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9 CHAPITRE 1 États-Unis, État du Massachusetts, Worcester, vendredi 13 juin, 8 h Le soleil déjà haut s’infiltrait insidieusement à tra- vers les voilages et déposait une douce lumière dorée sur le lit. Kate était éveillée depuis deux bonnes heures et essayait de calmer ses palpitations. Cela faisait trois semaines qu’elle pensait à sa situation. Chaque fois, c’était pareil. Après avoir songé quelques instants à sa vie ou à son avenir, une sourde angoisse l’envahissait, étreignant son cœur et provoquant un douloureux emballement. Ce matin n’échappait pas à la règle et elle avait l’impression de se noyer. À côté d’elle, son compagnon bougea légèrement. Il s’étira et se tourna, prêt pour une nouvelle longue grasse matinée. Elle ne supportait plus cette promiscuité étouffante. Au début de leur relation, elle avait cru trouver en lui l’amour de sa vie, capable de la rassurer par sa présence et décidé à créer avec elle un véritable foyer. Mais peu à peu la réalité s’imposa comme une évidence : Sean était un profiteur et un paresseux. D’abord très attirée par ce grand gaillard blond, athlétique et romantique qui se disait musicien, elle avait vécu avec lui pendant quelques mois une véritable romance. Puis jour après jour il s’était dévoilé; en réalité, sitôt installé chez elle, au 2012, June Street. Il passait son temps à traîner tous les soirs dans les

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Chapitre 1

États-Unis, État du Massachusetts, Worcester, vendredi 13 juin, 8 hLe soleil déjà haut s’infiltrait insidieusement à tra­

vers les voilages et déposait une douce lumière dorée sur le lit. Kate était éveillée depuis deux bonnes heures et essayait de calmer ses palpitations. Cela faisait trois semaines qu’elle pensait à sa situation. Chaque fois, c’était pareil. Après avoir songé quelques instants à sa vie ou à son avenir, une sourde angoisse l’envahissait, étreignant son cœur et provoquant un douloureux emballement. Ce matin n’échappait pas à la règle et elle avait l’impression de se noyer.

À côté d’elle, son compagnon bougea légèrement. Il s’étira et se tourna, prêt pour une nouvelle longue grasse matinée. Elle ne supportait plus cette promiscuité étouffante. Au début de leur relation, elle avait cru trouver en lui l’amour de sa vie, capable de la rassurer par sa présence et décidé à créer avec elle un véritable foyer. Mais peu à peu la réalité s’imposa comme une évidence : Sean était un profiteur et un paresseux.

D’abord très attirée par ce grand gaillard blond, athlétique et romantique qui se disait musicien, elle avait vécu avec lui pendant quelques mois une véritable romance. Puis jour après jour il s’était dévoilé; en réa lité, sitôt installé chez elle, au 2012, June Street. Il passait son temps à traîner tous les soirs dans les

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music­halls, en jouant accessoirement du saxo et en rentrant tard dans la nuit. Drôle d’existence pour un homme de trente et un ans! Et surtout, quelles perspectives d’avenir lui offrait­il? Ce matin, elle était lasse et excédée. Elle savait pertinemment qu’il ne cherchait pas de travail, se contentant d’inventer d’hypothétiques espoirs de contrat, ce qui était en fait de sempiternels mensonges. Essayer de lui parler une nouvelle fois serait inutile, car, à chacune de ses précédentes tentatives, elle n’avait obtenu en réponse à ses questions que de vagues excuses. Celui qu’elle avait pris pour un homme responsable et fort s’était révélé n’être qu’indolence et immaturité.

Elle se leva en repoussant la couverture sans ména gement, ce qui provoqua un grognement de mécontentement du dormeur, puis alla dans la salle d’eau et se fit couler un bain. Il était déjà 8 h 05 et son cours du vendredi commençait à 9 heures. Elle mettait un point d’honneur à toujours être à l’heure, considérant que c’était la toute première des politesses. D’habitude, elle se levait un peu plus tôt, mais elle avait mal dormi et elle éprouvait quelques difficultés à prendre son rythme. Heureusement, le Worcester Polytechnic Institute était à dix minutes de là. Les robinets coulaient à flots, perturbant la quiétude de la chambre. Sans doute était­ce dû aux deux portes que Kate avait sciemment laissées ouvertes.

Allongée dans sa baignoire, elle pensait à la façon de rompre cette idylle avortée et cherchait les mots les plus adaptés, les plus définitifs. Un grognement plus fort que le précédent se fit entendre, accompagné d’une remarque irritée.

— Peux pas fermer la porte, non? J’arrive pas à dormir!

C’était le moment ou jamais.

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— Peut­être parce que c’est plus l’heure de se lever que celle de dormir.

— Je suis rentré tard, j’ai besoin de récupérer.— C’est sans doute la musique qui t’a fatigué… À

moins que tu ne le sois de naissance.Il y eut un silence, puis un pas traînant se dirigea

vers la salle d’eau. Sean se tenait dans l’embrasure de la porte, peut­être inquiet de la tournure du court dialogue. Il bâilla longuement, puis, se grattant la tête avec application, il demanda :

— Pourquoi tu dis ça? Tu crois que c’est facile, la vie d’artiste? Il faut toujours…

Kate, qui connaissait par cœur la rengaine, l’inter­rompit brusquement avec agacement.

— Arrête tes boniments, veux­tu! Je commence à trop bien les connaître et j’en ai vraiment assez!

Subitement réveillé, Sean Shelby comprit que ce matin était particulier et qu’il était urgent d’user de son charme. Entièrement nu, il s’avança vers la grande vasque, s’accroupit et laissa descendre ses deux mains dans l’eau à la recherche des seins de la jeune femme. Mais elle le repoussa aussitôt.

— Qu’est­ce que tu fais?— Ben, ça se voit pas? Je crois que tu as besoin de te

détendre un peu avant d’aller affronter tes étudiants. Nous avons juste le temps.

— Eh bien, moi, je crois que tu ne m’as pas bien comprise. J’en ai marre de subir ta vie de patachon et je veux qu’on arrête!

L’artiste en recherche de vocation se raidit, inter­loqué par l’assurance de la baigneuse.

