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1 2 3 Presses de l’Université de Montréal Profession philosophe | Michel Seymour Introduction p. 7-12 Texte intégral Je suis philosophe de profession, mais je n’en fais pas une profession de foi. Je ne suis pas entré en philosophie comme on entre en religion. Je ne me rappelle pas d’avoir décidé que j’allais faire une carrière de philosophe. Cela m’est venu sans que je m’en rende compte, vers l’âge de seize ans, alors que s’amorçaient mes études collégiales et que je découvrais Hegel (La logique de l’être) et Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Je ne me suis jamais départi de cet enthousiasme juvénile, je le retrouve encore lorsque, pour préparer un cours, je rassemble quelques articles photocopiés que je me propose de lire. Je ne vais pas dans cet ouvrage raconter sur un mode biographique comment j’ai été amené à la philosophie, puisque je viens tout juste de le faire et qu’il n’y a rien d’autre à ajouter. Je vais encore moins procéder à une autobiographie intellectuelle qui serait aussi prétentieuse qu’ennuyante. Je n’ai pas l’outrecuidance de penser que l’histoire de ma démarche intellectuelle est d’un quelconque intérêt pour qui que ce soit. Je me propose plutôt de répondre de diverses façons à la question de savoir comment se vit l’existence d’un philosophe dans la Cité. Quelles relations un philosophe entretient-il avec la société dans laquelle il se trouve, à commencer par la société des philosophes ? Il est difficile d’en rester à des considérations générales pour témoigner de cette expérience ou pour se prononcer sur le rôle que le philosophe peut ou doit jouer. Les philosophes étant eux- mêmes des personnes différentes, ils se comportent différemment face aux enjeux sociaux. La philosophie est en outre une discipline qui est plus que deux fois millénaire et elle recouvre des domaines très variés qui peuvent être affectés de mille et une façons par les préoccupations citoyennes. Les philosophes forment un ensemble très diversifié de chercheurs et les ressemblances entre eux ne sont que des ressemblances de famille. Ainsi, on ne peut pas parler de l’insertion sociale du philosophe de façon univoque, parce qu’il existe plusieurs façons d’exercer cette profession. Il existe, par exemple, un grand pan de la philosophie — je songe à l’histoire de cette discipline - qui n’exige peut-être pas au départ que l’on se sente concerné par l’actualité sociale et politique, alors que d’autres secteurs vivent plus directement ce contact. Les historiens ont affaire à des objets d’étude, les grands penseurs de l’Antiquité (des Présocratiques aux Épicuriens et Stoïciens), du Moyen Âge (de saint Augustin à Dun Scot Origène et Guillaume d’Occam), de la Renaissance (d’Érasme à Montaigne) ou de l’époque Página 1 de 3 Profession philosophe - Introduction - Presses de lUniversité de Montréal 27/11/2014 http://books.openedition.org/pum/219

Seymour -- Profession Philosophe

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Philosophie

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    Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour

    Introductionp. 7-12

    Texte intgral

    Je suis philosophe de profession, mais je nen fais pas une profession de foi. Je ne suis pas entr en philosophie comme on entre en religion. Je ne me rappelle pas davoir dcid que

    jallais faire une carrire de philosophe. Cela mest venu sans que je men rende compte, vers lge de seize ans, alors que samoraient mes tudes collgiales et que je dcouvrais

    Hegel (La logique de ltre) et Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Je ne me suis jamais dparti de cet enthousiasme juvnile, je le retrouve encore lorsque, pour prparer

    un cours, je rassemble quelques articles photocopis que je me propose de lire.Je ne vais pas dans cet ouvrage raconter sur un mode biographique comment jai t

    amen la philosophie, puisque je viens tout juste de le faire et quil ny a rien dautre ajouter. Je vais encore moins procder une autobiographie intellectuelle qui serait aussi

    prtentieuse quennuyante. Je nai pas loutrecuidance de penser que lhistoire de ma dmarche intellectuelle est dun quelconque intrt pour qui que ce soit. Je me propose

    plutt de rpondre de diverses faons la question de savoir comment se vit lexistence dun philosophe dans la Cit. Quelles relations un philosophe entretient-il avec la socit

    dans laquelle il se trouve, commencer par la socit des philosophes ? Il est difficile den rester des considrations gnrales pour tmoigner de cette exprience ou pour se

    prononcer sur le rle que le philosophe peut ou doit jouer. Les philosophes tant eux-mmes des personnes diffrentes, ils se comportent diffremment face aux enjeux sociaux.

    La philosophie est en outre une discipline qui est plus que deux fois millnaire et elle recouvre des domaines trs varis qui peuvent tre affects de mille et une faons par les

    proccupations citoyennes. Les philosophes forment un ensemble trs diversifi de chercheurs et les ressemblances entre eux ne sont que des ressemblances de famille. Ainsi,

    on ne peut pas parler de linsertion sociale du philosophe de faon univoque, parce quil existe plusieurs faons dexercer cette profession.

    Il existe, par exemple, un grand pan de la philosophie je songe lhistoire de cette discipline - qui nexige peut-tre pas au dpart que lon se sente concern par lactualit

    sociale et politique, alors que dautres secteurs vivent plus directement ce contact. Les historiens ont affaire des objets dtude, les grands penseurs de lAntiquit (des

    Prsocratiques aux picuriens et Stociens), du Moyen ge (de saint Augustin Dun Scot Origne et Guillaume dOccam), de la Renaissance (drasme Montaigne) ou de lpoque

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    moderne (de Descartes Kant et Hegel) qui, pour lessentiel, demeurent les mmes, tout

    comme demeurent peu prs les mmes leurs pigones et les auteurs appartenant la littrature secondaire. Leur objet dtude nest pas perturb par lactualit politique. Du

    moins est-ce ainsi que lon se reprsente trs souvent la pratique de lhistorien philosophe. Les exigences mthodologiques sont bien videmment devenues de plus en plus grandes

    avec le temps, car il est de plus en plus difficile de se rclamer dune interprtation originale quand on tudie un grand texte classique. Mais, parmi les tches qui attendent

    lhistorien, il ny a pas lurgence dintervenir sur la place publique. Le prjug populaire, quil soit fond ou non, veut que les exigences de lhistorien naient pas grand-chose voir

    avec une quelconque proccupation lgard de la ralit sociale et politique dans laquelle il vit. Sans aller jusqu dire que lhistoire de la philosophie est elle-mme labri des

    vicissitudes de lhistoire, la prsence forte de la ralit sociale et politique dans la vie acadmique nest pas ncessairement ce qui vient perturber le chercheur uvrant dans ce

    secteur. En tant que citoyen, il nest pas moins sollicit que les autres par les vnements de son poque et il peut mme ltre en partie titre de philosophe. Mais il nest pas tenu

    de ltre par sa propre pratique dhistorien de la philosophie, au sens o il ne sagit pas dune ncessit inscrite dans cette pratique. Il nest en tout cas pas du tout pouss dans

    cette direction, moins que ses travaux naient depuis toujours port sur des ouvrages classiques dthique ou de philosophie politique.

    Il en va de mme, pense-t-on, mme si cest dans une moindre mesure, du philosophe uvrant dans le secteur de la philosophie dite continentale , postkantienne et

    posthglienne, couvrant une priode stalant de la deuxime moiti du XIXe sicle nos jours. Je songe ici principalement la philosophie franco-allemande, se dployant partir

    de Schopenhauer et Nietzsche. Il sagit dun courant de pense qui se prsente comme une critique de lidalisme allemand traditionnel, cest--dire comme une critique de lillusion

    des pouvoirs de la raison, du volontarisme et de lautonomie du sujet individuel, au profit dune approche plus raliste qui se propose de prendre acte des divers dterminismes

    affligeant la condition humaine. Certains insisteront sur les dterminismes de lhistoire et de la tradition et sen remettront linterprtation des grands textes philosophiques

    (Gadamer, Heidegger), alors que dautres examineront les dterminismes de la nature humaine (Nietzsche), les dterminismes de linconscient (Freud) ou les dterminismes socio-conomiques (Marx). Dautres demanderont quune attention plus grande soit

    porte aux phnomnes tels que nous les vivons et lgard de lexprience intentionnelle en gnral (Husserl, Merleau- Ponty, Ricur). Les existentialistes insisteront sur la

    facticit de lexistence (Sartre, Camus), tandis que dautres thmatiseront laltrit (Lvinas). Les penseurs structuralistes seront amens mettre en vidence, pour les

    admettre ou pour les critiquer, les structures sociales ou institutionnelles qui dterminent ltre humain (Lvi-Strauss, Foucault). Enfin, certains prendront acte des dterminismes

    idologiques issus de la mtaphysique occidentale et proposeront, dans une perspective postmoderne, de les dconstruire (Deleuze, Derrida, Lyotard).

    L encore, le corpus est plus ou moins complt. Les interprtations foisonnent et peuvent parfois donner lieu de vives controverses, mais tout cela peut se passer dans une relative

    quitude par rapport aux proccupations contemporaines qui animent les intellectuels. Ceux qui sintressent la philosophie continentale pourront estimer, non sans raison,

    que des questions fondamentales doivent nous solliciter indpendamment des proccupations de notre poque. Il ny a rien de nouveau sous le soleil, et les praticiens qui

    uvrent dans ce domaine peuvent considrer comme une vertu le fait de se tenir lcart des modes. Ils ne se situent pas en marge de lhistoire, et ce, mme si les auteurs quils

    tudient proposent des considrations qui sont parfois inactuelles , car ils sont plutt lafft des invariants de lhistoire. La philosophie est lalgbre de lhistoire, disait Merleau-

    Ponty.Pourtant, il faut tout de suite prciser que les choses ne sont pas aussi simples que cela,

    mme dans les secteurs qui sont a priori labri du tourbillon de lactualit. Tout dabord, lengagement social du philosophe ne dpend pas seulement de son objet dtude, mais

    aussi de son propre temprament, de ses traits de caractre . Ensuite, la plupart des auteurs, sinon tous, aspirent dire quelque chose dimportant concernant leur propre

    poque. Si le propos est intemporel, cest quil vaut pour toutes les poques. Cela doit donc tre important aussi pour les philosophes qui, notre poque, cherchent comprendre ces

    auteurs classiques. Jajouterais que, parmi les philosophes continentaux , il faut

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    SEYMOUR, Michel. Introduction In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651.

