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UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D'HÉRACLITE Yves Meessen Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse 2005/3 - Tome 93 pages 331 à 353 ISSN 0034-1258 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2005-3-page-331.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Meessen Yves, « Un monde sépare tout cela d'héraclite », Recherches de Science Religieuse, 2005/3 Tome 93, p. 331-353. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 24/01/2013 00h30. © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 24/01/2013 00h30. © Centre Sèvres

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UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D'HÉRACLITE Yves Meessen Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse 2005/3 - Tome 93pages 331 à 353

ISSN 0034-1258

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2005-3-page-331.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Meessen Yves, « Un monde sépare tout cela d'héraclite », Recherches de Science Religieuse, 2005/3 Tome 93, p. 331-353. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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UN MONDE SÉPARETOUT CELA D’HÉRACLITE

Yves MEESSEN

Université de Metz

«Un monde sépare tout cela d’Héraclite » 1 affirme Heidegger dansson Introduction à la métaphysique pour dire combien le !"#"$ de

la Croix est éloigné du %"#"$ grec. Par cette affirmation, Heideggers’oppose à une conception de l’histoire qui fonderait la « classicité » 2 dela philosophie grecque à partir de la Vérité révélée dans le Christianisme.Selon cette conception, le %"#"$ d’Héraclite serait précurseur du !"#"$johannique et l’être de Parménide, une notion nécessaire qui ne seraitdevenue réalité que dans le Christianisme 3 . Toute la philosophie grec-que trouverait son accomplissement dans la Révélation. Si la « métaphy-sique de l’Exode » 4 a été la réponse la plus pertinente à un momentdonné du dialogue entre la philosophie et la théologie, l’apport de lascience phénoménologique nous propose d’opter aujourd’hui pour uneautre voie.

La phénoménologie étudie avant tout, non pas ce qui se manifeste,mais le mode de la manifestation, la loi de l’apparaître. Son but n’est doncpas de démontrer mais de montrer 5 . La démonstration utilise la causalitétandis que la « monstration » (Ausweisung) s’en tient à la mise en lumièredu « phénomène » (u&'("µ)("( vient du verbe u&'()*+&' qui veut dire se

1. « Eine Welt trennt all dieses von Heraklit » (M. HEIDEGGER, Einführung in dieMetaphysik (1935), Niemeyer, Tübingen, 1952, p. 103 ; trad. fr. par G. Kahn, Intro-duction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967, p. 142).

2. Ibid., p. 97 ; trad. fr., p. 135.3. Cf. E. GILSON, Constantes philosophiques, Vrin, Paris, 1983, p. 193.4. E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale (1932), Vrin, Paris, 2e éd., 1944,

p. 50. Cf. P. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Heidegger, Cerf, Paris, coll.« Philosophie & Théologie », Nouvelle éd., 2001, pp. 80-83.

5. Sur cette distinction entre démontrer et montrer, cf. J.-L. MARION, Étant donné,Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, Paris, coll. « Epithémée », pp. 13-17.

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montrer en venant dans la lumière) 6 . La « métaphysique de l’Exode »restait attachée à la démonstration, d’où la difficulté d’entrer dans unvéritable dialogue avec la phénoménologie. L’autre voie, pour le théolo-gien d’aujourd’hui, consiste à se situer de plain-pied avec la méthodephénoménologique. Cela pose une question épistémologique. Unescience peut-elle adopter la méthode d’une autre science sans se dénatu-rer ? En préambule, il nous faut d’abord dire que la méthode précédenteutilisée par la théologie, à savoir, la démonstration, était déjà un empruntà la philosophie. La démarche d’emprunter une méthode à la philoso-phie n’est donc pas une nouveauté radicale qui serait à proscrire d’em-blée. Cela dit, la manière d’intégrer la méthode d’une science dans uneautre science est primordiale. En adoptant la notion de causalité, lathéologie n’a pas identifié Dieu à une cause purement immanente. Dieune peut être appelé « cause » que dans la mesure où cette notion reste encohérence avec l’Écriture. Ce critère fondamental doit aussi être appli-qué avec la méthode phénoménologique, mais cela suppose un renouvel-lement de mentalité.

Pour le phénoménologue, l’être ne peut se trouver dans une régionau-delà de l’apparence. L’enjeu de l’être se situe à même son apparaître.Dès lors, se pose la question pour le théologien : un tel axiome est-ilapplicable à l’interprétation de l’Écriture ? Autrement dit, le texte del’Écriture peut-il devenir le lieu d’une exploration particulière et mêmeprivilégiée du mode de manifestation de l’être ? Que Dieu se révèlesignifie non seulement qu’il se montre dans cet « étant » particulier, quiest le Christ, mais aussi qu’il advient selon un mode de dévoilement dontlui seul a le secret. Il n’est donc pas question de lui appliquer une grilled’interprétation qui viendrait d’ailleurs, mais de le laisser exprimer son« dévoiler » le plus lumineux.

En posant cette affirmation, nous nous sommes déjà avancés sous le feude la critique heideggérienne. Heidegger dénie au !"#"$ johannique lapossibilité de présenter une phénoménologie digne de ce nom. Le !"#"$de saint Jean est discrédité d’emblée au profit du %"#"$ héraclitéen. Laraison qu’en donne Heidegger est que le !"#"$ de Jean ne signifie pas« la recollection des forces antagonistes, mais un étant particulier : le Fils

6. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit (1927), Niemeyer, Halle, 1941, § 7, p. 28 ; trad. fr.par R. Bœhm et A. Waelhens, L’Être et le Temps, Gallimard, 1964, p. 45. Cf. aussi lecommentaire de M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Epithémée »,1990, p. 112s.

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de Dieu » 7 . Préalablement, Heidegger a montré que, plus originaire-ment que la notion de « raison » ou de « parole » à laquelle l’opinion leramène, la signification fondamentale du terme %"#"$ est « collection »(Sammlung) 8. Le verbe %)#)'( signifie à l’origine : cueillir, récolter, colli-ger, rassembler. La notion de « langage » ou de « discours » s’en trouverelativisée au point d’être dévaluée. Or, comme le rappelle Heidegger, leterme %"#"$ utilisé dans les Septante désigne la « parole » dans sa fonctionde commandement 9 . Le !"#"$ johannique, en personnifiant la « pa-role » via l’influence de Philon, serait alors ramené au rôle de héraut(,-./0), celui qui annonce les commandements de Dieu 10 .

7. « Logos meint im Neuen Testament von vornherein nicht wie bei Heraklit dasSein des Seienden, die Gesammeltheit des Gegenstrebigen, sondern Logos meintein besonderes Seiendes, nämlich den Sohn Gottes » (M. HEIDEGGER, Einführung indie Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142).

8. Ibid., p. 95 ; trad. fr., p. 132.9. « Weil %"#"$ in der griechischen Übersetzung des Alten Testaments (Septua-

ginta) der Name für das Wort ist und zwar ‘Wort’in der bestimmten Bedeutung desBefehls, des Gebotes ; "'1 2),& %"#"' hei3en die zehn Gebote Gottes (Dekalog). Sobedeutet %"#"$ : der ,-./0, &4##)%"$, Künder, Bote, der Gebote und Befehlevermittelt ; %"#"$ 5"/ *5&/."/ ist das Wort vom Kreuz » (M. HEIDEGGER, Einführungin die Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142).

