Tyrannie et Despotisme

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DROIT DE RSISTANCE, QUOI ?Dmasquer aujourd'hui le despotisme et la tyrannieMario Turchetti P.U.F. | Revue historique2006/4 - n 640 pages 831 878

ISSN 0035-3264

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Turchetti Mario , Droit de Rsistance, quoi ? Dmasquer aujourd'hui le despotisme et la tyrannie, Revue historique, 2006/4 n 640, p. 831-878. DOI : 10.3917/rhis.064.0831Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 87.66.41.13 - 01/12/2011 20h48. P.U.F. Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 87.66.41.13 - 01/12/2011 20h48. P.U.F.

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Droit de Rsistance, quoi ? Dmasquer aujourdhui le despotisme et la tyrannieMario TURCHETTI

Revue historique, CCCVIII/4

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Tyrannie : le mot, partir du XIXe sicle, nest plus gure utilis dans le vocabulaire politique, ni dans les traits de politique. Lune des raisons majeures est que le mot tyrannie ne se distingue plus vraiment du mot despotisme et quentre les deux sest installe une ambigut telle que le mot dictature a fini par leur tre prfr. Ce dernier recouvre pourtant une plus grande ambigut encore, car lhistoire en a renvers la signification. Si lorigine la dictature dsigne une charge lgitime et lgale confre par le Snat de Rome, elle qualifie aujourdhui un gouvernement qui cache difficilement un dysfonctionnement en matire civile, conomique et juridique. Notre attention va se polariser sur le bon usage des mots ou, autrement dit, sur labus des mots dans la terminologie politique. Cest un chapitre qui mrite toute lattention non seulement des hommes politiques, mais aussi des juristes, des lgislateurs, des journalistes et des responsables de la sauvegarde des Droits humanitaires. Aujourdhui, le vocabulaire politique aurait tout gagner redcouvrir le sens originel des concepts de tyrannie et de despotisme, sens qui a t oubli depuis le XVIIIe sicle.

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LE MOT TYRANNIE AUJOURDHUI : VIVE LA CONFUSION ! Dans les discours politiques, le concept de tyrannie rapparat dans la bouche mme de grandes personnalits. Ainsi, George W. Bush, dans son second discours inaugural du 31 janvier 2005, inspir par des allusions Thomas Paine, Abraham Lincoln, Harry Truman, Lo Strauss, dclare premptoirement :It is the policy of the United States to seek and support the growth of democratic movements and institutions in every nation and culture with the ultimate goal of ending tyranny in our world.

1. Encyclopedia of Modern Dictators, from Napoleon to the Present, edited by Frank J. Coppa, New York, Lang, 2006. Il sagit dun rpertoire biographique dhommes dtat que lauteur insre en vrac dans la catgorie des dictateurs . Dans son introduction, il semble se rendre lide que in recent decades professional political analysts have deemed the term tyrant outmoded, and opinion is far from unanimous as to who should be branded a dictator. To be sure, there prevails a broad consensus that twentieth century figures such as B. Mussolini, A. Hitler, and J. Stalin were dictators, but less agreement as to why they should be so categorized . Mais son adhsion lopinion de ceux quil considre des professional political analysts lamne mettre dans le number of absolutists or would-be absolutists regimes those of Napoleon I, Napoleon III, Mussolini, Hitler, Slobodan Milosevic, and Saddam Hussein (p. XVI). Sans vouloir pousser la critique vers une uvre qui est dune certaine utilit, force est de constater que la confusion entre dictateurs, tyrans, despotes, etc., est dsormais acquise tant par lopinion publique que par les spcialistes, et, surtout, elle nest plus perue comme un problme. Dans la vaste littraure sur la dictature, il faut signaler le recueil Dictatorship in History and Theory : Bonapartism, Caesarism, and Totalitarianism, Peter Baehr and Melvin Richter (ed.), New York, Cambridge University Press, 2004 (Publications of the German Historical Institute).

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Force commentaires ont suivi ce discours, reprenant tort et travers le terme tyrannie dans plusieurs langues. Par ailleurs, certains auteurs reconnus utilisent le concept de tyrannie. Cest le cas dans les revues amricaines, par exemple dans The New York Review of Books. Je mentionnerai deux articles : The New Age of Tyranny , de Mark Lilla, paru en octobre 2002 ainsi que The Indiscreet Charm of Tyranny , sign Ian Buruma, du 12 mai 2005. Ce dernier, qui sintresse aux chefs dtat contests du XXe sicle, a connu un large cho dans la presse franaise, italienne, espagnole et allemande. Or, Buruma qualifie ces personnes, indiffremment et sans distinction, de tyrans, despotes, dictateurs. Nous pouvons en dire autant du dictionnaire que Frank J. Coppa vient de consacrer aux dictateurs modernes 1. Face la rcurrence de cette confusion, qui brouille la rflexion politique et en appauvrit le langage, il me semble ncessaire de redcouvrir ces concepts pour leur donner un nouvel usage scienti-

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fique. Cette dmarche est indispensable faute de savoir dans quelles circonstances il faut mettre en action le Droit de Rsistance, faute de devenir incapable de reconnatre un rgime vraiment oppressif , ou trop tardivement pour sen dfendre et le neutraliser.

UNE QUESTION VITALE Dans le domaine des confusions, il convient dinsister tout particulirement sur lusage sensible des termes de tyrannie et de despotisme. Nous dpassons le niveau des concepts politiques qui donnent habituellement du fil retordre et nourrissent les dbats entre historiens, politologues, philosophes de la politique. De fait, il sagit ici dune confusion vitale, non pas dans un sens mtaphorique, mais dans le sens le plus littral, car il sagit bien de vie ou de mort. Le droit de rsistance est et demeure un droit, mais la condition quil soit dirig contre la tyrannie, et non contre le despotisme. Cette affirmation est le rsultat de vingt-cinq sicles de dbats que jai tudis dans mon livre Tyrannie et tyrannicide2. On peut demble donner la dfinition de despotisme et de tyrannie, si lon tient compte au pralable de deux choses : 1 / lun et lautre terme dsignent des formes dvies de constitutions justes, raison pour laquelle ils se ressemblent, tout en se diffrenciant (et ce sont les diffrences qui nous intressent surtout) ; 2 / ces dfinitions sont tires de sources qui ont t analyses dans leur contexte chronologique, dans leur langue originale et dans leurs traductions, comme dans leur passage dune civilisation lautre. Parmi les multiples dfinitions, il convient de retenir celles sur lesquelles les auteurs les plus fiables saccordent :On appelle despotisme une forme de gouvernement qui, tout en tant autoritaire et arbitraire, demeure lgitime, sinon lgal dans certains pays, alors quil faut appeler tyrannie, dans le sens le plus rigoureux, la forme de gouvernement autoritaire et arbitraire qui est dans tous les cas illgitime et illgal, parce quelle sexerce non seulement sans ou contre le consentement des citoyens, mais au mpris des droits humains fondamentaux.

2. M. Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de lAntiquit nos jours, Paris, PUF, 2001 (par la suite, T & T). La deuxime dition en prparation portera le titre que voici : Histoire de la Justice et de la Rsistance Politique de lAntiquit nos jours. Tyrannie et tyrannicide .

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Cest donc la considration juridique et morale qui prcise la frontire entre les deux. Quoi quil en soit, o il y a violation des droits humanitaires, il y a tyrannie. Jaffirme cela en minspirant de Condorcet, daprs lequel la tyrannie agit lencontre des lois positives et des droits fondamentaux, en rongeant les pouvoirs lgislatif, excutif et judiciaire de lintrieur3. Laspect vital devient vident au moment o la dsignation dun chef de gouvernement comme tyran entrane lapparition du tyrannicide, cest--dire du droit de rsistance, qui est dirig, comme le dit le mot, contre le tyran, et non contre le despote. Le despoticide nexiste pas dans lhistoire de la pense politique. Do limportance capitale de bien distinguer entre despote et tyran . Je reviendrai sur cette question lors de ma conclusion.

LES TERMES DE LA MSENTENTE Aujourdhui, dune manire gnrale, ds que lon pense la tyrannie, la notion de despotisme vient immdiatement lesprit, et inversement. Ceux qui utilisent ces concepts quils soient journalistes, crivains, historiens, philosophes, juristes, sociologues ou autres ont certes le sentiment que ces deux termes ne sont pas parfaitement synonymes, mais sans savoir expliquer exactement o rside la diffrence. Pour preuve, les dictionnaires de langue (et pas uniquement les franais), mme les plus importants, aprs avoir fourni au premier ou au deuxime degr les caractres essentiels de ces types de pouvoir ou de gouvernement arbitraire, absolu, autoritaire, etc. finissent tt ou tard par expliquer lun des termes laide de lautre4. Cela nest pas faux, cest mme invitable, en3. Ibid., p. 694 et ci-dessous, p. 871. 4. Voir les articles Despote , Despotisme , Tyran , Tyrannicide et drivs dans les grands dictionnaires, Littr, Larousse, Robert, le Trsor de la langue franaise, Paul Imbs (dir.), Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1979 et s. ; The Oxford English Dictionary, J. A. Simpson et al. (ed.), Oxford, Clarendon Press, 1989 et s. ; Salvatore Battaglia, Grande dizionario della lingua italiana, Torino, UTET, 1966 et s. ; Nicol Tommaseo, Dizionario della lingua italiana, TorinoNapoli, UTET, 1869 et s. ; Diccionario crtico etimologico castellano e hispnico, por Joan Corominas, con la colaboracin de Jose A. Pascual, Madrid, Editorial Gredos, 1980 et s., etc., sans ngliger les dictionnaires historiques, tels : Charles Du Fresne, sieur Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Niort, L. Favre, 1884-1887, art. Despotus ; art. Despotes , Franzsische Etymologisches Wrterbuch, von Walther von Wartburg, Leipzig, B. G. Teubner, 1934 et s. ; Dictionnaire gnral de la langue franaise du commencement du XVIIe sicle jusqu nos jours, Adolphe Hatzfeld et al. (ed.), Paris, Ch. Delagrave, s.d. ; Dictionary of medieval Latin from British sources, R. E. Latham (ed.), London, British Academy by Oxford University Press, 1975 et s., etc.