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    inclure, en plus de Marx, les penseurs de lcole de Francfort (Adorno, Horkheimer,

    Marcuse, Habermas) ou, comme on la vu, des auteurs tels que Sartre, Camus et Foucault, qui ont t trs engags politiquement. Enfin, il y a aussi des penseurs qui, comme

    Heidegger et Gadamer, se sont retrouvs au cur de la tourmente nazie et ont choisi leurs risques et prils dassumer pleinement lhistoricit de leur propre condition de

    citoyens allemands au sein du IIIe Reich. Ceux-l ne peuvent plus tre lus sans que soit thmatise la problmatique de linsertion du philosophe dans la Cit. Pour sen

    convaincre, on na qu lire louvrage effrayant dEmmanuel Faye consacr Heidegger.Aussi, si jexclus la question de savoir comment les historiens de la philosophie et les

    interprtes de la philosophie continentale pensent leur rapport la ralit sociale, ce nest pas parce que la question nest pas pertinente pour eux ou parce que leurs proccupations

    politiques sont absentes. Cest en fin de compte tout simplement parce que le propos qui est le mien est davantage personnel. Je veux tmoigner de ma propre exprience de

    philosophe. Or, je ne suis pas un historien de la philosophie et je ne fais pas partie du courant issu de la philosophie continentale.

    Je ne traiterai pas non plus de la philosophie orientale, mme si sa prsence accrue dans nos universits sexplique en partie par linfluence grandissante de la Chine et de lAsie du

    Sud-Est dans la ralit politique actuelle. On ne peut pas rester indiffrent lgard de ces pays si lon sait le moindrement dans quelle direction soriente lhistoire. Le philosophe

    occidental qui travaille notre poque dans le domaine de la philosophie orientale est donc invitablement habit par une proccupation sociale et politique, et ce, mme

    lorsquil sintresse Confucius. Mais il est vrai que nous en sommes encore au tout dbut en ces matires, et que linfluence particulire de la philosophie pratique dans les pays

    asiatiques sur les chapelles universitaires occidentales demeure notre poque relativement limite.

    Sil y a un secteur qui est en principe travers par les proccupations qui animent lactualit, cest bien celui de lthique et de la philosophie politique. Mais l encore, si le

    philosophe nest pas enclin sengager socialement, il pourra peut-tre choisir de se tenir lcart des enjeux et des dbats contemporains. Il est donc possible dimaginer un

    philosophe de lAntiquit ou de lpoque moderne qui est socialement impliqu dans les dbats sociaux de son temps cause de son temprament et un philosophe thicien qui choisit plutt de sen retirer. Comme on le voit, plusieurs cas de figures sont possibles, et

    les champs philosophiques disciplinaires ne dterminent pas des attitudes sociales qui seraient prescrites lavance pour des raisons mthodologiques.

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    Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour

    1. La philosophie analytiquep. 13-18

    Texte intgral

    Jusquici, jai surtout dcrit ce dont il ne sera pas question dans ce livre et jai explicitement reconnu quil y avait plusieurs faons de vivre son exprience de citoyen

    philosophe. Mais il faut que jen arrive rapidement prciser ce que jentends traiter dans ces brves pages. Je veux tre beaucoup plus bavard propos dun secteur qui caractrise

    un autre pan important de la philosophie telle que pratique de nos jours luniversit. Je songe ici la philosophie anglo-amricaine, aussi connue sous le nom de philosophie

    analytique . Si jai voqu dautres secteurs philosophiques et dautres tempraments, cest pour illustrer la varit irrductible des perspectives et des points de vue. Il y a tout

    un ventail dattitudes et de postures philosophiques possibles lgard du politique. Il ne faut pas penser non plus que lengagement social est ncessairement une vertu cultiver.

    Certains philosophes ne sont tout simplement pas intresss assumer un rle dintellectuel, et cest trs bien quil en soit ainsi. Encore une fois, je me propose tout au

    plus de tmoigner de ma propre exprience en ces matires : de mon exprience en tant que philosophe analytique et plus gnralement de mon exprience en tant quintellectuel

    universitaire. Si je choisis de parler surtout de cette branche de la philosophie, cest parce que juvre dans ce secteur depuis de nombreuses annes. Jy ai t amen dans un

    sminaire donn en 1978 au Dpartement de philosophie de lUniversit du Qubec Montral par Jean-Paul Brodeur, avant que ce dernier ne bifurque vers la criminologie.

    Jai aussitt t frapp par la concision, la clart, la prcision et le professionnalisme de la philosophie analytique, telle que Brodeur la pratiquait, et je me suis vite rendu compte de

    lampleur de ce courant de pense.Ce mouvement est n au dbut du XXe sicle sous limpulsion de certains penseurs

    britanniques tels que George Edward Moore et Bertrand Russell, mais aussi grce des philosophes allemands et autrichiens qui ont eu une influence importante sur les

    Britanniques. Je songe ici principalement Gottlob Frege et Ludwig Wittgenstein. Tout au long du XXe sicle, ce mouvement a connu un essor considrable. Il sagit dun

    phnomne unique dans lhistoire de la pense. Des dizaines de revues sont nes, des milliers douvrages ont t publis et des dizaines de milliers darticles sont parus. Je suis

    enclin parler surtout de ce courant puisque jen fais partie.

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    Si lon excepte les quelques grandes figures reprsentatives que je viens de nommer,

    auxquelles il faut sans doute ajouter Alfred J. Ayer, Robert Brandom, Rudolf Carnap, Donald Davidson, Michl Dummett, Jerry Fodor, Nelson Goodman, Saul Kripke, David

    Lewis, John McDowell, Hilary Putnam, Willard Van Orman Quine, John Rawls, John Searle, Peter Strawson et Wilfrid Sellars, le mouvement se caractrise par une

    prolifration dauteurs secondaires qui ont une notorit toute relative et des contributions plus ponctuelles. Cest que la recherche sest faite de plus en plus dans un

    esprit qui ressemble celui de la science et de moins en moins sous la forme dun systme de pense labor, comme chez ceux que lon a coutume de nommer les grands

    penseurs de la philosophie grecque ou allemande. La recherche en philosophie analytique sest pour une trs large part manifeste sous la forme darticles dans des

    revues. On a ainsi souvent dcrit la philosophie analytique comme de la piecemeal philosophy, cest--dire de la philosophie en pices dtaches. Les auteurs interviennent

    dans un article pour rsoudre une question particulire : clarifier un concept, dvelopper une thse, discuter dun argument. tel point que Dummett finira par se demander dans

    un article clbre paru en 1975 ( Can Analytic Philosophy Be Systematic, and Ought It to Be ? ) si la philosophie analytique peut aspirer tre systmatique ou si elle nest pas

    plutt condamne ntre rien dautre que fragmente. Je crois en fait qu notre poque, cest la question inverse qui doit tre pose : la philosophie peut-elle tre autre chose que

    systmatique ?Quoi quil en soit, cet clatement de la recherche sous la forme de contributions

    ponctuelles dans des revues spcialises reproduit un peu le modle de la science pure, et cest ce qui permettra des auteurs relativement mconnus daccder parfois la gloire

    avec la publication dun article qui attire lattention. La recherche se spcialise, mais en mme temps il nest pas ncessaire de produire une uvre volumineuse pour se faire

    connatre et remarquer. Grce une transmission efficace de linformation rendue possible par les progrs raliss dans le secteur de ldition, un auteur peut faire carrire

    et tre reconnu internationalement cause dun article devenu classique. Ce phnomne est compltement nouveau et na jamais exist auparavant dans lhistoire de la

    philosophie.La philosophie analytique se caractrise surtout par sa mthode. Le travail philosophique doit pour une large part tre marqu par lanalyse des concepts, des thses, des arguments

    et des thories philosophiques et scientifiques. Plus exactement, le philosophe analytique manifeste une sensibilit lgard du langage dans lequel sont formuls ces concepts,

    thses, arguments et thories. Ce courant de pense ne se caractrise pas partir dun ensemble de thses et de doctrines. Tous les sujets philosophiques donnent lieu au sein de

    ce courant de vifs dbats et dimportantes controverses sans que jamais des consensus ne surgissent clairement. La philosophie analytique ne peut tre dfinie partir dun

    ensemble de doctrines philosophiques particulires telles que lidalisme, le conventionnalisme, lempirisme, le rationalisme, le ralisme ou lantiralisme. Dans

    chaque domaine ltude, des coles de pense opposes existent, mais elles se rclament toutes dun seul et mme hritage. Quel peut bien tre cet hritage, si ce nest justement la

    mthodologie adopte ?Bien entendu, il nexiste pas strictement parler une seule approche mthodologique au

    sein de ce vaste courant de pense. Certains philosophes analytiques utilisent les mthodes formelles de la logique, alors que dautres sinspirent des langues naturelles

    pour lanalyse des concepts. Certains dveloppent une attitude critique radicale lgard de la tradition philosophique, alors que dautres sont plus modestes dans leurs ambitions.

    Lutilisation du langage peut aussi varier dun auteur lautre. Mais on peut quand mme tenter une dfinition approximative de la philosophie analytique. Il sagit dune

    conception globale de ce quest la philosophie (une conception mtaphilosophique), ne au dbut du XXe sicle, qui affirme le caractre central de la philosophie du langage au sein

    de lensemble des disciplines philosophiques et qui fait intervenir lanalyse du langage comme mthode de dcouverte philosophique, do son caractre analytique . Si la

    mtaphysique (la science de ltre en tant qutre) tait conue comme la discipline fondamentale lpoque antique, et si la thorie de la connaissance a jou un rle

    prpondrant au sein de lensemble des disciplines philosophiques lpoque moderne, cest la philosophie du langage qui a occup au XXe sicle cette place primordiale pour les

    philosophes analytiques.