— Qu’est­ce que tu racontes? On est pourtant bien ensemble, non? Et puis, côté sexe, ça marche, ne dis pas le contraire…

Elle se dégagea une nouvelle fois.

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— Non! Nous ne sommes pas bien ensemble! C’est seulement toi qui es bien, et pour former un vrai couple il faut être bien, mais à deux. Pour le sexe, c’est nettement insuffisant pour baser toute une vie là­dessus.

Kate se leva, attrapa son peignoir et lui fit face avec détermination.

— J’ai beaucoup réfléchi à notre relation et il est clair qu’elle ne mène à rien. J’ai pris ma décision et c’est définitif.

— C’est­à­dire?— C’est­à­dire que tu dois quitter mon appartement.Le jeune homme s’assit sur le carrelage humide et

prit un air déconfit.— On pourrait y réfléchir calmement…— C’est inutile, c’est tout réfléchi.— Bordel, qu’est­ce que je vais devenir?— C’est simple. Premièrement, tu vas devenir adulte

et te prendre en main; deuxièmement, je ne suis pas ta mère. Lorsque je voudrai un enfant, j’en ferai un moi­même.

En quittant la salle de bain d’un air décidé, elle referma cette fois la porte derrière elle, laissant Sean assis sur le carrelage. En jetant un rapide coup d’œil sur son réveil, elle constata en faisant la moue que l’heure avait filé. Il était déjà 8 h 20. La courte dispute l’avait mise en retard. Elle avait volontairement écourté leur discussion en employant des mots sans complaisance, incisifs, justement pour éviter de longues et stériles explications. Un rapide calcul lui permit d’estimer le temps qu’il lui restait pour se préparer : moins de dix minutes.

Tandis que Kate mettait ses sous­vêtements et enfilait à la hâte une minijupe, le miroir devant elle lui renvoya l’image d’une silhouette parfaite. Elle se regarda sans se voir, trop critique pour s’apprécier vraiment.

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Elle était pourtant très belle et, favorisée par sa taille, aurait facilement pu faire une carrière de mannequin. La voie qui était aujourd’hui la sienne était toutefois bien différente. Elle se chaussa, prit un chemisier sans se donner le temps de le choisir, puis, après un rapide coup de peigne, sortit de la chambre. Dans le couloir, elle récupéra son sac à main et la serviette contenant son cours de physique. La porte du cabinet de toilette était restée close et il n’y avait aucun bruit. La jeune femme ouvrit et trouva, toujours assis sur le sol, celui qu’elle considérait à présent comme une erreur à oublier. Il s’était adossé au mur et, jambes écartées dans une totale impudeur, sommeillait dans la douce moiteur de la pièce, comme si rien ne s’était passé. Kate resta une seconde bouche bée devant tant de placidité. Elle s’approcha et secoua énergiquement l’épaule du dormeur qui grogna une nouvelle fois, ouvrit un œil et demanda lascivement :

— Ouais… Qu’est­ce qu’il y a?— Il y a qu’il me semblait avoir été claire.Il y eut un nouveau grognement, puis le musicien

velléitaire sembla retrouver ses esprits, ramena ses jambes contre lui et répondit :

— Je croyais que tu plaisantais et que c’était juste de la mauvaise humeur… Va à ton cours, on en reparlera à tête reposée cet après­midi.

— Bon, je vois qu’il faut t’expliquer un peu mieux pour que tu comprennes vraiment. Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre! Je ne veux plus de cette vie que tu me fais mener et j’ai envie d’autre chose. J’ai envie de former un vrai couple, fondé sur le partage, la tendresse, le respect, l’admiration, toutes ces choses indissociables de l’amour… Du moins tel que je le conçois. Il est clair que notre relation ne réunit aucun de ces critères et qu’à l’évidence nous ne nous correspondons pas. Pour

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résumer, je crois que notre histoire n’a été qu’une simple aventure, à laquelle je veux mettre un terme… définitivement!

— Je le connais?— Qui ça?— Ben, l’autre…— Pauvre con!En sortant, elle lança à voix haute :— Je rentrerai vers 19 heures. Je veux qu’à mon

retour tu aies vidé l’appartement de tes affaires. N’oublie surtout pas de laisser ton double des clés dans la boîte aux lettres.

Il était 8 h 40. Cette fois, elle serait en retard. Comme un fait exprès, l’ascenseur semblait bloqué quelque part. L’immeuble avait sept étages et Kate habitait le dernier. Exaspérée, elle choisit l’escalier et en dévala quatre à quatre les marches, puis courut jusqu’au parking.

Au volant de sa petite Morris Cooper, elle remonta June Street et rejoignit Park Avenue qui la conduisit jusqu’à l’institut. La circulation était fluide et elle arriva à 9 h 07 dans la salle de cours. Connaissant sa ponctualité, chacun était déjà à sa place et semblait l’attendre. Elle s’assit, un peu gênée.

Contrairement à l’habitude, ces deux heures de physique lui parurent durer une éternité. La jeune femme languissait d’en finir pour s’isoler un peu. Lorsque les étudiants eurent quitté l’amphi, elle resta quelques instants à son bureau, mais sans réussir à se détendre vraiment; pour cela, il lui fallait changer de décor. Elle reprit sa petite voiture et roula jusqu’à Indian Lake. Le grand plan d’eau alimenté par la Blackstone River n’était qu’à une quinzaine de milles de là et offrait un espace de détente idéal. Kate repéra un banc à côté d’une aire de pique­nique, et laissa passer l’heure du déjeuner, allongée, la tête dans les

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nuages. En repensant à sa rupture, elle ne ressentait aucune angoisse ni oppression, mais au contraire un grand soulagement. C’était sans doute la preuve que cette séparation était une bonne chose, bien qu’il lui restât une impression de vide qu’elle connaissait bien. À un moment, sentant quelque chose lui frôler le bras, elle se retourna brusquement. Une fillette blonde d’environ quatre ans, un sandwich à la main, se tenait à côté d’elle. La petite lui demanda d’une voix douce :

— Tu as faim? Je peux t’en donner si tu veux…Kate s’assit, la regarda en souriant et répondit en lui

caressant la joue :— Je n’ai pas bien faim, mais je vais t’en prendre

quand même un petit bout… Pour te faire plaisir.L’enfant lui tendit ses deux tranches de pain et

Kate en prit une pincée qu’elle mit dans sa bouche en disant :

— Merci… Ben, dis donc, c’est drôlement bon! C’est ta maman qui te l’a préparé?