10. Les affirmations de Heidegger appellent quelques éclaircissements. Dansl’Ancien Testament, les récits du Sinaï emploient le mot debarîm, au pluriel, pourdésigner soit la législation (Ex 34), soit le Code de l’alliance (Ex 20). Dans l’ensem-ble deutéronomique, l’expression « la parole » (adabar), au singulier, fait sonapparition (Dt 4, 2 ; 30, 14 ; 42, 47) pour signifier que les lois sont données dans unerelation d’alliance qui se raconte dans un récit. Cette nouvelle signification seprolonge dans les écrits prophétiques où l’usage du terme dabar est nettementmajoritaire (216x contre 6x dans la Tôrah). La parole y présente un « double aspectdynamique et noétique : le dabar fait l’histoire et la rend intelligible » (A. ROBERT,article « Logos » in Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris, 1957, c. 449).Ensuite, le vocabulaire sapientiel remplace l’expression « Dieu dit » par l’usage dusubstantif « parole » (19x), ce qui favorisera ultérieurement le processus de person-nification que la synagogue ne suivra pas. Il faut aussi ajouter que le dabar de l’A.T.côtoie le Memrâ du judaïsme palestinien qui exprime l’oracle divin sans pour autantatteindre le statut d’hypostase divine (cf. J. STARCKY, article « Logos » in Ibid., c.472). Quant à l’influence du %"#"$ de Philon sur le !"#"$ de saint Jean, elle doitêtre relativisée en raison des différences essentielles qui séparent les deux doctri-nes : 1) Alors que le %"#"$ de Philon est un mixte entre l’entité stoïcienne qui assurela cohésion du monde et l’idée platonicienne d’un monde intelligible, le !"#"$ desaint Jean est le Fils de Dieu incarné (Jn 1, 14). 2) Tandis que le %"#"$ de Philon estun démiurge utilisant une matière préexistante, le !"#"$ johannique est créateurde toutes choses (Jn 1, 3). 3) Le %"#"$ de Philon est fils de Dieu au même titre quele monde, tandis que le !"#"$ de saint Jean est le fils unique de Dieu, le monogène

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En réduisant le !"#"$ à la position d’un « étant particulier » (einbesonderes Seiendes) chargé d’annoncer la Rédemption, la science théolo-gique est aussitôt réduite à une science « positive » de la foi, c’est-à-dire àune science qui s’occupe exclusivement d’un positum historique. Orien-tée uniquement sur « ce qui se montre », la théologie se trouve doncdisqualifiée concernant la recherche phénoménologique qui s’attache au« comment de la monstration » 11 . Pour Heidegger, il ne s’agit pas là d’unesimple pétition de principe. Cette affirmation s’enracine dans sa dénon-ciation de « la constitution onto-théologique de la métaphysique » 12 . Enprésentant « d’une double manière l’étantité de l’étant » 13 , le Christia-nisme développerait une pensée qui fait elle-même obstacle à l’épreuvede l’être. A l’opposé de ce « dimorphisme » 14 , seul le %"#"$ d’Héraclite,corrélatif à la u/*'$, permettrait au questionnement de l’être de sedéployer de manière authentique. Le discrédit du !"#"$ johanniquepour une véritable phénoménologie est, en fait, une conséquence directede la « double tâche » annoncée dans Sein und Zeit 15 .

Si nous voulons faire valoir que la dimension kérygmatique du !"#"$n’est pas seulement limitée à la transmission des commandements et desordres de Dieu, mais que le %"#"$ 5"/ *5&/."/ a une véritable portéephénoménologique, nous devrons à la fois nous expliquer avec la facedestructive et avec la face constructive de l’élaboration de la question del’être. Pour effectuer cette explication, nous procéderons en deux étapes.Dans la première, nous optons pour une relecture du chapitre IV del’Introduction à la métaphysique. Ce cours du semestre d’été 1935, oùHeidegger traite de « la délimitation de l’être » (Die Beschränkung desSeins), nous apparaît comme le plus explicite et le plus élaboré concer-nant la position de Heidegger vis-à-vis de la métaphysique qu’il entend

(Jn 1, 18). Il est sans doute plus probable que saint Jean ait emprunté le terme!"#"$ au mouvement gnostique, en lui donnant une signification spécifiquementchrétienne, de manière à mieux le combattre (cf. Ibid., c. 479).

11. P. CAPELLE, op. cit., p. 45.12. Cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz (1957) ; trad. fr. par A. Préau,

« Identité et Différence », in Questions I, Gallimard, p. 290 et 306. Le mot « onto-théologie » est inventé par Kant pour désigner un certain panthéisme ontologique.Cf. KANT, Kritik der Reinen Vernunft, éd., Académie de Berlin, III, 420, l. 28 ; trad.A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1950, p. 447. Le concept d’onto-théologieapparaît chez Heidegger dès 1930-31 dans le cours intitulé « Hegels Phänomenologiedes Geistes », GA 32, p. 140.

13. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in Questions I, p. 40.14. Ibid., p. 41.15. Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 5 et 6, p. 15-27 ; trad. fr., pp. 31-43.

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dépasser. Bien que Sein und Zeit fasse déjà référence à Parménide etHéraclite, ce cours amorce de façon décisive le retour au « commence-ment de la philosophie grecque », lequel est en même temps un « retourde la grandeur » 16 . Nous continuerons cette approche par une petiteincursion dans un cours de 1939 sur La Physique d’Aristote 17 . L’articula-tion entre ces deux textes nous est suggérée par Heidegger lui-même.Avant de développer la délimitation de l’être, Heidegger le définitcomme « la rétention à partir de la limite, le se-posséder dans lequel lestable se tient » 18 . Dans une seconde étape, nous procéderons à unelecture phénoménologique de l’Évangile de saint Jean en considérant lePrologue comme son portail herméneutique. Nous sommes redevable àMichel Henry, mais aussi Jean-Luc Marion, Paul Ricœur, et d’autres, denous être avancé dans une phénoménologie qui scrute le texte de l’Écri-ture 19. Dans une réflexion à leur suite, il nous paraît important decoupler deux approches phénoménologiques. Il n’y a pas lieu de choisirentre une phénoménologie herméneutique, à la manière de P. Ricœur, et unephénoménologie matérielle, à la manière de M. Henry. Le texte de l’Écriturenous met en présence d’un cadre spatio-temporel concret. Nous avonsdonc accès à une expérience matérielle à travers une herméneutique. L’unene va pas sans l’autre. Leur intrication est vecteur de vérité. C’est dans cevecteur que nous voulons nous tenir, nous rappelant par-dessus tout que« Christ est mort et ressuscité ».

16. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 12 ; trad. fr., p. 28. OttoPöggeler fait remonter la « crise essentielle » de Heidegger à la parution de Qu’est-ceque la métaphysique ? en 1929 (Cf. « Die Krise des phänomenologischen Philosophie-begriffs » (1929), in Ch. Jamme et O. Pöggeler (dir.), Phänomenologie im Widerstreit,Suhrkamp, Francfort, 1989, pp. 255-276). Entre 1929 et la parution de l’Introductionà la métaphysique, on constate un trou dans la « production scientifique » de Heideg-ger. Ce silence serait significatif d’une remise en question essentielle et d’unnouveau départ. C’est aussi de cette période que date l’élaboration du conceptd’onto-théologie (cf. note 8). Cf. J. GRONDIN, Introduction à la métaphysique, Lespresses de l’Université de Montréal, 2004, pp. 315-119.

17. M. HEIDEGGER, Die Physis bei Aristoteles (1939) ; trad. fr. par F. Fédier, « Cequ’est et comment se détermine la u/*'$ », in Questions II, pp. 165-276.

18. « Der von der Grenze her sich bändigende Halt, das Sich-Haben, vorin dasStändige sich hält » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 46 ; trad. fr.,p. 70).

19. Citons par ex., J.-L. MARION, Dieu sans l’être, Communio/Fayard, Paris, 1982 ;M. HENRY, C’est moi la vérité, Seuil, Paris, 1996. Cf. aussi P. GILBERT, « Un tournantmétaphysique de la phénoménologie française ? M. Henry, J.-L. Marion et P. Ri-cœur », Nouvelle Revue Théologique, 124 (2002), pp. 597-617.

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À travers ce parcours, nous chercherons à mettre en évidence en quoila définition de l’être comme « se-posséder », qui perdure à travers toutela pensée occidentale, colore la phénoménologie de Heidegger par sonalliance avec le %"#"$ héraclitéen. Au contraire d’une « recollection » ensoi, le !"#"$ johannique se manifeste comme « parole » qui sort versl’autre, dans un « se-dessaisir » qui rompt avec la définition de l’être grec.Par cette distinction, nous voulons faire valoir que le christianisme peutélaborer une métaphysique qui ne se laisse pas enfermer dans la dénon-ciation de l’onto-théologie. S’il existe une phénoménologie de l’appré-hension et de la compréhension, elle ne domine pas tout le champ dupossible. Une phénoménologie basée sur la foi présente une logique dontla cohérence échappe d’emblée à l’appréhension. L’enjeu du choix entreces deux logiques est radical. Il en va du 5)%"$ de l’existence.

1. Le !"#"$ héraclitéen et le « se-posséder »

La métaphysique heideggérienne s’est érigée en opposition à la scis-sion (67.'*µ"$) platonicienne de l’être en deux régions 20 . Reprenantune expression de Nietzsche, Heidegger considère que le christianismen’est pas autre chose qu’un « platonisme pour le peuple » parce qu’ilinstalle sa doctrine de l’être dans l’intervalle entre le « ici-bas » et le« là-haut » 21 . Pour répondre à cette métaphysique qu’il qualifie de« dimorphe » (zweigestaltig), Heidegger est revenu à l’intuition originairedes Grecs, c’est-à-dire à Parménide et à Héraclite. Son tour de forcemajeur est de les réunir en affirmant qu’ils disent « la même chose » 22 .Par là, Heidegger tourne le dos à la coutume d’opposer brutalement l’êtrede Parménide, « la solidité propre du stable rassemblé sur soi », au devenird’Héraclite pour qui « tout est écoulement » (8&(5& .1 )') 23 .