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    Il sagit donc de lun des plus importants courants de pense du XXe sicle, dvelopp

    surtout (mais pas exclusivement) dans les pays anglo-saxons et sexprimant presque toujours (mais pas exclusivement) dans des ouvrages et des revues de langue anglaise. Il

    sagit dun courant de pense rassemblant des philosophes de tendances trs diverses. Mais tous conviennent que les rflexions sur le langage en gnral ou les analyses

    linguistiques particulires peuvent servir rsoudre ou dissoudre, en totalit ou en partie, la plupart des problmes philosophiques traditionnels. En effet, quelles que soient

    leurs ides, les auteurs partagent pour la plupart un mme souci de rigueur analytique dans la clarification des concepts, llucidation des thses philosophiques et la formulation

    des thories. Leurs contributions prennent la forme darguments clairs sous la forme de prmisses et de conclusions explicitement formules. Un bon article de philosophie

    analytique est un texte qui cible une problmatique bien dlimite et qui prsente un argument nouveau, ou une rfutation nouvelle pour un argument ancien. Ainsi compris, le

    travail en philosophie analytique peut donner lieu un savoir cumulatif dhypothses, de rfutations et de rpliques. Cest cela qui invite et permet un travail de collaboration

    mobilisant la communaut internationale des chercheurs. Sans aller jusqu parler de collgialit ou dquipes de recherche, on a affaire quand mme une faon de concevoir

    la philosophie qui incite penser ce travail comme le rsultat dune collaboration lchelle internationale.

    Or, ce courant de pense naurait jamais vu le jour si des faits nouveaux ntaient pas survenus lchelle internationale. Dans le contexte dune hgmonie anglo-amricaine au

    XXe sicle concidant avec un essor sans prcdent de la science, de la technologie et des communications, la philosophie analytique apparat comme linvitable produit driv de

    lpoque, et le mouvement a en retour eu un impact considrable sur la pratique philosophique dans son ensemble. La philosophie analytique est le courant de pense qui,

    pour le meilleur et pour le pire, reflte le plus la ralit de lpoque. On peut mme dire quelle est la fille de son poque. Ses traits caractristiques les plus importants sont un

    miroir de notre temps. Jai dit en effet que la philosophie analytique est surtout pratique dans les pays anglo-saxons, quelle est prsente surtout dans des ouvrages crits en langue

    anglaise et quelle subit linfluence importante du modle de la recherche en sciences pures. Voil autant de traits caractristiques qui refltent des ralits sociopolitiques du XXe sicle. Sur le plan des contenus, elle traduit parfois aussi les valeurs, prjugs et

    opinions dune mentalit typiquement anglo-amricaine. Mme si elle ne se laisse pas caractriser partir dun ensemble de doctrines philosophiques, certaines ides exercent

    une influence dterminante sur les esprits. Je songe ici lindividualisme qui caractrise bien la mentalit anglo-amricaine et qui se dcline de diffrentes faons en philosophie

    de la biologie, en ontologie sociale, en pistmologie des sciences humaines, en philosophie politique, en philosophie de lesprit et en philosophie du langage.

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    Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour

    2. Le philosophe dans la Citp. 19-22

    Texte intgral

    Sans reprendre la lettre le credo du regrett Pierre Bourdieu, on peut quand mme

    reconnatre que lenvironnement social premier du chercheur est linstitution rassemblant les chercheurs oprant dans le mme domaine que lui. Cest cette institution qui le

    faonne et cest par rapport elle quil se dfinit. Cest aussi par rapport elle quil cherche se dmarquer pour se faire reconnatre. Je tmoignerai donc surtout de lexprience

    vcue par un philosophe au sein de sa profession. Je veux aborder en particulier le rapport quun philosophe qubcois pratiquant la philosophie analytique en langue franaise

    entretient avec son environnement institutionnel et socital. Depuis le dbut de ma carrire de philosophe analytique, je me suis intress mille et une choses, mais deux

    grands domaines de rflexion ont jusquici principalement orient ma recherche : la philosophie du langage et la philosophie politique. Je ralise maintenant que le fil

    conducteur de ces recherches est lide de communaut et quil dborde largement ces deux dernires disciplines. On peut parler dans mon cas dune vritable obsession

    communautaire. On reproche souvent aux intellectuels de rester dans leur tour divoire. Or, jai toujours compris cette tour divoire comme ntant rien dautre quune

    mtaphore pour le crne humain. Selon ce vieil adage, lintellectuel est trop souvent celui qui se perd dans les mandres de sa propre pense, qui sisole dans sa tte, qui est

    emprisonn dans son crne. Si telle est bien la comprhension quil faut avoir de la tour divoire, alors il faut dire que je ne suis pas un intellectuel de ce genre, puisque ma lutte

    contre lenfermement individualiste est prcisment une lutte contre cette sorte de repli. On parle souvent de repli communautaire, mais on ne parle pas du repli individualiste qui

    est pourtant omniprsent. Lappel que je fais en faveur de la communaut, lorsque considre dans sa gnralit, nest rien dautre quun appel la prise en compte de nos

    appartenances sociales et la prise en charge de nos responsabilits politiques. Cela vaut autant pour la communaut nationale que pour la communaut globale.

    Je trane avec moi cette obsession communautaire depuis longtemps et je la tranerai probablement toujours. Plus jai t sollicit par les vnements sociaux et politiques de

    lactualit, plus jai t amen rflchir aux diffrentes dimensions de notre insertion

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    dans des groupes, car jai t constamment alert par les multiples facettes de

    lindividualisme contemporain. Cette dernire doctrine est encore notre poque un courant dominant aux tats-Unis et dans les autres pays anglo-saxons, surtout en

    philosophie politique. Jai par le pass entretenu cette obsession communautaire en philosophie du langage et en philosophie de lesprit, ainsi quen philosophie politique,

    mais je lentretiens aussi de plus en plus dans dautres secteurs de la philosophie. Je suis ainsi incit me mler de plusieurs sujets diffrents. Je dbusque chaque fois dans le

    propos de certains auteurs le prjug individualiste sous-jacent ou implicite, et jamorce ensuite une rflexion qui va dans le sens contraire. Je me suis de cette manire mesur

    une foule de sujets philosophiques plus passionnants les uns que les autres, quil sagisse de la conception institutionnelle et communautaire du langage, de lanti-individualisme

    social en philosophie de lesprit, de la thorie librale des droits collectifs, de la conception politique de la personne et du peuple, du nationalisme cosmopolitique et, plus

    rcemment, du collectivisme mthodologique en philosophie des sciences sociales et de limportance des groupes comme units de slection en thorie de lvolution. Le combat

    que je mne mon corps dfendant contre lindividualisme nest toutefois pas confin la philosophie. En effet, comme si ce ntait dj pas assez, je suis aussi interpell par

    certains enjeux politiques en tant quintellectuel. Pour le dire franchement, je suis souverainiste depuis 1973.

    Dune faon gnrale, je cherche donc rhabiliter la notion de communaut et lui accorder une place aussi importante qu lindividu. Voil un assez gros programme qui

    est sans doute beaucoup trop ambitieux pour mes frles paules. Imaginez-vous donc un philosophe qubcois, francophone, nationaliste, partisan des droits collectifs pour les

    peuples, critique de lindividualisme nord-amricain, favorable lautodtermination du peuple qubcois et qui propose de surcrot des arguments favorables la scession du

    Qubec ! Je ne sais pas si vous le pressentez, mais il sagit trs certainement du pire choix de carrire quun philosophe qubcois puisse se donner sil veut faire sa marque sur la

    scne internationale, en particulier si son objet dtude est la philosophie analytique. Demble, on se trouve systmatiquement ignor par le Canada anglais. Ainsi, je nai

    jamais t invit une seule fois par un de mes collgues du Canada anglais participer un colloque philosophique ou contribuer un ouvrage collectif philosophique. Et comment voulez-vous que je sois sympathique aux yeux dun Amricain qui a encore le

    souvenir horrifi de la guerre de Scession ! En outre, ma critique de lindividualisme nest quune vaguelette dans une mer individualiste tats-unienne. Quant mes collgues

    europens, ils estiment tous comme Franois Mitterrand que le nationalisme, cest la guerre . Mes ides sur les droits collectifs minoritaires se heurtent dailleurs au

    rpublicanisme jacobin des Franais, et mes critiques du fdralisme se brisent contre les rcifs dun engouement gnralis suscit par ce modle dorganisation politique, que les

    Belges chrissent depuis peu et que les Suisses chrissent depuis toujours. Bref, jai choisi la pire orientation possible et, pour cette raison, je suis jusqu un certain point et contre

    mon gr quelque peu isol. Pour le dire tout net, je suis dans une sorte de contre-emploi.

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    Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour

    3. La science comme modle ?p. 23-29

    Texte intgral

    Je me propose de soulever quelques aspects de la pratique du philosophe analytique qui

    me semblent controverss et problmatiques. Dans lensemble, je dois dire que mon

    travail me rend heureux et que je me sens privilgi de pratiquer ce mtier. Les problmes

    que je me propose daborder ne me font pas perdre de vue ce sentiment

    fondamentalement positif, mais ce nest pas une raison pour esquiver les problmes et

    refuser den parler. Je voudrais discuter de trois aspects importants de ma pratique de

    philosophe analytique. Je veux parler de la mthode analytique en tant que telle, puis de la

    langue dans laquelle est crite la philosophie analytique et enfin du biais individualiste qui

    caractrise la majorit des contributions ce courant de pense. Je serai relativement bref

    sur le premier de ces aspects. Il concerne le modle que constitue la science pure. Sur le

    plan mthodologique, on constate au sein de ce mouvement la tentation toujours prsente

    de modeler le travail philosophique sur lactivit scientifique. Cela est particulirement

    frappant chez les empiristes logiques et les partisans du cercle de Vienne qui ont mis de

    lavant au sein de la philosophie analytique un manifeste prnant le programme de lunit

    de la science. Il sagissait en loccurrence de rduire le savoir dans son ensemble au savoir

    scientifique et de proposer un programme de rduction de lensemble des connaissances

    scientifiques la physique ! Ils sont peu nombreux notre poque prner ce genre

    didologie philosophique, mais cela en dit long sur lattrait quont pu exercer les sciences

    pures chez ces philosophes.