— Non, c’est ma mamie. Elle est là­bas.À quelques mètres de là, une dame âgée aux cheveux

blancs s’occupait de deux autres enfants.La jeune femme pensa aussitôt à sa propre grand­

mère, qui l’avait élevée et qui à présent vivait seule à Middleboro. Ce n’était qu’à une soixantaine de milles de Worcester et, en un instant, elle décida d’aller la rejoindre. En congé cet après­midi­là, elle passerait le week­end chez sa mamie, Grace, et rentrerait le dimanche soir pour reprendre son travail lundi matin à la Millford Continental.

Sans se l’avouer, elle préférait aussi éviter de rentrer ce soir, et risquer de trouver Sean installé dans son canapé. Deux jours de plus l’aideraient certainement à se convaincre de déménager.

En une heure trente, l’Interstate Highway 495 la

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conduisit dans la petite ville située au nord de New Bedford. La maisonnette de Grace Wolf était placée juste à une centaine de mètres avant l’entrée de l’agglomération. Un jardinet fleuri entourait la toute petite construction blanche. Dans les souvenirs de Kate, cet endroit semblait éternellement en fleurs. C’était comme ces images merveilleuses surgies des contes pour enfants, où des lupins multicolores habillaient des chaumières de lutins. Derrière la maison, le bâtiment tout en longueur était toujours là, intact. De ses hauts murs de parpaing ne sortait aucun son. Les machines étaient muettes. Elle gara sa Cooper, admira un instant les bordures de rosiers nains roses et blancs, puis sonna à la porte d’entrée. Un tintement aigrelet résonna comme un appel surgi d’une autre époque, à la fois triste et monotone. Après quelques secondes, n’ayant obtenu aucune réponse, elle sonna de nouveau en insistant légèrement sur le vieux bouton. Une voix fluette répondit enfin :

— Voilà, voilà! J’arrive.La porte s’ouvrit sur une vieille femme de petite taille

au visage très ridé entouré de cheveux d’une blancheur immaculée remontés en chignon. Ses yeux, d’un bleu intense, étaient d’une extrême vivacité. Elle regarda sa petite­fille avec surprise en demandant :

— Ma petite Kate… Qu’est­ce qui se passe? Il est arrivé quelque chose?

— Mais non, mamie, j’ai eu envie de te voir et envie aussi d’une grande tasse de ton merveilleux café. Tout simplement.

Les traits tirés de la grand­mère se détendirent un peu; elle parut soulagée.

— Ah! bon… Tu m’as fait peur. D’habitude, tu téléphones avant de venir.

La jeune femme sourit en pensant que les personnes

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âgées avaient leurs habitudes et qu’un rien les déroutait. Avec elles, il ne fallait jamais bousculer les protocoles. Elle se baissa, embrassa les joues fripées de Grace et lui répondit en plaisantant :

— Tu as raison, mamie, la prochaine fois je prendrai rendez­vous.

— Tu peux te moquer! Je m’inquiète pour toi. C’est normal, non? Tu es ma seule petite­fille et je n’ai que toi.

— Oui, je sais. N’empêche que tu t’inquiètes pour rien. Tout va pour le mieux. Au fait, tu m’avais bien dit que tu voulais faire démonter le hangar?

— Oui, oui, mais j’ai renoncé. Je n’arrive pas à me faire à l’idée de ne plus le voir.

Les deux femmes étaient entrées dans le salon et Kate retrouvait toujours avec le même plaisir ce décor immuable. Le vieux canapé vert en cuir racorni avec ses coussins brodés, les meubles anciens lustrés et patinés par les années, et surtout les napperons en dentelle que sa grand­mère, passionnée de crochet, posait un peu de partout. Tout cela lui rappelait le temps déjà lointain de son enfance. Même la tenue vestimentaire de la vieille femme semblait faire partie intégrante de cette ambiance surannée. L’élément le plus incontournable était certainement son vieux tablier à carreaux blancs et rouges. Depuis toujours, Kate n’avait connu que celui­là. « Elle doit en avoir plusieurs identiques ou alors celui­ci a au moins trente ans », songea­t­elle.

— Tu peux rester combien de temps?— J’avais compté passer tout le week­end ici, avec

toi.— Tout le week­end! D’habitude, tu ne restes pas

plus d’une journée. Tu es sûre que ça va?— Mais oui, mamie, sois tranquille. J’ai seulement

besoin de respirer un peu, loin de la ville.

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La grand­mère s’était approchée et avait serré la jeune femme dans ses bras avec une infinie tendresse. Kate avait caressé ses cheveux aussi denses que du coton, en songeant avec un léger pincement au cœur qu’elle avait déjà quatre­vingt­quatre ans.

Le vendredi après­midi et le samedi avaient passé à une vitesse folle, comme toujours lorsqu’elle venait ici, et Kate Wolf, en restant là, avait inévitablement le sentiment de remonter le temps. Elle se revoyait sur la balançoire derrière la maison ou jouant avec les enfants des voisins. Il lui arrivait même de repenser à toutes les bêtises qu’elle avait faites et qui faisaient encore rire Grace. Cet endroit était magique et ressemblait à un couloir ouvert sur le passé semblant défier les lois élémentaires de la physique. Dans la soirée, Kate aborda une nouvelle fois un sujet qui lui tenait à cœur. Elle s’approcha de sa grand­mère et s’accroupit auprès d’elle.

— Mamie…Assise dans son fauteuil et occupée à une nouvelle

broderie, Grace répondit du bout des lèvres :— Oui, ma fille?— Je voudrais que tu me parles un peu de mon

père…La vieille femme posa son travail et soupira :— Je m’en doutais. Quand je te vois arriver de cette

façon, la tête basse, en hésitant et en cherchant tes mots, c’est toujours pour me parler de lui. Il me semble bien pourtant qu’on avait fait le tour de la question, depuis le temps.

— Oui, je sais, mais j’ai vraiment besoin d’en parler. Si tu savais comme ça me manque.

Grace posa sa main sur la chevelure blonde de sa petite­fille et caressa lentement ses longues mèches aux reflets dorés.

