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1 SOUS UNE LUNE DE SANG Titre original : Under a Killing Moon Auteur : Aaron Conners Edition : Le Fleuve Noir Traduit par : Grégoire Dannereau Retranscrit par : Teca « A ma superbe femme, et aux joueurs de poker du vendredi soir, quelque peu moins séduisants… Merci a tous pour les réparties inspirées, les critiques constructives, et les mises que j’ai empochées… » PROLOGUE Sous la lueur de la lune, le nouveau San Francisco étincelait comme un cube de zirconium, une île à la beauté déserte perdue dans une mer de radiations. Cinq millions d’âmes noyées dans les rayons gamma. Nous étions en décembre 2042. Des optimistes avaient prédit que le troisième millénaire serait l’âge de la spiritualité, celui ou la technologie et l’intelligence se combinerait pour créer le paradis sur terre. Devinez quoi ? Ils c’était trompés. La dernière guerre était arrivée – celle qui devait mettre fin à toutes les autres. Hélas, peut être était-ce vrai, cette fois. Une bonne moitié de la planète se l’était prise en pleine gueule… Les forêts étaient en cendres, les océans agonisaient. Et une bonne partie des humains n’était plus vraiment ce qu’ils devraient être… L’irradiation ayant fait son œuvre, on les appelait des mutants. Le racisme avait changé d’objet. Et le nouveau San Francisco était au bord de la guerre civile. Certains d’entre nous avaient eu la chance de se tirer indemnes de la guerre. On les appelait le Norms. J’en était un. La plupart vivaient dans la nouvelle ville – pas moi. Je créchais dans les ruines de l’ancien Frisco, parmi les mutants et les pauvres types. Mon nom ? Tex Murphy. Ma profession ? Détective privé. Si on voulait. Depuis l’échec de mon mariage, je passais la plupart de mon temps à contempler les fonds de bouteille. C’est beau, le fond d’une bouteille de whisky. Ca faisait des mois que je n’avais pas eus de clients. On appelait ça une mauvaise passe j’aurais préféré qu’elle file plus vite. Je squattai un hôtel pourri appelé le Ritz. Mon bureau était au troisième étage, sous ce qui me servait d’appart. Vous l’ignor iez sans doute, mais le Ritz était un établissement connu au siècle dernier… Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un taudis, comme le reste de la ville. Merde. Plus de whisky. Vous saurez le reste plus tard. CHAPITRE 1 Pas un seul paquet de Lucky Strike dans tout Mexico. Je secouai la tête pendant que mon speeder filait dans la nuit malodorante. Deux cent cinquante mètres plus bas, les lumières de la ville scintillaient comme les paillettes du costume d’un danseur de tango. Au -dessus de l’horizon, la lune était rouge sang.

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1

SOUS UNE LUNE DE SANG

Titre original : Under a Killing Moon

Auteur : Aaron Conners

Edition : Le Fleuve Noir

Traduit par : Grégoire Dannereau

Retranscrit par : Teca

« A ma superbe femme, et aux joueurs de poker du vendredi soir, quelque peu moins

séduisants… Merci a tous pour les réparties inspirées, les critiques constructives, et les mises

que j’ai empochées… »

PROLOGUE

Sous la lueur de la lune, le nouveau San Francisco étincelait comme un cube de

zirconium, une île à la beauté déserte perdue dans une mer de radiations. Cinq millions

d’âmes noyées dans les rayons gamma.

Nous étions en décembre 2042. Des optimistes avaient prédit que le troisième millénaire

serait l’âge de la spiritualité, celui ou la technologie et l’intelligence se combinerait pour créer

le paradis sur terre. Devinez quoi ? Ils c’était trompés. La dernière guerre était arrivée – celle

qui devait mettre fin à toutes les autres. Hélas, peut être était-ce vrai, cette fois. Une bonne

moitié de la planète se l’était prise en pleine gueule… Les forêts étaient en cendres, les océans

agonisaient.

Et une bonne partie des humains n’était plus vraiment ce qu’ils devraient être…

L’irradiation ayant fait son œuvre, on les appelait des mutants. Le racisme avait changé

d’objet. Et le nouveau San Francisco était au bord de la guerre civile.

Certains d’entre nous avaient eu la chance de se tirer indemnes de la guerre. On les

appelait le Norms. J’en était un. La plupart vivaient dans la nouvelle ville – pas moi. Je

créchais dans les ruines de l’ancien Frisco, parmi les mutants et les pauvres types.

Mon nom ? Tex Murphy. Ma profession ? Détective privé. Si on voulait. Depuis l’échec

de mon mariage, je passais la plupart de mon temps à contempler les fonds de bouteille. C’est

beau, le fond d’une bouteille de whisky. Ca faisait des mois que je n’avais pas eus de clients.

On appelait ça une mauvaise passe – j’aurais préféré qu’elle file plus vite.

Je squattai un hôtel pourri appelé le Ritz. Mon bureau était au troisième étage, sous ce qui

me servait d’appart. Vous l’ignoriez sans doute, mais le Ritz était un établissement connu au

siècle dernier… Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un taudis, comme le reste de la ville.

Merde. Plus de whisky. Vous saurez le reste plus tard.

CHAPITRE 1

Pas un seul paquet de Lucky Strike dans tout Mexico. Je secouai la tête pendant que mon

speeder filait dans la nuit malodorante. Deux cent cinquante mètres plus bas, les lumières de

la ville scintillaient comme les paillettes du costume d’un danseur de tango. Au-dessus de

l’horizon, la lune était rouge sang.

2

J’avais passé la journée à chercher un putain de paquet de cigarettes… pour rien. Sur le

siège, à cote de moi, gisait des cigarillo : c’était tout ce que j’avais trouvé. J’exhalai une

bouffée de ma dernière marlboro. C’était un des rares moments où je regrettai d’être accroc

au tabac. J’ouvris la vitre du speeder et j’envoyai le mégot dans la nature ; il fit un arc de

cercle parfait : on aurait dit une mini météorite s’abatant sur Mexico.

Devant moi, la Torre Latinoamericana, le plus haut bâtiment de la ville, se dressait de

manière à faire un doigt d’honneur aux arrivants. Je t’emmerde aussi, mec.

Le speeder amorça sa descente au milieu du nuage de pollution et se posa dans une des

rues qui entouraient le complexe d’habitation Dulce Vida. Une des rares résidences de luxe de

la plus grande ville d’Amérique Centrale… un endroit habité par des mecs qui voulaient

côtoyer la misère, mais pas en souffrir.

Appuyé à mon siège, je regardai le dernier étage du bâtiment. Les deux fenêtres, au nord

et à droite, étaient éteintes. Un type moins prudent que moi aurait agi immédiatement, mais je

gardais mes réserves d’impulsivité pour les scènes de ménage. L’appartement d’à côté était

illuminé. Aucune raison de prendre des risques inutiles.

Une silhouette passa devant la fenêtre. Je regardai ma montre : 21H29. Samedi soir, et

seulement vingt et un jours avant Noël. Avec un peu de chance, les voisins allaient sortir

dîner.

Il tombait bien que je ne sois pas pressé.

Mais le manque de tabac se faisait sentir…

J’attendis. Par pur réflexe, j’ouvris le paquet de Rojo et allumai un cigarillo. Mauvaise

idée, bien sûr. Après une bouffée et une grimace de dégoût, j’observai le paquet de plus près.

Ça ressemblait à du tabac, ça sentait le tabac, mais c’était de la merde. Le genre

d’abominations que Sauron et ses séides concoctait dans les profondeurs de Barad-Dûr.

Tant pis. Même si c’était un lointain cousin de la nicotine, je n’avais que ça à me mettre

sous la dent.

Je me détendis, gardant les yeux sur les fenêtres du Dulce Vida, et laissant mes pensées

dériver. Une musique de Noël flottait dans l’air pollué. Putain de manière de passer des

vacances…

D’un autre côté, c’était toujours mieux que de faire le père Noël dans un hyper. J’avais

essayé. Plus jamais ça !

Un vieux camion avançait dans la rue en cahotant. En cinq jours à Mexico, j’avais vu plus

de véhicules à quatre roues que pendant un an au Nouveau San Francisco. Sortir des Etats-

Unis me rappelait, si j’avais pu l’oublier, que j’étais un privilégié. Les véhicules volants

individuels étaient un luxe inabordable pour quatre-vingt dix pour cent des habitants de la

planète.

Ça remontait le moral d’être dans les dix pour cent restants – pour une fois.

Quelques minutes s’écoulèrent. Une bande d’ados s’approcha de mon speeder. Dix

secondes plus tard, les petits cons s’aperçurent qu’il était occupé et partirent s’attaquer à une

proie plus facile. Comme tous les délinquants juvéniles du monde, ceux d’ici s’employaient à

trouver un look qui soit le plus choquant possible pour les croulants de la génération

précédente. La dernière mode était de raser une bande de peau de l’arrière à l’avant du crâne.

Ils appelaient ça une zébrure. La longueur, la largeur ou le motif de la zébrure indiquait à quel

gang on appartenait. De mon temps, c’était la couleur des chaussettes. Demain, ça sera celle

des oreilles…

Je restai assis là pendant une bonne heure, à fumer mes abominations et à regarder le

Dulce vida. Enfin, les lumières des voisins s’éteignirent. J’éteignis mon Rojo et je fermai la

fenêtre.

Quatre boîtes enveloppées de papiers et de rubans colorés, comme des cadeaux de Noël,

m’attendaient dans le coffre. Je les sortis et branchai la sécurité du speeder avant de

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m’éloigner. Vu comment ces anticapitalistes de Latinos nous aimaient, nous les Yankees, je

ne trouverais plus qu’une carcasse en revenant si je ne prenais pas quelques précautions…

Après avoir bien regardé des deux côtés de la rue pour pas me faire écrabouiller par un

indigène bourré de tequila, je m’approchai du parking couvert au nord de la résidence. A

l’intérieur se trouvait une entrée privée réservée aux propriétaires. La grande porte était à

l’autre coin de l’immeuble, à l’est, protégée par des gardes privés.

Celle-ci s’ouvrait grâce à une carte magnétique.

Bien sûr, je n’avais pas de carte. Mais j’avais un plan.

Plan A. Les cadeaux dans les bras, j’avançai lentement entre les voitures. D’après mes

calculs, quelqu’un devait débarquer dans les cinq minutes qui venaient. Sinon, je passerais au

plan B : faire tomber les cadeaux et les ramasser consciencieusement devant la porte jusqu'à

ce que quelqu’un arrive.

Pas besoin. Une voiture se gara à quelques mètres, puis éteignit ses phares. Je continuai à

avancer d’un pas nonchalant, laissant la conductrice – une femme d’un âge certain – me

dépasser. Elle avait, elle aussi, les mains pleines de jolis sacs griffés… De retour d’une virée

shopping, sans doute.

Elle arriva près de la porte, posa ses sacs, et après ce qui me parut une éternité, trouva

enfin sa carte.

Elle la passa dans le lecteur, avança…

Et s’aperçut de ma présence derrière elle. Je concentrai tout mon charme dans mon

sourire.

- Feliz Navidad !

Elle me rendit mon sourire, vit la pile de cadeaux, et – bien sûr – me tint la porte.

Bingo.

Nous suivîmes un couloir pour arriver devant un ascenseur. A côté, un garde sommeillait

sur une chaise. Il nous jeta un coup d’œil indifférent, s’imaginant sans doute que j’aidais

Mamie à porter ses paquets.

Mamie appela l’ascenseur. Mon estomac faisait des nœuds ; précisons que je n’avais rien

avalé depuis cinq jours. Pendant le voyage aller, j’avais fait l’erreur de me plonger dans

L’espagnol pour les nuls, qui avait renforcé ma peur toute américaine de la bouffe mexicaine

avec des phrases comme : «d’où vient cette viande ? » ou « je vous en supplie, faites bouillir

l’eau d’abord ! » Mon inanition était telle que mes sucs digestifs étaient en train de me

dévorer. Il allait falloir que je me décide à manger quelque chose.

L’ascenseur se décida à arriver. Nous entrâmes, Mamie et moi ; je retins un soupir de

soulagement quand les portes se refermèrent, nous dissimulant à la vue du garde. Après avoir

appuyé sur le bouton du troisième, ma nouvelle copine se tourna vers moi.

- Qué piso ?

Dix dollars qu’elle me demandait l’étage. Je me reportai mentalement à la leçon trente-

huit.

- Diez y ocho.

Mamie appuya sur le dix-huitième avec un sourire aimable. Dix secondes plus tard, les

portes s’ouvraient au troisième ; elle descendit.

- Buenas noches.

- Buenas noches.

L’ascenseur grimpa.

CHAPITRE 2

4

En faisant mon tour de reconnaissance, deux jours auparavant, j’avais repéré l’appart

d’Eddie Ching. Coup de chance, il n’était pas en ville… ce qui tombait bien. Il était plus

facile de fouiller un endroit quand il n’y avait personne dedans.

Quelques heures plus tard, j’avais pris rendez-vous avec le gérant, un mec affable

dénommé Alfonso, lui racontant que je voulais louer un appartement. J’avais précisé que seul

le dernier étage m’intéressait – à cause de la vue – et il m’avait emmené visiter les lieux.

Tandis que nous montions, il m’avait fait la liste, dans un anglais impeccable, de tous les

avantages que j’aurais à m’installer. Dulce Vida, avait-il expliqué, était une véritable

forteresse. Les entrées étaient gardées ; les étrangers soigneusement contrôlés, et chaque

appartement avait un système de sécurité personnalisé. A chaque porte son code – choisi par

le locataire. Lasers et alarmes intérieurs en options.

Si j’avais vraiment voulu m’établir, j’aurais applaudi ; vu les circonstances, son

discours m’avait plutôt rendu nerveux.

Arrivé au dix-huitième, Alfonso m’avait escorté jusqu’à un appartement vide, au bout

du couloir.

J’avais regardé le code par-dessus son épaule : 1-2-2-1. C’était tout ce qui

m’intéressait, ce qui ne m’avait pas empêché de m’extasier sur l’architecture intérieure et la

vue, pour endormir ses soupçons. Puis je lui avais dit que je réfléchirais.

Le lendemain, je m’étais préparé, mais les voisins de Ching n’étaient pas sortis.

Cette fois, c’était la bonne.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le dix-huitième étage. Je marchais jusqu’à

l’appartement qu’Alfonso m’avait fait visiter, et je frappai – plusieurs fois, pour plus de

sûreté. Rien.

1-2-2-1.

La porte s’ouvrit.

« L’obscure clarté qui tombe des étoiles » était la seule source de lumière de

l’appartement. J’ouvris le premier cadeau. Il contenait une lampe torche, un couteau-laser,

une tige en métal pliée et une paire de jumelles élaborées. Je fourrai le tout dans les poches de

mon imper et me dirigeai vers la fenêtre. Pas d’alarme ; je l’ouvris.

La corniche. Après être monté dessus, je fis l’erreur de regarder la rue. Putain de ma

mère (qui n’a rien à voir là-dedans) ça n’avait pas l’air si haut d’en bas, si vous me suivez. Je

longeai le mur avec une lenteur prudente. Les deux premiers appartements que je dépassai

étaient plongés dans l’obscurité ; dans le troisième se trouvait un gros mec chauve qui ne

regardait pas dans ma direction.

Parfait.

J’arrivai devant les fenêtres de chez Ching sans incident, et je sortis les jumelles, que

je mis sur le mode « repérage de particules ». Alfonso m’avait précisé, très fier, qu’on pouvait

équiper les vitres d’un système de détection. En effet, dans la visée de mes jumelles

apparaissaient des lignes bleues caractéristique. A vrai dire, je m’y attendais. Ce qui

m’inquiétait, c’étaient les rayons laser qui flottaient à vingt centimètres au dessus du sol, à

l’intérieur. Des détecteurs de mouvements. Je jetai un coup d’œil à l’autre fenêtre… même

chose. A moins de couper le système, aucun moyen de passer.

Je n’avais pas grand-chose à perdre. Si tous les apparts étaient conçus selon le même

principe, il devait y avoir un interrupteur sous l’encadrement, à vingt centimètres du rebord.

Je sortis mon couteau laser et l’allumai. Avec la précision d’un rabbin à sa millième

circoncision, je fis un trou dans la vitre, entre deux lignes bleutées. Puis j’introduis la tige

métallique pliée et je tâtonnai. Quelques secondes passèrent… Je sentis une résistance ; je

poussai. Les lignes bleues disparurent. Pas les lasers.

J’agrandis le trou afin de pouvoir passer la tête. Pas d’autre interrupteur en vue.

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Merde.

Ma première réaction fut de m’en griller une pour réfléchir… mais ce n’était pas une

bonne idée. Quelqu’un pourrait remarquer la lueur de la cigarette, et je me voyais mal

expliquer ce que je faisais sur une corniche par cette agréable soirée. Plus vite je serai à

l’intérieur, le mieux ce serait. Je décidai d’essayer chez les voisins. Ça n’arrangerait rien, mais

je risquerais moins d’être repéré.

Bonne nouvelle : pas de système de sécurité visible, ni sur la vitre, ni a l’intérieur. Ces

gens étaient moins paranoïaques que Ching. Je jetai un coup d’œil pour vérifier que personne

n’était au lit, mais non, ils étaient bien sortis. Je découpai la vitre au laser et entrai en silence.

Ma lampe torche éclaira le paysage. Peu de meubles, mais choisis avec goût. Papier

peint a fleurs – ça, c’était moins mon truc. Un divan en cuir noir contre le mur. De l’autre

côté, c’était l’appartement de Ching.

Je n’avais jamais utilisé le couteau-laser sur quelque chose de plus dur que du verre,

mais si on en croyait la publicité, il était censé trancher le béton. Je m’agenouillai et

commençai à couper. Il y avait deux parois de plâtre, éloignées de quelques centimètres pour

l’insonorisation.

En silence, je retirai les morceaux et passai la tête pour observer la situation.

Le filet de rayons laser ne protégeait le sol qu’à trois mètres autour des fenêtres. Il

semblait que le reste de l’appartement de Ching soit à ma disposition.

Je passai par l’ouverture et étudiai mon nouvel environnement. J’étais dans une

chambre. La première chose qui me sauta aux yeux fut une bonne douzaine de cages,

d’aquariums et de bocaux de tailles et de formes variées. Leurs habitants : un éventail de

créatures charmantes, du poisson tropical au boa constrictor. Chaque cage avait sa lumière ;

pas besoin de lampe torche.

Je me tournai et aperçus une silhouette, à l’autre bout de la pièce. Je m’immobilisai, le

cœur battant, et essayai de ne pas avoir une crise cardiaque. Retenant ma respiration, je vis…

un homme d’une quarantaine d’années qui me regardait, les yeux écarquillés. Il me fallut

quelques secondes pour comprendre que c’était moi, et une bonne minute pour que le sang

arrête de battre mes oreilles.

Ma respiration se calma. Sur les murs se trouvaient des tableaux qui avaient l’ai d’être

de prix (mais je n’y connaissais rien) ainsi que des miroirs au cadre ornementé. La pièce

n’était pas grande, mais les reflets l’agrandissaient… Quelques meubles, pas très soignés. Le

tout donnait plus l’impression d’un repaire que d’une chambre.

Il y avait un bureau dans un coin. Je décidai de commencer par là.

Un listing, avec des noms. L’un me sauta au visage : Lowell Percival. L’industriel

milliardaire, un ancien client à moi – j’avais travaillé pour lui neuf ans auparavant. J’étudiai

les autres noms. Certains m’étaient familier. Il devait s’agir de personnes intéressées par

l’acquisition d’antiquités.

Je continuai ma fouille, passant en revue les tiroirs. Rien ; du moins rien qui ait un

rapport avec ce que je cherchais. Les aquariums et les cages de verre ne devaient pas contenir

quelque chose d’important, ce qui ne m’empêcha pas de fouiller quand même, par sécurité. Le

boa somnolait avec une béatitude qui me rendit jaloux. A sa droite se trouvait une cage

contenant trois petits serpents colorés, à l’aspect venimeux. Charmant. Personnellement, je

préférais les chats.

Donnez-moi le premier chaton venu, et vous verrez comme je craque.

La porte du fond menait dans le salon. Je reconnus la fenêtre derrière laquelle je me

tenais quelques minutes avant. Les lumières des immeubles environnants éclairaient la pièce,

mais pas suffisamment pour une recherche méticuleuse.

Devant moi se trouvait une bibliothèque pleine à craquer. A sa droite, une porte

menant à la cuisine. A gauche une autre, fermé. Je m’arrêtai devant une vitrine remplie de

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bibelots exotiques. Il y avait des plantes dans tous les coins – et des miroirs, encore. Cette

baraque était un vrai paradis pour narcissiques.

J’étudiai une à une les œuvres d’arts, me sentant dans la peau d’un putain de touriste.

Sur un mur, un panneau coulissant révélait un placard à alcool bien fourni. Ching avait bon

goût – il y avait un assortiment de bourbons et de scotchs de premier ordre… plus les

classiques : rhum, gin, vodka. J’avais soif et un verre m’aurait fait du bien, mais il valait

mieux ne pas s’attarder.

Je commençai par la bibliothèque. La plupart des livres étaient en langue étrangère –

soit c’était pour la frime, soit Ching parlait anglais, espagnol, français, japonais, et au moins

trois autres langues que je ne connaissais pas. Le choix était grand, des œuvres complètes de

Shakespeare jusqu’aux recueils d’un mec nommé Flannery O’Connor. Hélas, mes goûts

littéraires oscillaient plutôt entre les BD de spiderman et les pubs céréales. Des centaines de

bouquins qu’il y avait là, je n’en avais lu qu’un : Pour qui sonne le glas. Et encore, « lu » était

une exagération : j’avais vu le film. Gary Cooper et Ingrid Bergman. Ça, c’était une femme.

On avait cassé le moule.

La première porte donnait sur la salle de bains. Par acquit de conscience, j’ouvris le

placard à pharmacie et étudiai le contenu. Rien.

Je passai à la cuisine. Plaques chauffantes, micro-ondes, frigidaire, évier, un peu de

vaisselle. Des étagères sur tous les murs. Le frigo était aussi vide que celui de mon bureau.

Rien.

Retour à la salle à manger. J’étais découragé. Dix minutes de fouille minutieuse, et la

seule chose que ça m’avait rapportée, c’était le nom d’un ancien client et des complexes sur

ma culture. Je balayai les murs avec ma lampe torche, mais non – je ne voyais aucun endroit

où il pouvait avoir caché ce que je cherchais…

Je déplaçai tout ce qui n’était pas rivé aux murs et découvris un coffre derrière une

peinture à l’huile. Tout content, j’essayai de trouver la combinaison, sans succès. Au bout

d’un moment, je laissai tomber et retournai à mes recherches. Quinze minutes de nouvelles

fouilles, et devinez quoi ?

Rien.

Il ne me restait plus qu’à me remettre sur le coffre, en sachant que je n’avais aucune

chance de parvenir à l’ouvrir. Ce fut alors…

Ce fut alors que je remarquai un truc. Je parcourus l’appartement du regard.

La salle à manger, la cuisine et la salle de bains entouraient la bibliothèque. Je

m’approchai du mur. Il faisait un mètre cinquante de trop. D’épaisseur, bien sûr.

La salle à manger, la cuisine et la salle de bains entouraient la bibliothèque. Je

m’approchai du mur. Il faisait un mètre cinquante de trop. D’épaisseur, bien sûr.

Je commençai à tâtonner. Cette putain d’étagère avait l’air d’avoir été construite

directement dans le mur. J’essayai de la pousser ; autant essayer de faire bouger mon ex-

belle-mère. Brave femme, à part ça.

Si je me mettais à tout démolir, je risquais de déclencher une alarme…

Il me restait une possibilité… après tout, ça avait déjà marché une fois. Direction la salle

de bains. J’enlevai les serviettes accrochées au mur de droite, et je sortis ma lame laser en

espérant que les piles tiendraient.

Alors que je m’attaquais à la deuxième couche de plâtre, une lueur verdâtre apparut par

les fissures. Une source de lumière ! J’étais sur la bonne piste.

J’avais presque fini de creuser quand le laser rendit l’âme. Du plat de la main, je poussai

de toutes mes forces. Le mur céda et le carré de plâtre s’abattit à l’intérieur de la cachette avec

un boucan inquiétant. Je me faufilai dans la cavité.

La cache, minuscule, était bourrée de peintures, de statues, de vases et de vitrines à bijoux.

Je baissai les yeux et compris pourquoi le morceau de cloison avait fait tant de boucan en

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s’écrasant. Il était tombé sur un tas de tableaux, et un cadre s’était cassé. Ma lame laser avait

entamé une toile, que j’aurais juré être un Rembrandt – authentique. Je reconnais les

Rembrandt parce que j’en ai un sur le mur de mon bureau. Authentique lui aussi, du moins

c’est ce que le vendeur m’a dit. Vu qu’il m’a coûte soixante-dix dollars, y a intérêt à ce qu’il

n’ait pas menti.

Le contenu de cette cache, lui, pouvait valoir des millions de dollars. Ça me fit penser à un

repaire de pirates, dans les vieux films, quand les héros découvraient des trésors dans des

cavernes oubliées. La peinture, à ma droite, ressemblait fort à un Van Gogh. Ben merde. Je ne

m’étais pas senti aussi insignifiant depuis mon divorce.

Au milieu de la pièce se trouvait le Graal.

Ou plutôt mon Graal. L’objet que je cherchais. Exactement comme la comtesse Renier me

l’avait décrit : une statuette en forme d’oiseau, de huit centimètres de hauteur, en cristal. Elle

était posée sur un petit socle en marbre, attendant que je la prenne.

Je m’approchai et j’étudiai chaque centimètre carré de la tablette. Aucun piège apparent.

Lentement, j’effleurai l’objet de mes convoitises. Ma peau picota, et je ressentis une

impression bizarre – comme quand on a les mains glacées et qu’on les plonge dans l’eau

chaude. La surface semblait malléable, et pourtant solide. Bizarre.

Je soulevai la statuette…

Une demi-douzaine d’alarmes hurlèrent dans l’appartement.

Je ne voyais pas comment je les avais déclenchées, mais je n’allais pas rester là à

protester. Je rampai hors de la cachette et fonçai dans la salle à manger. On courait dans le

couloir – du monde, trop de monde, fonçant de l’ascenseur vers cet appartement.

Pas le temps de retourner chez les voisins. Je mis la statuette en sécurité et cherchai des

yeux quelque chose capable de dissimuler le trou…

La chaîne stéréo. Je la poussai vers le passage, puis je pensai à un moyen de gagner un

peu de temps. En quelques gestes, j’ouvris les vivariums, donnant aux serpents une liberté

bien méritée. Trop, peut-être : une de ces saloperies, version petite et colorée, fonça vers moi

à une vitesse incroyable. J’eus juste le temps de bondir dans le trou et de tirer la stéréo devant

moi. Quelques secondes de plus, et je n’avais plus qu’à prier pour que la bestiole ne soit pas

venimeuse.

J’étais maintenant en sécurité. Je poussai le divan pour cacher le trou de mon côté et

j’écoutai avec amusement les voix, derrière la cloison, passer de la colère à l’incrédulité. Ma

disparition devait leur paraître inexplicable…

Ce n’était pas le moment de perdre mon temps à rigoler. J’avais deux possibilités de

sortie : l’escalier, en face de chez Ching, ou l’ascenseur, près de l’appartement vide – celui

par lequel j’étais passé en premier.

On frappa à la porte ; une fois d’abord, puis plusieurs, violemment. Mon dilemme était

résolu. Je fonçai vers la fenêtre et recommençai mon périple le long de la corniche avec moins

de précautions que la première fois. La chance étant avec moi, j’arrivai vivant.

Je traversai l’appartement et collai mon œil au judas. Personne de ce côté du couloir. Un

peu plus loin, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur une douzaine de mecs armés jusqu’aux

dents, conduits par un Alfonso à l’air pas content du tout.

Ils filèrent vers chez Ching. Derrière eux, les portes de l’ascenseur étaient ouvertes.

Je sortis en silence. Les battants commencèrent à bouger et j’accélérai, tentant de me

glisser entre eux juste avant qu’ils ne se referment… Raté ! J’en effleurai un.

Ils se rouvrirent.

- Alto !

La cavalcade changea de direction : les mecs revenaient vers moi. J’enfonçai

convulsivement le bouton du rez-de-chaussée, sans savoir s’ils étaient assez près pour

m’intercepter…

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Apparemment non. L’ascenseur commença à descendre. Je repris ma respiration, mais

je n’étais pas encore sorti d’affaire. L’entrée et le parking étaient sévèrement gardés.

Je me forçais à réfléchir. Mon speeder était garé dans le parking couvert. Si je prenais

les mecs par surprise, j’arriverais peut être à l’atteindre en courant… A moins, bien sûr, qu’ils

ne me tirent dessus – et je ne voyais pas ce qui les en empêcherait.

D’un autre côté, je n’avais pas le choix. J’appuyai sur le bouton du premier étage.

L’ascenseur s’immobilisa quelques secondes plus tard. Personne. Le couloir était identique à

celui du dix-huitième étage, sauf que quelqu’un avait mis un pot de fleurs dans un coin.

Joli.

J’essayai la porte du premier appartement. Fermée, comme les suivantes. Je pris mon

élan, et enfonçai la dernière. Ouais, j’étais encore en forme, pour mon âge.

Je traversai le salon en courant, passant devant un homme bedonnant, en caleçon, les yeux

écarquillés de surprise. J’ouvris la fenêtre et regardai en bas. Trois mètres de chute. Si je me

recevais bien, c’était faisable… Tenant la statuette comme un ballon de football, je me lançai.

Le parterre de fleurs m’arriva dessus à toute vitesse. J’essayai un roulé-boulé à

l’arrivée, mais ce ne fut pas une réussite. Je me trouvai dans la boue, le ciel étoilé au-dessus

de moi, les jambes et les reins douloureux.

J’attendis quelques secondes que ça passe. Il fallait que je me lève, mais j’avais si

mal…

Au dessus de ma tête, le mec en caleçon se mit à hurler.

La trouille me donna l’adrénaline nécessaire. Je m’extirpai des fleurs pour courir

comme un dératé. Venues de je ne sais où, des détonations résonnèrent. Je traversai la rue –

mon speeder était là où je l’avais laissé, avec sa plaque d’immatriculation, son pare-chocs et

son antenne. Peut être y avait-il un Dieu, après tout.

Je sautai à l’intérieur, mis le contact, je fonçai vers le ciel. Les lumières de Mexico

disparurent derrière moi. J’allumai un de ces abominables cigarillos, les mains tremblantes,

puis le jetai par la fenêtre. Rien sur le radar.

On dirait que j’avais réussi.

La ville américaine la plus proche : Browsnville, Texas.

Je mis le cap dessus.

Dans quatre heures, je serai assis à un bar, une tasse de café à la main et un paquet de

Lucky Strike sur la table.

Quatre heures… Voire trois, si je poussais un peu le moteur.

CHAPITRE 3

L’ambiance était à son max à l’apocalypse café. La salle était pleine ; les routiers et

les ouvriers constituaient la majorité de la clientèle. Une serveuse affublée d’un chignon

orange de la taille d’une citrouille évoluait avec grâce et rapidité au milieu des tables.

Plat du jour : tourte au bœuf et salade. Apres un instant de réflexion, je décidai de

prendre autre chose. Il faut toujours se méfier des tourtes ; les restes de la veille ont tendance

à se retrouver dedans.

Mon paquet de Lucky Strike reposait sur la table à côté de moi. Je l’avais acheté à peu

près quatre-vingt dix secondes après avoir atterri. Je tapotai le paquet sept fois, pas une de

plus, pas moins, avant de l’ouvrir. C’était la première étape d’un rituel complexe, que seuls

comprendront ceux qui s’adonnent comme moi a un des deux ou trois plus dangereux vices de

l’humanité. Tirant sur la languette, je défis le plastique avec la tendresse d’un amoureux

déshabillant sa belle. Puis je soulevai le rabat et, enfin, j’en sortis l’obscur objet de mon désir.

Si je m’écoutais, je fonderais une religion.

9

Je tapotai la cigarette sur le rebord de mon assiette ; j’en humidifiai l’extrémité et je

sortis mon Zippo. Flamme. Inhalation. Les yeux fermés, je me renversai en arrière avec la

sensation d’être revenu du paradis.

En pleine béatitude, j’aperçus une forme orangée à travers mes paupières. La serveuse.

A demi allongé sur mon siège, j’étudiai le badge clippé sur sa robe : LaDonna. Elle me

regarda, impatiente, le pied battant la mesure d’une chanson de technospeed. Apres lui avoir

décroché un sourire désarmant, je me penchai sur la carte.

Un grand choix, et la fille prête à exploser si je ne me décidai pas vite. Il fallait penser

rapidos, mais tous mes instincts me hurlaient d’être prudent. Un steak de poulet – hors de

question. Comme le goulasch. Et le chili. Enfin, mes yeux tombèrent sur le sandwich au

fromage. Comment un sandwich au fromage pouvait-il être dangereux ?

- Le C3, s’il vous plait.

- Pain blanc, avoine, seigle, mais ?

- Blanc

- Fromage américain, suisse, munster, cheddar, brie ou roquefort ?

- Disons…un cheddar, pas trop vieux. Entre trois et six mois.

- Café ?

- Un litre. Brûlant et fort.

LaDonna hocha la tête et partit vers le comptoir. En traversant les deux mètres qui l’en

séparaient, elle réussit à allumer deux cigarettes, à distribuer trois additions, à lancer une

blague et à rire à deux autres – tout ça sans s’arrêter. Elle était forte. En la regardant évoluer,

je remarquai avec une certaine surprise que ses jambes étaient jolies. Bien sur, on faisait des

miracles avec les nouveaux Nylon grainant, mais j’aurais juré que c’était du vrai. Hélas,

c’était ce qu’elle avait de mieux. Ses épaules faisaient plutôt penser à un footballeur

américain, et son immense chignon déséquilibrait sa silhouette.

Apres avoir échanger quelque mots rapide avec le cuisinier, LaDonna se remit a faire

le tour des tables. L’observer était agréable. J’avais fini ma première Lucky Strike et je me

préparais à en entamer une deuxième quand une tasse de café fit son apparition devant moi.

Le temps que je lève les yeux, LaDonna était déjà parti vers d’autres aventures.

Si seulement le café avait pu être aussi délectable que le service. Enfin…au moins, il

était chaud. J’avais connu pire.

Un bruit de verre brisé attira mon attention. Je posai ma tasse. Un gros type saoul

comme un cochon, était, planté devant le bar, tandis qu’un serveur maigrichon essuyait de son

mieux le comptoir la bière et les débris de chope. Certains clients détournèrent les yeux ;

d’autres contemplaient la loque humaine, amusés. Mon cœur se serra. Il n’y avait pas si

longtemps, j’étais dans le même état – et si j’avais assez d’argent pour me beurrer en public,

rien ne m’aurait empêché de recommencer.

Le mois précédent, je l’avais passé enfermé dans mon bureau avec de la gnole et ma

collection de C.D. d’Edith Piaf. Putain, Sylvia n’était pourtant pas une perte. Je n’avais pas

pensé à elle une seule fois ces derniers mois, et je n’avais jamais souhaité son retour. Mais le

divorce était un symbole – la dernière goutte qui avait fait déborder le vase de mon désespoir.

C’était pas beau, ce que je disais ?

Devant ma bouteille de whisky, j’étais passé par toutes les phases : désillusion,

rancune, colère, doute… pour finir par une rage noire. Enfin, l’alcool aidant, je m’étais

enfoncé dans l’auto-apitoiment comme un beignet dans le café.

Une porte claqua quelque part, me sortant de mes réflexions. LaDonna approchait, un

plateau dans une main et une cafetière dans l’autre.

- Et voilà.

L’assiette apparut sur la table en même temps que ma tasse vide disparaissait, un tour de

magie que je n’arrivai pas à élucider. Je levai les yeux vers LaDonna.

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- Vous êtes une femme remarquable.

Pour la première fois, elle affronta mon regard.

- Je ne suis pas dans tes moyens, mon chou.

Elle me fit un clin d’œil et s’éloigna. Je commençais à comprendre pourquoi il y avait tant

de monde.

Ma cigarette terminée, je me penchai sur mon assiette. Surprise, le sandwich avait l’air

très appétissant. Le pain grillé à la perfection ; un délicieux fumet s’en échappait. Une demi-

livre de beurre avait dû être utilisée pour le cuire. Du cheddar fondu coulait entre les tranches,

sur des frites légères, à l’aspect croustillant. Dans une BD, il y aurait une bulle criant :

«Mangez-moi ! »

La moitié du plat avalé – n’oublions pas que je sortais d’une grève de la faim de cinq jours

– mon estomac déclara forfait et je décidai de m’en griller une. Quand je retournerais au Brew

& Stew, mon repaire habituel, je demanderais à Louie de me faire un sandwich de ce genre.

J’étais sûr qu’il réussirait un chef-d’œuvre.

Je jetais un coup d’œil au paquet contenant la statuette, sur la banquette, à ma droite.

J’avais bien réussi mon coup ; peut être était-ce signe que la chance tournait. Je n’étais pas un

détective modèle. Mon C.V. pas fait morceau de gloire. D’ailleurs, je n’avais jamais pris le

temps d’en écrire un.

Pourtant, j’avais toujours voulu être un détective. Ma mère aurait aimé faire de moi un

ophtalmologiste, hélas, les lunettes et les lentilles étaient devenues obsolètes avant que

j’arrive à l’age adulte. Mon père, lui, était agent de sécurité. Peut être que c’était ça. Une sorte

de désir oedipien de faire un peu comme lui, mais pas exactement…

Tout était la faute de la baby-sitter. Trente-deux ans plus tôt, elle m’avait laissé regarder le

dernier film, celui qui passe après vingt-trois heures. Qui aurait cru que Le Faucon Maltais

me ferait une telle impression ? Je n’avais pas compris la moitié, mais quelque chose m’avait

fasciné. Bien sûr, j’étais passé par toutes les phases puériles habituelles : les dinosaures,

Robin des Bois, les voyages intersidéraux – mais le détective désabusé ne m’avait jamais

lâché. Les gonzesses superbes et machiavéliques, les hommes de mains brutaux, les méchants

mystérieux. Le pied.

Eh bien voilà – j’y étais. Je sortis une troisième cigarette, le moral meilleur. J’avais le

look. J’avais l’intelligence. J’avais le talent. Il me fallait juste du boulot : une gonzesse

superbe et machiavélique aurait aussi été la bienvenue.

Ma tasse finie, je repartirais. La statuette remise à la comtesse, mon premier arrêt serait

pour le Brew & Stew.

J’avais puisé dans mon compte, là-bas, depuis trois mois et Louie ne m’avait jamais

demandé de raquer. Je luis devais aussi autre chose. Pendant ma période noire, j’avais

« oublié » de payer ma note de vidéophone, lequel s’était trouvé déconnecté par une société

sans pitié. Louie m’avait passé un coup de fil. Il s’était rendu compte de la situation, et il avait

fait un virement. Le lendemain, la ligne était rétablie et quelques jours plus tard, la comtesse

appelait.

Elle tombait du ciel. Après la visite du colonel, j’avais décidé qu’il était temps de sortir la

tête du caniveau. A quoi serait de jouer les héros désespérés quand personne ne regardait le

film ? Après trois jours le café pris en intraveineuse, j’étais sobre, et un peu sur les nerfs.

Alors je m’étais aperçu de la gravité de la situation. Tout ce qui me restait d’argent liquide

faisait sur mon bureau un tas déprimant par sa petitesse. Mon compte était dans le rouge ; je

devais deux mois de loyer, une pension alimentaire à Sylvia et la note faramineuse de Louie.

Le coup de fil de la comtesse m’avait donc trouvé prêt à tout.

Elle vivait dans une partie de la ville où j’aurais pu m’acheter trois speeder avec un mois

de loyer. J’ai trouvé l’adresse qu’elle m’avait donnée – 2429 Fillmore – et je me suis garé. La

propriété de mes rêves était plus petite que cette baraque. J’avais traversé le jardin et sonné à

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la porte. Un valet de pieds avec le look de Quasimodo et la voix de Marlène Dietrich m’a

ouvert.

Il m’a dit que j’étais attendu et il m’a conduit le long d’un couloir sombre jusque dans un

immense salon. Il faisait chaud comme dans une serre, ce qui n’empêchait pas un feu de

brûler dans la cheminée. Le valet s’est éclairci la gorge ; un fauteuil a bougé.

Elle était assise près du feu, une vieille dame fragile, avec un châle sur les épaules et une

couverture sur les genoux. Elle m’a fait signe de m’approcher. J’ai obéi, enlevant mon

chapeau… non parce que j’étais poli, mais parce que j’avais trop chaud. Derrière moi, le

larbin s’est éclipsé. J’ai tendu la main à ma future cliente, qui l’a serrée d’une main

tremblante.

- Merci de vous être dérangé, monsieur Murphy. J’imagine que vous devez avoir

beaucoup de travail à cette époque de l’année.

Je ne voyais pas ce quelle voulait dire, vu que le boulot de détective n’avait rien de

saisonnier, mais j’ai hoché la tête poliment.

- C’est un plaisir, madame la comtesse.

Elle m’avait fait signe de m’asseoir. Une gouttelette de sueur coulait le long de ma tempe ;

je l’ai essuyée le plus discrètement possible. La comtesse a remis ses mains sous la

couverture.

- J’espère que la chaleur ne vous ennuie pas. C’est pour mes articulations… le froid

les irrite.

J’ai hoché la tête avec compassion. Elle a repris d’un ton plus professionnel :

- Un ami commun vous a recommandé à moi, votre talent m’intéresse.

Elle ne perdait pas de temps. J’ai hésité a lui demander qui était notre « ami commun »,

mais j’avais la vague sensation qu’elle refuserait de me le dire.

- De quel talent parlons nous ?

- Je suis sûre que vous en avez des tas, a-t-elle répondu avec un sourire glacial. Ce qui

m’intéresse est votre habileté à localiser les gens… et les choses.

Une compétence qui vous a déjà valu quelques ennemis, paraît-il.

- On ne peut pas faire plaisir à tout le monde.

- Je suis heureuse que vous pensiez cela, monsieur Murphy, parce que je vais vous

demander de prendre le risque de vous rendre impopulaire auprès de certaines personnes.

J’ai étudié le visage de la comtesse, essayant de lire dans ses yeux. Elle regardait les

flammes, impassible.

- Que voulez-vous dire par « impopulaire » ?

- Laissez-moi vous expliquer le contexte ; vous comprendrez tout seul. (Elle a serré

son châle sur ses épaules maigres.) Il y a quelque temps, un trésor de famille a été volé dans

ce bungalow. Je garde habituellement ce que j’ai de précieux en Europe, mais j’ai emmené

cet… objet avec moi pour le montrer à un ami. J’ai fait faire de nombreuses recherches, en

vain…

Ce «bungalow». Ben voyons.

- Excusez l’interruption, comtesse, mais j’imagine que vous avez les moyens de

vous payer les meilleurs professionnels. En quoi pensez-vous que je puisse vous aider ?

La comtesse s’est fendue d’un rictus.

- En rien, je l’avoue, j’ai déjà, comme vous dites, d’excellents « professionnels »

travaillant sur le sujet. Mais un ami vous a recommandé, je me suis dit : pourquoi pas ? Vous

êtes une sorte de dernière chance…

Venais-je d’être insulté ? Je décidai de ne pas me poser la question.

- Si je suis votre dernière chance, je vais doubler mes tarifs…

12

- J’avais déjà prévu d’être généreuse, monsieur Murphy. Je suis une femme riche.

L’objet que vous devez chercher vaut plus d’argent que dix hommes normaux n’en gagnent

au cours de leur vie… Je vous payerai bien.

- Etre «bien payer», madame, est une expression toute relative.

Elle a pris l’air dégoûté.

- Marchandez-vous ainsi chacune de vos missions ? C’est étonnant.

- Je suis un être étonnant, ai-je dit en souriant. Mais je suis un bon détective.

Ses yeux m’ont étudié un moment, puis elle les a dirigés vers la cheminée.

- Je vous paierai trente mille dollars si vous la retrouvez.

La. Et trente mille dollars. Bien plus que je n’aurais osé demander.

- Laissez-moi réfléchir… Très bien. C’est d’accord.

La vieille femme a hoché la tête.