    Linfluence du travail scientifique sur la pratique philosophique sest aussi manifeste

    dans la propension quont les auteurs souscrire lempirisme. Selon ce point de vue, tout

    nonc thorique vrai doit pouvoir stayer partir de donnes empiriques et cela doit tre

    vrai aussi des noncs thoriques produits par les philosophes. Habituellement, ces

    donnes empiriques devront tre obtenues grce aux rsultats auxquels sont parvenues les

    sciences elles-mmes, do la dpendance de la pratique philosophique par rapport la

    pratique scientifique. Mais que lon souscrive ou non lempirisme, les philosophes

    analytiques succombent presque unanimement la sduction du modle de la recherche

    scientifique. Lessor des sciences pures fait en sorte de rendre dsormais incontournables

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    les rsultats obtenus au sein de ces disciplines. Plusieurs en ont fait pour cette raison un

    modle suivre. Mais sans aller jusque-l, ils ont tous reconnu limportance de tenir

    compte des recherches scientifiques. Cela impose tout naturellement une tendance

    valoriser linterdisciplinarit. Il faut que le philosophe inscrive linterdisciplinarit au

    cur de son travail. Ainsi, notre poque, il est impossible dtre un philosophe des

    sciences sans connatre de prs la pratique scientifique en tant que telle. La plupart des

    grands penseurs du sicle en pistmologie des sciences taient dailleurs eux-mmes des

    scientifiques, quil sagisse de Karl Popper ou de Thomas Kuhn. Les philosophes des

    sciences peuvent laborer des programmes de recherche, valuer rtroactivement les

    mrites de telle ou telle thorie scientifique, analyser des concepts, lucider des thses,

    proposer des dfinitions, reprer des arguments, dlimiter des objets dtude, et se

    prononcer plus gnralement sur la dcouverte ou la justification scientifiques, mais ils

    nont pas un domaine de recherche qui leur soit propre. Que lon sintresse lesprit

    humain, son langage, aux collectivits humaines ou leur organisation politique, il faut

    dans chaque cas tre en mesure dtayer son propos en exploitant les connaissances

    scientifiques disponibles sur le march international : celles de la psychologie, de la

    linguistique, de la sociologie ou de la science politique.

    Je me suis dailleurs moi-mme livr ce genre dexercice. Par exemple, les recherches

    que jai menes depuis plus de dix ans sur la nation et le nationalisme mont amen

    entrer en contact avec des chercheurs provenant de diffrentes disciplines, de diffrentes

    institutions et de diffrents pays. Jai pens que le meilleur moyen dentrer en relation

    avec eux tait de mettre sur pied des vnements denvergure internationale. Cela a donn

    lieu lorganisation de nombreux colloques qui ont men la publication douvrages

    collectifs. Les philosophes taient minoritaires dans ces rencontres, et jai t amen

    ctoyer des politologues, des sociologues, des historiens, des juristes, des politiciens et des

    journalistes. Jai tout dabord codit en 1995 un recueil intitul Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix ? (Bellarmin) qui rassemblait des articles de

    philosophes et de politologues ayant particip un colloque que javais organis dans le

    cadre de lAssociation canadienne-franaise pour lavancement des sciences lUniversit

    de Montral en 1992. En 1998, jai codit le recueil Rethinking Nationalism en tant que Supplementary Volume du Canadian Journal of Philosophy. Louvrage contenait notamment des contributions de Harry Brighouse, Allen Buchanan, Omar Dahbour,

    Andrew Levine, David Miller, Barrington Moore, Thomas Pogge et Dominique Schnapper.

    En 2000, dans Nationalit, citoyennet et solidarit (Liber), je publiais les actes dun

    colloque tenu deux ans plus tt. Louvrage rassemblait notamment des articles de

    Margaret Moore, Allen Patten, Ross Poole, Jeff Spinner-Halev et Yl Tamir. Dans tats-

    nations, multinations et organisations supranationales (Liber, 2002), jai publi notamment des articles de Margaret Canovan, Liah Greenfeld, Montserrat Guibernau,

    John McGarry, Kai Nielsen, Stphane Pierr-Caps et Thomas Pogge. The Fate of the Nation-State (McGill-Queens, 2004) contenait des articles de Benedict Anderson, Rajeev

    Bhargava, Rogers Brubaker, Matthew Evangelista, David Ingram, Avishai Margalit, David

    McCrone, Rada Khumar et Ken McRoberts. Malgr des diffrences importantes, ces deux

    derniers recueils sont tous les deux issus du mme colloque de lan 2000. De la mme

    manire, louvrage que je codite chez Prometheus en lhonneur de Kai Nielsen, Reason

    and Emancipation. Essays on Kai Nielsen, est le point daboutissement dun colloque tenu en 2003 lUniversit Concordia. Il rassemble notamment des contributions de

    Norman Daniels, Anthony Kenny, Stephen Lukes et Richard Rorty.

    Je me permets de citer tous ces noms, vnements et publications, parce que cela

    dmontre concrtement comment peut tre vcue la pratique de linterdisciplinarit. Les

    personnes qui ont t invites contribuer ces colloques et ouvrages collectifs sont dans

    tous les cas des chercheurs ayant un rayonnement international important. Jai appris

    beaucoup leur contact.

    Je crois donc profondment la collgialit, linterdisciplinarit et au caractre quasi

    scientifique de la profession philosophique. Je partage moi aussi cette volont de raliser

    en grande partie mes travaux sous la forme darticles. Mais linfluence du travail

    scientifique sur la pratique de la philosophie analytique a parfois pour effet damener les

    gens penser que tout philosophe doit tre divers degrs lui-mme un scientifque.

    Comme je lai dj fait remarquer, la philosophie des sciences ne se fait pas en vase clos

    mais est la remorque du savoir scientifique, et cest alors parfois toute la philosophie qui

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    Presses de lUniversit de Montral, 2006

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    SEYMOUR, Michel. 3. La science comme modle ? In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet :

    . ISBN : 9782821850651.

    risque de devenir un wagon de train par rapport la locomotive de la science. Ainsi, un

    prcepte normatif intervient parfois de faon implicite dans la pratique de certains auteurs

    appartenant la philosophie analytique. Celui qui travaille en philosophie politique doit

    tre aussi politologue. Celui qui travaille en ontologie sociale doit tre lui-mme

    sociologue. Le philosophe de lesprit doit salimenter avec des travaux raliss en

    psychologie cognitive, en intelligence artificielle et en neurophysiologie, et doit donc se

    rclamer dune expertise dans ces domaines. Le philosophe du langage doit tre au fait du

    travail effectu en linguistique, ce qui loblige devenir lui-mme linguiste. Lontologie

    formelle ne peut faire lconomie des mathmatiques, et la philosophie de la logique ne

    peut tre bien servie que si le praticien est lui-mme logicien. Et ainsi de suite. Cela prend

    une forme extrme chez les partisans de la philosophie exacte (exact philosophy) o le

    travail philosophique sapparente plus que jamais au travail en sciences pures ou en

    mathmatiques. Comme si la philosophie pouvait devenir une succursale des

    mathmatiques !

    Le saut injustifi survient lorsque lintervention philosophique se confond elle-mme avec

    les disciplines scientifiques qui sont censes seulement linspirer ou linstruire. La

    philosophie risque alors de perdre son autonomie. Dans plusieurs de mes travaux, jai

    cherch lgitimer cette autonomie. Dans mes deux ouvrages de philosophie analytique

    publis ce jour (Pense, langage et communaut et Linstitution du langage), jai pouss

    laudace jusqu faire des propositions qui prenaient la forme de spculations a priorii pouss lau. En procdant ainsi, on court peut-tre le risque daller lencontre de la

    recherche scientifique contemporaine, et je suis daccord que dans plusieurs domaines,

    cest la science qui aura le dernier mot. Mais en mme temps, il ne faut pas que le

    philosophe perde son me. Sil faut rester en contact avec les recherches menes dans les

    sciences, la contribution philosophique peut malgr tout demeurer distincte et autonome,

    sans empiter sur les autres domaines. Des tches spcifiques attendent le philosophe. Il

    peut dfinir des concepts, lucider des thses, valuer des arguments et proposer des

    programmes de recherches. Mais les philosophes ont parfois tellement mauvaise

    conscience de ntre que philosophes quils oublient de raliser ces tches essentielles.

    Cela donne de la mauvaise philosophie qui se prsente comme de la science, mais qui nen

    est pas. Il y a de la fausse reprsentation dans tout cela.

    La philosophie analytique - et on serait tent de dire la philosophie tout court - se prsente

    non pas comme un art, un mtier ou le travail dun artisan, mais bien comme une activit

    professionnelle au mme titre que le travail des thoriciens fondamentaux de la physique

    ou de la biologie molculaire. Cela se reflte jusque dans les demandes de subvention qui

    sont devenues le lot de tout chercheur philosophe. La professionnalisation de la discipline

    peut alors finir par faire disparatre les liens qui nous unissent la tradition. Sous ce

    rapport, je suis comme les autres et jaccepte de vivre ma condition de philosophe

    professionnel. Il est particulirement difficile de rsister lattrait ou linfluence de cette

    faon de faire lorsque le philosophe travaille en Amrique du Nord et ce, mme si certains

    font comme sil tait possible de sinsulariser et comme sil tait possible dignorer

    lexistence de trois cent millions danglophones. Jassume donc ma condition de

    philosophe nord-amricain et je fais moi aussi des demandes de subvention. Je lis presque

    exclusivement les travaux de chercheurs amricains ou britanniques et trs rarement ceux

    de mes collgues franais, belges ou suisses. Je ressens des liens trs forts dappartenance

    la communaut nord-amricaine. Cela tant dit, je ne veux pas trahir la philosophie. Je

    voudrais bien tre moins ignorant de ce qui se fait en sciences, mais je me sens aussi trs

    ignorant par rapport tout ce qui se fait en philosophie, alors je mne comme je peux mon

    chemin travers ces diverses exigences. Ce qui me rassure et me rjouit, cest le fait que je

    ne perds pas la flamme, cest--dire lenthousiasme que procure la dcouverte

    philosophique.