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— Tu as vraiment de très beaux cheveux, comme ta maman. Bon, qu’est­ce que tu veux savoir?

— Dis­moi comment il était, je veux dire physi­quement.

— Je ne m’en souviens plus tellement. Je ne l’ai vu que deux fois et c’était il y a très longtemps, plus de trente ans.

Elle observa le regard désappointé de Kate et continua en essayant de faire un effort de mémoire.

— Il était très brun, je crois, les cheveux ondulés et un peu longs, il me semble.

— C’est tout?— C’est tout? C’est tout? Tu es marrante, toi! Je n’ai

pas ton âge ni ta mémoire!La tête blonde s’inclina, tristement. La grand­mère

reprit en soupirant de nouveau :— Je me rappelle une chose : il était grand, ça, c’est

certain. Il dépassait de deux bonnes têtes ta mère qui était elle­même plutôt grande.

— Il était de quelle nationalité?— Je n’ai jamais bien su, ou en tout cas je ne m’en

souviens plus. C’était un étranger.— C’est vague. De quel pays était­il originaire? Tu ne

me l’as jamais dit.— J’ai oublié. Et puis, quelle que soit son origine,

c’est bien pareil, non?— Ah non, pas du tout!— Bon sang, Kate, américain, européen ou aus­

tralien, il n’y a qu’une certitude : il est parti. Quelle importance cela a­t­il maintenant?

— Ça en a une pour moi.— Pourquoi?— Parce que j’y pense presque tous les jours en

essayant de l’imaginer et en tentant de lui donner une identité. Si tu savais comme c’est douloureux de penser

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à quelqu’un qui t’a abandonnée sans même vouloir te connaître! À un inconnu dont on ignore tout, jusqu’à son visage!

Grace Wolf se pencha sur sa petite­fille et l’embrassa doucement sur le front. Elle songea avec amertume à toutes ces années où elle avait dû remplacer à la fois une mère et un père. Certes, elle avait fait de son mieux, mais elle réalisait aujourd’hui plus que jamais à quel point c’était impossible. Pendant toute son enfance, la petite avait rêvé de ce père qu’elle n’avait jamais vu, posant question sur question. Et maintenant encore, à trente ans, elle gardait en elle ces mêmes interrogations.

— Mamie…— Oui, Kate?— Pourquoi n’y a­t­il aucune photo de lui dans ton

album? Maman est avec toi et pépé, ou alors toute seule. Vous refusiez de le voir?

— Mais non, ma chérie. C’est seulement que ta maman faisait ses études à Boston et qu’on ne se voyait pas souvent.

— Mais Boston n’est qu’à cinquante milles d’ici!— Oui, mais lorsqu’elle est partie là­bas nous savions

que c’était aussi par soif d’indépendance. Elle avait un caractère très affirmé, beaucoup de volonté, et malgré notre peine de la voir s’éloigner nous savions que c’était dans l’ordre des choses.

— De là à se voir si peu…— Je sais, et nous en avons souffert, mais c’était à elle

de venir nous voir quand ses études le lui permettaient, si elle le désirait.

— C’est sans doute parce qu’elle avait trouvé quelqu’un.

— Oui, c’est ce que nous avons compris plus tard. C’est environ six mois après son départ qu’elle est revenue nous voir et qu’elle nous a parlé de lui. Ses yeux

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brillaient, elle était radieuse et semblait totalement sous le charme. De toute évidence, c’était le grand amour.

— Qu’est­ce que vous avez dit, pépé et toi?— Elle avait vingt­trois ans, presque vingt­quatre, et

c’était normal. Nous étions juste un peu inquiets de la voir si attachée, et aussi parce que c’était un étranger.

— Et alors? Quel mal y avait­il à ça?— Aucun, si ce n’est que rien ne disait qu’il res terait.

La preuve…— Et ensuite?— Ensuite, nous avons demandé à ta mère de nous

le présenter.— Elle l’a fait?— Oui, peu après. Un jour, nous les avons vus arriver,

la main dans la main. Ton grand­père et moi étions en train de repiquer des bulbes de dahlias nains.

— Dis donc, mamie, pour quelqu’un qui a peu de mémoire…

Grace continua comme si elle n’avait pas entendu la remarque, absorbée par ce souvenir qui semblait ressurgir d’un très lointain passé.

— Ils formaient un couple merveilleux et paraissaient très unis. Ils se regardaient parfois à la sauvette en se souriant. Dans ces moments­là, on voyait aussitôt toute la tendresse qu’il y avait entre eux.

— Et lui, il parlait bien notre langue?— Oui, très bien, il avait juste un drôle d’accent.La jeune femme resta un instant silencieuse, les

yeux posés sur le sol, perdue dans une courte réflexion, puis demanda :

— Et après?— Après, Jodie est revenue quelques fois, mais

toujours seule. Nous ne les avons revus ensemble qu’un an plus tard. Ils semblaient toujours aussi amoureux l’un de l’autre. Il était très gentil, prévenant et faisait

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beaucoup attention à elle. C’était sûrement un type bien et je ne comprends pas pourquoi il l’a laissée.

— Et son nom, mamie, tu t’en souviens?— Non, c’est trop loin. J’ai oublié. C’était certai­

nement un truc imprononçable.Kate soupira, à la fois déçue et un peu agacée :— Mais comment fais­tu pour te souvenir des dahlias

nains, et oublier le nom et le prénom de mon père?— Tu m’en demandes trop, ma petite, et tu vas

finir par m’embrouiller. Je ne sais pas comment ça fonctionne, la mémoire. Par contre, je sais que ces dahlias étaient bien rouges veinés de blanc… Et ne me demande pas pourquoi.

Kate Wolf prit la main de la vieille femme dans la sienne et la serra tendrement en murmurant :

— Tu ne m’as jamais tant parlé d’eux. Merci, mamie.— Et toi? Tu ne me parles jamais de toi! Tu as un

fiancé?— Non. En tout cas rien qui vaille la peine d’être

raconté.En prononçant ces quelques mots, Kate prit cons­

cience d’être sans doute aussi réservée sur sa vie que sa mère l’avait été sur la sienne.