- Je m’en doutais. Je compte que vous vous consacriez entièrement à cette enquête.

Les méthodes que vous emploierez me sont indifférentes, mais le délai ne l’est pas. Je veux

l’objet dans les dix jours – au-delà, sa valeur baissera de manière significative, et la

récompense aussi.

Dix jours, c’était peu, mais je risquai rien à essayer. J’ai hoché la tête.

- Je vous conseille également de ne pas tenter de me doubler. La statuette n’a pas de

valeur que pour quelques connaisseurs. Si vous essayer de la vendre, vous n’en tireriez pas

grand-chose…

Je n’avais jamais trahi un client, mais la comtesse l’ignorait… Aussi ne me vexait-je pas.

- je comprends. Maintenant expliquer-moi de quoi il retourne.

- L’objet volé est une statuette sculptée dans une substance cristalline très rare ; elle

représente un oiseau en vol. Vous ne pourrez pas la confondre, il n’en existe qu’une. Certains

collectionneurs ne reculeraient devant rien pour l’avoir. Le voleur a dû la mettre aux

enchères…

La comtesse a sorti une photo de sous sa couverture et me l’a tendue. La qualité était

mauvaise, c’était sans doute une copie. Je ne risquai pas d’aller très loin avec ça…

- Y a-t-il quelque chose d’autre que vous pouvez me dire ? Avez-vous une vague

idée de qui pourrait être responsable ?

Une lueur d’énervement est passée dans son regard.

- Je n’ai aucune piste, et rien à vous raconter. Comme je l’ai dit : je ne crois pas que

vous réussirez.

Pour moi, c’était un défi. Je me suis levé.

- Je vais voir ce que je peux faire. Charmé d’avoir fait votre connaissance, comtesse.

Elle m’a toisé d’un regard glacial.

- Je préférerai que vous évitiez de me contacter tant que vous n’aurez pas la

statuette. Je n’aime pas les visites… mais je vous remercie de vous être dérangé, monsieur

Murphy. Mon valet vous donnera une avance de mille dollars ; cela vous permettra de

démarrer vos recherches. Au revoir.

Je m’étais mis au boulot de suite, faisant parler mes « honorables correspondants » dans

les bas-fonds de la ville. La comtesse avait raison ; il y avait de grandes chances pour que le

voleur veuille se débarrasser de l’objet au marché noir. Le recel était une des spécialités de

San Francisco.

J’avais eu de la chance – «on » avait en effet entendu parler de cette statuette. C’était

logique…pour trouver des acheteurs, le voleur avait été forcé de s’exposer un minimum.

Trois nuits blanches et cinq cent dollars plus tard, je m’étais retrouvé assis en face d’un

mec nommé Franco. Métier : Gangster ; caractère : obligeant. Là, j’obtins des renseignements

précis, contre la promesse d’une future grosse récompense. C’était un jeu dangereux. Les

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mecs du genre de Franco n’aimait pas les dettes impayées. Si je ne retrouvais pas la statuette,

j’allais au-devant de gros ennuis…

Eddie Ching. C’était le nom que Franco m’avait donné.

Quelque temps plus tard, je partis pour Mexico.

La suite, vous la connaissez. Il me restait deux bonnes journées. Plus qu’assez pour aller

encaisser mon pognon…

- C’est fini mon chou ?

Ma tasse s’était remplie comme par miracle. D’habitude, je ne prenais pas tant de café,

mais j’avais des choses à fêter. En un tour de main, LaDonna avait nettoyé la table et posé

l’addition devant mon nez. Je glissai un billet de vingt dollars sous ma tasse vide avant de me

lever. LaDonna devait avoir une vue perçante, car elle me fit un signe aimable de la main

quand je sortis.

Mon speeder avait l’air entier. Je traversai le parking, coupai l’alarme et ouvrit la portière.

Alors quelque chose me frappa à la tête et tout devint noir.

CHAPITRE 4

- Bon dieu, Murphy. Tu as une tronche de déterré.

Les muscles douloureux, je relevai la tête de mon bureau. Mes yeux avaient du mal à

focaliser. Le Colonel était debout en face de moi, secouant la tête avec pitié. Je n’avais pas

vu Roy O’brien depuis qu’il m’avait viré de son agence. J’étais un de ses chouchous ; il

était mon mentor. Je lui devais le plus gros de ce que je savais. Mais nous nous étions

séparés en mauvais termes…

Voila que quinze ans plus tard il était dans mon bureau sans avoir été invité. A vrai dire,

ils étaient la, puisque je voyais triple. Les cheveux des trois colonels étaient gris ; ils

avaient tous pris du ventre, mais leurs regards étaient toujours aussi nets et ironiques.

J’attendis avec philosophie que mes trois interlocuteurs ne fassent plus qu’un. Des vagues

de nausées me submergeaient.

- vous me prenez au dépourvu. Je n’ai pas eu le temps de ma maquiller.

Bon dieu, je bavais presque, tant ma bouche tremblait. Et je devais parler trop fort.

- On dirait que je te réveille au milieu de ta sieste…

- Ce n’est pas une sieste ; c’est la nuit.

Ma chaise pencha dangereusement vers la gauche ; je me rattrapai au bureau pour garder

mon équilibre. Me concentrant, je suppliai la pièce d’arrêter de tourner. Mon estomac

faisait des nœuds. Un verre arrangerait-il les choses ? Deux bouteilles flottaient au-dessus

de mon bureau. J’attrapai la vrai et je la débouchai.

- Je vous sers quelque chose à boire ? ce tord-boyaux est meilleur qu’il en a l’air. Suffit

de s’habituer.

Le colonel leva vers moi un regard d’enfant de cœur.

- Merci, non. Ca fait huit ans que je ne bois plus. Un jour, après m’être vu dans le

miroir, j’ai décidé de changer de style de vie – d’arrêter l’alcool et la cigarette, en

particulier. Prochaine étape : me retirer sur une île déserte avec une tribu de top-

modèles.

Pauvres top-modèles. Mais tout le monde a droit à son rêve…

Le colonel se frotta les mains.

- Assez parler de moi, Tex. A toi. Comment vont les choses ? (il étudia le bureau). Si

mal que ça ?

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- Ça dépend. Quel jours sommes nous ? Samedi ? Alors tout est O.K. c’est le jeudi soir

que je deviens vraiment suicidaire.

Je versai une rasade de whisky dans ce que j’espérai être mon verre avant de refaire le

point sur le Colonel.

- Cette visite a-t-elle un but ? Ou êtes vous seulement venu verser du vinaigre sur mes

plaies ?

Le Colonel eu un rire moqueur.

- Pourquoi t’en voudrais-je, Tex ? Parce que tu m’as dénoncé, fait suspendre, humilié

devant mes pairs… Tu m’as vendu, espèce de salopard !

Ses yeux brûlaient de rage. Il se passa la main dans les cheveux – un geste familier quand

il était énervé – puis il m’adressa un sourire froid.

- Mais tout ça c’est du passé. Ma haine s’est éteinte. J’ai ouvert un nouveau cabinet et

tout va bien pour moi.

- Je suis heureux de l’entendre.

Une longue gorgée de whisky. Je m’essuyai la bouche du revers de ma manche. Autant la

jouer clase jusqu’au bout.

- Que s’est –il passé, Tex ? reprit-il. J’avais entendu dire que tu te débrouillai bien. Que

tu avais mené a bien quelques enquêtes difficiles. C’est quoi, ton problèmes ? Un désir

inconscient d’autodestruction ?

Je m’essuyai les yeux.

- Rien de tout ça. Quelques histoires de femmes, comme on dit. Ca passera.

Le Colonel garda le silence un certain temps. Je levai les yeux et vis son regard

désapprobateur. Ça m’énerva.

- Vous savez ce que j’étais, il y a quinze ans ? Un gamin … Un gamin idéaliste et

idiot… Si vous n’étiez pas un sale con, vous auriez pu essayer de comprendre. Je veux

dire … Aujourd’hui, je sais que j’ai eu tort…C’était une erreur stupide. Vous n’aviez

pas à me virer pour ça, salopard !

Le Colonel se pencha vers moi.

- Oh, que si ! Parce que tu n’avais pas assimilé la première loi du détective : ne jamais

trahir ses amis ! (Il m’observa, puis se releva.) Tu es trop bon pour finir comme ça.

Tex, dit-il après un long silence. Tu n’as aucune excuse.

**

La porte se referma – claqua…

Quoi ?

Je n’étais plus dans mon bureau. J’avais rêvé du Colonel … ou venais-je de me souvenir

d’une véritable conversation ?

J’avais du mal à me concentrer. Une odeur désagréable flottait dans l’atmosphère.

Désagréable, mais vaguement familière. Elle me faisait penser à ma tante Gertie, morte

depuis trente ans.

Des pas. Des voix.

Une femme – elle parlait, accusait quelqu’un, lui reprochant de coucher avec sa sœur. Son

interlocuteur – un male – niait tout. J’ai essayé d’ouvrir les yeux.

Mes paupières pesaient une tonne et tout était blanc autour de moi. L’odeur était

étouffante. Un visage féminin apparut dans mon champ de vision. Pas désagréable, mais

trop maigre, et un peu hagard.

Un sourire.

- Hello.

J’essayai de répondre ; un croassement sortit de ma gorge

15

- Vous devez avoir soif…

Le visage disparut, puis réapparut, à demi dissimulé par un verre en plastique bleu. Hélas,

mon réflexe de déglutition était visiblement occupé ailleurs, et je m’étranglai en toussant.

L’infirmière essaya une seconde fois, avec plus de succès, avant de partir. C’est là que je

commençai à me demander ou j’étais tombé. Une association humanitaire, un asile…ou

pire : dans un établissement de désintoxication. La dernière chose dont je me souvenais,

c’étais la porte de mon speeder et LaDonna qui me disait au revoir.

Où était-ce une autre hallucination ?

Le visage d’un homme. Une blouse blanche et un stéthoscope. Voila pourquoi j’avais

pensé à ma tante Gertie. Seigneur…cela faisait des années que je n’avais pas mis les pieds

dans un hôpital.

- Bonjour. Je suis le docteur Berry, et voici Mlle Chase.

Je devais le croire sur parole. Elle était hors de mon champ de vision.

- comment va la tête ? vous avez une sacrée bosse.

C’était ça, la balle de base-ball, sous ma nuque ?

Puis tout m’est revenu. L’Apocalypse Café, le choc. Le docteur prit mon pouls.

- Parfait. (il leva les yeux vers moi) Nous avons eu peur. Vous êtes resté inconscient

pendant deux jours.

- Où suis-je ? Croassai-je.

Le docteur avait les yeux rivés sur sa montre.

- A l’hôpital régional de Brownsville. C’est la police qui vous a amené : vous avez été

attaqué.

Je luttais pour reprendre mes esprits quand une horrible pensée traversa mon cerveau.

- Mon sac à dos ?

Le docteur haussa les épaules, puis jeta un coup d’œil à l’infirmière.

- Je n’ai pas vu de sac… vous en achèterez un autre. Il y a un magasin de sport dans la

rue principale.

Merde.

Merde de merde de merde.

Je fermai les yeux et tentai de réfléchir. Qui m’avait agressé ? J’étais à peu près certain

que personne ne m’avait suivi depuis New Mexico. Peut-être avais-je été renversé par un

soûlard qui ne s’était pas arrêté. Ou assommé par un routier qui m’avait fait les poches…

Oui, avec un peu de chance, le voleur n’en voulait qu’a mon porte monnaie. Le sac à dos

avait peut-être été ramassé par quelqu’un du restaurant…

Je baissai les yeux et mon cœur se serra. Merde. Ma montre étais là. C’était une rolex, en

très mauvais état, mais une rolex. Si ça avait été une aggression normale, elle ne serait pas

restée à mon poignet.

Putain !

L’infirmière me fit avaler une pelletée de gélules et je m’enfonçai dans du coton – pas

assez épais à mon goût. Si la statuette avait été volée, j’étais foutu. Peut –être les flics

l’avaient-ils ramassée. Peut-être…

Je passais quatre heures dans les limbes. A chaque fois que je demandais à sortir,

l’infirmière arrivait avec une seringue hypodermique. Résigné à attendre le soir, j’allumai

la télé. Je n’en avais pas dans mon bureau, et je n’avais pas reluqué le petit écran depuis

qu’ils avaient remplacé Martine et Goliath par la dix-huitième saison de Friends. Je zappai

sur les chaînes d’information, qui rivalisaient de reportages sanglants sur une histoire

d’attentat à Los Angeles. Rien de bien original, sauf que la bombe avait détruit le quartier

général de CAPRICORN. J’avais vaguement entendu parler de CAPRICORN… une sorte

de mouvement gauchiste.

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Du moins c’était ce que je croyais. Les émissions m’en apprirent plus. Je savais, bien sûr,

que les relations entre les Mutants et les Norms étaient de plus en plus tendues. J’avais

aussi entendu parler de la Croisade pour la Pureté Génétique, un mouvement soutenu par

des lobbies puissants. Ils avaient une sorte de centre – un temple – dans le centre-ville de

Phoenix.

De plus en plus de Norms rejoignaient la croisade, accusant les mutants de pervertir le

patrimoine génétique de l’humanité. Certains voulaient commencer à classer les gens

selon leur pureté génétique… bref, des fachos. Pas ma tasse de thé.

La télé expliquait que CAPRICORN avait rejoint la Ligue Mutante pour combattre

l’influence croissante de la croisade. Les journalistes, par des allusions plus ou moins

fines, semblaient sous-entendre que celle-ci était derrière l’attentat.

Une des chaînes s’intéressait en détail à la personnalité du président de la croisade, le

révérend Claude Sheppard. Apparemment, le bon révérend avait un passé mystérieux. Les

journalistes racontaient que pour devenir membres de la croisade, il fallait réussir un

examen génétique, puis passer seize niveaux idéologiques. Enfin, ils accédaient au titre

d’ »illuminés » (pour moi, un mot parfaitement choisi) et ils avaient la chance d’être

invités sur Moon Child, une station orbitale résidentielle réservé à « l’élite spirituelle ».

Là ils accomplissaient les derniers rites, après lesquels ils avaient droit à un tampon,

j’imagine. « Génétiquement purs ». Sortez le mousseux.

Je n’avais jamais passé de test génétique, mais je savais que j’étais un Norm…ce qui

m’était bien égal. J’habitais en plein milieu des quartiers mutants, et la plupart de mes

amis l’étaient. Cette histoire me paraissait ridicule. Quand mon grand-père était jeune, des

discriminations raciales sévissaient dans de nombreux pays. Cela paraît impossible à

croire, mais il existait une époque où des hommes n’avaient pas le droit de prendre

certains bus ou d’entrer dans certains restaurants à cause de leur couleur de peau.

Et voile qu’une bande de tocards remettait ça, sous prétexte de gènes.

Tous de grands gamins, je vous dis.

Pour moi, la Croisade pour la Pureté Génétique ne se différenciait en rien des centaines de

mouvements racistes qui l’avaient précédée. Le Ku Klux Klan, les Nazis, l’Apartheid, les

épurations ethniques d’Europe de l’Est, les gangs de la cote Est, les Asiatiques en colère,

le conseil Tribal d’Afrique. Ces mouvements avaient tous disparu. Après la Troisième

Guerre mondiale, beaucoup de choses avaient changé. La vie de l’humanité ne tenait plus

qu’à un fil, et les hommes semblaient s’en rendre compte. Ils étaient plus sages.

Puis, à la génération suivante, une assemblée de crétins avait voté l’obligation, pour les

Mutants, de se « déclarer ». Initialement, c’était pour être dédommagés … Mais les

enfants avaient hérité de l’appellation de leur père ; une génération plus tard, quand les

Mutants représentaient une part non négligeable de la population, la discrimination

génétique était apparue.

J’espérais que la croisade, comme les mouvements qui l’avaient précédée, ferait trois petit

tours avant de s’en aller. A moins que cette fois, ce soit différent. Les Mutants étaient trop

visibles ; ils laissaient comme une cicatrice sur le visage de l’humanité.

L’après midi fila, et le tam-tam, dans ma tête, se calma peu à peu. La nuit tombait quand

l’infirmière entra pour annoncer que je pouvais partir. Je m’habillai et j trouvai mon

portefeuille, intact, dans la poche de mon pantalon. Mauvais signe. Les chances de

retrouver mon sac à dos s’amenuisaient à chaque instant.

En sortant, je demandai à l’infirmière de m’envoyer la facture. Ca m’en ferait une de plus.

J’appelai la police depuis le hall d’entrée. Les flics se dérangèrent pour prendre ma

déposition et ils m’emmenèrent à mon speeder. Je vous passe les détails… Mon sac à dos

avait disparu, la statuette et l’espoir de mes vingt-neuf mille dollars avec.

Personne n’avait rien vu.

17

Il ne me restait qu’à rentrer.

**

J’arrivai à San Francisco l’esprit en ébullition. Ma tête me faisait mal et j’étais au bord de

la dépression nerveuse. Devais-je dire à la comtesse que sa statuette avait été volée une

seconde fois ? Elle pourrait alors engager quelqu’un à Brownsville pour la retrouver. Je

préparai un discours mélodramatique pour la convaincre de me dédommage de ma

peine… Et de mes blessures.

Il était plus de minuit quand je me posai devant le 2429 Fillmore. Le quartier était calme

et sombre. J’hésitai avant de sortir : peut-être ferais-je mieux de revenir au matin ? Puis je

décidai que non. Je voulais résoudre cette situation au plus vite.

Il y avait un panneau de Century 22 dans le jardin. Un désagréable pressentiment naquit

dans mon esprit. Je sonnai, trois fois. Puis je fis le tour de la maison et frappai à la fenêtre.

Il faisait noir, et la maison semblait vide. Je cassai une vitre pour entrer. Aucun problème,

l’électricité était coupée. Utilisant mon couteau laser comme lampe, je fis le tour du

propriéaire.

Tout était vide. Pas un meuble, à l’exception d’une vieille boîte et de quelques plantes

vertes.

Sauf dans le salon, où j’avais rencontré la comtesse. Là rien n’avait changé. Je touchai les

cendres de la cheminée… Elles étaient froides.

Depuis une bonne semaine.

Je m’étais fais avoir.

CHAPITRE 5

Je me réveillai après douze trop courtes heures de sommeil, épuisé et furax. Je passai sous la

douche et essayai de réfléchir. L’eau chaude m’éclaircit les idées, sans m’en donner une

génial pour autant.

Une fausse comtesse. J’aurai du me douter de quelque chose – la photo qu’elle m’avait

donnée était une mauvaise copie. Mais j’étais trop heureux d’avoir la mission.

Je sortis de la douche et commençai à m’essuyer. Check-up rapide. J’avais mal au dos,

conséquence de mon atterrissage forcé à Dulce Vida ; des supporters de rugby fêtaient la

victoire de leur équipe sous mon crâne. Mes fesses étaient ankylosées par tout ce chemin en

speeder.

Je lançai la machine à café et ramassai le courrier amoncelé sous la porte. J’avais eu la

flemme de le faire la veille. Facture, facture, facture. Sur le haut de la pile se trouvait un mot

de mon propriétaire, Nilo. Résumé : « Paye ou fous le camp. » On pouvait considérer ça

comme une lettre recommandée. Je me doutais du coup, c’était pour ça que j’avais garé mon

speeder en face du Brew & Stew et que je m’étais débrouillé pour rentrer par derrière. S’il

pouvait me croire absent pendant un certain temps. Ça serait toujours ça de gagné.

Si cet immeuble avait été respectable, j’aurais été viré depuis longtemps. Par bonheur, il ne

l’était pas. Ce qui n’empêchait pas Nilo de se battre comme un forcené pour faire rentrer les

loyers. J’avais tout essayé : lui expliquer la nature du métier d’indépendant, lui promettre une

rallonge plus tard, lui dire qu’on ne tondait pas un œuf. Mais les arguments raisonnables ne

franchissaient pas la barrière de stupidité épaisse entourant son cerveau.

Je décidai que le loyer n’était pas en haut de ma liste de priorités et reportai mon attention sur

le courrier. La deuxième lettre venait de la Zebra Speeder Finance Corporation. Ils voulaient

18

de l’argent ; ça tombait bien, je n’en avais pas. Avec un peu de chance, le mec du

recouvrement ne passerait pas tout de suite. Troisième lettre, facture de téléphone. Rien que le

montant me faisait rire. Quatrième… Ah : une publicité pour une carte de crédit, la Master

Express. Le discours était alléchant, il aurait juste fallu qu’ils virent le dernier paragraphe :

« sous réserve d’acceptation du dossier ».

Je poursuivis mon inventaire, mettant directement à la poubelle une annonce pour une agence

matrimoniale et des coupons de réduction pour le pressing d’à côté. Une nouvelle publicité

pour une carte d crédit. Seule différence, celle-là prenait n’importe qui, sans étude préalable

de situation financière. Je la mis de côté.

La dernière enveloppe ne contenait ni facture ni pub. Mon nom et mon adresse étaient écrits à

la main. Elle était datée du 30 novembre – une semaine plus tôt. A l’intérieur, une fiche bleue,

du format d’une carte d visite, sans nom inscrit.

A la place, un mystérieux correspondant avait écrit : BXK+A261184.

Rien d’autre.

Les énigmes attendraient. J’avais des choses plus urgentes a faire : avaler deux litres de café,

par exemple. Je me versai une tasse et jetai un coup d’œil par la fenêtre.

Chelsea Bando, dans son kiosque à journaux, discutait avec un client. Trois étages me

séparaient d’elle, mais j’imaginai son parfum. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas …

danser avec une femme, pour parler poliment. J’avais décidé d’arrêter. Le tabac démolissait

les poumons, mais les femmes détruisaient le cœur… et si je me souvenais bien mes cours de

biologie, un des organes était plus vital que les autre.

La rue était calme… à l’exception d’un speeder de la police, garé sur le trottoir d’en face.

Banalisé, mais je les reconnaissais de loin. A l’intérieur, un mec ronflait.

Le type qui discutait avec Chelsea quitta le kiosque et se dirigea vers le speeder, deux tasses

de café à la main. Tiens, tiens. Que foutaient des flics dans le coin ?

Ce n’était pas le moment d’être paranoïaque. Je retournai me servir une deuxième tournée de

café.

Bien sur, je commençai à gamberger. Et s’ils étaient là pour moi ? Quand je vous disais que

j’étais parano… Qu’avais – je pu faire pour énerver la police ? A part le coup de Mexico, rien.

C’était de l’autre côté de la frontière ; il n’y avait pas eu de témoins.

Aucune raison de flipper.

L’urgence était de découvrir l’identité de la salope qui m’avait baisé. Je n’aimais pas qu’on se

foute de ma gueule ; il y avait la facture de l’hosto à payer…sans compter mes contacts

Franco par exemple.

Et puis je n’avais rien d’autres à faire.

Century 22 était ma première piste. J’avais noté le numéro sur la pancarte du « bungalow » de

la comtesse et je décidai d’appeler de suite. Après trois sonneries, une charmante jeune noire

au sourire impeccable apparut sur l’écran.

Nous discutâmes quelques minutes. Kaitlyn Abbot – c’était son nom – m’expliqua que la

maison avait appartenu à une vieille dame nommée Grensburg, morte il y a quelque temps.

Ses deux enfants, qui habitaient loin, avaient décidé de vendre la piaule…restée inoccupé

durant six mois.

Après les remerciements d’usage, je raccrochai. La fausse comtesse Renier avait du cran :

squatter une maison vide pour faire son numéro ne manquait pas de panache. Mais cela ne ma

consolait guère.

Que faire ?

Peut-être la dame avait-elle laissé un indice derrière elle. Je décidai de refaire un tour là-bas.

Une petite pluie acide tombait sur la ville quand je sortis de l’immeuble. Quelques minutes

plus tard, je décollais vers Pacific Heights.

19

Je me garai à quelques rues du 2429 et m’introduisis dans les lieux avec précaution. Pendant

une heure, je fouillai le salon, pour ne rien trouver de plus intéressant qu’un cendrier plein.

Les cigarettes étaient marquées d’un symbole inconnu.

Je fourrai des échantillons dans une enveloppe avant de partir. Peut-être un expert en tabac

pourrait-il m’aider à identifier la marque. On pouvait trouver mieux comme piste… mais c’est

tout ce que j’avais.

Arrêt dans une cabine publique pour appeler les renseignements et imprimer une liste de

boutiques spécialisées. Je décidai de commencer par l’échoppe à cigares, le nom étant

sympathique. J’allai ressortir de la cabine quand j’eus une autre idée. Tenter de retrouver un

ou une inconnue par sa marque de cigarettes était un pari… à risque. Ce qu’il me fallait,

c’était une équipe d’experts, pour relever les empreintes digitales et analyser les échantillons

génétiques. Bref, des flics. J’avais quelques contacts dans la police.

Le lieutenant Mac Malden était une vieille connaissance. Je sortis une pièce d’un dollar, la

donnai à manger à la machine et composai le numéro du commissariat. Pendant que j’y étais,

je pris mentalement note de demander à Mac s’il savait quelque chose sur les policiers qui

surveillaient ma rue.

Malden n’était pas dans son bureau. Je laissai un message en lui demandant de me rappeler le

plus vite possible.

Retour à mon speeder ; direction l’échoppe à cigares.

En rentrant dans la boutique, l’odeur du tabac frais m’enveloppa comme une nouvelle amante.

La salle était brune, fine et longue : logique pour le repaire d’un marchand de cigares. Le

comptoir sentait la vanille, la cerise et les feuilles cubaines.

Je fis le tour des lieux. Sur les étagères se trouvait un assortiment de petites boîtes de bois,

remplies de cigares cubains, d’Hemingways et d’Ashtons. Plus haut, se trouvaient les coupes

cigares, les briquets, les étuis à cigarettes. Des pipes de toutes formes décoraient le mur d’en

face. Il y avait aussi un coin magazines, contenant des centaines de publications sur le monde

de la cigarette. Si j’avais eu l’argent, j’aurais passé le reste de ma vie ici.

Derrière le comptoir, perdu dans un nuage de fumée, un petit homme maigre transvasait du

tabac d’une jarre de verre dans un petit sac en plastique. Il sourit.

- Bonjour.

Je tirai mon paquet de clopes de ma poche et en portai une à ma bouche. Le type sorti son

briquet, l’alluma et me le tendit avec un regard approbateur.

- Des Baby Lucky. On en voit rarement ces temps-ci. Pas la mode. Mais elles vous vont

bien… La qualité est toujours d’actualités. (Il prit une bouffée de sa propre cigarette,

roulés à la main.) Appelez moi Gabby. C’est pas mon vrai nom, mais c’est celui que

me donnent mes potes. Et un mec qui fume des Lucky est mon pote.

Nous nous serrâmes la main. Il m’était sympathique.

- Moi, c’est Murphy. Ravi de vous rencontrer, Gabby.

- Murphy, hein ? Chouette nom. Solide. Que puis-je faire pour vous, Murphy ? Vous

voulez des Lucky ?

- - Et comment !

Il me tendit deux paquets que je payais rubis sur l’ongle.

- Autre chose ?

- En fait, oui. Pourriez-vous jeter un coup d’œil à ça ?

Je sortis l’enveloppe de ma poche et la posai sur le comptoir. Gabby l’ouvrit et inspecta le

contenu.

- Des Gitanes spéciales. Ce sont des cigarettes françaises. Pas mauvaises…un peu

fortes.

- En vendez-vous beaucoup ? Je suis à la recherche de quelqu’un …et la seule chose

que je sais, c’est qu’il en fume.

20

Gabby ne répondit pas tout de suite. Il se roula une nouvelle cigarette.

- Vous êtes détectives ?

- Ouais.

- C’est ce que je pensais. Quand vous êtes entrée, je ma suis dit : ce mec sort droit de ce

film de robert Mitchum… C’était quoi, son titre, déjà ? Adieu ma jolie. Ce n’est pas le

costume…juste le genre, si vous voyez ce que je veux dire.

Je le remerciai, flatté.

- Je vois parfaitement. C’est une question d’image ; en plus, c’est mon style. Je suis un

peu vieux jeu.

Gabby alluma sa clope.

- Rien de mal à ça. Comme je dis toujours, c’est pas parce que c’est neuf que c’est

mieux. Les gens aujourd’hui ne connaissent rien à la classe. Parlez-moi de Bill Powel,

de Don Ameche … ces mecs savaient comment s’habiller. Ouais. Rien de tel qu’un

chapeau et un bel imper… (il prit une courte bouffée.) Mais je dévie de sujet. Vous

êtes un privé, et vous cherchez celui qui a fumé ces cigarettes. Laissez-moi vous dire

quelque chose. Je ne vends pas de Gitanes – et si moi je n’en ai pas, ça veut dire qu’il

est très difficile d’en trouver…À moins de vivre en France, bien sûr. Je serais vous, je

chercherais dans ce coin-là. Désolé de ne pas pouvoir vous aider plus…

Je quittai la boutique un peu déçu, mais pas surpris.

La femme que je cherchais – ou l’homme qui s’était fait passer pour son valet – était français,

ou avait été en France récemment. Le nombre des suspects passait de, disons… quelque

centaines à quelques dizaines e millions. Chouette. Peut être Malden et ses hommes

trouveraient-ils quelque chose de plus utile…

Dans le cas contraire, je n’avais plus qu’une piste.

Je montais dans mon speeder et mis le cap sur les établissements de Lowell Percival

Entreprises.

CHAPITRE 6

Les gratte-ciel de Lowell Percival Entreprises écrasaient le centre-ville du Nouveau San

Francisco : Acier, vexe, el une architecture avec le moins d'angles droits possibles. Les

critiques avaient qualifié l'ensemble de << premier exemple d'architecture néo anarchique >>

; pour moi. Ça ressemblait à un château fait par un enfant de quatre ans avec une boîte de

Lego mous.

J'aurais pu appeler, mais des mec: comme Percival étaient protégés contre les coups de 51

importuns par une armée de secrétaires. J'avais un peu plus de chances de le voir si je venais

en personne. ..Un peu.

Je n'avais jamais mis les pieds au quartier général de LPE, mais j'avais rencontré leur

propriétaire. . . Des années auparavant, dans les colonies martiennes. Je travaillais sur une

enquête difficile ; un certain nombre de rebondissements m'avaient amené à effectuer un

travail vaguement illégal pour Percival.

Et voilà qu'une autre mission du même genre me poussait à reprendre contact avec lui. Que

son nom soit sur la liste découverte dans l'appartement d'Eddie Ching ne me mènerait peut-

être nulle part. Mais rien ne coûtait d'essayer.

Je garai mon speaker, poussai les portes du hall principal. . . et pénétrai dans une zone quasi

militaire.

Bien des aéroports auraient envié la sécurité de ces bureaux. On me fit subir des tas de

fouilles déplaisantes avant de me pousser en direction du patio central.

21

Après avoir consulté les plans, je m'approchai d'un ascenseur et attendis en compagnie d'un

groupe de cadres qui me dévisagèrent bizarrement. Je supposai que l'imper et le chapeau (qui

avaient vu de meilleurs jours) y étaient pour quelque chose.

Les portes s'ouvrirent ; nous entrâmes. J'appuyai sur le bouton du cinquante et unième étage et

eut le plaisir de voir les yeux s'écarquiller.

Deux arrêts plus tard, j'étais seul. L'ascenseur continua vers les hauteurs.

Ouverture.

Je me trouvai dans un couloir à la moquette épaisse.

Il me fallut parcourir une bonne cinquantaine de mètres avant de tomber sur une

réceptionniste assise derrière un bureau qui n'aurait pas déparé chez un

PDG.

C'était une superbe femme, d'une vingtaine d'années, à la voix suave.

- Puis-je vous aider ?

Je retirai mon chapeau.

- M. Percival est-il là ?

- Je suis navrée. .. M. Percival est absent pour plusieurs jours. Et il préfère recevoir sur

rendez-vous.

- Pas de problème. Puis-je avoir un rendez-vous ?

- De quoi s'agit-il ?

Je sortis mon sourire des grands jours.

- Une affaire personnelle.

La jeune femme sourit à son tour, puis me dévisagea comme si elle cherchait à se souvenir de

quelque chose.

Ecoutez... Pourquoi ne me laisseriez-vous pas votre carte ? Je la passerai à M. Percival dès

qu'il rentrera.

Je fis semblant de fouiller mes poches. Sachant très bien qu'il y avait longtemps que je n'avais

plus les moyens de me payer des cartes de visite.

- Je ne crois pas les avoir sur moi. Pourriez-vous prendre mes coordonnées ? Je m'appelle

Murphy.

Un grand sourire éclaira le visage de mon interlocutrice.

- Tex ? (Je la regardai, ébahi.) Tex Murphy ?

- Heu.. . Oui. Nous nous connaissons ?

Elle tendit sa main, je lui serrai.. . elle ne la retira pas.

- Alaynah. Alaynah Moore. Je savais que votre visage me disait quelque chose !

J'essayai de rassembler mes souvenirs.. . en vain.

Me maudissant mentalement. Je recommençais le coup du sourire désarmant.

- Je suis vraiment désolé. .. je ne sais plus où nous nous sommes rencontrés. Ma mémoire à

court terme a quelques bogues, ces temps-ci. Pardonnez-moi . . . Alaynah rit et me lâcha

enfin.

- ça fait longtemps. . . Vous êtes sorti avec ma soeur. Deborah, il y a quelques années.

Mon Dieu. . . Debbie Moore. La garce. Pas étonnant que je ne me souvienne plus d'Alaynah.

Il m'avait fallu des mois de thérapie pour oublier Debbie. .

- Alors c'est vous la petite Ally Moore ? Je n'arrive pas à y croire. D'ailleurs je n'y crois pas.

Vous mentez. (Alaynah rit de nouveau. Elle avait des dents étincelantes. ) Où sont passées vos

nattes ?

- Cela fait huit ans que je les ai coupées. Au cas où vous n'auriez pas remarqué. Je suis adulte,

aujourd'hui. . .

J'avais .remarqué. Elle portait un justaucorps moulant sous sa veste noire. Ses traits étaient

fins, ses cheveux longs et brillants.

Elle se pencha vers moi.

22

Vous savez.. . J'étais un peu amoureuse de vous, à l'époque.

J'eus l'impression de me trouver dans la peau d'un pédophile. Réveille-toi, mec. Elle est

majeure et vaccinée.

J'essayai de changer de sujet.

Et comment va Debbie ?

Mariée. Elle vit à Seattle, maintenant. Et toi, Tex ?

J'ai secoué la tête.

- Célibataire. Divorcé, en fait. J'ai renoncé aux femmes, dis-je avec un demi-sourire. J'ai été

brûlé trop de fois. . . A commencer par Deborah.

- Je suis très différente de ma saur.

Jamais une réceptionniste ne m'avait regardé comme ça. Mais bon Dieu... C'était la petite Ally

! D'ailleurs, si ça se trouve, je me faisais des illusions en pensant qu'elle me draguait. ..

- Serais-tu en train de me draguer, Alaynah ?

Ses yeux auraient fait fondre un magasin de surgelés.

- Je pense que tu as été seul trop longtemps, Tex.

Pourquoi ne m'offrirais-tu pas un verre ? Je verrai ce que je peux faire pour enlever la rouille.

. .

La pauvre ne savait pas de quoi elle parlait. Je n'étais pas sorti avec une fille depuis.. . Autant

ne pas y penser. Et puis, comme je vous l'ai dit, je la voyais encore à quatorze ans.

Un peu d'alcool aurait éliminé cette culpabilité gênante. Sauf que.. . je n'avais pas un rond.

Ecoute, Ally. J'accepte ta proposition avec plaisir, mais pas pour ce soir. Donne-moi ton

numéro. et. . .

- C'est moi qui paye.

Ça s'appelait se faire couper l'herbe sous le pied.

Putain.

J'avais beau me dire que son insistance venait d'un fantasme d'adolescente mal surmonté,

c'était quand même flatteur.

Et elle pouvait m'être utile pour contacter Percival. . .

- D'accord. Je te laisse m'inviter. .. A condition que tu ne boives pas trop. Sinon, je cafte à ta

soeur.

Elle a souri. .

- Promis.

Alaynah trouva quelqu'un pour la remplacer ; en fin d'après-midi, nous étions au Lindsay 's,

un piano-bar situé au dernier étage du Hilton. Le genre d'endroit où les gens comme moi ont

le choix entre payer trois cocktails ou leur loyer du mois. La première chose que je remarquai

fut Nat King Cole au piano. J'eus un commencement d'attaque avant de comprendre que

c'était un hologramme. Drôlement convaincant.

Alaynah avait sa table, son serveur et sa boisson favorite. Je regardai autour de moi. Je ne

m'attendais pas à me retrouver là, mais il y avait des manières plus désagréables de passer un

début de soirée. La baie vitrée, près de mon fauteuil, surplombait la ville, et la vue était

magnifique.

Une pluie lourde commença à tomber ; des éclairs de chaleur traversèrent le ciel. La lumière

joua sur le profil d'Alaynah, et je baissai les yeux sur mon verre pour ne pas la dévisager. Bon

Dieu qu'elle était belle.

Je pris le menu. Mes yeux tombèrent sur le « Foie gras aux chanterelles » , en étranger dans

le texte. Bien ma chance.. . de la cuisine végétarienne. Je décidai de me contenter de boire.

Le serveur arriva. Alaynah commanda un verre de champagne et un plat français. Quand

l'homme se fut éloigné, elle planta ses yeux dans les miens.

23

Quelques rides autour des paupières.. . A part ça, Tex, tu n'as pas changé d'un poil. Et c'est un

compliment.

Je passai les mains sur mon imper. Je savais de quoi j'avais l'air, et ce n'était pas joli joli. Mais

l'amour était aveugle ; apparemment, le désir aussi.

C'était la première fois que je me sentais dans la peau d'un << objet sexuel >>. Ce n'était pas

désagréable. Pourquoi les confesses se plaignaient-elles toujours ?

Eh bien... je fais de l'exercice, et je prends mes vitamines. ..

Alaynah eut un petit rire de gorge. Je me dis qu'elle devait être agréable à chatouiller.

- Qu'as-tu fait pendant toutes ces années, monsieur Murphy ?

Je haussai les épaules.

Pas grand-chose. J'ai travaillé. Un mariage, un divorce. Pas d'enfants. Rien de bien excitant.

J'ai du mal à y croire. Quel genre de travail ?

Je suis détective.

- Vraiment ? (Elle eut un sourire malicieux.)

Quelle coïncidence. J'en cherchais justement un. J'ai quelques trucs à te montrer. . . que

j'aimerais que tu étudies de très, très près. ..

Pas très subtil, mais efficace. La petite Ally avait bien grandi. L'image de l'adolescente avec

les nattes s'effaçait à vitesse grand V.

Elle se rejeta en arrière et croisa ses jambes. Sa photo n'aurait pas déparé sur une couverture

de Vogue.

Que fait un détective quand il veut se détendre ?

Ses genoux s'écartèrent un tout petit peu. . Mais un tout petit peu trop, si vous voyez ce que je

veux dire.

Je luttai pour garder mes yeux sur son visage.

- Comme tout le monde. . . De longues balades sous la pluie.. . Du ball-trap avec des

chatons... du badminton...

Le serveur arriva avec les boissons. Alaynah leva la sienne et proposa un toast.

Aux vieilles connaissances... et aux nouvelles expériences.

Nous dûmes. J'avais connu des rendez-vous qui se déroulaient plus mal.

A moi de poser les questions, Ally. C'est agréable de travailler pour l'homme le plus riche du

monde ?

Ça paie bien. Mais je ne vais pas faire ça éternellement. Je voudrais retourner à l'université et

passer ma thèse.

Vraiment ? Une thèse de quoi ?

Bonne question... J'aimerais enseigner... L'histoire, peut-être. (Elle savoura une longue

gorgée.) Et toi ? Que veux-tu faire quand tu seras grand ?

- Privé je suis. Privé je resterai. J'ai investi dans ce chapeau ; il faut que je l'amortisse.

D'accord. Si tu n'étais pas détective, que voudrais-tu être ?

Je réfléchis.

Riche et philanthrope.

Alaynah rit, et pendant un instant, je revis la petite Ally. Puis l'image disparut.

Elle rejeta ses cheveux en arrière et leva son verre.

Un nouveau toast... Au bonheur et à la richesse. Ça m'allait parfaitement. Je vidai la moitié de

mon scotch d'un trait. Il était doux et fort à la fois, avec un arrière-goût de chêne. De l'alcool

de luxe, une femme ravissante. .. Je me sentis heureux.

Le regard d'Alaynah se posa derrière moi, sur la porte d'entrée. Elle prit un air dégoûté.

Qui a laissé entrer les gouilles ?

Je me retournai pour voir un jeune couple s'approcher du bar. Des Mutants. Les yeux

d'Alaynah étaient fixés sur eux.

24

Sa réaction me laissa abasourdi. « Gouilles », diminutif de << Gargouilles >>, était un terme

extrêmement insultant. Il avait été inventé par les Norms, mais je ne l'avais jamais entendu

utiliser auparavant, du moins pas par quelqu'un que je connaissais. Il faut dire que je

fréquentais surtout des Mutants. . .

Je dévisageai Alaynah. Elle me paraissait soudain très différente.

- Je n'aurais jamais cru qu'ils en laisseraient rentrer ici, souffla-t-elle en se penchant vers moi.

La situation est presque embarrassante.

- Comme tu dis. (Je vidai mon scotch d'un trait et me levai.) Il faut que j'y aille. Merci pour le

verre.

Alaynah me regarda passer mon imper, stupéfaite.

- Tout va bien ?

Je n'avais pas envie de me lancer dans les explications.

- Tout est parfait. Mais j'avais oublié un rendez-vous. On se revoit plus tard...

Les deux Mutants s'étaient assis au bar et je leur souris en passant. La fille me rendit mon

sourire. Ils se tenaient la main, l'air très amoureux. Ça me remonta un peu le moral.

En sortant, j'évitai de justesse un serveur portant un plat fumant. L'odeur me rappela que

j'avais faim.. . et que j'avais envie de manger un truc dont je puisse prononcer le nom.

Des visions de chili et de pain de maïs dégoulinant de beurre passèrent devant mes yeux. Ma

note au Brew & Stew allait s'allonger quelque peu.

CHAPITRE 7

La pluie avait cessé ; des nuages couleur d’hématome hantaient le ciel. Le temps que j’arrive

à mon speeder, la nuit commençait à tomber. Nous étions le 7 décembre, et les jours étaient

courts.

J’avais lu quelque part que dans certaines civilisations primitives, les hommes craignaient

chaque hiver que le soleil ne meure. Pendant des semaines, ils priaient les dieux de les

épargner et de leur rendre l’astre. Quand les jours recommençaient à allonger, ils fêtaient leur

victoire par des orgies, des festins et quelques sacrifices de vierges. Chez nous, nous avions le

jour de l’an. Rien n’avait vraiment changé.

Si, il y avait une différence. Aujourd’hui, nous savions que le soleil ne mourait pas.

Il nous tuait.

Entre la couche d’ozone plus trouée qu’un gruyère et l’atmosphère saturée de radiations,

l’humanité étaient entrain de bouillir dans une marmite empoissonnée. J’avais entendu dire

que le gouvernement s’apprêtait à instaurer « un emploi du temps inverser », obligeant les

entreprises a faire travailler leurs salariés de nuit.

Ca me paraissait une excellente idée ; autant dormir chez soi aux heures où il était le plus

dangereux de traîner dehors.

Pour moi, ça ne ferait pas grande différence. J’étais déjà un oiseau des ténèbres.

Approchant de Chandler avenue, je remarquai que le speeder de la police était toujours la. Je

l’ignorai et me posai devant le Brew & Stew.

L’établissement ne plaisait pas à tout le monde … moi, je le trouvai parfait. Il y avait toujours

une odeur appétissante venant de la cuisine – celui d’un ragoût de mouton ou d’un chili bien

épice. A toute heure, on trouvait deux ou trois fidèles au bar, parlant politique avec une

haleine chargée. Tout le quartier avait une bonne raison d’aimer le Brew & Stew. La bière

était glacée, et le café…Selon la vieille expression, on aurait pu y faire flotter un fer à cheval.

On était toujours les bienvenus. Que Louie et la plupart des clients soient Mutants ne faisait

qu’ajouter au charme du lieu…

25

Pour moi du moins.