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5. Richard Koebner, Despot and despotism : Vicissitudes of a political term, Journal of the Warburg and Courtauld Institut, 14, 1951, p. 272-302. Voir M. Richter, Despotism, The Dictionary of the History of Ideas, Philip Paul Wiener (ed.), New York, C. Scribners Sons, 1973-1974 ; ibid., Absolutism e despotism, The Blackwell Encyclopedia of Politiclal Thought, David Miller (ed.), Oxford, B. Blackwell, 1987 ; art. Despotie, Despotismus , Historisches Wrterbuch der Philosophie, Joachim Ritter et al. (Hg.), Ble-Stuttgart, Schwabe, 1971 ; Tyrannie, despotisme, dictature, Colloque du 3 mars 1984, Paris, Universit de Paris-Sorbonne, 1984 ; Hella Mandt, Tyrannis, Despotie, Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, 9 Bde., Otto Brunner et al. (Hg.), Stuttgart, Klett-Cotta, 1972-1997 ; le recueil dtudes, Il dispotismo. Genesi e sviluppo di un concetto filosofico-politico, D. Felice (ed.), 2 vol., Naples, Liguori, 2001-2002. Il faut ajouter lart. de M. Richter, Le concept de despotisme et labus des mots, XVIIIe sicle, 34, 2002, p. 373-388. Dune manire gnrale, on notera que les spcialistes essayent en principe de faire des diffrences entre despotisme et tyrannie, en sappliquant dcrire ou rsumer les opinions des auteurs tudis, lesquelles sont aussi nombreuses quapproximatives, quelques exceptions notables. Il en rsulte le plus souvent que le lecteur, confront cette varit, finit pas abandonner lide de rechercher les bonnes dfinitions, en admettant quil en existent (par ex., Jean-

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considrant leurs bases communes. Il nen demeure pas moins que les dictionnaires noffrent point au lecteur des rfrences suffisantes lui permettant de comprendre en quoi et pourquoi les deux termes ne sont pas du tout synonymes lorsquils sont pris dans leur sens le plus technique du point de vue de la doctrine politique. Il ne sagit pas dincomprhension. Nous prfrons parler dune sorte de confusion, lgre lorigine, mais qui a fini par devenir chronique. Le mot confusion signifie ici un manque de clart de la pense et des significations attribues aux concepts, cest--dire le contraire de ce que Descartes appelle les ides claires et distinctes. Dans le mme sens, nous utiliserons des termes tels que quivoque , malentendu , ambigut , etc. Cet article se propose donc deux choses : dune part, dmontrer que nous avons oubli une distinction qui tait claire par le pass, et, dautre part, essayer de comprendre quel moment de lhistoire la confusion a pu survenir et pourquoi. Il sagit de trouver lerreur smantique qui, en gnrant prcisment de lambigut, des mprises et des confusions entre ces deux mots concepts , a contribu les faire exclure du langage politique et appauvrir ce dernier. Les causes de cette erreur sont trs varies : une connaissance insuffisante de la langue grecque, les courants culturels, les exigences de puret du langage, en latin, dabord, puis en italien et en franais, les convictions politiques, la critique des gouvernements en exercice, les opinions partisanes, laffaiblissement des concepts de philosophie politique, le dogmatisme et enfin lexcs didologies de toute nature. Il convient de situer au centre de la problmatique les diverses traductions du terme grec desppthV despote, et de ses drivs, despotique et despotiquement. Pour ce qui est de lhistoire de cette traduction, il nest pas exagr de parler de vicissitudes 5. Il faut se rappeler les mprises,

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Louis Labarrire, Tyrannie et despotisme, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1998). De fait, il est trs rare de trouver une analyse ponctuelle et comparative, qui confronte les concepts. Pour notre part, afin dviter une numration dopinions, nous avons choisi de privilgier les critres qui distinguent de manire nette et sans ambiguts les diverses dfinitions des concepts. Nous avons donc opt pour une mthode comparative et critique, quitte remettre en question des auteurs comunment reconnus comme faisant autorit. 6. T & T, chap. 24, Despotisme et tyrannie .

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parfois graves, qui ont leur racine dans les apprciations portes sur tel gouvernant, roi ou rgime agissant en oppresseur, sans que pour autant on puisse le qualifier de tyrannique. La distinction entre despotique et tyrannique sest affaiblie peu peu. Cependant que lusage du deuxime terme na pas subi dinterruptions, et que son sens na pas chang substantiellement, le premier, despotique , forg en franais au XIVe sicle fidlement la pense aristotlicienne, dsignant le matre de maison et desclaves, a pratiquement disparu pendant trois cents ans pour rapparatre vers le milieu du XVIIe sicle. Mais, ce moment, il avait perdu son sens originaire, et il voulait gnralement dsigner un gouvernement pire que la monarchie absolue : dans la France de Louis XIV, les critiques que lon adresse au roi et sa politique fiscale se servent largement du qualificatif de despotique . Ds la fin du XVIIe sicle, lintroduction du substantif despotisme donne lieu des controverses fort intressantes dans le domaine de lhistoriographie et de la pense politique. Elles vont opposer les esprits les plus aigus du XVIIIe sicle : dun ct, les Encyclopdistes, de lautre, les dfenseurs des rgimes orientaux, pour lesquels dnigrer les despotismes asiatiques ntait que la manifestation dun simple prjug. Qui plus est, au XVIIIe sicle, la confusion entre despotisme et tyrannie est venue sajouter celle entre despotisme et pouvoir absolu. Cette dernire sera tout aussi grave par les consquences durables quelle aura sur les plans de lhistoriographie et des ides politiques, en particulier avec lintroduction du terme absolutisme au XIXe sicle. Par consquent, cette confusion ne semble pas sattnuer encore de nos jours. Je vais ici me concentrer sur lanalyse de la diffrence entre despotisme et tyrannie. En revanche, pour ce qui concerne lautre distinction, celle entre despotisme et absolutisme, je renvoie mes travaux6. Bien entendu, il convient de garder lesprit que les deux problmatiques sont indubitablement lies. Il est mme certain que cest grce leur rapport dialectique que lon peut clarifier lune en fonction de lautre.

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PENSE GRECQUE : ARISTOTEET LA CONCEPTUALISATION DE LA POLITIQUE

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Les notions de tyrannie et de despotisme ont demand un certain temps avant dtre clairement dfinies comme concepts. Vers le VIIe sicle avant J.-C., les Grecs, pourtant si jaloux de leur langue, dcident dimporter le mot tyran , un barbarisme, pour dsigner un nouveau type de pouvoir essentiellement arbitraire ; cest--dire qui ne prsente pas seulement les caractristiques de lusurpation ou de la violence, dont ne manquaient pas les exemples dans lhistoire et la mythologie, ni les mots pour les exprimer. Plus tard, vers le Ve sicle, apparaissent les nouveaux tyrans, bien plus dangereux que les prcdents. Aristote attribue le phnomne la naissance de la rhtorique, de la propagande politique, de lart de bien parler, toutes choses auxquelles lcole des sophistes nest pas trangre. La dmagogie change aussi de sens : alors quanciennement le dmagogue sappuie sur le peuple pour prendre le pouvoir et gouverne lavantage du peuple, le dmagogue dont parle Aristote se sert du peuple pour prendre le pouvoir, mais ensuite gouverne son propre avantage. Au fil des sicles, les crivains, surtout les auteurs tragiques, les historiens et les philosophes, se sont intresss la terminologie politique. Aristote assume la noble tche de lui donner une assise conceptuelle ; il fait de mme avec la terminologie philosophique et scientifique. Dans lthique Nicomaque et dans la Politique, il cherche clarifier les concepts de la morale, du droit et de la politique, offrant ainsi aux futures gnrations larsenal du langage politique fondamental. Expert des nuances qui caractrisent les diffrentes formes de gouvernement, telles la monarchie, laristocratie, la dmocratie, Aristote fournit des analyses appropries pour dfinir chaque constitution, mme une fois quelle est corrompue. Selon lui, quelle que soit la forme du gouvernement, la droiture ou la corruption ne dpendent pas du nombre de ceux qui gouvernent. De la mme manire, le nombre na aucune influence sur la forme tyrannique du gouvernement, quil soit exerc par un seul, par un groupe ou par la multitude. De ses analyses circonstancies des types de tyrannie, Aristote dduit que ses caractristiques peuvent tre rduites trois : 1 / le gouvernant recherche son propre profit et non celui de ses sujets ; 2 / le gouvernant gouverne contre la volont des sujets ; 3 / le gouvernant viole les lois et la justice. Dans le domaine du despotisme, la pense dAristote est plus nuance. Certes, il est parfois victime de quelque prjug com-

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mun tous ses contemporains et dont il sest certainement aperu contre les rgimes orientaux. En ce sens, Aristote ne tient pas le mme raisonnement propos des Hellnes ou des Asiatiques. Cet lment ne doit pas tre nglig, car lauteur nuance les significations mme pour ce qui a trait au pouvoir despotique du pre de famille, comme il le dit dans lthique Nicomaque :On peut trouver des ressemblances ces constitutions, des modles en quelque sorte, jusque dans lorganisation domestique. En effet, la communaut existant entre un pre et ses enfants est de type royal (basileBaV), puisque le pre prend soin de ses enfants ; de l vient quHomre dsigne Zeus du nom de pre, car la royaut a pour idal dtre un gouvernement paternel (patrikQ). Chez les Perses, lautorit paternelle est tyrannique (turannikP), car les pres se servent de leurs enfants comme desclaves. Tyrannique aussi est lautorit du matre (despptou) sur ses esclaves, lavantage du matre sy trouvant seul engag ; or si cette dernire sorte dautorit apparat comme lgitime, lautorit paternelle de type perse est au contraire fautive, car des relations diffrentes appellent des formes de commandement diffrentes (thique Nicomaque, VIII, 12, 1160 b, 24-32 ; tr. Jean Tricot).

7. Pour approfondir cette question, voir lanalyse du philosophe propos des femmes et des esclaves : Ainsi est-ce par nature que se distinguent la femme et lesclave [...] Chez les barbares pourtant la femme et lesclave ont le mme rang. La cause en est quils nont pas la facult naturelle de commander, mais il stablit entre eux lassociation dune esclave et dun esclave. Cest pourquoi, aux dires des potes, Aux barbares il convient que les Hellnes commandent (Politique, I, 1, 1252 b, 3-4 ; tr. Pierre Pellegrin). propos de ce passage clbre, qui associe un principe de doctrine et une vision politique, voir M. Richter, Aristotle and the classical greek concept of Despotism, History of European Ideas, 12, 1990, p. 175-187, 181 ; Roger Boesche, Aristotles science of tyranny, History of Political Thought, 14, 1993, p. 1-25, prsent dans le chapitre 2 de son livre, Theory of Tyranny from Plato to Arendt, Pennsylvania University Press, 1996.