Pour exposer la métaphysique dans laquelle l’être et le devenir ne selimitent pas l’un par l’autre, Heidegger s’en prend d’abord à une autre

20. « Die Kluft, 67.'*µ"$ wird aufgerissen zwischen dem nur scheinbaren Seien-den hier unten und dem wirklichen Sein irgendwo droben, jene Kluft, in der danndie Lehre des Christentums unter gleichzeitiger Umdeutung des Unteren zumGeschaffenen und des Oberen zum Schöpfer sich ansiedelt, mit den also umgesch-miedeten Waffen sich gegen Antike (als das Heidentum) stellt und sie verstellt.Nietzsche sagt daher mit Recht : Christentum ist Platonismus fürs Volk » (Ibid.,p. 80 ; trad. fr., p. 114. Nous soulignons).

21. Ibid.22. Ibid., p. 74 ; trad. fr., p. 106.23. Ibid.

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scission, aussi ancienne que la première, la scission de l’être et de l’appa-rence. L’être ne se situe pas au-delà de l’apparence, il s’y épanouit. L’êtres’exprime dans le déploiement de son apparaître. Mais, cet épanouisse-ment de l’être se réalise toujours par un retrait dans la latence. Heideggerfait sienne la déclaration d’Héraclite selon laquelle « la u/*'$ aime secacher » 24 . Dès lors, pour atteindre l’être dans son dé-voilement (&Q-%-+)'&), il faut le chercher dans « ce qui perdure dans l’épanouisse-ment » 25 . Ce qui perdure n’est pas à confondre avec un Être permanentqui se situerait dans un « au-delà ». Le « perdominant » (Durch-walten) estle stable qui domine (walten) le temps en se déployant à travers (durch)chacun de ses moments. De ce fait, la scission entre l’être et l’apparenceest ramenée à la scission entre l’être et le devenir. En effet, « le devenir, entant qu’« épanouissement », appartient à la u/*'$ » 26 .

Sur ces deux premières scissions, s’articule une troisième scission où lerapprochement entre Parménide et Héraclite se fait davantage explicite.Il s’agit de la scission entre être et penser. Chez Héraclite, la pensée, ou%"#"$, correspond à la « recollection » (Sammlung) qui rassemble tout cequi se perd en s’écoulant dans « l’Un (qui) est le Tout » 27. Chez Parmé-nide, l’être est « la perdominance )9( 0/()6)$, se tenant ensemble ensoi » 28 . Ces deux notions se conjuguent dans le dict parménidien : 5"#&. &/5" (")'( )Q*5'( 5) ,&' )'(&' 29 . Pour Heidegger, ce dict revient àdire que « appréhension et être sont dans un lien d’appartenance réci-proque » 30 . En effet, identique (5" &/Q5") à l’être ()':(&') dont la défini-tion est la perdominance dans l’unité, le penser ((")'() de Parménides’enrichit de son rapprochement avec le %"#"$ d’Héraclite. Penserconsiste donc, pour l’homme, à vouloir appréhender la totalité de l’êtreen le colligeant en soi. Mais, il faut faire encore un pas de plus en arrière,car « l’appréhension n’est pas un mode de comportement que l’homme

24. « Wir beschlie3en die Aufhellung des Gegensatzes, d. h. zugleich der Einheitvon Sein und Schein mit einem Wort Heraklits (Frg. 123) : u/*'$ ,./85)*+&' u'%)' :Sein (aufgehendes erscheinen) neigt in sich zum Sichverbergen » (Ibid., p. 87 ;trad. fr., p. 122).

25. « Das aufgehend-verweilende Walten ist in sich zugleich das scheinendeErscheinen » (Ibid., p. 77 ; trad. fr., p. 109).

26. « Andererseits gehört jedoch das Werden als ‘Aufgehen’zur u/*'$ » (Ibid.,p. 87 ; trad. fr., p. 123).

27. « Eines ist alles (Frg. 50) » (Ibid., p. 98 ; trad. fr., p. 136).28. Ibid., p. 104 ; trad. fr., p. 144.29. Ibid.30. « Zusammengehörig sind Vernehmung wechselweise und Sein » (Ibid.,

p. 111 ; trad. fr., p. 153).

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possède comme une propriété, mais inversement : l’appréhension estl’événement qui possède l’homme » 31 .

En faisant cette relecture, nous ne pouvons pas ne pas être frappé par satonalité déterminante : « être » (Sein) et « appréhension » (Vernehmung)sont identiques. Cette identité est la conséquence à la fois d’une ruptureet d’une continuité avec la philosophie antérieure. D’une part, il y arupture parce que Heidegger refuse que « être » et « penser » se situentl’un face à l’autre comme dans la tradition occidentale redevable de lacassure platonicienne. Outre la scolastique médiévale, la dialectique hé-gélienne et même l’intentionnalité husserlienne sont particulièrementvisées par ce refus. D’autre part, il y a continuité parce que Heidegger nepeut envisager le « penser » autrement que comme le « rassemblement »de la totalité dans l’Un. Par là, Heidegger est résolument parménidien,mais il n’est pas le seul. En effet, comme en témoigne Emmanuel Lévi-nas 32 , la pensée philosophique occidentale ne remet pas en questioncette identité du penser et de la totalité dans l’Un. C’est même un axiomefondamental du patrimoine philosophique grec. Le « parricide » 33 , loinde détruire cet axiome, ne fait que confirmer cette dimension du rassem-blement de l’être dans l’Un. L’admission du non-être comme délimita-tion de l’être 34 se présente au niveau de l’« un qui est », la secondehypothèse du Parménide 35 . L’« Un » de la première hypothèse est laisséintact dans sa réalité indivise 36 . Dans cette alternative, Aristote opte pourl’identité de l’Un et de l’être 37 . Le néo-platonisme, quant à lui, s’orga-nise autour de la transposition en hypostases des hypothèses du Parmé-nide 38 . Le fait que l’Un ou le Bien soit « au-delà de l’essence » ne signifiepas pour autant l’abandon du rassemblement dans l’Un. Que, chezPlotin, le dict parménidien « être et penser sont en effet la même chose »

31. « Vernehmung ist nicht eine Verhaltungsweise, die der Mensch als Eigens-chaft hat, sondern umgekehrt : Vernehmung ist jenes Geschehnis, das den Mens-chen hat » (Ibid., p. 108 ; trad. fr., p. 148).

32. Cf. E. LÉVINAS, « De l’Un à l’Autre. Transcendance et temps », in Entre nous.Essais sur le penser à l’autre, Grasset & Fasquelle, éd., Livre de Poche, Paris, 1991,p. 143-164.

33. PLATON, Sophiste, 241 d.34. Ibid., 257 b.35. PLATON, Parménide, 142 d36. Ibid., 137 d.37. ARISTOTE, Métaphysique, G, 2 1003 b 23-24.38. PLOTIN, Ennéades, V, 1, 8, 24-29. Cf. P. AUBIN, Plotin et le christianisme, Beau-

chesne, Paris, 1992, pp. 52-54.

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continue à fonctionner au niveau de la seconde hypostase, le ;"/$ 39 ,signifie plutôt que cette dualité doit être dépassée pour une unité ineffa-ble de laquelle tout provient et où tout retourne.

Avec Heidegger, on assisterait à l’affleurement explicite d’une notionqui dominerait dans toute la tradition philosophique grecque. L’êtreparménidien doit sa stabilité au fait d’être « tout entier, d’un seul tenant »(0/()6)$) 40 . De ce fait, il n’a d’autre acte, pour se tenir dans sa limite(8)'.&5"$) 41 , que de se posséder lui-même, en se colligeant en soi. « Lese-posséder » (das Sich-Haben), tel est l’acte que Heidegger dévoile enanalysant « la grammaire et l’étymologie du mot ‘être’ » au chapitre II del’Introduction à la métaphysique. L’importance de ce texte nous semble telleque nous ne pouvons que le citer largement.

