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Document généré le 12 sep. 2018 01:22 Revue d’histoire de l’Amérique française Rome et le Canada : la mission de Mgr Conroy Nive Voisine Volume 33, numéro 4, mars 1980 URI : id.erudit.org/iderudit/303810ar DOI : 10.7202/303810ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Institut d’histoire de l’Amérique française ISSN 0035-2357 (imprimé) 1492-1383 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Voisine, N. (1980). Rome et le Canada : la mission de Mgr Conroy. Revue d’histoire de l’Amérique française, 33(4), 499– 519. doi:10.7202/303810ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Institut d'histoire de l'Amérique française, 1980

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Revue d’histoire de l’Amérique française

Rome et le Canada : la mission de Mgr Conroy

Nive Voisine

Volume 33, numéro 4, mars 1980

URI : id.erudit.org/iderudit/303810arDOI : 10.7202/303810ar

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Éditeur(s)

Institut d’histoire de l’Amérique française

ISSN 0035-2357 (imprimé)

1492-1383 (numérique)

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Citer cet article

Voisine, N. (1980). Rome et le Canada : la mission de MgrConroy. Revue d’histoire de l’Amérique française, 33(4), 499–519. doi:10.7202/303810ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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ROME ET LE CANADA: LA MISSION DE Mgr CONROY*

NIVE VOISINE Département d'histoire

Université Laval

Introduction De 1622 à 1908, l'Église canadienne relève de la Sacrée

Congrégation de Propaganda Fide, créée pour diriger les pays de mission et "les contrées où la hiérarchie ecclésiastique, bien qu'organisée, présente encore, cependant, quelque chose d'inache­vé"1. C'est dire que, pendant cette période, les évêques canadiens reçoivent les ordres de Rome par le truchement de ce dicastère et que, d'autre part, ils acheminent à la Propagande les affaires et les problèmes qu'ils doivent ou veulent soumettre à Rome. Même si, à la fin du XIXe siècle, le système colle de moins en moins à la réalité — l'Église canadienne est, en effet, bien organisée et ressemble peu à une Église de mission — il est accepté par l'épiscopat canadien et il dure jusqu'aux grandes réformes romaines de 1908, parce qu'il assure une administration à la fois gratuite et plus souple2.

Pendant ces trois siècles, les relations entre l'Église canadienne et la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide varient beaucoup en intensité. Elles sont presque sporadiques pendant la période du régime français; si, à partir de 1659, la Nouvelle-France est placée "sous la tutelle de la Propagande, qui entendait connaître toutes les affaires importantes de cette Église naissante" par l'intermédiaire du vicaire apostolique (Mgr de Laval), la création du diocèse de

* Texte d'une communication donnée au congrès annuel de l'Institut d'histoire de l'Amérique française, tenu à l'Université d'Ottawa les 19-20 octobre 1979. Les recherches nécessaires à la rédaction de ce travail ont été faites, en partie, grâce à des subventions du Conseil des Arts du Canada.

1 Victor Martin, Les congrégations romaines (Paris, Bloud & Gay) [1930], 141. 2 Sur l'histoire et la juridiction de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide, on

peut lire: Victor Martin, Les congrégations romaines (Paris, Bloud & Gay) [1930], 210 p. (Bibliothèque catholique des sciences religieuses); Raphael H. Song, The Sacred Congrega­tion for the Propagation of the Faith (Washington, The Catholic University of America Press, 1961), XI, 157 [4] p. (The Catholic University of America Canon Law Studies, No. 420); Josef Metzler, ed. Sacrae Congregationis de Propaganda Fide Memoria Rerum (Rome, Helder, 1971-1975), 5 vol.

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RHAF, vol. 33, no 4, mars 1980

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Québec en 1674 en fait

une Église de plein droit, [qui] prend place parmi les diocèses d'un royaume catholique dont les relations avec le Saint-Siège sont régulièrement établies. Le nouvel évêché communiquera désormais avec Rome par les canaux ordinaires et ses affaires, dont le plus grand nombre seront définitivement résolues en France, seront à Rome, lorsque nécessaire, attribuées aux di­verses Congrégations selon les compétences particulières de celles-ci. La Propagande ne sera plus l'intermédiaire obligé entre le Canada et les divers bureaux de la curie romaine; elle ne sera plus, à l'égard de la colonie, que l'un de ces bureaux ou ministères.3