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    . ISBN : 9782821850651.

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    Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour

    4. Une lingua franca ?p. 31-36

    Texte intgral

    Je souhaite soulever une autre question dimportance et qui concerne elle aussi ma pratique de philosophe analytique. Il sagit de la langue dans laquelle la philosophie

    analytique est pratique. ce propos, on notera que ce courant de pense rappelle de plusieurs faons la scolastique mdivale. Lanalogie tient dans une trs large mesure aux

    topiques communes et la manire de philosopher, mais les deux courants ont aussi comme trait caractristique commun de scrire le plus souvent dans une langue

    internationale commune, qui simpose par rapport aux langues vernaculaires. Si, lpoque mdivale, cest le latin qui faisait office de langue commune, notre poque,

    cest langlais qui simpose tous comme la lingua franca.De plus en plus, on assiste une hgmonie de langlais qui va de pair avec lhgmonie

    amricaine, lhyperpuissance par excellence. Pour certains, la langue de la recherche doit tre langlais parce que cette langue peut lgitimement aspirer devenir la langue

    internationale. Ainsi, puisque nous sommes en prsence dun courant qui imite de plus en plus le style de la recherche en sciences, et puisque langlais simpose partout en sciences

    pures comme langue de communication, on croit quil faut aussi en philosophie accepter de fonctionner dans une langue commune et donc en anglais.

    Il importe pourtant de remarquer que la situation de la philosophie est trs diffrente. Il y a beaucoup plus de chercheurs en philosophie quen linguistique thorique, en

    psychologie thorique ou en physique thorique. Dans ces derniers cas, on a une poigne de grandes revues internationalement reconnues, et il est illusoire de penser que lon

    puisse prserver le caractre international de la recherche autrement que dans une langue commune. En sciences pures et dans certaines sciences humaines pointues, il faut que les

    contributions des uns et des autres se fassent en anglais pour quil soit possible de participer la discussion partir de plusieurs pays. Mais est-ce bien la situation de la

    philosophie ? Dans ltat actuel des choses, il semble malheureusement que plusieurs le croient. Les philosophes analytiques non anglophones sont pour la plupart convaincus que

    la philosophie analytique doit se pratiquer en anglais. Et les philosophes anglophones ne sont pas l pour les contredire. Cela soulve une question pineuse, cruciale et

    fondamentale, et qui constitue pour un francophone laspect le plus difficile de sa pratique.

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    On ne devrait pas affirmer la valeur de la diversit culturelle seulement pour des raisons

    thoriques et abstraites. Sil tait respect, le principe affirmant la valeur de la diversit culturelle devrait se traduire par une attitude respectueuse lgard des diffrences de

    langues, y compris dans le domaine de la recherche, surtout lorsque le secteur concern se rapporte aux sciences humaines. Mme si lon renonce faire de la philosophie un art ou

    un mtier dartisan et que lon accepte la professionnalisation de la pratique, avec tout ce que cela comporte sur le plan de la spcialisation et de la rigueur mthodologique, faut-il

    vraiment que le philosophe se soumette limpratif dcrire en anglais ? Et est-ce que ce prcepte vaut mme lorsque la langue vernaculaire est le franais, lune des langues

    internationales parles trs grande chelle au niveau international ? Une rponse affirmative apparat premire vue complice du pouvoir hgmonique de la culture anglo-

    amricaine, et non une preuve de professionnalisme. Il devrait pourtant tre possible de participer la recherche philosophique en philosophie analytique dans la perspective

    dune collaboration lchelle internationale sans avoir se soumettre limpratif dune lingua franca qui heurte de front le principe de la valeur de la diversit culturelle. Les

    philosophes analytiques pourraient au moins reconnatre que cette manire de philosopher se pratique dans un ensemble rduit de quelques langues : langlais, le

    franais, lallemand, litalien et lespagnol, pour ne mentionner que celles qui sont dun point de vue numrique les plus importantes.

    Comment est-il possible denvisager cela ? Les ouvrages classiques de philosophie analytique ont pour un trs grand nombre dentre eux dj t traduits en franais. Les

    chercheurs francophones uvrant dans ce secteur enseignent dans des universits de langue franaise, prononcent des confrences en franais, participent des colloques en

    langue franaise et crent des rseaux de langue franaise. Comment peut-on alors accepter que les colloques organiss dans les universits de langue franaise soient tenus

    principalement en anglais ? Les chercheurs francophones ont mis sur pied la Socit de philosophie analytique (SOPHA) qui rassemble plusieurs centaines de chercheurs

    francophones. Nest-il pas normal denvisager favorablement la cration, le maintien et le dveloppement dorganismes nationaux dans les langues respectives des chercheurs

    lorsque ces langues sont aussi parles lchelle internationale ? Faut-il succomber ncessairement lhgmonie anglo-amricaine ? Faut-il se rsoudre employer dans tous ses travaux la lingua franca quest langlais ? En quoi est-ce l tre davantage

    professionnel ? Certes, il est trs difficile de mener une carrire florissante et dacqurir une trs grande notorit en philosophie analytique si lon ne produit pas en anglais. Il

    faut sans doute publier dans cette langue pour obtenir la reconnaissance, mais cette reconnaissance nest-elle pas surtout une source de prestige bien plus quune preuve de

    comptence ?Les philosophes analytiques francophones sont tous bilingues et lisent la plupart du temps

    des travaux en anglais. Pourquoi devraient-ils accepter dtre systmatiquement ignors par les chercheurs anglophones ? On comprendra aisment que la vaste majorit des

    anglophones ne comprennent pas le franais ou ne le lisent pas. Mais doit-on leur donner raison lorsquils se croient en mesure daffirmer quil y a une seule langue de la recherche

    philosophique en philosophie analytique et que ceux qui produisent des travaux dans une autre langue nexistent pas en tant que chercheurs ? Ne devraient-ils pas tre modestes

    lorsquils font lnumration des contributions importantes dans tel ou tel secteur ? Labsence de modestie nest-elle pas lindice dune propension conforter un pouvoir

    hgmonique qui na rien voir avec le professionnalisme ?Prenons un exemple. Dans lintroduction dun ouvrage collectif de philosophie politique

    rcent portant pourtant justement sur les politiques linguistiques, sujet qui indirectement devrait faire tat prcisment dune certaine sensibilit la diversit des langues, les

    directeurs de louvrage (deux Canadiens, soit dit en passant) numrent les contributions importantes dj existantes. Ils ne prennent pas le soin de dire quil sagit de contributions

    importantes de langue anglaise. Ils nhsitent pas, en effet, proposer dans leur introduction une numration quils considrent exhaustive de ce qui a t fait sur le

    thme des droits linguistiques, mais elle ne fait aucunement mention dun auteur non anglophone. Pourtant, une chose semble assez claire : ils ne peuvent prtendre que les

    seuls travaux pertinents sur les politiques linguistiques sont raliss en langue anglaise, et ils auraient d reconnatre explicitement que leur numration ne concernait que des

    ouvrages en anglais.

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    SEYMOUR, Michel. 4. Une lingua franca ? In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651.

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    SEYMOUR, Michel. Profession philosophe. Nouvelle dition [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651. Compatible avec Zotero

    Je crois que le philosophe doit notre poque tre au fait de ce qui se produit en

    philosophie anglo-amricaine. Il doit pouvoir lire les uvres en anglais et il peut avantageusement intgrer sa pratique la mthodologie des philosophes analytiques. Il

    peut estimer que les universits amricaines sont parmi les plus grandes universits au monde. Il doit aussi collaborer avec ses collgues des universits anglophones

    avoisinantes. Enfin, il ne doit sans doute pas refuser les occasions qui se prsentent lui dcrire des articles et de publier des livres en anglais, mais l sarrtent ses obligations. Il

    na pas se sentir coupable de produire lessentiel de son travail en franais, en espagnol, en italien ou en allemand. Car mme lorsquun souci de professionnalisme lanime, il est

    normal que le choix de la langue soit en grande partie dtermin par sa communaut linguistique dappartenance.

    La reconnaissance internationale, et ici il faut comprendre la reconnaissance par la communaut des chercheurs anglophones, apparat notre poque comme un critre de

    comptence, et ce, bien que la plupart des publications dans les revues savantes de langue anglaise soient de niveau moyen. Or, malheureusement, les philosophes analytiques non

    anglophones ne jurent que par langlais. Vous ne serez donc pas reconnu par vos pairs en philosophie analytique si vous ncrivez pas en anglais. Autrement dit, en philosophie

    analytique, paradoxalement, nul nest prophte en son pays sil nest pas anglophone et quil se contente de publier dans la langue de ce pays. Le chercheur qui reste fidle ses

    appartenances linguistiques risque dtre ignor par ses pairs, car la reconnaissance internationale dans la langue anglaise est encore notre poque la cl du succs assur.

    Mais cest un prix quil faut tre prt payer pour affirmer haut et fort le principe de la valeur de la diversit culturelle. Cest une consquence quil faut assumer au lieu de

    conforter le rapport de domination hgmonique de langlais. Il faut en ce sens avoir un certain esprit de rsistance pour ne pas succomber lappel des sirnes linguistiques.