« Mais ceci, le fait de se tenir là dressé de soi, de venir à stance et dedemeurer en stance, les Grecs le comprennent comme être. Ce qui venanten stance devient en soi stable, s’installe par là de soi-même dans lanécessité de sa limite, 8).&$. Celle-ci n’est rien qui ne vienne d’abord del’extérieur s’ajouter à l’étant. Elle est encore bien moins un manque, uneamputation. L’arrêt, la rétention dans la limite, le se-posséder (das Sich-Haben) dans lequel le stable se tient, c’est cela qui est l’être de l’étant, etqui constitue d’abord l’étant comme tel, en le différenciant du non-étant.Venir à stance signifie par suite : conquérir pour soi une limite, sedélimiter. C’est pourquoi un caractère fondamental de l’étant est : 5"5)%"$. Et cela ne signifie ni le but visé ni le propos mais le terme.‘Terme’n’est nullement compris ici en un sens négatif, comme si par làquelque chose n’allait pas loin, ne marchait plus, s’arrêtait. Le terme estterminaison au sens d’accomplissement. La limite et le terme sont ce parquoi l’étant commence à être. C’est à partir de là qu’il faut comprendrel’appellation suprême utilisée par Aristote pour l’être, l’)Q(5)%)6)'& – lese-tenir-(garder)-dans-la-terminaison (limite) » 42 .

39. Ibid., V, 1, 8, 15-20.40. PARMENIDE, Fragm. VIII, 25.41. Ibid., 31.42. « Dieses aber, das in sich hoch gerichtete Da-stehen, zum Stand kommen und

im Stand bleiben, verstehen die Griechen als Sein. Was dergestalt zum Standkommt, in sich ständig wird, schlägt sich dabei von sich her frei in die Notwendig-keit seiner Grenze, 8).&$. Diese ist nichts, was zum Seienden erst von au3enhinzukommt. Noch weniger ist sie ein Mangel im Sinne einer abträglichen Bes-chränkung. Der von der Grenze her sich bändigende Halt, das Sich-Haben, vorindas Ständige sich hält, ist das Sein des Seienden, macht vielmehr erst das Seiende zueinem solchen im Unterschied zum Unseienden. Zum stand kommen hei3t dar-nach : sich Grenze erringen, er-grenzen. Deshalb ist ein Grundcharakter des Seien-

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Cette notion de l’être comme « rétention dans la limite » et « se-posséder » est prolongée par l’interprétation que fait Heidegger de lau/*'$ chez Aristote. Pour que l’être puisse aller à son 5)%"$, c’est-à-dire àson « accomplissement » (Vollendung), il doit « se-tenir-(garder)-dans-la-terminaison (limite) ». L’être n’est pas une entité neutre, inactive. Il seprésente comme un acte. Heidegger a poursuivi cette recherche le semes-tre suivant dans son cours sur La Physique d’Aristote 43 .

La u/*'$ caractérise l’"/Q*'& dans sa mobilité, dans son entrée dans laprésence. L’étant est « véritablement étant lorsqu’il est sur le mode del’)Q(5)%)6)'&, plutôt que lorsqu’il est sur le mode de la 2/(&µ'$ » 44 . Or, sefaisant encore plus explicite que précédemment, Heidegger traduitl’)Q(5)%)6)'& par « se-posséder-dans-la-fin » ()Q( 5)%)' )Q6)') 45 . Le 5)%"$ nesignifie pas l’arrêt du mouvement mais l’« emprise (Anfang) de la mobi-lité comme reprise et sauvegarde du mouvement » 46 . Ni conclusionfinale, ni clôture, le 5)%"$ signifie l’œuvre dressée dans sa plénitude()Q().#)'&). « Dans le repos de cette station (Stand) se rassemble et sepossède comme sa fin l’être-approprié (2/(&µ'$) de ce qui est appro-prié » 47 . Le rapport entre repos et mouvement chez Aristote permet demieux percevoir le rapport être et temps chez Heidegger. Parce que « lese-posséder-en-fin ()Q(5)%)6)'&) est le déploiement intime de la mobi-lité » 48 , il faut dire que l’être se déploie à travers le temps. L’être ne sesitue jamais en deçà ou au-delà des étants mais à même leur ek-sistence.L’être ne peut en aucun cas se présenter comme un visage ()'<2"$)permanent. Il faut renoncer à quitter le « commencement » de la philo-

den 5" 5)%"$, was nicht Ziel und nicht Zweck, sondern Ende bedeutet. ‚Ende’ist hierkeineswegs im verneinenden Sinne gemeint, als ob mit ihm etwas nicht mehr weitergehe, versage und aufhöre. Das Ende ist Endung im Sinne Vollendung. Grenze undEnde sind jenes, womit das Seiende zu sein beginnt. Von daher ist der höchste Titelzu verstehen, den Aristoteles für das Sein gebraucht, die )Q(5)%)6)'&,- das Sich-in-der-Endung (Grenze)-halten (wahren) » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik,p. 46 ; trad. fr., p. 70).

43. M. HEIDEGGER, « Ce qu’est et comment se détermine la u/*'$ », in QuestionsII, p. 165-276.

44. ARISTOTE, Physique, B, I, 193 b 7-8, cite in Ibid., p. 243.45. « La mobilité d’un mouvement consiste alors éminemment en ceci que le

mouvement de ce qui est mû se reprend en sa fin, 5)%"$, et en tant qu’ainsi repris,dans la fin, se « possède » : )Q( 5)%)' )Q6)' : )Q(5)%)6)'& — « se-posséder-dans-la-fin »(M. HEIDEGGER, Questions II, p. 246).

46. Ibid., p. 246.47. ARISTOTE, Physique, G, I, 201 b 4, cité in Ibid., p. 248. Nous soulignons.48. M. HEIDEGGER, Questions II, p. 249.

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sophie grecque comme le fait Platon. Le visage existe à l’intérieur mêmedu mouvement vers la possession complète. Il est µ".u-, c’est-à-dire être-en-chemin.

En relisant Aristote à travers Heidegger, nous constatons à quel pointl’avènement de l’être est déterminé par le « se-posséder ». Mais, nous entenir au seul versant de la « possession » serait falsifier l’interprétationheideggérienne d’Aristote. Chez le Stagirite, le déploiement de la u/*'$est « double » (2'67$) 49 . Le mouvement de l’être vers sa pleine « posses-sion » implique, corrélativement et nécessairement, une « privation », un« dépouillement » (*5).-*'$). Sans la « privation », la « possession » se-rait pleinement accomplie et le « devenir » n’aurait pas lieu. Le deveniradvient par une contrariété 50 . Sans cette contrariété, on serait dans uneconstance, une stabilité, sans devenir. Autrement dit, on s’en tiendrait auversant parménidien en oubliant le versant héraclitéen. Heidegger voitdonc à travers la *5).-*'$ aristotélicienne le moyen de concilier les deuxprésocratiques. La *5).-*'$ fait intimement partie du déploiement de lau/*'$. Pour que l’être paraisse, il faut qu’un retrait, une « dépossession »,lui laisse place. Cette « dépossession » est nécessaire à l’entrée en présence(*5).-*'$ zur Anwesung) 51 .

Étonnamment, nous voici chez Heidegger avec un double mouve-ment : possession et dépossession. Le 5)%"$ de l’être est de se-posséderdans le rassemblement dans l’Un. Mais, le mouvement vers la possessionserait exclu sans une dépossession préalable. Comme Heidegger n’hésitepas à le rappeler à partir d’Héraclite : « L’être aime son propre retrait »(=/*'$ ,./85)*+&' u'%)') 52 .

Ce double mouvement de l’être annonce le drame de l’homme. Parceque l’homme « este » dans le devenir, son effort d’appréhension doitaffronter la résistance de l’être qui apparaît en se cachant. Comme pourle !"#"$ héraclitéen, le recueillement n’est pas une simple mise ensem-

49. « L’installation qui se compose dans le visage (µ".u-), cependant, et celaveut maintenant aussi dire u/*'$ – elle est interpellée doublement ; car la ‘dépos-session’ (*5).-*'$) aussi est quelque chose comme un visage ()'<2"$) » (ARISTOTE,Physique, B, I, 193 b 18-20, cité in HEIDEGGER, Questions II, p. 177).

50. « La contrariété première est la possession et la privation, non pas touteprivation mais celle qui est privation parfaite. Tous les autres contraires dérivent decette contrariété première » (Métaphysique, I, 4, 1055 a 33-35). Cette contrariétépremière est « l’impossibilité absolue de posséder » (Métaphysique, I, 4, 1055 b 4).