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Ici apparat trs clairement la diffrence de jugement port par Aristote sur la mme forme dautorit soit le type dautorit despotique du pre de famille quil assimile la forme royale lorsquil se rfre aux Grecs, mais quil nhsite pas nommer tyrannique sagissant des Perses. Afin dviter tout malentendu qui ferait supposer une quelconque contradiction ou un manque de rigueur, Aristote fournit le principe doctrinal auquel il faut obir : Des relations diffrentes appellent des formes de commandement diffrentes. Cette remarque est particulirement importante pour le sujet que nous tudions7. Les diffrences de relations entre individus diffrents, comme aussi la diversit des peuples, ont rellement une influence sur la faon dapprhender une mme forme de gouvernement, qui peut tre dfinie comme despotique lorsquelle est pratique chez les Grecs, et comme tyrannique lorsquelle est exerce chez les Asiatiques.

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Quant ceux qui pensent qutre homme politique (politikqn), roi (basilikqn), chef de famille (oconomikqn), matre desclave (despotikqn) cest la mme chose, ils se trompent. Cest, en effet, selon le grand ou le petit nombre, pensent-ils, que chacune de ces fonctions diffre des autres, et non pas selon une diffrence spcifique (Politique, I, 1, 1252 a, 7-11 ; tr. Pierre Pellegrin)9.

8. Politique, V, 5, 1306 b, 2-3. 9. Ainsi, quand on commande peu de gens on serait matre, plus de gens chef de famille, et encore plus homme politique ou roi, comme sil ny avait aucune diffrence entre une grande famille et une petite cit. Quant la diffrence entre un homme politique et un roi,

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Ce raisonnement montre quel point Aristote considre que le despotisme et la tyrannie ne sont pas deux formes opposes de gouvernement, ni mme trangres lune lautre puisque chacune se rfrent un type diffrent de corruption de la forme juste, raison pour laquelle elles restent distinctes. Pour mieux les distinguer, il faut les comparer dans une relation dintensit, car il existe entre elles une gradation dans les phases dgnratives au travers desquelles une forme de gouvernement correcte devient dabord despotique, puis, pour finir, tyrannique. Si nous voulions appliquer les catgories logiques dAristote cette sorte de hirarchie, nous pourrions dfinir la monarchie comme un genre, le despotisme comme une espce et la tyrannie comme une sous-espce. Ce qui dnature un gouvernement, cest la dose excessive de corruption. Cest pourquoi lon peut observer une varit de formes dcadentes, de la pire, la tyrannie par excellence (si lon peut dire !), reprsente par la monarchie absolue (pambasileBa) , la moins corrompue, la dmocratie. La dmocratie est la forme la moins dgnre de pouvoir, puisque ce type de constitution ne marque quune petite dviation. Le degr de corruption est celui qui dtermine si et dans quelle mesure une oligarchie, par exemple, est supportable ou intolrable au point de causer sa propre ruine. Certaines oligarchies ont t abolies pour avoir t trop despotiques (depsotik1V), dtruites par certains membres du gouvernement qui en taient mcontents ; comme cela se produisit pour celles de Cnide et de Chio. 8 Or, la similitude de signification ne doit pas nous faire perdre de vue la diffrence trs nette entre tyran et despote. Aristote est rigoureux dans la distinction des fonctions des dirigeants, malgr certaines ressemblances qui existent entre eux, comme le fait dexercer lautorit. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ce qui les rapproche. Celui qui confondrait ces deux formes dexercice du pouvoir se mprendrait.

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Ce nest donc pas le nombre de ceux qui sont gouverns, mais bien la faon dexercer le pouvoir qui qualifie la forme de gouvernement. Il faut prciser que, selon Aristote, la tyrannie et le despotisme ne sont pas interchangeables, parce que sous un rgime despotique, typique des peuples asiatiques, on gouverne sous le contrle de la loi avec le consentement des sujets, alors que sous un rgime tyrannique, il ny a ni loi ni consensus. Par consquent, le critre permettant de savoir si lon est face au despotisme ou la tyrannie est le respect ou la violation des droits. Dailleurs, cela explique pourquoi, la diffrence de la tyrannie, le despotisme peut tre stable et se maintenir. Au fil des sicles, les thoriciens ont toujours voqu cette particularit. Ils taient proccups dtablir avec une grande rigueur les termes de la distinction, en rappelant notamment dautres aspects, tel celui du droit naturel, quAristote navait pas ignor, mais quil navait pas utilis explicitement10.

PENSE ROMAINE : CICRON ET LE DROIT NATURELDocument tlcharg depuis www.cairn.info - - - 87.66.41.13 - 01/12/2011 20h48. P.U.F. Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 87.66.41.13 - 01/12/2011 20h48. P.U.F.

Lon ne rappellera jamais assez que les structures organisatrices de la civitas romaine sont nes et se sont dveloppes de manire indpendante des structures grecques et, en quelque sorte, paralllement. Sil est vrai que le vocabulaire grec a exerc une grande influence sur la formation des termes techniques romains, il faut ajouter que cela nest pas all jusqu remplacer les termes latins solidement implants. Cela se vrifie galement dans la terminologie juridique et politique. Il est intressant de remarquer que mme le terme politikpV, plus tard latinis en politicus, ainsi que ses drivs, ne sont pas entrs dans le latin classique11, comme dailleurs lequand on a t plac soi-mme au pouvoir on serait un roi, mais quand on exerce le pouvoir selon les rgles de la science qui fait que lon est tour tour gouvernant et gouvern, on serait homme politique. Eh bien tout cela nest pas vrai. Pour une prsentation plus dtaille, voir T & T, p. 85-95. 10. Cf. Michel Villey, Deux conceptions du droit naturel dans lAntiquit, Revue historique du droit franais et tranger, 4e srie, 31, 1953, p. 475-497. 11. Cicron na jamais utilis le terme politicus-a-um dans ses uvres rhtoriques ni philosophiques ; le peu de fois quil la employ, il la fait pour dsigner luvre de Platon, ou pour traduire une expression grecque. Je me permets de renvoyer au texte de ma confrence, Bodin and Hobbes Self Translators. Why Bodin did never translate politique with politicus-a-um ? , qui a eu lieu New York le 29 septembre 2005, dans le cadre du Colloque The History of Political Thought, and the History of Concepts (Begriffsgeschichte), an Interdisciplinary Conference, organis par M. Richter et Martin Burke.

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12. T & T, p. 126-128. 13. VI, 7, 19 ; on remarquera la similitude avec la vision dAristote (ci-dessus n. 7, p. 838) sur les peuples barbares, par nature plus servile que les Grecs, Politique, III, 1285 a, 1823.

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terme desppthV, latinis tardivement au Moyen ge. En revanche, le mot latinis de tyrannus a eu plus de chance, car il est en usage ds lpoque de la Rpublique. Cicron, le meilleur thoricien de la Rpublique romaine, utilise trois mots pour dsigner le dtenteur du pouvoir politique : rex, qui qualifie le plus souvent, mais pas toujours, un roi mauvais ; dominus, un concept de droit romain ; tyrannus, une latinisation du mot grec correspondant. Ces termes tant comparables, mais non pas quivalents, ils renvoient chacun une origine et une problmatique propres12. Alors que tyrannus est le terme qui prsente le moins de difficults dinterprtation, parce quil est toujours ngatif, offensant, dominus est en revanche plus complexe ; mais cest le plus proche, pour le sens, du mot despote. En droit civil romain, le dominus exerce le dominium, cest--dire quil possde les pleins pouvoirs sur le serf, lesclave ; de mme que le pre de famille exerce le munus sur son pouse, ses enfants et autres membres de la famille. Sur les enfants, il exerce la patria potestas, alors que sur les serfs et les biens, il exerce la dominica potestas. Cest en pensant au pouvoir presque absolu du dominus que Cicron lui attribue les caractristiques du tyran, faisant ainsi simplement glisser ce concept de droit priv au domaine du droit public. Le dominus est alors celui qui met en pril les liberts publiques. ce propos, il faut rappeler que Cicron, imprgn de la culture grecque, considre cependant les Romains comme les dtenteurs exclusifs de la libert, ce qui les distingue des autres peuples : Les autres peuples peuvent supporter lesclavage, mais la libert est propre au peuple romain , affirme-t-il dans un passage clbre de lune de ses Philippiques13. Cest pourquoi, le plus grave dlit pour un pays est de la mettre en pril. Celui qui attente cette libert est un dominus, tel que la t Tarquin le Superbe, qui est parfois appel tyrannus ou rex, son quivalent pjoratif. Mais les subtilits du langage cicronien ne peuvent tre rduites lapparente synonymie des trois termes en question et ne doivent pas induire le lecteur en erreur. Ceux-ci, malgr les apparences, ne sont pas interchangeables. Le terme dominus, par exemple, quivaut le plus souvent au terme grec despote. Preuve en est lun des paragraphes les plus loquents de La Rpublique (II, 26), o le bon traducteur a su rendre le mot dominus par despote.

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Voyez-vous maintenant comment dun roi est sorti un despote (de rege dominus extiterit) et comment, par la faute dun seul, la meilleure forme de gouvernement est devenue la pire. Par despote ou matre du peuple, jentends ici celui que les Grecs nomment tyran : ils ne consentaient nommer roi que celui qui veille sur son peuple comme un pre et maintient les hommes dont il est le chef dans la meilleure condition de vie. Certes, cest l, je lai dit, une bonne forme de gouvernement, mais une pente la fait glisser, la prcipite, si lon peut dire, vers la plus funeste. Sitt en effet que ce roi incline vers un despotisme plus injuste (se inflexit hic rex in dominatum iniustiorem), il devient un tyran, et lon ne peut concevoir danimal plus affreux, plus hideux, plus odieux aux hommes et aux dieux (tr. Charles Appuhn).