Elle rentra le dimanche dans la soirée, détendue; ces quelques jours passés avec sa grand­mère l’avaient revigorée. En forçant la mémoire de son aïeule, elle avait retrouvé certaines pièces manquantes du grand puzzle. Peut­être réussirait­elle, un jour, à le reconstituer totalement.

La jeune femme conduisait lentement, non par prudence excessive, mais pour se donner sans risque le temps de la réflexion. Elle arriva devant son domicile vers 22 heures et réalisa qu’elle avait très peu pensé à Sean. Pourtant, à cet instant, elle n’eut qu’un désir, celui de trouver le double de ses clés dans la boîte aux

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lettres. Avant d’ouvrir la petite porte, le cœur battant la chamade, Kate toucha son médaillon porte­bonheur. Quel étrange paradoxe; après avoir oublié son ex­compagnon pendant le week­end, maintenant elle ne songeait qu’à lui. Non avec amour, mais en espérant de toute son âme qu’il soit définitivement sorti de sa vie. D’un caractère fort et sans compromission, elle menait son existence en suivant des règles logiques et s’engageait sans réserve dans ce qu’elle croyait juste. Si cette méthode s’était avérée efficace pour sa carrière professionnelle, force lui était de constater qu’appliquée à sa vie sentimentale elle n’avait abouti qu’à une suite d’échecs. Sean en était le dernier exemple en date. Pourquoi, suivant les situations, une même attitude donnait­elle des résultats différents? Peut­être parce que les sentiments n’étaient pas un modèle mathématique basé sur un raisonnement ou sur des hypothèses.

Elle tendit la main en fermant les yeux. Les clés étaient là, posées sur le courrier. Ceci prouvait qu’il n’était pas parti le soir même, mais après le passage du facteur, le samedi soir ou le dimanche. Kate poussa un soupir de soulagement en se félicitant de s’être absentée. Cela lui avait certainement évité une scène pénible.

Elle déchanta rapidement en retrouvant son appar­tement complètement dévasté. S’il n’y avait aucune déprédation matérielle, tout avait été renversé et éparpillé. Les contenus des armoires et des tiroirs avaient été vidés sur le sol et ses sous­vêtements, dispersés dans toutes les pièces. Dans la cuisine, le musicien bohème avait sorti des placards de nombreux produits qu’il avait jetés par terre. Parmi le mélange de farine, de cacao, de café et d’épices, on voyait nettement des traces de baskets, comme une inutile signature. Elle trouva sur le miroir de la salle d’eau un dernier message d’amour, écrit avec du rouge à lèvres. Kate Wolf regarda avec

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un pincement au cœur ce seul mot tracé avec rage : « Salope!!! »

Elle eut un hoquet, se précipita vers la vasque du lavabo, mais ne put rendre qu’un peu de bile. Crétin! Incapable de partir dignement! Il avait enfin montré sa vraie personnalité. Elle essaya de retenir ses larmes, mais ne put y parvenir, et c’est en pleurant doucement qu’elle commença à tout ranger.

Il était 1 h 30 du matin lorsqu’elle s’allongea sur son lit, où elle s’endormit sans se déshabiller, assommée autant par la fatigue que par le dégoût.

***

Une stridulation aiguë déchira le silence de la chambre. Le réveil se déchaînait, insensible aux aléas de l’existence, arrachant la jeune femme à un sommeil troublé et peu réparateur. Il était 6 h 30. Elle se leva non sans effort et se rendit dans la salle de bain, presque en tâtonnant.

Quelques instants plus tard, l’eau tiède coulait voluptueusement sur son corps, redessinant ses courbes idéales. Peu à peu, elle sortit de sa torpeur, mais dut rester un moment sous la douche avant de parvenir à retrouver pleinement ses esprits. Elle demeura ainsi encore plusieurs minutes adossée à la cabine, les yeux fermés, en songeant à la journée qui l’attendait. Les réunions s’enchaîneraient, ainsi que les problèmes pour lesquels ses responsables attendraient des solutions. Titulaire d’un poste important dans l’entreprise, elle devait sans cesse faire face à des situations nouvelles, toujours plus complexes. S’il n’y avait que peu de routine dans son travail, elle savait pourtant gérer ses décisions de façon exemplaire, avec une rigueur et une fermeté remarquables. Ses collègues l’avaient

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surnommée la Louve, mais Kate Wolf ignorait si cela venait de son intransigeance ou plus simplement de son nom.

Le bâtiment qui abritait l’antenne locale de la Millford Continental à Worcester relevait d’une architecture moderne et sans prétention esthétique. Situé au 900, Main Street et de taille conséquente, il représentait très dignement la maison mère implantée à Boston. La Millford était une société d’envergure internationale, gérant de multiples activités indus­trielles, dont la plus importante concernait le nucléaire, et plus précisément le recyclage des déchets contaminés. Il était 8 heures précises lorsque Kate s’installa derrière son bureau, alluma son ordinateur portable et parcourut son agenda. Elle était attendue à une réunion qui durerait de 9 heures à 11 h 30, puis l’après­midi elle était conviée dès 15 h 30 au MIT1, à Boston. Elle songea en soupirant à la grande salle de conférence, à son estrade surélevée et aux micros disposés sur les tables. Ce genre de réunion à grand spectacle l’ennuyait. Elle y avait assisté plusieurs fois et en était revenue régulièrement un peu amère et passablement agacée. La communication, comme les fois précédentes, porterait sur l’opportunité d’utiliser une énergie d’origine nucléaire. Diplômée en physique et possédant un doctorat, la jeune femme n’avait rien préparé. Elle se souvenait parfaitement des chiffres clés et maîtrisait suffisamment ce sujet pour en éviter tous les pièges. La Millford Continental, soucieuse de préserver son image auprès de la population et des médias, multipliait les interventions de ce type et missionnait très souvent sa Louve, qui savait chaque

1. Massachusetts Institute of Technology.

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fois défendre au mieux les intérêts de l’entreprise. Sa présence devenait de facto inévitable dans ce genre de situations.

Kate soupira de nouveau en pensant à ce qui l’atten­dait. Il faudrait expliquer, argumenter, rassurer et convaincre en essayant de ménager les susceptibilités d’un auditoire certainement peu réceptif. Elle n’aimait pas ce rôle qu’on lui faisait jouer. Son vrai métier était l’étude et la réalisation de moyens techniques destinés à servir la science, et non celui d’une experte en commu­nication.