51. Ibid., p. 269.52. HÉRACLITE, Fragm. 123, cité in Ibid., p. 275.

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ble pacifique mais « la recollection de forces antagonistes » 53 . Dans cecombat inégal, seul l’être peut sortir vainqueur. Mais, en tant qu’il est le« Là » de l’être (Da-sein), l’homme est justement la seule possibilité pourl’être de se recueillir. La recollection contre et pour le prépotent est doncune nécessité qui incombe à l’homme 54 . En tant qu’il est sa possibilité,l’être-Là ne peut que se briser sur l’être 55 . Pour les Grecs, en dehors detoute connotation optimiste ou pessimiste, c’est dans cette défaite del’être-Là que se situe la victoire de l’être 56 .

Dans le passage de sa possibilité à la compréhension, ce qui va désor-mais retenir l’attention de Heidegger, c’est le mouvement que doitopérer le Da-sein. Peu à peu se fait jour l’usage d’un nouveau vocabulaireque Heidegger emprunte à Maître Eckhart. Il s’agit de la Gelassenheit 57 .Cette référence à Eckhart doit être lue « à la conjonction de ces deuxplans : celui du diagnostique onto-théologique et celui d’une nouvellequête du divin » 58 . Par la Gelassenheit, on s’engage sur un chemin où ilfaut renoncer à tout vouloir, à toute pensée représentative : « dans laGelassenheit la pensée se transforme, passant d’une telle activité représen-tative à l’attente tournée vers la libre Étendue » 59 . Comme l’homme estdéjà « ap-proprié » (Ge-eignet) à la « libre Étendue » (Gegnet), il n’a plusqu’à se laisser « assimiler » (ver-gegnen) par elle 60 . Pour que cette Vergegnispuisse avoir lieu, une passivité est nécessaire.

Cette attitude de déprise que manifeste la Gelassenheit doit être ratta-chée à l’analyse heideggérienne de la u/*'$. Si, d’une part, l’être setemporalise en étants par une « dépossession », et que, d’autre part, le

53. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142.54. « !)#)'( und (")'(, Sammlung und Vernehmung, sind eine Not und eine

Gewalt-tat gegen das überwältigende, dabei aber immer auch nur für dieses » (Ibid.,p. 135 ; trad. fr., p. 181).

55. « Das Dasein hat diese Möglichkeit nicht als leeren Ausweg, sondern es istdiese Möglichkeit, sofern es ist ; denn als Dasein mu3 es in aller Gewalt-tat am Seindoch zerbrechen » (Ibid., p. 135 ; trad. fr., p. 182).

56. Ibid.57. Sur l’importance de ce terme chez Heidegger, cf. E. BRITO, Heidegger et l’hymne

du sacré, University Press & Peeters, Leuven, 1999, pp. 451-453.58. P. CAPELLE, « Heidegger et Maître Eckhart », in Revue des Sciences Religieuses

70/1 (1996), p. 120. Les premiers écrits sur la Gelassenheit datent de 1944-45 : « ZurErörterung der Gelassenheit », in Gelassenheit, Neske, Pfullingen, 1959, pp. 29-73 ;trad. fr. par A. Préau, « Pour servir de commentaire à Sérénité », in Questions III,Gallimard, 1966, pp. 183-225.

59. M. HEIDEGGER, « Pour servir de commentaire à Sérénité », in Questions III,p. 204.

60. Ibid., pp. 203-204.

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5)%"$ de l’être est la « possession », il faut nécessairement retrouver uneforme de « dépossession » dans le mouvement de l’étant vers l’être.Autrement dit, au lâcher de l’étant par l’être doit correspondre un lâcherde l’étant pour l’être. Voilà qui situe le rôle de la Gelassenheit. Sur ces bases,on peut considérer l’avènement de l’Ereignis comme allant de soi dansl’évolution de la pensée de Heidegger.

Dans son tournant herméneutique, Heidegger découvre qu’une « dé-sappropriation » (Ent-eignung) doit précéder l’« appropriation » (Zu-eignung) pour que l’être-là soit ouvert à la grâce de l’« événement »(Er-eignis) 61 . On retrouverait ici, mais selon un mode tout différent,quelque chose de similaire à la double Entäusserung hégélienne 62 . Il nes’agit pas, dans la Gelassenheit, de surmonter le moment négatif, commec’est la cas chez Hegel. Le travail nécessaire du négatif est inséré dansl’advenue de l’être à lui-même sans qu’il ne soit un moment. Il n’y a plusde rétablissement ultérieur mais seulement le jeu intime du néant aucœur de l’être, indissociable de son événement-avénement (Ereignis). Ladépossession est le mouvement privatif nécessaire à la possession. Elle estl’absentement de la mise en présence, le retrait corrélatif de la monstra-tion.

Il y a une donation, Es gibt. Cette donation est là comme l’événementqui desserre l’entrave de l’être pour qu’il puisse se temporaliser en étants.Mais, l’étant n’a d’autre possibilité que ce qu’il est lui-même : compren-dre. De ce fait, pris avant de prendre, il n’a d’autre issue pour faireadvenir le projet qu’il est à lui-même que de se laisser prendre 63 .

61. « A l’appropriation-Ereignis comme telle appartient la désappropriation »(M. HEIDEGGER, Zeit und Sein (1962) ; trad. fr. par F. Fédier, « Temps et Être », inQuestions IV, p. 45).

62. Chez Hegel, pour aboutir au Concept, la substance doit se dessaisir pourdevenir conscience de soi et inversement, selon une double Entäusserung. Cf.G.W.F. HEGEL, Des Phänomenologie des Geistes, Meiner, 1807, p. 525b. Chez Heidegger,l’être et la pensée sont co-propriés l’un à l’autre. Mais, à la donation de l’Ereignis, doitrépondre un « détachement » (Gelassenheit) sans lequel la « recollection » (Gesam-meltheit) ne se réalise pas. Voir la notion du « laisser-appartenir » (Das Gehören-lassen)dans « Identité et différence », in Questions I, p. 272.

63. « Penser, ... ce n’est pas d’abord comprendre quelque chose mais compren-dre que l’on est déjà pris » (J.-P. RESWEBER, La pensée de Martin Heidegger, Privat, 1971,p. 55).

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2. Le %"#"$ johannique et le « se-dessaisir »

Si maintenant, nous remettons en cause le présupposé de l’être commele « se-posséder dans lequel le stable se tient », qu’arrive-t-il à la métaphy-sique ? Est-ce seulement pensable ? Que le stable se tienne à même le« se-dessaisir », dans un acte simple qui n’est pas « double » (2'67$) 64 ,comme l’appropriation par la désappropriation, est-ce intelligible ? C’estintelligible mais non pas compréhensible. D’emblée, la foi se présentecomme un acte de déprise. Le « Je suis » (Jn 8, 28) qu’elle vise s’annoncein-compréhensible. Or, souvent, ce terme est mal interprété. « Je suis » estincompréhensible non parce que l’étant est déjà compris par « Je suis »mais parce que « Je suis » ne doit sa stabilité à aucune com-préhension delui-même. Autrement dit – telle est l’hypothèse que nous cherchons àvérifier –, « Je suis » ne siste pas par une possession compréhensive delui-même mais par le don total de lui-même. Ce don se manifeste dans letemps par un « se-dessaisir ». De ce fait, l’acte de foi, qui est une forme dedéprise, se situe dans la logique même du « Je suis » vers lequel il setourne. Selon cette hypothèse, la foi ne serait pas un mode de connais-sance pauvre en attente de compréhension. La foi conviendrait au « Jesuis » parce qu’elle le rejoindrait dans l’acte même qu’Il est. Si la foi doitdéboucher sur une vision, c’est seulement dans la mesure où elle aban-donnerait toute compréhension.

Sachant la place que Heidegger réserve à l’« écoute » au détriment du« voir » dans son analyse phénoménologique 65 , n’est-ce pas le momentde mettre ce principe en application ? Nous pouvons rester fidèle au dictde Parménide, mais d’une manière inversée. Par la foi, l’ontologie et lanoétique coïncident, non dans la Vernehmung comme le voudrait Heideg-ger, mais dans le dessaisissement. Il convient donc de se mettre à l’« é-coute » du !"#"$ qui se dit à travers l’Écriture. Loin de nous situer face à« être-constamment-sous-les-yeux » 66 , nous nous laissons interpeller parla « manifestation » du !"#"$ (1Jn 1, 1-2).

64. M. HEIDEGGER, « Ce qu’est et comment se détermine la u/*'$ », in QuestionsII, p. 270.

65. « L’ouïr constitue même l’ouverture primordiale et authentique de l’être-là àl’égard de son savoir-être inaliénable ; celui-ci est ouïr de la voix amie que toutêtre-là porte en lui-même » (M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 34, p. 163 ; trad. fr.,p. 202).