Il faut noter la gradation dj constate chez Aristote dans la corruption du rgne qui devient tyrannie mesure quil tend vers un despotisme toujours plus injuste. Cela dit, il est vident que dominus ne doit pas toujours tre traduit par despote ; cela dpend du contexte. Cependant, dans la phrase de Cicron que nous venons de citer, cette traduction nest pas du tout inadquate. Passons au terme rex. Dans la mme page du De Republica, le paragraphe suivant nous offre une ide claire du concept cicronien de rex, qui quivaut tyrannus lorsque le roi est injuste :Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 87.66.41.13 - 01/12/2011 20h48. P.U.F.

Vous avez donc vu comment nat le tyran (primum ortum tyranni). Par ce nom, les Grecs dsignaient un roi injuste, tandis que chez nous on appelait ainsi celui qui exerait vie un pouvoir personnel. Furent ainsi accuss daspirer la royaut (regnum occupare) Spurius Cassius, M. Manlius et Spurius Mlius (De republica, II, 27).

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Lon pourrait complter la liste en y ajoutant le nom de Jules Csar , dont le tyrannicide fut ardemment soutenu par Cicron. Pour ce dernier, aspirer la tyrannie, Rome comme Athnes, tait en soi un dlit pour lequel la lgislation grecque avait dj promulgu des peines allant jusqu la peine capitale14. Cest prcisment en rapport avec Csar et avec le souvenir qui en a prvalu, que le titre de rex sera galement excr par les Romains durant lpoque impriale, comme nous le verrons plus loin. Il faut souligner que Cicron est le premier thoricien important avoir explicitement invoqu le droit naturel comme fondement de la lgitimit du tyrannicide contre ceux qui, dans un tat libre, aspirent au pouvoir absolu (selon lexpression : dominationem adpetere) ou la tyrannie (regnum occupare). En ce qui concerne la terminologie, nous pouvons considrer comme acquis que parmi les trois termes14. T & T, chap. 3 : La lgislation touchant la tyrannie et le tyrannicide .

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utiliss pour dfinir un mauvais gouvernant, rex peut dsigner aussi bien un bon ou un mchant roi ; que dominus qualifie le matre, le despote ou le seigneur, pas ncessairement mauvais, bien que ce soit souvent un titre pjoratif ; et que tyrannus est toujours ngatif et dsigne le pire gouvernant qui puisse exister.

POQUE MDIVALE : PARCOURS IMPRIAL DE LAPPELLATION DESPOTE Cicron na pas trait spcifiquement de la diffrence entre seigneur et tyran, comme lavait fait Aristote pour tyran et despote. Il faut donc se rfrer au philosophe grec pour approfondir la distinction entre ces deux derniers termes et en valuer lvolution dans la tradition de la pense politique travers les sicles. Malheureusement, comme nous le savons, la connaissance de la Politique et de ltique dAristote na pas suivi un parcours uniforme et continu depuis la priode hellnistique jusquau Moyen ge avanc, soit environ du IIIe sicle avant J.-C. jusquau XIIIe sicle aprs J.-C. Il faut remarquer quune telle uvre, prcieux instrument danalyse politique et dlaboration de concepts juridiques, na pas t utilise prcisment dans la priode de formation des plus importantes organisations sociales et conomiques, des puissantes constructions juridiques et politiques autour de la Mditerrane : savoir le monde romain, lEmpire et le monde byzantin. ceux-ci il faut ajouter ldifice doctrinal reprsent par lglise catholique romaine, dont le rle est prdominant dans tout le Moyen ge. Pour revenir la distinction qui nous intresse ici, il faut souligner que le terme tyran reste immuablement le plus adquat pour dsigner le chef absolument mauvais, le roi mchant, le souverain perfide qui opprime son peuple au mpris de tous les droits. De lpoque dAugustin dHippone jusqu celle dIsidore de Sville, dAlcuin de York Jean de Salisbury, cest--dire jusqu la fin du XIIe sicle, les questions de doctrine politique, de souverainet, dobissance, dquit, dautorit, dalliance, dlections, de rsistance sont tudies dans lensemble des relations de lEmpire avec lglise, lintrieur des monarchies, des rpubliques et des petits tats qui se forment peu peu en Europe. Tandis que le terme de tyran continue dtre utilis dans les traits thoriques, lors de dbats, dans des crits divers et des ouvrages de polmique, pour dcrire la pire forme de gouvernement, le

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15. Ce passage sappuie sur les recherches de Louis Brhier, Le monde byzantin, II : Les Institutions de lEmpire byzantin, Paris, A. Michel, 1970, p. 41-48, 118-123. 16. Synesios de Cyrene, dans son clbre Discours sur le rgne de lempereur Arcadius (Patrologia Graeca, Jean-Paul Migne (d.), Paris, J.-P. Migne, 1857-1866, t. 66, col. 1085 B-C ; Charles Lacombrade (d.), Paris, Les Belles Lettres, 1951, p. 57-58), explique la diffrence entre roi et autocrate au IVe sicle : Bien que lappellation de roi soit mal vue par votre majest dit-il en sadressant lempereur , votre titre est simplement celui dautocrate (atokr0toreV). Brhier rsume une autre ide de Synsios : Le terme de Basileus suppose une royaut fonde sur le respect des lois, par opposition la tyrannie, qui est le lot des royauts barbares, et que Autocrator (imperator) dsigne le pouvoir personnel confr lhomme qui prend la charge de redresser ltat branlant et de le dfendre contre ses ennemis (Brhier, Les Institutions, op. cit., p. 46, n. 257). la lumire des dbats autour de la question des titres impriaux aux Ve sicles et suivants, dbats dj amorcs de longue date par les contemporains (cf. la discussion sur lusage des termes Autocratie, Dictature, Tyrannie , dans T & T, p. 160-164), lon peut stonner que des spcialistes comme Friedrich e Brzezinski (Totalitarian Dictatorship and Autocracy, New York, Praeger, 1956), aient cherch assimiler le totalitarisme du XXe sicle une forme dautocratie. Cf. le dbat dans T & T, p. 867-868. 17. Suetone, Augustus, 53 ; Dion Cassius, LV, 12 ; Tertullian, Apologetique, 34, etc. Cf. L. Brhier, Lorigine des titres impriaux Byzance, Byzantinische Zeitschrift, 15, 1906, p. 161-178.

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terme de despote connat au contraire une priode de grande fortune dans la pratique. De fait, il est de plus en plus utilis comme titre honorifique par les souverains orientaux pour dsigner la puissance de leur propre gouvernement. Dans lempire dOrient15, en gnral, le rle des titres donns aux empereurs ou que ces derniers sattribuent ou confrent leurs enfants ou parents, aux hritiers dsigns comme successeurs, varie dans lusage et dans le temps. On peut observer une sorte de gradation qui dpend de lusage du terme employ tantt dans la pratique quotidienne, tantt dans le crmonial, dans les titres de la nomenclature officielle et enfin dans la frappe des monnaies. Dans les inscriptions officielles grecques, les titres impriaux sont les traductions des titres latins : Imperator devient Atocr0twr, Autocrate16 ; Augustus, SebastpV, Sbaste. Les premiers empereurs Auguste et Tibre refusent les appellations monarchiques telles dominus. Auguste promulgue mme un dit ce sujet17. Les successeurs, comme Caligula et Domitien, sont dun autre avis et ne ddaignent pas dtre appels dominus et deus noster. mesure que nous avanons dans le Ier sicle et que nous entrons dans le IIe, le titre dominus est accueilli par les empereurs dOccident tels que Nron, Titus, Nerva, alors quen Orient, le mme titre est kArioV, seigneur. Cependant cette traduction parat insuffisante pour exprimer la soumission totale des sujets et cest ainsi que dominus est traduit par desppthV. Le titre de despote de la terre et de la mer est attribu Vespasien, Caracalla, Septime Svre et Aurlien. partir de Constantin, despote sera le titre par excellence des empereurs jusqu la fin de lempire de Byzance, bien quil ne figure pas

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18. Procope di Csare, Anecdota, A., cap. 30, cit par Brhier, Les institutions, op. cit., p. 46, n. 255.

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toujours dans les protocoles officiels. On pourrait faire la mme observation propos du titre roi , basileus, qui demandera du temps avant dtre inclus dans les protocoles, mme sil est dj utilis quotidiennement en Orient. Le titre roi est en effet fort mal vu Rome ds le dbut de la Rpublique et aprs lassassinat de Csar. Mais au IIe sicle dj, il apparat de nouveau dans les textes et sur les inscriptions, pour enfin recouvrer au IVe sicle son usage courant. Basileus tait, en principe, un titre rserv exclusivement au roi des Perses. Cest seulement aprs sa dfaite par raclius en 629 que ce titre passe de droit aux empereurs byzantins. Nous devons prciser de droit parce que de fait Justinien Ier dj, selon Procope18, aimait non seulement tre nomm basileus mais, comme si cela ne suffisait pas asseoir son autorit de seigneur, galement despote . Limpratrice, non moins exigeante, sarrogeait aussi le titre de despote (d@spoina) . Les titres suivants sont admis dans les protocoles officiels pour Justinien : Imperator (praenomen), Caesar Flavius Iustinianus (nomen), Franciscus Germanicus, Vandalicus, Pius Felix, Inclytus, Victor ac Triumphator semper Augustus (cognomina). Dans le langage quotidien, spcialement en Orient, la coutume veut que lon sadresse lui en lappelant dominus (kArioV), desppthV de mme que basileAV. Dans lempire dOrient, basileus ne sera pas considr comme lquivalent de rex, mais plutt dimperator, et il en sera ainsi jusque vers la fin de lanne 1453. Depuis 750, lusage de droit des titres basileus et despote est confirm par les inscriptions des pices de monnaie lpoque de Constantin V. Par ailleurs, les empereurs dOrient vont garder jalousement le droit de porter en exclusivit le titre Imperator Romanorum, basileAV bRwmaBwn, qui apparat sur les monnaies et dans les protocoles partir de cette poque. Ils en sont jaloux au point de refuser de le partager avec dautres souverains, mme avec les souverains occidentaux, lexception de Charlemagne. Cependant, nous ne devons pas perdre de vue le titre despote , qui est celui qui nous intresse en priorit. Quelques sicles plus tard, Alexis Ier Comnne, empereur de 1081 1118, transforme la hirarchie dans le but de crer une nouvelle dynastie avec de nouveaux titres. Cest ainsi quil instaure le titre de sbastocrator pour son frre Isaac et octroie celui de sbaste un autre de ses frres, Nicphore. Un troisime frre Adrien est appel protosbaste illustrissime et son beau-frre

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19. Brhier, Les institutions, op. cit., p. 118. 20. T & T, p. 266, note.

