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Séquence 5 - prolongement : « Figures du héros » - Lectures cursives Texte 3 : Jean Racine (1639-1699), Phèdre(1677), acte I, scène 3, vers 255 à 306 Phèdre est tombée amoureuse d'Hippolyte, son beau-fils (c'est le fils de son mari Thésée, fils d'Égée et roi d'Athènes). Elle fait cet aveu à Œnone, sa nourrice et confidente... Œnone Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennui Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ? Phèdre Puisque Vénus le veut, de ce sang 1 déplorable Je péris la dernière et la plus misérable. Œnone Aimez-vous ? Phèdre De l'amour j'ai toutes les fureurs. Œnone Pour qui ? Phèdre Tu vas ouïr le comble des horreurs. J'aime... à ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J'aime... Œnone Qui ? Phèdre Tu connais ce Fils de l'Amazone, Ce Prince si longtemps par moi-même opprimé ? Œnone Hippolyte ? Grands Dieux ! Phèdre C'est toi qui l'as nommé ! Œnone Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace ! Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race ! Voyage infortuné ! Rivage malheureux, Fallait-il approcher de tes bords dangereux ? Phèdre Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée Sous les lois de l'hymen 2 je m'étais engagée, Mon repos, mon bonheur semblait être affermi, Athènes me montra mon superbe ennemi. Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; Je sentis tout mon corps, et transir 3 et brûler. Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables. Par des vœux assidus je crus les détourner : Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ; De victimes moi-même à toute heure entourée, Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. D'un incurable amour remèdes impuissants ! En vain sur les autels ma main brûlait l'encens : Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse, Même au pied des autels que je faisais fumer. J'offrais tout à ce dieu, que je n'osais nommer. Je l'évitais partout. Ô comble de misère ! Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père. Contre moi-même enfin j'osai me révolter : J'excitai mon courage à le persécuter. Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre, J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ; Je pressai son exil, et mes cris éternels L'arrachèrent du sein, et des bras paternels. Je respirais, Œnone. Et depuis son absence, Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ; Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis, De son fatal hymen je cultivais les fruits. Vaines précautions ! Cruelle destinée ! Par mon époux lui-même à Trézène amenée, J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné : Ma blessure trop vive aussitôt a saigné. Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée : C'est Vénus toute 4 entière à sa proie attachée. 1 Famille. 2 Mariage. 3 Être saisi de froid. 4 On marquait l'accord au XVII e siècle.

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Séquence 5 - prolongement : « Figures du héros » - Lectures cursives Texte 3 : Jean Racine (1639-1699), Phèdre(1677), acte I, scène 3, vers 255 à 306 Phèdre est tombée amoureuse d'Hippolyte, son beau-fils (c'est le fils de son mari Thésée, fils d'Égée et roi d'Athènes). Elle fait cet aveu à Œnone, sa nourrice et confidente... Œnone Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennui Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ? Phèdre Puisque Vénus le veut, de ce sang1 déplorable Je péris la dernière et la plus misérable. Œnone Aimez-vous ? Phèdre

De l'amour j'ai toutes les fureurs. Œnone Pour qui ? Phèdre

Tu vas ouïr le comble des horreurs. J'aime... à ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J'aime... Œnone

Qui ? Phèdre Tu connais ce Fils de l'Amazone, Ce Prince si longtemps par moi-même opprimé ? Œnone Hippolyte ? Grands Dieux ! Phèdre

C'est toi qui l'as nommé !

Œnone Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace ! Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race ! Voyage infortuné ! Rivage malheureux, Fallait-il approcher de tes bords dangereux ? Phèdre Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée Sous les lois de l'hymen2 je m'étais engagée, Mon repos, mon bonheur semblait être affermi, Athènes me montra mon superbe ennemi. Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; Je sentis tout mon corps, et transir3 et brûler. Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables. Par des vœux assidus je crus les détourner : Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ; De victimes moi-même à toute heure entourée, Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. D'un incurable amour remèdes impuissants ! En vain sur les autels ma main brûlait l'encens : Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse, Même au pied des autels que je faisais fumer. J'offrais tout à ce dieu, que je n'osais nommer. Je l'évitais partout. Ô comble de misère ! Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père. Contre moi-même enfin j'osai me révolter : J'excitai mon courage à le persécuter. Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre, J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ; Je pressai son exil, et mes cris éternels L'arrachèrent du sein, et des bras paternels.

Je respirais, Œnone. Et depuis son absence, Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ; Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis, De son fatal hymen je cultivais les fruits. Vaines précautions ! Cruelle destinée ! Par mon époux lui-même à Trézène amenée, J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné : Ma blessure trop vive aussitôt a saigné. Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée : C'est Vénus toute4 entière à sa proie attachée. 1 Famille. 2 Mariage. 3 Être saisi de froid. 4 On marquait l'accord au XVIIe siècle.