La situation change avec la Conquête: passée sous la domina­tion de l'Angleterre, puissance hérétique, l'Église canadienne re­vient sous la gouverne de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide. Malgré des communications parfois très difficiles — par exemple, même après Y Acte de Québec (1774), les évêques de Québec ne peuvent théoriquement correspondre avec une autorité ecclésiastique étrangère4 — l'Église canadienne réussit à soumettre à la Propagande les affaires usuelles et aussi les problèmes un peu exceptionnels dus au nouveau régime politique; par exemple, elle gagne de haute lutte la division du vaste diocèse de Québec, la formation de plusieurs Églises diocésaines et leur réunion en quelques provinces ecclésiastiques. Pendant ces années, "l'apport de la congrégation romaine de Propaganda Fide a principalement consisté à accueillir, comprendre, promouvoir, modérer et réaliser cette entreprise délicate". D'autre part, on se rend compte que, graduellement, les évêques canadiens "s'en remettaient tellement aux autorités romaines qu'ils se départissaient progressivement de leurs responsabilités ministérielles"5.

Cette dernière tendance s'accentue encore dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous le long règne de Pie IX, avec la montée de l'ultramontanisme au Canada et ailleurs et avec le développe­ment de la centralisation romaine6. À la suite de Mgr Ignace Bourget, de Montréal, les évêques canadiens prennent l'habitude de

3 Lucien Campeau, L'évêché de Québec (1674) (Québec), La Société historique de Québec, 1974), 89.

4 "Instruction au gouverneur Carleton", 3 janv. 1775, Documents relatifs à l'histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791 (Ottawa, Impr. du roi 1921), II: 587.

5 Lucien Lemieux, "Provisions pour l'Église Canadienne", Metzler, op. cit., 111,1: 747.

6 Roger Aubert, Le pontificat de Pie IX (1846-1878) (Paris, Bloud & Gay, 1952), 262-295.

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soumettre leurs problèmes, petits et grands, à Rome et de constituer la Propagande arbitre de leurs divergences d'opinions. La congré­gation romaine est ainsi amenée à régler plusieurs affaires cana­diennes et à envoyer un délégué apostolique, Mgr George Conroy, pour faire accepter ses solutions.

/ - Les problèmes soumis à la Propagande

Il ne saurait être question de faire ici une nomenclature même simplifiée de toutes les questions qui sont acheminées à Rome, car il faudrait faire toute l'histoire de l'Eglise canadienne dans la deuxiè­me partie du XIXe siècle. Je me contente plutôt de rappeler les affaires qu'aura à régler le délégué apostolique selon les termes mêmes de ses instructions.

La première et la plus importante est la question de l'inter­vention du clergé en politique. La Propagande a suivi le débat au Québec à la fois parce qu'elle a approuvé les énoncés de principes élaborés par l'épiscopat dans les conciles provinciaux et qu'elle a été appelée à se prononcer sur le Programme catholique, la condamna­tion des libéraux et les procès pour ingérence cléricale ("influence spirituelle indue").

C'est au quatrième concile provincial de Québec, tenu en 1868, que les évêques dénoncent le plus clairement les abus et désordres commis en temps d'élections et qu'ils affirment le droit de l'Église (et du clergé) d'intervenir dans la vie publique: un décret (Decretum IX: De Electionibus politicis et administrativis) rappelle la tâche d'éducation des pasteurs et leur demande d'agir avec charité et patience et, dans les cas extraordinaires, de consulter leur évêque7; la Lettre pastorale des Pères du quatrième concile provincial de Québec met en garde contre ceux qui veulent soustraire la politique au jugement de la religion:

Des hommes qui veulent vous tromper, Nos Très Chers Frères, vous répètent que la religion n'a rien à voir dans la politique. Ne pouvant pas, ou n'osant pas nier la vérité de ce jugement que Jésus-Christ doit un jour exercer sur tous les hommes, ils veulent en restreindre l'objet à la conduite privée. Ils admet­tent bien que, dans la conduite privée, il n'est pas permis de penser d'une manière déraisonnable, de parler comme un in­sensé, d'agir sans vérité, sans honneur et sans pudeur; ils veulent bien reconnaître que le clergé a raison de demander au nom de Dieu que l'on s'abstienne de ces énormités dans la con-

7 "Decretum IX: De Electionibus politicis et administrativis", Concilia Provinciae Quebecensis I, II, III, IV in Quebecensi civitate celebrata et a Sancta Sede revisa et reeognita (Québec, Delisle, 1870), 201-203.