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Michel Taronits panhypersbaste . Mme ltranger, il sadresse au Doge de Venise en lappelant avec respect protosbaste . Dans sa patrie, il cre lintention de deux fonctionnaires subalternes les titres hypertimus (trs honorable) , hyperperilampros (du mrite le plus clatant) , etc. En 1163, Manuel Ier Comnne (1143-1180) reprend le titre de despote pour le confrer Bla, son gendre, prince hongrois auquel il destinait son propre hritage. Ce titre assez vague de despote, crit Brhier, que Michel V Le Calfat avait dcern son oncle Jean lOrphanotrophe, est maintenu dans la hirarchie avec un sens impliquant la quasi-souverainet et adopt comme tel par Michel I Ange Comnne, matre de lpire aprs 1204 ; il devait tre trs usit sous les Palologues. Au cours de cette mme anne sont fonds divers despotats : Despotat puis empire de Nice, Despotat dpire, dj mentionne ; Despotat puis empire de Trbizonde. Peu avant, Alexis III Ange (1195-1203) plaa le titre de Despote immdiatement aprs celui dEmpereur, suivi de Sbaste et de Csar 19. Ce panorama donne un aperu de lascension du titre de despote au cours du Moyen ge, titre aussi convoit que riche par ses rfrences historiques la grande poque des dbuts de lempire dOrient ; titre, il faut ajouter, dont la signification ntait plus celle qui se trouvait dans les textes dAristote. Nous pouvons interrompre ici lvocation de cette belle carrire impriale. Il y a une autre raison cette interruption. Nous sommes au XIIIe sicle : poque durant laquelle parviennent en Europe les textes de la Politique et de lthique Nicomaque dAristote, non plus en rsums arabes20, dailleurs peu rpandus, mais dans loriginal grec, qui sera bientt rpandu en latin. Tenant compte du fait que le titre despote sera port galement par certains princes vassaux de lEmpire turc (Valachie, Serbie, etc.) au cours de lpoque moderne, il est pertinent de faire par anticipation une remarque importante et inhabituelle : les thoriciens occidentaux qui, partir des XIVe et XVe sicles, utiliseront le concept aristotlicien de despote (mme sils le traduisent par dominus), et qui seront informs de lusage de cette appellation dans la nomenclature impriale et ottomane, seront fort probablement induits faire un amalgame entre la terminologie politique aristotlicienne et la pratique administrative turque. Nous pouvons mme penser quils ont fini par croire que les descriptions trouves dans les textes du philosophe grec pouvaient servir comprendre la nature des despotats

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de leur poque. Ce dfaut dapprciation historique allait fourvoyer les esprits et engendrer des confusions dans les jugements historiques des penseurs jusquau XVIIIe sicle, voire dans les sicles suivants.

GUILLAUME DOCKHAM :NON TAMEN TYRANNIS PROPRIE EST DESPOTIA

Les apports trs importants de Robert Grosseteste, Guillaume de Moerbecke, Thomas dAquin, Ptolme de Lucques et Marsile de Padoue, sont connus21. Interrogeons toutefois Guillaume dOckham (ca. 1290-1349)22 qui se montre trs scrupuleux et attentif au langage politique. Il sagit de lun des plus minents volontaristes , qui soutint une ardente polmique avec les adversaires rationalistes de son poque dans le dbat autour du nominalisme et du ralisme . En tablissant des liens prcis avec les principes du droit naturel, ce moine anglais sefforce de ne pas confondre le pouvoir despotique et la tyrannie, qui sont tous les deux distincts du pouvoir royal . Une citation frquemment reprise rsume sa pense :Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 87.66.41.13 - 01/12/2011 20h48. P.U.F.

Le principat royal (principatus regalis) se consacre au bien commun, et ne peut donc pas tre appel principat despotique (principatus despoticus). Toutefois, un roi de ce genre est dans un certain sens Seigneur (Dominus) de tous, mais autrement que dans le principat despotique. La raison en est que dans un principat despotique, est prince (principans) celui qui possde un pouvoir tel quil peut lutiliser sur ses esclaves et sur les biens de tous ceux qui dpendent de son principat, non seulement pour le bien commun, mais aussi pour son propre bien, dans la mesure o il ne droge pas la loi divine ni la loi naturelle23.

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Mais le principat royal se diffrencie surtout du principat tyrannique parce quil se dvoue au bien public , tandis que sous la tyrannie il se passe le contraire :Au principat royal soppose absolument la tyrannie, qui est transgression et corruption de celui-l ; elle est la premire et la plus vicie des formes de gouvernement (politia), car la tyrannie ne se propose pas du tout le bien des sujets, sinon par hasard (per accidens), et ne vise que son propre intrt (ibid.).21. Pour cette question, voir T & T, p. 238-282. 22. T & T, p. 283-286. 23. Dialogus de potestate papae et imperatoris, pars III, tractatus I, lib. II, cap. 6, John Kilcullen et al. (ed.), The British Academy, 1995-1996, website : http://www.humanities.mq.edu.au/Ockham/w31d2tx.html. Cf. Guillaume dOckham, Court trait du pouvoir tyrannique, Jean.Fabien Spitz (d.), Paris, 1999.

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Guillaume retient la leon dAristote, qui nous a lgu un vaste champ de rflexion sur les multiples types de principat royal. Ainsi peut se prsenter le cas dun principat royal qui selon les intentions (ad intentionem) du gouvernant voudrait pourvoir au bien commun, mais qui dans les faits, mme dans une faible mesure, pourrait tendre vers lintrt de celui qui lexerce. Dans quelle mesure ? De la rponse dpend la qualit du principat qui, mme en respectant les bornes de la royaut, acquiert quelque chose du principat tyrannique ou despotique, et se transforme dune certaine manire en un mlange de principat despotique, tyrannique et royal (quodamodo mixtus ex principatu despotico tiranico et regali) .En ralit, pour ce qui concerne le bien propre et non le bien commun, il a quelque chose de la tyrannie et du principat despotique ; et pour ce qui concerne le bien commun, il a quelque chose du principat tempr et juste. Par consquent, tant donn quun seul commande, il possde quelque chose du principat royal. Il est donc un mlange de ces trois principats (ibid.).

Quun roi commande selon sa volont ou selon la loi, sil gouverne dabord des sujets non consentants dans son propre intrt, il devient tyran ; sil commence de gouverner des sujets consentants dans son propre intrt, il devient, la rigueur, despote (fit proprie despotes). Parfois ce principat est appel par Aristote tyrannie en raison de sa ressemblance avec la forme despotique (ad despoticam), mais proprement parler la tyrannie nest pas un despotisme (non tamen tyrannis proprie est despotia), comme il a t mis en vidence par ce que nous avons dit prcdemment (ibid.).

En considrant tout ce chapitre, nous pouvons dduire que, la diffrence du despotisme, le caractre particulier de la tyrannie est loppression exerce sur des sujets non consentants, contre le droit divin et le droit naturel. Grce son tude rigoureuse, Guillaume a compris lessentiel de la dfinition de la tyrannie, qui peut ainsi tre distingue sans erreur possible de nimporte quelle autre forme oppressive de gouvernement, y compris du despotisme. Nous ne pouvons que faire ntre le jugement de lun des plus grands spcialistes du problme, Charles Harold McIlwain, lorsquil

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La dmonstration de Guillaume tablit que lon peut parler de principat royal quand le pouvoir est exerc par une seule personne non pas selon sa volont, mais dans le respect de la loi et des coutumes du pays, auxquelles elle a jur de se conformer. Ayant tabli que le principat royal est distant du despotisme et encore plus de la tyrannie, lauteur peut maintenant dfinir ce qui spare ces deux formes de gouvernement malgr leur similitude.

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crit : cette page de Guillaume dOckham reprsente the fullest and clearest discussion of these important distinctions that I have found in the political writing of the fourteenth century 24.

ANONYME FLORENTIN ET NICOLAS ORESME Parmi les traductions de la mme priode, nous devons prendre en compte un texte auquel lon a prt trop peu dattention : la traduction en florentin du Defensor pacis, publi en 1966 par Carlo Cincin dans la collection Scrittori italiani di politica, economia e storia , dirige alors par Luigi Firpo. Il sagit dune traduction italienne de 1363, base sur une traduction franaise perdue. Lanonyme florentin, dont le texte contient beaucoup de gallicismes, utilise la terminologie du despotisme , en respectant le vocabulaire de Marsile. Le substantif est utilis sous ses trois formes dispocia , disposicia 25 et dispotise (ingiusta dispotise)26, la forme verbale est dispotiser , semblable la forme franaise ; despote est dfini par disposta 27, ladjectif est dispotiche au singulier28. Les incertitudes du vocabulaire dmontrent combien il devait tre difficile de traduire des mots pour le moins inconnus du langage courant29. Entreprise dautant24. Ch. H. McIlwain, The Growth of Political Thought in the West, New York, McMillan, 1932, p. 400 (cf. Koebner, p. 281). McIlwain est conscient de la confusion introduite par les auteurs modernes dans la terminologie politique (notamment en ce qui concerne les termes dabsolutisme, de despotisme et de tyrannie). Cest la raison pour laquelle lhistorien du constitutionnalisme a reproduit dans lAppendice II, intitul Monarchy absolute and despotic, and Tyranny , deux longs extraits de la Politique dAristote : le premier (I, I, 2-3, 1252 a) est suivi par la traduction latine de Moerbecke et du commentaire de saint Thomas dAquin, le deuxime (I, 6-7, 1255 b) est suivi par la traduction de Moerbecke, du commentaire intgral de Guillaume dOckham, et par les dfinitions de Bodin (De la Rpublique, II, 2), que nous analyserons ci-dessous. 25. Per che dispocia addiviene a bccolui che bdd principare e bssingnoreggiare politichamente, o dinprudenza o bddi malizia, o delluno e dellaltro... E bccierto e conviene che quella che cos opposano ottriino del primaio elletto, giassia che insieme colla sua succiessione la moltitudine de suggietti sofferire disposicia (Marsilio da Padova, Defensor pacis, Il difenditore della pace e tranquillit, trasslatato di francesco in fiorentino lanno 1363, Turin, Fondazione L. Einaudi, 1966, Prima dizzione, XVI, 15-16, p. 96-97). 26. Ibid., p. 126. 27. Laltra maniera per la quale i monarci sengnoreggiano nella terra dAsia, abbiendo la singnoria de loro predeciessori per succiessione, secondo la leggie tuttavia, al profitto du monarcies, cio a bddire del prenze e sengnoreggiante, pi che al comune simplemente, siccome un disposta (ibid., p. 44-45). 28. [...] altrimenti chatuno principiante dispotiche sarebbe (ibid., p. 113). 29. Il convient de remarquer que dans les dbats contemporains sur la tyrannie, il nest pas question de despotisme. Prenons comme exemple les traits fondamentaux du XIVe sicle, ceux de Bartole de Sassoferrato, De Guelfis et Gebellinis et De tyranno, parus vers 1350, lauteur ne recourt ni