Je m’immobilisai devant la porte et tâtai mon portefeuille presque vide. Louie n’avait jamais

refusé de me faire crédit : il disait que j’étais le genre de type en qui on pouvait avoir

confiance. Ce qui ne m’évitait pas de culpabiliser. Je ne pouvais m’empêcher de me voir

comme j’étais : un parasite. Un instant, j’hésitait a rentrer au bureau avec le ventre vide et

mon honneur intact…

Puis je vis une pièce brillante sur le trottoir. Un penny, à quelques centimètres du bout de mes

chaussures. Je me baissai pour le ramasser. J’avais faim, soif et j’étais pauvre, mais

maintenant j’avais une pièce porte bonheur.

La porte s’ouvrit. J’entendis des rires, de la musique. Une fumée délicieuse me chatouilla les

narines pendant qu’un jeune couple sortait. Mes bonnes résolutions s’évanouirent et je poussai

la porte.

La salle n’était pas pleine – il n’y avait qu’une vingtaine de clients – mais l’atmosphère était

chaleureuse. Glenda, la seule employée, distribuait les boisons, un plateau grand comme un

parasol à la main. Elle était efficace… pas autant que LaDonna, mais efficace. Louie leva les

yeux du bar et me fit signe. J’enlevai mon chapeau et me dirigeai vers le comptoir.

Louie m’accueillit d’un large sourire et se pencha vers moi. Avec son visage déformé par la

mutation, sa corpulence (qui n'aurait pas fait rougir le bibendum Michelin ), son tee-shirt

blanc, et son tablier

<< Graissez la patte au cuisinier >>, il ne passait pas inaperçu.

- Mets-toi à l'aise, Murphy. Qu'est-ce que je te sers ?

Je me glissai sur un tabouret et sortis mon paquet de Lucky Strike.

- Une bière et l'amour d'une fille bien.

Il me fit un clin d'oeil, attrapa une chope et la remplit avec une aisance étudiée. Servir à boire,

chez lui, était un art.

- Je ne peux rien faire pour la femme, Murph.

Mais t'u remarqueras que Chelsea est 1à... là, à gauche. Et elle est seule. Je me tournai pour

voir la susnommée installée sur la banquette, un bouquin à la main. Ses cheveux blonds

arrivaient aux épaules de son pull-over crème.

Ajoutez à cela une silhouette fine et souple, un jean noir et des bottes de marche, avec pour

résultat un look à la fois vulnérable et sportif.

Superbe.

Mais je n'avais pas envie de me prendre une veste ce soir. Je me concentrai sur ma bière et

sortis une cigarette. Louie approcha une allumette avant que je n'aie eu le temps de sortir mon

briquet. Chez Louie, la zone non-fumeurs était dehors. Etant donné le degré de pollution

atmosphérique, il semblait stupide de se priver de chopes. . . Si les cigarettes vous tuaient.

Elles le faisaient au moins de manière agréable. En tout cas. C’était mon opinion et celle de

Louie. Il me regarda descendre la bière d'un œil affectueux.

- Merci, mec, soufflai-je. Je vais bientôt avoir un nouveau taf, et je te paierai dès que j'aurais

encaissé le fric. ça aurait eu l'air plus convaincant si je n'avais pas répété la même chose

depuis des semaines.

- Combien de fois il faudra que je te le dise, Murph ? T'inquiète pas pour ça. Tu me paieras

quand tu pourras. (Il sortit un menu de sous le comptoir et me le posa devant le nez. ) On

dirait que t'as besoin de quelque chose de solide. Choisis ; je veux pas entendre d'excuses.

Un client appela et Louie me quitta quelques instants. Je parcourus la carte - mais depuis ma

vision au Hilton, je savais déjà ce que je voulais. Je pris une nouvelle gorgée de bière et vis un

mec me zieuter de l'autre côté du bar. Je me demandai un moment qui était ce vieux débris

avant de réaliser que c'était moi. Un instant, mon cœur se souleva. Les années n'avaient pas

été pas tendres avec votre ami Tex Murphy. Et il était trop tard pour que Oil of Olaz puisse

faire quoi que ce soit. Pas étonnant que Chelsea coupe court à toutes mes tentatives de drague.

26

J'avais l'air assez vieux pour être. .. son frère aîné. Louie revint, s'essuyant les mains sur son

tablier. ça sera quoi ? Comment est le chili, ce soir ? Il me fit un clin d'oeil. Un bon cru. Je

peux t'amener un méga bol. .. A moins qu'il ne soit trop épicé pour toi...C'était un défi. Donne

tout ce que tu as. Louie. Et gratte bien le fond, là où le piment accroche. Souriant, Louie

disparut dans le laboratoire qu'il appelait cuisine. Il refit surface trente secondes plus tard avec

un saladier de chili, un morceau de pain de maïs plus gros qu'un dictionnaire et une assiette de

beurre. Puis, d'un geste théâtrale il sortit un tube d’Alka-seltzer de sa poche et le posa sur le

comptoir. Sous le regard intéressé de mon compagnon, je plongeai ma fourchette dans le chili.

Bœuf tendre, piment, tomates. Je soufflai légèrement et après quelques secondes, avalai une

énorme bouchée. Le plat était épais et goûteux. Alors que je savourai la texture et les parfums,

un picotement chatouilla le bas de mon palais, puis, sans crier gare, un incendie explosa dans

ma bouche, ravageant ma langue. Je bondis sur ma bière tandis que Louie rigolait.

- Je te disais que c'était un bon cru !

Après avoir vidé la moitié de la chope, j'avalai un énorme bout de pain de maïs trempé dans le

beurre.

Un semblant de sensations revint dans ma bouche.

- Bravo, Louie. Tu t'es surpassé, cette fois.

Il hocha la tête, ravi du compliment, et me fit signe de manger. Je retournai au chili avec plus

de précautions. C'était fort, mais je m'habituai peu à peu.

Et c'était délicieux.

Louie se servit une tasse d'Armageddon (le surnom que nous avions donné à son café).

Alors ? Où t'étais ?

A Mexico. Je pensais avoir un bon plan, mais je me suis fait baiser.

-Désolé pour toi, mec. ( Il marqua une pause et savoura son café. ) T'as manqué des choses,

ici. (Je levai les yeux sans cesser de mâcher. Louie hocha la tête. ) C'est cette putain de

Croisade. ça excite les cons. Deux de mes fenêtres ont été cassées, mes murs graphités. Rook

a eu pire... Ils ont complètement ravagé sa boutique.

Je ne pris pas la peine de demander si quelqu'un avait appelé la police. Les flics se foutaient

de savoir ce qui se passait dans la vieille ville, en particulier dans les quartiers mutants.

-Pas grave. On s'organise, continua mon pote.

On a mis en place une milice jusqu'à ce que ça se calme.

Je soufflai sur mon chili.

Tant qu'il y a ces flics dehors, tu ne risques rien. En parlant de ça, tu sais pourquoi ils sont là ?

Louie secoua la tête.

Non. Ils sont venus manger plusieurs fois, mais j'en ai rien tiré.

Dis-moi, si tu as besoin d'aide pour la milice.

Je te préviendrai. . . Mais je pense qu'on se débrouillera. Au moins, ils n'ont rien fait au

kiosque de Chelsea. (Il me resservit une rasade de bière.) Alors ? Quand te décideras-tu à

sortir avec elle ?

J'étalai le beurre sur le pain.

- Je suis pas spécialiste du cour, mais à mon avis, c'est une chouette fille. Un peu comme ces

nouveaux lecteurs vidéo. Quand on arrive à les allumer, on s'amuse bien.

- J'ai déjà du mal à faire marcher un répondeur... Quand on parle du loup... Chelsea

s'approchait du bar.

- Salut, Tex. Quoi de neuf ?

J'essuyai mon front en sueur avec une serviette, nettoyai mes mains, et sortis une cigarette

d'un geste le plus classe possible.

- Louie me fait visiter le neuvième cercle de l'enfer. (Je désignai le chili.) Tu en veux ?

Derrière le bar, notre ami Mutant et entremetteur souriait d'un air entendu. Chelsea étudia

mon plat.

27

- Merci, non. Je ne suis pas très fana des sucreries.

Son parfum m'étourdissait. Ignorant, à son habitude, mes regards énamourer, elle se tourna

vers le bar et commanda un gin tonic. Pendant que Louie se mettait à l'ouvre, elle demanda :

- Alors ? Des enquêtes intéressantes ?

Je tapotai ma cigarette sur le comptoir et sortis mon zippo.

- Pas vraiment. Bien que je sois tombé sur quelque chose de bizarre cet après-midi. . (Je sortis

la carte de couleur bleue que j'avais trouvée dans mon courrier.) Que penses-tu de ça ?

Louie s'approcha pour regarder.

- C'est quoi ?

Je haussai les épaules.

- Aucune idée. C'est arrivé par la poste, anonyme.

- Il s'agit peut-être d'un numéro de plaque d'immatriculation. Ou de carte d'identité. Louie

secoua la tête. Trop de. . . comment vous appelez ça . . . caractères. Laisse-moi voir . . . huit,

neuf, dix. Si tu ne tiens pas compte du << plus >> et que tu transformes les lettres en chiffres,

cela pourrait être un numéro de téléphone. (Il fit quelques calculs mentaux.) ça donnerait : 2.. .

9... 5, 2, 2, 6, 1, 1, 8, 4. Laisse-moi jeter un coup d'oeil dans les pages blanches. Il partit dans

la cuisine. Chelsea posa la carte devant elle et s'adossa au comptoir en souriant. Je plongeai

mes yeux dans les siens avec une mâle assurance.

- C'est comme une énigme, hein ? dit-elle. J'adore les énigmes.

- Et tu t'y connais.

Sur ce, je me tournai pour prendre ma bière. Quand je la regardai de nouveau, elle avait pris

un air faussement choqué.

- Que veux-tu dire par là ?

- Eh bien, disons. . Que c'est une énigme. Entre toi et moi.

Louie émergea, un annuaire à la main.

- Pas de code régional commençant par 295. (Il passa son doigt sur les listes.) Non, rien. ( Il

ferma le livre, l'air déçu. ) Peut-être est-ce un sorte de code international. . .

- T'inquiète pas, mec. C'était une bonne idée, mais je pense que c'est plus compliqué qu'un

numéro de téléphone. Je vais appeler ma voyante au cas ou elle en tire quelque chose.

Chelsea sourit et se leva.

- Bien. Je vous laisse à vos mystères. J'ai un bouquin à finir.

Je me tournai vers elle.

- Laisse-moi deviner. Passion humide. L'histoire torride d'une top-model devenue

neurochirurgien, qui doit choisir entre le sincère mais stupide milliardaire qui l'aime et le beau

fugitif accusé de meurtre, avec qui elle a goûté aux fruits interdits du plaisir. ..

Chelsea leva un sourcil.

- En fait, je suis sur les Ouvres complètes d'Henry Miller. Tu sais . . . comme la barre

chocolatée.

Elle fit un petit salut et retourna à sa place. Je dus me forcer pour ne pas reluquer ses jambes.

Derrière le bar, Louie secouait la tête d'un air navré.

- Tu sais comment t'y prendre avec les femmes,Murph.

Un vidéophone grésilla dans la cuisine. Il partit répondre et je réétudiai la carte.

BXK+A26 1 184. Un numéro de série ? Je me reposerai la question après avoir dormi. J'allais

me lever pour rentrer quand Louie passa la tête par la porte de

la cuisine.

- Eh, Murph. Un appel pour toi. Ici ? C'était la première fois. Je fis le tour du bar et rentrai

dans le saint des saints. Le vidéophone se trouvait sur une petite table, et le visage de Mac

Malden occupait l'écran. D'après le décor, derrière lui, il appelait d'une cabine publique.

- J'ai d'abord essayé à ton bureau, annonça-t-il.

- Je n'y suis pas.

28

Mac roula de gros yeux.

- Tu m'en diras tant. Ecoute... ça fait une semaine que j'essaye de t'avoir au bout du fil. Et je

ne suis pas le seul. Je me suis dit que je devrais essayer chez Louie. .. Pour ne pas que les gars

te chopent avant moi.

Ainsi mon intuition était bonne.

- Pourquoi suis-je devenu si populaire ?

Mac lissa sa moustache.

Je la joue perse, sur ce coup. Si je te préviens, c'est uniquement parce que je crois que tu es

innocent et qu'avec un peu de temps, tu trouveras peut-être un moyen de le prouver. Mais je

ne t'ai jamais appelé. Si Drysdale l'apprend, je vais me retrouver à la circulation.

O.K. Vu que tu n'appelles pas, que ne suis-je pas censé avoir fait ?

Il lança un coup d'oeil nerveux par-dessus son épaule.

Tu connais Roy O'Brien ? Le Colonel ?

Je ne m'attendais pas à ce coup-là.

Bien sûr. Depuis des années. Et alors ?

Vous êtes de bons amis ?

Nous l'étions. Mais il y a eu comme un froid.

Mac me dévisagea.

- Pourquoi ?

Une petite prise de tête, il y a quinze ans. ..

- Une femme ?

- Tu parles. C'était pendant une enquête. Je connaissais les bases et je croyais tout savoir.. . Le

Colonel a enfreint quelques lois et je l'ai dénoncé. Le comité d'éthique l'a suspendu pendant

six mois.. . Il m'a viré. Etonnant, non ?

Un petit rire.

Il aurait pu faire pire.

- J'ai appris beaucoup de choses depuis.

- Alors tu ne l'as pas revu depuis ta lettre de licenciement ?

Je voyais les gros sabots de Mac à un kilomètre. Je décidai d'être honnête.

- Je l'ai vu il y a deux semaines environ... dans mon bureau. Il ne s'était pas annoncé. Nous

avons enterré la hache de guerre . . . enfin je crois. Mac acquiesça ; un silence inconfortable

s'installa.

J'eus un horrible pressentiment.

- Tu as quelque chose à m'annoncer...

- Le Colonel a disparu il y a environ une semaine. .. à peu près en même temps que toi.

- Et alors ? Il est peut-être en vacances. On m'a raconté le jour où il est entré dans un

supermarché, a disparu en embarquant la plus jolie des caissières, pour réapparaître deux

semaines plus tard avec un sourire jusqu' aux oreilles et un tatouage de Hell' s Angels sur

l'épaule...

Mac alluma une cigarette.

- Pas cette fois, Tex. Une femme nous a appelés parce que son chien avait ramené un doigt

chez elle. Un doigt humain. Nous avons relevé les empreintes. . ce sont celles du Colonel. On

cherche partout. Mais on n'a pas encore trouvé le reste.

- Sympa.

Mac avait l'air du type qui a vu trop de cadavres pour s'émouvoir.

- Les collègues ont fouillé son bureau ; ils y ont trouvé ton nom, et pas grand-chose d'autre.

Pour le commissaire Drysdale, ça fait de toi le suspect numéro un.

CHAPITRE 8

29

Ainsi, selon toutes probabilités, le Colonel était mort.

Ça semblait surréaliste, comme le jour où j'avais trouvé Sylvia avec le peintre en bâtiment.

J'avais besoin d'une bouteille de whisky et de quelques heures pour réfléchir... mais je n'avais

ni l'un ni l’autre.

Les flics allaient me choper et je ne serai qu'une marionnette dans les mains du commissaire

Drysdale.

L'hôpital de Brownsville pouvait témoigner que j'étais dans ses murs trois jours plus tôt, mais

si le Colonel avait disparu avant... j'étais fichu. Mon alibi à Mexico était inexistant.

Or, en supposant que Mac ait raison, je n'étais pas seulement le suspect numéro un... j'étais le

seul. Drysdale aimait trouver des coupables. Il touchait des primes pour les enquêtes résolues,

et son taux de réussite était exceptionnel. Que le mec envoyé en prison soit ou non innocent

n'était pas son problème. . .

A moins de pouvoir prouver que ce n'était pas moi, je risquais de me retrouver à faire des

chapeaux en papier pour soixante-sept cents la journée pendant les vingt-cinq prochaines

années.

Je remerciai Louie pour le dîner et sortis. La seule manière de m'en tirer était de fournir aux

flics une piste plus probable. Les seuls endroits où je pourrais trouver des indices étaient le

bureau du Colonel, ou son appas.

Je me creusai la cervelle tandis que mon speaker filait dans le ciel. Le rêve que j'avais eu à

Browns- ville devait être un véritable souvenir. J'étais saoul comme un cochon pendant la

conversation, mais à un niveau subconscient, mon cerveau avait tout enregistré.

Quelles pouvaient être les raisons de la visite de mon ancien patron, des années après notre

dernière rencontre ? Pourquoi être venu me voir si c'était pour partir au bout de deux minutes

de conversation ? C'était illogique. .. Or le Colonel ne faisait jamais rien d'illogique. Il pensait

comme un joueur d'échec, calculant trois ou quatre coups à l'avance. Moi, j'étais plutôt le

genre domino.

Les souvenirs affluèrent. Malgré notre << rupture >>, j'avais toujours considéré mon ancien

mentor comme une sorte d'image paternelle. Le Colonel n'était pas un tendre, mais c'était un

des meilleurs détectives du pays. Son agence était renommée, et sa clientèle sortait tout droit

du Who’s Who des milieux économiques, politiques et cinématographiques. Au fil des

années, il avait gagné le respect de beaucoup.. . et la haine de certains. Je n'étais resté que

deux ans à son service, et je pensais déjà à plus de douze personnes qui auraient aimé le voir

saigner à mort sur la luxueuse moquette de son bureau. . .

Son bureau. Etait-ce vraiment une bonne idée d'aller là-bas ? Les hommes du commissaire

devaient avoir tout passé au peigne fin. C'étaient des professionnels, et Drysdale était motivé.

Mais je pouvais avoir un coup de chance. .. ça m'était déjà arrivé.

L'agence était à Sausalito, dans une banlieue tranquille. En amorçant ma descente, je vis que

la lumière était allumée. Un speaker de la police stationnait devant le bâtiment. Voilà qui

n'arrangeait pas les choses. . . En temps normal, j'aurais pu baratiner sur la solidarité unissant

les privés aux flics, mais là, j'étais recherché. ..

Il fallait une diversion.

Je me garai à deux blocs de là, en face d'un magasin de puériculture. Ce fut la vision de la

vitrine qui m'inspira mon plan. Immoral, illégal, mais efficace...

J'étudiai le magasin de près. Une grille métallique protégeait la façade, et un autocollant

annonçait la présence d'un système d'alarme Rockwell sur la vitre.

Parfait.

Je fouillai les rues environnantes et dénichai un gros morceau de béton. Avec mille

précautions, je le ramenai près de la grille, visai entre les barreaux et frappai. Le verre se brisa

en mille morceaux ; l'alarme hurla.

30

Je fonçai vers mon speaker. Pour un flic, le chant d'une alarme était comme celui d'une sirène

: irrésistible. Les hommes de la patrouille ne pourraient s'empêcher d'accourir.

Je décollai et fis le tour du pâté de maisons pour me poser de l'autre côté de l'immeuble du

Colonel. Les flics étaient rapides ; je les entendais déjà devant le magasin. Je sortis du

véhicule et fonçai vers l'entrée du bureau. La porte était restée ouverte.

Je pris quelques secondes pour regarder autour de moi. Apparemment, il n'y avait que deux

hommes de garde, tous deux partis chasser les casseurs de vitrines. J'étais tranquille, du moins

pendant quelques minutes.

Les policiers avaient transformé la salle d'attente en cantine, si on en jugeait par les canettes

de bière et les boîtes de pizzas vides. Il fallait que je me dépêche. Je fonçai vers le bureau

privé du Colonel.

J'allumai. L'endroit avait été fouillé, et pas avec délicatesse. Les tiroirs avaient été renversés,

les dossiers éparpillés. Les pièces d'un luxueux échiquier gisaient par terre. Aucun moyen de

savoir si cela avait été fait avant ou après le meurtre. . .

J'aperçus un mégot sur le sol... le Colonel m'avait dit avoir arrêté de fumer. Peut-être la clope

appartenait-elle à un flic - j'espérai que non. Après l'avoir ramassé, je remarquai le même

symbole que celui que j'avais trouvé sur la cigarette. chez la « comtesse ».. .

Une coïncidence ? Non. La personne qui m'avait entubé était venue ici. Pour quoi faire ?

Etait elle liée à la disparition du Colonel ?

Je passai la pièce au peigne fin, l'oreille aux aguets au cas où les flics reviennent. Après dix

minutes de recherches, il devint évident que la police avait emmené tout ce qu'il y avait

d'important. Les papiers n'étaient que des formulaires ou des pubs, et le bureau du Colonel

était pratiquement vide. J'y trouvai un roman : Perry Mason et la femme endormie. J'étais un

grand fan d'Erle Stanley Gardner et j'empochai le bouquin. Dessous se trouvait une liasse de

petites cartes de couleur bleue. J'en étudiai une ; elle était exactement identique à celle que

j'avais reçue ce matin dans mon courrier.. .

Sauf que celle-ci était vierge.

Le Colonel m'avait-il envoyé ce mystérieux code ?

J'y réfléchirais plus tard.

Il y avait une penderie à droite du bureau. Les flics l'avaient sûrement déjà fouillée, mais je

regardai quand même. Deux costumes, une chemise et un parapluie.

Je perdais mon temps. Les deux mec: pouvaient revenir d'un instant à l'autre. Il fallait partir...

Je jetai un dernier regard autour de moi. . .

Alors je remarquai quelque chose d'étrange.

Il y avait deux thermostats. A cause de la chaleur ambiante, beaucoup de bureaux étaient

équipés d'un contrôleur de température. Mais deux ?

Le premier était sur le mur, près de la porte, le second dans le placard. O.K. J'étudiai celui de

la porte. .. rien à signaler. Celui du placard. . .

Le boîtier en plastique était amovible. Dessous, je me trouvai nez à nez avec une lentille de

caméra.

Les hommes de Drysdale semblaient avoir manqué ce petit détail.

C'était bien le genre du Colonel d'avoir installé une caméra de surveillance. Nul autre que lui

ne devait connaître son existence.

J'essayai de réfléchir.

La caméra devait être reliée à un enregistreur de vidéodisques. Où ? Je sortis du bureau et

étudiai le mur du fond de la pièce. Oui, il était un peu trop large. Possible qu'il y ait une

cachette.. .

Je réintégrai le placard et sondai la cloison. Il y avait une minuscule fente verticale à quarante

centimètres du sol. Je passai mes mains sur la surface du mur, exerçant de courtes pressions.

Enfin, quelque chose cliqueta et la zone inférieure de la paroi s'ouvrit.

31

Je me mis à genoux et rampai dans la cavité ainsi découverte. Mon Zippo allumé, je découvris

l'interrupteur et l'actionnai. J'étais dans une petite pièce étroite. La caméra était devant moi,

sur un trépied.

Contre le mur reposaient des piles de vidéodisques.. .il y en avait des centaines.

Et la caméra marchait encore.

J'appuyai sur « éjection » ; un vidéodisque sortit.

C'était presque trop beau. Le disque avait-il enregistré la dernière enquête du Colonel ? Ses

conversations téléphoniques ? Le meurtre ?

Des voix résonnèrent derrière le mur. Les flics étaient revenus. Je fermai le panneau et retins

ma respiration. . .

Personne n'entra dans le bureau. J'attendis une bonne quinzaine de minutes, puis je tentai une

sortie.

Je traversai la pièce à pas de loup, regrettant de ne pas avoir fermé la porte. Il y avait une

fenêtre close sur le mur d'en face. J'aperçus une enveloppe de C.D. sur la moquette, non loin.

Si le vidéodisque contenait la preuve de mon innocence, il ne fallait mieux pas prendre le

risque de le rayer. . .

Je le ramassai et y rangeai mon précieux butin. Puis j'ouvris la fenêtre en silence.

Un petit « clic » retentit derrière moi. ça ressemblait au bruit d'un cran de sécurité qu'on

enlevait.

Je me retournai et plongeai les yeux dans ceux d'un policier tout sourire. . . qui tenait son

arme pointée sur moi.

Eh bien, monsieur Murphy, on retourne sur les lieux de son crime ?

CHAPITRE 9

C'était la troisième fois que je me retrouvais avec des menottes ; les deux premières, j'étais

dans un pieu et ce n'étaient pas les flics qui me les avaient mises. Ça ne faisait pas la même

impression.

Le temps que j'arrive au commissariat, mes poignets étaient engourdis. Il était presque dix

heures du soir, et les bancs étaient occupés par l'assortiment habituel de vagabonds, de

prostituées et d'adolescents terrifiés. L'air sentait le vieux café, la cigarette froide et le vomi.

Mes geôliers me firent passer devant un trio de vieilles putes, qui ressemblaient à une version

hallucinée et monstrueuse des filles de Drôles de Dames. En me voyant passer, elles

cachetèrent comme les Erynyes d'un chœur antique.

On finit par m'enlever les menottes ; on me demanda de retirer mes chaussures, mon chapeau

et de vider mes poches. Tout le monde était poli et joyeux... Comme s'il s'agissait d'une

procédure d'admission dans un club de vacances. Un policier grassouillet m'annonça que

j'avais droit à un avocat et à un coup de fil. Je lui demandais s'il fallait que j'annonce à ma

femme que je n'arriverais qu'au dessert, plaisanterie qu'il apprécia moyennement.

Quelques secondes plus tard, je fis mon entrée dans une grande cellule, très occupée. Je

regardai autour de moi. Mes colocataires n'étaient pas très différents des gens avec lesquels je

jouais au poker quand j'étais au collège... plus vieux, c'est tout. Il y avait deux soûlards affalés

par terre, le regard dans le vague. Un tout jeune homme était assis dans un coin, la tête

branlante, suant comme un porc.

Les bancs étant pleins, je m'installai en tailleur sur le béton. Les flics avaient confisqué mes

cigarettes et mon briquet. Les lacets de chaussures, je comprenais, mais que pouvais-je faire

avec un paquet de Lucky Strike ? M'enfumer à mort ? Incendier la prison ?

32

Au bout d'une heure, je ressentais déjà le manque de nicotine. Quelque part, au fond d'un

couloir, j'entendis des cris de douleur. Les policiers prenaient un peu d'exercice. Je posai ma

tête sur mes genoux et attendis que ça passe.

Ce n'était pas la nuit la plus agréable de ma vie.

Aller au bureau du Colonel était une idée stupide. A part le disque, sur lequel je fondais une

grande partie de mes espoirs, je n'avais rien trouvé. Drysdale avait son bouc émissaire : moi.

Prochaine étape : le procès, où un jury impartial m'enverrait sur une colonie pénale lunaire

pour le restant de ma vie...

Etait-ce une si mauvaise idée ? J'aurais trois repas par jours du temps pour lire, et pas de loyer

à payer.

J'étais déjà célibataire, donc le manque de femmes ne changerait pas grand-chose.

- Excusez-moi !

Une odeur d'alcool rance me fit lever la tête. Mes yeux se posèrent sur un visage mal rasé, aux

cheveux blancs. Le mec était vieux et maigre comme un clou.

Il me fit penser à une brosse à chiendent.

- Je m'appelle Rusty. (Il me tendit une main que je fis semblant de ne pas remarquer, de peur

d'attraper un lot de microbes non identifiés.) C'est la première fois que je vous vois ici.

Je fis un petit signe de tête indifférent, espérant le décourager de continuer la conversation.

Sans succès.

- Moi, je suis un habitué. (Il désigna un clochard qui ronflait.) Mais moins que le vieux

Quentin, ici. Pas vrai, Jerry ? dit-il à un autre mec.

Son voisin hocha la tête.

- Ouais.

Rusty me banqua une claque amicale dans le dos.

- Alors ? Pourquoi y t'ont coffré ?

Je m'éclaircis la gorge.

Ils disent que j'ai découpé mes grands-parents en treize morceaux avec un couteau de cuisine.

Moi, je ne me rappelle de rien. Je croyais que le sang était celui du chien. .. .

Rusty me dévisagea, puis recula. Derrière moi, trois types quittèrent le banc sur lequel j'étais

adossé.

J'avais toute la place que je voulais pour m'asseoir, et j'en profitai. Je m'étirai. Les choses se

présentaient un peu mieux. ..

Une demi-heure plus tard, la porte s'ouvrit et un flic me fit sortir. Je le suivis à travers un

labyrinthe de couloirs avant d'arriver au bureau du commissaire.

Amon Drysdale était un vrai salopard. Il terrifiait les suspects ; il terrifiait ses hommes. Nous

nous étions déjà rencontrés, et - je suis navré de l’admettre- nous ne nous étions pas très bien

entendus. J'avais fait une remarque désobligeante sur son manque d'amabilité, je crois. Selon

Malden, j'avais eu de la chance de ne pas me retrouver au trou pour une semaine.

Mon accompagnateur frappa à la porte et un jeune flic me fit entrer. Drysdale était assis

derrière un immense bureau, les bras croisés sur son costume Armani.

Ce sera tout, Blake, dit-il à mon guide. Retournez à votre poste et rendez-vous utile, pour une

fois.

Nous restâmes à trois dans le bureau, Drysdale, le jeune et moi. Je m'avançai vers la chaise.

- Je ne t'ai pas invité à t'asseoir, Murphy. Je suppose que tu sais pourquoi tu es là ?

- Une histoire de contravention ?

Cela ne le fit pas sourire.

- Le Colonel Roy O'Brien a disparu il y a six jours. En fouillant son bureau, nous avons trouvé

ton nom sur son agenda. Vous aviez rendez-vous, il semble. Maintenant que tu es là, nous

avons le choix. Tu peux me dire pourquoi ton nom figurait là-dessus, ou tu peux jouer au

malin. Dans ce cas, retour en cellule, et nous reparlerons la semaine prochaine.

33

Alors ?

Un moment de réflexion plus tard :

Je pense que je vais choisir la première solution.

Drysdale enleva délicatement un cheveu sur la manche de son costume.

- J'attends.

Il n'y a pas grand-chose à raconter. Je n'avais pas vu le Colonel depuis des années. L'autre

nuit, il a débarqué dans mon bureau. Nous avons parlé quelques minutes... puis il est parti.

C'est tout.

- Quelle nuit était-ce ?

J'essayais de me souvenir.

- Il y a quinze jours environ... à une ou deux nuits près.

Le commissaire planta son regard dans le mien et tint à peu près vingt secondes, sans ciller.

- De quoi avez-vous parlé ?

Dieu. . . J'aurais donné n'importe quoi pour une cigarette.

- Il n'a rien dit de particulier. A part que j'avais une sale gueule et qu'il aimerait prendre sa

retraite sur une île tropicale. Rien sur son futur meurtre, ni sur l'identité de son futur tueur...

Drysdale leva un doigt.

- Ne joue pas avec moi, Murphy. Je ne t'aime pas. Si tu me fais chier, tu risques de le

regretter. (Il défit un de ses boutons de manchette, le fit briller avec un bout de buvard, puis le

rattacha.) Le Colonel était un bon ami. Je vais trouver celui qui l'a buté et lui faire sauter la

cervelle. Je me suis laissé dire que la seule chose que tu aies tuée récemment, Murphy, c'était

ta santé. Hélas... être une loque ne constitue pas un alibi suffisant. Où étais-tu la semaine

dernière ?

Je n'appréciais pas les insultes, mais il était sur son terrain. Le jour où je ne serais plus accusé

de meurtre, nous en reparlerions.

- J'étais à Mexico, sur une enquête.

Quelqu'un pour en témoigner ?

- Je crains que non.

- Qui t'a engagé ?

Ça n'allait pas lui plaire.

- Je ne sais pas. On m'a baisé. Quand je suis revenu, mon client avait disparu.

Le commissaire me regarda pendant une longue minute, incrédule.

- Où tu es complètement idiot, ou beaucoup plus intelligent qu’on ne la croit. Ton histoire est

trop stupide pour être inventée. (Il secoua la tête.) De toute manière, je peut te foutre en tôle

pour effraction… et je suis sur de pouvoir convaincre un jury de te foutre l’histoire sur le dos

cette histoire de bris de vitrine. Ajoute ça la vieille rancune qui t’opposait au Colonel, ton

nom sur l’agenda…Le dossier tient.

Drysdale parlait avec conviction. A mon avis – j’ai toujours été optimiste - il aurait du mal à

me faire condamner. Mais je n'arriverais pas payer la caution. Ce qu'il savait, et il pouvait me

garder en détention jusqu'à mon passage en accusation . . . qu'il retarderait indéfiniment.

Je n'avais qu'une carte en main . . . il était tempe de la jouer.

J'ai trouvé quelque chose dans le bureau du Colonel.

Le masque d'indifférence de Drysdale disparut un court instant.

Je t'écoute.

Il avait une caméra de surveillance.

Mon interlocuteur sourit avec mépris.

Tu mens.

Je secouai la tête.

- Il serait stupide de mentir sur un truc si facile à vérifier. Il y avait une cachette dans le

placard, avec un enregistreur vidéo. J'ai pris le disque.

34

Drysdale aurait aimé ne pas me croire, mais sa curiosité était éveillée.

Où est-il ?

Laissez tomber l'accusation d'effraction, et je vous le donne.

- Tu n'es pas en position de discuter, Murphy. Où est ce putain de disque ?

Tout autre que Drysdale aurait accepté le marché.

La seule chose que je pouvais faire était lui donner et espérer que tout irait bien.

- Dans mon manteau.

Les yeux fixés sur moi, Drysdale alluma le vidéo- phone et demanda qu'on apporte mes

affaires.

- Tu as intérêt à que cette histoire soit vraie, détective de mes deux. Si tu m'as mené en

bateau... tu le regretteras.

Un grand blond entra, portant un sac. Le commissaire trouva mon manteau, fouilla les poches,

sortit le disque et l'inséra dans un lecteur vidéo. Puis il s'assit et j'attendis, le cœur battant.

Un flash sur l'écran. L'image du bureau apparut. En bas à droite se trouvait un rectangle avec

la date et l'heure. 10H15, le 1/12. Le Colonel O'Brien traversa la pièce, disparut du champ,

puis réapparut, une tasse de café à la main. Drysdale passa en accéléré jusqu'à ce que nous

voyions entrer une femme entre deux âges. Il augmenta le volume, et nous entendîmes mon

ancien patron discuter des modalités d'une mission.

De nouveau en accéléré. Drysdale consultait des dossiers. Il reçut un nouveau visiteur vers

12H45, puis sortit. Le soir tombait par les fenêtres du bureau du Colonel pendant que

Drysdale me jetait des regards noirs, le doigt sur la touche << foulard >>.

Tout cela ne m'aidait pas beaucoup. . .

Il lâcha la touche et le temps reprit son cours normal : le Colonel refit son apparit ion. Nous le

vîmes mettre une veste et une cravate. Il attendait quelqu'un.

Puis il se leva et sortit du champ. Il revint quelques secondes plus tard, échangeant des

amabilités avec un homme aux cheveux courts et noirs, moyennement baraqué.

Le Colonel lui fit signe de s'asseoir et lui tourna le dos pour faire de même. Il paraissait sur

ses gardes...mais cela ne fut pas suffisant. Rapide comme la foudre, l'inconnu sortit quelque

chose de sous son imper et l'abattit sur la nuque de mon ancien patron. Je ne pus m'empêcher

de frissonner.

Le temps que le corps du Colonel O'Brien tombe à terre, l'homme lui avait passé les menottes.

Puis, avec une force étonnante pour sa petite taille, il souleva son prisonnier et l'installa sur la

chaise.

Drysdale s'était penché pour mieux voir, et je m'approchai d'un pas. Nous observâmes,

impuissants, le Colonel se faire attacher au fauteuil. Le visage de l'agresseur passa devant la

caméra. Il portait des lunettes à monture dorée et une moustache trop grande.

Il était peut-être originaire du Moyen-orient . . . à moins, bien sûr, que la moustache ne soit

fausse. La seule chose dont j'étais sûr, c'est que ce n'était pas le valet de pieds de la comtesse.

Il était trop petit. Trente secondes plus tard, le Colonel était complètement immobilisé.

L'homme savait ce qu'il faisait... un professionnel. Il souleva la tête de sa victime et lui passa

un flacon sous le nez. La tête O'Brien partit en arrière ; ses yeux s'ouvrirent.

L'homme à la moustache recula d'un pas et alluma une cigarette j'aurais parié dix mille dollars

qu'elle était française. Il parla, trop bas pour que nous comprenions. Au bout d'un moment, le

Colonel répondit :

-Je sais qui vous êtes. Je me demandais pourquoi vous aviez mis si longtemps.

La réponse fut inaudible, mais l'homme pérora un certain temps. Le Colonel testa

discrètement la solidité de ses liens. Inutile. Nous savions qu'il n'en réchapperait pas.

Le type s'était tu. Mon ancien patron le regarda.

- Vos employeurs peuvent aller se faire foutre !

35

Son geôlier le gifla avec une telle violence que sa tête partit en arrière. Quelques secondes

plus tard, une ligne rouge apparut sur sa joue ; du sang coula.

- Vous feriez mieux de me tuer tout de suite. Je n'ai rien à vous dire.

Nous entendîmes le ton de l'homme, menaçant.

O'Brien l'interrompit par un rire méprisant. Une nouvelle gifle. . . Le Colonel saignait sur les

deux joues, maintenant. Mais il souriait toujours.

Vous vous trompez de tête de Turc. Pourquoi diable voulez-vous que je sache quelque chose

sur la Puce Hiver ? Demandez aux mec: de CAPRICORN !

Oh. .. J'oubliais. .. Vous les avez fait sauter.. . Quel dommage.. .

L'inconnu ramassa l'attaché-case qu'il avait renversé quand il avait frappé le Colonel. Il le

posa sur le bureau, l'ouvrit, et en sortit quelque chose de brillant.

Une seringue hypodermique et une petite bouteille.

Avec une lenteur délibérée, il remplit la seringue et s'approcha du Colonel. Il se lança dans un

dernier discours, puis attendit la réponse.

- Allez vous faire foutre.

L'étranger marmonna quelque chose ; il me sembla repérer un léger accent. Se penchant, il

introduisit la seringue dans le cou O'Brien et la vida.

Le Colonel eut quelques soubresauts, puis sa tête tomba sur sa poitrine.

L’homme aux cheveux noir rangea sa seringue, ferma son attaché-case et disparut du champ

de la caméra. Quelques secondes plus tard, il réapparut en compagnie d'un autre homme. plus

grand. Ensemble. Ils enlevèrent les menottes au Colonel, le détachèrent et l'emportèrent hors

de la pièce.

En sortant, l'un d'eux actionna l'interrupteur.

L'écran devint noir.

Cinq minutes plus tard, j'étais devant le guichet de sortie. Je récupérai mon imper, mon

chapeau, mes chaussures. Le vieux policier me regarda signer le formulaire avec un soupir de

regret.

- C'est un chouette chapeau. J'en avais un, avant.

C'est pour ça que je suis devenu chauve.

Je l'ignorai et fouillai mes poches pour vérifier que j'avais tout. En prenant le livre de Perry

Mason, je remarquai quelque chose entre les pages.

C'était une photo du Colonel habillé en pirate et accompagné d'une ravissante jeune femme en

bikini rose quo. La fille tenait une sorte de statuette dans les mains un prix ! Et souriait.

Derrière, il y avait marqué : << Joyeux Halloween ! Avec tout mon amour, Melahn. >>

Eh, mec. Je peux jeter un coup d'oeil ?

Je passai la photo au flic et continuai ma vérification. Ça faisait un moment que je l'avais pas

vue, celle-là, souffla le policier. Quel morceau !

Je récupérai mon bien et le glissai dans ma poche.

Ainsi le Colonel s'était trouvé une minette. Il fallait avouer qu'il avait bon goût. Comme disait

mon copain, derrière le comptoir, la gonzesse était un sacré morceau.

Les flics connaissaient-ils l'existence de cette Melahn ? Pas sûr. Si je la retrouvais, elle me

dirait peut-être qui en voulait à mon ancien patron au point de lui faire une piqûre dans la

jugulaire. . .

On pouvait toujours essayer. Je partis à la recherche de mon ami Mac Malden.

Malgré son âge, Malden travaillait toujours de nuit.

Et malgré les années, il ne s'y s'habituait pas. Je le trouvai affalé sur une chaise dans un coin,

regardant passer le café d'un œil hagard.

- T'en veux ? Grommela-t-il en me voyant arriver.

- Avec plaisir.

36

J'allumai une cigarette (enfin !) tandis qu'il me versait une tasse. Puis il migra en direction de

son bureau ; je le suivis. Nous étions en train de nous asseoir quand le vidéophone sonna. Mac

répondit.

D'après son ton, il devait s'agir de sa femme, Joanne . . .

Je le laissai à sa conversation et ressortis la photo pour l'examiner.

Le Colonel avait toujours eu du goût pour les filles jeunes. Pas au point que la relation soit

illégale elles avaient plus de vingt et un ans - mais les esprits bien pensants désapprouvaient

ses liaisons.

Je réexaminai le pirate souriant. Le visage O'Brien n'était pas très différent de celui que j'avais

vu sur le vidéodisque. Peut-être la photo était- elle récente. Peut-être était-il encore avec cette

Melahn. Melahn. Elle aussi, je l'étudiai de plus près. Belle, dans le genre... dégourdi. Le

Colonel n'avait jamais aimé les oies blanches. Elle avait quelque chose. Le regard, peut-être. ..

Oui, j'aurais aimé la rencontrer.

Drysdale ferait tout pour découvrir l'assassin de son ami. Quant à moi . . . même si le colonel

n'était plus mon « ami » au sens propre du terme, j'aurais donné beaucoup pour coincer ces

salopards.

Ajoutons que si j'amenais le meurtrier sur un plateau à Drysdale, je me ferais un contact plus

intéressant que ce brave Mac Malden.. .

Qui raccrocha d'un air de chien battu. Je n'avais jamais rencontré Joanne... Je savais seulement

l'effet qu'elle faisait sur son mari.

- Tu es splendide, Mac. Ces quelques kilos en plus te vont à ravir.

Mac alluma une cigarette, les mains tremblantes, sans répondre à mon amicale vacherie. Il

avait l'air fatigué et déprimé.

On dirait que tu as arrangé les choses avec Drysdale. . .

- Merci pour l'avertissement, dis-je avec reconnaissance. Ça m'a gagné juste le temps qu'il

fallait...

Je ne t'ai jamais averti de quoi que ce soit.

Ferme-la.

Il éteignit sa cigarette dans une tasse de café froid, plongea une main dans un sac en papier

brun et en sortit un Donut.

Vu son tour de taille, ça ne me paraissait pas une bonne idée. Je lui dis.

Il devrait y avoir un avertissement sur les boîtes de gâteaux, Mac. << Bouffer ces galoperiez

est nocif pour la santé. Conséquences : double menton, pantalons trop étroits et artères

bouchées. >>

Tout en mâchant, il me jeta un regard noir.

Pour ta gouverne, Tex, sache que cette... chose est un Donut Light. Pas de graisse, pas de

cholestérol, quarante calories et dix grammes de fibres. Autant bouffer du foin, mais Joanne

insiste. Elle fait des visites surprises au bureau pour vérifier que je n'en stocke pas des vrais.

Tu sais ce qu'ils disent, mec. Sois bon avec tes intestins et ils te le rendront.

- Ta gueule. (Il tira une longue bouffée de sa cigarette et sembla revivre.) Alors ? Tu viens

pour quoi ?

Jette un coup d'oeil là-dessus.

Je lui tendis la photo. Mac la zieuta mais n'eut pas l'air de réagir.

- Chouette gonzesse.

Tu la reconnais ?

Je devrais ?

Peut-être. J'ai la vague intuition qu'elle a eu affaire à la police. . . Elle s'appelle Melahn. C'est

tout ce que je sais.

Mac tapota sur son clavier, cliqua une dizaine de fois, puis rentra le prénom. Il prit la photo et

la compara à ce qu'il avait sur l'écran.

37

- Tode. T-O-D-E. Melahn Tode. Elle a été arrêtée deux fois pour racolage. N'a eu que des

peines suspensives, mais elle est encore sous probation. Pas de numéro de téléphone.

Mac fit pivoter l'écran et je notai l'adresse. Autre sujet à aborder. . .

Dis-moi... Tes hommes sont occupés, en ce moment ?

Eh bien... La femme de Lenny est partie chez sa mère pour le week-end, donc le poker se fait

chez lui vendredi. Les implants de cheveux de Don se sont infectés, et il s'est fait porter pâle.

Mercredi soir, on va au bowling. . . En résumé, je dirais qu'on est charrette. Pourquoi ?