Après avoir rapidement déjeuné à la cafétéria, la jeune femme était remontée à son bureau et avait pris quelques minutes pour se maquiller légèrement. Elle n’en avait pourtant nul besoin. La nature lui avait donné ce dont beaucoup d’autres auraient rêvé. Un visage de madone, à l’ovale parfait, avec des yeux bleu gris où scintillaient des nuances vertes, encadré de longs cheveux d’une blondeur satinée, une silhouette svelte et élancée qui attirait l’attention. Kate Wolf était très belle, mais elle possédait plus que la beauté. Elle avait un charme indéfinissable, une sorte d’aura qui provoquait l’empathie au premier regard. Réservée, elle ne faisait rien de particulier pour se mettre en évidence. Pourtant, on ne pouvait s’empêcher de la remarquer.

Il était 14 h 25. Il lui avait suffi d’une heure pour rejoindre la banlieue de Boston. Les difficultés com­mencèrent peu après son arrivée à Newton, au niveau de l’intersection de Commonwealth Avenue et de la 90. La circulation devint brusquement difficile à cause d’un accident qui bloquait toute la chaussée. Elle patienta vingt bonnes minutes au volant de sa Cooper avant de pouvoir repartir.

Kate remonta l’Interstate Highway jusqu’à Cambridge,

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bifurqua sur Main Street et s’arrêta au 292. Il était 15 h 05 lorsqu’elle entra dans le domaine universitaire du MIT. Elle ressentait toujours la même vague nostalgie chaque fois qu’elle franchissait l’entrée du campus. Une foule de souvenirs la ramenaient immanquablement vers les années qu’elle avait passées là. C’était une université prestigieuse, et d’en être sortie diplômée du département de physique lui avait permis d’obtenir sans difficulté un poste enviable à la Millford.

Elle put traverser une partie du domaine en voiture et passa devant le Grand Dôme. La majestueuse entrée de l’élégante construction néoclassique était flanquée de dix colonnes de style ionique. Celles­ci donnaient au bâtiment un air à la fois désuet et grandiose qui avait toujours fasciné Kate. Roulant à faible allure, elle aperçut à une quinzaine de mètres un petit bonhomme qui longeait la chaussée. Elle s’approcha de la silhouette familière et klaxonna discrètement. L’homme, âgé d’une soixantaine d’années, sursauta puis sourit en la reconnaissant. Elle descendit de voiture et embrassa sur la joue son ancien maître de stage, Isaac Moss.

— Bonjour, Isaac, je suis heureuse de vous rencontrer. Cela faisait si longtemps!

— Bonjour, Kate, je suis aussi très content de vous voir. Que venez­vous faire au MIT? Non, laissez­moi deviner : vous allez encore participer à une conférence…

— Eh oui! J’ai l’impression d’être désignée d’office. Chaque fois, c’est sur moi que ça tombe.

— Je vous ai déjà dit ce que j’en pensais, Kate. Vous savez que j’ai ici un excellent poste dans la recherche fondamentale. C’est sans doute moins payé que votre emploi actuel, mais c’est très intéressant; et vous seriez certainement plus libre.

— Je vous remercie, Isaac, mais je ne fais pas ça pour l’argent. Pour l’instant, c’est la physique

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appliquée qui m’intéresse, et je donne d’ailleurs des cours au Worcester Polytechnic Institute en plus de mon travail.

Moss fit la moue en concluant :— Tant pis, c’est bien dommage. J’aurais été ravi de

travailler avec vous.Après être remontée dans sa voiture, elle se gara

devant la salle de conférence à 15 h 15.Il y avait beaucoup de monde, comme d’habitude.

Le sujet maintes fois débattu était visiblement toujours d’actualité. La jeune femme rejoignit l’estrade et s’approcha de trois personnes qui discutaient. Il y avait deux femmes et un homme. Celui­ci, petit et sans âge, portait sous son costume gris un gilet noir qui lui conférait un air doctoral. Il ressemblait à ces professeurs d’une autre époque, issus d’un roman de Mark Twain. Il se détourna aussitôt de sa discussion pour se présenter en tendant la main à la nouvelle arrivée.

— Bonjour, mademoiselle, je me présente : Oliver Stitch. Je suis enseignant ici, au département du génie nucléaire.

Elle serra la main tendue en ayant la désagréable sensation de toucher une éponge moite et peu consis­tante.

— Kate Wolf! Je travaille pour une société d’ingé­nierie, la Millford Continental.

— Ah oui! La Millford! Je connais…Il commença à se répandre en compliments sur

les mérites de cette grande entreprise, sans se rendre compte que son interlocutrice ne l’écoutait déjà plus. Elle s’était avancée vers les deux femmes pour de nouvelles présentations. La plus âgée se nommait Veronica Stabler et était également enseignante au MIT. Quant à la seconde, Lucy Rierdon, elle était censée jouer un rôle de Candide dans le débat.

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La salle venait de se remplir. Une partie de l’espace était occupée par un petit groupe de journalistes. À côté d’eux, un homme préparait du matériel vidéo. La conférence allait être filmée.

Lucy Rierdon fit une brève présentation des personnes sur l’estrade, puis le rituel des questions commença. Celles­ci s’adressaient exclusivement aux deux enseignants, exactement comme s’ils étaient seuls face au public. Ils répondaient tour à tour en essayant de déjouer les pièges des divers intervenants, qui semblaient s’être donné le mot pour les mettre en difficulté. Veronica Stabler et Oliver Stitch s’épaulaient mutuellement, tentant de garder leur calme et une certaine contenance. Pendant une quinzaine de minutes, l’échange parut assez équilibré, puis une nou velle question fusa de la salle :

— La vocation du MIT ayant toujours été de pro­mouvoir des innovations technologiques, une alternative aux énergies fossiles est­elle à l’étude?

L’enseignant répondit sans assurance :— Bien sûr, fidèles aux engagements de notre

université, nous poursuivons des programmes d’inno­vation…

La réponse vague et peu convaincante suscita aussitôt de nouvelles interrogations.

— Est­ce à dire que rien de concret n’existe actuel­lement?