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duite privée. Mais du moment qu'il s'agit de politique, ces mêmes hommes nous accusent de tyrannie et de despotisme intolérable, parce que nous réprouvons la licence effrénée de tout penser, de tout dire, de tout faire. Eh! quoi! nous refuse­rait-on le droit de protester contre les idées extravagantes, contre les paroles licencieuses, contre le vol, contre le parjure, contre les violences injustes, contre le blasphème, contre l'in­tempérance, contre le meurtre même du moment que ces excès se feraient au nom de la liberté, au nom d'un parti politique, au nom d'une opinion quelconque? C'est ainsi que l'on s'efforce de détruire dans la politique toute idée de justice, de vérité, de droit, d'honneur et de religion.8

Ces textes, très généraux, sont explicités au concile suivant de 1873. Le décret XVIII {De electionibus politicis et administrativis) renouvelle les prescriptions de 1868 et demande aux prêtres d'agir avec prudence, brièveté, clarté et une bonne préparation, et de le fai­re longtemps avant le jour des élections, quand les esprits sont enco­re calmes; ils doivent surtout dénoncer le parjure, la violence, l'intempérance et la corruption et exhorter leurs fidèles au pardon mutuel et à la concorde9. Ce document est cependant complété par trois décrets au contenu plus explosif: le Decretum XIV {De perjurio reservando) qui fustige le parjure et en fait un péché réservé10; le Decretum XXIII {De liberalismo catholico) qui condamne une erreur qui "séduit les âmes imprudentes", mais en précisant qu'elle est peu répandue au Québec11; le Decretum XXIV {De libertate Ecclesiae ejusque cumpotesîate civilirelationibus) qui revendique la supériorité de la société religieuse sur la société civile, mais avec beaucoup de nuances12. La lettre pastorale collective, adressée à tous les catholiques de la province, ne reprend pas, cependant, les développements sur le libéralisme catholique et les relations entre l'Église et l'État, mais insiste plutôt, une fois de plus, sur la nécessité de mieux agir en temps d'élections13. Tous ces textes (les décrets surtout) élaborés par des comités de théologiens consulteurs et votés par l'assemblée des évêques après des

8 "Lettre pastorale des Pères du quatrième concile provincial de Québec", 14 mai 1868, MEQ, IV: 629.

9 "Decretun XVIII: De electionibus politicis et administrativis", Acta et décréta quinti concilii Provinciae Quebecensis in Quebecensi civitate anno Domini M DCCCLXXIII célébrâti a Sancta Sede revisa et recognita (Québec, Delisle, 1875), 62 s.

10 "Decretum XIV: De perjurio reservando", ibid., 56 s. 11 "Decretum XXIII: De liberalismo catholico", ibid., 69-72. 12 "Decretum XXIV: De libertate Ecclesiae ejusque cum protestate civilii rela­

tionibus", ibid., 72 s. 13 "Lettre pastorale des Pères du cinquième concile provincial de Québec", 22 mai

1873, MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, I: 163-166.

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discussions parfois vives14, constituent la doctrine officielle de l'Église du Québec. Marqués au coin d'un ultramontanisme modé­ré, ils sont analysés par des spécialistes romains et facilement approuvés par la Propagande.

Entre les réunions conciliaires assez peu nombreuses (1851, 1854, 1863, 1868, 1873), surgissent cependant des problèmes qui divisent parfois les évêques et les poussent à s'adresser à Rome pour une décision arbitrale. Le meilleur exemple est celui du Programme catholique de 1871, ce manifeste électoral lancé par des publicistes ultramontains et d'anciens zouaves, avec la bénédiction — c'est le moins qu'on puisse dire — de Mgr Bourget et de Mgr Louis-François Laflèche, de Trois-Rivières. Dénoncé rapidement par le nouvel archevêque de Québec, Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau et deux de ses suffragants, Mgr Jean Langevin (Rimouski) et Mgr Charles LaRocque (Saint-Hyacinthe), mais toujours appuyé par Bourget et Laflèche, le document révèle les tensions qui existent au sein de l'épiscopat et entraîne une série de recours à Rome.

