:1518—9.

[16] Ang GC. History of skin transplantation. Clin Dermatol 2005;23:320—4.

[17] Horwitz NH. Fedor Krause (1857—1937). Neurosurgery 1996;38:844—8.

[18] Davis JS. The use of small deep skin grafts. J Am Med Assoc1914;63:985—9.

[19] Herman AR. The history of skin grafts. J Drugs Dermatol 2002;1:298—301.

[20] Tanner Jr JC, Vandeput J, Olley JF. The Mesh skin graft. PlastReconstruct Surg 1964;34:287—92.

[21] Micheau P, Costagliola M, Lagrot F. Quelques détails techniquesdans la pratique de la greffe cutanée. Ann Chir Plast Esth1966;11:209—13.