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PREMIRE RENAISSANCE : LE CHOIX DE LEONARDO BRUNI Le tournant le plus important pour le mot despote en Occident est sans aucun doute celui marqu par les Humanistes du XVe sicle. Ces derniers ne trouvent pas ce vocable ni ses drivs dans le vocabulaire latin classique, de Cicron, de Snque et dautres autorits reconnues de la pense politique, juridique et philosophique de lancienne Rome, rpublicaine et impriale. Pourquoi donc recourir ce nologisme qui peut sonner faux des oreilles exigeantes, alors quen latin il existe dj un terme capable de lesau terme de despote , ni des drivs latins, mme lorsquil explique la tyrannie domestique qui, pour Aristote, incarne le despotisme par excellence (De tyranno, cap. IV, Quarto quaero an in una domo possit esset tyrannus, Diego Quaglioni (ed.), Florence, Olschki, 1983, p. 183 et s.). 30. T & T, p. 304-308. 31. N. Oresme, Le Livre de Politiques dAristote, Albert Douglas Menut (ed.), dans Transactions of the American Philosophical Society, n. s., 60, 1970, 106 b-c, p. 146.

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plus ardue que le traducteur ne disposait pas de la version franaise des crits dAristote, version qui sera labore peu aprs par un de ses contemporains. Cest denviron 1370 que datent les traductions de Nicolas Oresme (ca. 1320-1370)30 de la Politique, de lthique Nicomaque et de lconomique. Elles sont bases sur les versions latines, et contiennent des glossaires et des commentaires personnels. Cest Oresme qui introduit en franais les nologismes despote , despotique et leurs drivs, propos desquels il met des jugements pour expliquer la pense dAristote. Cest ainsi quil distingue le despotisme de la tyrannie en des termes nullement ingnus. Princey despotique est princey sur serfs et ilz le souffrent pource quilz sunt de serville nature , crit-il, en faisant remarquer lallusion dAristote aux peuples dAsie, qui sont consentants parce quils nont pas mme le souvenir davoir t libres. La tyrannie au contraire se reconnat lorsque deux conditions coexistent : Une est que le prince gouverne son profit ; lautre est quil opprime ses subjects par force et par violence et tient en servitude contre leur volont. 31 Nous trouvons ici de nouveau, bien quavec moins demphase, la distinction fondamentale de Guillaume dOckham. Oresme considre en particulier la tyrannie comme une violation du droit naturel par force et par violence mprisant le consensus des sujets, alors que le despotisme, malgr tant de vices, est au moins exempt de ces deux-l.

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32. Ethica ad Nicomachum. Politica. conomica, tr. L. Brunus Aretinus, Valence, L. Palmart, 14731474. Bruni recommandait de connatre les formes littraires les plus usites, mais de se mfier des nouveauts : Consuetudinis vero figurarumque loquendi, quibus optimi scriptores utuntur, nequaquam sit ignarus ; quos imitetur et ipse scribens, fugiat et verborum et orationis novitatem, presertim ineptam et barbaram (L. Bruni, De interpretatione recta, dans les Opere letterarie e politiche di L. Bruni, Paolo Viti (ed.), Turin, UTET, 1996, p. 158). 33. Lautre forme de traduction latine, erus (moins correcte, herus) seigneur, et ladjectif erilis, connatront une certaine diffusion, mais ne seront jamais objet de dbats ou dtudes conceptuelles. 34. Parmi les exceptions, qui par ailleurs ne manquent pas, je voudrais mentionner Denis Lambin (ca. 1516-1572), professeur de grec au Collge royal, qui traduit par despoticum, voire parfois par herile, le terme aristotlicien despotikqn, voir le prambule de luvre dAristote (Politica, I, 1) : [...] si paucis praeesse atque imperare possit, esse despoticum, hoc est, ad herile imperium idoneum natura , dans Aristotelis opera omnia quae exstant, Graeca & Latine, veterum ac recentiorum intrerpretum [...] Authore Guillelmo Du Val, II, Lutetiae Parisiorum, Typis Regis, apud Societatem Graecorum Editionum, 1629, fol. 296, cf. 298, etc.

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tirer dembarras ? Le despote dAristote nest autre que le dominus, le matre de maison, qui dispose sa guise de la libert et des biens des membres de sa famille : pouse, enfants et esclaves. Dautre part, le principatus despoticus exerc par les souverains orientaux, au sujet desquels ont crit en latin Thomas dAquin, Marsile de Padoue et Guillaume dOckham, quest-il si ce nest un dominatus ? Tel fut sans doute le raisonnement de Leonardo Bruni Aretino, qui voulut faire des uvres dAristote une nouvelle traduction latine exemplaire et digne dun matre des studia humanitatis32. Cest pour cela quil traduisit systmatiquement despote par dominus et les drivs par dominator, dominicus, etc. Aujourdhui, lhistorien qui se passionne pour lvolution des traductions de termes politiques ne peut que se demander pourquoi le vocable despote a connu ce destin, alors que dautres termes galement inusits en latin classique, tels que monarchia, democratia, olygarchia, oeconomia, monarchizare, etc., ont t quand mme adopts par les Humanistes. tait-ce une question deuphonie, comme linsinue quelque peu ironiquement Richard Koebner ? part les considrations philologiques ou puristes des humanistes, nous serions tents dmettre une hypothse, assez probable dailleurs : la dangereuse avance des Ottomans, lesquels, par la conqute de Constantinople, avaient dlog et remplac les despotes de lempire dOrient par les leurs, aurait dissuad les rudits de laisser contaminer la terminologie thorique dAristote par une pratique, ne pas imiter, quils pouvaient aisment observer de prs dans ladministration turque. Cette question mriterait dtre approfondie. Quoi quil en soit, le choix de Bruni a connu une belle fortune33. Par ailleurs, le terme dominus34 ntait pas nouveau et pouvait se rclamer dune solide tradition scientifique, bien quil pt aussi renfermer dautres significations que celles de despote. Cest l le problme que

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Bruni va lguer aux futures gnrations de chercheurs qui, en voulant diffrencier la tyrannie du despotisme, seront amens perdre de vue les dfinitions de leurs prdcesseurs, si soucieux pourtant de distinguer les deux notions en commenant par les mots mmes.

BODIN CISLE JURIDIQUEMENT LA DISTINCTION En France, la publication de la traduction dOresme en 1489, navait pas russi rendre familier le mot despote et ses drivs. En 1568, llgante traduction franaise de Loys Le Roy, Les politiques dAristote, se rfrait au latin de Bruni, confirm entre-temps par la clbre dition latine de Lefvre dtaples35. Le Roy rendait dominus par seigneur et ladjectif par seigneurial , etc. Despoteaa, traduit en latin par lexpression principatus despoticus (G. dOckham) et en franais par princey despotique (Oresme), devenait empire seigneurial (Le Roy), une expression dailleurs aussi nouvelle que problmatique. Ce ntait certes pas une solution de commodit, car aussi bien le terme que le concept taient destins tre confronts la casuistique du droit fodal du royaume de France. Or, ce dernier avait tabli avec beaucoup de peine les significations et les prrogatives du seigneur ( censier , direct , dominant , feudal , foncier , lige et prochain , plus prs du fond , subalterne , utile , de Lois , etc.)36. Et il restait encore beaucoup faire. Dans ses commentaires, Le Roy a tendance identifier la ralit contemporaine des systmes despotiques turcs et moscovites aux concepts des philosophes de lAntiquit grecque. Comme sont les royaumes des barbares, lesquels combien que soient legitimes et hereditaires neantmoins retiennent empire seigneurial comme est lestat du Turc, du Moscovite et du Pretejan, tel estoit jadis le royaume de Perse selon Platon 3 des Loix, et Isocrates au Panagyrique. 37 Ce rapprochement entre des lments homonymes apparte35. [Aristotelis] Contenta, Politicorum libri Octo, Economicorum Duo, Hecatonomiarum Septem, Economiarum publ. Unus, Explanationis Leonardi in economica Duo, Apud Parisios primaria superiorum operum editio typis absoluta prodijt ex officina Henrici Stephani eregione Schole decretorum. Anno Christi cuncta gubernantis M.D.VI Nonis Augusti. 36. Cf. Franois Ragueau, Glossaire du droit franais, Genve, Slatkine, 1969 (Paris, 1704). 37. Les politiques dAristote, esquelles est monstree la science de gouuerner le genre humain en toutes especes destats publics, traduictes de grec en franois, auec expositions prises des meilleurs aucteurs, specialement dAristote mesme, & de Platon conferez ensemble, ou les occasions des matieres par eulx traictees soffroyent, dont les obseruations & raisons sont eclarcies & confirmees par innumberables exemples anciens & modernes [...] par Loys le Roy, dict Regius, Paris, par Michel de Vascosan, 1568, p. 5, cf. Koebner, p. 284. Pretejan tait le nom donn alors au P. Jean, chef lgendaire des thiopiens.