Laflèche est le premier à y obtenir une approbation de sa position. Au début de 1873, il profite d'un voyage à Rome pour consulter sur le Programme catholique. Dans un court texte, il rappelle les circonstances d'élaboration du document contesté et il souligne l'opposition de l'archevêque qui "sous la pression, dit-on, de certains politiques" a publié une circulaire et une lettre désa­vouant le Programme', il demande donc "si, nonobstant ce désaveu, il peut [...] continuer d'approuver et encourager ceux qui se servent du Programme catholique, pour assurer au pays, dans la mesure de leurs forces, une Représentation vraiment catholique"15. Ainsi libellée, la question reçoit la réponse attendue: même si, dit le texte signé par trois canonistes, le Programme n'a pas été fait et expressément reconnu par "l'autorité ecclésiastique", il n'est qu'une "répétition" du IXe décret du 4e concile de Québec; il est, de plus, "très apte à procurer le bien de la religion catholique et de la société civile au Canada"; en conséquence, concluent les signataires, "nous sommes d'avis qu'il faut y tenir et que tout électeur catholique doit l'avoir sous les yeux quand il se décide à voter"16.

14 Sur le déroulement et le contenu des conciles provinciaux, voir Jacques Grisé, Les conciles provinciaux de Québec et l'Église canadienne (1851-1886)(Montréa\, Fides [1979]), 454 p.

15 Mgr Laflèche, Consultation, 19 fév. 1873, AETR, Fonds Laflèche, A4-36. 16 Réponse (texte latin), 24 mars 1873, ibid.; texte français dans Arthur Savaète,

Voix Canadiennes, Vers l'Abîme, t. VI: Mgr L.-F. Laflèche et la Division du Diocèse des Trois-Rivières (Paris, A. Savaète, [s.d.]), 216.

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Il faut prendre ce texte pour ce qu'il est, c'est-à-dire un simple point de vue de canonistes sur la valeur dogmatique du Programme. Mais, quand il est rendu public par Laflèche avec ses insinuations concernant les pressions de "certains politiques" sur Taschereau, il soulève de nouvelles polémiques et l'archevêque exige de Rome un jugement officiel sur le sujet17. La réponse est du 4 août 1874 et elle est signée du cardinal Patrizi. Elle condamne l'esprit de division qui existe chez les évêques et en tient l'archevêque responsable pour une bonne part:

Et les mêmes Éminentissimes Pères n'ont pas cru devoir ap­prouver votre conduite peut-être trop précipitée en condam­nant dans les journaux le Programme concernant les élections politiques: conduite qui a été la source de tant de divisions.

Surtout, elle impose le silence aux évêques, spécialement à propos du Programme catholique:

[les cardinaux] défendent strictement à Votre Grandeur et aux autres Évêques de la Province de ne rien publier qui laisse soupçonner une division ou une divergence d'opinion entre vous. De plus, ils ont pensé devoir imposer silence à chacun de vous sur le Programme catholique en question et sur tout ce qui peut s'y rattacher.18

Très claire, la position de Rome ne variera pas par la suite.

À partir de 1875 rebondit à Rome la question de la condamna­tion du libéralisme et des libéraux. Les élections provinciales de 1875 donnent lieu à une offensive antilibérale, particulièrement dans les diocèses de Montréal et de Rimouski. Mgr Bourget publie une lettre pastorale remplie d'allusions aux faiblesses du gouver­nement libéral d'Ottawa:

Concluez, dit-il, ce que vous devez penser de ceux qui, malgré leurs protestations publiques et solennelles, ne se sont pas montrés favorables, par leurs votes en Chambre, au droit des habitants du Manitoba à l'amnistie générale qu'on leur avait

17 Sur ce débat, voir Nive Voisine, Louis-François Laflèche, deuxième évêque de Trois-Rivières, I: Dans le sillage de Pie IX et de Mgr Bourget (1818-1878), Université Laval, thèse de doctorat (histoire), 1978, 424-427.

18 Card. Patrizi à Mgr Taschereau, 4 août 1874, Mémoire de l'évêque des Trois-Rivières sur les difficultés religieuses en Canada (Trois-Rivières, Désilets, 1882), 123 s.