- J'ai un mystère que j'aimerais bien résoudre.. .

- Raconte. Mets-y du suspense, que ça me garde éveillé.

- O.K. Pour résumer : je me fais engager par une gonzesse qui se fait appeler comtesse

Renier. Je vais dans son hôtel particulier, à Pacific Heights, 2429 Fillmore. (Mac griffonna

quelque chose sur un bout de papier.) Je te passe les détails de l'enquête.. . Je me retrouve à

Brownsville, au Texas, ou je me prends un gnon sur la tête. Zou, direction hosto. Je reviens ;

je décide d'aller voir ma cliente pour lui annoncer mon échec. .. Elle a disparu. L'hôtel est

vide. En fait, il n'a jamais été habité, ça fait des mois qu'il est en vente.

Mac était bien réveillé, maintenant.

- Une mystification. (Je hochai la tête.) Tu voudrais que mes mec: aillent jeter un coup d'oeil

là-bas. . .

- Sans vouloir ajouter à leur emploi du temps déjà surchargé.

11 sourit.

- Je vais te dire, Murphy . . . Les choses sont plutôt calmes, en ce moment, ça fait des mois

que nous n'avons pas eu une bonne vieille affaire de meurtre.

Tous les jours, c'est la même chose : un Mutant qui se fait rayonner, un gang de Norms qui

saccage un magasin tenu par un Mutant, un Mutant qui va flinguer un Norm pour se venger...

Des Norms, des Mutants, des Norms... ça me donne envie de vomir.

J'en ai ras le cul de cette putain de Croisade. Où est passé le crime traditionnel ?

Je compatis.

- Ce que je te demande n'a rien avoir avec une histoire de Norms et de Mutants.

- C'est déjà ça. O.K., Murphy. On va aller faire un tour. Je te tiendrai au courant.

CHAPITRE 10

La ville étincelait des feux de Noël. Les speeders filaient en tous sens, conduits par des cadres

paniqués faisant leurs emplettes. Je détestais cette période. Peut-être parce qu'une belle fête

chrétienne avait été transformée par la société de consommation en orgie commerciale. Ou

peut-être parce que le Père Noël ne m'avait jamais apporté le poney de mes rêves. ..

La bouteille de whisky calée sous mon bras m'avait coûté le tiers de mon capital. J'ouvris

enfin la porte de mon bureau - il me semblait que cela faisait une éternité que je l'avais quitté -

et je me retrouvai chez moi. Onze heures du soir. Il n'était pas si tard ; pourtant, ça avait été la

journée la plus longue de ma vie.

Je m'installai sur mon fauteuil et ouvris la bouteille. Voir le Colonel se faire tuer devant mes

yeux, même juste à la télé, avait été une expérience plutôt désagréable. Curieux, comme on se

sentait mortel en ces instants. Qui sait ? C'était peut-être ma dernière nuit...

Je coinçai une cigarette entre mes dents et me versai un verre. Le tabac et l'alcool étaient mes

meilleurs amis. Les seuls. Je portai un toast à la santé de mon regretté ex-patron, puis je bus.

Il y avait un message sur le vidéophone.

Alaynah.

- Salut, Tex. J'appelais juste pour dire combien j'avais apprécié notre courte soirée. Appelle-

moi. Mon numéro est le 671 3892. Salut !

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J'ouvris les yeux et regardai la fumée de ma cigarette monter vers le plafond. Je tendis la main

vers le vidéophone et effaçai le message.

Une nouvelle gorgée de whisky. . .

Je posai les yeux sur une des photos accrochées au mur. Moi, le Colonel et Xavier Jones. Une

très ancienne photo. . .

Dieu sait pourquoi je l'avais conservée.

Ou plutôt... si, je le savais. Pour la même raison que la photo de Sylvia << décorait >> encore

mon bureau. Parce que j'aimais garder trace de mes erreurs passées.

Quelques semaines auparavant, le Colonel s'était tenu là, devant moi. Et dire que j'étais trop

saoul pour comprendre l'importance de cette visite. J'essayai de me souvenir des détails...

Plus j'y pensais, plus j'étais certain qu'il était venu dans un but précis.

Savait-il que sa vie était en danger ? Pensait-il que je pourrais l'aider ? Que je prendrais la

suite de son enquête ?

Il avait dit que je faisais du bon boulot. Mais il devait avoir des collègues, des amis... des

partenaires auxquels il faisait plus confiance qu'à moi...

N'est-ce pas ?

Peut-être ne savait-il plus à qui faire confiance. . .

Je me remémorai ce qu'il avait dit à son meurtrier.

Il avait mentionné CAPRICORN et... la << Puce Hiver >>. Le type voulait la puce. J'avais

beau connaître le Colonel depuis longtemps, j'ignorais s'il bluffait ou non quand il disait ne

pas être au courant. ..

Mon ex-patron avait fourré son nez dans quelque chose de trop gros pour lui. De trop

dangereux.

C'était le meilleur privé que je connaissais... et il était mort.

Je pris une nouvelle cigarette. Vu comment je fume, je devrais faire sponsoriser mes

aventures par une grande marque.

Encore un coup de whisky.

Je sortis la carte de couleur bleue portant le code BXK+A261l84. Le Colonel me l'avait

envoyée.

Etais-je censé savoir ce que ça voulait dire ?

Je passai les heures suivantes à fumer et à essayer de «craquer » ce putain de code.

Rien.

Je n'étais pas dans l'état d'esprit voulu, sans doute.

J'arpentai la pièce. Derrière la fenêtre, la lune écarlate me surveillait.

La nuit passa. Je pensais au Colonel. J'essayai de me souvenir des détails de ma conversation

avec la comtesse. Avait-elle payé quelqu'un pour me suivre ?

Quelqu'un qui m'aurait regardé voler l'objet, puis l'aurait récupéré au moment voulu ? Mais

pourquoi se donner tant de mal, puisque j'allais le lui rapporter. . .

Y avait-il un destin ? Les choses avaient-elles tourné ainsi parce qu'elles le devaient ? Vers

quatre heures du matin, je décidai que non. J'étais dans la merde par hasard, non parce que je

jouais un rôle dans une quelconque aventure cosmique.

On naît, on survit, on crève.

Entre-temps, des saloperies comme la Croisade pour la Pureté Génétique ne nous facilitent

pas la vie.

Eliminer les Mutants. . . Bande d'abrutis. Nous étions tous des mutants. Cela faisait des

millions d'années que l'humanité évoluait, mutait, pour s'adapter. Certains d'entre nous avaient

des cicatrices sur la gueule.

Et alors ? D'autres en avaient au coeur, de plus graves.

Je pensai à Louie LaMintz, mon ami. Le Mutant et l'humain le plus honnête que j'ai jamais

rencontré. A cette heure, il devait ronfler dans son pieu, dans son appart, au-dessus du bar. Lui

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arrivait-il de regarder la lune par la fenêtre, à quatre heures du matin, en ressassant des

pensées amères ? Sans doute pas. A l'aube, il se levait, se mettait à la cuisine, et oeuvrait à

apporter un peu de bonheur dans la vie des autres.

Bon Dieu. . . Je crevais d'envie d'être là-bas. Mais le Brew & Stew n'ouvrirait pas avant deux

bonnes heures.

Je me servis une nouvelle rasade de whisky.

CHAPITRE 11

J'étais toujours à la fenêtre quand les premiers rayons de l'aube illuminèrent la ville. Me

sentant dans la peau d'un voyeur, je regardai Chelsea sortir de chez Louie, une tasse de café à

la main, et se diriger vers son kiosque. Cela faisait du bien de contempler un visage familier.

Il faisait froid, et sa respiration créait un petit nuage de vapeur dans l'air. J'aurais aimé lui tenir

la main.

Je pris une profonde inspiration. Bon Dieu... Mon haleine aurait fait fuir un pit-bull. Dehors,

Chelsea finit d'installer les journaux, puis elle s'installa sur son tabouret, se réchauffant les

doigts contre la tasse.

Un coup d'oeil à ma montre. 06H45. Je filai à la salle de bains, je me passai de l'eau glacée sur

le visage et me brossai les dents. Deux fois.

Il y avait sous mon crâne comme l'esquisse d'un mal de tête. La gueule de bois n'allait pas

tarder.

Une chemise propre, une cravate verte avec des rayures bleues, un coup de peigne. J'étais

l'image même de Cupidon. Après avoir enfilé mon manteau (et mis mon chapeau) je sortis

dans l'air glacé du matin.

Chelsea me regarda approcher sans lâcher sa tasse.

Merde, cette fille était vraiment magnifique. Blonde, les yeux bleus, avec le genre de voix qui

vous réduisait un homme en gelée. Tous les mecs: du quartier avaient un penchant pour elle.

Chelsea ne semblait rien voir ; elle voulait juste être un << type >> comme les autres.

D'accord, mais je connaissais peu de types qui avaient ce genre de silhouette...

Ca aurait été un matin normal, je lui aurais fait un bout de baratin, je l'aurais invitée à dîner et

je me serais pris une veste. Mais je n'avais pas le courage.

A sa stupéfaction, j'achetai le journal, la remerciai poliment, et partis.

En sécurité au Brew & Stew, je commençai à remplir mon organisme de caféine, espérant

qu'elle combattrait l'effet du whisky. Il y avait pas mal de monde pour le petit-déjeuner, et

Louie était trop occupé pour discuter.

A la télé, deux stars discutaient de la décoration de leur appartement avec une présentatrice

lobotomisée.

Trop compliqué pour moi. J'ouvris le journal sur les pages des sports.

Vers huit heures, j'avais fini ma neuvième tasse de café et les mots croisés. Je payai et sortis.

L'intérieur de mon speaker était glacé. Je me dirigeai vers Oakland, un quartier aussi pourri

que le mien. Survolant les rues défoncées et les immeubles sinistrés, je me demandai combien

de temps les Mutants allaient supporter ça. Ces conditions de vie, je veux dire. La guerre avait

fait disparaître la classe moyenne. Les riches, pour la plupart des Norms, avaient décidé de

construire une nouvelle ville et d'abandonner la vieille aux miséreux. Les seuls quartiers qu'ils

avaient rénovés appartenaient aux coins luxueux, près de la baie...

Les Mutants ou les Norms pauvres, dont je faisais partie, étaient abandonnés dans les ruines.

Melahn crachait dans un bâtiment XIXe, de la couleur d'un filtre à cigarette sale. Devant, des

colonnes menaçaient de s'écrouler. La porte d'entrée craqua en s'ouvrant, soulevant un nuage

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de poussière. L'éclairage était mort depuis longtemps ; une couche de saleté huileuse couvrait

tout. J'étudiai les noms sur les boîtes aux lettres.

M. Tode, appartement onze.

Trois étages plus tard (l'ascenseur ? quel ascenseur ?) j'étais déjà essoufflé. Quand je vous

disais que j'étais une pub vivante pour la cigarette. J'atteignis enfin le onzième et me reposai

trois bonnes minutes avant de frapper.

La porte s'ouvrit juste assez pour révéler un peignoir de bain, une jolie jambe, et une cascade

de cheveux blonds. Melahn Tode était un sacré canon.

Elle me détailla de haut en bas.

- Tu veux quoi ?

Sortant mon portefeuille, j'agitai ma fausse carte de police devant ses yeux. La porte ne

bougea pas.

- Et alors ?

Je montrai la photo du Colonel. Avant que j'aie eu le temps de réagir, la main gauche de

Melahn fila en avant et m'arracha mon bien. Dans sa hâte, elle lâcha la porte, qui s'ouvrit un

peu plus. J'aperçus un bout de sa poitrine... magnifique était un mot trop faible. Il fallait

beaucoup d'argent pour se payer des seins pareils.

- Où avez-vous eu ça ? Cracha-t-elle.

- Nous l'avons trouvée dans le bureau du Colonel O'Brien. Il a disparu ; nous sommes à peu

près sûr qu'il a été tué. Nous espérions que vous pourriez nous aider.

Melahn resta immobile quelques secondes, puis elle lâcha la porte et rentra. Comme elle ne

l'avait pas claquée, je la suivis. Elle fila droit au placard à alcool et se servit un grand verre.

Ses mains tremblaient.

Elle se tourna vers moi.

Qu'est-il arrivé ?

Sa voix était rauque, et je me sentis dans la peau d'un véritable salopard. Je n'avais pas pensé à

l'effet que l'annonce de la mort d'O'Brien aurait sur elle - ce n'était « qu'une prostituée », après

tout - et je lui avais annoncé les faits sans ménagement.

- Il a été enlevé, expliquai-je doucement. Nous pensons que c'est lié à une des affaires sur

lesquelles il travaillait...

Melahn s'assit, au bord des larmes.

Il disait qu'il ne travaillerait plus, qu'il en avait fini avec tout ça... (Elle prit une longue

gorgée.)

Nous devions partir ensemble... à la fin du mois... Il devait prendre sa retraite... Nous

devions...

Elle se leva et sortit brusquement de la pièce. Je pris une cigarette, car j'avais besoin de

réconfort. Il y avait un cendrier plein sur la table basse. Je ne polluerais pas l'atmosphère.

J'avais fini ma clope quand Melahn revint. Je retins ma respiration. Même avec les yeux

rouges et en peignoir, elle était superbe. Je ne suis pas un bon juge des femmes... la mienne

me l'a assez répété pendant le procès. Pourtant, il me semblait que cette fille avait quelque

chose... de plus que la beauté, je veux dire.

Peut-être le Colonel avait-il vu ça en elle...

Mais il était mort... Et moi pas.

Melahn s'assit. Je désignai ma cigarette.

- J'espère que cela ne vous dérange pas...

Elle secoua la tête.

- Désolée. Ca fait des années que je n'avais pas pleuré... (Séchant ses larmes, elle m'examina

de plus près.) Vous n'êtes pas un flic.

- Non. Je suis un privé... un vieil ami du Colonel.

Melahn acquiesça, puis soupira et arrangea son peignoir.

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- Que voulez-vous savoir ?

- Tout. Tout ce qui pourrait m'aider à trouver une piste...

- Je ne vois pas comment je pourrais vous être utile, déclara-t-elle avec un rire amer. Roy ne

parlait jamais boulot. Et nous ne nous fréquentions que depuis quelques mois... Lui, je le

connaissais bien, mais ses enquêtes...

Je me sentis profondément déçu. Je respectais la peine de Melahn, bien sûr, mais j'aurais tant

aimé en apprendre plus.

- Rappelez-vous, Melahn... Il a peut-être dit quelque chose ?

Elle réfléchit pendant une longue minute. Puis elle secoua la tête.

- Non.

Je serrai les dents. Peut-être posais-je les mauvaises questions...

- Rien sur CAPRICORN ?

- Non.

- La << Puce Hiver >> ?

Les yeux de Melahn se remplirent de nouveau de larmes.

- Je suis désolée...

Pas plus que moi, pensai-je. Je me levai et posai une main sur son épaule.

Non, c'est moi qui suis désolé. Désolé qu'il soit mort, et désolé de vous l'avoir annoncé

comme ça. (Je fouillai dans la poche de mon imper. J'aurais aimé y découvrir une carte, mais

je ne trouvai qu'un vieux ticket. ) Voici mes coordonnées, dis-je en écrivant mon numéro. Si

vous pensez à quoi que ce soit, appelez-moi.

Melahn acquiesça. Je me sentais sale et nul. J'avais besoin d'une douche.

Je me dirigeai vers la porte.

Attendez...

Elle s'était levée.

Roy a laissé quelques trucs ici. Peut-être pourront-ils vous être utiles...

Elle se dirigea vers sa chambre ; je la suivis.

Melahn fouilla sa commode puis un placard, posant les affaires du Colonel sur le lit à mesure

qu'elle les sortait.

Un roman rien entre les pages, une veste, deux chemises, quelques pantalons. Je passai tout au

crible ; rien dans les poches. Par acquit de conscience, je vérifiai la veste une deuxième fois...

et je sentis quelque chose dans la poche intérieure. Un petit carnet, ça vous gêne si J''emmène

ça ?

Melahn secoua la tête. Elle commença à ranger et je m'éloignai. Avant de partir, je jetai un

coup d'œil derrière moi. Elle était assise sur le bord du lit, en larmes.

Je refermai la porte de l'appart.

En descendant l'escalier, je feuilletai le carnet. Un bout de papier s'en échappa ; je me baissai

pour le ramasser.

C'était une coupure de journal. Au milieu de l'article se trouvait une photo représentant la

statuette de la comtesse.

CHAPITRE 12

Je jetai un coup d'oeil à ma montre en quittant l'immeuble de Melahn. Neuf heures du matin.

Je n'avais pas dormi depuis plus de quarante-huit heures, et l'effet du café de Louie

commençait à disparaître.

J'avais besoin de quelque chose de plus fort.

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Je choisis un bar au hasard. Pourquoi le Colonel avait-il une photo de la statuette ? Les deux

affaires avaient un lien... J'avais juré en toute bonne foi à Drysdale que je n'avais aucun

rapport avec le meurtre.

Je me serais trompé.

Mais pourquoi ? Comment ?

Mes neurones ne fonctionneraient pas sans un verre d'alcool. L'établissement où je venais

d'entrer me paraissait un parfait endroit de perdition pour un détective à la dérive. Il me restait

quarante dollars en poche ; je sentais qu'ils n'allaient pas durer longtemps.

Le whisky que me servit un certain Denny, barman de son état, n'était pas si mauvais que ça,

considérant le prix. Le goût du caramel de synthèse emplit mon palais et l'alcool me

parchemins la gorge.

Parfait.

Je réexaminai la photo.

L'article disait qu'un cambriolage avait eu lieu dans un musée de Berlin. Le seul objet volé

était la statuette... découverte récemment, à l'occasion de fouilles effectuées dans la vieille

ville. Aucune date n'était mentionnée.

Je pris une nouvelle gorgée et fermai les yeux.

J'avais des tas de pièces de puzzle en main, mais elles ne s'assemblaient pas.

Comment la statuette était-elle passée d'un musée de Berlin à l'appartement d'Eddie Ching ?

Qui me l'avait volée à Brownsville ? Le Colonel était mort à peu près au moment où j'étais

parti à Mexico. Où était le lien ?

Les gens qui m'avaient baisé (la comtesse & Co) étaient-ils les mêmes que ceux qui avaient

tué

O'Brien ?

Pourquoi voulaient-ils tous cette putain de statuette ?

Peut-être trouverais-je des réponses dans le carnet...

Connaissant le Colonel, je m'attendais à consulter une liste de numéros de téléphone de filles

avec leurs mensurations à côté.

Je fus déçu.

Il y avait de tout... des notes incompréhensibles, des noms, des listes de courses. Vers les

dernières pages, je tombai sur quelque chose d'intéressant. Une suite de lettres et de chiffres :

BCM0612428X8.

Un autre code ? Non. Pourquoi le Colonel irait-il écrire des messages codés dans son propre

carnet ?

Trop long pour être un numéro de vidéophone ou une plaque d'immatriculation. Mais si je le

découpais...

BCM 06/12/42 8X8. Je regardai ma montre. Nous étions le 8 décembre, et la dernière fois que

je m'étais préoccupé de la question, nous étions en 2042. 06/12/42. Le 6 décembre... Avant-

hier.

Je repris une gorgée.

BCM, ça me disait quelque chose.

Quelque chose que je voyais tous les jours...

A trois mètres de moi, assise au bar, une mémé lisait le journal. Le Bay City Mirror.

BCM.

Je baissai les yeux sur le carnet. Le Bay City Mirror, le 6 décembre 2042. Et le 8X8 ? Un

article à la page huit, huitième colonne ? Je verrais ça plus tard.

11 fallait déjà que je mette la main sur le journal d'avant-hier.

Où ? A la bibliothèque. Je commençai à rassembler mes affaires, puis m'immobilisai. Peut-

être y en avait-il un ici... On pouvait toujours essayer.

43

Denny était en train de placer une rondelle de citron sur le bord d'un cocktail multicolore.

Boisson de partouze.

- Je peux vous aider ?

- Un autre whisky, s'il vous plaît.

Il s'exécuta. Je tendis un billet de dix ; comme il n'avait pas l'air très amical, je lui dis de

garder la monnaie.

Denny encaissa et sourit.

- Vous voulez des cacahuètes ? Attendez... Je crois que j'ai des crackers au saumon dans un

coin, si ça vous intéresse.

- Non merci. En fait, je me demandai si vous auriez un exemplaire du Bay City Mirror

d'avant-hier.

Denny fronça les sourcils.

-Laissez-moi réfléchir… C’est possible…Louise a celui d’hier, si ça vous intéresse.

- Non merci. Il me faut celui du 6

- Allez-vous asseoir. Je vais voir ce que je peux faire.

Je le remerciai et retournai à ma banquette. Une demi-cigarette plus tard. Denny arriva, un

journal à la main. Je le remerciai et l'ouvris sur la table. Première section... Page A8... Il n'y

avait que six colonnes. En fait, aucune page de ce foutu canard n'avait plus de six colonnes. Je

regardai le huitième paragraphe, la huitième phrase, la huitième ligne, le huitième article.

Rien.

Je passai à la page B8, et recommençai avec la C8, D8 et E8. Toujours rien. En étudiant une

histoire de fuite de gaz, je réalisai que je ne m'y prenais pas de la bonne manière. Si je voulais

laisser un message à quelqu'un, où le ferais-je ? Dans les pages de petites annonces...

Qui étaient divisées en dix colonnes. Tout content, je me concentrai sur la huitième colonne

de la huitième page, sans rien trouver d'intéressant. J'essayai d'autres combinaisons... trois

cigarettes plus tard, j'en étais toujours au même point. Mais je n'avais pas l'intention

d'abandonner. J'étais sur la bonne voie, d'une manière ou d'une autre...

Très bien. Je décidai d'étudier un à un tous les messages.

Section « H cherche F ». Etonnant comme des hommes incapables de trouver une gonzesse

arrivaient à sortir des descriptions aussi machistes. « F cherche H ». Ca donnait pas envie. «F

cherche F ». De vagues visions érotiques me traversèrent l'esprit.

« H cherche H » Je m'arrêtai net. Je ne voyais pas le Colonel là-dedans... Je n'ai rien contre,

comprenez- moi, mais à chacun sa tasse de thé. C'est comme la country. On aime ou on

n'aime pas.

Puis je réfléchis. Réticences ou pas, il fallait que je m'y plonge. Quel meilleur endroit que les

pages homos pour cacher quelque chose ?

Je regardai autour de moi, juste pour vérifier que personne ne m'observait, et commençai à

lire.

J'étais prêt à tout mais la quatrième annonce me prit par surprise.

« Manchon du Pantin deux fois cinq CM, et à fond, enfile nos deux amies xylophonéi. »

Enigmatique. Et pourquoi « xylophonéi » ? Etait-ce une faute de frappe, ou une erreur

volontaire ? Quelque chose me disait que j'avais trouvé ce que je cherchais.

Et le 8X8 ? Un lien avec le xylophone ?

A moins que...

Huit fois huit faisaient soixante-quatre. Oui, je savais aussi mes tables de multiplication...

Il y avait soixante-quatre lettres dans l'annonce...

J'étais sur une piste. J'écartais mon verre de whisky, pris le napperon en papier et décalquai

une lettre sur huit du message - en commençant par la première. Ca ne donnait rien. J'essayai

de nouveau, en commençant par la deuxième lettre, puis par la troisième. Toujours rien.

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Je n'allais pas me laisser battre si facilement. Une nouvelle cigarette... La nicotine m'avait

toujours aidé.

Je commençai à recopier le message en lettres capitales.

MANCHOND

A la ligne...

UPANTIND

En continuant comme ça, j'allais obtenir une grille de huit sur huit.

Deux minutes plus tard, j'avais :

MANCHOND

UPANTIND

EUXFOISC

INQCMETA

FONDENFI

LENOSDEU

XAMIESXY

LOPHONEI

Je me penchai sur la question. Puis je remarquai la diagonale - de bas en haut, cela donnait

« LANDMIND ».

MANCHOND

UPANTIND

EUXFOISC

INQCMETA

FONDENFI

LENOSDEU

XAMIESXY

LOPHONEI

Si je me souvenais bien, une boîte du centre-ville s'appelait Le Land Mine. Je n'y étais jamais

allé...

C'était un endroit pour jeunes. Il allait peut-être falloir que j'y fasse un tour.

L'autre diagonale. IXDECXPM. Pas évident à première vue... mais je m'acharnai sur la

question. IX-DEC-X-PM. Le 9 décembre, à dix heures.

Le Colonel devait rencontrer quelqu'un le 9 décembre à dix heures au Land Mine. 11 ne serait

pas au rendez-vous, mais je m'y trouverais.

La question était : Qui m'attendrait là-bas ?

Et comment le ou les reconnaître ?

CHAPITRE 13

A neuf heures et demie du matin, j'étais douché et rasé. Mes dents étaient brossées, mes

ongles taillés, mes funicules impeccables. Je portais une chemise crème, un pantalon olive et

une super cravate agrémentée de pièces d'échecs. J'étais détendu et je sentais bon. Mon

portefeuille contenait vingt-deux dollars ; je n'avais aucun client, mais je sortais frais comme

une rose d'un coma de dix-neuf heures et la journée commençait bien.

J'enfilai mon imper et pris mon chapeau. Après avoir retiré une brindille du rebord, je

l'enfonçai sur mon crâne. Je vérifiai mes poches, portefeuille, clés, clopes, briquet. Il était

temps d'aller prendre un bon petit déjeuner.

La porte de mon bureau fermée, je me préparai à descendre par l'échelle de secours - pour que

mon propriétaire ne me repère pas. Quelque chose avait changé en moi depuis la veille.

J'essayai de mettre le doigt dessus. C'était peut-être d'avoir trouvé la signification de ce putain

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de code... Inconsciemment, je devais avoir eu peur que le mois passé à boire ne m'ait ruiné le

cerveau... et je venais d'avoir la preuve du contraire.

Pour la première fois depuis des semaines, le soleil était de sortie. Ce n'était pas encore le

moment de déambuler en bras de chemise, mais ça faisait du bien après les jours de froid et de

pluie. En descendant l'échelle je remarquai Chelsea à son kiosque. Elle portait un pull rouge

vif et un joli chapeau. Avec un peu de chance, mon attitude de la veille l'avait intriguée et lui

avait donné envie de me parler.

J'avais la baraka ; j'allais hypnotiser Chelsea, la transpercer de mon regard de prédateur, ne

pas lui laisser une chance.

Je traversai la rue avec nonchalance. Ce matin, je le sentais, la glace allait se rompre. Chelsea

sourit et me fit un petit signe, inconsciente du destin qui allait s'abattre sur elle.

Salut, mec.

Chelsea, je ne peux me taire plus longtemps. A chaque fois que je te vois, tu me brises le

coeur.

Pourquoi ? demanda-t-elle avec une lueur de malice dans les yeux. Parce que j'ai un travail

régulier ?

Blaff.

Non. Tu es si belle que cela me fait mal.

Pauvre bébé.

- Laisse-moi t'offrir un verre et je te dirai où ça me fait mal.

Tu sais, Tex, ce genre de conversation pourrait te causer des problèmes, dit-elle en levant un

sourcil.

- Je ne demande que ça. Quelques petits problèmes.

La fille de mes rêves agita un doigt devant mon nez.

Je ne bois pas avec les clients.

Ne joue pas à ça avec moi, Chelsea. Je vous ai vus, avec Louie, vous taper des taquinas...

Louie ne compte pas, tu sais bien...

Elle voulait changer de sujet, mais je n'allais pas abandonner si vite.

Allez, belle dame. Laissez-moi vous payer un verre. Et un chili pour...

Il est difficile de refuser une telle offre... mais, non. Merci.

Une fois de plus, elle avait résisté à mes avances.

J'avais aussi gaspillé mon atout chili, qui ne m'avait pourtant jamais trahi.

Cette fille avait une volonté de fer.

Je te laisse travailler. Ca ne coûtait rien de demander...

Chelsea me fit admirer son sourire parfait.

Le Brew & Stew était toujours plus tranquille le matin. Le brouhaha nocturne et les voix

éraillées des soûlards étaient remplacées par les froissements de journaux et les bâillements.

Une bonne partie des habitants du voisinage comptaient sur l'Armageddon de Louie pour

stimuler leurs synapses et faire sortir leurs rythmes cardiaques de la léthargie. La plupart du

temps, j'étais comme eux. Mais pas aujourd'hui. Pas question de me passer d'Armageddon,

bien sûr, mais je n'avais pas la tête dans le sac, ce qui ne m'était pas arrivé depuis Dieu sait

quand...

Je m'assis au comptoir ; Louie sortait de la cuisine, une demi-douzaine d'assiettes dans les

mains. Il me fit un clin d'oeil et se dirigea vers l'autre extrémité du bar. Je pris un journal et je

jetai un œil sur la première page.

L'attentat de CAPRICORN faisait la une. Interpol s'occupait de l'enquête, mais «les

investigateurs n'étaient pas encore prêts à se livrer à des arrestations ».

Bref, ils nageaient.

Y avait-il un rapport entre la mort du Colonel et l'attentat de CAPRICORN ? Dans mon esprit,

ils étaient liés. C'était aussi l'avis du tueur celui que nous avions vu sur le vidéodisque. Il

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pensait que le Colonel était de mèche avec CAPRICORN et qu'il avait en sa possession... la

«Puce Hiver ». Le contact du Colonel au Land Mine était peut-être quelqu'un de

CAPRICORN...

Une tasse de café fumant interrompit mes réflexions. Je bus une gorgée en regardant Louie. Il

me fit un large sourire.

- Tu as l'air en forme, Murph.

Une autre gorgée.

- ça va.

Il attrapa un menu et me le lança.

- Commande quelque chose.

- On est le matin. Je te laisse deviner ce que je veux ...

Louie leva un sourcil et fila en cuisine sans un mot.

Sirotant mon Armageddon, je me replongeai dans le canard. La situation entre les Norms et

les Mutants ne s'arrangeait pas. Un article comparait la tension actuelle à celle qui régnait

avant la guerre de Sécession. C'était un peu exagéré, mais ça faisait un bon titre.

Assez de politique. Je passai direct aux pages des sports. J'avais à peine terminé mon analyse

des courses à venir que Louie réapparut et posa une assiette devant moi.

Elle contenait une énorme omelette, une pile de pommes de terre sautées et trois tranches de

pain.

Louie s'éclipsa un instant pour revenir avec un grand verre de jus d'orange.

- Bois ça, Murph. Tu sais, il faut vraiment que tu prennes de la vitamine C avec toute la

nicotine que tu fumes.

J'ai levé le verre et trempé mes lèvres dedans. Hum.

Un jus tout frais pressé...

- Un sacré médicament. Louie.

N'importe où ailleurs, j'aurais pratiqué une autopsie de l'omelette avant de plonger ma

fourchette à l'intérieur. Mais si je ne faisais pas confiance à Louie, autant arrêter de manger.

L'omelette me donna raison. Elle était fourrée au chili verne avec de gros morceaux de poulet.

Les piments piquaient juste assez pour ne pas brouiller le goût des oignons et des tomates.

Après, je me fis une tartine de confiture de fraises avant de planter ma fourchette dans les

pommes de terre sautées. La pointe d'ail était là, délicate. Sautées au beurre avec des

morceaux d'oignons - et si je ne me trompais pas, de vraies tranches de bacon.

Je n'avais jamais mangé quelque chose d'aussi bon.

Comme d'habitude, Louie me regarda m'empiffrer.

La cuisine était ce qu'il faisait de mieux ; voir les gens apprécier son travail constituait sa plus

grande récompense.

- C'est bon ?

La bouche pleine, je secouai la tête.

- Tu es un artiste. Le De Vinci des pommes de terre, le Michel Ange des omelettes.

Il remplit ma tasse et posa la cafetière.

On dirait un homme neuf. Que se passe-t-il ? Tu es amoureux ?

Grands Dieux, non, répondis-je en buvant le jus d'orange. Je suis sur une enquête et cela

devient intéressant.

Je racontai à Louie où j'en étais. Il fut dégoûté par l'histoire du doigt coupé et attristé par la

mort du Colonel qu'il n'avait pourtant jamais rencontré. La description de Melahn lui plut, et il

se redressa, tout excité, quand je lui dis que j'avais craqué le code du Colonel.

C'est pour ça. Tu as un rendez-vous secret ce soir...

J'acquiesçai, la bouche pleine de chili verne et de pommes de terre. Louie se pencha sur le

comptoir :

Tu as toujours cette carte avec les numéros dessus ?

47

J'essuyai mes mains sur la serviette et je tirai la carte de ma poche. Louie l'examina pendant

cinq minutes, le temps que je finisse mon omelette et le café.

Il me la rendit, secouant la tête.

- Je ne comprends pas. A voir, ça a l'air pourtant facile.

Je regardai la carte à mon tour - l'estomac plein, peut-être que je réfléchissais mieux. Tu

parles. Rien dans ces putains de chiffres ne ressemblait à une date et BXK ne semblait pas

être les initiales d'une publication.

Pourtant, le A2 aurait pu correspondre à une section de journal.

Et puis tant pis. Cela n'avait aucune importance.

Rassasié, je fumai une bonne clope et tout allait bien dans le monde. Je rempochai la carte et

je me laissai tenter par une nouvelle tasse d'Armageddon.

Autre chose, Murph ?

Je secouai la tête.

- Je suis comblé, Louie. La seule chose que je voudrais maintenant, c'est assez d'argent pour

payer la note.

Il secoua la tête et s'éloigna avec sa cafetière pour s'occuper de ses autres clients. Je me

plongeai à nouveau dans le journal. Après avoir lu les BD, je survolai les articles et mon

attention fut attirée par un sur Moon Child, la station spatiale dont j'avais entendu parler à

l'hôpital de Brownsville.

Apparemment, il s'agissait d'une sorte de satellite habité. L'auteur de l'article disait que les

détails restaient secrets - mais les experts estimaient le coût de la construction à des centaines

de millions, voire même des milliards. D'où pouvaient provenir de telles sommes, là était la

question. Le communiqué officiel de la Croisade pour la Pureté Génétique expliquait que

Moon Child avait été financé par des dons privés.

Décidément, je me trompais de boulot. Les religions organisées généraient beaucoup plus

d'argent que le travail de détective.

Je continuai à feuilleter et tombai sur un visage familier. Lowell Percival, président de Lowell

Percival Entreprises. J'avais oublié qu'il me fallait le voir.

Alaynah avait dit qu'il serait en déplacement quelques jours et n'avait pas pris de rendez-vous.

Il faudrait que je la rappelle.

Mais avant de bouger mon cul, je voulais une dernière tasse d'Armageddon. Louie apparut ce

mec est télépathe, je vous l'affirme - et remplit mon auge. Je me plongeai dans l'article.

Lowell Percival était depuis quelques jours l'homme le plus riche du monde. Une série de

rachats industriels et d'investissements dans les mines extra planétaires l'avait fait passer

devant le Sultan de Brunei.

L'article s'attardait sur ses dons aux Oeuvres philanthropiques et parlait de sa collection

d'objets d'art et d'éditions originales.

Il n'y avait rien d'autre d'intéressant. Je passai aux petites annonces - peut-être y avait-il un

nouveau message. J'étais là, le doigt sur le troisième « H cherche H » quand une voix résonna

derrière mon épaule.

Oh mon Dieu.

Je levai les yeux et vis Rook regarder le message pornographique que je lisais un instant plus

tôt, les yeux écarquillés. Secouant la tête, il alla s'asseoir à deux tabourets de moi.

- Ce n'est pas ce que tu crois.

Il me fit un clin d'oeil.

- Vraiment ?

Et dans le cas contraire, ça ne te regarderait pas.

Murphy, je me contrefous de tes goûts sexuels.

Mais en être réduit aux petites annonces... C'est pathétique.

48

Si l'opinion de Rook avait compté pour moi, je me serais peut-être abaissé à m'expliquer...

Mais il était hors de question que je laisse ce petit con me gâcher ma journée. Je me collai le

journal sous le bras et me dirigeai vers la sortie. Rook tirana.

- Tu t'es trouvé un petit gars bien chaud ? Vas-y, grouille-toi de téléphoner. Le véritable

amour est une denrée si rare...

L'ignorant, j'adressai un sourire à Louie et sortis.

Une fois tranquille dans mon bureau, je décortiquai le reste des annonces. Rien. La page

suivante indiquait les horaires des cinémas. Le Bijou, juste à côté, donnait un festival

Humphrey Bogart et passait Le grand sommeil et Le Faucon Maltais dans le même après-

midi. Je jetai un coup d’oeil à l'heure : j'avais tout mon temps.

Programme : voir les deux films, passer à Lowell Percival Entreprises avant cinq heures, puis

être au Land Mine à neuf. Si Percival n'était pas là, je de- manderai à Alaynah de me prendre

un rendez-vous.

Je fis un signe amical à Chelsea avant d'ouvrir la porte de mon speaker et de m'envoler vers de

nouvelles aventures.

A cinq heures moins vingt-cinq, je sortis du cinéma, le moral au beau fixe. Je n'avais plus que

dix dollars en poche, mais qui se souciait de ce genre de détails ?

J'arrivai à Lowell Percival Entreprises juste avant qu'Alaynah ne finisse sa journée. Notre

conversation fut agréable, mais le désir - du moins de mon côté - avait disparu. Elle proposa

de m'emmener prendre un verre, que je refusai, vu que ma soirée était prise. Quelques

battements de cils déçus plus tard, elle m'annonça que Percival serait à son bureau vers trois

heures le lendemain et nota un rendez-vous.

Le vidéophone grésillait quand je rentrai au bureau.

Je répondis ; le visage de Mac Malden apparut sur l'écran.

- Que se passe-t-il, Mac ? Des nouvelles ?

Il posa sur moi son regard léthargique.

- Pourquoi je t'appellerai, sinon ?

- Tes hommes ont trouvé quelque chose ?

- Rien, répondit-il, secouant la tête. Pas d'empreintes, rien d'identifiable. Ceux qui sont passés

là étaient des pros.

Rien du tout ? Même si les hommes de Mac Malden n'étaient pas des plus compétents, ça

paraissait incroyable.

Pas une empreinte digitale ? Je veux dire... C'est pas étrange ?

Mac secoua la tête.

C'est inhabituel... mais c'est comme ça.

Il commença à se masser les tempes. Décidément, il n'avait pas l'air en forme.

C'est pas l'heure de ton Donut Light ?

Il me faudrait quelque chose de plus fort, grommela mon copain. Les mecs d'Interpol sont sur

les lieux. Ils vont venir me voir... Bande de crétins.

Interpol. C'était du sérieux.

Ils s'intéressent au meurtre du Colonel ?

Mac me jeta un coup d'oeil épuisé.

Ils posent des questions à tout le monde. Ils nous font chier. Si t'as des nouvelles de ta

duchesse, surtout, préviens-moi. Faut que je me prépare pour la réunion.

L'écran devint noir.

Ainsi Interpol s'intéressait à la question. Cela témoignait de l'importance de l'affaire. Interpol

était né dans les années l920, et avait gagné en importance au fil des décennies.

L'organisation, à l'origine conçue pour que les polices du monde entier échangent leurs

49

informations, avait pris de l'importance à la fin du XXe siècle en surfait sur la vague du Web

et en fliquant Internet. Aujourd'hui, où tout était on line, Interpol était la plus haute autorité

policière de la plupart des pays dits civilisés.

Que ses membres s'intéressent au meurtre du Colonel était inquiétant. Cela voulait dire que

l'affaire était plus grave que je ne l'imaginais.

Il me manquait tellement d'éléments...

Je mis mon chapeau et enfilai mon imper. Avec un peu de chance, dans quelques heures, j'en

saurais plus.

CHAPITRE 14

Deux heures plus tard, je payai mon entrée au Land Mine et pénétrai dans les lieux. Il était

encore tôt ; seule une trentaine de personnes étaient présentes. Malgré les lumières et la

musique assourdissante, la piste de danse était vide.

Je détestais la musique. Sans doute un signe que je me faisais vieux. Quand j'étais jeune, la

techno était à la mode, mais le grand public écoutait encore de bonnes vieilles chansons, avec

une mélodie et des paroles. Hélas, ces dinosaures musicaux avaient disparu. Aujourd'hui, ce

qui passait sur les ondes était un gloubi-boulga de sons créés par ordinateur, de bouts de

dialogues de films et de musique ethnique.

Au secours !

Installé au bar, je commandai un grand verre d'eau avec des glaçons, que m'amena une

serveuse au regard fatigué. Je me retournai pour observer les environs. J'étais bien placé. Les

tables du bar étaient à ma gauche, la piste de danse à ma droite.

Mon contact, qui qu'il soit, prendrait sans doute un verre pour attendre le Colonel.

Je dévisageai les buveurs.

La table la plus proche de moi était vide. A celle d'à côté se trouvaient deux filles, une

carrément moche (il faut le savoir, le latex rouge ne va pas à tout le monde) et une habillée de

noirs plutôt jolie, bien qu'un peu ronde. Elle avait un sourire adorable - j'espérais qu'elle

n'attendait pas son petit ami.

Table suivante. Vous avez vu Miami Vice ? Vous devriez, les redifs sont à la mode. Le type

en sortait direct. La quarantaine, des cheveux permanentés, une veste en cuir bleu canard et un

tee-shirt fuchsia moulant un ventre replet. Il fit un clin d'oeil aux deux gonzesses. A mon

grand chagrin, la fille en noir parut apprécier.

Table suivante. Un jeune couple en train de s'embrasser dans l'obscurité. Un projecteur rouge

passa sur eux et je m'aperçus que les deux amoureux avaient des points communs : des

cheveux courts et multicolores, des anneaux aux oreilles, au nez et sur les lèvres... et des

seins. Oui, j'aurais du dire toutes les deux. Le spectacle était étrange. J'essayai d'imaginer ce

qui se passerait si les anneaux s'emmêlaient.

Table suivante. Un jeune homme d'une vingtaine d'années, avec des grosses lunettes, fasciné

par les deux adeptes de Lesbos.

Table suivante. Un autre jeune homme, aux cheveux blonds, l'air nerveux, en train d'étudier la

salle. L'endroit commençait à se remplir et des groupes se dirigèrent vers la piste de danse. Je

sirotai mon eau fraîche... Cela faisait longtemps que je n'avais pas bu une boisson de moins de

douze degrés, et je n'étais pas sûr d'apprécier. Que voulez-vous : au moins, c'était gratuit.

Deux exhibitionnistes se mêlèrent aux danseurs. Il y eut des cris aigus et des rires.

Dix heures moins cinq.

Je suçais des glaçons pendant encore quinze minutes. Personne qui ressemble de près ou de

loin à un agent secret... Je décidai de faire le tour des lieux. Je fouillai partout ; j'allai jusque

dans les toilettes, en vain.

50

Quand je revins, trois mecs : de type oriental occupaient mon coin de bar. Ils me firent penser

à l'homme qui avait tué le Colonel et je les regardai, incertain.

Non, endiguons la paranoïa ! Si je me mettais à paniquer au moindre incident, c'était foutu...

Je refis le tour des tables du regard.

Le jeune homme blond qui buvait seul avait l'air de plus en plus nerveux. Il se tordait les

mains et zieutant la porte d'un air inquiet.

Il ne ressemblait pas du tout au mystérieux inconnu que je m'étais imaginé, mais pourquoi

pas ?

Je m'approchai. Il m'observa, inquiet. Je m'immobilisai près de sa table et lui tendis mon

paquet de cigarettes.

- Vous avez l'air d'en avoir besoin...

Il secoua la tête.

- Merci. Je ne fume pas.

Je souris et sortis une clope.

- Vous aimez les xylophones ?

Les yeux du jeune homme s'écarquillèrent. O.K., c'était lui. J'étais un peu déçu. Quelque part,

j'avais plutôt imaginé Sean Connery, l'oeil noir, un Martini à la main...

- Je m'appelle Murphy. Je suis un ami du Colonel... Il n'a pas pu venir.

Le jeune mec me regarda, désespéré.

- Pourquoi ? Que s'est-il passé ?

Je baissai la voix.

- Il a disparu... il est probablement mort.

- Oh mon Dieu... (Ses mains se mirent à trembler ; il vida son verre d'un trait.) Qui l'a tué ?

Je secouai ma cigarette dans son cendrier.

- J'espérai que vous pourriez m'aider à le découvrir.

- Quoi ? Pourquoi ? Je ne savais même pas que quelque chose lui était arrivé...