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La Monarchie royale, ou legitime, est celle o les sujects obeissent aux loix du Monarque, et le Monarque aux loix de nature, demeurant la libert naturelle & propriet des biens aux sujects. La Monarchie seigneuriale est celle o le Prince est faict Seigneur des biens et des personnes par le droit des armes, & de bonne guerre, gouvernant ses sujects comme le pere de famille ses esclaves. La Monarchie tyran38. T & T, chap. 24. 39. Dans sa traduction italienne du premier volume des Sei libri sullo Stato, Margherita Isnardi Parente a traduit le terme seigneurial par dispotico , faisant preuve de courage et de finesse, tout en sachant quelle sexposait des difficults, car le terme seinguerial ne signifie pas toujours dispotico . Lauteur, lun des meilleurs spcialistes de Bodin, apporte une autre contribution importante avec son article Signoria e tirannide nella Rpublique di Jean Bodin , dans le recueil Il dispotismo, op. cit., t. 1, p. 127-144. Au sujet de la diffrence qui nous occupe, lauteure en arrive aux conlcusions suivantes : la tyrannie profondamente diversa dalla signoria dispotica non solo in quanto appartiene a unaltra sfera giuridica, ma in senso pi radicale, in quanto illegale nella sua essenza (p. 128), la monarchia seigneuriale, pur contravvenendo a uno di questi comandi, e a un comando primario e fondamentale, non solo sempre da Bodin distinta dalla tirannide, ma, abbiam visto, considerata addirittura la pi coerente a quella ch la immediata e primitiva natura dellessere umano (p. 134). Il convient de souligner que les spcialistes nont pas pris en compte ces observations pointues qui distinguent nettement la tyrannie du despotisme.

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nant deux priodes distantes de presque deux millnaires, pour tre devenue courant, nen tait pas moins audacieux et, en quelque sorte, antihistorique : lauteur se servait des termes de lancienne Grce pour dsigner des choses dont ni Platon ni Aristote ni Isocrate navaient pu avoir la moindre ide. Cependant, une telle association ira en saffermissant au point de produire au XVIIIe sicle des crits importants accompagns de dbats passionns38. Pour lheure, on peut dire quune erreur tait en train de senraciner dans la mthode danalyse, qui aurait empch dclairer aussi bien la distinction entre tyrannie et despotisme, que celle entre absolutisme et despotisme. Le texte de Le Roy fut en quelque sorte providentiel pour les contemporains qui tudiaient ce thme au beau milieu des guerres civiles. Jean Bodin (1537-1596), qui deux ans auparavant publiait la Methodus ad facilem historiarum cognitionem et qui prparait un monument de la pense politique de la Renaissance, Les six livres de la Rpublique (1576), allait tirer un grand profit de la nouvelle traduction franaise des uvres dAristote. Connaisseur exceptionnel de la culture classique, grecque et latine, et, dans le monde chrtien et judaque, du droit ancien et du Moyen ge, Bodin traite de la distinction entre tyrannie et despotisme avec une rare comptence39. Il traduit despoteia par monarchie seigneuriale et dans la version latine publie en 1586, par dominatus unius. Enfin, lauteur soigne les dfinitions pour distinguer les formes de monarchie : royale , seigneuriale et tyrannique .

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nique est o le Monarque mesprisant les loix de nature, abuse des personnes libres comme desclaves, et des biens des sujects comme des siens (II, 2)40.

Bodin explicite la diffrence entre les trois types de monarchie laide des notions de droit naturel et de droit de conqute. Si la royaut est parfaitement lgitime et lgale parce quelle repose sur le respect de la loi naturelle et de la loi positive, accordant le droit de proprit aux sujets, le despotisme est lgitime, car il est la situation juridique rsultant dune conqute fonde sur un justum bellum. La tyrannie, en revanche, prive de cette prrogative, est toujours illgitime et illgale parce quelle foule aux pieds le droit naturel, la libert et le droit de proprit des sujets libres. En particulier, Bodin tient diffrencier despotisme et tyrannie, car, tant tous deux des formes dvies de la monarchie royale, leur distinction pourrait ne pas tre vidente si lon perdait de vue un autre facteur de nature juridico-politique et sociale : le consensus autour dun usage lgalis par le jus gentium. Voici pourquoi il ne faut pas confondre despotisme et tyrannie :Icy, peut estre, dira quelquun, que la Monarchie seigneuriale est tyrannique, attendu quelle est directement contre la loy de nature, qui retient chacun en sa libert, & en la seigneurie de ses biens. A quoy je respon que cest bien aucunement contre la loy de nature de faire les homme libres esclaves, & semparer des biens dautruy ; mais si le consentement de tous les peuples a voulu que ce qui est acquis par bonne guerre soit propre au vainqueur, & que les vaincus soyent esclaves des vainqueurs, on ne peut dire que la Monarchie ainsi establie soit tyrannique (II, 2 ; p. 278).

De fait, mme si le vainqueur dune guerre juste a partiellement drog au droit naturel, il doit tre considr comme un despote et non comme un tyran. Une fois encore et de manire premptoire, Bodin prvient contre lamalgame de ces deux concepts politiques en avertissant son lecteur (II, 3) au sujet de lerreur de les mlanger et de les confondre . Ce sont ses mots : Si nous voulons mler et confondre lestat seigneurial avec lestat tyrannique (ac dominatum cum tyrannide, confusa rerum ac verborum appellatione, misceamus) , cela aurait pour consquence dannuler la diffrence entre le lgitime ennemi de guerre et le voleur, entre le prince lgitime et le brigand, entre la guerre lgalement dclare et la force illgale et violente, que les anciens Romains appelaient volerie et brigandage 41.40. Bodin, Les six livres de la Republique, s.l. [Lyon], G. Cartier, 1599, p. 273. T & T, p. 452-460. 41. d. 1599, p. 278 ; d. latine de 1622, p. 301-302. Dans ce cas, on ne peut pas accepter la traduction de Mme Isnardi Parente qui, omettant de traduire les deux verbes mlanger et

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propos de Bodin nous pourrions redire ce que nous avons avanc au sujet de Guillaume dOckham. Lauteur de La Rpublique nous emmne vers un sommet encore plus haut de la pense politique qui imprgne lhistoire des concepts de despotisme et de tyrannie. Selon lusage courant, Bodin thorise et exemplifie, en se basant, dune part, sur les conceptualisations aristotliciennes, et dautre part, sur les figures concrtes des despotes de son poque : les princes dAsie et dthiopie et, en Europe, ceux de Tartare et de Moscovie , sans exclure Charles Quint. Une autre observation simpose, mme au risque dincommoder les historiens des mots et des concepts politiques : le texte de La Rpublique ainsi que sa traduction latine constituent le trait sur le despotisme le plus scientifiquement rigoureux du XVIe sicle. Il convient toutefois de souligner que le substantif despote avec tous ses drivs est absent des textes franais et latin de Bodin, contrairement son concept.

DBUT DE LA CONFUSION AU XVII SICLE La rigueur intellectuelle de Bodin demeure une exception dans la France du XVIe sicle. Les rares apparitions du terme despotique la fin du sicle sont imprcises du point de vue conceptuel et ont invitablement conduit un amalgame avec le vocable tyrannie. Richard Koebner en a relev certaines42. Avec un brin dhumour britannique, il note quen Angleterre le terme despotique , traduit tout dabord par maisterlike (maisterlike sway) ou lordly (lordly monarchy), marque vers le milieu du XVIIe sicle une sorte de renaissance dune prcision conceptuelle surprenante. Il sagit dune restauration ralise par les grands matres du sicle : Hobbes et Locke. Ces deux auteurs, avec des objectifs apparemment opposs, ont minutieusement analys le despotisme et la tyrannie, en faisant un usage consciencieux des dfinitions de leurs prdcesseurs43. Tous deux accueillent la thse de Bodin selon laquelle les origines du despotisme sont parfois la consquence dune conqute mili confondre (confundere, miscere), en les rendant uniquement par lexpression volendo identificare , etc. (vol. I, p. 578 de ld. cite), prive Bodin de la possibilit davertir son lecteur de ne pas commettre une erreur fatale. Nous aurons loccasion de faire remarquer les subtilits de la pense bodinienne tant en franais quen latin lors de la publication de notre dition bilingue des Six livres de la Rpublique. 42. Koebner, p. 286-287, 292 et s. 43. Ibid., p. 288-292, T & T, p. 593-609.

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taire par guerre juste ; thse que Grotius44 avait faite sienne entre temps. Locke consacre le chapitre XVI de son Second Treatise of Government au droit de conqute. Sa rflexion suit lanalyse comparative des pouvoirs paternel, politique et despotique expose au chapitre XV. Locke dnonce les drives causes par un usage abusif des mots, non sans y voir une volont de manipuler lopinion publique dans le domaine politique comme dans celui de la religion45. De fait, modifier le sens des mots tel quexprim dans les sources conduit une confusion qui empche de comprendre les concepts fondamentaux. Il en veut pour exemple les graves erreurs (great mistakes) inhrentes aux confusions (confounding) entre les diffrentes formes de gouvernement. Or, lexplication du despotisme donne par Locke parat complexe, parce quelle comprend beaucoup dimplications (par exemple, lide de pacte). En revanche, elle est claire dans lnonc.Le pouvoir despotique est un pouvoir absolu et arbitraire quun homme a sur un autre, et dont il peut user pour lui ter la vie ds quil lui plaira (tr. David Mazel) (Despotical power is an absolute, arbitrary power one man has over another to take away his life whenever he pleases, XV, 172).

La tyrannie consiste exercer un pouvoir au-del de son domaine lgitime, ce qui ne saurait tre permis personne (tr. Bernard Gilson) (Tyranny is the exercise of power beyond right, which nobody can have a right to, XVIII, 199).44. Grotius, De jure belli ac pacis, 1625, III, 7-8, T & T, p. 563-569. 45. On sait que Locke a trait de cette question de faon magistrale dans son ouvrage, An Essay Concerning Human Understanding, dans deux chapitres du livre III, le neuvime, Of the abuse of words , et le dixime, Of the remedies of the forgoing imperfections and abuses (Peter H. Niddith (ed.), Oxford, Clarendon, 1975, p. 490-509). Sa leon, que nous appliquons dans ces pages, na rien perdu de son utilit. 46. Voir T & T, p. 604, note.

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Cette dfinition est trs forte, car elle reconnat au despote le pouvoir de vie et de mort sur ses sujets. Mais ce pouvoir despotique, explique Locke, sont seulement soumis ceux qui ont t capturs dans une guerre juste et lgitime. Quant ce qui a trait lide de pacte (lauteur nutilise pas le terme contract)46, le pouvoir despotique ne nat et ne pourrait jamais natre dun accord ou dune convention (compact), puisquil correspond un tat de guerre continue (the state of war continued) . Dans un style concis, Locke consacre un chapitre au droit de conqute, un autre lusurpation et un troisime la tyrannie, plus prcisment au droit dy rsister. La tyrannie est dfinie de diverses manires. Si le despote, aussi odieux soit-il, peut se vanter de quelque droit (despotical right), le tyran, lui, foule aux pieds tous les droits.