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promise, et à celui des catholiques du Nouveau-Brunswick aux écoles séparées dont les a dépouillées une loi injuste et vexa-toire.19

L'exégèse du texte par le Nouveau-Monde et le Canadien en fait une sorte de manifeste électoral, même si Bourget lui-même exige la plus grande prudence de ses prêtres: il faut éviter, leur dit-il,

même dans vos conversations privées, tout ce qui pourrait faire soupçonner que vous faites l'application des principes conte­nus dans la lettre Pastorale à quelqu'individu ou à quelque parti politique que ce soit; car, si l'Évêque eut trouvé à propos de nommer les individus ou les partis politiques, il l'aurait fait.20

Mgr Jean Langevin, de Rimouski, va beaucoup plus loin. Non seulement il fustige les libéraux et leur doctrine:

Eh! ne nous dites pas, N.C.F., que l'on voit parmi les parti­sans de ces doctrines dangereuses, dites libérales, des hommes honorables, paisibles, exemplaires: ce sont les dupes de ceux qui les mènent. Ne nous dites pas que vous ne voyez en cela que de simples opinions politiques, parfaitement libres: il vous est facile de voir, au contraire, par les principes avoués des chefs, que ce qu'ils veulent en définitive, c'est d'amoindrir la juste et salutaire influence du clergé sur les masses; c'est de détruire tout ce qui peut gêner leurs projets contre la liberté et les droits de l'Église: c'est de s'emparer exclusivement de l'éducation de la jeunesse; c'est de favoriser la licence de tout dire, de tout écrire, de tout propager; c'est de faire prévaloir les intérêts matériels sur les intérêts spirituels et religieux.21

mais il pousse ses curés à intervenir:

Je vois, écrit son frère au curé de Sainte-Anne-des-Monts, que les gens n'ont pas compris les explications que vous leur avez données sur la lettre pastorale, car [...] ils sont sous l'impres­sion que les voteurs peuvent sans offenser Dieu voter pour un candidat du parti rouge qui prêche le libéralisme à la porte de leur église. Il est encore temps. Je pense que vous serez obligé

19 Mgr Bourget, "Lettre pastorale de Mgr Tévêque de Montréal, publiant les décrets XIV et XVIII du cinquième concile de Québec, et rappelant quelques règles à suivre dans les élections", 5 mai 1875, MEM, 7: 140-152.

20 Mgr Bourget, "Circulaire au clergé", 6 mai 1875, ibid., 7: 153. 21 Mgr J. Langevin, "Lettre pastorale sur les élections", 28 mai 1875, MER, Mgr

Jean Langevin, I: 216 s.

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de revenir là-dessus à votre prône dimanche prochain. Il ne faut pas que notre peuple se fasse illusion, ni qu'il dise plus tard qu'il ne nous a pas compris.22

Ces dénonciations, et d'autres faites par de simples prêtres dans d'autres diocèses, ont une double conséquence. D'une part, les chefs libéraux se plaignent auprès de Taschereau et protestent de leur soumission entière à l'Eglise et de leur respect envers les évêques23; leur lettre est acheminée à la Propagande par les soins de l'abbé Benjamin Paquet qui, de concert avec quelques confrères de Québec, appuie les dires de Joseph Cauchon et de ses collègues24. D'autre part, sur les conseils du même Cauchon25 et grâce aux services professionnels de juristes professeurs à l'université Laval, les cours de justice sont saisies de plusieurs procès pour ingérence cléricale.

La riposte des évêques est vive. À leur réunion du 1er septembre 1875, ils recommandent au conseil de l'université Laval

1° de défendre le plus tôt possible à leurs Professeurs de se mêler activement de politique sous peine de renvoi; 2° de leur interdire également d'invoquer sans autorisation dans les luttes politiques les noms de l'Archevêque ou des Évêques ou celui de quelqu'institution catholique pour appuyer certaines person­nes ou certaines opinions.26

Surtout, ils s'entendent pour adresser un document collectif à leurs fidèles et ils en confient la rédaction à l'archevêque, après avoir eu soin d'en déterminer en grande partie le contenu27. C'est la célèbre lettre pastorale du 22 septembre 1875, qui établit les principes qui doivent régir les relations entre l'Église et l'État et qui condamne sans nuance le libéralisme catholique:

En présence de cinq brefs apostoliques qui dénoncent le libéra­lisme catholique comme absolument incompatible avec la doctrine de l'Eglise, quoiqu'il ne soit pas encore formellement

22 Edmond Langevin à Joseph-Octave Soucy, 10 août 1875, L'Événement, 18 août 1875, 2. Edmond Langevin est grand vicaire de son frère Jean.

23 Joseph Cauchon et al. à Mgr Taschereau, 31 août 1875, Archives de Propaganda Fide à Rome (APFR), SRC, ASC, 14 (1876), f. 456-461.