- Pourquoi aviez-vous rendez-vous ?

Le jeune homme m'observa un moment, puis recula sa chaise. Je lui attrapai le poignet.

- Laissez-moi !

- Pas tant que vous n'aurez pas répondu à quelques questions.

- Je ne suis pas obligé de vous parler !

Je le lâchai, mais rivai mes yeux dans les siens.

- En effet. Vous n'êtes pas obligé. Vous n'avez aucune raison de me faire confiance. Je suis un

des derniers à avoir vu le Colonel vivant, et je veux découvrir qui l'a tué.

Il me regarda, méfiant et apeuré.

- Qui me dit que ce n'est pas vous ? Que vous n'essayez pas d'apprendre ce que je sais avant

de m'assassiner ?

Son argument se tenait. Et je n'avais pour le convaincre que mon cœur pur et ma gueule

d'ange...

- Ecoutez. .. La seule chose que je cherche, c'est des renseignements sur le Colonel. Si vous

voulez, nous pouvons nous donner rendez-vous ailleurs, Vous choisirez le lieu et l'heure.

Il m'observa en silence pendant une bonne minute.

- O.K. Dites-moi ce qui est arrivé au Colonel, et je vous raconterai... ce que je peux.

J'écrasai ma cigarette.

- Quel est votre nom ?

Il hésita.

- Paul. Paul Dubois.

Ce n'était peut-être pas vrai, mais cela n'avait guère d'importance. Je lui racontai tout. La

visite du Colonel, le meurtre, mon arrestation... le carnet et le craquage du code. Paul

51

m'écouta sans rien dire, puis il hocha la tête. Il me croyait. Cela ne m'étonna guère : il avait

besoin de faire confiance à quelqu'un.

- Vous connaissez mes employeurs ?

- J'ai une vague idée. Personnellement, je suis taureau.

Il sourit.

- Vous savez ce qui est arrivé à notre organisation...

- Je suppose que vous faites référence à l'attentat.

- La bombe n'était que le point d'orgue de la campagne... CAPRICORN a été démantelé.

- Que voulez-vous dire ?

La serveuse nous interrompit. Dubois commanda un Surfer - tonie plus cognac - et je

demandai un whisky, espérant qu'il paierait la note.

- Que savez-vous de CAPRICORN ? demanda Dubois en prenant une gorgée.

- Presque rien. Vous luttez contre les lobbies racistes...

- J'ai rejoint CAPRICORN il y a un an. Mon boulot était de lire certaines publications pour

repérer les références discriminatoires éventuelles. J'en parlais alors à mes supérieurs, qui

décidaient s'il y avait lieu d'intervenir ou pas... Si la discrimination venait d'une entreprise, ou

d'un groupe, et que nous estimions la situation inquiétante, nous envoyions un agent pour

l'infiltrer. Quand nous repérions la personne responsable, nous nous arrangions pour limiter sa

puissance. (Je hochai la tête pour montrer que je suivais.) Puis je suis passé aux allocations de

ressource. Je fournissais aux agents ce dont ils avaient besoin, je transmettais les messages...

C'est là que je me suis aperçu qu'il se passait quelque chose...

La serveuse revint avec les verres. Dubois lui tendit un billet de dix dollars. Je le remerciai et

scrutai mon whisky le cœur plus léger.

- Vous disiez qu'il arrivait quelque chose, répétai-je.

Il hocha la tête.

- Nos agents se sont fait tuer un par un. A une vitesse incroyable. Au bout d'un mois, je ne

recevais pratiquement plus de rapports... Nous avons envoyé des hommes pour enquêter, et ils

ont disparu eux aussi. En six semaines. Quatre vingt dix pour cent des membres du personnel

de CAPRICORN étaient morts ou disparus. (Il soupira.) Nous ne travaillons pas seulement

aux Etats-unis... Nous avions des milliers d'agents, de Moscou à Santiago... Pour autant que

nous le sachions, les seuls survivants étaient les membres du directoire. Il y a eu une réunion

le jour précédant l'attentat. Je ne sais pas quels ordres les autres ont reçus... Les miens étaient

d'attendre le Colonel ici ; il devait me livrer un colis.

Le Colonel était lié à CAPRICORN... Comment ?

- Je ne suis pas certain. Il était peut-être au Comité de Surveillance. Nous ne connaissions pas

les noms de tous les membres...

- Aucune idée de ce qu'il y avait dans le colis ?

Dubois secoua la tête.

- Non. Il devait aussi me dire quoi en faire...

Je m'enfonçai dans mon siège pendant que Dubois finissait son verre. Ainsi le Colonel devait

lui remettre quelque chose. Quelque chose que cherchait sans doute son meurtrier...

Et qu'il n'avait pas trouvé.

Je sortis la carte de couleur bleue et la passai à Dubois.

- Ca vous inspire ?

Dubois lut silencieusement. Au bout d'une minute, il me la rendit.

- Pas vraiment. De quoi s'agit-il ?

- Aucune idée. Je l'ai reçue par la poste. Je pensais qu'il s'agissait d'un code, du même genre

que celui que j'avais déchiffré pour venir ici...

- Les communications entre les membres de CAPRICORN étaient le plus souvent directes.

Nous n'utilisions les petites annonces qu'en dernier recours.

52

- Que savez-vous de la « Puce Hiver » ?

Dubois faillit s'étrangler dans sa bière.

- Que... Comment connaissez-vous son existence ? Croassa-t-il.

- Le Colonel en a parlé pendant son interrogatoire. Peut-être était-ce ce qui se trouvait dans le

« colis »...

Dubois resta silencieux un moment. Puis il leva les yeux vers moi.

- Ecoutez... puisque vous êtes au courant de l'existence de la Puce Hiver, je vais vous dire tout

ce que je sais. (Cela devenait intéressant ; j'allumai une cigarette.) Certains des plus grands

informaticiens du monde travaillaient pour CAPRICORN... sur un projet top secret. Je n'ai

entendu que des rumeurs, mais je crois qu'il s'agissait de la mise au point de cette fameuse

« Puce Hiver ». Elle devait nous aider dans notre combat contre la Croisade pour la Pureté

Génétique. Nous avons envoyé des douzaines d’agents infiltrés la Croisade. On raconte que

l'un d'eux a maintenant une place importante au sein de l'organisation. Je pense que ma

mission aurait été de lui transmettre le « colis ». Ce qu'il devait en faire après, je l'ignore...

Je m'aperçus que ma clope s'était à moitié consumée sans que j'aie pensé à en tirer une

bouffée.

- Vous n'avez aucune idée de l'identité de cet agent ?

- Non. On l'appelle la « taupe »... J'ai découvert quelque chose sur lui. Quand j'ai commencé à

travailler, les membres de la hiérarchie venaient d'exiger que les rapports de la << taupe >>

leur soient envoyés directement. Mais un jour, je suis tombé sur l'un d'eux par hasard. I1 disait

que la Croisade était en train de mettre au point un plan... qu'ils préparaient une sorte de

« nettoyage génétique », pour éliminer les Mutants. Le rapport mentionnait le nom du

révérend Sheppard. La taupe disait que Sheppard n'était pas le vrai chef... le véritable leader

étant quelqu'un connu sous le nom de « Phénix ». Il y avait aussi une référence à un <<

Caméléon >>. Le seul autre nom était celui d'un professeur... Perriman, je crois que c'était ça.

Je sortis le carnet du Colonel et notai les trois noms. Phénix, Caméléon, professeur Perriman.

Après un moment de réflexion, je levai les yeux sur Dubois.

- Qu'allez-vous faire, maintenant ?

Il contempla sa bière.

- Je l'ignore. Je n'ai pas dormi depuis l'attentat. Je voudrais aller voir si quelqu'un a survécu à

Los Angeles... J'ai trop peur d'être tué. Que me conseillez-vous ?

J'avais eu de mauvais moments dans ma vie, mais je n'avais jamais été pourchassé. J'ignorais

ce qu'il fallait faire.

- Avez-vous de la famille ?

- Oui. A Des Moines. Ma mère et ma sœur...

- Pourquoi ne pas y passer quelques semaines... ou le reste de votre vie ? Vous ne vous

sentirez plus jamais en sécurité à Los Angeles. Rien ne vous retient là-bas.

Dubois acquiesça.

- Vous avez raison. Je vais partir... Merci beaucoup, Murphy. Et vous ? Qu'allez-vous faire ?

Bonne question.

- Eh bien... Je vais voir si je peux trouver le colis que devait vous remettre le Colonel. Puis je

chercherai à contacter la << taupe >>... celle de CAPRICORN.

Peut-être par le professeur Perriman...

Dubois se leva et me tendit la main.

- Bonne chance. Je suis heureux de vous avoir rencontré.

- Moi de même.

Il prit son manteau et partit. Sirotant mon verre, je me tournai vers la fenêtre et le regardai

traverser la rue. J'allais me retourner et partir quand je vis trois silhouettes converger vers lui.

Ce n'étaient pas des loubards, mais des pros. En quelques secondes, ils l'eurent immobilisé et

jeté dans un speeder.

53

Deux autres hommes sortirent de l'ombre et marchèrent vers l'entrée du club.

Tant pis pour mon whisky. Y avait-il une porte de derrière dans cette boîte ? Impossible de

me souvenir...

Les hommes étaient sur le seuil. Je n'avais plus beaucoup de temps.

Je regardai autour de moi... La fille habillée en noir - celle qui était un peu ronde - avait été

abandonnée par son amie.

Sans prévenir, je m'installai à côté d'elle.

- Bonjour...

Elle me regarda, surprise, mais pas mécontente.

- Bonjour. Je m'appelle Teri.

Je lui serrai la main, le regard posé sur le miroir, en face de moi. Les deux hommes étaient

entrés et inspectaient les environs.

Teri pencha la tête.

- Et vous ?

Je m'obligeai à la regarder et à sourire. Elle était jolie comme tout. Quel dommage...

- Tex. Écoute... je suis désolé de m'imposer comme ça, mais je vous avais remarquée tout à

l'heure et je me demandais si vous ne vouliez pas danser.

Les types traversaient la pièce. Merde. Que faire ?

- Je ne danse pas très bien, dit ma compagne.

Parlez-moi de vous, plutôt...

Ils n'étaient plus qu'à une dizaine de mètres. Je me tendis. Ces savoyards ne m'auraient pas

sans combattre...

Alors, à mon immense étonnement, ils changèrent de direction et filèrent vers le bar. Je souris

à Teri, infiniment soulagé... puis me figeai en entendant un cri et un bruit de verre brisé.

Un des hommes avait sorti son flingue et braquait la serveuse. L'autre agitait une carte de

police et repoussait les employés qui voulaient s'interposer. La fille hurlait et se débattait ; les

spectateurs commençaient à paniquer. Après un regard d'adieu à Teri, je sautai par-dessus la

table et fonçai vers la porte, bientôt suivi par les clients terrifiés.

Je courus vers mon speeder, me demandant ce qui avait bien pu se passer. Dubois avait été

enlevé... sans doute par ceux qui avaient détruit CAPRICORN.

Et les flics ? Etait-ce un hasard s'ils étaient entrés dans la boîte à ce moment ? A moins que ce

ne soit pas des flics et que la serveuse soit, elle aussi, mêlée à l'histoire...

Personne n'avait l'air de me suivre. Je décollai, direction le bureau. Cinq minutes plus tard, je

me posai. Je marchais vers le Brew & Stew pour prendre un dernier verre quand j'entendis une

voix féminine m'interpeller.

- Excusez-moi...

Je me retournai pour voir une très jolie femme me dévisager par la fenêtre baissée de son

speeder. Elle avait une peau de lait, de magnifiques cheveux roux coupés au carré et des yeux

verts étincelants. Mais c'était surtout le flingue qu'elle braquait sur ma poitrine qui ret int mon

attention.

Elle désigna l'intérieur du speaker.

- Si vous voulez bien monter...

CHAPITRE 15

Le speaker décolla. J'étais assis à la place du mort ; la femme occupait la banquette arrière. Je

n'avais pas besoin de voir le flingue pour l'imaginer pointé sur mon dos.

54

Je jetai un coup d'oeil au conducteur. C'était un homme, la trentaine, bien rasé, un visage pas

désagréable. Le speeder dépassa le toit des immeubles et fila dans l'obscurité. Je regardai le

paysage, curieux.

- Où allons-nous ?

- Nulle part. (La voix de la femme n'était pas particulièrement menaçante. Juste

professionnelle.)

Détendez-vous.

- C'est ce que je sais faire de mieux. Surtout dans ces circonstances.

Le conducteur rit... puis, sans prévenir, il me tendit la main.

- Je suis l'agent McCovey, et voici l'agent Andrews, dit-il en faisant un geste vers la jeune

femme. Nous travaillons pour Interpol. Nous aimerions vous poser quelques questions... et

pour tout vous avouer, nous sommes pressés.

Je lui serrai la main, pas très rassuré. L'agent Andrews avait toujours son flingue sur ma

nuque.

- Si votre partenaire veut bien baisser son arme, je vous promets de ne pas sauter en marche...

Le canon disparut, ce qui me rassura un peu... mais un peu seulement. Quand j'étais nerveux,

j'avais envie de fumer. Je sortis mon paquet.

- Ca vous dérange ?

L'agent McCovey resta concentré sur sa conduite.

- Je préférerais que vous vous absteniez.

- Ah... Le règlement ?

- Non.

Derrière moi, la fille ricana.

Nous survolions maintenant la partie nord de la ville, la plus ravagée par la guerre. Quelques

rares gratte-ciel tenaient encore debout ; le speeder se dirigeait vers l'un d'eux. Pas une

lumière à des kilomètres. Cela faisait longtemps que ces quartiers n'étaient plus alimentés en

électricité.

L'agent McCovey posa le véhicule sur le toit avec grâce et efficacité. Sa compagne me tapa

sur l'épaule.

- Si nous allions faire un petit tour ?

Avais-je le choix ?

J'ouvris la porte et nous sortîmes sur le béton. Le vent hurlait ; la seule source de lumière était

la lune, rougie par la pollution. Il faisait très froid. Je relevai le col de mon imper, puis sortis

mon paquet de Lucky Strike.

L'agent Andrews était adossée au speaker.

Et maintenant ? Je jetai un coup d'oeil à la ville, deux cents mètres plus bas. Allaient-ils me

menacer, me torturer ?

- Nous avons choisi cet endroit parce que nous sommes sûrs de ne pas être écoutés. annonça

la fille, ses grands yeux froids posés sur moi.

Si elles étaient toutes jolies comme ça à Interpol, j'envoyais mon C.V. ce soir. D'un autre côté,

je les aimais un peu moins glacées.

Le vent était mordant. Je soufflai dans mes mains pour les réchauffer.

- Ne le prenez pas mal. . . Je trouve que nous sommes une super bande de chouettes copains.

Et tout, mais pourriez-vous me dire ce que nous faisons ici ?

La fille ne cilla pas. McCovey sourit.

- Ne vous inquiétez pas, vous ne courez aucun danger. Nous voulons seulement en savoir

plus. Avez-vous découvert quelque chose sur les circonstances du meurtre du Colonel O'Brien

?

55

Les mecs d'Interpol devaient vraiment être paumés s'ils en étaient réduits à demander mon

aide. Mais en leur racontant ce que je savais, je pourrais peut-être apprendre quelque chose en

échange...

- Eh bien... je suppose que vous avez vu le vidéodisque. Je n'ai pas reconnu le meurtrier.

McCovey enfonça ses mains dans ses poches.

- Vous n'aviez aucune raison de le faire. Il se trouve que nous connaissons son identité. (La

fille lui jeta un regard que j'aurais pu traduire par « Ferme ta gueule » ; son partenaire

l'ignora.) Il se fait appeler le Caméléon, mais nous pensons que son véritable nom est Jacques

Fou. Il s'est fait polir la peau des doigts pour ne pas laisser d'empreintes digitales... c'est un

génie du déguisement. Si vous le rencontrez de nouveau, vous ne réussirez pas à le

reconnaître.

Ainsi les enquêteurs d'Interpol savaient qui était l'assassin. Ils étaient plus avancés que moi.

- Comment puis-je vous aider, si vous avez déjà résolu l'enquête ?

- Le Caméléon n'est pas un psychopathe. Il ne tue pas les gens pour le plaisir. Nous voulons

savoir pourquoi il a agi et qui était son employeur, expliqua la rouquine.

- Plus important encore, nous voulons en apprendre plus sur la Puce Hiver, ajouta son

compagnon en surveillant le ciel. (Il se tourna vers moi.) Où avez-vous passé la soirée ?

Je pris une bouffée de cigarette, le temps de réfléchir. En étant sincère, peut-être arriverais-je

à leur arracher quelques infos sur CAPRICORN...

Je narrai mes dernières aventures... du décryptage des petites annonces à ma rencontre avec

Dubois. Andrews prenait des notes tandis que McCovey hochait la tête, concentré sur mes

paroles.

Quand j'eus terminé, la rouquine réfléchit un moment et rangea son carnet.

- Savez-vous où nous pourrions contacter Dubois ?

- Comme je vous le disais, j'ai bien peur qu'il ne soit plus... joignable... (Un hélicoptère passa

dans le lointain. Nous attendîmes que le bruit des rotors faiblisse avant de reprendre notre

conversation.) Que savez-vous de CAPRICORN ? Pensez-vous que le meurtre du Colonel soit

lié à l'histoire de Dubois ?

McCovey arpenta le toit en silence, tandis que sa compagne serrait les lèvres.

- Selon toute probabilité... oui, dit-il enfin. Ceux qui ont détruit CAPRICORN étaient des

pros. Ils devaient avoir un espion dans les lieux, ainsi que des armes et de très gros moyens...

- Un espion ? Qui ? Ce fameux « Phénix » dont m'a parlé Dubois ?

McCovey secoua la tête.

- Nous ne sommes sûrs de rien. De tous les ennemis de CAPRICORN, la Croisade pour la

Pureté

Génétique avait le plus à gagner à le voir disparaître.

Mais nous avons des raisons de croire que la Croisade n'est qu'une façade. Il y a autre chose

derrière... un petit groupe, puissant, disposant de beaucoup d'argent, dont les membres

travaillent pour atteindre un but précis. Lequel, nous l'ignorons encore.

- Vous pensez que ce sont eux qui ont engagé le Caméléon pour tuer le Colonel...

- C'est probable.

Sur ces mots prononcés d'un ton sinistre, l'agent McCovey ouvrit la porte du speeder et

s'installa sur le siège du conducteur. Notre petite conversation était terminée. Je me glissai à

l'intérieur, suivi par Andrews.

Pendant que nous décollions, McCovey me jeta un coup d’œil.

- Nous avions autre chose à vous demander. Il semble que vous ayez eu affaire à une

duchesse, pour, une histoire de statuette volée... L'histoire qu'on nous a racontée n'était pas

très claire.

- Venant de Malden, rien n'est jamais clair.

56

Je leur racontai mes aventures à Mexico. Le temps que je termine, nous nous posions près de

mon bureau. McCovey n'avait fait aucun commentaire.

- Monsieur Murphy, merci de votre aide, dit-il seulement. J'espère que nous ne vous avons pas

fait perdre trop de temps.

J'avais des tas d'autres questions à poser, mais on venait de me signifier mon congé. Je sortis

et regardai le speeder disparaître dans la nuit.

En marchant vers chez moi, je réalisai que les deux ligotes ne m'avaient donné aucune preuve

de leur identité.

CHAPITRE 16

Il était plus de onze heures quand j'émergeai le lendemain matin. Pour être précis, le réveil

annonçait

11H88. Il était peut-être temps de remplacer les piles.

Je me sentais de bonne humeur, débordant d'énergie ; filant vers la salle de bains, j'entrepris

de me faire une beauté. Marrant... Plus les années passaient, plus le processus était long. Cinq

bonnes minutes s'écoulèrent avant que je ne me considère comme présentable. J'ouvris un

sachet de petit déjeuner instantané et lançai la machine à café. Pendant que l'arôme du

Robusta envahissait la cuisine, je m'assis et commençai à constituer la liste ce que je devais

accomplir pendant la journée.

1 Me lever. Fait.

2 Me laver. Idem.

3 Petit déjeuner. En cours.

4 Perdre du poids et faire du sport.

5 Aller voir Percival.

Mon efficacité était incroyable. Je n'avais pas encore bu mon café que j'avais déjà réalisé la

moitié des choses inscrites sur ma liste.

Je me versai une énorme tasse et ressortis la carte de couleur bleue pour l'étudier une nouvelle

fois. BXK+A261184. Ca ne me disait toujours rien. Peut-être aurais-je dû demander aux

agents d'Interpol de m'aider. J'avais oublié...

Je passai au carnet du Colonel pour voir si je n'avais rien manqué. Les trois noms que j'avais

notés pendant ma discussion avec Dubois me sautèrent au visage - Phénix, Caméléon, le

professeur Perriman.

Les deux premiers étaient des noms de code, mais je pouvais peut-être essayer de localiser ce

Perriman...

Dubois m'avait dit avoir remarqué son nom dans un rapport rédigé par la taupe de

CAPRICORN. Celle-ci opérait au sein de la Croisade, qui était basée à Nouveau San

Francisco. Avec un peu de chance, le professeur Perriman était lui aussi un résident de notre

bonne ville.

Je branchai mon ordinateur et commençai à chercher dans l'annuaire. Dix-huit Perriman. Je

les appelai un par un, jusqu'à que je tombe sur une madame Perriman qui m'expliqua que son

mari ne rentrerait pas de l'université avant ce soir. Il enseignait l'histoire au centre Jerry Rice.

Suivant les indications de la dame, j'arrivai au centre vers une heure. Fumant une cigarette, je

me mêlai à un groupe d'étudiants, devant la porte de l'établissement. La conversation portait

sur la philosophie et la baise. Heureuse période. J'aurais aimé revenir à l'université.

Me décidant enfin à entrer, je jetai un coup d'oeil aux tableaux d'affichage pour me repérer et

montai à la recherche de la salle 319. La porte était ouverte. Un type solide et barbu, un peu

rondouillard, triait des documents sur la table.

- Professeur Perriman ?

57

L'homme se tourna vers moi. I1 avait les cheveux blancs, mais quelques poils noirs

survivaient encore dans sa barbe. Des lunettes de métal étaient posées sur son énorme nez. Il

donnait l'impression d'être un baroudeur, quelqu'un qui en avait beaucoup vu et n'était pas

près de se ranger.

- Que puis-je faire pour vous ?

- A vrai dire... je ne sais pas vraiment. Un ami m'a conseillé de venir vous voir.

- Quel ami ?

Il ne connaissait pas Dubois, aussi décidai-je d'être direct.

- Quelqu'un qui travaille pour CAPRICORN.

Le professeur sursauta et me regarda, les yeux écarquillés. Puis il me fit entrer et ferma la

porte. Je regardai le désordre du bureau, heureux de voir que je n'étais pas le seul

hyperbordélique de la ville. Perriman libéra deux chaises sans s'excuser du désordre. Un

homme selon mon coeur.

Quand nous fûmes assis, il sortit une pipe de sa poche et la tapota sur le bureau.

- CAPRICORN, hein ? Je ne pensais pas que ces braves gens étaient encore dans le coup...

- Je crains qu'ils ne le soient plus.

Le professeur grognas, alluma sa pipe avec une allumette - un fumeur de pipe qui se respectait

n'utilisait jamais de briquet - et m'étudia un moment.

- Nous devrions nous présenter.

- Murphy. Tex Murphy.

- Benjamin Perriman. Si vous m'expliquiez, monsieur Murphy, ce qui vous amène exactement

? Je souris.

- Je suis détective privé. Dans mon jargon, vous êtes ce qu'on appelle une piste.

De la fumée sortit de sous la large moustache du professeur.

Détective privé, hein ? Cette visite est donc liée à une enquête... Un meurtre, j'espère. Rien de

mieux qu'un bon Agatha Christie.

- Il y a en effet un meurtre, mais dont l'assassin est connu. Le problème est lié au

« pourquoi », non au « qui ».

- C'est le Colonel Moutarde qui a tué ? Avec le chandelier, dans la bibliothèque ?

- Nous en saurons plus quand la police aura trouvé le corps, j'imagine. Tout ce que nous

avons, pour l'instant, c'est un doigt.

Le professeur se pencha vers moi, les sourcils froncés.

- S'agit-il de quelqu'un que je connais ?

- C'est possible. Avez-vous entendu parler du Colonel O'Brien ?

Il y eut un court silence.

- La nouvelle ne me prend pas totalement par surprise... mais elle m'attriste...

- Ainsi vous le connaissiez...

Perriman retira sa pipe de sa bouche.

- Nous nous sommes rencontrés il y a quelques mois ; je lui ai fourni certains

renseignements.

D'après ce qu'il m'avait dit alors, il était en danger.

- Je cherche à découvrir qui l'a fait tuer.

Le professeur eut un sourire amer.

Ca m'étonnerait que vous réussissiez... Mais c'est un autre sujet. Comment puis-je vous aider ?

- Bonne question. Ecoutez... Comme j'ignore par où commencer, je vais vous raconter mon

histoire. Arrêtez-moi dès qu'elle vous inspire.

Et pour la deuxième fois en vingt-quatre heures, je narrai mes aventures. Pacific Heights, le

rendez-vous avec la comtesse... Je décrivis la statuette et obtins aussitôt une réaction.

- Le Habuh.

- Pardon ?

58

Le professeur posa sa pipe, se dirigea vers une étagère et en sortit un gros volume. Se

rasseyant, il le feuilleta, les sourcils froncés. Puis il me colla le bouquin devant les yeux, le

doigt pointé sur un dessin.

La statuette.

- C'est la vôtre ?

J'acquiesçai, le cœur battant. Bien sûr, je savais que l'oiseau était un objet ancien de grande

valeurs mais le voir dans cet ouvrage lui donnait une tout autre dimension. Je regardai le titre

du livre : Histoire complète des Arcanes et de I 'Occulte.

Perriman reprit sa pipe.

- Voilà qui change bien des choses, dit-il enfin.Vous connaissez le sujet ?

- Pas vraiment.

- Que voulez-vous savoir ?

- Tout !

Le professeur sembla apprécier la réponse. Il tira quelques bouffées de tabac et croisa les

jambes.

- Avez-vous entendu parler de la Confrérie de la Pureté... ou de la Doctrine Secrète ? (ça

commençait mal. Je secouai la tête.) Si je vous renseigne sur les assassins du Colonel O'Brien,

vous serez en danger à votre tour...

- Au point où j'en suis...

Perriman sourit.

- Le Habuh - la statuette - est le talisman sacré d'une cabale occulte connue sous le nom de

Fraternité de la Pureté. L'origine de ce culte se perd dans les ténèbres de l'histoire. L'ordre fut

créé il y a des siècles en Orient par un petit groupe d'hommes dont les concepts avaient -

littéralement - des millénaires d'avance... Alors que des peuplades plus primitives apprenaient

à travailler le métal, la Confrérie mettait au point les principes rudimentaires de l'eugénisme...

Vous savez de quoi il s'agit.

- Hélas.

- Bien sûr, ces pionniers n'avaient pas la technologie nécessaire pour appliquer leurs idées. La

trace de la Confrérie se perd alors pendant des siècles... Ce n'est qu'aux alentours de 400 avant

Jésus-christ que l'on retrouve des indices de sa présence. L'influence de la Doctrine Secrète se

fait sentir dans de nombreux écrits des philosophes grecs...

« La Confrérie de la Pureté a lentement monté en puissance pendant l'Empire romain. Malgré

son immense richesse et son importante influence, l'anonymat de ses membres était

soigneusement préservé. Le nombre des initiés - ceux qui recevaient l'enseignement de la

Confrérie, qui connaissaient ses secrets, ses mots de passe - était réduit au minimum, de

manière à assurer leur loyauté. Et puis il n'était nul besoin d'une foule de fidèles. La Doctrine

Secrète était un ramassis de prophéties dont la plupart verraient leur accomplissement des

siècles plus tard. L'ordre s'occupait d'entretenir les rituels et d'assurer sa survie jusqu'au jour

où il pourrait accomplir son destin... Mais j'anticipe.

« L'Empire romain s'écroula ; la Confrérie survécut. Certains historiens soupçonnent même

qu'elle en hâta la chute. L'Empire était devenu mou, obèse, il n'était plus un terrain

d'expérimentation efficace pour les idéaux de la Confrérie. Obéissant aux anciennes

prophéties, les membres de l'ordre tournèrent leur attention vers les fières et violentes tribus

des Anglois et des Saxons, qui n'étaient pas aussi intellectuellement avancés que les Romains,

mais qui n'avaient pas subi leur déclin physique et moral...

« De nombreux personnages majeurs du Moyen Age avaient des liens secrets avec la

Confrérie. Charles le Grand, Otto le Grand, Conrad IV, Frédéric Barberousse... L'Empereur

Charlemagne ne fut pas considéré comme d'un niveau suffisant pour rejoindre le culte, mais

son conseiller et confident, Hugo de Tours, en était un membre de haut rang. Son influence

sur Charlemagne a affecté de manière drastique l'histoire de l'Europe et celle du monde...

59

« De nombreux religieux furent aussi, au cours des siècles, membres de notre petit groupe.

Ainsi l'évêque de Klingsor, le comte d'Acerra... et Eckbert de Meran, l'évêque de Bramberg au

XIIIe siècle. L'Inquisition espagnole fut créée à l'instigation d'un membre de la Confrérie aux

opinions radicales, qui se trouvait avoir une position importante dans la hiérarchie papale. Des

milliers de personnes furent torturées et tuées... officiellement parce qu'elles n'étaient pas

catholiques. En vérité, il s'agissait déjà d'une épuration ethnique. Cela fut fait, il faut le noter,

par la volonté d'un seul homme, et non parce que la Confrérie l'avait ordonné.

«Au long du Moyen Age, il y eut de nouvelles scissions au sein du culte. Les croisades furent

la conséquence d'un de ces mouvements « hérétiques »...

Au bout du compte, les rebelles furent éliminés, non sans que se livrent de nombreuses

guerres intestines qui eurent parfois des ralentissements politiques que l'histoire a mal

interprétés... Ce qui prouve la puissance et l'influence de la Confrérie.

« Heinrich Himmler, qui dirigeait le Bureau Occulte Nazi, obtint on ne sait comment un

manuscrit relatant la Doctrine Secrète et le montra à Adolf Hitler. Les Nazis furent influencés

par les principes de la Confrérie bien qu'ils n'aient jamais été autorisés à adhérer au culte.

Celui-ci mit des années à réparer les dégâts causés par ces fous. Pendant des décennies, la

Confrérie dut lutter contre des lobbies racistes, qui en dévoyant leur message, risquaient de

faire échouer leurs plans. Certains atteignirent des proportions gigantesques avant que le

groupe ne réussisse à les contrôler...

Le professeur fit une pause, le temps de vider les cendres de sa pipe sur un dossier. Tout cela

paraissait incroyable - on aurait dit un mauvais feuilleton. Cette Confrérie... quelle était son

but ? On dirait que ses membres ont surtout passé leur temps à garder leur présence secrète.

D'ailleurs, comment avez-vous appris leur existence ?

- Je répondrai d'abord à la dernière question. Je suis tombé sur eux par accident. Alors que

J'étais étudiant - il y a de ça des années - je faisais des recherches pour mon doctorat dans une

bibliothèque de Vienne. Je consultai un vieil ouvrage sur le folklore germanique quand je suis

tombé sur un ancien parchemin, écrit à la main. A cette époque, mon allemand était plutôt

mauvais, mais j'ai compris les grandes lignes du texte. C'est là que j'ai lu pour la première fois

les termes « Confrérie de la Pureté » et « Doctrine Secrète »...

« Le parchemin avait été placé entre deux pages, dont une reproduisait un tableau daté de

1604 et signé d'un certain Basilius. Il représentait un chemin allégorique vers l'illumination,

décoré par un salmigondis de symboles. Je ne les oublierai jamais : un corbeau, un perroquet,

un cygne, un pélican, un lion et un aigle. Au fil des années, j'ai appris que chaque animal

correspondait à un rang dans la Confrérie... « Je n'ai pas réussi à obtenir la permission

d'emprunter le parchemin pour l'étudier, et quand je suis revenu, il avait mystérieusement

disparu. Je ne l'ai jamais retrouvé... mais ma curiosité était éveillée. Depuis ce temps, je

travaille à découvrir la vérité.

« Quant au but de la Confrérie... son destin, comme ils disent... je n'en ai qu'une vague idée,

mais je suppose qu'il est exposé clairement dans les pages de la Doctrine Secrète. Je n'ai

jamais vu ce texte, mais j'ai eu entre les mains divers extraits plus ou moins authentiques.

Grâce à mes lectures, et à certains témoignages, j 'ai réussi à découvrir, de manière partielle

les objectifs de la Confrérie...

« La Doctrine Secrète parle d'une entité appelée l'Incube, que la Confrérie doit invoquer

quand toutes les prophéties auront été réalisées. L'Incube créera alors le Moon Child,

« l'enfant de la lune », qui sera le destructeur des impurs et le protecteur des purs.

- Moon Child... N'est-ce pas le nom de la station spatiale dont la Croisade est propriétaire ?

Le professeur hocha la tête.

- Ce ne peut être une coïncidence. Ou les chefs de la Croisade pour la Pureté Génétique ont

obtenu une copie de la Doctrine Secrète et, comme Hitler, se la sont appropriée, ou la

60

Confrérie est derrière la Croisade. Dans ce cas, ces gens estiment qu'ils n'ont plus besoin de

se cacher. Je suis hélas porté à croire qu'il s'agit de la vérité.

Nous restâmes assis en silence un long moment.

La Confrérie préparait-elle un nouvel Holocauste ? Génial. Comme si l’humanité n'avait pas

déjà assez de problèmes comme ça...

-Et la statuette ? La comtesse ? Quel est le lien ?

- J'ignore l'identité de cette femme. De nombreuses personnes riches et puissantes travaillent

pour la Confrérie. Le Habuh est aussi ancien qu'elle... L'Ordre a veillé sur lui pendant des

générations, mais l'objet a été perdu au cours du XXe siècle. Les membres de la Confrérie

l'ont cherché désespérément pendant des années. J'espérais que cette foutue statuette était

égarée pour de bon, mais il n'en est rien...

- Pourquoi la veulent-ils ?

Le professeur haussa les épaules.

- La statuette a peut-être une importance symbolique... à moins qu'elle n'ait une véritable

utilité occulte. La Doctrine Secrète affirme que la terre est baignée de forces éthérées dont on

peut extraire une énergie, le vril, qui permettrait de manipuler le plan astral et de se brancher

sur les courants telluriques. Comme toute autre énergie, le vril peut être stocké et utilisé. Peut-

être le Habuh permet-il de le contrôler... (Le professeur croisa les bras.) Mais ça n'est que pure

spéculation. La seule chose que je sache, c'est qu'après des millénaires d'attente, la Confrérie

est arrivé au point culminant de son histoire. Quels sont ses plans, je l'ignore... J'espère

seulement qu'elle échouera, comme les Nazis avant elle. (Perriman ferma les yeux.) S'ils

réussissent... Dieu nous aide.

CHAPITRE 17

Le temps s'était arrêté pendant ma conversation avec le professeur.

Du moins était-ce que je croyais... Jetant un coup d'oeil à ma montre, je m'aperçus avec

stupéfaction qu'il fallait que je me dépêche si je ne voulais pas rater mon rendez-vous avec

Lowell Percival. Je remerciai Perriman et filai.

Dans mon speeder, je remâchai ce que j'avais entendu. Ou J'avais perdu deux heures avec un

obsédé des conspirations, ou... je préférai ne pas y penser. On aurait dit une histoire qu'on lit

dans les tabloïds, en faisant la queue chez l'épicier.

Mais le professeur Perriman était un chercheur respecté...

Je réfléchissais toujours en me posant devant Lowell Percival Entreprises. Après avoir passé

tous les barrages, je montai au cinquante et unième étage. Alaynah était encore plus jolie que

d'habitude. Elle portait une robe de cachemire moulante, et son parfum... Mon Dieu. J'avais

été sans femme depuis trop longtemps.

Mais je n'étais pas d'humeur à flirter.

- M. Percival est-il là ? Demandai-je après les compliments d'usage.

Elle eut l'air déçue.

- M. Percival ? Oui... Bien sûr. Un instant.

Pendant qu'elle parlait à voix basse dans l'interphone, j'observai son bureau. Je repérai une

lettre sur papier bleu et lus du coin de l'oeil ce qu'il y avait marqué sur l'enveloppe.

Genetic Research Systems : Top Secret : A l 'attention EXCLUSIVE de Lowell Percival.

Alaynah releva les yeux vers moi.

- Il vous attend. Par ici.

Je lui fis un sourire d'adieu et après deux petits coups polis sur la lourde porte en cuir du

bureau, je pénétrai dans le saint des saints.

Percival était debout à m'attendre. Il fit le tour de la table pour me serrer la main.

61

Il était plus petit que dans mon souvenir un mètre soixante-cinq, à peine. Ses traits étaient

délicats, sa silhouette fine, malgré les épaulettes de son costume. Ses cheveux noirs étaient

tirés en arrière et dominés. Je les trouvais un peu raréfiés son bouc noir, en revanche, était

impeccable.

Ce type m'avait toujours fait penser au comptable de Satan... si le Prince des Ténèbres avait

besoin de tels serviteurs, bien sûr.

Il m'amena jusqu'à mon siège avant de s'installer sur son fauteuil présidentiel. Sa voix était

précise, un peu aiguë. Il prononçait tous les mots à la perfection, sans jamais hésiter.

- Monsieur Tex Murphy. Cela fait combien de temps ? Trois ans ?

- Cinq.

Percival secoua la tête.

- Le temps passe trop vite. (Il tapota l'accoudoir, en cuir de son fauteuil.) Que puis-je faire

pour vous ? Vous ne cherchez pas de travail, j'imagine. Un détective aussi efficace que vous

doit crouler sous les missions...

Ce mec était très fort. J'étais un vieux cynique et il arrivait presque à me faire croire qu'il était

sincère.

Presque.

- Je ne veux pas de boulot, monsieur Percival. En fait... il se trouve que je suis tombé sur votre

nom dans un lieu inattendu, et je voulais vous en parler...

Percival sourit.

- Je suis tout ouïe.

Sortant l'article avec la photo de la statuette, je lui tendis.

- Que pouvez-vous me dire sur cet oiseau ?

Mon interlocuteur étudia le fragment de journal pendant ce qui me parut être une éternité, puis

il me le rendit.

- Rien de plus que ce qu'il y a marqué là...

Je remis mon journal dans ma poche. Mentait-il ? Impossible de le savoir. Je me vantais d'être

un excellent psychologue, mais Percival était indéchiffrable.

- Que savez-vous d'Eddie Ching ?

Mon interlocuteur ne cilla pas.

- Je ne le connais pas.

- Eh bien lui vous connaît... Il avait constitué une liste d'acheteurs potentiels pour l'oiseau et

votre nom y figurait. Etiez-vous sur les rangs pour l'acquisition de cette statuette ?

Pour la première fois, Percival eut l'air intéressé par mes propos... mais il ne répondit pas

avant une bonne minute de réflexion.

- Permettez-moi d'être plus précis. Je ne connais pas M. Ching personnellement, mais j'ai

entendu parler de lui.

- Qui est-ce ?

Il m'étudia comme un joueur d'échecs estimant le danger représenté par son adversaire.

- Un... importateur. Sa spécialité est d'obtenir... comment dire ?... des objets de collection,

qu'il propose à ses clients. La statuette en était un.

- Ainsi vous la vouliez ? Pourquoi ?

- Pourquoi le désir existe-t-il ? répondit Percival avec un geste théâtral. J'aime l'art. J'aime la

beauté, l'unicité. Je suis l'homme le plus riche de la planète, disent les journaux. J'ai travaillé

comme un fou durant ma vie... Pourquoi ? Pour pouvoir me payer ce genre de chef-d'œuvre. Il

y a si peu de choses qui m'émerveillent encore...

Son explication était crédible et son enthousiasme paraissait sincère. Mais Percival en savait

toujours plus qu'on ne croyait. Si le professeur Perriman avait raison s'il n'avait pas trop fumé

et abusé des jeux de rôles cette statuette était bien plus qu'un objet de décoration.

Et dans ce cas, Percival le savait forcément.

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- J'ai entendu dire qu'elle avait une grande valeur...

J'eus droit à un sourire compatissant.

- Vous n'imaginez pas à quel point, monsieur Murphy. Elle est littéralement... inestimable.

La rumeur prétend qu'elle possède des pouvoirs magiques...

Il éclata de rire.

- Ah... oui... La magie. Vous m'avez découvert. C'est là mon but ; grâce à cette statuette, je

vais devenir le plus puissant sorcier d'Amérique... (Sans cesser de rire, il enleva ses lunettes et

s'essuya les yeux. Bref, il se foutait de ma gueule.) Vous semblez porter beaucoup d'intérêt à

cet oiseau. Que savez-vous d'autre ?

Je décidai d'aller droit au but.

- Certaines personnes pensent qu'il s'agit d'un objet sacré, révéré par un ancien culte connu

sous le nom de Confrérie de la Pureté.

Percival leva un sourcil.

- Vraiment ? Un culte ?

C'est une rumeur. Je ne suis pas sûr d'y croire ...

- Pourquoi ?

Je haussai les épaules.

- On dirait un scénario de feuilleton. C'est comme les adorateurs de Satan. Tous les ans, des

tabloïds font leur « une » dessus... et à chaque fois, il ne s'agit que d'une bande d'adolescents

boutonneux en train de sacrifier des poulets. Les sociétés secrètes, c'est pas mon truc.

Le milliardaire acquiesça.

- Il reste encore des gens raisonnables dans ce monde, et c'est heureux. Mais je dois confesser

un certain intérêt morbide pour l'occulte. J'ai entendu parler, moi aussi, de cette Confrérie. Je

trouve l'idée fascinante... bien que sûrement inventée. Quant aux « pouvoirs » de la statuette,

ils m'indiffèrent. Seule sa valeur artistique m'intéresse.

- La personne qui m'a parlé de la Confrérie m'a aussi raconté que le culte était lié à la

Croisade pour la Pureté Génétique... Qu'en pensez-vous ?

Percival réfléchit.

- Je trouve cela difficile à croire. Le but de la Croisade est de se faire le plus de publicité

possible, la Confrérie a toujours voulu garder son existence secrète. Si elle existe, bien sûr.

Je hochai la tête et réfléchis. Avais-je autre chose à lui demander ?

Non. Il ne m'avait pas appris grand-chose, et son opinion sur cette histoire de complot

millénaire correspondait la mienne...

- Monsieur Percival, je vous remercie de m'avoir accordé cet entretien...

Je me levai et jetai un dernier regard autour de moi.

Sur le mur, derrière le fauteuil, se trouvait une photo de Percival échangeant une poignée de

main avec le révérend Claude Sheppard, le chef de la Croisade.

Sans savoir pourquoi, je frissonnai. Et si Percival m'avait mené en bateau ?

- Vous avez bien employé votre temps ces dernières années, dis-je pendant qu'il me

reconduisait à la porte.

Il sourit.

- Je suis certain que vous avez fait de même.

La porte s'ouvrit. Je cherchai une réponse rigolote, en vain.

- Avez-vous la statuette ?

Percival secoua la tête.

- Non. J'aimerais. Elle ferait bien sur l'étagère, près de la fenêtre.

Je le remerciai encore et il referma la porte derrière moi.

Alaynah m'accueillit en souriant.

- L'entretien s'est bien passé '?

- J'aimerais le savoir...

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- Monsieur Percival fait cet effet à beaucoup de gens, reprit la jeune femme, les yeux

pétillants de malice. Alors ? Quand m'emmenez-vous prendre un autre verre ? Je suis libre ce

soir...

D'accord, je m'étais promis de ne pas l'inviter. Mais elle était diablement jolie - et puis, si

j'avais besoin d'excuses, je n'avais qu'à me dire que j'essaierais de lui tirer les vers du nez à

propos de Percival. J'aurais aussi aimé en savoir plus sur l'enveloppe bleue qui traînait sur son

bureau...

Peut-être l’avais-je jugée trop vite, me dis-je pour me déculpabiliser. Je pouvais lui laisser une

seconde chance...

Bref :

- A quelle heure finissez-vous ?

Son sourire s'élargit.