66. M. HEIDEGGER, Augustinus und der Neuplatonismus, Cours du semestre d’été àFribourg-en-Brisgau, 1921, GA 60, p. 159-298. Cf. O. PÖGELLER, Der Denkweg MartinHeideggers, Gunther, Pfüllingen, 1963 ; trad. fr. par M. Simon, La pensée de MartinHeidegger. Un cheminement vers l’être, Aubier, Paris, 1967, p. 55.

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Tout d’abord, le !"#"$ de saint Jean conjugue en lui deux positions : le!"#"$ est Dieu, auprès de Dieu (Jn 1, 1), et le !"#"$ s’est fait chair (Jn 1,14). C’est bien là que se situe le scandale et la folie. Comment le !"#"$,par qui toutes choses sont faites (Jn 1, 3), peut-il se présenter comme un« étant » parmi d’autres ? En faisant cela, ne se destitue-t-il pas lui-mêmeen quittant le « manifester » vers un « manifesté » ? Heidegger n’a-t-il pasraison de lui attribuer seulement la place d’un positum inapte à rendrecompte d’une phénoménologie/ontologie ? À cette question, il fautrépondre par l’affirmative si l’on s’en tient au présupposé de l’êtrecomme possession. En effet, vu sous l’angle de la possession, le !"#"$devenu chair est dépossédé de son statut de !"#"$ qui contient tous lesétants en lui et qui les fait ek-sister. Il est déchu de son statut de recollec-tion et d’épanouissement. Il se réduit à un étant capable de prononcerune parole, ou plutôt des paroles qui peuvent, tout au plus, renvoyer à unêtre permanent situé dans une région ontologique séparée des étants.

Mais, en accueillant le !"#"$ dans le « comment de sa monstration »,nous devons avancer dans une autre direction. En effet, pour le croyant,l’Incarnation n’est ni un accident, ni une quelconque réduction de Dieuà un état inférieur à ce qu’il est en lui-même. S’il est véritablement le!"#"$ de Dieu, le fait qu’il se manifeste comme un étant fait partie del’expression de Dieu. Le mouvement par lequel l’être immuable se fait étantéphémère n’est pas à excepter de l’exégèse du !"#"$. Au contraire, aussidéroutant que cela puisse paraître, la venue du !"#"$ dans le monde doitêtre considéré comme telle, dans sa « donation » 67 .

Dans l’Évangile de saint Jean, le terme !"#"$ est uniquement employédans le Prologue 68 . Ailleurs, il est question du Fils et de sa relation auPère. Cette transition s’amorce déjà au dernier verset du Prologue. LeFils, par sa vie, a fait l’exégèse ()Q0-#-*&5") de celui que personne n’a jamaisvu (Jn 1, 18). Parce qu’il est l’expression du Père, le Fils s’identifie au!"#"$. C’est en tant que Fils monogène qu’il est véritablement !"#"$.

Notre méthode phénoménologique, à la fois herméneutique et maté-rielle, consiste à mettre en évidence comment la « Parole », qui est del’ordre du dire et donc corrélativement de l’écoute, s’envisage en mêmetemps comme une « chair » qui se montre et qui donne à voir. Le Prologue

67. Sur l’importance de la « donation » (Gegebenheit) en phénoménologie, cf. J.-L.MARION, Réduction et donation, Recherches sur Husserl-Heidegger et la phénoménologie,PUF, Paris, 1990.

68. Le terme !"#"$ se retrouve six fois dans les écrits johanniques : Jn 1, 1 (3x) ;Jn 1, 14 ; 1 Jn 1, 1 ; Ap 19, 13.

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annonce que cet entrelacement entre le dire et le voir sera une constantedu quatrième Évangile.

À Philippe qui lui demande « montre-nous le Père », Jésus répond :« Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : « Montre - nous le Père » ?Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Lesparoles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ! Au contraire, c’est lePère qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres » (Jn 14, 10).Dans un raccourci étonnant, ce texte nous donne à entendre que voir leFils, c’est aussitôt voir le Père 69 . Est-ce aussi immédiat ? La suite du textenous apprend que l’écoute des « paroles » prononcées et la vue des« œuvres » opérées par Jésus renvoient au dire-action du Père. Dans soncomportement visible, le Fils est complètement transparent à l’action duPère invisible. Cette dépendance dans le comportement renvoie à unedépendance ontologique, le « demeurer » réciproque du Père et du Fils(Jn 14, 10). Le !"#"$ nous raconte le Père en montrant qu’il demeureconstamment en lui. Aucun des actes humains de Jésus n’échappe à cettedépendance : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même mais seulement cequ’il voit faire au Père ; car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement »(Jn 5, 19).

Le fait que le Fils soit « élevé » sur la Croix ne fait pas exception à sadépendance ontologique mais, au contraire, l’exprime avec plus deluminosité : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaî-trez que ‘Je suis’et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Pèrem’a enseigné » (Jn 8, 28). Pour que le Fils de l’homme puisse être« élevé », il faut qu’il se soit livré volontairement aux hommes, qu’il se soit« dessaisi » librement de sa vie (Jn 15, 13). L’élévation dont parle saintJean est à la fois le dessaisissement de la vie de Jésus, son anéantissement,et la révélation de « Je suis » (’E#7 )'Qµ') 70 , sa stabilité éternelle. Quelleest l’intention de l’Évangéliste lorsqu’il rassemble ces deux mouvements(anéantissement-stabilité) en un seul terme : « élevé » (/1 >7*-5)) ?Voudrait-il révéler qu’il s’agit d’une seule et même réalité vue sous deuxangles différents ?

Pour analyser cette question, la terminologie johannique de la« Gloire » (2"0&) est primordiale. Ce terme apparaît déjà au verset 14 duPrologue : « Et le !"#"$ fut chair et il a habité parmi nous et nous avonsvu sa gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père »(Jn 1, 14). Si nous nous en référons à Heidegger, la 2"0& +)"/!, « c’est, en

69. Cf. aussi Jn 12, 45 : « celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ».70. L’expression ’E#7 )'Qµ' renvoie à Ex 3, 14 : ’E#7 )'Qµ' "1 74 (.

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pensant grec : installer dans la lumière et, par là, procurer la stabilité(Ständigkeit), l’être » 71 . Or, Jésus insiste pour dire qu’il ne tient pas sagloire de lui-même mais d’un autre, qui est le Père : « Si je me glorifiaismoi-même, ma gloire ne signifierait rien. C’est mon Père qui me glorifie,lui dont vous affirmez qu’il est votre Dieu » (Jn 8, 54).

En déclarant qu’il ne se glorifie pas lui-même mais qu’il est glorifié parle Père, le Fils affirme en même temps qu’il tient sa « stabilité » sans secontenir dans sa propre limite. La glorification du Fils ne serait rien("/Q2)( )Q*5'() s’il se la donnait à lui-même en propre. Le Fils tient sa gloiredu Père, de toute éternité (Jn 17, 5). C’est ainsi que le Fils peut, à son tour,glorifier le Père, c’est-à-dire montrer aux hommes en quoi consiste la« stabilité » de Dieu.

Il y a là quelque chose de déroutant pour la métaphysique grecque.L’être parménidien n’admet aucune altérité en lui. Il ne doit sa stabilitéqu’au fait d’être « tout entier, d’un seul tenant »(0/()6)$) 72 . De ce fait,il n’a d’autre acte, pour se tenir dans sa limite (8)'.&5"$) 73 , que de seposséder lui-même, en se colligeant en soi. Le !"#"$ johannique dévoileune tout autre logique. L’être dont il est question à partir du !"#"$ serévèle comme présentant une altérité à l’intérieur de son unité : « le Pèreet moi, nous sommes un ()9( )Q*µ)() » (Jn 10, 30). En effet, à partir dumoment où il y a « parole », il y a, non seulement un « dire » et un« dit » 74 , mais également une sortie de soi vers l’autre, ce qui supposeune relation de personne à personne. C’est pourquoi, l’être johanniquene se révèle jamais comme un neutre impersonnel, un « cela est » (71 $)4*5'() 75 , mais sous la forme d’un « Je suis » (’E#7 )'Qµ'). Ce « Je suis » estprononcé par le !"#"$, en tant qu’il est Dieu et auprès de Dieu. Si « Jesuis » est prononcé simultanément par le Père et par le Fils, il est aussiprononcé par Celui que saint Jean ne mentionne pas lorsqu’il parle de lademeure réciproque du Père et du Fils. Ce non-dit est la manière dont le

71. « In der hellenistischen Theologie und im Neuen Testament ist 2"0& +)"/,gloria Dei, die Herrlichkeit Gottes. Das Rühmen, Ansehen zuweisen und aufweisen,hei3t griechisch : ins Licht stellen und damit Ständigkeit, Sein verschaffen. »(M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 78 ; trad. fr., p. 111).