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Séquence 4 - prolongement : « Figures du héros » - Lectures cursives Texte 4 : Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799), Le Mariage de Figaro (1784), Acte V, scène 3 La Folle journée ou Le Mariage de Figaro est considéré, par sa dénonciation des privilèges archaïques de la noblesse, comme l'un des signes avant-coureurs de la Révolution française. Beaumarchais y remet en scène les principaux personnages de sa pièce Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile (1775) : le barbier Figaro, le comte Almaviva et Rosine, appelée maintenant la Comtesse. Figaro, entré au service du comte Almaviva, doit être fiancé à Suzanne, première camériste de la comtesse. Mais le comte est à la recherche d'aventures galantes et a jeté son dévolu sur Suzanne. Après bien des péripéties qui voient l’alliance de Figaro, Suzanne et la Comtesse, troublé par l’attitude de Suzanne, Figaro croit qu’elle le trompe. Alors qu’il l’attend, il laisse ses pensées s’exprimer. Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre : Ô femme! femme! femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à son instinct: le tien est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni dé la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi! - Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. (…)

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Séquence 4 - prolongement : « Figures du héros » - Lectures cursives Texte 5 : Victor Hugo (1802-1885), Ruy Blas (1838) Ruy Blas, valet de Don Saluste, sous les ordres de ce dernier chassé par la Reine, a pris la place de Don César à la cour. Amoureux de la Reine, intègre, il s’impose et devient premier ministre. Mais Don Salluste revient, tend un piège à la Reine. Celle-ci se rend à un rendez-vous compromettant que Don Salluste a organisé. Mais Ruy Blas tue Don Saluste et demande à la Reine de lui pardonner. C’est la scène du dénouement. Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l'œil fixé à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle. RUY BLAS, d'une voix grave et basse. Maintenant, madame, il faut que je vous dise. - Je n'approcherai pas.-- Je parle avec franchise. Je ne suis point coupable autant que vous croyez. Je sens, ma trahison, comme vous la voyez, Doit vous paraître horrible. Oh! Ce n'est pas facile À raconter. Pourtant je n'ai l'âme vile, Je suis honnête au fond. - Cet amour m'a perdu. - Je ne me défends pas; je sais bien, j'aurais dû Trouver quelque moyen. La faute est consommée ! - C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée. LA REINE Monsieur. RUY BLAS, toujours à genoux.

N'ayez pas peur. Je n'approcherai point. À votre Majesté je vais de point en point Tout dire. Oh ! croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! - Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé. Auprès de l'hôpital que vous avez fondé, J'ai senti vaguement, à travers mon délire, Une femme du peuple essuyer sans rien dire Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front. Ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon cœur se rompt ! LA REINE Que voulez-vous? RUY BLAS, joignant les mains.

Que vous me pardonniez madame ! LA REINE Jamais. RUY BLAS

Jamais ! Il se lève et marche lentement vers la table.

Bien sûr? LA REINE

Non. Jamais ! RUY BLAS Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d'un trait.

Triste flamme, Éteins-toi ! LA REINE, se levant et courant vers lui.

Que fait-il ? RUY BLAS, posant la fiole.

Rien. Mes maux sont finis. Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis. Voilà tout LA REINE, éperdue.

Don César ! RUY BLAS

Quand je pense, pauvre ange, Que vous m'avez aimé ! LA REINE

Quel est ce filtre étrange ? Qu'avez-vous fait? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi ! César ! Je te pardonne et t'aime, et je te crois ! RUY BLAS Je m'appelle Ruy Blas. LA REINE, l'entourant de ses bras

Ruy Blas, je vous pardonne !

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Mais qu'avez-vous fait là? Parle, je te l'ordonne ! Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ? Dis ? RUY BLAS

Si ! c'est du poison. Mais j'ai la joie au coeur. Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel. Permettez, ô mon dieu, justice souveraine Que ce pauvre laquais bénisse cette reine, Car elle a consolé mon coeur crucifié, Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié ! LA REINE Du poison! Dieu! c'est moi qui l'ai tué! - Je t'aime! Si j'avais pardonné?... RUY BLAS, défaillant.

J'aurais agi de même. Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras. Je ne pouvais plus vivre. Adieu ! Montrant la porte.

Fuyez d'ici ! Tout restera secret.-Je meurs. Il tombe. LA REINE, se jetant sur son corps.

Ruy Blas ! RUY BLAS, qui allait mourir, se réveille à son nom prononcé par la reine.

Merci !

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Séquence 4 - prolongement : « Figures du héros » - Lectures cursives

Texte 6 : Samuel Beckett (Irlande, 1906-1989), En attendant Godot (publié en 1952 et jouée en 1953) C’est le tout début de cette pièce en deux actes. Deux clochards, Vladimir et Estragon, attendent, dans un paysage très dépouillé, un troisième personnage : Godot Route à la campagne, avec arbre. Soir. Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu. Entre Vladimir. ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire. VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) Alors ? te revoilà, toi. ESTRAGON : Tu crois ? VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours. ESTRAGON : Moi aussi. VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.) ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure. Silence. VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ? ESTRAGON : Dans un fossé. VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! où ça ? ESTRAGON (sans geste) : Par là. VLADIMIR : Et on ne t'a pas battu ? ESTRAGON : Si... Pas trop. VLADIMIR : Toujours les mêmes ? ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas. Silence. VLADIMIR : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur. ESTRAGON (piqué au vif) : Et après ? VLADIMIR (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900. ESTRAGON : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie. VLADIMIR : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ? ESTRAGON : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ? VLADIMIR : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter. ESTRAGON (faiblement) : Aide-moi ! VLADIMIR : Tu as mal ? ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j'ai mal ! VLADIMIR (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles. ESTRAGON : Tu as eu mal ? VLADIMIR : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal ! ESTRAGON (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner. VLADIMIR (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses. ESTRAGON : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment. VLADIMIR (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ? ESTRAGON : Tu ne veux pas m'aider? VLADIMIR : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau,regarde dedans,y promène sa main,le secoue,le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps... (il cherche)...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-Té. (Il ôte à nouveau son chapeau,regarde dedans.) Ça alors! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) Alors? ESTRAGON : Rien VLADIMIR : Fais voir. ESTRAGON : Il n'y à rien à voir.