24 Robert Perin, Bourget and the Dream of a Free Church in Quebec, 1862-1878, Université d'Ottawa, thèse de doctorat, 333-337.

25 "Les influences indues", Le Journal de Québec, 12 juillet 1875, 2. 26 Mgr Antoine Racine à T.E. Hamel, 1er sept. 1875, cité dans T.-E. Hamel,

Mémoire présenté par le Séminaire de Québec..., janv. 1876, AETR, Fonds Laflèche, A4-01. 27 [Procès-verbal de la réunion du 1er septembre 1875], AAQ, 10CP, Épiscopat du

Québec, I: 49-53; texte reproduit dans Voisine, op. cit., 696-698.

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condamné comme hérétique, il ne peut plus être permis en conscience d'être un libéral catholique.

Défiez-vous surtout de ce libéralisme qui veut se décorer du beau nom de catholique pour accomplir plus sûrement son oeuvre criminelle. Vous le reconnaîtrez facilement à la peinture qu'en a faite souvent le Souverain Pontife: 1° Efforts pour asservir l'Église à l'État; 2° Tentatives incessantes pour briser les liens qui unissent les enfants de l'Église entre eux et avec le clergé; 3° Alliance monstrueuse de la vérité avec l'erreur, sous prétexte de concilier toutes choses et d'éviter des conflits; enfin, illusion et quelquefois hypocrisie qui sous des dehors religieux et de belles protestations de soumission à l'Église, cache un orgueil sans mesure.28

Loin d'apporter le calme dans la province, ce document est employé à temps et à contretemps par les adversaires des libéraux, comme on le voit dans l'élection partielle de Charlevoix de janvier 187629. L'archevêque se rend compte que la lettre pastorale exige des éclaircissements et, malgré l'opposition de tous ses suffragants, il en restreint la portée dans son mandement du 25 mai 187630, tandis que Bourget jette de l'huile sur le feu par une nouvelle dénonciation du libéralisme31. Mandaté par tous les évêques sauf Taschereau, Laflèche se rend à Rome pour défendre le mandement du 22 septembre 1875, dénoncer au passage l'archevêque et tenter d'exo­nérer le clergé des accusations d'ingérence indue. La thèse qu'il défend est la suivante: les évêques et les curés ont eu raison d'intervenir dans les questions politiques, parce que le parti libéral est une menace pour la religion catholique32. La conclusion d'un de ses mémoires est à retenir:

Le soussigné espère néanmoins que ces lignes suffiront pour faire voir 1° que le parti libéral tel qu'il existe en Canada, n'est pas seulement un parti politique, mais qu'il s'immisce dans la religion et combat les intérêts de l'Église; 2° que la petite poignée de ceux qui tout en se disant libéraux, ou plutôt natio-

28 "Lettre pastorale des évêques de la province ecclésiastique de Québec", 22 sept. 1875, MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, I: 323s. et 335.

29 Sur l'élection et la contestation de Charlevoix, voir Noël Bélanger, Une introduction au problème de l'influence indue, illustrée par la contestation de l'élection de 1876 dans le comté de Charlevoix, Université Laval, thèse de licence es lettres (histoire), 1960, 155 p.

30 Mgr Taschereau, "Mandement [...] sur les devoirs des électeurs pendant les élections", 25 mai 1876, MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, I: 403-409.

31 Mgr Bourget, "Lettre pastorale de Mgr Tévêque de Montréal concernant le libéralisme catholique, les journaux, etc.", 1er fév. 1876, MEM, 7: 299-311.

32 N. Voisine, op. cit., 490-511.

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naux, réformistes prétendent cependant professer les principes catholiques, ne sont que des dupes dans le parti, qu'ils ne con­duisent pas, mais qu'ils sont conduits et exploités par les chefs d'un libéralisme avancé; et 3° enfin, qu'un parti que tous les évêques, tous les prêtres à quelques rares exceptions près, et tous les meilleurs catholiques ont toujours repoussé comme dangereux pour l'Église, doit être un mauvais parti et une orga­nisation qu'il est permis de combattre, pourvu toujours qu'on le fasse avec la prudence et le calme que l'Église partout con­seille même contre un mal évident.33

À sa demande expresse, Pie IX lui adresse un bref apostolique, le 18 septembre 1876. Après avoir loué l'épiscopat d'inculquer au peuple la saine doctrine et de le prémunir contre "les astucieuses erreurs du libéralisme dit catholique", le pape insiste cependant sur la nécessité de la concorde, qui prouve que "chacun de vous ne pense, ne dit et n'enseigne qu'une seule et même chose"34. En présentant le texte pontifical à ses fidèles, Laflèche chante victoire:

Vous y verrez, dit-il, que le chef infaillible de l'Église approuve pleinement le zèle de vos Premiers Pasteurs à vous enseigner la saine doctrine, dont l'exposé lui est fait par la citation même textuelle de leur lettre pastorale du 22 septembre 1875, et que Sa Sainteté loue hautement leur zèle à combattre les erreurs libérales et qu'Elle y renouvelle la condamnation formelle du libéralisme catholique, en la désignant par les caractères les plus propres à vous le faire reconnaître ici.35

De tels commentaires, repris par les journaux, ne font guère avancer la cause de la concorde prêchée par Rome.

Le deuxième problème que règle Rome à la demande de l'épiscopat canadien est la question d'une université française catholique à Montréal. À cause de certaines tensions avec l'univer­sité Laval de Québec, Mgr Bourget lance, en 1862, un projet d'université à Montréal et il renouvelle ses tentatives en 1872 et en 1874; chaque fois, à la demande de la majorité de l'épiscopat, la Propagande répond négativement et propose certaines solutions de rechange36. Au début de 1876, Rome rend une décision qu'elle voudrait définitive; elle déclare impossible la création d'une univer-

33 Mgr Laflèche au card. Franchi, 10 sept. 1876, AETR, Registre des lettres, VI: 81. 34 "Bref de Notre Saint Père le Pape à Tévêque des Trois-Rivières", 18 sept. 1876,

MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, I: 459-461. 35 Mgr Laflèche, "Lettre pastorale [...] publiant un bref apostolique à lui adressé",

1er nov. 1876, METR, Mgr Laflèche, II: 69 s. 36 Léon Pouliot, Monseigneur Bourget et son temps, T. V: Les derniers combats

(Montréal, Bellarmin, 1977): 83-264.

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site à Montréal "spécialement pour la raison qu'une telle fondation compromettrait l'existence de l'Université Laval, laquelle à cause des services rendus à l'Église et à la Société et des sacrifices pécuniaires qu'elle a faits, doit être soutenue et conservée"; elle décrète la mise sur pied d'une succursale de l'université Laval à Montréal; elle accorde aux évêques, sous la présidence de l'arche­vêque, "la haute surveillance sur tout ce qui concerne la discipline et la doctrine, soit relativement aux professeurs, soit par rapport aux élèves"37. Fort de cette victoire, Mgr Taschereau, de concert avec les autorités universitaires, demande immédiatement à Rome la pro­mulgation d'une bulle apostolique et l'assignation d'un cardinal protecteur38; ses suppliques reçoivent une réponse favorable et rapide: le 15 mai 1876 paraissent les lettres apostoliques Inter varias sollicitudines qui érigent canoniquement l'université Laval et la placent sous la protection du cardinal Franchi39.

Ces décisions ne laissent guère de chance aux partisans de Montréal, mais elles pourraient donner lieu à de nouveaux tiraillements. Mgr Bourget démissionne40; l'université et les évêques s'engagent dans une véritable course de vitesse pour définir, à leur avantage, les conditions d'exercice de la "haute surveillance"41; surtout, la formation de la succursale montréalaise laisse présager des obstacles nouveaux. Un délégué apostolique ne serait donc pas de trop pour mettre la touche finale aux décisions romaines.

Le représentant du pape aurait également à intervenir à propos de quelques autres questions qui sont pendantes à Rome depuis plus ou moins longtemps. Les procès pour ingérence cléricale dans les élections — spécialement ceux de Charlevoix et de Bonaventure42

— ont posé aux évêques, qui les ont refilés à Rome, le problème des immunités ecclésiastiques et du privilège du for43, celui de la liberté

37 Card. Franchi à Mgr Taschereau, 9 mars 1876, APFR, Lettere, 373 (1876), f. 110. 38 Mgr Taschereau et T.-E. Hamel à Pie IX, 7 avril 1876, AAQ, Registre des lettres,

31,871. 39 "Lettres apostoliques érigeant canoniquement l'Université Laval dans la ville de

Québec", 15 mai 1876, MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, I: 442-447. 40 Mgr Bourget au card. Franchi, 8 avril 1876, cité dans Pouliot, op. cit., V: 273-275. 41 Mgr Laflèche aux évêques suffragants, 13 déc. 1876, AETR, Registre des lettres,