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cette particularit fondamentale, sorte de dnominateur commun, viennent sajouter dautres vices, isols ou runis, tels que lintrt personnel du tyran, une gestion de la chose publique dicte par sa propre volont, au mpris de la loi, dans le but de satisfaire ambition et avidit, lesprit de vengeance, etc. Ces graves manquements ne sont pas seulement lapanage du roi devenu tyran (ex parte exercitii, dirions-nous), mais aussi celui des magistrats et de tous ceux qui grent arbitrairement la chose publique. Dune manire gnrale, tre absolument hors la loi est le caractre qui distingue le mieux la tyrannie de toute autre forme de mauvais gouvernement, y compris le despotisme.Partout o finit la loi, commence la tyrannie si la loi est transgresse au prjudice dautrui (tr. David Mazel) (Wherever law ends, tyranny begins if the law be transgressed to anothers harm, 202).

47. R. Koebner traite de cette question comme sil sagissait dune dcouverte dans les pages quil consacre au XVIIe sicle franais, p. 292-302. Malheureusement, Koebner arrte ici son enqute et ntudie pas le XVIIIe sicle.

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Par ces dfinitions, Locke nous mne au sommet de la parabole qui pourrait symboliser le parcours de la distinction entre despotisme et tyrannie. Aprs lui, on se trouve sur la branche descendante. Nous sommes dans la dernire dcennie du XVIIe sicle. Cest environ cette poque quapparat en France le substantif despotisme, qui sera consacr par Pierre Bayle dans le chapitre Du despotisme de sa Rponse aux questions dun provincial47. Il sagit dun terme important, dont la naissance marque le dbut dune nouvelle rflexion sur le gouvernement dans ses gradations arbitraire , absolu , turquesque , tyrannique . Nous vivons les dernires annes du rgne de Louis XIV, dont le style de gouvernement est critiqu par force comparaisons avec les gouvernements turcs et orientaux. En ce qui concerne ladjectif despotique , il est lobjet dun vif dbat depuis presque un demi-sicle, ds le temps de la Fronde, au moins, quand ladjectif seigneurial nest plus apparu suffisant pour satisfaire les exigences de la critique contre le gouvernement de Mazarin et de ses successeurs. Pour les auteurs franais, la reprise du terme despotique avait surtout un caractre polmique. Mais lon peut dire quil nexistait ni la conscience de restaurer une terminologie dj propose au XIVe sicle par Oresme, ni le souci dtablir ou de rtablir avec prcision la signification du vocable en soi ou en relation avec ses quasi-synonymes, commencer par le terme tyrannie. Au contraire, il semble que personne ne se soit souci den vrifier la

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signification prcise sur la base des sources, et que la tendance gnrale ait t dassimiler sans autre despotique tyrannique . Nous en avons un exemple avec Didier Hrauld (ca. 1575-1649), professeur de grec Sedan, puis avocat au Parlement de Paris, expert reconnu de droit grec48. Il affirme :Parmy les anciens cestoit une mesme chose de commander despotiquement et tyranniquement [...] DespotikV 5rcebn apud eos idem est quod turannikV 5rcebn49.

ENRACINEMENT DE LA CONFUSION e AU XVIII SICLE : MONTESQUIEU Au XVIIIe sicle, cet amalgame ou, si lon prfre, cette perte de clart, acquiert un statut dautorit travers llaboration des concepts politiques par les grands matres de la pense du Sicle des48. Cf. Franois Laplanche, Lcriture, le sacr et lhistoire. rudits et politiques protestants devant la bible en France au XVIIe sicle, Amsterdam, 1986, p. 815, n. 225. 49. Recueil de maximes vritables et importantes pour linstitution du Roy contre la fausse et pernicieuse politique du cardinal Mazarin, prtendu surintendant de lducation de Sa Majest. Avec deux Ltres [sic] apologtiques pour ledit Recueil contre lextrait du S. N., avocat du Roy au Chastelet. [Par Claude Joly], Paris, 1663 (1re d., 1652), p. 426, avec une rfrence Aristote, Politique, III. Le passage est cit dans une note de Koebner, p. 294. 50. Ibid., extrait de Le Raisonnable plaintif sur la dernire Dclaration du Roy, 19 aot 1652, publi par Clestin Moreau, Choix de Mazarinades, Paris, Socit de lHistoire de France, 1853, II, p. 465.

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La mprise est criante. Ce manque de rigueur apparat galement chez dautres auteurs, qui parfois offrent une interprtation nouvelle des termes dj clarifis et leur attribuent de nouvelles significations : par exemple, celle de royaut , entendue maintenant comme oppose monarchie , avec une critique explicite de Bodin. En vrit, crit un auteur anonyme du milieu du XVIIe sicle, la fin de la Royaut, cest lutilit commune ; la fin du Monarque, cest la sienne particulire 50. Si lon admet que la signification des termes peut varier avec le temps, en raison dvolutions circonstancielles, il convient galement de prendre en compte les premiers signes de la confusion qui va sinstaller dans le langage politique franais partir du milieu du XVIIe sicle. Cette confusion reste certes relative en comparaison de la clart atteinte par leffort conceptuel du sicle prcdent. Pour ce qui nous intresse, lessentiel rside dans lamalgame entre despotisme et tyrannie, qui va peu peu se cristalliser.

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51. Lauteur fait probablement allusion la notion de kat0lusiV to dRmou, dissolution de la dmocratie (T & T, p. 97-107), mais il nen parle pas. 52. Voir par exemple Snque ; thme repris entre autres par Calvin, T & T, p. 173 et 409-410.

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Lumires : Montesquieu, Voltaire, Rousseau, pour ne citer que les plus connus. Jinsiste ; statut dautorit , non de vrit. Lauteur de LEsprit des lois parle peu de tyrannie. Cette notion voque pour lui la Grce antique : Lintention de destituer le gouvernement et surtout la dmocratie , lorsque pouvons-nous ajouter les lgislateurs condamnaient la tentative dabolir la dmocratie51. Montesquieu distingue deux types de tyrannie : Une relle, qui consiste en la violence du gouvernement, et une dopinion, qui se fait sentir lorsque les gouvernements mettent en place des mcanismes qui choquent la faon de penser dune nation (De lesprit des lois, XIX, 3). Cest tout ce quil formule comme dfinition dans le bref chapitre De la tyrannie : le reste, penses, ides, opinions parses, ne saurait tre lev au rang de dfinitions scientifiques ni historiques. Cest comme si lauteur navait pas vraiment cherch comprendre le phnomne historique de la tyrannie ni, par consquent, en utiliser le concept politique de manire rigoureuse. En revanche, il parle beaucoup de despotisme, lequel dans son systme devient une forme de gouvernement que lon doit considrer au mme titre que le gouvernement rpublicain (quil soit dmocratique ou aristocratique) et le gouvernement monarchique. Dans son analyse soigne de la nature des gouvernements et du principe qui les anime, lauteur comprend que seule la crainte maintient vivant le despotisme, cette crainte ajoutons-nous quune longue tradition avait conue comme lment fondateur de la tyrannie52. Cest par la terreur que le prince rprime tout acte de courage et touffe toute vellit de rvolution. On ne peut parler sans frmir de ces gouvernements monstrueux , crit-il en pensant la Perse dalors (III, 9). Les effets de la terreur se manifestent dans la manire dobir propre aux sujets du gouvernement despotique, voire dans la faon dduquer les enfants et le peuple. Montesquieu a tellement rflchi aux dommages causs par le despotisme quil a fait de ce dernier la forme corrompue par excellence de toutes les formes justes de gouvernement. Une fois corrompu, le pouvoir monarchique change de nature et devient despotique. En y regardant de plus prs, tout pouvoir modr, quil soit rpublicain, monarchique, voire dmocratique, dgnre en despotisme, lorsque le principe qui lui est propre est altr. Mais alors, si le principe propre chaque forme de gouvernement est sujet

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53. Montesquieu, Mes penses, nr. 235, uvres compltes, Roger Caillois (d.), Paris, Gallimard, 1949-1951, II, p. 1851. Pour lensemble, voir T & T, p. 611-617, cf. R. Boesche, Fearing monarchs and merchants : Montesquieus two theories of despotism, Western Political Quarterly, 43, 4, 1990, p. 741-761, prsent dans le chapitre 5 de son livre, Theory of Tyranny, op. cit.

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saltrer, quen est-il du principe du despotisme ? Ce dernier est lessence mme de la corruption : Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce quil il est corrompu par sa nature. Dans la pense de Montesquieu, le despotisme terme relativement nouveau et dune certaine manire fascinant a pris tant dimportance quil a mme durablement assum certains des rles assigns jusqualors la tyrannie. Lauteur avertit le lecteur : Jai eu des ides nouvelles ; il y a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. En effet, dans son trait, il semble utiliser frquemment de manire interchangeable les termes tyrannie et despotisme. Ainsi les distinctions apportes par des gnrations de philosophes de la politique finissent par plir, par perdre leurs contours et leur nettet dautrefois. Cela explique, en partie, pourquoi Montesquieu a pu crire dans ses Penses que la monarchie dgnre ordinairement dans le despotisme dun seul ; laristocratie dans le despotisme de plusieurs ; la dmocratie dans le despotisme du peuple 53. Dans ce mme ordre dides, il pense que de mme que les fleuves courent se mler dans la mer, les monarchies vont se perdre dans le despotisme (De lesprit des lois, VIII, 17). Le despotisme semble stre transform en une catgorie gnrale qui englobe la tyrannie, loligarchie et lochlocratie. Cependant, considres dans le cadre de son uvre, les rflexions sur le despotisme occupent un large espace. Lon pourrait presque reprendre propos de Montesquieu ce qui a t dit auparavant sur Bodin : avec lui, nous avons en face de nous le meilleur trait du XVIIIe sicle sur le despotisme, comme le fut la Rpublique au XVIe sicle, mais avec une diffrence digne dtre releve : alors que le terme despotisme simpose et triomphe, la distinction entre tyrannie et despotisme semble au contraire svanouir, mme si Montesquieu na jamais identifi les deux concepts. En dautres termes, pour lui, une certaine distinction existe, bien que pour nous elle ne sinscrive pas dans la tradition de la pense politique pourtant vive son poque. Mais gardons-nous bien de mlanger les deux points de vue de toute saine mthode dinvestigation : le pour n