    Lobsession communautaire, cest aussi une obsession de fidlit lgard de sa propre communaut linguistique. Lindividualisme conduit certains voir dans la langue rien de

    plus quun instrument efficace de communication, et ils considrent que langlais a limmense avantage de nous permettre de communiquer tous azimuts avec nos pairs, quel

    que soit leur pays dorigine. Mais la langue a aussi une dimension identitaire incontournable et elle joue un rle essentiel dans la prservation et le dveloppement de la diversit culturelle.

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    5. Lindividualisme en philosophie politiquep. 37-40

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    Jen viens au troisime aspect de ma pratique de philosophe analytique. Il sagit de se

    pencher sur lindividualisme conu comme une doctrine affirmant la primaut absolue de lindividu par rapport la communaut. Quel est ce combat que je mne contre

    lindividualisme ? Ce nest pas du tout un combat thorique. Cest une inquitude persistante et quotidienne qui mhabite. Je ne veux pas renverser le rapport de priorit

    entre lindividu et la communaut, mais je veux leur accorder une importance gale. Cest vrai que les valeurs individuelles ne doivent pas tre subordonnes aux valeurs collectives,

    mais linverse est aussi vrai. Les valeurs collectives ont mes yeux une importance quivalente.

    Je peux illustrer les excs de lindividualisme en me servant dun exemple qui est, il est vrai, particulirement caricatural, mais qui en mme temps est lun des vnements les

    plus dramatiques que nous ayons vcu en ce dbut de XXIe sicle. Il sagit de laccession de George W. Bush la prsidence des tats-Unis. Les gestes de Bush fils montrent jusquo

    peut aller lindividualisme libral lorsquil se croit dans son bon droit. Il y a un fanatisme libral individualiste tout comme il y a un fanatisme religieux, quil soit musulman,

    catholique, protestant ou judaque. Cest au nom des valeurs librales individualistes que George W. Bush sen est all en croisade, ne loublions pas. Il est certes un born-again

    Christian, mais ce nest pas pour cela que son adhsion aux valeurs librales individualistes se fait sur un mode fanatique. Il vit son rapport lindividualisme libral

    sur un mode fanatique indpendamment de ses croyances religieuses. Le discours sur la libert loccasion de son intervention sur ltat de lUnion au dbut de 2005 fait de Bush

    un porte-tendard extrmiste de lindividualisme libral.On souligne trs souvent les excs du nationalisme, mais on semble moins enclins

    souligner les excs de lindividualisme libral amricain habit par la certitude que la lutte pour la libert individuelle justifie tous les moyens. Bien sr, le philosophe individualiste a

    une rponse toute faite la critique que je viens de formuler. Il soutiendra que le libralisme individualiste implique la ncessaire conformit un ordre juridique comme

    une charte des droits et liberts, et que les excs de Bush sont dans une certaine mesure

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    SEYMOUR, Michel. 5. Lindividualisme en philosophie politique In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651.

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    SEYMOUR, Michel. Profession philosophe. Nouvelle dition [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651. Compatible avec Zotero

    justement contraires lesprit de lindividualisme libral, car cette doctrine devrait nous

    inciter plutt protger les liberts individuelles des prisonniers afghans, des Irakiens et des Amricains qui sont dtenus sans raison. Il pourra mme tenter dtablir un lien entre

    lattitude des tats-Unis et le nationalisme que les libraux individualistes doivent ultimement tre appels combattre. Cela se rvlerait dans le Patriot Act, qui peut tre

    vu comme un excs nationaliste qui sen prend aux liberts individuelles. Mais cette rponse fait bien peu de cas de la rhtorique du prsident. Cest bel et bien avec lobjectif

    avou dinstaurer travers le monde les valeurs librales individualistes que le prsident sest engag dans une guerre contre lIrak. Je veux bien croire que toutes les versions du

    libralisme individualiste nont pas cette consquence fcheuse, mais on ne peut nier que, selon une de ses versions, on peut violer sil le faut lintgrit territoriale des tats et

    imposer sur son propre territoire un arsenal excessif de mesures antiterroristes pour russir implanter les valeurs librales.

    Les individualistes libraux nhsitent pas brandir des exemples de nationalisme violent pour justifier leur rejet du nationalisme en gnral. Pourtant, la plupart des cas de

    nationalisme violent sillustrent par des actes rprhensibles poss contre dautres peuples. Le philosophe nationaliste pourrait donc lui aussi rpondre que de tels gestes

    vont lencontre du nationalisme, puisque ce dernier nest rien dautre que la dfense du droit de tous les peuples. Toute action mene contre un peuple, ft-elle anime par un

    certain esprit nationaliste, soppose au nationalisme correctement compris. Mais les individualistes rduisent trs souvent le nationalisme un argument justifiant une

    prfrence nationale qui serait mise en pratique sur le dos des autres peuples. En me servant de lexemple de George W. Bush et de ses politiques qui briment les individus dans

    le but de dfendre les individus, je prends en dfaut lindividualisme libral, car je lui rends au fond la monnaie de sa pice.

    Jajouterais enfin que les libraux individualistes conoivent souvent la socit comme ntant rien de plus quune association libre dindividus. Or, cette conception favorise ou

    rend tout le moins possibles des comportements cavaliers qui font fi de toute conformit avec un ordre juridique contraignant. Le philosophe libral individualiste ne conoit-il pas

    trs souvent le lien socital comme ntant rien de plus quun simple lien associatif ? Les rapports qui lient lindividu au reste de la socit ne sont-ils pas selon lui strictement contractuels et les contrats au sein dune association ne peuvent-ils pas tre rvoqus ? Il y

    a trs souvent au cur de la pense librale individualiste une vision tellement simplificatrice de la vie en groupe, vision qui fait limpasse sur lappartenance nationale,

    que lon comprend trs bien comment un individu anim par ce genre de pense peut assez facilement tre amen se considrer au-dessus des lois et capable de se faire justice

    lui-mme. Aussi, mme si la plupart des individualistes rcuseraient sans rserve les gestes du prsident Bush, il y a une collusion involontaire entre ce quils dfendent trs

    souvent et certains comportements du prsident, qui devrait les forcer rflchir. Je suis parfaitement conscient de ne pas tre en mesure de rgler le sort de lindividualisme

    libral en tant que tel en brandissant seulement lune de ses manifestations les plus moralement problmatiques. Cela tant dit, lexemple de Bush permet au moins de

    montrer que le dbat est tout sauf abstrait.

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    Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour

    6. Le libralisme individualistep. 41-57

    Texte intgral

    Revenons maintenant sur le terrain philosophique proprement dit. Je vais concentrer mon

    attention sur lindividualisme tel quil se prsente en philosophie politique. Je veux dabord et avant tout faire tat de mon exprience de philosophe et non faire de la

    philosophie, mais il faut quand mme en faire un peu pour comprendre en quoi consiste cette exprience. Je nai pas lintention de faire une analyse philosophique pousse, car je

    sortirais alors du propos qui est le mien et qui est de tmoigner dabord et avant tout de mon exprience dintellectuel dans la Cit, mais ce tmoignage ne peut avoir de sens que si

    le lecteur saisit quand mme dune certaine faon ce qui me gne dans lindividualisme libral. On me permettra donc daller plus avant dans ma critique et de ne pas en rester

    une illustration particulirement malsaine.Il me semble que lindividualisme nest pas chez les penseurs libraux une doctrine qui

    requiert des arguments ; cest une prmisse que les auteurs rptent et qui traduit le discours social de lpoque. Cest une ide qui se situe au cur de lpistm libral

    contemporain et qui ne fait jamais lobjet dune remise en question. Bref, cest quasiment un dogme religieux, une sorte de croyance irrationnelle semblable celle qui anime Bush

    lorsquil invoque, la main sur le cur, son combat pour la libert individuelle. Jai dit que le contexte international philosophique avait au XXe sicle engendr une pratique marque

    par la rigueur ; elle peut, dans une trs large mesure, tre considre comme une pratique exemplaire et elle peut servir de modle pour la pratique philosophique elle-mme. Mais il

    arrive parfois que des ides importes du discours social viennent simmiscer dans la recherche, y compris dailleurs chez les philosophes analytiques. Ces ides sont davantage

    le reflet idiosyncratique des circonstances de la recherche, ce qui na rien voir avec la rigueur scientifique. Or, cest prcisment ce qui se produit dans le cas de lindividualisme

    libral. En le dfendant, on ne fait que reconduire les prjugs de lpoque. Il sagit pourtant dune thorie substantielle ayant des assises mtaphysiques hautement

    contestables, mais cest une doctrine qui est de fait non conteste et sur laquelle il semble quil faille sappuyer si lon veut avoir une carrire florissante.

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    Sans entrer dans le dtail, il convient dillustrer un peu plus prcisment ce que je veux

    dire. Reconnaissons que, dans la plupart de ses versions, lindividualisme libral sappuie sur la primaut de la rgle de droit au lieu de la contester comme le fait George W. Bush.