— Pourquoi ne déploie­t­on pas davantage de moyens pour faire avancer plus rapidement ces recherches?

— Du peu de résultats doit­on déduire que ce sujet est dépourvu d’intérêt aux yeux des autorités?

Oliver Stitch perdait pied sous le flot des questions qui le submergeait. C’était un homme formé pour résoudre des systèmes complexes à plusieurs variables, mais qui se révélait un piètre orateur. Sorti de ses calculs et de ses équations, il était désarmé face à une assemblée

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qui ressemblait à une meute affamée. Veronica Stabler avait rapidement compris, quant à elle, qu’il n’y aurait pas vraiment de débat. Après avoir fait front un certain temps avec son collègue, elle laissa peu à peu ce dernier subir l’hallali. Dépassée par la tournure des événements, Lucy Rierdon avait délaissé son rôle d’animatrice et se contentait d’écouter en silence. Stitch était en sueur. Visiblement mal à l’aise, il commença à s’essuyer le front avec un mouchoir à carreaux; le personnage était plus que jamais en phase avec les romans de Twain. Il essayait de rassembler ses esprits pour répondre, lorsqu’une nouvelle question surgit du public, sans que l’on puisse vraiment en situer l’auteur.

— Mademoiselle Wolf, vous travaillez pour la société Millford Continental. Cette entreprise est spécialisée dans le recyclage des déchets de toutes sortes. Pouvez­vous nous expliquer quelles sont les techniques employées?

La demande était claire, concise, et pour une fois s’adressait nominativement à une personne de l’estrade. Oliver Stitch, heureux de laisser sa place de martyr à quelqu’un d’autre, se tassa sur son siège et soupira de soulagement; il n’était plus seul. Kate chercha son interlocuteur, mais il était noyé dans le public. Elle répondit calmement :

— Nos méthodes sont très simples et basées sur le respect de l’environnement. Suivant la nature des déchets, nous prévoyons des conditionnements spé­cifiques que nous enfouissons dans des zones contrôlées.

La même personne continua :— Qui détermine ces zones et quels en sont les

critères de sélection?— C’est là aussi très simple. Nous réalisons des

études géologiques très poussées pour déterminer la nature des sols. D’après ces études, la Millford choisit les sites les plus appropriés pour recevoir les dépôts.

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— Je retiens que « La Millford choisit… » Mais un organisme gouvernemental contrôle­t­il ses choix?

— Certainement. Au niveau fédéral, il existe des autorités de sûreté comme la NRC2 ou la EPA3 qui ont établi un protocole ainsi qu’un cahier des charges bien précis pour le stockage. Elles s’assurent que notre activité respecte bien leurs préconisations.

— Sur quelles bases vérifient­elles vos choix?Kate commençait à trouver le temps long. Le débat

se résumait désormais à une simple joute entre deux personnes.

— En s’appuyant sur les études menées par notre société, qui réunit par ailleurs toutes les compétences nécessaires pour faire seule ses choix, en garantissant leur conformité et leur viabilité.

— Peut­on considérer que cela est complètement transparent et exempt de toute influence?

— Qu’est­ce qui vous permet de supposer le con­traire?

La réplique était tombée, cinglante, et à la hauteur de la suspicion de corruption. La jeune femme se défendait bien. La salle se taisait, se contentant de quelques commentaires, et laissait le duel s’éterniser. Apparemment, les questions allaient dans le sens souhaité par l’auditoire.

Si, d’un côté, elles étaient habiles et pertinentes, de l’autre, les réponses démontraient une maîtrise sans faille. Kate Wolf faisait preuve, comme d’habitude, d’un aplomb remarquable. Elle avait enfin pu repérer la personne qui l’avait choisie pour cible privilégiée. C’était un homme d’une trentaine d’années qui portait un blouson de cuir sombre. Il avait de longs cheveux

2. Nuclear Regulatory Commission.3. Environmental Protection Agency.

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bruns réunis en une queue de cheval qui lui tombait sur l’épaule. L’homme continua son harcèlement verbal :

— Votre entreprise s’occupe non seulement des déchets toxiques industriels courants, comme les résidus chimiques, mais aussi des produits dérivés de l’industrie nucléaire…

« Nous y voilà, pensa Kate, ça sent l’écolo à plein nez. »

— … Pouvez­vous nous expliquer comment ces matières hautement dangereuses sont sécurisées?

— Selon qu’elles se présentent sous forme d’agrégats, de poudres, de liquides ou de métaux, et selon leur nature, elles seront conditionnées différemment.

— Quand vous parlez de nature, je suppose que vous sous­entendez leur degré de dangerosité.

— Oui, c’est exactement de cela qu’il s’agit.— Pouvez­vous nous citer, s’il vous plaît, quelques

durées de vie des rejets toxiques de l’industrie nucléaire?La jeune physicienne sentit que son interlocuteur

la conduisait lentement mais sûrement vers un terrain glissant. Donner à un public non averti des explications scientifiques sur la durée de vie des radioéléments conduirait inévitablement à embrouiller les esprits. Mais esquiver l’explication laisserait entendre qu’elle ne maîtrisait pas la question. À côté d’elle, Stitch se manifesta en lui soufflant :

— Attention, mademoiselle, je le connais. Il va essayer de vous piéger.

— Qui est­ce?— Un journaliste scientifique qui est violemment

antinucléaire.— Ça, je m’en étais aperçue.Après un très court instant de réflexion, la jeune

femme reprit le dialogue avec son adversaire.— Je peux répondre bien évidemment à votre

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demande, mais je ne voudrais pas ennuyer la majorité de l’auditoire. Je me contenterai donc de quelques chiffres, sans entrer dans les détails. Par exemple, le cobalt 60 a une période ou demi­vie d’environ cinq ans, le césium 137 en a une de trente ans. D’autres ont une période plus longue, comme celle du radium 226 qui est de mille six cents ans. Est appelée période l’intervalle de temps au terme duquel la moitié des atomes du nucléide se sont désintégrés. La radioactivité décroît donc avec le temps.

L’évocation de cette dernière durée excédant le millénaire souleva un murmure d’indignation dans la salle. Profitant de l’aubaine, le journaliste renchérit :

— Dans le recyclage des déchets nucléaires, vous prenez aussi en compte ceux des réacteurs?