- Cinq heures.

Je lui décochai un clin d'oeil charmeur.

- Je serai là.

Après avoir dit au revoir, je me dirigeai vers l'ascenseur. Deux minutes plus tard, J'ouvrai la

portière de mon speeder.

Bon Dieu... Je savais que je faisais preuve de faiblesse, mais que voulez-vous ? Une si jolie

fille et moi qui étais célibataire depuis des mois. Comment résister ?

Je décidai de faire un saut par le bureau pour prendre une douche et me passer un peu d'eau de

Cologne sur le visage. Allez... J'irais même jusqu'à me raser.

Je décollai. Le pied sur l'accélérateur, je jetai un coup d'oeil dans le rétroviseur.

Derrière moi, le gratte-ciel de Lowell Percival Entreprises explosa, projetant un million de

débris enflammés.

CHAPITRE 18

La ville sombra dans le chaos. Des milliers d'alarmes hurlèrent en même temps ; un nuage de

poussière s'éleva des ruines, puis disparut, révélant un spectacle de désolation. Des centaines

de cadavres gisaient dans les débris ; des morceaux de béton et de chair avaient volé dans

toutes les directions.

Les passants qui avaient survécu à l'explosion regardaient autour d'eux, hagards. Il y avait des

blessés partout ; certains hurlaient.

En quelques minutes, les rues furent envahies de policiers, d'infirmiers et de témoins

épouvantés. Le gratte-ciel de LPE n'avait pas été le seul touché ; des dizaines de bâtiments

environnants avaient été détruits par le souffle.

Epouvanté, je posai mon speeder et marchai au hasard sur les trottoirs. Les sirènes des

ambulances hurlaient autour de moi. Je n'avais jamais vu de champ de bataille, mais

j'imaginais que cela devait ressembler à ça. Alentour, des pompiers éteignaient les débuts

d'incendies. Des camionnettes de la télévision firent leur apparition ; bientôt, l'endroit grouilla

de caméras.

Il fallait que je rentre : je ne servais à rien ici. Mais je n'arrivais pas à détacher mes yeux de

l'horrible spectacle.

Un peu plus loin, j'aperçus Mac Malden, entouré de ses hommes. Il recueillait le témoignage

d'une fille complètement traumatisée.

Je m'approchai ; il se tourna vers moi, tout pâle.

- T'as vu ce bordel ? (Je secouai la tête. Mon estomac faisait des nœuds.) Qu'est-ce que tu fous

là,

Murphy ? Un coup de chance ?

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Alors je réalisai que c'était exactement ce que j'avais eu : de la chance. J'étais dans ce putain

de gratte-ciel moins de trois minutes avant qu'il n'explose. Si j'avais été aux toilettes... Si

j'avais un peu plus flirté avec Alaynah...

Je désignai les ruines.

- J'étais là.

Mac alluma une cigarette.

- Quand ?

Je viens de sortir.

Il me regarda, les yeux écarquillés.

- Putain...

- Comme tu dis... Je crois que je vais vomir.

- T'étais en visite ?

Je pris une profonde inspiration.

- J'avais rendez-vous avec Lowell Percival.

Il était là-dedans ? (Je hochai la tête. Mac me posa une main sur l'épaule.) Rentre chez toi,

Murphy. Tu n'as pas l'air bien. Appelle-moi dès que ça ira mieux... J'aurai besoin de ton

témoignage.

Hochant la tête, je repartis vers mon speeder et j'attendis que les bâtiments arrêtent de tourner

autour de moi pour décoller. Alors je filai vers mon bureau, trop sonné pour réfléchir.

Je me réveillai à 07H10 dans mon fauteuil. Je ne m'étais pas aperçu que je m'étais endormi.

Le soir était tombé, et on frappait à la porte.

Tentant de remettre de l'ordre dans mes idées, j'allai ouvrir.

C'étaient les deux agents d'Interpol ; je m'écartai pour les laisser entrer. L'homme - McCovey,

je crois - m'étudia avec attention.

- Syndrome post-traumatique. Ca passera.

Je fermai la porte.

- Je sais. J'ai été marié.

Il sourit ; je leur fis signe de s'asseoir avant de m'écrouler dans ma chaise. Un paquet de

Lucky

Strike me tendait les bras. J'allumai une cigarette sans demander la permission. La fille

toussota ; je l'ignorai.

- Alors ? A quoi dois-je le plaisir de votre visite ?

McCovey prit les rênes de la conversation. Apparemment, c'était une habitude.

- Le lieutenant Malden a dit qu'il vous avait vu sur les lieux de l'attentat. Vous étiez présent au

moment de l'explosion ?

- On peut dire que j'ai senti son souffle sur ma nuque.

- Que faisiez-vous là-bas ? Il paraît que vous avez vu Lowell Percival... Quelle coïncidence,

tout de même...

- Je ne crois pas aux coïncidences.

McCovey eut un sourire angélique.

- Vraiment ? Pourtant vous êtes un des derniers à avoir vu le Colonel O'Brien vivant. Même

chose avec Paul Dubois. Maintenant, voilà que Lowell Percival explose quelques minutes

après vous avoir rencontré...

- La chance. Je dois être ascendant Sagittaire...

Décidément l'agent Andrews n'aimait pas mon humour. Elle intervint pour remettre la

conversation sur les rails.

- Dites-nous pourquoi vous êtes allé voir Percival.

Je soufflai quelques volutes de fumée dans sa direction.

- Je voulais l'interroger sur la statuette...

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- Celle dont vous nous avez parlé la dernière fois ? demanda McCovey d'une voix douce.

(J'acquiesçai.) Que vous a-t-il dit ?

- Pas grand-chose. Disons qu'il a confirmé ce que je savais déjà. Il voulait l'acheter, mais il n'a

pas réussi à mettre la main dessus.

Andrews sortit son carnet.

- De quoi d'autre avez-vous parlé ?

- De cinéma. Nous aimons tous deux les films de Russ Meyer. Ou devrais-je dire « aimions »

?

- Se conduisait-il de manière étrange ? Semblait- il... nerveux ?

- Il avait l'air tout à fait détendu pour un homme qui allait être réduit en pulpe sanguinolente

quelques minutes plus tard... (J'écrasai ma cigarette, sentant l'énervement monter.) Comment

voulez-vous que je sache s'il était nerveux ou pas ? Je le connaissais à peine, bordel !

Les deux agents se regardèrent. D'accord, je n'étais pas très coopératif... Désolé. J'étais un peu

sous le choc.

Andrews rangea son carnet et McCovey sourit poliment.

- Nous allons vous laisser vous reposer.

Ils se levèrent. Mais c'était à mon tour de poser les questions.

- L'attentat est-il lié à celui de Los Angeles ? A la destruction de CAPRICORN ?

McCovey hésita.

- Nous n'en sommes pas certains. Il y a de nombreuses ressemblances entre les affaires... Les

deux lieux avaient une sécurité importante. Les engins explosifs étaient identiques ; ils ont été

placés à des endroits similaires. Mais tout cela est officieux, entendons-nous bien. L'enquête

suit son cours. Le problème, c'est que le premier attentat avait des motifs politiques... Alors

que Percival n'était pas lié à CAPRICORN, ni à un parti...

- Vous avez trouvé le corps ?

- Ce qu'il en restait. Depuis la nouvelle, Wall street est sur les dents. Certains spécialistes

prédisent un nouveau crash boursier...

Dommage pour eux. J'avais d'autres soucis.

- Percival avait une réceptionniste... Son bureau était juste à côté du sien.

McCovey secoua la tête d'un air navré.

Je me mordis la lèvre.

Les agents se regardèrent une nouvelle fois, puis se levèrent pour sortir. Quand ils eurent

disparu, j'allumai ma chaîne et mis un disque de Nat King Cole.

Pour moi, c'était l'équivalent de deux Prozac. J'aurais bien pris un verre de whisky, aussi, mais

je n'en avais plus.

J'allumai une nouvelle cigarette quand le vidéophone bippa. Le visage de Melahn Tode

apparut sur l'écran.

- Monsieur Murphy ? Vous m'aviez dit d'appeler si je trouvais quelque chose...

- Oui... merci d'y avoir pensé. Qu'avez-vous trouvé ?

- Ce n'est peut-être rien d'important. Un journal.

Vraiment ?

- Le Bay City Mirror ?

- Je crois... (Melahn baissa les yeux.) Oui, c'est ça.

- La date ?

Elle vérifia.

- Le 30 novembre. Il était ouvert à la page des petites annonces, l'une d'elles étant entourée. Je

vous la lis ?

- Et comment !

Voilà : « Gai, rapide et simple cherche cœur ouvert et lumineux. Enlevez notre amour, et la

terre périra. »

66

Je notai le message et relevai les yeux sur Melahn.

Elle avait l'air troublée et déçue.

- Ainsi il cherchait des rencontres... Pourquoi ? Et par petites annonces, en plus... C'est si...

indigne de lui. Je croyais qu'il m'aimait...

Je secouai la tête.

- Ne vous inquiétez pas, Melahn. C'est un code. Il correspondait avec quelqu'un, j'ignore

encore qui.

- Tout cela est en rapport avec l'affaire pour laquelle il a été tué...

Je lui donnai certains détails. Elle finit par raccrocher après m'avoir remercié, et je lui fis

promettre de me rappeler si elle trouvait encore quelque chose...

Puis je m'attaquais au code. L'ancien système (8X8) ne donnait rien. D'ailleurs, il y avait plus

de soixante-quatre caractères.

Je terminai ma cigarette alors ça me sauta aux yeux. Les initiales.

Gai, rapide et simple cherche cœur ouvert et lumineux.

GRS cherche COL.

COL voulait dire Colonel - il me suffisait de trouver qui était GRS. Et que voulait dire le reste

?

Les initiales ne donnaient rien. On aurait dit une citation, un poème. Hélas, comme vous le

savez, la littérature et moi...

Il fallait faire appel à un professionnel. Je n'avais jamais appelé une bibliothèque municipale

de ma vie... Après tout, c'était avec mes impôts qu'elles tournaient. Je cherchai le numéro et

me lançai. Un coup d'oeil à ma montre... Huit heures et quelques. A tous les coups, il n'y

aurait plus pers...

Le visage d'une dame âgée apparut sur l'écran. Elle avait des cheveux blancs, un chignon et

des petites lunettes pendues au bout d'une chaîne dorée.

- Bibliothèque municipale. Puis-je vous aider ?

- Peut-être, madame. J'ai une citation... j'aimerais bavoir quel en est l'auteur.

Elle sourit.

- Ah ah... Un peu de Trivial Poursuit. Pourquoi pas ? Allez-y...

- «Enlevez notre amour, et la terre périra. »

- Sans garantie, je dirais qu'il s'agit de Robert Browning, hasarda-t-elle après un moment de

réflexion. C'est un peu son style. Nous avons de nombreux ouvrages de lui, si vous voulez les

consulter.

- C'est sans doute ce que je vais faire, madame. Merci beaucoup pour votre aide.

- Je vous en prie. Je suis là pour ça.

Aller à la bibliothèque était en effet une bonne idée. J'irais jeter un coup d'oeil aux bouquins

du nommé : Browning et j'en profiterais pour consulter les journaux de ces dernières

semaines. I1 y aurait peut-être d'autres messages. Si j'avais eu de l'argent, j'aurais pu consulter

toutes les éditions que je voulais sur Internet...

Mais je n'avais pas payé ma cotisation et ils n'avaient pas été longs à me déconnecter.

Je regardai les horaires de la bibliothèque... Ouverte jusqu'à dix heures. Et dire qu'on critiquait

l'administration.

J'arrivai là-bas un quart d'heure plus tard. Ca sentait bon les livres. De plus en plus de gens

préféraient consulter leurs ordinateurs ; les autres étaient collés devant la télévision. Les

bibliothèques virtuelles pullulaient : leur choix étant infini, les vraies ne pouvaient pas leur

faire concurrence. De plus, sur ordinateur, le bouquin que vous cherchiez était toujours

disponible. Et il suffisait d'appuyer sur un bouton pour en imprimer un extrait.

Pourtant... Pour moi, rien ne valait un bon vieux livre. Il était tellement plus agréable de

tourner les pages. N'allez pas en déduire que je suis un érudit : comme je vous l'ai dit, ma

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culture se limite aux polard. Petit, j'avais commencé par Sherlock Holmes arrivé à Chandler et

Hammett, j'avais choisi ma destinée.

Je me plongeai dans les Bay City Mirror du mois.

Bingo. Je trouvai mon bonheur dans les petites annonces du 23 novembre, soit une semaine

avant l'annonce que Melahn avait découverte.

« Grand-père râblé de soixante ans cherche calme, onirisme, lyrisme. Pyrame et Thisbé se

rencontrent au clair de lune. »

Très bien. J'avais compris le principe : GRS cherche COL. La citation finale devait sortir

d'une pièce grecque, ou d'un truc de Shakespeare.

Y avait-il un message par semaine ? Je passai à l'édition du 7 décembre. Re-bingo. « Génial

rouquin Scorpion cherche carrément outrageuse Lionne. Nous partons ce soir. » La dernière

partie ne ressemblait pas à une citation.

La phrase me donnait froid dans le dos.

Je vérifiai les autres jours, mais il n'y avait que trois messages en tout. Il était presque dix

heures quand je m'approchai du bureau des prêts. La vieille dame que j'avais eue au

vidéophone avança à ma rencontre, souriante.

- J'espérais que vous viendriez... mais je ne pensais pas vous voir si tôt.

- Je n'ai pas pu résister à l'envie de vous rencontrer en personne.

- En quoi puis-je vous aider ?

Je lui montrai la phrase sur Pyrame et Thisbé qu'elle reconnut aussitôt comme une citation de

Shakespeare, tirée du Songe d'une nuit d'été. Elle me donna les références de quelques livres

de Robert Browning et je commençai à chercher. A dix heures tapantes, j'avais trouvé. Ma

nouvelle amie enregistra l'emprunt de la pièce de Shakespeare et d'un recueil de poèmes de

Browning. Elle me souhaita bonne nuit, et je fis de même.

Je lus les bouquins au lit. La citation faisait bien lie d'un poème de Browning, mais le reste du

texte ne me donnait aucune indication sur sa signification.

De même pour les dialogues du Songe d'une nuit d'été. La pièce n'avait d'ailleurs aucun

intérêt. On aurait dit une version intello-fantastico de Duo sur canapé.

Il était onze heures et j'étais crevé.

La phrase sur Pyrame et Thisbé apparaissait dans l'acte III de la pièce. Peut-être les numéros

des lignes avaient-ils une importance. Je notai : acte III, vers 49 et 50. Puis je fermai les

paupières - juste pour quelques secondes, pour me reposer les yeux.

Je me réveillai trois heures plus tard. J'avais rêvé d'Alaynah. Elle avait survécu à l’attentat, et

je lui disais combien j'en étais heureux. Au moment où j'allais la prendre dans mes bras, elle

m'avait désigné la lettre bleue, sur son bureau. GRS. Genetic Research Systems.

Alaynah souriait doucement.

CHAPITRE 19

Genetic Research Systems n'était pas dans l'annuaire. Ou la société était sur liste rouge, ou

elle n'était pas basée dans la région du Nouveau San Francisco.

Il allait falloir que je me débrouille.

Le temps était venu de faire entrer en scène Lavercan Kimbell, de Kimbell, Kimbell &

Shwartz. Mon conseiller boursier... Plus j'écoutais ses avis. Moins ma bourse était pleine. Un

jour où j'avais un peu de sous devant moi, je les avais investis selon ses instructions. Les

entreprises qu'il m'avait indiquées avaient presque toutes fait faillite.

Un record.

Au moins pourrait-il m'aider à dénicher l'adresse de Genetic Research Systems...

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J'appelai Kimbell, Kimbell & Shwartz, où on m'annonça que Lavercan n'était pas dans son

bureau... et qu'il risquait de ne plus y revenir pendant un moment.

Bien. Ou il s'était tiré avec l'argent de ses clients (auquel cas, j'avais sous-estimé son

intelligence), ou il était parti acheter une arme pour se flinguer.

Par bonheur, le frère de Lavercan, Lemmer, était disponible. Il me fit comprendre que je

faisais perdre son temps avec mes questions stupides, mais je réussis à lui arracher deux infos

: primo, si Genetic Research Systems n’était pas sur ses listings, c'est qu'elle ne devait pas être

cotée en bourse ; secundo ; la meilleure chose à faire pour la trouver était de prendre contact

avec le ministère du Commerce.

Je remerciai et raccrochai.

Quelques minutes plus tard, j’avais sur mon écran un fonctionnaire mâle au visage fatigué. Je

lui expliquai mon problème. Il me répondit que je ministère avait sûrement les informations

qui m'intéressaient mais que celles-ci n'étaient pas accessibles au public.

J'étais prêt à lui sortir toutes les insultes « spéciales fonctionnaires » que je connaissais quand

il ajouta, d'une voix égale, que je ferais bien de me référer a une publication nommée Dun &

Bradstreet. Dun & Bradstreet, expliqua-t-il, recensait toutes les compagnies du pays, qu'elles

soient publiques ou privées.

Je remerciai et raccrochai (bis).

Puisque je devais retourner à la bibliothèque, autant rapporter les livres que j'avais empruntés

la veille…

Ce que je fis, m'étonnant moi-même de mon civisme. Miracle : Genetic Research Systems

était en effet listé dans Dun & Bradstreet. Je lus la présentation commerciale. GRS - basée à

Sacramento - était une des six filiales d'un truc appelé western skates Pharmaceuticals.

Le nom me disait quelque chose. Je tournai les pages et cherchai à W.

Surprise : western skates Pharmaceuticals était une filiale de Lowell Percival Entreprises.

Je partis, remâchant ce que j'avais appris. Le colonel était en contact avec quelqu’un de GRS

sans doute cette « taupe » de CAPRICORN dont m'avait parlé Paul Dubois. Mais pourquoi

CAPRICORN avait-il cru bon d'infiltrer cette boîte ?

Quelques minutes plus tard j'étais dans mon speeder, en route pour Sacramento.

Le vol fut court. C'était la première fois que je mettais les pieds à Sacramento ; il me fallut un

moment pour trouver ce que je cherchais, une petite zone industrielle au sud de la ville.

L'endroit était à moitié abandonné la plupart des bâtiments n'étaient que des carcasses vides.

Ma première impression de Genetic Research Systems ne fut pas très glorieuse. C'était un

bloc de béton décati, avec une architecture aussi esthétique que celle d'un abri nucléaire.

Autour, des entrepôts à moitié détruits.

La porte principale était en acier, avec une plaque mal gravée. Elle se révéla fermée.

Je fis le tour des lieux, longeant une dizaine de fenêtres condamnées avant de trouver l'entrée

de derrière. Fermée, elle aussi. Il n'y avait que deux portes.

Bien.

J'allumai une cigarette et considérai la situation. Plan A. Je dénichai un gros caillou et le

lançai sur une fenêtre.

Aucune réaction.

Il me fallait un plan B. Peut-être y avait-il une entrée sur le toit. Je reculai pour avoir une

meilleure vue. En tout cas, le haut de l'immeuble était plat, et (non speeder pouvait s'y poser.

Deux minutes plus tard, j'atterrissais sur une fine couche de gravier. Il y avait une ouverture,

bouchée par un panneau de tôle rouillée. Il fallut l'aide de mon fidèle marteau – rangé avec

d’autres outils, dans le coffre de mon speeder – pour réussir à l’arracher.

Quand ce fut fait, je remplaçais mon marteau par une lampe torche et je descendis dans

l’obscurité.

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Arrivé en bas, je repérai un interrupteur et l'actionnai rien. Il me fallut me contenter de ma

torche.

On aurait dit un entrepôt abandonné. Le long des murs se trouvaient des étagères métalliques

remplies de caisses, dont la plupart contenaient du matériel chimique ou informatique.

Je trouvai une porte, 1'ouvris, et pénétrai dans un long couloir. Première porte sur la droite :

des bureaux. Vides, mais pas déserts, si vous comprenez la nuance. Tout était en état de

marche : des ordinateurs à la machine à café. Un calendrier, sur le mur, donnait la date du 7

décembre.

Je me rappelai le message dans le journal : « Nous partons ce soir. » En effet, ils étaient

partis... depuis trois jours. Les salariés de GRS n'étaient plus là. Ou étaient-ils allés ?

J'essayai une autre porte. Le contraste était frappant

C'était une salle immense, au plafond haut : un laboratoire, sans doute. Là encore, tout était

impeccable, des éviers aux paillasses. Je fis le tour des lieux, sans trouver quoi que ce soit

d'intéressant.

Quatre nouvelles portes. Les deux premières conduisaient aux toilettes hommes et femmes les

deux suivantes ouvraient sur des placards. Il m'en restait une dernière, au bout du couloir. Un

bureau vide, comme le reste. Rien dans les tiroirs, ni dans la corbeille à papiers.

Mais on ne battait pas Tex Murphy aussi facilement.

Retour aux premiers bureaux. Un par un, j'inspectai tous les ordinateurs. Sans électricité, je ne

pouvais pas les allumer - de toute manière, cela ne m'aurait servi à rien. Les disques durs

avaient été enlevés. Ce n'étaient que des coquilles vides.

Je fouillais les tiroirs de la troisième table quand je remarquai une étiquette dépassant de sous

l'écran. Un numéro de série était écrit dessus : 272551 .

Ce qui me donna une idée.

Je vérifiai les deux ordinateurs précédents, qui avaient aussi des étiquettes avec des numéros

de série. Je sortis mon carnet et étudiais les notes que j'avais prises la nuit précédente. Le

Songe d'une Nuit d'Eté, acte III, scène 1, lignes 49 et 50. 314950. Etait-ce là le sens du

message ? Le Colonel devait-il trouver l'ordinateur qui correspondait à ce numéro de série ?

Je vérifiai les écrans et trouvai presque aussitôt le bon. 314950. A ma grande déception, le

disque dur manquait lui aussi. Je fouillai le bureau. Tiroir du haut : rien. Tiroir du milieu :

idem. Tiroir du bas... Sous une pile de papiers se trouvait une boîte de, Kleenex. Elle était

lourde, bien plus que la normale.

Je déchirai le carton avec autant de fébrilité qu'un Gamin ouvran ses cadeaux de Noël.

Là, au milieu des mouchoirs en papier, se trouvait un syquest.

Il était destiné au Colonel. La taupe l'avait laissé là pour lui...

Mais le Colonel était mort.

Je glissai le Syquest dans ma poche et regagnai mon speeder en quatrième vitesse, l'estomac

noué, comme s'il y avait urgence. Il fallait que je lise ce qu'il y avait là-dedans... au plus vite !

La nuit était tombée sur le Nouveau San Francisco quand je regagnai mon bureau. Je grimpai

le long de l'échelle d'incendie, sortis ma clé et ouvris la porte.

Le son d'une respiration rauque... avant que j'aie eu le temps de réagir, mon menton percuta le

mur et ce fut l'obscurité.

CHAPITRE 20

On m'avait installé sur un des fauteuils réservés aux clients. La lumière était allumée, mais ma

vision restait floue. Une Asiatique en jean noir et chemise rouge était assise sur mon bureau.

- Bonsoir, monsieur Murphy.

70

Elle avait un léger accent et sa voix était dure. Deux hommes l'accompagnaient... un était à

côté de moi, l'autre derrière.

Les chiffres ne jouaient pas en ma faveur.

- Bonsoir, répondis-je poliment. Ca ne vous gêne pas si je fais comme chez moi ?

- Vous en avez l'habitude, je crois, dit la femme.

- Mes habitudes ne concernent que moi.

Une grande claque sur la nuque, venue de derrière, me prit par surprise. Une grosse voix

retentit.

- Ferme ta bouche ! Toi pas poser les questions. Personne parler Eddie Ching comme ça !

Eddie Ching ?

Merde. Pas bon, ça.

- Vous êtes Eddie Ching ?

La femme sourit.

- Vous comprenez vite, je vois. Félicitations. Tant que j'y suis, laissez-moi vous féliciter aussi

pour la qualité de votre « visite » dans mon appartement. Du beau boulot. Hélas, je me vois

dans l'obligation de vous demander de me rendre l'oiseau...

Je jetai un coup d'oeil au colosse derrière moi.

- Je ne l'ai pas.

Ching sourit.

- Où est-il ?

- Je n'en ai aucune idée.

Ma réponse devait avoir un ton sarcastique, car l'ange gardien de la dame frappa de nouveau.

Cette fois, je réussis à dévier le coup avec la main.

Ecoutez, Ching si votre gorille n'arrête pas de se défouler, je ne vous dirai pas un mot.

Après un long moment de réflexion, la femme fit signe aux mec : de s'éloigner. Ils reculèrent

d'un pas.

Je les observai du coin de l'oeil : gigantesques, irradiant la violence. Pas mon type d'hommes.

- Très bien, monsieur Murphy, reprit-elle. Soyez poli, et nous nous entendrons à la perfection.

Maintenant, parlons de la statuette, voulez-vous ?

- Nous pouvons en parler toute la nuit si vous voulez. Ca ne changera pas le fait que je ne l'ai

pas.

- Très bien. Dites-moi simplement où je peux la trouver.

- Vous pourriez commencer à chercher à Brownsville, au Texas.

Elle me regarda, surprise.

Au Texas ?

- La dernière fois que je l'ai eue en main, je me suis arrêté pour acheter des cigarettes, et

quelqu'un m'a assommé dans le parking. Quand je me suis réveillé, plus rien.

Ching m'observa un long moment.

- Pourquoi devrais-je vous croire ?

- Je ne sais pas si ça peut aider, mais j'ai une dizaine de points de suture à la base du crâne. A

part ça je ne vois pas quoi vous montrer...

Un silence, puis elle explosa.

- Imbécile ! hurla-t-elle. Vous n'avez aucune idée de ce que vous avez fait !

- Nul besoin de m'insulter...

Elle arpenta le bureau d'un pas rageur.

- Pourquoi avez-vous volé l'oiseau ?

- J'ai été engagé pour ça. Ma cliente disait qu'on le lui avait dérobé.

- Qui était-ce ?

Je soupirai. C'était tout le problème...

71

- Une vieille femme. Elle se faisait appeler comtesse Renier.

- Jacques Fou, grommela-t-elle. Je parierais n'importe quoi.

Fou. C était le nom que les agents d Interpol avaient prononcé. La véritable identité du

Caméléon...

Difficile de croire que la comtesse était un homme - mais il m’était déjà arrivé de me faire

avoir une fois à ce sujet. Je ne vous raconterai pas l'histoire, c'est un très mauvais souvenir.

Par bonheur, Ching interrompit mes réminiscences.

- Pourquoi vous ? Comment vous êtes-vous retrouvé là-dedans ?

Je haussai les épaules.

- La comtesse, ou Fou, m'a appelé et m'a offert le; boulot. Point à la ligne.

Ching se planta devant moi, les dents serrées.

- Laissez-moi vous expliquer quelque chose. Il existe un groupe... un culte... plus puissant que

tout ce que vous pouvez imaginer. Cet oiseau est très important pour eux, et j'ai tout fait pour

les empêcher d'en prendre possession... Je n'arrive pas à croire qu'un abruti de détective ait

tout foutu en l'air !

J'en avais marre de me faire traiter de tous les noms. Ce n'était pas ma faute !

- Arrêtez de m'insulter, voulez-vous ? Il a quoi de spécial, ce piaf, d'abord ? Vous trouverez le

même au marché aux puces...

Ching était hors d'elle.

- Vous ne pigez vraiment rien, hein ? Le culte veut détruire le monde ! L'oiseau était la

dernière chose qui leur manquait...

Ca correspondait à ce que Perriman m'avait dit.

Mais j'avais toujours du mal à y croire.

- On dirait un mauvais film de S-F.

- Tout le monde trouve ça ridicule, siffla Ching entre ses dents. C'est pour ça qu'ils vont

réussir.

Quand les autorités se rendront compte de la vérité, il sera trop tard...

Je n'étais pas convaincu... mais Ching l'était, elle.

Et c'étaient ses gorilles qui entouraient ma chaise.

- Très bien. D'accord, je vous crois. Maintenant, que puis-je faire ?

- Donnez-moi une cigarette.

Elle alluma une Lucky et fuma en silence. Puis elle leva les yeux et aperçut la photo du

Colonel sur le mur.

- Vous connaissez le Colonel, siffla-t-elle. (J'acquiesçai.) Savez-vous ce qui lui est arrivé ?

- J'ai mené une petite enquête. Interpol pense que Jacques Fou l'a assassiné.

Quelques secondes passèrent, pendant lesquelles Ching reconsidéra l'opinion qu'elle avait de

moi.

- Vous n'êtes pas aussi incompétent que je le croyais, on dirait. Nous n'avons plus beaucoup

d'alliés. Peut-être pouvez-vous nous être utile...

Alors ce fut à moi de décider ce que je pensais de Ching. Elle était sincère, tous mes instincts

de détective me le hurlaient. Je ne croyais toujours pas à cette histoire de Confrérie, mais les

méchants, qui qu'ils soient, avaient tué le Colonel...

Je sortis le Syquest de la poche de mon imper.

- Ceci vous aidera peut-être.

- C'est quoi ?

- Le dernier chapitre en date d'une longue histoire...

- Nous n'avons pas beaucoup de temps. Résumez.

Décidément, les gens aimaient m'entendre raconter mes aventures.

72

Ching écouta, retournant le Syquest dans ses mains, tandis que je lui parlais de la visite du

Colonel, de Paul Dubois et de Genetic Research Systems. Puis elle connecta le Syquest à mon

ordinateur. Nous nous pressâmes autour de l'écran...

Même les gorilles avaient l'air intéressés. Ils espéraient peut-être qu'il y aurait des images.

Le menu défila. Après quelques instants de recherche, Ching dégotte un fichier nommé

Colonel. Elle l'ouvrit.

C'était une sorte de journal, dont les premiers textes remontaient à plus de trois mois. Nous

lûmes en silence.

14/08/42

J'ai eu mon premier contact avec le culte. Les informations du Colonel étaient vraies... Deux

des employés de la société en font partie. Je n'ai pas encore réussi à découvrir le lien avec

GRS, mais je suis sûr que Tucker est au courant. Durant le dernier mois, j'ai fait savoir

autour de moi que je soutenais les mouvements eugéniques. J'ai été contactée aujourd'hui par

un membre du culte nommé Murray. Je vais subir un rite d'initiation la semaine prochaine.

17/08/42

Je commence à bien connaître un des assistants de Tucker, qui ignore tout du culte. Il m'a dit

que Tucker ne faisait pas confiance à ses employés et qu'il les faisait travailler en équipes

séparées. J'essaye de trouver une position où je puisse en apprendre plus, mais personne ne

parle.

20/08/42

Une quinzaine de personnes sont venues à la réunion chez Tucker. Huit employés de GRS - je

ne connais pas les autres. J'ai réussi à découvrir l'identité d'un seul membre du culte, un

mazillon nommé Camden bander. Il me fait penser à Heinrich Himmler. On dirait que c'est le

chef ici. Je n'ai pas pu en apprendre plus ; ils ont passé leur temps à me questionner. Une

sorte de pré initiation, je crois.

22/09/42

Chaque semaine, je vais aux réunions, mais je n'ai pour l'instant entendu que le baratin

habituel sur la Croisade pour la Pureté Génétique. Ils parlent d'eugénisme, de se débarrasser

des Mutants, etc, mais sans donner de détails.

11/10/42

J'ai entendu quelque chose d'inquiétant à la dernière réunion. Cela n'a pas été dit tout net,

mais certaines paroles semblaient impliquer que ceux qui avaient travaillé sur le projet, mais

qui n'étaient pas membres du culte, seraient éliminés une fois le travail fini. Ils en savent trop.

19/11/42

On dirait que le projet est sur le point d'être bouclé. Les membres du culte sont euphoriques.

Ils prononcent souvent les mots « purification » et « alluvion ». J'ignore de quoi il s'agit, mais

c'est pour bientôt. Je vais prendre contact avec le Colonel cette semaine pour la livraison.

23/11/42

Un homme masqué est venu à notre dernière réunion. Sa voix me dit quelque chose, mais je

n'ai pas réussi à mettre le doigt dessus. Il se fait appeler « Phénix » et semble diriger les

opérations. Il a passé son temps à me regarder pendant la réunion ; après, Il m'a dit qu'il y

aurait une place spéciale pour moi dans « le nouvel ordre du monde ». J ignore s il se doute

de quelque chose. Je vais retarder la livraison jusqu'à que j'en apprenne plus.

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03/12/42

Il y a eu un problème. La puce devait être livrée hier soir. Je crains que quelque chose ne soit

arrivé au Colonel. Je n'ai pas d'autre choix que de continuer à jouer mon rôle.

05/12/42

Je viens d'apprendre que nous allions partir dans deux jours. La phase GRS du projet est

apparemment terminée. Je pense que nous allons nous installer sur la colonie pénitentiaire

lunaire... J'ignore pourquoi. J'enverrai un message dès que possible.

C'était tout. Je retournai m'asseoir, pensif. Ching réfléchissait aussi.

- Qu'en pensez-vous, monsieur Murphy ? dit-elle enfin.

Je cherchai des yeux mon paquet de Lucky.

- Je crois que nous allons faire un tour sur la lune...

CHAPITRE 21

L'heure suivante fut employée à mettre au point un plan. Ching était efficace, concentrée,

réaliste. Une Alliée précieuse. Nous décidâmes qu'il était trop tard pour essayer de récupérer

la statuette... La seule chose que nous pouvions faire était de découvrir les Intentions de la

Confrérie.

Il fallait des autorisations spéciales pour aller à la colonie pénitentiaire. Je voyais mal

comment nous y prendre, mais Ching m'expliqua qu'elle avait des « contacts ». Elle allait

passer quelques coups de fils, tirer quelques ficelles, puis elle me recontacterait quand elle

aurait tout arrangé.

'Elle à bosser, moi à attendre... ça me semblait une répartition parfaite du travail. Les gorilles,

dont les noms se révélèrent être Lou et Felipe, ne semblaient pas ravis de me voir passer dans

leur camp. Il allait y pourtant falloir qu'ils s'y fassent.

Je leur serrai la main quand ils partirent. Charmants garçons.

Resté seul, je m'écroulai dans mon fauteuil en me demandant si je ne venais pas de faire une

énorme bêtise. Si cette histoire s'était révélée trop lourde pour le Colonel, je risquais d'être

carrément largué...

Ching disait que nous étions les seuls à pouvoir agir. CAPRICORN était détruit, le Colonel

était mort.

Le reste du monde ne nous croirait pas.

Elle avait sans doute raison... mais je savais, au fond de moi, pourquoi j'avais décidé d'aller

sur la lune.

Parce que le Colonel était venu me voir, quelques semaines auparavant. Parce qu'il m'avait

fait confiance alors que je l'avais trahi.

Je me levai. Les événements allaient trop vite pour moi, et j'avais besoin de quelques bols

d'Armageddon pour pouvoir suivre.

Le Brew et Stew était tranquille. Il y avait moins d'une dizaine de clients ; au bar, Rook jouait

aux échecs avec un vieux mec que je ne connaissais pas.

Je m'approchai.

- Hello, Murph, grommela Louie derrière le comptoir. Viens donc. On va te trouver une petite

place.

74

Rook me jeta un coup d'oeil.

- Si ce n'est pas le célèbre Murphy... Alors ? On a trouvé l'âme sœur ?

- L'amour vrai est un mythe Rook. Rien ne vaut les amis loyaux comme toi.

Il grogna et retourna à son jeu. Louie me serra la main... ses yeux se posèrent sur mon

menton. Dire qu'il y avait un hématome aurait été un euphémisme.

- Merde, Murph... Que t'est-il arrivé ?

- Oh, rien. Un accident de rasage.

Il hocha la tête, pas dupe.

- Tu devrais faire plus attention. Les rues sont dangereuses, de nos jours. Alors ? Avec quoi

veux-tu t'empoisonner ce soir ?

- Un peu d'Armageddon suffira.

- ça roule...

Louie disparut dans la cuisine. J'en profitai pour landier le jeu par-dessus l'épaule de Rook. Je

n'étais pas un expert, mais il me semblait bien que son adversaire gagnait... dans les grandes

largeurs.

Rook s'aperçut de mon manège et se retourna, furax.

- T’as rien d'autre à faire qu'espionner les gens ? La télé est allumée. Le sport, c'est trop

compliqué pour toi ?

Je souris.

- Désolé, vieux. Je ne voulais pas te déconcentrer. Je comprends très bien que tu ne veuilles

pas que j'assiste à ta déculottée...

- Très drôle. grommela-t-il, tandis que son adversaire se marrait.

Louie refit son apparition avec une assiette et une cafetière fumante.

- Voilà de quoi te réchauffer. Et je me suis dit que tu aimerais peut-être avoir un petit quelque

chose à grignoter...

Le « petit quelque chose » se composait d'au moins cinq fromages différents, plus du jambon

cru et des tranches de dinde fumée. Dans n'importe quel restaurant, l'assiette se serait appelée

un « assortiment », et elle aurait coûté au moins cinq dollars. Chez Louie, elle accompagnait

le café.

Je pris une bouchée de cheddar tandis que Louie goûtait la dinde.

- Dis-moi, mec, dis-je doucement. Tu t'es jamais trouvé dans une situation qui te dépassait ?

Louie hocha la tête.

- Si. Aujourd'hui, pour commencer. (I1 se servit une bière.) Le gamin de ma soeur, Dalton... Il

a sa remise de diplôme à Berkeley samedi. Je l'ai toujours considéré comme mon fils, et je lui

ai dit que je viendrai. Et puis voilà que ma filleule se marie... le même jour. J'avais oublié

cette histoire de diplôme, alors bien sûr, je lui ai dit que je serai là...

- C'est à la même heure ?

- Bien sûr. Alors ? Je fais quoi ?

Je pris une part de mimolette.

- Facile. Tu vas à Berkeley.

Il fronça les sourcils.

- Pourquoi ?

On n'a son diplôme qu'une fois...

Ma logique était sans réplique ; Louie considéra la question en mâchonnant du jambon cru.

- Tu sais quoi, Murphy ? dit-il enfin.

- Non ?

- T'es un mec bien. Tu devrais te marier.

Je secouai la tête.

- Y a peu de chances. Primo, je l'ai déjà fait une fois. Secundo, la race des femmes épousables

est en voie de disparition...

75

Louie haussa les épaules et disparut dans la cuisine.

Sur l'écran de télévisions une fille avec des seins énormes et un bikini rose se trémoussant.

Louie revint, fit le tour des tables, puis me resservit du café.

- Fou prend reine ! Echec et mat !

C'était du français. Je ne parlais pas la langue, mais quelque chose dans la tournure de phrase

me fit dresser l'oreille. Je regardai le vieux mec qui jouait avec Rook... Il avait gagné, ce qui

n'était guère surprenant.

- Pouvez-vous répéter ?

- Fou prend reine ! Echec et mat ! (Il me traduit avec un accent épouvantable.) Le fou prend

la reine...

Illumination.

- Un fou, répétai-je en français. (Je désignai la pièce.) C'est ça ?

Il acquiesça et commença à me faire un discours sur l'étymologie du mot. L'ignorant, je

fouillai dans ma poche à la recherche de la carte de couleur bleue.

BXK+A261184. BxK. Bishop takes king. En francais : le fou prend...

J'interrompis la logorrhée de mon interlocuteur.

- Quel est le mot français pour cette pièce ?

Il me regarda, interloqué.

- Le roi, bien sûr...

Roi. Roy. Colonel Roy O'Brien. Le fou prend le roi.

Le code indiquait que le Colonel avait été tué par jacques Fou. Peut-être savait-il ce qui allait

lui arriver et voulait-il me prévenir...

Mais que voulait dire le reste ?

Je montrai la carte au vieux type.

- Ca vous dit quelque chose ? Le début pourrait être Le fou prend le roi, mais la suite...

- Eh bien, dit le vieux mec en fronçant le nez... Les chiffres à la fin, je ne sais pas, mais... (Il

se mit à parler français.) A2, c'est le « pion de la tour »… « Rook's pawn ». Traduisit-il dans

un anglais hésitant.

Je n'avais pas besoin qu'on me fasse un dessin.

Rook, cet abruti de Rook, que j'avais à côté de moi, tenait une « pawnshop » ... une boutique

de prêteur sur gages.

61 184. Je me tournai vers Rook et lui montrai les chiffres.

- Eh, mec, ça pourrait être le numéro d'un de tes reçus ?

Rook étudia la question.

- Ouais, grommela-t-il enfin. C'est possible.

Même Rook avait l'air excité quand nous sortîmes du bar – lui, mois Louie et le vieux joueur

d'échecs.

Sa boutique était au coin de la rue. Il sortit ses clés et ouvrit... ça sentait le vieux bois et le

renfermé, mais ce n'était pas désagréable.

Rook passa derrière le comptoir et récupéra un vieux cahier.

- Répète-moi le numéro...

- 61 184.

Il feuilleta un moment.

- Voyons. .. Hum... Oui. Le voilà. Pas de nom...

- J'ai prêté cinquante dollars dessus. (Il leva le doigt vers moi.) Hors de question que je te

donne quoi que ce soit sans un dédommagement convenable...

Louie leva les yeux au ciel.

- Nom de Dieu, Rook. Tu vas lui filer ce truc, oui ? Je te les donnerai moi-même, tes dollars !

76

Rook aurait bien voulu faire son intéressant en trouvant des objections, mais nous étions trois

et il était seul... et lui aussi mourait de curiosité. Il fila dans l'arrière-boutique, pour en

ressortir après un moment qui me parut interminable - avec une boîte en carton.

A l'intérieur : une montre et une lettre. Il y avait la signature du Colonel en bas du papier.

- Allez, Murphy, dit Rook. Lis...

Je regardai mes compagnons. Ils ne risquaient pas de comprendre grand-chose à l'histoire,

mais vu qu'ils m'avaient aidé, la seule chose à faire était de m'exécuter.

Je m'éclaircis la gorge et commençai.

Tex,

J'espère que tu ne liras jamais cette lettre. Mais puisque tu l'as entre les mains, cela signifie

que quelque chose a mal tourné...

Je voudrais que tu oublies ta rancune et que tu mettes ton énergie au service d'une grande

cause...

Si je te demande ton aide, c'est pour deux raisons.

Un, tu n'es pas impliqué dans cette histoire, et je te faire confiance. Deux, je crois que tu as

l’étoffe nécessaire pour nous tirer de ce mauvais pas…

Je vais essayer de ne pas t'en dire trop... mais je nuis obligé de t’exposer les grandes lignes de

l'affaire. Ne sous-estime pas l'importance de ce que je vais te dire.

Cela fait quelque temps que je sens la présence d'une force maléfique dans la ville. La

violence et l’anarchie ont augmenté ces derniers temps – ce n'est pas un hasard, une faction

puissante est derrière tout cela. Cette personne, ou ce groupe, attise la haine entre les

Mutants et les Norms au point de nous amener au bord de la guerre civile. Les nombreux

meurtres ou « suicides » non élucidés ne sont, à mon avis, que des maillons d'une chaîne. 0ù

nous mène cette chaîne, je l'ignore, mais je ne suis plus très loin de découvrir la vérité…

Je suis aujourd'hui convaincu qu'il existe un culte puissant connu sous le nom de Confrérie de

la Pureté. Certains experts pensent qu'il existe depuis des siècles, et que son influence a

changé notre histoire. Les membres de ce culte pensent qu'ils sont génétiquement supérieurs à

nous et ils espèrent hériter de la terre après une catastrophe annoncée par leurs prédictions...

CAPRICORN s'oppose aux agissements de la Confrérie. Tu as sûrement entendu parler de

ces gens. Ils se battent pour les droits civiques, mais une de leurs activités majeures est

d'infiltrer les groupes à tendance fasciste ceux qui menacent notre société. Ainsi, des dizaines

de cultes, de groupes terroristes ou de cabales politiques ont été détruits avant de pouvoir

constituer un véritable danger...

Durant les dernières semaines, CAPRICORN a été complètement démantelé. Presque tous ses

agents ont disparu-ils ont sans doute été tués. Nul ne sait qui est responsable, mais tout s'est

fait très vite... Nous ne sommes plus qu'une poignée à lutter contre la Confrérie. Paul Dubois

est l'un d'entre nous. I1 faut absolument que tu lui livres la montre que tu trouveras dans ce

paquet. CAPRICORN m'a demandé d'agir comme coursier parce que je n'étais pas impliqué

et qu'on avait confiance en moi... Aujourd'hui, je me tourne vers toi pour les mêmes raisons.