    Mais si le philosophe libral individualiste est daccord pour dire que les principes de libert ne doivent pas tomber du ciel et quils doivent tre incarns concrtement dans une

    structure institutionnelle juridique, il devrait alors galement reconnatre que, traditionnellement, cette structure juridique a t inscrite dans un tat-nation. Cest dans

    la ralit concrte dun tat-nation quont t institues les structures juridiques de la socit. notre poque, ltat-nation nest plus la seule culture socitale susceptible de

    permettre la mise en place dinstitutions juridiques, car ces dernires peuvent sincarner aussi dans des cultures socitales nationales sans tat et dans la culture socitale globale,

    mais il nen demeure pas moins un modle qui nest pas sur le point de disparatre. Surtout, limportant est de constater que les rgles juridiques sincarnent dabord et avant

    tout dans des cultures socitales nationales, que celles-ci soient souveraines ou non. La nation a t et est toujours lun des terreaux les plus fertiles pour la ralisation dun

    systme de droits et liberts garanti tous les citoyens. Aussi, dans la mesure o le philosophe libral individualiste veut viter les drives de Bush et admettre que la libert

    individuelle doit tre encadre par un systme de droits auquel tous doivent se conformer, il devrait raliser en mme temps que la libert individuelle nest rien sans la nation, car

    cest cette dernire qui a permis linstauration dun tel systme de droits.Les philosophes individualistes contemporains ont le plus souvent une attitude critique

    lgard du nationalisme. On connat bien cette posture philosophique qui constitue un volet important de lindividualisme libral. Mais comment est-ce possible ? Comment le

    philosophe libral individualiste peut-il la fois sappuyer sur le modle de ltat-nation et adopter une posture critique lgard du nationalisme ? La seule rponse semble tre que

    le philosophe libral na mme pas conscience dtre lui-mme sous lemprise du nationalisme. Il tient tellement pour acquis le modle de ltat-nation quil ne laperoit

    pas. La France et les tats-Unis sont probablement les deux tats-nations les plus nationalistes des pays libraux industrialiss, mais ce sont galement des socits dans

    lesquelles les citoyens ont la conviction profonde de ne pas tre sous lemprise du nationalisme, car ils ont le sentiment dincarner des principes universels.Le philosophe libral individualiste originaire des tats-Unis ou de France ne sen prend

    donc pas au nationalisme majoritaire au sein de son propre pays, mais il sen prend au nationalisme des groupes minoritaires. Ainsi, en tant que promoteur de ltat-nation, le

    philosophe libral individualiste est tout naturellement du ct du nationalisme majoritaire et au service dune entreprise de construction nationale. Il faut donc, dans

    cette perspective, neutraliser les nationalismes minoritaires. Si lon se penche sur cet aspect de la pense librale, savoir la critique des nationalismes minoritaires, on verra,

    en effet, paradoxalement apparatre la prsence tonnante dun nationalisme larv, inavou et non contest. Voyons tout cela dun peu plus prs.

    Jusqu tout rcemment, la philosophie politique anglo-amricaine, loge lenseigne du libralisme individualiste, a fait comme sil ntait pas ncessaire de tenir compte de la

    diversit ethnique, culturelle et nationale. Ses tenants continuaient, et pour certains continuent encore, prsupposer pour leur propre socit le cadre de ltat-nation conu

    comme toutes fins utiles homogne, et penser les principes du libralisme sans sortir de ce cadre. Pendant longtemps, le cadre de ltat-nation a t si vident et si omniprsent

    dans les mentalits quil na jamais t un objet thmatiser de manire explicite. Bien sr, on a parfois soulev la question de savoir si ltat devait tre unitaire ou sil tait

    prfrable de sen remettre au fdralisme. Mais jamais navait-on jusqu rcemment discut de ce modle politique quest ltat-nation homogne. Ltat unitaire ou ltat

    fdral se devait dtre un tat-nation homogne. Comme le souligne Liah Greenfeld dans un ouvrage tonnant (Nationalism : Five Roads to Modernity, 1992), le nationalisme est

    constitutif de la modernit librale. Cest historiquement dans le cadre dun tat-nation que se trouve ralis concrtement le systme de droits et liberts caractristique de la

    pense librale. Et cest Will Kymlicka (Liberalism, Community and Culture, 1989 ; Multicultural Citizenship, 1995) qui a le mieux expliqu pourquoi il en tait ainsi. Les

    tats-nations libraux se prsentent comme des cultures socitales qui rassemblent un assez grand nombre dinstitutions et offrent un rel contexte de choix aux individus. Cest

    cette vritable capacit de choisir qui fait du sujet moderne un tre libre et elle est rendue

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    possible grce ltat-nation. Le systme de droits et liberts vient consacrer tout cela

    dans un cadre juridique. Bref, la structure institutionnelle de ltat-nation libral conditionne la ralisation concrte de la libert individuelle.

    Certains intellectuels libraux ont toutefois commenc dvelopper une mauvaise conscience lgard de ltat-nation homogne et, dans le but de se sortir de cette

    autoreprsentation, ils se sont parfois livrs lapologie de la nation civique dans un discours clbrant plus ou moins artificiellement la diversit ethnique. Mais cela ne sest

    jamais traduit par une quelconque rpercussion sur le plan normatif, conduisant une politique de la reconnaissance et lenchssement de droits collectifs minoritaires.

    Dautres ont modul leur dfense de ltat-nation par lacceptation de plus en plus invitable de lexistence de certaines organisations supranationales. Mais, pour lessentiel,

    le modle de ltat-nation homogne est rest plus ou moins intact et jalousement prserv.

    La dfense de ltat-nation propose par les libraux individualistes tait la suivante. Leur pays se caractrise par une diversit ethnique vidente, et ce qui cimente la population

    nest pas une identit ethnique mais bien une identit civique. Lhomognit du peuple est donc civique. Cette rponse a longtemps sembl pleinement satisfaisante sans que lon

    sente le besoin de lapprofondir. Le nationalisme ethnique est mauvais et le nationalisme civique est bon, a-t-on laiss entendre inlassablement. Mais il est plutt caricatural de se

    reprsenter les citoyens issus de limmigration comme des membres de groupes ethniques . Ne viennent-ils pas de pays diffrents ayant trs souvent construit eux aussi

    des identits civiques ? Il est aussi plutt problmatique dignorer la prsence dun groupe ethno-culturel majoritaire au sein de la socit, et ce, mme lorsque le nationalisme est

    civique. Nest-il pas vident que, dans la plupart des cas, le groupe majoritaire exerce un pouvoir dassimilation sur les groupes minoritaires ? Ne faut-il pas alors prendre acte de la

    prsence dun nationalisme favorisant lhomognit ethnoculturelle ? Le nationalisme du groupe ethnoculturel majoritaire a toujours t langle mort de la pense librale

    classique. Et plus on refuse de le voir, plus on favorise une entreprise dassimilation. Il faudrait au contraire en admettre lexistence pour tre en mesure de le contraindre et de le

    baliser.Les principaux penseurs libraux tant eux-mmes originaires de pays qui se reprsentaient comme des tats-nations homognes, il tait tentant et il est toujours

    tentant pour plusieurs dentre eux de supposer que le cadre de ltat-nation est le seul modle dorganisation politique possible. Un certain ethno-centrisme sinfiltre alors de

    manire insidieuse dans la pense politique, et il continue toujours de svir. Cest une chose que lon peut ressentir assez rapidement quand on est un philosophe francophone

    qubcois nationaliste travaillant en priphrie des grands centres et dans les marges de la philosophie anglo-amricaine. Cet ethnocentrisme se manifeste dans la propension quont

    certains prsupposer un modle unique pour leur propre socit, le modle de ltat-nation, et limposer ensuite toutes les autres socits. La mme remarque sapplique,

    soit dit en passant, au sujet des partisans du fdralisme, car ceux-ci peuvent fort bien saccommoder de cette conception mononationale et homogne de la communaut

    politique.Mais pour bien comprendre les difficults qua eues le libralisme penser explicitement

    la ralit nationale et sa propension lassimilation, il ne faut pas seulement prendre en compte le fait qu lorigine le libralisme sest incarn dans des tats-nations se

    reprsentant plus ou moins explicitement comme des socits homognes. Il faut aussi faire intervenir un autre aspect fondamental de la pense librale. Si lon sen tient une

    perspective historique, le libralisme a aussi cohabit lorigine avec une certaine forme dindividualisme affirmant la primaut de lindividu sur les groupes. Car, dans le cadre de

    ltat-nation homogne, les seuls groupes au sein de la socit sont des groupes dintrt, cest--dire des corps constitus. Il ny a pas de place au sein dun tat-nation homogne

    pour la reconnaissance de la spcificit des groupes issus de limmigration (des diasporas non contigus), des groupes prenant la forme dextensions de majorit nationale voisine

    (ou diasporas contigus) et des nations minoritaires. Lorsque lon se reprsente la socit comme compose essentiellement dune seule nation homogne, il est donc fortement

    tentant dassimiler les minorits nationales existant sur le territoire des groupes dintrt ou des corps constitus. Or, les groupes dintrt ne sauraient en aucun cas

    avoir une quelconque prsance sur les liberts civiques et politiques des individus ou des

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    citoyens membres de la rpublique. La neutralit librale exige, en effet, que lon ne

    favorise aucun groupe dintrt particulier dfendant une conception particulire de la bonne vie (the good life) ou du bien commun, et elle exige de considrer lindividu comme

    ayant une primaut absolue sur les groupes dintrt. Mais puisque les seuls groupes existants sont ou bien des groupes dintrt ou bien des groupes assimilables des

    groupes dintrt, il sensuit que les individus sont les seuls dtenteurs de droits. Do lindividualisme libral. On voit alors poindre lhorizon un lien troit entre la conception

    de la socit comme tat-nation homogne et lindividualisme libral.Mme si lon en vient reconnatre les minorits nationales, au sens o lon accepte de

    les nommer comme des minorits nationales, cest trs souvent pour les assimiler des groupes dintrt particuliers dfendant des conceptions particulires de la bonne vie.

    Ainsi, quand elle ne se nourrit pas du vocabulaire de la nation civique et de la dnonciation de lethnicit, la bagarre mene par les penseurs libraux (Barry, Benhabib,

    Fraser, Gutman, Kukathas, Nussbaum, etc.) contre les revendications minoritaires sinspire de leurs critiques diriges contre les philosophes communautariens (McIntyre,

    Sandel, Taylor et Walzer). De la mme manire que les penseurs rpublicains franais dnoncent le communautarisme des minorits nationales, les libraux individualistes

    assimilent trs souvent les revendications minoritaires la dfense dintrts particuliers, ou la prservation de coutumes ancestrales qui rappelleraient lpoque prmoderne ou

    lAncien Rgime. La rsistance librale lendroit des revendications des groupes minoritaires va donc de pair avec, et a comme origine, le modle de ltat-nation

    homogne, et ce, mme si ce rapprochement nest pas argument, car cest dans un tel type dorganisation politique que les groupes sont tous des groupes dintrt ou des corps

    constitus. Lorsque lon prsuppose le cadre de ltat-nation homogne, les seuls agents moraux qui composent la socit sont des individus. Eux seuls sont des sources de

    rclamations morales valides.Bien sr, il y a un groupe qui a la primaut absolue. Il sagit de la nation, mais on lui rend

    pleinement justice en lui accordant demble la pleine et entire souverainet tatique. Les deux ides vont dailleurs de pair. Si la nation a droit la pleine et entire souverainet,

    alors la communaut politique souveraine est homogne et les composantes ultimes de la socit sont des individus. En effet, si la socit se prsente comme essentiellement compose dindividus autonomes et non de peuples, cest quil ny a quun seul peuple.