72. PARMENIDE, Fragm. VIII, 25.73. PARMENIDE, Fragm. VIII, 31.74. Sur la distinction entre de « dire » et le « dit », cf. E. LÉVINAS, Autrement qu’être

ou au-delà de l’essence, Kluwer Academics Publisher, Dordrecht, 1991, p. 47-49. A ladifférence de Lévinas pour qui le « dit » échappe au « dire », en raison de satranscendance, le !"#"$ se maintient dans le « dire », parce qu’il est Dieu, auprèsde Dieu.

75. PARMENIDE, Fragm. VIII, 2.

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Souffle Saint (5" 8()/!µ& 5" &9#'"() se manifeste. Sa manifestation est le« se-dessaisir » 76 . L’effacement manifeste le contraire d’une fermeturesur sa propre limite, d’une recollection en soi. Il s’agit là d’une incompa-tibilité radicale avec l’ontologie grecque qui, depuis son début parméni-dien, a toujours exclu l’altérité, et donc aussi toute personnalité, hors del’unité de l’être 77 . La présence de l’altérité au sein de l’être signifiel’impossibilité de se rassembler dans sa limite, c’est-à-dire de « se-posséder » 78 .

Si le « Je suis » était un « se-posséder », le Père et le Fils seraient soitdeux forces antagonistes qui constituent l’Un (Héraclite), soit un blocmonolithique où se tient « l’Un continu » (Parménide), soit les deux enmême temps (Heidegger). Or, aucune des deux premières solutions n’estenvisageable. D’une part, le Fils ne présente aucune résistance au Pèremais fait tout ce qu’il fait ; d’autre part, le Fils est vraiment autre que lePère sans quoi il ne pourrait s’adresser à lui en lui disant : « Père ». Quantà la solution heideggérienne, l’Ereignis comme « appropriation » (Zu-eignung) par une « désappropriation » (Ent-eignung), elle demande en-core à être reconsidérée. En effet, un passage de l’Évangile de Jean, où seprésente l’alternance entre « se-dessaisir » et « (re)prendre », pourraitfaire question :

« Le Père m’aime parce que je me dessaisis (5'+-µ') de ma vie pour laprendre (%&37) ensuite. Personne ne me l’enlève mais je m’en dessaisis(5'+-µ') de moi-même ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir (+)'(&') et j’ai lepouvoir de la prendre (%&3)'() : tel est le commandement que j’ai reçude mon Père » (Jn 10, 17-18).

L’alternance des verbes 5'+-µ' et %&µ3&(7 peut nous introduire dansune conception dualiste contraire à la simplicité de Dieu. Commentexpliquer ces deux mouvements qui semblent contradictoires ? Le Fils nepeut faire autrement, pour nous rejoindre, que de raconter Dieu invisible

76. « L’Esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vientni où il va » (Jn 3, 8).

77. Chez Parménide, l’être « est tout entier identique » (8&( )Q*5'( "1 µ"'"() sinoncela empêcherait sa « cohésion » (*/()6)*+&') (Fragm. VIII, 22). Chez Platon,l’« autre » ()95)."() désigne le « non-être » (µ- "?() (Sophiste, 257 b). Chez Plotin,l’Un ne pense pas sinon il y aurait en lui une quelconque altérité : « "/Q2) ("-*'$, '9(&µ- )1 5)."5-$ » (Enn. VI, 9, 6, 42).

78. Emmanuel Lévinas a été attentif à la mise en lumière de ce vocabulaire de la« possession » pour caractériser la pensée du « Même » (Hegel, Husserl, Heideg-ger) qui suspend la relation à l’« Autre ». Cf. E. LÉVINAS, Totalité et Infini, MartinusNijhoff, La Haye, 2e éd., 1965, p. 8s.

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dans une histoire. Dans le déroulement temporel, l’agonie de Jésusprécède sa Résurrection. Jésus doit d’abord se dessaisir de sa vie pour« ensuite » (8&%'() la prendre en Dieu. Ce déroulement est la manifesta-tion du « Je suis » de Dieu, son acte simple et immuable. Cette simplicitéimmuable interdit l’alternance de la déprise et de la reprise de soi. Dieu nese ravise pas après s’être donné. S’il en était ainsi le don ne serait pas undon total. Or, un don est un don ; donner et reprendre ne vaut. La mortde Jésus n’est pas une feinte de Dieu. Dans son Fils, Dieu va jusqu’au boutde son don : « lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, lesaima jusqu’à l’extrême ()'Q$ 5)%"$) » (Jn 13, 1). Au contraire de l’interpré-tation heideggérienne de l’)Q(5)%)6)'& d’Aristote, le mouvement poussé àson accomplissement, à son terme ()'Q$ 5)%"$), n’est pas le « se-posséder-dans-la-fin » ()Q( 5)%)' )Q6)') mais le « se-dessaisir » : « nul n’a de plus grandamour que celui qui se dessaisit (du verbe 5'+-µ') de sa vie pour ceux qu’ilaime » (Jn 15, 13).

La polysémie des verbes 5'+-µ' et %&µ3&(7 vient encore complétercette interprétation. Le verbe 5'+-µ' signifie à la fois poser (un fondement)et déposer. Le verbe %&µ3&(7, quant à lui, signifie aussi bien prendre querecevoir ou accueillir. Dans la simplicité de son acte, en déposant sa vie, Dieupose le fondement de son être. Pas plus que deux actes antithétiques enalternance (Hegel), il ne s’agit de deux actes opposés qui se co-appartiennent (Heidegger). Cela n’est intelligible qu’à une seule condi-tion. Il faut sortir de la conception qui veut que l’être soit « Un » solitaire,autrement dit, du présupposé de l’être comme « se-posséder ». En effet, sil’être est seul, il ne doit sa stabilité qu’à lui seul. Or, le message del’Évangile est inverse. Le Fils manifeste qu’il ne fait rien et n’est rien parlui-même. S’il a le pouvoir de prendre sa vie après s’en être dessaisi, c’estuniquement parce qu’il n’a cessé de la recevoir du Père dans un engendre-ment permanent. Se conjuguent ainsi les deux acceptions du verbe%&µ3&(7.

Jusqu’à présent, nous avons cherché à montrer, à partir de la manifes-tation du !"#"$, que le « se-posséder » était absent de « Je suis », et donc,que « Je suis » et le « se-dessaisir » n’entretenaient pas d’antagonisme l’unpar rapport à l’autre. Il reste maintenant à nous avancer vers une autrequestion fondamentale : comment expliquer cette bipolarité (être/se-dessaisir) du même acte ? A travers cette question, c’est le problème durapport entre être et temps qui est posé.

Le rapprochement paradoxal des verbes 5'+-µ' et %&µ3&(7 fait perce-voir que la vie du !"#"$ fait chair ne débouche pas purement et simple-ment sur le néant mais dans la Gloire. Chez saint Jean, la manifestation de

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la Gloire trouve son plein accomplissement à l’heure de la Croix 79 . Endéposant sa vie dans le temps, le !"#"$ poursuit le même acte par lequel« Je suis » se pose. A proprement parler, le « se-dessaisir » n’a pas de placeen Dieu parce que le déposer est identique au poser, sans qu’aucune faillene s’y glisse. En venant dans la chair, le !"#"$ n’a pas cessé d’être Dieu,auprès de Dieu. Il n’a pas véritablement quitté un état de stabilité pour unétat de précarité qui lui permettrait ensuite de retrouver son état anté-rieur. Autrement dit, le « se-dessaisir » n’est pas la perte de l’état destabilité. Le !"#"$, unique, a maintenu sa stabilité éternelle, laquelle,dans le temps, s’est présentée comme un « se-dessaisir ». Cette déposses-sion est donc la face temporelle de la stabilité éternelle.