La livraison doit se faire le 9 décembre à dix heures, dans une discothèque appelée The Land

Mine. Ne parle à personne de tout ceci. Le culte est partout-ils ne doivent pas apprendre ce

que tu prépares.

Je n'ai rien prévu d'autre, Tex. N'échoue pas.

Le Colonel.

Je rangeai la lettre et étudiai mes compagnons.

- Vous savez ce que cela veut dire, n'est-ce pas ? (Ils me regardèrent sans comprendre.) Je

vais être obligé de vous tuer.

Rook mit une bonne trentaine de secondes avant réaliser que je plaisantais.

77

De retour dans mon bureau, j'étudiais la montre. Le bracelet était en cuir, de bonne qualité. Le

cadran était rond, blanc, avec des aiguilles et des numéros à l'ancienne. L'anneau doré se

révéla un peu abîmé. Le remontoir était là uniquement pour faire joli, bien sûr.

Je mis la montre à mon poignet. Elle m'allait bien. Génial. Le monde était en danger ; je

n'avais pas pu accomplir les dernières volontés du Colonel...

Mais j'avais gagné une jolie montre.

Le Colonel avait sans doute pris la décision de déposer le paquet chez Rook après 'm'avoir

rendu

Visite. Et il m'avait envoyé la carte, imaginant que je décoderai le message rapidement.

Il s'était trompé.

Il n'y avait rien que je puisse faire. Selon toute probabilité, le Colonel et Dubois étaient morts.

CAPRICORN avait été détruit, et je ne voyais pas comment contacter la « taupe » de GRS.

Quant à la montre... Si je trouvais un survivant de CAPRICORN, je la lui donnerais, mais il y

avait peu de chances...

Mes sombres réflexions furent interrompues par le « bip » du vidéophone. Je jetai un coup

d'oeil à mon poignet il était près d'une heure du matin.

Le visage d'Eddie Ching apparut sur l'écran.

- Toujours prêt ?

- C'est comme ça que m'appellent mes amies. Où êtes-vous ?

- Au spatioport, terminal G. On se retrouve dans une demi-heure devant les cabines

téléphoniques.

CHAPITRE 22

Même aux premières heures du matin, le spatioport interplanétaire du Nouveau San Francisco

grouillait de monde. Des centaines de voyageurs de toutes nationalités, épuisés et énervés par

le manque de nicotine, se croisaient dans les couloirs, jacassant dans des centaines de

langages différents. A côté, la Tour de Babel serait apparue comme un lieu de recueillement.

Je haïssais les spatioports. Pour la même raison que je haïssais les stades, les concerts et les

hypermarchés. Vous voyez le lien ? Les gens. La foule rend les hommes idiots.

Bien que certains n'aient pas besoin de ça...

Je me frayai un passage parmi des groupes de touristes et atteignis enfin les cabines de

téléphone.

Ching et ses gorilles étaient là, à m'attendre. Elle m'expliqua que tout était réglé : nous

n'avions plus qu'à nous envoler.

Beau travail. J'étais heureux qu'elle soit de mon côté.

Nous passâmes différents guichets, fîmes une pause en salle d'attente avant de parvenir aux

portes d'embarquement. Dehors, la nuit était claire et froide. Nous traversâmes le tarmac ;

Ching nous fit entrer dans un immense hangar avec un minuscule bureau allumé au fond.

Les gorilles attendirent à la porte tandis que nous discutions avec le mec qui était dedans.

C'était un type râblé et solide, qui nous accueillit sans enlever ses pieds de la table. Ching me

le présenta : Karl Voorman, notre pilote. Il me serra la main sans sourire.

Je l’étudiai de plus près. Sa barbe et ses cheveux noirs lui donnaient un air plutôt sinistre. Sa

voix était grave ; il paraissait du genre à aimer agir plutôt que parler. Tant mieux. J'aurais

aimé rencontrer une femme ayant les mêmes caractéristiques.

Ching et Voorman marchandèrent un moment avant arriver à un accord. « Pas de questions »,

avait précisé Ching, qui lui donna un gros chèque en échange de son silence.

78

Cinq minutes plus tard, nous quittions le hangar pour nous diriger vers une navette. Le genre

de vaisseau utilisé par les contrebandiers... rapide et manœuvrable. Mais Voorman ne

ressemblait en rien à Yan Solo. Dommage, j'ai toujours rêvé de faire la bise à Chewbacca.

L'intérieur de la navette n'était pas luxueux, mais il y avait de quoi tenir pendant un voyage de

trente heures. Quarante-cinq minutes plus tard, nous avions : quitté l'atmosphère. J'étais collé

au hublot : je n'avais été dans l'espace que deux fois et la vue me fascinait.

Les gorilles de Ching bâillaient sur leur siège.

Leur maîtresse avait l'air quelque peu nerveuse.

Une idée me vint. Je lui montrai mon poignet.

- Que pensez-vous de cette montre ?

Elle lui jeta un coup d'oeil indifférent.

- Jolie.

Ca ne lui disait rien ; je décidai donc de m'abstenir de lui raconter ma découverte de la lettre.

Cela n'aurait fait que la déprimer un peu plus...

Quelques minutes plus tard, nous sortîmes de l'exosphère. Les secousses dues à notre lutte

contre l'attraction terrestre cessèrent.

Je regardai autour de moi. Lou et Felipe dormaient. Ching tira un grand sac à provisions de

sous son siège. Plus maligne que moi, elle avait prévu de quoi manger.., et surtout, de quoi

boire. Je regardai avec amour deux bouteilles de Black Bush whiskey apparaître sur la

tablette. Elle m'en tendit une.

- Ca vous tente ?

- Et comment !

Je la pris en souriant. Ching venait de passer de la catégorie « alliée occasionnelle » à celle de

« chouette copine ».

- Les voyages interstellaires me rendent malade, expliqua-t-elle. La seule chose que je peux

faire, c'est me saouler et attendre que ça passe.

Je remplis un verre et le bus avec une euphorie difficilement descriptible.

Lou ouvrit un œil.

- On y est ?

- Pas encore, Lou, dit Ching d'un ton maternel. Dors.

Il se remit à ronfler. Les minutes passèrent. Je buvais et étudiais ma compagne. La célèbre et

impitoyable Eddie Ching, dont la réputation n'était plus à faire...

Avec un sac à provisions sur les genoux et un verre à la main, elle était loin d'être terrifiante.

Je me lançai.

- Dites-moi... En quoi consiste exactement votre job ?

Ching bâilla et referma la bouteille.

- Pourquoi voulez-vous savoir ?

- Je vais peut-être changer de métier. Le vôtre a l'air de payer beaucoup mieux.

Elle eut un sourire froid.

- Je suis une sorte de... trafiquante spécialisée. J'utilise mes contacts pour obtenir des objets

rares et recherchés que je revends ensuite au plus offrant.

- Comment êtes-vous tombée sur la statuette ?

Ching secoua la tête.

J'en avais souvent entendu parler. Nul ne sait de quand elle date ; c’est un des objets d’art les

plus anciens au monde. On m'avait dit qu'elle avait disparu dans les années 1940... Sans doute

avait-elle été intégrée dans une des collections d'art occulte si chères aux Nazis... Puis

quelqu'un l'a retrouvée dans un grenier à Vienne. Le propriétaire l'a offerte à un musée... Les

connaisseurs ont aussitôt proposé des sommes astronomiques pour mettre la main dessus. Le

genre de défis que j'aime...

79

« La sécurité du musée était excellente, mais un type avec qui j'avais travaillé quelques années

auparavant a réussi à la voler. Il savait que l'objet valait une fortune et il m'a demandé de voir

ce que je pouvais en tirer. J'ai contacté les acheteurs potentiels et j'ai fait monter les enchères :

la plus haute avait neuf chiffres. J'allais conclure le marché quand j'ai été contactée par un

mec de la hiérarchie de CAPRICORN. Comment avait-il appris que j'avais l'oiseau, je

l'ignore... toujours est-il qu'il est venu me voir.

« Il m'a résumé l'histoire de la Confrérie de la Pureté. Au début, j'ai eu du mal à y croire, aussi

ai-je fait quelques recherches. J'ai vu des experts, j'ai étudié les archives. De nombreux

indices corroboraient ce qu'il m'avait raconté. Ma décision était prise : attendre avant de

vendre la statuette... ne serait-ce que pour voir ce qui allait arriver. J'ai vite senti que les

membres du culte voulaient désespérément mettre la main sur l'objet. Ils étaient pressés. Il

fallait qu'ils l'aient avant une certaine date... tout cela était lié à une de leurs prédictions. Puis

vous êtes arrivé... et voilà.

Ching se frotta les yeux. J'essayai de ne pas me sentir coupable.

- Pensez-vous que le culte aurait réussi à mettre ses plans à exécution même s'ils n'avaient pas

eu la statuette ?

- Je l'ignore. Sans doute que oui.

Ses yeux se fermaient et je la laissai dormir. Allumant une cigarette, j'observai l'espace par le

hublot.

Si cette histoire était vraie - j'avais encore des doutes - quelles chances avions-nous de faire

échouer les plans de la Confrérie ?

Le destin du monde reposait peut-être entre les mains d'une trafiquante, d'un détective au

chômage et de deux hommes de main au Q.I. contestable.

Je sombrai dans un sommeil troublé.

Quand je me réveillai, Ching et ses gorilles petit déjeunaient d'une sorte de gâteau aux fruits

confits fluorescents. Je décidai d'en rester au whiskey.

Encore vingt heures à tirer. Le temps passait lentement, et le voyage me permit de faire mieux

connaissance avec Lou et Felipe. Ce n'étaient pas des génies mais Lou, celui qui m'avait

frappé, se révéla être un sâcré bavard. Il réussit à me distraire pendant un bout de temps avec

ses discours décousus, émaillés d'anecdotes pornographiques et d'obscénités. Felipe,

l'intellectuel du couple, sortit par deux fois des mots de quatre syllabes. Il me surprit surtout

en extirpant un Jeu de cartes de sa poche et en proposant un petit Poker.

Lou ne savait pas compter. Voorman n'était pas, sorti une fois de sa cabine de pilotage. Ching

ne voulait pas jouer. Elle s'occupait à nettoyer ses armes, un assortiment impressionnant. Ne

me demandez pas comment elle avait fait pour passer la douane...

Pendant que Felipe battait les cartes. Lou sortit un livre - oui, un livre. Conan le Magnifique.

Ca avait l'air de lui plaire, à entendre les grognements et les commentaires qu'il émettait

parfois. Je m'amusai à, chronométrer le temps qu il mettait à lire une page.

Huit minutes.

Felipe et moi commençâmes notre poker. Il n'était (pas très bon. Je gagnai la première donne,

un coup de Chance lui fit gagner la deuxième. Alors il proposa de jouer de l'argent.

J'acquiesçai et calculai qu'avec le temps qu'il nous restait à voler, j'allais me mettre environ

quatre cents dollars dans la poche.

Je lui devais un peu plus de deux cents dollars quand Voorman émergea du cockpit. Il s'assit

près de Ching et retira son cigare de sa bouche.

- Nous arriverons dans une heure. Que voulez-vous faire une fois là-bas ?

Ching résuma ce que nous savions de GRS et lui demanda s'il avait une idée de ce que la

société pouvait trafiquer sur la lune. Voorman réfléchit un moment.

80

- J'ai entendu dire qu'il y avait un complexe de recherche installé quelque part... Je ne sais pas

où.

Vous trouverez de plus amples renseignements au centre opérationnel. Je vous ferai entrer :

après, à vous de vous démerder.

Ching hocha la tête.

- Une fois à l'intérieur, combien de personnes aurons-nous à affronter ?

Voorman haussa les épaules.

- Le complexe est géré de manière presque entièrement automatique. Il y a moins d'une

douzaine d'employés pour tout faire marcher. Regardez...

Il déploya une carte sur la tablette. Un plan du complexe. La structure était composée de six

ou sept biosphères protégées par des dômes, connectées entre elles par une sorte de métro

aérien.

Voorman désigna un des dômes.

- Le centre opérationnel... nous allons nous poser là-bas. J'y ai souvent fait des livraisons ; ils

me laisseront entrer. Je vous attendrai huit heures dans la navette. Si vous n'êtes pas revenus

au terme de ce délai, je mets les voiles. Nous sommes d'accord ?

Ching hocha la tête et Voorman retourna dans son cockpit, nous laissant la carte. Nous

l'étudiâmes tandis que Ching nous exposait sa stratégie.

Le plan était simple : armés jusqu'aux dents, nous devions prendre les mecs du centre

opérationnel par surprise. Puis nous nous séparerions et fouillerions le complexe. Ching nous

fournirait des communicateurs et des respirateurs, qui nous permettraient de quitter la

biosphère si cela était nécessaire.

Elle distribua le matériel et nous attendîmes anxieusement l'alunissage.

Par le hublot, je regardais la surface se rapprocher.

Quelques minutes plus tard, nous entendîmes la voix de Voorman dans le cockpit, dont la

porte était restée ouverte. Il demanda plusieurs fois la permission de se poser, sans réponse

apparente.

Enfin, il se tourna vers nous.

- Je n'arrive pas à établir le contact. Nous allons être obligés de nous poser à l'extérieur du

centre.

Ching me jeta un coup d'oeil, les sourcils froncés.

- Ainsi, ils ne répondent pas. J'ignore si c'est bon ou mauvais...

Vingt minutes plus tard, nous étions au sol. Nous aurions dû nous poser dans le sas, m'avait

expliqué Ching, mais vu les circonstances, il allait falloir rejoindre le centre à pied.

Trois dômes argentés étaient visibles par le hublot. L'un était tout proche. Nous enfilâmes nos

combinaisons spatiales. Il fallut ensuite brancher les respirateurs, que nous vérifiâmes un par

un. Tous fonctionnaient.

Voorman ouvrit l'écoutille et un par un, nous descendîmes l'échelle.

Pour la première fois de ma vie, je marchais sur la lune. Le changement de gravité se fit tout

de suite sentir, et c'est par petits bonds que j'avançai derrière Ching!

Nous atteignîmes le dôme et commençâmes à en faire le tour. Une minute plus tard, nous

tombâmes sur une porte scellée, encastrée dans la surface du dôme. Ching tenta de l'ouvrir,

sans succès. Elle nous fit signe de nous écarter, sortit un énorme flingue et tira.

Un trou de la taille d'un ballon de basket apparut à la place de la serrure. Lou passa son bras à

l'intérieur et actionna quelque chose. La porte s'ouvrit ; nous le suivîmes à l'intérieur.

Je plissai les yeux pour mieux voir. Il y avait un tunnel avec une porte au bout : un sas. Ching

passa devant Lou et se dirigea vers un panneau de contrôle où elle actionna un bouton. La

porte s'ouvrit avec un léger sifflement.

Nous bondîmes, prêts à tirer...

81

La pièce était vide. Nous nous regardâmes, à la fois soulagés et surpris. Ching referma la

porte derrière nous. Enlevant son respirateur, elle nous indiqua d'en faire autant.

Plus détendu, je commençai à inspecter les lieux. La pièce était circulaire logique pour

l'intérieur d'un dôme. Il y avait des consoles de travail le long des murs, et plusieurs

ordinateurs au centre de la pièce.

Nous nous dispersâmes, comme prévu. Je m'approchai de la console la plus proche. Les

appareils fonctionnaient. Certains écrans étaient branchés à des caméras de surveillance,

d'autres listaient des données.

Je m'intéressai à une première section du complexe : « Zone 10, Sécurité Maximale »,

annonçaient les écrans. Une douzaine de caméras étaient braquées sur ce qui ressemblait à une

prison. Rien ne bougeait.

C'était peut-être une zone de sécurité maximale, mais il n'y avait personne dedans.

Je continuai mon inspection écran par écran. Il y avait des cartes, des dossiers de prisonniers,

des tas de chiffres auxquels je ne comprenais rien. Je remarquai une info : le 22 novembre, il

y avait quatre cent dix- huit occupants dans la Zone 10.

Qu'était-il arrivé aux prisonniers ?

D'autres caméras montraient des zones toutes aussi désertes. On aurait dit que le complexe

était abandonné.

Ching me fit signe d'approcher. La rejoignant, je vis qu'elle avait trouvé une carte détaillée sur

un des ordinateurs. Les zones étaient codées par couleur. Il y fait trois niveaux de sécurité :

minimum, médium et maximum. Je repérai tout de suite le centre de contrôle sur la carte, et

Ching mit le doigt sur trois sections non répertoriées. Il faudrait aller y faire un tour.

Le dôme avait quatre portes, qui donnaient sur quatre tubes de transport. Nous étions quatre.

La répartition des tâches fut vite décidée.

Je me dirigeai vers ma porte et examinai le panneau de contrôle. On aurait dit des boutons

d'ascenseur. L'un d'eux était plus gros que les autres. J'appuyai. Une lumière jaune commença

à clignoter. Trente secondes plus tard, elle passa au vert et les portes s'ouvrirent.

J'entrai dans un petit compartiment, comme un wagon, avec deux rangs de banquettes et des

hublots. Après m'être attaché à un fauteuil, j'appuyai sur un bouton, à gauche de la porte. Elle

se ferma et le compartiment s'ébranla.

A travers le hublot, je vis défiler le paysage lunaire. Le compartiment suivait un monorail.

Quelques instants plus tard, il ralentit, puis s'arrêta devant une porte opposée à celle par où

j'étais entré. Il y avait une porte de l'autre côté du wagon. J'appuyai sur un second bouton et

elle s'ouvrit. L'oxygène s'enfuit en sifflant et je me jetai sur mon respirateur. Apparemment, la

section avait été fermée. Il me fallut un moment pour me remettre. Encore un choc comme ça,

et j'allais tomber raide. Ils me prenaient pour qui ? James Bond, ou quoi ? Finalement, je me

forçai à sortir. Un couloir faisait le tour du dôme. Il y avait une porte devant moi

- fermée. J'en rencontrai d'autres, closes elles aussi.

Après quelques minutes de marche, j'en trouvais enfin une entrouverte.

Je poussais ; elle était bloquée. Je réessayai, de toutes mes forces, et entendis quelque chose

glisser.

Le battant bougea légèrement. J'insistai... Quand l'ouverture fut suffisante, je m'introduisis à

l'intérieur et regardai ce qui avait bloqué.

C'était un cadavre.

Celui d'un type entre deux âges, les yeux grands ouverts. Sa poitrine était ouverte et du sang

séché maculant sa chemise.

Je détournai les yeux... pour voir huit autres corps, bien alignés, tous abattus par balle. On

aurait dit une exécution.

82

Je pensais d'abord aux prisonniers, mais non... ces gens étaient habillés comme des cadres

supérieurs. Je me penchai et fouillai les poches d'une femme. Des clés, un stylo, un paquet de

chewing-gum et une carte code. Janice Bergman, Genetic Research Systems.

Voilà donc où ils étaient passés...

Mais pourquoi ce crime horrible ? Y avait-il eu une sorte de mutinerie ?

A gauche, un mur en Plexiglas donnait sur des arbres. Je m'approchai. Il s'agissait d'une sorte

de biosphère... avec de l'herbe, des fleurs, des buissons.

Le spectacle aurait été paradisiaque...

Si le sol n'avait été jonché de cadavres.

Un vrai cauchemar. Il y avait là des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants. J'avais vu

des photos de l'Holocauste... ça m'y faisait penser. Je pressai mon visage sur la vitre pour

mieux voir. Ces personnes étaient sans doute les prisonniers disparus.

Pourtant, il y avait des enfants... alors je me souvins que les condamnés n'étaient pas

automatiquement stérilisés, et qu'hommes et femmes étaient autorisés à ce rencontrer. Il y

avait même eu des mariages.

Ce n'étaient pas des bandits qui avaient été tués ici, mais des familles entières...

Pourquoi ces gens avaient-ils été assassinés ? Et comment ? Je n'apercevais aucune trace de

blessure sur les corps. Il y avait des portes dans le mur de

Plexiglas et je décidai d'aller voir de plus près.

Puis je remarquai les combinaisons de décontamination accrochées à côté de l'entrée.

Aller voir ne me semblait plus une si bonne idée.

Je m'approchai des ordinateurs - encore une fois il n'y avait pas d'électricité. Je fouillai les

tiroirs et les poubelles pour tomber enfin sur quelque chose d'intéressant.

ATTN : Superviseur de projet.

SUJ : Durée du processus.

Le virus sera, introduit dans l'atmosphère par satellite. Grâce à un plan de vol approprié, et

avec un minimum de mille distributeurs, l'atmosphère terrestre sera saturée en douze heures.

Nous estimons que 80 à 85% de la population expirera dans les douze premières heures, 10%

dans les trente-six suivantes, et les derniers en moins de sept jours.

Il me fallut plusieurs lectures pour réaliser ce que ce texte impliquait. Ou j'étais fou, ou le

culte avait l'intention de détruire la terre avec un virus.

Et les cadavres, dans la biosphère, témoignaient de l'efficacité de cette saloperie. Je me remis

au travail.

Je trouvais d'autres documents, mais je ne connaissais rien à la chimie ; les courbes et les

chiffres m'étaient incompréhensibles.

Apparemment, les scientifiques de GRS avaient passé des années à développer le virus...

Si l'attaque devait se faire par des satellites « distributeurs », d'où ceux-ci seraient-ils

contrôlés ? Pas de la lune, vu l'état d'abandon du complexe. Il n'y avait qu'une solution

logique : Moon Child. Quand ?

Peut-être le virus avait-il déjà été répandu sur terre.

Peut-être Ching, moi et les gorilles étions-nous les derniers survivants.

A moins qu'il ne nous reste encore un peu de temps ...

J'allumai mon communicateur et appelai Ching. Sa voix grésilla en sortant du micro.

Vous avez trouvé quelque chose ?

- Ouais. GRS est bien passé par là.

- Parfait. Attendez-moi là ; j'arrive...

- Ce n'est pas la peine ; il n'y a que des cadavres. Les scientifiques de GRS travaillaient sur...

une sorte de virus mortel. Ils sont venus ici pour utiliser les prisonniers comme cobayes...

Puisqu'ils sont repartis, j'imagine que les tests ont été satisfaisants. D'après ce que j'ai lu, ils

83

ont l'intention de diffuser ce virus dans l'atmosphère terrestre. Je pense que l'opération sera

contrôlée depuis Moon Child.

Il y eut un long silence. Je compatissais. Les infus étaient difficiles à digérer.

- Je crois que nous allons faire un tour sur Moon Child, dit-elle enfin.

Après avoir fouillé les cadavres pour voir si je ne trouvais rien d'intéressant, je me préparai à

rejoindre le centre opérationnel. Me laissant tomber sur un siège du « métro », J''appuyai sur

le bouton de marche. J'étais fatigué et j'avais envie de vomir.

La seule chose que j'espérais, c'était que la taupe ne comptait pas parmi les cadavres. Si

l'espion de CAPRICORN était sain et sauf sur Moon Child... S'il trouvait un moyen d'arrêter

le processus...

Je secouai la tête. Je n'y croyais pas moi-même. La situation paraissait désespérée...

Soudain, mon communicateur bipa et j'entendis la Voix de Ching.

- Avant de sourira j'en emmènerai quelques-uns avec moi !

Une voix masculine grésilla.

- Posez votre arme, et il n'y aura pas de bobo.

- Je ne vous crois pas. Posez la vôtre d'abord.

Ching avait allumé son communicateur pour me prévenir. Je bondis sur le panneau de

contrôle, appuyai sur le bouton « stop » et fis repartir le compartiment dans l'autre sens.

Ching criait ; il y avait plusieurs voix mâles. J'essayai de ne pas paniquer. Avec un peu de

chance, ils la feraient prisonnière. Il fallait que l'un de nous au moins se tire d'ici...

Revenu dans le dôme de GRS, j'enfilai une combinaison, mis mon respirateur et trouvai un

sas. Une fois dehors, sur le sol lunaire, j'entamai ma longue progression vers la navette.

J'étais presque arrivé au but quand je m'aperçus qu'un tunnel du « métro » me bloquait le

passage.

Profitant de la faible gravité, je pris mon élan et bondis. J'arrivai aux deux tiers de la hauteur,

m'accrochai et réussis à rouler de l'autre côté. Seul problème : j'avais laissé tomber mon

flingue. Tant pis ; je n'allais pas refaire des acrobaties pour le récupérer. Je vérifiai mon

respirateur et courut à grands bonds vers la navette.

Personne en vue. J'ouvris l'écoutille et me hissai à l'intérieur. Voorman n'était pas dans le

cockpit... mauvais signe. S'il avait lui aussi été capturé, tout était foutu.

Puis je vis quatre silhouettes approcher par le hublot. Karl Voorman, libre, accompagné de

trois autres hommes.

Nul signe de Lou, de Felipe ou de Ching.

Nous avions été trahis.

Je fouillai les compartiments à bagages, espérant que Ching avait laissé une arme, mais il n'y

avait rien. Aucun endroit où se cacher - à l'exception des toilettes. J'entrai, refermai la porte

derrière moi et retins ma respiration.

Une minute plus tard, j'entendis l'écoutille s'ouvrir et les hommes entrèrent.

Une voix s'éleva :

- Moi, je dis qu'on devrait partir à la recherche du troisième...

- Tu fais chier, mec, commenta une seconde voix.

- Nous n'avons pas le temps de nous amuser à le chercher. (Voorman.) Il faut que nous soyons

sur

Moon Child dans quelques heures. Ils s'éloignèrent ; la conversation devint inaudible.

Quelques minutes plus tard, la navette s'élevait. Je priais pour qu'aucun des tueurs n'ait des

problèmes de vessie. Peut-être arriverais-je sur Moon Child sans être découvert...

- Eh, regarde ce que la salope nous a laissé comme cadeau d'adieu ! (Le bruit d'un verre et

d'un bouchon qu'on dévissait.) Ce n'est pas elle qui le finira, alors si ça vous intéresse...

Il y eut un rire... Puis la porte des toilettes bougea légèrement. Une voix toute proche cria :

- Karl ! La porte des toilettes est coincée !

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Je n'entendis pas la réponse.

- Je te dis qu'elle est coincée !

Il y eut un long silence.

Quelque chose de métallique cogna contre la porte.

- Sors de là. Ou je te descends à travers.

Avais-je le choix ? Je déverrouillai le battant et l’ouvris du pied. Un grand type blond avec un

énorme fusil me tenait en joue.

- Les mains en l'air. Sors doucement...

Il y eut une turbulence ; la navette frémit. Le blond perdit son équilibre et je lui sautai

dessus... hélas, une seconde secousse me fit tomber à mon tour.

Le type se releva et visa ma poitrine.

- Tu aurais dû rester dans le complexe. Tu aurais survécu un peu plus longtemps...

Il se préparait à appuyer sur la détente quand la voix de Voorman retentit.

- Putain, Brody ! Ne tire pas dans la navette ! T'es con, ou quoi ? Si tu veux le tuer, étrangle-le

!

Brody hésita.

- J'veux le descendre !

Voorman sortit du cockpit.

- Eh bien attends qu'on soit arrivés sur Moon Child. (Il approcha, une corde à la main.) Je vais

l'attacher. Tu en feras ce que tu veux tout à l'heure.

Brody recula, maugréant quelque chose. Voorman m'aida à me relever - ses yeux s'arrêtèrent

un instant sur ma montre.

Enfin, il me plaqua contre le mur et m'attacha les poignets.

- Espèce de salopard, crachai-je.

Il me regarda sans émotion et s'éloigna. Brody fit un pas vers moi, la crosse levée. Il me

frappa à la nuque et tout devint noir.

CHAPITRE 23

Je me réveillai avec l'impression que mon crâne était fendu en deux. Les paupières à peine

entrouvertes, j'étudiai la situation. Derrière moi, sur les sièges, les trois nuisibles chantaient et

blaguaient- ils avaient descendu la bouteille de Black Bush. Je compris qu'ils étaient heureux

de revenir sur Moon Child... D'après ce qu'ils disaient, une grande fête était prévue le

lendemain.

Cela ne me plaisait pas du tout.

Un des mecs : annonça qu'on pouvait voir Moon Child par le hublot et ils se précipitèrent. J'en

profitai pour tester la solidité de mes liens. Le nœud était plutôt lâche. Feignant toujours le

sommeil, je travaillai la corde. Le temps que nous nous posions, j'avais assez de mou pour

pouvoir me libérer.

La navette s'immobilisa et j'ouvris les yeux. Brody me regardait, saoul comme une bourrique.

Il s'approcha, les yeux injectés de sang, et je crois qu'il m'aurait descendu sur place si

Voorman n'était pas interVenu.

- Allez, tout le monde dehors... Brody, laisse-le tranquille...

Ce dernier protesta.

- Pourquoi ? Il est à moi !

- Je sais, dit Voorman d'un ton apaisant. Tu l'auras, ne t'inquiète pas. Mais il faut d'abord que

vous alliez enregistrer notre arrivée. Ensuite nous l'emmènerons dans un coin tranquille et tu

pourras t'amuser tant que tu veux. D'accord ?

85

Brody grommela, mais obéit. Les trois mecs descendirent l'échelle avec assez peu d'assurance

– leur degré d'alcoolémie devait être assez élevé pour faire rire une équipe de contrôle routier.

Voorman rentra dans le cockpit, me laissant seul un instant. Je cherchai des yeux une arme et

tombai sur la bouteille de whiskey. La cachant derrière mon dos, j'attendis qu'il revienne.

Il réapparut quelques secondes plus tard et se dirigea vers moi.

- Venez. Il faut que nous parlions...

Il utilisa ses deux mains pour m'aider à me relever, me laissant une ouverture - d'un coup sec,

je lui fracassai la bouteille sur la nuque.

Il s'écroula, inconscient. J'utilisai la corde pour le ligoter, prenant soin de mieux serrer les

nœuds que lui. Un bâillon improvisé avec un bout de sa chemise... le tour était joué.

L'écoutille était restée ouverte. Je descendis avec précaution... Alors que je mettais le pied sur

le sol, une vague de douleur me transperça. Un instant, je crus que j'avais été attaqué mais

c'était seulement les conséquences du coup que Brody m'avait flanqué sur la nuque. Je

m'immobilisai et la souffrance reflua quelque peu. Me passant la main derrière la tête. Je

découvris une énorme bosse. Encore heureux qu'il ne s'agisse pas d'un gros hématome en

plein milieu de la figure...

Reprenant mes esprits, je regardai autour de moi. Voorman avait posé la navette dans un

immense hangar. Le plafond faisait une cinquantaine de mètres de haut et les murs étaient si

éloignés qu'ils étaient presque invisibles. On aurait pu y construire une petite ville...

Des véhicules de toutes sortes étaient garés là, du speeder aux gros vaisseaux transporteurs. Il

y avait aussi de nombreux engins : tracteurs, grues, pelleteuses, machines agricoles. Tout ce

dont on avait besoin pour coloniser une planète. D'ailleurs, n'était-ce pas ce qu'ils voulaient

faire de la Terre ? La revaloriser, en se débarrassant de tous ses habitants d'abord ?

Une tour d'observation se dressait au fond du hangar. Passant de navette en navette pour me

dissimuler à des yeux indiscrets, je m'en éloignai le plus possible. Je repérai une porte de

sortie pas trop loin et je me dirigeai vers elle. Moon Child était gigantesque. Des milliers de

personnes y vivaient... A partir du moment où je n'avais pas un écriteau « prisonnier évadé »

sur la gueule, rien ne me distinguait d'un habitant normal. Et vu l'immensité des lieux, il

faudrait un sacré hasard pour que je tombe nez à nez avec Brody ou un de ses copains.

Derrière la porte, un ascenseur... et rien d'autre.

Bien.

Et maintenant ?

J'étais sain et sauf, sur Moon Child... et j'étais coincé. J'ignorais où aller, qui combattre, ou à

quoi m'attaquer.

Je ne savais même pas par où commencer.

J'appuyai sur le bouton d'appel.

Après une interminable attente, l'ascenseur daigna venir. La cabine était vide. A l'intérieur, les

boutons étaient numérotés de un à vingt-quatre, plus un bouton pour le trente-six. Rien de

vingt-cinq à trente-cinq.

Je fermai les yeux et pressai une touche au hasard.

La cabine monta. Je relevai les paupières et vis que

J'avais « choisi » le treize. Bon ou mauvais présage ?

Au troisième, l'ascenseur s'arrêta et trois superbes jeunes femmes entrèrent. La première, une

magnifique rouquine, appuya sur le neuf en disant :

- Il faut ab-so-lu-ment que tu goûtes les lasagnes. Je ne sais pas ce qu'ils mettent dedans, mais

elles sont in-cro-ya-bles.

- Je préférerai une salade, protesta une de ses copiner.

- Oh... Leurs salades sont géniales aussi. Et tu me diras des nouvelles de leur pain à l'ail. Ils le

servent avec de l'huile d'olive et du parmesan. Je te dis... in-cro-ya-bles.

86

J'avais choisi mon étage. Il me semblait déjà sentir l'odeur de la sauce bolognaise. Les filles

sortirent au neuvième et je les suivis.

L'ascenseur s'était ouvert dans la rue pavée d'un

vieux village d'Europe de l'Ouest... italien, peut-être, ou français. Le premier restaurant que je

vis, sur ma gauche, était une pizzeria. En face s'ouvrait une petite place à l'architecture

chinoise ; je reconnus la porte typique d'un temple bouddhiste. Je continuai à suivre les trois

gonzesses, longeant une pâtisserie française, un grill mexicain et un marchand de glace. Des

clients à l'air heureux étaient attablés à la terrasse. De délicieux effluves flottaient dans

l'atmosphère.

Le restaurant italien apparut enfin ; coquet, avec de petites tables aux nappes à carreaux

rouges et blancs.

Les dîneurs me sourirent amicalement quand je m'installai à l'intérieur. On se serait cru à

Naples. Des pizzas cuisaient dans d'immenses fours en brique ; des serveurs à l'oeil et à la

moustache noirs s'affairaient avec les plateaux. L'air sentait l'ail et la tomate.

Je jetai un coup d'oeil à la carte. Le choix était grand, et tout avait l'air délicieux. Pas de prix.

Le coût du séjour sur Moon Child devait inclure la pension complète. Je commandai des

lasagnes, une salade et une double portion de pain à l'ail. Le serveur sourit et s'inclina avant

de disparaître en cuisine.

J'étais prêt à attribuer cinq étoiles à ce reste quand je remarquai qu'il n'y avait pas de

cendriers. Un établissement non fumeur... L'horreur.

Enfin, au moins j'allais manger...

Le serveur réapparut en un temps record avec la salade. Alors qu'il la posait devant moi, je vis

ses yeux s'attarder sur mon poignet. S'il avait regardé ma montre, je ne me serais pas étonné...

elle était assez originale pour retenir l'attention. Mais il observait mon poignet droit. Il se

releva, étonné et un peu inquiet, et retourna en cuisine.

J'avais un mauvais pressentiment. Je regardai les autres dîneurs... ils portaient tous un fin

bracelet de métal.

Merde. Je bondis de mon siège et quittai le restaurant. Quatre à quatre, je rejoignis

l'ascenseur. Personne ne semblait me suivre.

Les portes s'ouvrirent ; il y avait au moins dix personnes dedans. Je réussis à trouver une place

et les battants se fermèrent.

La cabine monta jusqu'au treizième et s'arrêta. Cela faisait deux fois que le destin me faisait

signe ; je n’allais pas l'ignorer encore.

J’avais faim mais il allait falloir que je m'habitue.

Il était hors de question de reprendre un tel risque.

Les passagers descendirent et je me mêlai à eux, jouant ma main droite dans la poche de mon

pantalon. Il y avait deux portes tournantes, l'une marquée : « Environnement 3 », l'autre

« Environnement 4 ». La majorité du groupe se dirigeait vers « Environnement 3 ».

Je suivis le mouvement et entrai au paradis.

De petits sentiers s'enfonçaient dans les ombres d'une profonde forêt. La lumière filtrait entre

les feuilles, baignant l'atmosphère d'une lueur dorée. Il y avait de la mousse par terre, des

écureuils dans les branches, des oiseaux dans le ciel. L'air était humide, frais et odorant.

Y avait-il encore sur terre un endroit qui ressemblait à cela ? Sans doute pas. Les forêts

avaient été ravagées par la guerre et les retombées radioactives. Les arbres survivants

crevaient lentement, vu qu'il n'y avait plus de couche d'ozone digne de ce nom pour les

protéger.

Le plus étonnant dans ce petit coin d'Eden, c'était le ciel bleu. Je ne l'avais jamais vu ainsi.

Je marchais au hasard, les larmes aux yeux, sans savoir où j'allais. J'étais épuisé, j'avais faim,

j'étais désespéré... mais le lieu avait un pouvoir apaisant, comme si j'évoluais hors du temps.

87

Un daim s'enfuit devant moi... un vrai daim. Je remarquai des arbres rares ou disparus : des

érables, des saules, des platanes. Tout cela avait dû coûter une fortune. Difficile de me

rappeler que j'étais sur un satellite orbitant à cent mille kilomètres au-dessus de la terre...

Au bout d'une demi-heure d'errance, je tombai sur une petite rivière chantant à travers les

rochers. Je m'assis et laissai mes yeux se fermer.

Dans quel merdier m'étais-je fourré ? Comment pouvais-je espérer faire échouer les plans de

la Confrérie... seul, sans armes, sans informations ? La seule chose que je pouvais espérer

était de trouver la taupe de CAPRICORN... mais il y avait des milliers de gens sur Moon

Child. J'avais plus de chances de gagner au loto...

Puis tout se brouilla. Bercé par le chant de l'eau sur les cailloux, je m'endormis.

Une pluie fine me réveilla. Le ciel était toujours bleu, mais un système d'arrosage imitait une

averse. Mon chapeau et mon imper étaient à peine humides ; la douche venait sans doute de

commencer.

Vérifiant ma montre, je vis que j'avais dormi presque six heures. La douleur de ma nuque

s'était estompée, et j'avais - curieusement moins faim. J'époussetai mon pantalon et rejoignis

le sentier.

Poussant la porte, je me retrouvai dans la réalité.

Le couloir était plein à craquer. Formant une foule compacte, les gens attendaient de trouver

une place dans l'ascenseur. Je tendis l'oreille... ils parlaient de la conférence spéciale du

révérend Sheppard. Une réunion d'importance était prévue.

Je n'aurais manqué le spectacle pour rien au monde. Une bonne demi-heure plus tard, je

réussis enfin à trouver une place dans la cabine. L'ascenseur fila droit au trente-sixième étage.

Les portes s'ouvrirent sur un immense amphithéâtre.

J'avais déjà vu des stades, mais peu de cette taille. On aurait dit le Hollywood Bowl avant

qu'il ait été détruit par la guerre. Quatre ascenseurs vomissaient des groupes de fidèles qui

s'agglutinaient sous l'immense dôme transparent.

Au centre, une gigantesque estrade était dressée, au- dessus de laquelle se trouvait un écran

démesuré. Les premières mesures de L'hymne à la joie résonnèrent dans l'atmosphère.

Etonnant. Du Wagner aurait été plus approprié.

J'essayai d'estimer le nombre de spectateurs, en vain. Dix mille ? Plus ? Au moins l'assistance

était- elle colorée ; toutes les races étaient largement représentées.

Bon Dieu... J'étais à la limite de la claustrophobie, je me sentais pris au piège, et j'avais besoin

d'une cigarette. Ne voulant pas attirer indûment l'attention, je me retins de sortir mon paquet.

Une rumeur courut dans la foule et les lumières s'éteignirent. Seul le podium, sous les feux

des projecteurs, luisait dans l'obscurité.

Des « chut ! » se firent entendre. Une petite procession apparut au premier rang des

spectateurs. Avec une pompe étudiée, une dizaine de personnes s'assirent en bas de l'estrade.

Les huiles du mouvement, sans doute.

J'avais envie de vomir.

Quelques secondes passèrent. Enfin, un homme pénétra sur l'estrade, seul. L'écran s'illumina,

révélant le visage du révérend Claude Sheppard.

La foule explosa de joie. Remarquant mon manque d'enthousiasme, mes voisins me

regardèrent d'un œil noir, et je dus me joindre aux applaudissements.

Le révérend sourit, buvant avec délices l'admiration de la foule. Puis, avec un geste théâtral

d'humilité, il baissa les yeux et leva la main pour faire taire les vivats.

Le silence s'installa.

Il ouvrit les bras et sourit.

88

- Mes frères... Mes sœurs... Mes enfants. A cet instant s'ouvre devant nous l'aube d'une

nouvelle ère ! Une ère glorieuse, une ère magnifique ! Aujourd'hui, nous allons enfin rentrer

en possession de notre héritage !

Des hurlements hystériques se firent entendre. Le révérend leva de nouveau la main.

- Chaque homme, chaque femme, chaque enfant ici présent a été choisi pour accomplir un

grand destin ! Vous allez être la première génération de l'Age d'Or de la Terre !

Il y eut de nouveaux applaudissements, mais je remarquai que la plupart des fidèles ne

comprenaient pas vraiment ce qui était dit. Le révérend reprit :

- Vous avez déjà franchi toutes les étapes de la hiérarchie de la Croisade pour la Pureté

Génétique... Pourtant, aujourd'hui, vous allez apprendre que vous êtes part de quelque chose

de plus grand encore. Voyez-vous, mes enfants, nos croyances et nos traditions sont

anciennes. Les événements d'aujourd'hui ont été prédits il y a bien longtemps, des milliers

d'années avant votre naissance...

La foule était silencieuse. L'attention à son maximum.

- Les origines de notre ordre se perdent dans les brumes du temps. Nos aïeux ont prévu le jour

où la terre renaîtrait, où seuls les purs survivraient. De génération en génération, des hommes

et des femmes loyaux ont préparé la venue de cet instant, transmettant le savoir et les

prophéties de nos pères fondateurs. Tout ce travail... pour que devienne possible ce qui va

survenir dans quelques heures à peine. Car minuit sera l'heure de la purification !

Les fidèles applaudirent sans savoir trop pourquoi.

- Depuis des années, nous savions que ce jour arriverait. Comme un prophète l'a dit : « Une

grande tempête viendra de l'ouest et détruira les impurs. »

Cette purification nettoiera la Terre des masses méprisables qui menacent l'intégrité de

l'humanité. (Sheppard fit un geste de la main.) Moon Child avait aussi été prédit par les

prophètes. Il devait être le refuge des fidèles, destinés à devenir rois d'un monde pur ; il devait

les protéger de la tempête, leur permettre d'attendre l'accomplissement du processus. Pendant

quarante ans, nous resterons dans ce havre pour nous préparer au jour où nous reviendrons sur

une Terre enfin propre !

Pour la première fois depuis le début du discours, j'entendis des voix inquiètes parmi les

auditeurs. On eût dit que les petits soldats de la Croisade ignoraient qu'ils venaient de signer

pour quarante ans.

Le révérend Sheppard attendit que la foule se taise. J'avais décidé ce que j'allais faire. Je

commençai à m'approcher de l'estrade.

- Bientôt, la planète bleue subira une initiation de feu. Il n'y aura pas de survivants. Vous

serez les seuls représentants de l'humanité... Chacun de vous portera sur ses épaules une

lourde responsabilité. Vous et vos enfants recoloniserez la Terre ; ensemble, nous créerons

une civilisation de beauté et de pureté... la première du genre. Nos vies seront riches,

épargnées par la corruption et la pourriture qui règnent aujourd'hui. Réjouissez-vous !

La réaction des spectateurs était mitigée.

Quelque chose que je pouvais exploiter.

Je levais les yeux et vis un changement dans le regard du Révérend.

- Mais je dois aussi aborder un autre sujet avec vous. Ici, nous sommes tous unis par nos

croyances et nos objectifs. Pourtant, je vous le dis, un traître s'est glissé parmi nous !

Je m'immobilisai... Ils m'avaient découvert. Pourtant, regardant discrètement autour de moi, je

ne remarquai rien de spécial. Tous les yeux étaient braqués sur Sheppard.

Je me retournai vers l'estrade. Trois silhouettes approchaient du podium. Je reconnus l'une

d'elle

- les menottes au poignet, entouré par deux gardes.

Karl Voorman.

Sheppard le désigna.