— Certainement. Ainsi que je l’ai déjà dit, tous les résidus sont traités, mais de façon spécifique.

— Vous avez oublié de citer, sans doute involon­tairement, le nickel 59 dont la période est un peu plus longue. Cet élément que l’on trouve dans le cœur de tous les réacteurs a en effet une longévité de quatre­vingt mille ans… Et il faudra attendre un million d’années avant qu’il ne soit totalement inoffensif.

Cette affirmation déclencha aussitôt une salve de protestations dans l’assemblée. Un brouhaha s’installa, empêchant toute poursuite de la discussion. Lucy Rierdon retrouva son rôle d’animatrice, prit un micro et lança un appel énergique au calme :

— Mesdames, messieurs! S’il vous plaît! Ceci est un débat, et bien que le sujet soit très sérieux, il importe que chacun et chacune puissent répondre dans le calme. Je vous demande de respecter vos différents interlocuteurs. Je vous remercie.

Le journaliste leva aussitôt la main pour reprendre la parole. Kate lui jeta un regard sans complaisance

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et intervint avant qu’il puisse parler. Elle aurait voulu commencer sa phrase par « Espèce de petit con d’écolo », mais elle se retint :

— Monsieur…— Jason Slone.— Monsieur Slone, il est assez facile d’annoncer des

valeurs sans en mesurer exactement les conséquences. À moins que le but recherché ne soit uniquement médiatique. Je vais donc apporter quelques précisions à cette assemblée qui, j’en suis certaine, ne demande qu’à être éclairée.

Le ton sec et parfaitement calme de la jeune employée de la Millford eut un effet immédiat. Les murmures se turent et tous l’écoutèrent attentivement. Elle montrait une fois de plus son talent et son sens de la répartie. Aujourd’hui plus que jamais, la Millford Continental démontrait qu’elle savait choisir ses collaborateurs et surtout qu’elle savait les utiliser à bon escient. La Louve poursuivit son explication :

— Premièrement, le fameux nickel 59 que vous évoquez ne représente qu’un volume très faible des résidus. Deuxièmement, ce type de matières à très longue durée de vie est conditionné avec d’infinies précautions. Elles sont incorporées dans un enrobage de verre spécial qui, en ayant un indice de porosité nul, piège les radioéléments.

— Ceci n’est guère rassurant, quand on sait que les déchets les plus virulents dégagent beaucoup de chaleur. Et surtout quand on sait qu’il faut les laisser refroidir plusieurs dizaines d’années avant de les stocker définitivement. En attendant, qu’en faites­vous?

— Les enrobages sont scellés dans des containers en métal inoxydable, puis entreposés dans des puits bétonnés. Après leur refroidissement, les matières emprisonnées dans leurs enveloppes étanches sont

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enfouies dans des forages à de très grandes profondeurs. C’est ce que l’on appelle le stockage géologique.

— Mademoiselle, nous avons sur notre territoire cent quatre réacteurs nucléaires qui produisent chaque année des milliers de tonnes de déchets. Pourtant, cette énergie ne représente actuellement que vingt pour cent de notre production électrique. Est­il raisonnable de s’empoisonner pour si peu?

Kate réalisa que les connaissances de son rival étaient précises. Cet emmerdeur savait de quoi il parlait, même s’il s’ingéniait à ne voir que le côté négatif des choses. La conférence durait depuis deux bonnes heures déjà et, fatiguée, la jeune femme décida d’abréger ce dialogue stérile. Elle choisit de porter l’estocade :

— Monsieur Slone…Surpris d’être ainsi apostrophé, l’homme à la queue

de cheval répondit après un temps d’hésitation :— Oui?— Pensez­vous que les rejets des autres sources

d’énergie soient moins dangereux? Vous devez savoir que cinquante pour cent de notre électricité provient des centrales à charbon, seize pour cent du gaz naturel et seulement onze pour cent des énergies dites renouvelables. Tout ce qui utilise des matières fossiles, pétrole, gaz ou charbon, génère énormément de CO2, d’oxyde de soufre, d’azote et de poussières. Peut­être pensez­vous que ces nuisances­là sont préférables pour la couche d’ozone de notre bonne vieille terre? Ou peut­être, plus simplement, pensez­vous que l’humanité puisse se passer de toute source d’énergie?

La réplique était tombée, à la fois cinglante et sarcastique.

Avant que le dénommé Jason ait eu le temps de se reprendre, Kate Wolf enfonça le clou :

— Mais peut­être faites­vous partie de ces gens qui

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pensent que tout était mieux avant. Que le progrès est forcément la source de malheurs multiples et que l’homme court à sa perte depuis qu’il a su utiliser le feu. Voyez­vous, monsieur Slone, je pense quant à moi que l’avenir de l’être humain passe inévitablement par le chemin du progrès scientifique et que sur ce chemin se trouve le nucléaire.

Il y eut un moment de flottement que Lucy Rierdon mit à profit. Voulant éviter un probable rebondissement, elle ferma le débat en remerciant tous les intervenants, puis quitta la salle avec le sentiment d’avoir évité le pire. Mais, pour tous les participants, la conférence se terminait sur une étrange impression : celle d’avoir donné lieu à un véritable duel. L’animatrice retrouva Kate sur le parking et l’interpella avec un grand sourire :

— Je vous félicite, mademoiselle Wolf. Vous avez remarquablement tenu le coup. Ce Slone est un vrai chien! C’est la troisième fois que j’ai affaire à lui dans un débat et chaque fois il a essayé et réussi à démolir mes invités. Mais cette fois­ci vous l’avez bien mouché et j’en suis ravie!

Kate Wolf prit le volant avec un désagréable arrière­goût dans la bouche. Elle détestait se moquer des gens et sa victoire lui était amère. D’avoir discrédité l’écologiste à la queue de cheval lui déplaisait, car elle avait dû le tourner en dérision pour le vaincre.

Ses remords s’envolèrent lorsqu’elle le vit passer au volant d’un gros 4 x 4 qui dégageait une épaisse fumée blanche. Et ce protecteur de la santé publique qui se permettait de donner des leçons! Elle démarra, le cœur beaucoup plus léger, en pensant que monsieur Jason Slone était bel et bien un con.

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