Au commencement (’@( &Q.6-A ˜), le !"#"$ est Dieu, tourné vers Dieu(8."$ 5"( +)"(). Devenu chair, le !"#"$ fait maintenant partie de « toutce qui devint par lui » (Jn 1, 3). Venu dans le « monde » (,"*µ"$), le!"#"$ est dans le devenir, c’est-à-dire ce qui n’est pas encore au terme,mais en route vers son accomplissement. Ce qui « devint » ()Q#)()5") esten tension vers la plénitude ontologique. Nous pouvons appliquer unraisonnement analogue à celui que nous avons appliqué avec la u/*'$aristotélicienne 80 . Le devenir n’est possible que là où la stabilité n’est pasinstallée, c’est-à-dire là où une privation existe par rapport à l’acte. ChezAristote, la privation est une « dépossession ». Or, chez saint Jean, le!"#"$ révèle que le « se-dessaisir » n’est pas contraire au « Je suis ». Parconséquent, s’il doit y avoir une force privative, elle ne doit pas êtrecherchée du côté de la « dépossession » mais, au contraire, du côté de la« possession ». La « possession » impose une délimitation qui empêchel’unification dans l’être. Il s’agit donc d’un retournement radical de l’êtregrec.

Quand le !"#"$ est venu dans le monde, « le monde ne l’a pasreconnu », « les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1, 10-11). Cela veut direque le monde n’a pas voulu de la dépendance ontologique manifestéepar le !"#"$. Au contraire du !"#"$ qui agit continuellement « tourné »vers Dieu, le monde a voulu trouver sa stabilité, sa gloire, en lui-même. Le!"#"$ fait chair se retrouve donc au cœur de cette tension. Il en est lerévélateur. Le !"#"$ révèle les deux forces antagonistes, le se-posséder

79. Cette exégèse va évidemment à l’encontre de la distinction luthérienne entrela « théologie de la croix » et la « théologie de la gloire » dont Heidegger a hérité.Cf. O. PÖGELLER, Der Denkweg Martin Heideggers ; trad. fr., p. 53-54. Cf. aussi Y. DE

ANDIA, « Réflexion sur les rapports de la philosophie et de la théologie », Mélanges deScience Religieuse, 32/3 (1975), p. 141.

80. Cf. supra.

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face au se-dessaisir, ou, en termes heideggériens, l’appropriation face à ladésappropriation. Remarquons que, selon le!"#"$ johannique, ces deuxforces antagonistes n’affectent pas « Je suis » en lui-même, mais seule-ment les étants dans le temps. Il en va donc tout autrement du !"#"$héraclitéen qui est le recueil des opposés se portant l’un vers l’autre 81 ,l’être n’étant pas autre chose que « la recollection de cette agitationantagoniste » 82 .

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De la logique héraclitéenne et de la logique johannique, découlentdeux conceptions de la vie bien différentes. Nous avons déjà touché unmot de la conception héraclitéenne à travers le combat du Da-sein pour lacompréhension. Le combat se gagne par une défaite de l’homme qui n’aplus qu’à entrer dans une dépossession. Ce laisser, ou cette Gelassenheit,dont Heidegger reprend le terme à Eckhart, vient en quelque sorte encontrepoint du Es Gibt pour que l’être puisse se colliger dans son !"#"$.Pour Héraclite, la défaite et la victoire coalisent dans une agitationantagoniste. De la sorte, « l’être de la vie est en même temps mort... et lamort est en même temps vie » 83 . La beauté est un combat gagné sur ledésordre : « le monde très beau est semblable à un tas de fumier répanduen désordre » 84 .

Rien de comparable chez saint Jean ! L’être s’y dit comme « Je suis ». Ilne doit pas sa stabilité au fait de se maintenir dans une limite qui leséparerait des étants limités. Il n’est pas l’être permanent de l’onto-théologie, tout simplement parce qu’il rompt totalement avec la concep-tion de l’être comme « se maintenir dans sa limite, se-posséder ». Enlui-même, déjà, cette limite éclate par la présence du !"#"$, l’autre enDieu. Cette limite est aussi rompue entre le monde et Dieu, le !"#"$ setrouvant à la fois dans l’un et l’autre. Se dévoilant dans l’acte du dessai-sissement, le !"#"$ johannique exprime quelque chose de ce rapportétrange qui n’est pas fondé sur la rétention dans la limite. C’est par le

81. « Heraklit sagt Frg. 8 : ‘Das Gegeneinanderstehende trägt sich, das eine zumanderen, hinüber und herüber, es sammelt sich aus sich’. Das Gegenstrebige istsammelnde Gesammeltheit, !"#"$ » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik,p. 100 ; trad. fr., p. 139).

82. « Sein ist die Gesammeltheit dieser gegenwendigen Unruhe » (Ibid., p. 102 ;trad. fr., p. 141).

83. Ibid., p. 100 ; trad. fr., p. 139.84. HÉRACLITE, Fragm. 124, in Ibid., p. 102 ; trad. fr., p. 141.

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contraire d’une rétention, d’une recollection dans l’Un, que le !"#"$manifeste la stabilité de « Je suis ».

En mettant en lumière l’opposition radicale des deux !"#"$, avons-nous définitivement congédié la philosophie grecque ? Tel n’est pasnotre propos. En fonction du point de départ qui lui est propre, laphilosophie va jusqu’au bout de sa logique. Ce point de départ consiste àaffirmer l’identité de l’être et du penser. Que ce soit dans une adéquationcomme chez Platon, dans la pensée de la pensée comme chez Aristote, dansun mouvement de procession et de retour comme chez les néo-platoniciens,de double extériorisation comme chez Hegel, ou alors dans une apparte-nance réciproque comme chez Heidegger, il s’agit toujours d’aboutir à lacoïncidence complète des deux termes, cette coïncidence ne pouvantêtre que la recollection dans l’unité à l’exclusion de l’altérité. Sansl’ignorer ni le nier, la Révélation vient faire basculer ce schème. L’être etla pensée sont effectivement appelés à coïncider mais d’une manière quidéroute la logique grecque. En effet, le !"#"$ est proféré par Dieu, nonseulement comme sa pensée ou sa raison, mais véritablement comme unautre en lui-même. Le fait que le Fils puisse s’adresser au Père dans unerelation je-tu (Jn 17) manifeste cette altérité personnelle. En raison deleur unité ontologique, le Fils n’a pas de connaissance de « Je suis »indépendamment du Père. Autrement dit, le !"#"$ manifeste que l’iden-tité de l’être et du penser passe par sa relation au Père et, de ce fait, ne seclôt pas sur une limite. Cette identité de l’être et du penser se révèle àtravers l’innommé du don réciproque du Père et du Fils. L’effacement del’Esprit dit, mieux que toute explication, combien l’identité de l’être etdu penser est réalisée dans le don ou l’amour. La manifestation suprêmede cet amour est le dessaisissement du Christ sur la Croix. De ce fait, parl’amour qui est « se-dessaisir » pour l’autre, l’ontologie et la noétiquecoïncident dans une voie qui diffère du désir de se colliger dans un« se-posséder ».

Le !"#"$ révèle « le chemin » (-1 "1 2"$) à suivre pour que tout ce qui esten devenir arrive « là où je suis » ("98"/ )'Qµ' )Q#7) : « Père, je veux que là oùje suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi, et qu’ils contem-plent la gloire que tu m’as donnée » (Jn 17, 24). « Contempler la gloire »que le Fils a reçue du Père, consiste à être parvenu dans la stabilité deDieu, dans la « demeure ». Pour parvenir à cette stabilité, tout homme estinvité à entrer dans le même mouvement que le Fils : « Celui qui aime savie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pourla vie éternelle » (Jn 12, 25).

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Nous voici de nouveau tout proche du vocabulaire eckhartien du« lâcher prise », de la Gelassenheit. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, le!"#"$ johannique n’invite pas les hommes à accomplir un acte qui soitcontraire à la stabilité de « Je suis ». C’est dans le 5)%"$ de l’acte du« se-dessaisir » que l’homme rejoint l’« Un » 85 . De la sorte, le véritablesens eckhartien de la Gelassenheit est mis en lumière. Sich lassen consiste àtout laisser et se laisser soi-même pour s’abîmer dans « le cœur du Pèred’où à grand-joie sans trêve flue le Verbe ! » 86 . ¶

85. « Dans cet Un (c’est-à-dire dans l’image, dans le fond de l’âme), le Pèreengendre son Fils en la source la plus intime. Là s’épanouit l’Esprit Saint » (MAÎTRE

ECKHART, Sermon 5b ; trad. fr. par J. Ancelet-Hustache, t. I, Seuil, Paris, 1974, p. 79).Cf. préface de M.-A. Vannier in MAÎTRE ECKHART, Sur la naissance de Dieu dans l’âme,trad. par G. Pfister, Arfuyen, 2004, pp. 25-31.

86. MAÎTRE ECKHART, Granum sinapis, I, 6-8 ; trad. fr. par K. Ruh, in Initiation àMaître Eckhart, Editions Universitaires/Fribourg, Cerf/Paris, 1997, p. 61.

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