89

- Cet homme est un incroyant ! Il veut détruire ce que nous avons accompli ! Il s'est fait

passer pour ce qu'il n'était pas, et nous lui avons ouvert nos bras et nos cours. Pourtant,

pendant tout ce temps, il ne voulait que nous détruire !

Je repris mon chemin vers l'estrade, un million de questions à l'esprit. Voorman la taupe de

CAPRICORN ? Dans ce cas, pourquoi nous avait-il trahis ? Peut-être Ching ne lui avait-elle

pas révélé la raison de notre voyage. Il nous avait pris pour des contrebandiers, et il devait

tout faire pour protéger sa couverture...

Oui, c'était possible.

Il m'avait sauvé de Brody. Puis il avait remarqué ma montre... et comme par hasard, mes liens

n'étaient pas assez serrés.

L'avait-il fait exprès ?

Avais-je assommé et livré le seul homme qui puisse m'aider sur cette putain de station spatiale

?

Le Révérend Sheppard jouait l'hystérie à la perfection.

Cet homme est l'impureté incarnée ! Nous n'avons pas de place pour les esprits rebelles ! Pour

réussir, nous devons être unis ! Un esprit ! Un cœur ! Un but !

Il semblait avoir repris le contrôle de la foule, qui applaudissait frénétiquement. Charmante

ambiance... on aurait dit une réunion nazie. Quand j'arrivai au bas du podium, les gardes

entraînaient Voorman. Je ne pouvais rien faire pour lui mais j'avais une dernière chose à

tenter. Une action désespérée...

Sheppard quitta l'estrade ; les spectateurs rugirent. Profitant de l'inattention créée par son

départ. Je fautai sur le podium et attrapai le micro. Il y eut quelques instants de stupeur. Je

hurlai.

- Ces hommes sont des assassins ! La purification est un mensonge ! Ils vont tuer tout le

monde sur Terre ! (Des mains me saisirent.) Vous seuls pouvez les arrêter !

Les coups de pieds et les coups de poings se mirent à pleuvoir. On me saisit ; on me vira de

l'estrade. A moitié inconscient, j'entendis des voix ordonner de m'amener en cellule.

Du temps passa ; tout était flou autour de moi. Une porte s'ouvrit ; on me jeta sur un grand

fauteuil qui ressemblait vaguement à une chaise électrique. On m'attacha des courroies aux

poignets, aux chevilles, autour du crâne.

Il y eut des allées et venues. Quelques minutes s'écoulèrent.

La porte s'ouvrit et je me forçai à soulever les paupières. Trois personnes entrèrent dans la

pièce. La première était un type chauve, assez musclé, inconnu au bataillon. Monsieur Propre

sans la boucle d'oreille.

La deuxième était une jeune femme blonde d'une stupéfiante beauté.

La troisième était Lowell Percival.

CHAPITRE 24

- Eh bien, monsieur Murphy... Vous êtes un être surprenant. Je ne me souvenais pas de vous

avoir invité à la fête, mais il semble que vous ayez trouvé votre chemin tout seul. Je ne peux

qu'admirer votre intelligence et votre ténacité... Et quel timing ! Vous êtes arrivé juste à temps

pour assister au plus important événement de l'histoire terrestre...

L'auteur de ce petit discours était bien sûr Percival... en smoking et cravate noire, tel le

jumeau maléfique de Fred Astaire.

Il sourit.

- Vous êtes surpris de me voir. Bien sûr... Vous avez été témoin de la destruction de mes

bureaux... Belle explosion, n'est-ce pas ? Tel le Phénix, je renais de mes cendres...

Il était fou. Taré. Avait pété les plombs.

90

Mais je voulais comprendre.

- Pourquoi avez-vous fait ça, Percival ?

- J'avais envie, répondit-il avec un petit geste de la main, ça m'a permis de distraire mes

ennemis assez longtemps pour leur échapper. Et j'ai eu la joie d'entendre mon oraison funèbre.

Il y en avait de très émouvantes. Ah... J'ai vécu une belle vie. La chance a toujours été avec

moi... Ainsi qu'avec vous, d'ailleurs. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ait autant que vous

le don de survivre. Vous avez même réussi à trouver la statuette... celle que nous avions tant

cherchée...

Je secouai la tête.

- Ainsi vous êtes « l'ami » qui m'avait conseillé à la comtesse...

Percival rit.

- Ah... oui. La comtesse. En effet, je vous avais recommandé. Le travail que vous aviez

accompli pour moi dans les colonies martiennes était remarquable, il m'avait fait forte

impression. Vous remarquerez que j'avais fait le bon choix...

- Mais pourquoi moi ? Je suis honoré de l'estime que vous me portez, mais je n'ai rien d'un

expert en objets d'art...

- Nous avions engagé des centaines de professionnels pour retrouver le Habuh. Vous êtes

arrivé sur les lieux le premier... Dieu sait pourquoi. Un de nos agents vous suivait, et il a pris

la liberté de vous débarrasser de votre fardeau.

Emporté par son récit, il avait commencé à arpenter la pièce. Après un moment de réflexion, il

s'immobilise.

- Mais je m'égare. La vraie question est... qu'allons-nous faire de vous ? Vous êtes devant un

choix, monsieur Murphy. De la décision que vous prendrez dépendra votre vie. Laissez-moi

vous expliquer.

« Dans une heure environ, nous allons accomplir une ancienne prophétie : la purification par

le Grand Alluvion. Un nom pompeux pour un processus assez plaisant. Les plus grands

scientifiques ont travaillé pendant des années au sein de Genetic Research Systems pour le

rendre possible. Cela m'a coûté une fortune... mais maintenant, tout est prêt.

« Vous le savez comme moi... la Terre n'est plus qu'une coquille vide, habitée par une race

dégénérée de semi humains qui infectent les races pures de leurs abominables gènes mutants...

Dans quelques minutes, nous allons répandre les graines de la purification sur notre

malheureuse planète. Le Grand Alluvion... Le baptême du feu qui suivra détruira toute vie sur

Terre, mais de cette destruction naîtra un nouvel âge glorieux ! Après quelques années

d'attente, nos enfants, génétiquement purs, retrouveront un monde propre. Je ne vivrai pas

pour le voir... mais je mourrai en paix, sachant que j'ai offert un nouveau départ à l'humanité !

« Regardez autour de vous, monsieur Murphy ! Vous êtes à bord de l'Arche de Noé. Nous

avons recréé les plaines, les forêts, les déserts, leur faune et leur flore. Dans notre Eden

orbital, la nature est protégée, et elle servira à donner un nouveau souffle à notre planète... Ici,

vous aurez tout. J'ai investi de nombreux bénéfices dans ce satellite. Nous avons d'immenses

bibliothèques et un système éducatif hors du commun. Nos modes de distractions sont

infinis... discothèques, concerts, sports... tout sera à votre disposition.

« Et les habitants, monsieur Murphy ! La crème de la crème. Tous les artisanats sont

représentés ; les plus grands professionnels enseigneront leur savoir-faire aux générations

suivantes. Nous avons les meilleurs médecins, les technologies les plus pointues. Ne croyez

pas que nous avons oublié les arts. Ici, les musiciens, les peintres, les danseurs sont libres

d'exprimer leur créativité...

« Les habitants de notre Arche sont aussi génétiquement parfaits que possible : beaux,

intelligents, en pleine santé. Dix mille hommes, femmes et enfants, unis par un seul but : le

désir de créer un monde parfait. Une société d'harmonie et de paix, sans peur, sans crime.

Il s'interrompit pour reprendre sa respiration, puis posa sa main manucurez sur mon épaule.

91

- Vous pouvez devenir une part intégrante de ce rêve, monsieur Murphy. Cela ne vous coûtera

que votre loyauté. Si vous acceptez de nous rejoindre, je vous délivrerai et vous entrerez dans

votre nouvelle vie.

L'offre était tentante. C'était même la plus tentante que j'aie jamais reçue. Le monde créé par

Percival semblait parfait... et puis il fallait être réaliste je ne voyais pas comment je pourrais

faire échouer les plans de la Confrérie.

J'étais impuissant... et il y avait des manières plus désagréables de passer les quarante

prochaines années que vivre dans un Eden.

Recréer la Terre, la rendre à sa beauté d'avant- guerre... c'était une idée intéressante. Percival

voulait recréer la réalité.

Pourquoi pas ?

Parce que.

Parce que Moon Child et toute sa technologie étaient artificiels. Oui, nous aurions tous préféré

que la guerre n'ait jamais eu lieu, que la terre soit belle et propre, mais comme on fait son lit,

on se couche.

Nous avions merdé ; il fallait vivre avec.

Je pensai aux milliards d'humains vaquant à leurs occupations au-dessous de nous... des

hommes, des femmes et des enfants qui avaient le droit de vivre, quels que soient la couleur

de leur peau, leur religion, leurs gènes. Je pensai à mes potes du Brew et Stew... à Louie, à

Chelsea sirotant son thé en lisant son bouquin. C'était une mutante, et Percival voulait la tuer.

Inacceptable. Bon Dieu... Chelsea et moi avions un grand amour à vivre, même si elle n'en

était pas encore consciente.

Et ce n'était pas un connard de milliardaire taré qui allait s'interposer entre nous.

- J'ai pris ma décision.

Percival se tourna vers moi.

- Vous nous rejoignez ?

- Je ne crois pas. Pour moi, vous êtes un salopard doublé d'un malade, avec trop d'argent et le

complexe de Napoléon. Votre « plan » est barbare et monstrueux... et démontre que vous

n'êtes qu'un lâche, incapable de faire face à la vie. Si je n'étais pas attaché à cette chaise, je

vous étranglerais et je regarderais avec plaisir votre dernier soupir s'échapper de votre corps

ridicule...

Lowell Percival me regarda, incrédule. Il était surpris de ma réponse... surtout, il n'était pas

habitué à ce que les gens lui disent ce qu'ils pensaient.

Un moment, je crus qu'il allait perdre son contrôle... puis il se calma.

- J'admire votre courage, mais je regrette votre décision. Adieu, monsieur Murphy. Nous ne

nous reverrons pas. (Il se tourna vers l'ersatz de Monsieur Propre.) Tuez-le. Quand ce sera

fait, rejoignez-moi à l'observatoire. (L'homme acquiesça et Percival tendit la main à la

superbe blonde.) Venez, Eva. Le spectacle risque d'être déplaisant.

La jeune femme ne bougea pas.

- Si cela ne vous fait rien, Lowell je préférerais rester. Après les horreurs que cet homme a

proférées, je prendrai plaisir à le voir mourir...

Percival observa sa compagne, surpris... enfin, il s'inclina.

- Tout ce qui peut vous être agréable, ma chère.

Il lui caressa la joue, se détourna et sortit. Monsieur Propre fit un pas vers moi, ravi.

- Imbécile. Pourquoi n’avez-vous pas accepté ? Une fois libre, vous auriez pu lui mettre votre

poing dans la gueule. Au moins, vous vous seriez amusé avant de mourir...

Je reconnus la voix... et l’accent.

- Jacques Fou, alias le caméléon. Je me demandais quand je vous rencontrerais enfin...

Son sourire s'élargit et il me fit un petit salut.

92

- Nous nous sommes déjà rencontrés monsieur Murphy. ce qui m’intéresse c’est votre

habileté à localiser les gens... et les choses, ajouta-t-il avec la voix de la comtesse.

C'était impressionnant. Je le regardai la bouche Ouverte.

- Je scie toujours les gens avec ce truc, commenta-t-il.

- Est-ce vous qui avez tué le colonel ?

- Je lui ai tranché la gorge, après la piqûre anesthésiante, dit-il avec un sourire. (Il sortit un

lourd pistolet de sa poche.) Je n'ai pas de lame sur moi aussi cela devra suffire. Passons aux

choses sérieuses...

Il braqua le canon sur ma tête. D'instinct, je fermai les yeux et serrai les dents, attendant le

coup de grâce. Une détonation résonna ; mon corps tressauta. Une seconde plus tard je réalisai

que j'étais encore vivant et je levai les paupières.

Le corps de Fou était étendu à mes pieds. A un mètre de là, la jeune femme, Eva, serrait son

arme avec une froide détermination.

CHAPITRE 25

Eva enjamba le corps du Caméléon et défit les courroies qui me retenaient prisonnier. C'était

elle qui tenait le flingue, aussi restai-je assis et attendis-je les instructions.

Elle se pencha sur le corps du Caméléon et ramassa son arme, qu'elle me tendit. Comme je

vous l'ai dit, je n'aimais pas les armes à feu, mais je supposais que c'était une sorte de cas

d'urgence. Approchant de la porte, elle me fit signe de me pencher sur le cadavre.

Puis, à ma surprise, elle appela à l'aide.

La porte s'ouvrit à la volée et un garde apparut. Il me vit le pistolet braqué sur le cadavre et

sortit son arme. J'hésitais à tirer quand Eva apparut derrière lui et l'assomma d'un coup sec. Il

tomba ; en quelques gestes brefs, elle lui brisa la nuque.

J'observais, à la fois fasciné et écœuré par sa violence et son efficacité. Elle désigna le

cadavre.

- Il faut nous dépêcher. Déshabillez-vous et mettez ses vêtements.

Je n'avais ni l'intention ni la volonté de protester.

Ainsi, si Eva n'avait pas tiré, c'était pour ne pas abîmer l'uniforme...

Donnez-moi la montre, ajouta-t-elle en me tapotant l'épaule avec 1a crosse de son flingue.

Je m'exécutai et je commençai à me décaper. Cela faisait des années que je n’avais pas fait de

sport, et Il me valait des poignées d'amour pas vraiment seyantes. Me déshabillant devant une

très jolie femme, je ne pouvais que le regretter... En fait, je n'aurais pas dû complexer : Eva ne

m'octroya pas un regard.

Elle avait les yeux fixés sur la montre.

Enfilant l'uniforme, je regardai autour de moi. Une caméra de sécurité était braquée droit sur

nous, une lumière rouge clignotants témoignant qu'elle était en marche. Eva comprit mon

inquiétude.

- Elle est branchée sur le réseau de surveillance privé de Lowell, expliqua-t-elle. Il n'a pas

encore eu le temps d'arriver là-bas... Nous avons quelques minutes devant nous.

Soulagé, je finis de m'habiller. Le garde était plus petit que moi. Le pantalon noir et la

chemise rouge et noir étaient en stretch, mais les bottes étaient vraiment trop serrées. Je

réussis à les passer avec peine - il ne serait pas question de courir un marathon avec.

Je regardai avec tristesse mon chapeau, sur le sol. L'abandonner me brisait le coeur. C'était

comme rompre avec son premier amour...

Après un moment de silence, je me tournai vers Eva, occupée à désosser la montre. Enfin, un

compartiment s'ouvrit, et elle soupira de soulagement.

- Merci, mon Dieu...

93

Je m'approchai pour regarder. Sous le cadran se trouvait un petit morceau de plastique noir, de

la taille d'un Tic-Tac. On aurait dit une ancienne puce mémoire. Eva me jeta un coup d'oeil.

- Vous savez ce que c'est ?

- J'ai deviné.

Elle hocha la tête.

- Bien. (Elle glissa la montre dans sa botte.)

- Nous n'avons plus beaucoup de temps, mais au moins, il reste une chance. Je ne pensais pas

rencontrer mon contact en de telles circonstances... Maintenant il va falloir improviser.

Elle se pencha sur le corps du Caméléon et sortit une carte passe de sa poche. Puis elle lui

attrapa les jambes.

- Prenez ses bras...

Ensemble, nous portâmes le cadavre près du mur du fond. Je me demandais ce qu'Eve avait

dans l'idée quand elle appuya sur la paroi, faisant coulisser un panneau métallique. Derrière se

trouvaient des interrupteurs. Elle en actionna un et une sorte de vide- ordures s'ouvrit dans le

mur. Pas besoin de me faire un dessin. Le corps du Caméléon fila dans la poubelle suivi de

près par celui du garde. Eva appuya sur un deuxième interrupteur pour refermer.

- Ils ont rejoint l'infinité de l'espace, dit-elle avec un sourire moqueur. Avec un peu de chance,

on ne remarquera pas leur disparition avant que nous en ayons fini.

Elle se dirigea vers la porte ; je la suivis sans poser de questions. Nous parlerions philosophie

une autre fois.

Le couloir était vide. Eva regarda à droite et à gauche, puis fila vers un ascenseur. Les portes

s'ouvrirent et nous rentrâmes sans que personne ne s'interpose.

Cette fois, les boutons étaient numérotés de vingt-quatre à trente-six. Eva appuya sur le vingt-

huit et la cabine commença à descendre.

Mon cœur battait à tout rompre. Soudains l'ascenseur s'immobilisa... au trente et unième. Je

me mordis les lèvres.

- Mettez vos mains derrière votre dos, souffla Eva.

Elle avait raison. Si j'avais un uniforme, il me manquait toujours le fameux bracelet de métal.

Les battants s'ouvrirent et deux hommes entrèrent. Je me concentrai sur le sol, ne voulant pas

les inciter à la conversation, mais je n'avais pas de souci à me faire. Ils reluquaient Eva.

Par bonheur, ils n'eurent pas longtemps pour mater. L'ascenseur s'arrêta au vingt-neuf et ils

sortirent. Quelques secondes plus tard, nous arrivâmes enfin au vingt-huit.

Un hall, stérile et blanchâtre. A gauche se trouvait une porte marquée : « Accès réservé au

personnel autorisé ».

Eva s'approcha et passa la carte du Caméléon dans un lecteur, sous la poignée. La porte

s'ouvrit. Devant nous, un escalier, avec des murs blancs et une rampe métallique. On pouvait

descendre ou monter.

Eva monta.

Une volée de marches plus haut, nous arrivâmes devant une nouvelle porte, qu'elle ouvrit.

J'étais complètement paumé. Un nouveau couloir. Nous longeâmes des portes identifiées par

des codes. Eva s'arrêta devant l'une d'elle, marquée : 28-A-41.

Elle s'ouvrit et, pour la deuxième fois en vingt- quatre heures, je pénétrai au paradis. C'était

une version plus montagnarde de l'Eden. On aurait dit les Alpes. Il y avait des arbres, de

l'herbe, et le ciel était très bleu.

Au bout de quelques minutes de marche, nous atteignîmes les rives d'un lac. Caché dans les

buissons se trouvait un petit bateau à moteur. Eva démarra.

Sur l'eau, avec le vent dans les cheveux, je repris peu à peu mon calme. On se serait cru en

vacances, loin, très loin de Moon Child...

Je me penchai vers Eva.

- Où allons-nous ?

94

- Au système central.

- Par la route touristique ?

J'avais presque réussi à la faire sourire.

- Plutôt par la porte de derrière, finit-elle par expliquer. Notre seule chance d'y accéder est de

passer par l'entrée de service. Quand ils s'apercevront de ma disparition, ils me localiseront

grâce au bracelet... Ce chemin devrait nous permettre de gagner un peu de temps et de

rencontrer moins de résistance...

- Moins de résistance ? (Je frissonnai.) Mon truc, ça serait plutôt pas de résistance du tout...

Elle secoua la tête.

- Percival n'est pas du genre à prendre des risques. Tout ici est très surveillé. Heureusement

pour nous, il pense avoir la dernière Puce Hiver. Il n'a jamais envisagé l'idée que vous

puissiez en avoir une...

- ça vient en combien d'exemplaires, ces trucs-là ?

Il en existait trois. Une était dans le quartier général de CAPRICORN quand il a explosé. Une

autre a été découverte sur un agent de CAPRICORN, et détruite. Le colonel O'Brien avait la

dernière. Il devait me la faire parvenir...

- J'étais peut-être long à la détente... mais je commençai à comprendre.

- Vous êtes la taupe de CAPRICORN... celle qui s'était introduite au sein de GRS...

Elle hocha la tête.

- Que vient faire Voorman là-dedans ?

- C'était un de nos agents. Il s'est imposé comme transporteur au moment de la construction de

Moon Child... Par son travail, il avait accès à des tas d'informations essentielles. Il devait

essayer de m'amener la puce après l'échec du Colonel. Quand j'ai vu qu'il s'était fait prendre,

j'ai cru qu'ils l'avaient trouvée sur lui... Mais Percival ne vous a pas un instant soupçonné de

l'avoir.

- D'accord. A quoi sert cette puce ?

Eva regarda l'eau filer près de la coque.

- En théorie, elle introduira un virus informatique dans la matrice de Moon Child. Le virus est

conçu pour muter très vite, de manière à ne pas pouvoir être identifié ou détruit par les

antivirus du central. Tous les systèmes du satellite étant reliés à cet ordinateur...

- ... Moon Child va complètement cesser de fonctionner.

Eva écarta une mèche dorée qui volerait sur son visage.

- Oui. En théorie.

- Je n'aime pas ce mot...

- Lequel ? « Théorie ? » Oh, ça va marcher...

- C'est juste que nous n'avons jamais pu tester le virus sur un système aussi centralisé que

celui de Moon Child...

- On dit que celui des impôts est un peu comme ça...

Elle rit.

- Vous avez raison. Nous aurions dû y penser.

Le bateau accosta sur l'autre rive et nous nous enfonçâmes de nouveau dans la forêt. Bientôt,

nous nous retrouvâmes face à un immense mur recouvert de lierre.

Eva l'étudia un moment avant de trouver un interrupteur qui ouvrai une porte quasi invisible

sous les feuilles. On aurait dit que personne n'était passé par là depuis longtemps.

Encore un escalier. La montée dura des éternisés. Dans mes bottes trop petites, mes pieds me

faisaient un mal de chien. J'essayai de ne pas y penser, gardant mes yeux sur le postérieur

d'Eve.

Après un temps interminable, nous tombâmes sur une porte marquée «31-D-07 ». Nous

avions grimpé l'équivalent de trois niveaux...

J'étais en sueur et épuisé ; Eva avait seulement les joues un peu plus roses.

95

Je tentai de reprendre mon souffle tandis que ma compagne plaquait son oreille contre la

porte. Satisfaite, elle ouvrit. Nous n'avions pas vu âme qui vive depuis que nous étions sortis

de ma cellule. Ca commençait à être étrange.

- Où est passé tout le monde ?

Eva jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule.

- Nous sommes dans les zones de maintenance, non accessibles au public. A cette heure-ci, il

n'y a pas grand monde. Ca se gâtera quand nous approcherons des systèmes de contrôle...

Nous arpentâmes les couloirs jusqu'à arriver dans une zone plus habitée. Il y avait des voix

derrière les portes, des pas dans les couloirs. Une femme sortit d'un bureau, juste devant nous.

Nous ralentîmes le pas pour ne pas passer devant elle.

Enfin, elle s'arrêta devant un ascenseur. Il semblait que ce soit aussi notre chemin et nous

entrâmes tous les trois dans la cabine.

Eva appuya sur le trente-cinq, la femme sur le trente-deux. Dix secondes plus tard, les portes

s'ouvrirent et notre « passagère » sortit. Je me préparai à pousser un soupir de soulagement

quand une voix mâle retentit :

- Tenez la porte !

Je me serais bien passé d'être poli, mais la femme s'exécuta en souriant. Deux gardes

pénétrèrent dans la cabine après l'avoir remerciée.

Une jeune blonde aux yeux bleus et un grand type musclé. L'ascenseur reprit sa montée. Eva

et la tille se connaissaient et commencèrent à bavarder. Mais l'homme avait les yeux fixés sur

moi.

Une sueur froide descendit le long de ma colonne vertébrale. Et si ce type connaissait tous les

gardes, et qu'il se demandait qui j'étais ? Je croisai son regard... il était soupçonneux.

Eva paraissait ne rien remarquer.

Une série de « bips » me fit sursauter. Ils émanaient de trois sources différentes : les trois

communicatives, sur les ceintures de nos uniformes. L'homme me quitta des yeux une demi-

seconde, le temps d'appuyer sur un bouton.

Une voix résonna dans la cabine.

- Appel à tout le personnel de sécurité. Ceci est une alerte rouge. Deux individus dangereux se

sont introduits dans la station. Ils ont été vus pour la dernière fois au niveau vingt-huit...

Les quelques secondes suivantes se déroulèrent au ralenti. La main de l'homme vola vers son

holster. Avant qu'il l'atteigne, il y eut un flash au niveau de sa tête, et il s'écroula. La fille avait

reculé ; Eva pivota vers elle, l'arme à la main. Une seconde plus tard, il y avait deux cadavres

sur le sol de l'ascenseur.

Le communicateur continuait, ignorant le carnage :

- Le premier suspect est une femme, de taille moyenne, les cheveux blonds coupés au carré.

Le second est un homme de...

Eva éteignit les communicatives des deux gardes, puis le mien. Elle pointa son flingue en

direction des portes encore fermées.

- A partir de maintenant, les choses vont se compliquer quelque peu...

Nous étions au niveau trente-cinq.

L'ascenseur s'ouvrit. Personne.

Nous avançâmes dans le couloir, armes levées. Très vite, nous tombâmes sur une porte

marquée : « Réservé au personnel autorisé. Niveau de sécurité maximal. »

Eva serra les dents en sortant la carte de Jacques Fou.

- J'espère que ce truc va marcher...

Elle la passa dans le lecteur. Pendant quelques secondes, rien ne se produisit... puis un « clic »

retentit.

Eva poussa la porte, qui s'ouvrit. Elle eut un sourire froid.

- C'est comme si j'avais placé une pancarte marquée : « Nous sommes ici... »

96

A ma surprise, elle fit demi-tour et redescendit le couloir en courant. Je la suivis, le cœur

battant. En temps normal, je me serais déjà écroulé depuis longtemps. Je tenais uniquement

grâce à l'adrénaline.

Eva ralentit et s'immobilisa devant une porte. Après quelques secondes, un type d'une

cinquantaine d'années sortit de la pièce, regardant derrière lui pendant qu'il finissait sa phrase.

Eva l'immobilisa d'un bras tandis que de l'autre, elle lui tordait la main derrière le dos. Le

flingue pointé sur sa tête, elle le fit rentrer.

La salle était grande, bien éclairée, aux murs blancs.

Sept personnes y travaillaient. Eva fit avancer son prisonnier et se plaça au centre de la pièce.

- Les mains en l'air ! Au moindre geste stupide, je vous bute tous !

Les scientifiques se levèrent. Il y avait cinq hommes et deux femmes qui se regardèrent,

stupéfaits.

- Sur le sol ! Les mains derrière la tête !

Ils obéirent. Eva jeta son otage par terre et lui ordonna de faire pareil.

Puis elle se tourna vers moi.

- Surveillez-les, dit-elle d'une voix forte. Au premier qui bouge, abattez-les tous.

J'acquiesçai et pointai mon flingue sur eux, l'air le plus menaçant possible. Eva s'approcha

d'une console, sortit la montre de sa botte et commença à travailler.

Là encore, les minutes me parurent interminables. Les scientifiques étaient terrorisés, et je me

sentais dans la peau d'un vrai salopard. Je m'obligeai à me souvenir de ce que j'avais vu sur la

lune. Les centaines de cadavres... hommes, femmes, enfants. Si Eva et moi ne réussissions pas

à arrêter le processus, la terre ne serait bientôt plus qu'un charnier. Ces scientifiques étaient au

courant. Même s'ils ignoraient les détails, ils étaient complices d'un des desseins les plus

abominables de l'histoire humaine... ça y est, dit Eva. La puce est installée.

Je continuai à surveiller les otages.

- On fait quoi, maintenant ?

Eva jeta un coup d'oeil inquiet à sa montre.

- On fout le camp. Les systèmes vont arrêter de fonctionner d'une minute à l'autre, et je ne

veux pas être sur le satellite quand ça arrivera...

Pour ponctuer son discours, une alarme hurla. Je regardai autour de moi et vis des voyants

clignoter sur toutes les consoles. Eva se dirigea vers un placard, enleva un à un tous les tiroirs

et les posa en haut du meuble. Une fois montée dessus, elle atteignait le plafond. Celui-ci était

composé de dalles antibruit encastrées dans une sorte de grille. Elle en retira une, se hissa par

le trou et disparut.

Je montai à mon tour, gardant mon arme pointée sur les otages. L'un d'eux se leva et je tirai au

jugé le faisant replonger à terre.

Je passai à mon tour par l'ouverture quand la porte vola en éclats, laissant entrer un groupe de

gardes.

Un dernier effort... j'étais en haut.

Je fonçai rejoindre Eva, qui courait sur la grille métallique, évitant les dalles trop fragiles qui

n'auraient pas supporté notre poids. J'avançai le plus vite possible, priant pour ne pas faire un

faux pas. Le plafond semblait s'étendre à l'infini... Qu'y avait-il dessous ? Un océan, un

désert... un autre lac ?

Des balles ricochèrent derrière nous et je serrai les dents. Après plusieurs minutes de course

effrénée et dangereuse, Eva parvint à un mur... et disparut.

M'approchant, je vis qu'elle avait sauté sur une plate- forme métallique, quelques mètres en

contrebas. Je suivis son chemin tandis que les balles sifflaient au- dessus de ma tête.

Un panneau d'accès s'ouvrait sur une cage d'ascenseur. J'eus le vertige rien qu'à regarder en

bas. Eva étudia la situation.

97

- Je ne sais pas si la cabine est au-dessus ou au- dessous de nous, souffla-t-elle. Il va falloir

tenter le coup et espérer qu'elle n'arrivera pas au mauvais moment...

Elle se lança dans le puits et commença à descendre l'échelle métallique. Je l'imitai, même si

la situation me déplaisait souverainement. Il n'y avait pas de câbles, juste des rails aux quatre

coins de la cage. Conclusion : il n'y avait pas d'espace libre entre les murs et l'ascenseur.

Déduction : si nous n'étions pas près d'une sortie quand la cabine passerait, nous serions

transformés en crêpes sanguinolentes.

Nous avions descendu une trentaine de mètres quand les balles recommencèrent à siffler. Les

gardes étaient arrivés à l'ouverture et tiraient. L'un entama la descente.

Alors nous entendîmes le bruit caractéristique de l'ascenseur qui descendait.

- Vite ! Souffla Eva.

Pas besoin de me le dire deux fois. Mes mains brûlaient sur le métal de l'échelle et mon

souffle était court.

Sous mes pieds, je vis qu'Eve avait trouvé un panneau d'accès et se glissait dedans. Une

nouvelle balle... J'avais un pied au niveau du panneau. Eva m'attrapa par la taille et me tira. Je

vis un flash rouge du sang - et le cadavre du garde tomba derrière moi. L'ascenseur passa

comme un couperet au moment où ma tête disparaissait dans l'ouverture.

Je croyais être en sécurité quand Eva me repoussa... dans le puits. Je n'eus pas le temps de

hurler que déjà j'atterrissais sur le haut de la cabine. Eva sauta à son tour.

L'ascenseur descendit, mettant des centaines de mètres entre nous et nos poursuivants.

Vingt secondes passèrent. La cabine s'immobilisa près d'un nouveau panneau d'accès. Eva me

fit signe d'y entrer.

- Où allons-nous ? Soufflai-je en m'exécutant.

- En bas. La navette de Voorman doit encore être là. Si nous y parvenons avant que les

systèmes de survie ne lâchent, nous aurons peut-être une chance de nous en sortir vivants...

- Dans ce cas, pourquoi ne restons-nous pas sur l'ascenseur ?

- Au cas où il remonte...

Il y eut un bourdonnement électrique et l'ascenseur repartit... vers le bas. Nous sautâmes

dessus. Je faillis avoir une crise cardiaque quand les lumières s'éteignirent... puis se

rallumèrent. Combien de temps nous restait-il avant que l'électricité ne nous lâche ?

L'ascenseur s'immobilisa. Il y avait un panneau d'accès à quelques mètres au-dessus de nous.

Eva commença à grimper.

- Vite !

Ce fut juste. Mes jambes disparaissaient dans le trou quand l'ascenseur commença à

remontera me manquant de quelques centimètres à peine.

Il ne nous restait plus qu'à continuer notre descente à pied. Mais cela ne prit que quelques

minutes : à ma surprise, nous étions presque arrivés au fond.

Je m'apprêtai à sauter quand Eva souffla :

- Reste sur l'échelle ! Le sol est brûlant...

Deux minutes plus tard, nous sortîmes par un dernier panneau d'accès et rampâmes dans un

conduit. Eva dévissa une dalle dans le sol et se laissa tomber sans un regard par le trou.

Cette fille était d'acier. Je la suivis, priant pour qu'elle sache ce qu'elle faisait.

Nous atterrîmes deux mètres plus bas, dans les toilettes des femmes. Je m'étais toujours

demandé à quoi ce lieu tabou ressemblait, et quelle différence il y avait avec les W.-C. des

hommes. La vie était paradoxale. Aujourd'hui que j'avais l'occasion de me pencher sur la

question, je n'avais ni le temps ni l'envie de m'y attarder...

Eva était déjà repartie.

Un couloir, éclairé par des néons verdâtres. L'électricité avait dû s'arrêter ; une sorte de

système de secours s'était mis en marche. Un escalier en béton nous conduisit au hangar. L'air

se raréfiait, j'avais du mal à respirer.

98

Les systèmes de survie lâchaient.

- Où est le vaisseau de Voorman ? Souffla Eva.

J'essayai de me repérer.

- Par là. A onze heures.

A deux heures, sur ma droite, se trouvait la tour de surveillance. Des projecteurs striaient

l'obscurité... à notre recherche, sans doute.

- Tu sais piloter un vaisseau ?

Je n'étais pas un pro, mais je pensais pouvoir me débrouiller.

- Et comment ! Répondis-je, l'air sûr de moi.

- Parfait. Fonce à l'intérieur et mets les moteurs en marche. Tu vois la sortie ? (Elle désigna le

sas. Je hochai la tête.) Je vais m'occuper de faire ouvrir la porte. Quand tu démarreras,

l'attention se concentrera sur toi et j'en profiterai pour me frayer un chemin dans la tour de

contrôle. Le sas est hydraulique et ses commandes sont indépendantes du système principal.

Ca devrait marcher. Il restera ouvert trente bonnes secondes... Ce qui te donnera juste le temps

de Passer.

- Et toi ? Je refuse de te laisser derrière...

Eva sourit...

- L'important est que l'un de nous s'en tire.

- Percival et les autres huiles ont des vaisseaux privés, ils ont probablement déjà fui le

satellite. Quelqu'un doit prévenir les autorités... Ces salopards doivent être mis hors d'état de

nuire. (Elle me caressa la main.) Je vais essayer de rejoindre la navette. Donne-moi vingt

secondes après l'ouverture du sas... puis file, même si je ne suis pas là. La deuxième porte de

sortie s'ouvrira dès que l'autre sera fermée.

Je hochai la tête ; après un dernier signe de tête, Eva disparut en direction de la tour de

contrôle. Je la suivis des yeux, me demandant si je la reverrais jamais.

Prenant garde à éviter les projecteurs, je filai vers la navette. Cinq minutes plus tard, j'étais

dans les lieux. J'ouvris l'écoutille et me hissai à bord. Une fois dans le cockpit, j'attachai ma

ceinture et étudiai le tableau de bord.

Ca semblait faisable...

Un à un, j'allumai les moteurs. Quelques secondes plus tard, tous les projecteurs se

concentraient sur la navette. J'étais repéré.

Le sas ne bougeait pas. Regardant par les hublots, je vis un groupe de silhouettes sombres

foncer vers le vaisseau. Puis des éclairs de lumières illuminèrent l'intérieur de la tour de

contrôle. Des détonations ?

Les projecteurs s'éteignirent. Je clignai des yeux le temps que mes pupilles s'accoutument à

l'obscurité.

Une fine ligne de lumière verticale apparut devant moi, puis s'élargit. La porte du sas

s'ouvrait.

Des coups retentirent sous la coque de la navette. Je fouillai le hangar des yeux, cherchant

Eva.

Un... Deux... Trois...

La porte était presque entièrement ouverte.

Dix... Onze... Douze...

J'évaluai les distances. Ce n'était pas le moment que la navette aille s'écraser contre la paroi...

Quinze...

Eva n'était nulle part en vue.

Vingt... Vingt et un... Vingt-deux...

Merde.

Maudissant les dieux, je décollai.

99

La porte était grande ouverte. J'accélérai, fonçant droit devant moi. Les gardes tiraient sur la

coque, mais ils ne feraient que rayer la peinture. La seule chose qui pouvait m'empêcher de

passer était la Porte...

…qui commençait à se refermer.

Le vaisseau gagnait de la vitesse, pas assez rapidement à mon goût. Ca allait être très juste. Je

visai le côté droit de l'ouverture, mes mains serrées sur le manche à balai.

A moins de cinquante mètres du but, je réalisai que je n'y arriverais pas... à moins de passer

sur le flanc. Je basculai le manche vers la gauche, puis vers la droite. Le vaisseau partit en

vrille. Je priai ; il n'y avait rien d'autre à faire. La porte se rapprochait à toute vitesse ; le

cockpit passa à travers l'ouverture...

Le reste du vaisseau suivit, mais un bruit de métal fracassé m'apprit qu'il avait dû subir des

dégâts considérables.

Derrière moi, la porte se referma avec un sinistre claquement métallique. Devant, la deuxième

commença à s'ouvrir. Je mis toute la gomme, prêt à foncer.

Rien ne se passa.

J'essayai encore... en Vain.

Les systèmes de propulsion avaient été détruits par le choc. Le vaisseau flottait, comme en

apesanteur, indifférent à mes efforts.

Impuissant, je regardai les étoiles apparaître devant moi. J'étais piégé à quelques dizaines de

mètres de la liberté. Je manipulai les commandes avec l'énergie du désespoir, sans résultat...

La porte extérieure était maintenant complètement ouverte. Mes yeux tombèrent sur un petit

panneau l'ouvris et découvris une manette en forme de T. Un autocollant disait : « Capsule

d'éjection. »

Ce serait bien la première fois que je m'éjecterais de quelque chose... mais je n'avais rien

contre les nouvelles expériences. J'allais baisser la manette quand je réalisai que j'étais sur le

point de commettre une terrible erreur...

J'allais être éjecté vers le haut, et la capsule s'écraserait contre le plafond du tunnel.

La porte extérieure avait commencé à se refermer. Il fallait agir.

Une des rares choses qui fonctionnaient encore sur la navette étaient les propulseurs arrière. Je

mis toute la gomme, basculant le vaisseau jusqu'à ce qu'il soit « debout » sur le cockpit. Le

plafond de la cabine faisait maintenant face à l'espace.

Je baissai la manette d'éjection.

On aurait dit les montagnes russes à MondoDisney.

Le cockpit se détacha du vaisseau et alla s'écraser contre la porte, à quelques dizaines de

mètres de l'ouverture. Sous la violence de l'impact, la capsule rebondit et fila droit dans

l'espace infini.

J'étais plaqué contre la chaise, écrasé par l'accélération, le cœur au bord des lèvres.

Quelques minutes passèrent avant que la pesanteur ne redevienne normale... et que je ne

reprenne le contrôle de mes sens. La capsule dérivait dans l'obscurité. Je vérifiais la pression -

tout semblait d'équerre.

Il n'y avait pas de commandes de navigation... Juste un émetteur de signal de détresse, que

j'activai.

Je me détendis pour la première fois depuis des jours. Derrière moi, Moon Child dérivait, noir

et mort. Quelques minutes auparavant, il constituait la plus grande menace qu'ait jamais

connue l'humanité... A présent, ce n'était plus qu'une gigantesque tombe de métal.

Le satellite sortit de mon champ de vision et j'aperçus sous le siège un compartiment que je

n'avais pas remarqué avant. Je l'ouvris ; à l'intérieur se trouvaient un manuel de l'utilisateur,

quelques reçus et un vieux paquet de Lucky Strike contenant quatre cigarettes.

J'allumai la première.

100

C'était bon d'être vivant.

CHAPITRE 26

Un vaisseau minier me recueillit vingt-deux heures plus tard. J'utilisai la radio du bord pour

contacter Interpol. En quelques heures, des douzaines de véhicules interplanétaires se

dirigeaient vers le plus grand débris galactique créé par l'humanité.

Je dormis pendant la majeure partie du voyage. Quand nous nous posâmes à New Jersey, mes

deux potes, McCovey et Andrews, m'attendaient. Dans un restaurant grec, je leur racontai ce

qui était arrivé, me bourrant de boulettes à la menthe et de feuilles de vigne farcies. Ils

m'annoncèrent que Percival et ses amis avaient été arrêtés et écroués. Ils ne savaient pas ce

qui était arrivé à Eva.

J'appris plus tard qu'elle ne s'en était pas sortie.

Pour finir, les agents m'informèrent qu'une récompense avait été offerte pour la capture du

Caméléon. Je ne l'avais pas vraiment capturé, mais c'était tout comme. J'eus droit à un chèque

de dix mille dollars et à des sincères félicitations, ce qui fait toujours plaisir.

Mon portefeuille plein et moi dûmes reconduits à la maison dans un des avions privés

d'Interpol. Une fois là-bas, l'agent McCovey, qui m'accompagnait, me demanda de garder les

derniers événements secrets. Il n'était jamais bon pour le moral d'une population d'apprendre

qu'elle avait été à deux doigts de la destruction. Il ignorait que j'avais déjà pris la décision de

ne rien dire ; non parce que j'approuvais les manipulations de l'information, mais parce que

personne ne m'aurait cru.

Une heure après avoir atterri, j'étais au bar du Brew et Stew. J'avais pris une douche, j'étais

rasé et je portais ma cravate des beaux jours. A sept heures du soir, tout le monde était là.

Louie passait de table en table, un sourire aux lèvres. Rook s'était lancé dans une discussion

animée avec un pauvre inconscient. Même sa voix aigrelette ne me semblait plus si

désagréable.

Chelsea était assise sur le tabouret voisin du mien, sirotant une vodka tonic. J'avais cinq cents

dollars en poche, le reste était en sûreté chez moi. Avoir payé la note de Louie me mettait

d'une humeur excellente. Je humais les effluves qui montaient de mon whisky - douze ans

d'âge, s'il vous plaît. J'allumai une cigarette et me penchai vers ma délicieuse voisine.

- Tu sais, nous devrions nous voir ce soir. Dans mon bureau, par exemple. Je te ferai une

démonstration de mes talents.

Chelsea leva un sourcil.

- Tex... J'adore les gens mal élevés.

- C'est là-dessus que je compte...

- Vraiment ?

Je fis tomber la cendre de ma cigarette.

- Ouais. Voici ma théorie : je pense que tu es follement amoureuse de moi. L'intensité de ta

passion te fait peur ; c'est pour cela que tu refuses mes rendez-vous.

Chelsea but une gorgée et sourit.

- C'est une théorie intéressante... bien que fausse. (Son regard se fit tendre.) Ne le prends pas

mal, Tex. Je t'aime beaucoup... mais pas de cette manière-là.

Je souriais à mon tour - il fallait savoir être bon joueur - quand une vue de Moon Child

apparut sur l'écran de télé, au-dessus du bar. Louie vida mon cendrier.

- Louie, pourrais-tu monter le son ?

- ... quand le désastre a frappé. Les autorités n'ont encore fait aucun commentaire, mais les

experts estiment que cinq mille personnes au moins étaient à bord. Si, comme on peut le

101

penser, nul n'a survécu à cette catastrophe, il s'agirait alors du plus grand désastre spatial de

l'histoire… En Asie du Sud-est, des pluies torrentielles...

Chelsea secoua la tête.

- C'est horrible. Tous ces gens...

Je posai mon whisky et allumai une nouvelle cigarette. Autour de moi, les verres tintaient, les

gens parlaient, riaient.

C'était beau.

Mon verre fini, je posai trois gros billets sur le comptoir. Louie allait protester, mais je le fis

taire d'un geste.

- Merci. A demain.

Avant de partir, J''embrassai Chelsea sur la joue. Ce n'eut pas l'air de lui déplaire. Je saisis

mon imper tout neuf, plantai mon chapeau de luxe sur mon crâne et me dirigeai vers la porte.

Ce fut alors que la fille s'approcha. Une brune aux cheveux longs, le genre de beauté qui

aurait fait hurler un évêque aussi fort qu'un loup de Tex Avery.

Elle sourit.

- Seriez-vous Tex Murphy ?

Je retirai mon chapeau.

- En effet. Nous sommes-nous déjà rencontrés ?

Elle papillota des yeux... qu'elle avait superbes.

- Non... mais j'ai quelque chose à vous montrer.

Me désignant un siège, elle ouvrit son sac à main et sortit un...

Mais c'est une autre histoire.