    Puisque les traits caractristiques du peuple sont omniprsents, ils peuvent tre ignors et le peuple apparat lui-mme comme ntant rien de plus quune association dindividus

    lis ensemble par un contrat social. La vaste majorit des libraux font limpasse sur lexistence de la nation, alors que celle-ci est en fait omniprsente. Or, puisque les groupes

    dintrt ne doivent pas avoir la priorit sur les individus, les seuls droits absolus au sein dune socit mononationale sont les droits des individus. Lindividualisme et le

    nationalisme se renforcent mutuellement. Les deux servent neutraliser et nier les rclamations des peuples minoritaires sans tat. Le nationalisme tatique et

    lindividualisme moral sont les deux cts dune seule et mme pice au sein de tout tat libral classique.

    Mme notre poque, une majorit de penseurs libraux souscrivent lindividualisme moral. Bien entendu, ils se sont progressivement rendu compte que le modle de la nation

    homogne ne pouvait tre maintenu. Mais, leurs yeux, cela implique tout au plus une obligation de nommer diffremment les anciens tats-nations. Il faut dsormais parler

    dtats polyethniques, pluriculturels et multinationaux pour justifier le statu quo. On na pas senti quil fallait contester luniversalit du modle normatif de ltat-nation

    homogne au profit dun nouveau modle dorganisation politique plus accueillant pour la diversit ethnique, culturelle et nationale. On na pas cru quil fallait passer du modle

    normatif de ltat-nation homogne au modle normatif de ltat multinational. On sest dans le meilleur des cas content de reconnatre le caractre de facto polyethnique,

    pluriculturel et multinational de la socit dans laquelle on vit. Au lieu de proposer un changement sur le plan normatif, constitutionnel et institutionnel, on sest servi au

    contraire du caractre rellement diversifi de la socit pour prserver ltat-nation dans sa forme ancienne. Lancien modle de ltat-nation peut tre prserv, mme une

    poque qui remet en question son caractre homogne, et la raison est que cet tat-nation est dans les faits compos dune varit dethnies et de cultures. Il faut le prserver pour

    garantir le maintien au sein de la socit dune varit dethnies et de cultures.

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    Les penseurs libraux ont de plus en plus commenc contester le nationalisme, mais

    cette critique a la plupart du temps t dirige contre les nationalismes minoritaires, et non vers le nationalisme tatique et son entreprise de construction nationale, ce qui

    revient encore une fois lgitimer lordre tabli et le nationalisme majoritaire. On a aussi avec raison commenc remettre en question le principe des nationalits en vertu duquel

    toute nation se devait davoir son tat, mais sans jamais aller jusqu remettre en question la lgitimit des tats dj existants. Ce questionnement sest plutt encore une fois tout

    entier tourn vers les nations minoritaires sans tat.Il faut tout de suite faire face une objection que nous fera sans hsiter le philosophe

    libral individualiste. Dune manire gnrale, si le problme est justement de se rapporter une socit homogne, ne faut-il pas alors logiquement viter de reconnatre

    les diverses collectivits homognes qui existent sur le territoire ? Si lon veut vraiment prendre ses distances lgard du caractre homogne des regroupements nationaux, ne

    faut-il pas alors vanter les mrites de ltat tel quil se prsente rellement et refuser justement de mettre en place une politique de la reconnaissance lgard des minorits ?

    La dcouverte du caractre polyethnique, pluriculturel et multinational de la socit sert dargument nouveau pour refuser la reconnaissance aux minorits nationales. Avant, on

    refusait la reconnaissance des droits minoritaires parce que lon tait au service dune entreprise de construction nationale. Maintenant, le mme refus sexplique par la volont

    de prserver la diversit culturelle. cela, il faut rpondre que, dans la vaste majorit des cas, les nations minoritaires sont elles aussi polyethniques et pluriculturelles. Il ne sagit

    donc pas de communauts homognes. Les penseurs libraux ont depuis toujours choisi de caricaturer les nationalismes minoritaires et de ne pas se montrer ouverts aux

    revendications nationales des peuples sans tat, et la caricature a servi lgitimer leur refus. Selon ce point de vue, les nations minoritaires seraient mues par le nationalisme

    ethnique alors les tats englobants seraient des exemples frappants de nationalisme civique, ou ils ne seraient mme pas du tout nationalistes. La seule raison qui explique

    cette faon caricaturale de dcrire le nationalisme minoritaire est encore une fois lemprise quexerce chez les penseurs libraux cette adhsion implicite, omniprsente et non

    conteste au nationalisme dtat.Les penseurs libraux sont encore pour la plupart trs rfractaires la reconnaissance des droits minoritaires (Brian Barry, Seyla Benhabib, Amy Gutman, Jrgen Habermas,

    Michael Hartney, Chandran Kukathas, Yl Tamir, Daniel Weinstock), et les meilleures avances en ce sens - je songe en particulier la contribution majeure de Will Kvmlicka -

    sont restes tributaires de lindividualisme moral. Ainsi, Kymlicka ne reconnat pas les droits collectifs en tant que tels, rclams et possds par les groupes, impliquant des

    restrictions raisonnables aux liberts individuelles et justifis autrement que sur des bases individualistes. Il ne reconnat pour lessentiel que des droits diffrencis par le groupe

    et rclams et possds par les individus, nimpliquant aucune restriction aux liberts individuelles et justifis strictement sur des bases individualistes. Ces positions de

    Kymlicka font maintenant partie de lorthodoxie librale individualiste (Buchanan, Tan) et elles ne sont contestes que par ceux qui refusent le privilge accord la nation

    (Buchanan, Pogge). Il sagit dune thorie substantielle qui entre en collision frontale avec la pense communautarienne.

    Depuis peu, il est vrai, plusieurs penseurs libraux ou rpublicains se rclamant de lindividualisme cosmopolitique (Beitz, Benhabib, Habermas, Held, Kuper, Pogge,

    Waldron) ont amorc un virage 180 degrs en prenant enfin compte du phnomne de la mondialisation et de la pntration de la ralit internationale au cur de la socit. Ils se

    sont rendu compte des limites du modle westphalien en vertu duquel la sphre internationale est un ensemble de souverainets nationales entretenant entre elles des

    relations tantt amicales tantt agressives, et ils ont critiqu cette conception raliste et tatique des relations internationales. Ils ont pris acte du caractre poreux des frontires

    nationales, en particulier cause de la mondialisation de lconomie. Il faut selon eux reconnatre la faiblesse grandissante des tats souverains. Certains ont mme voulu

    contester la souverainet des tats-nations. Dautres (Habermas) sont alls jusqu parler du dpassement de ltat-nation au profit dune conscience postnationale habite

    seulement par le patriotisme constitutionnel. Ils ont revendiqu la cration dinstances supranationales qui pourraient non seulement avoir le droit mais aussi lobligation

    dintervenir au sein des tats pour protger les droits de la personne. Le concept

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    dintervention humanitaire a ainsi acquis ses lettres de noblesse et il a recueilli ladhsion

    de plusieurs, quil sagisse des interventions au Kosovo ou en thiopie. Il sagit dune version gauchisante du libralisme individualiste qui va totalement lencontre de la

    version prconise par George W. Bush. Il sagit dune version du libralisme qui saffranchit pour la premire fois du nationalisme tatique auquel la pense librale

    classique tait implicitement reste attache.Mais la trs vaste majorit des libraux cosmopolites souscrivent encore lindividualisme

    moral et cela a des rpercussions sur leur attitude lgard des correctifs internes apporter au sein des anciens tats-nations. Puisquils ne sont pas habits par une

    obsession communautaire, ils ne cherchent pas modifier lancien modle de ltat-nation homogne au profit dun tat multinational de jure. Ils ne thmatisent pas la

    problmatique des droits collectifs minoritaires. Ils croient pour la plupart que les droits diffrencis par le groupe de Kymlicka sont suffisants. Et ils ne vont pas la rencontre

    dune vritable exprience de la diffrence entre les peuples. Bien au contraire, ils se rfugient plus que jamais dans la thmatique universelle des droits de lhomme hrite des

    Lumires sans tenir compte du droit des peuples. Ils croient aussi dur comme fer que les personnes sont dissociables de leurs identits morales particulires, que les individus sont

    les sources ultimes de revendications morales valides et que lautonomie individuelle est la valeur morale par excellence. Ils estiment eux aussi que la socit est du point de vue

    mtaphysique rien dautre quune association dindividus. Jeremy Waldron, par exemple, soutient quil y a tout au plus des raisons instrumentales individualistes justifiant la mise

    en place sur un territoire donn dune organisation politique imposant une lingua franca. Les nations nont rien voir avec lexistence des tats. Bief, le cosmopolitisme libral ou

    rpublicain conserve les traits caractristiques anciens du libralisme classique issu de John Locke et de John Stuart Mill. Lindividualisme moral fait office de dogme non

    contest. Ce nest pas un thme rcurrent, cest une litanie. Ce nest pas un leitmotiv, cest un mantra.

    Le nationalisme majoritaire continue dtre langle mort de la pense librale chez la plupart des auteurs, et cela inclut les libraux cosmopolites, mme si un courant de plus

    en plus important parle de nationalisme libral (Kymlicka, Miller, Tamir). Les cosmopolites sen prennent au caractre sacr de la souverainet des tats, mais ils ne prennent pas vraiment acte du caractre incontournable et perdurable du nationalisme en

    ta