VI: 20. 42 Béatrice Chassé, L'affaire Casault-Langevin, Université Laval, thèse de maîtrise,

1965, 184 p.; N. Voisine, op. cit., 553-568. 43 Au point de vue personnel, les immunités ecclésiastiques sont un droit en vertu

duquel les personnes ecclésiastiques sont protégées contre tout acte en opposition avec leur caractère sacré et le respect qui leur est dû (A. Bride, "Immunités ecclésiastiques", dans E. Jacquemet, Catholicisme, V: col. 1330-1331; le privilège du for est le droit pour les clercs d'être jugés par un tribunal ecclésiastique (F. Claeys-Bonnaert, "Clerc-Privilège du for", dans R. Naz, Dictionnaire de droit canonique, V: col. 865-872).

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d'un juge qui est en même temps professeur dans une université catholique et, enfin, celui d'une tension possible entre l'Église et l'État après la lettre collective des évêques du 26 mars 187744. De plus, la longue querelle entre les sulpiciens et l'évêque de Montréal et la question du démembrement de la paroisse Notre-Dame-de-Montréal en sont à leur phase finale mais explosive, puisqu'on en est rendu à traiter des aspects financiers45. Enfin, depuis 1875, les prêtres du collège de Nicolet et la majorité des curés de la rive sud ont demandé d'être retranchés du diocèse de Trois-Rivières pour constituer un nouveau diocèse avec siège à Nicolet; ils ont reçu l'appui de Mgr Taschereau et de Mgr Antoine Racine, de Sher­brooke, tandis que les autres évêques, Laflèche en tête, s'opposaient fermement au projet ou manifestaient de grandes réserves46.

Toutes ces questions — et plusieurs autres qui venaient des diocèses anglophones du Canada — avaient eu leur écho à Rome et la Propagande avait été submergée de documents contradictoires venant des évêques, du clergé et des fidèles, soit directement, soit par l'intermédiaire d'agents comme les abbés Benjamin Paquet et Joseph Desautels. Si elle avait rendu certains jugements, dans certains cas elle avait besoin de renseignements plus précis pour se prononcer; bien plus, pour prévenir le retour des mêmes problèmes, elle croyait utile d'entourer de solennité la mise en place de certaines décisions. C'est dans ces perspectives qu'est décidé l'envoi d'un délégué apostolique en 1877.

2- Les instructions à Mgr George Conroy

Avant d'étudier les instructions remises au délégué apostoli­que envoyé au Canada en 1877, je crois utile de dire quelques mots sur les pouvoirs généraux des légats du pape et sur le choix fait par la Propagande.

Comme le soulignait déjà Jean XXII au XI Ve siècle, le pape est parfois obligé "d'envoyer dans les différentes parties du monde, selon que les circonstances l'exigent, des légats qui, agissant en son

44 "Déclaration de l'archevêque et des évêques de la province ecclésiastique de Québec, au sujet de la loi électorale", 26 mars 1877, MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, II: 10-13.

45 Rapport des députés nommés en vertu du décret apostolique du 4 juillet de l'année 1874 et chargés de déterminer le montant de la dette dont serait grevée la fabrique de Notre-Dame de Montréal et d'assigner le mode de l'en décharger au plus tôt, APFR, SRC, ASC, 13 (1875), f. 753r-769v; Observation de l'évêque de Montréal sur le Rapport des députés chargés de constater le montant de la dette de la Fabrique de Notre-Dame de Montréal, ibid., f. 733 r-747v.

46 N. Voisine, op. cit., 536-546.

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nom, redressent les erreurs, aplanissent les difficultés et distribuent aux peuples qui leur sont confiés les secours du salut". Depuis le concile de Trente, ces envoyés du pape, permanents ou passagers, ont vu leurs pouvoirs diminuer et ils "ne peuvent non seulement pas empêcher, ni s'attribuer ou troubler la juridiction des évêques [...]; mais ils ne peuvent non plus procéder contre les clercs ou d'autres personnes ecclésiastiques que si l'évêque les en requiert ou néglige de le faire lui-même"; ils doivent surtout s'en tenir à la lettre de leurs instructions qui leur précisent l'étendue et parfois la durée de leur juridiction47.

Le choix de Mgr George Conroy, évêque d'Ardagh en Irlande, surprend peu. Cet évêque est bien connu à Rome où il a fait ses études théologiques et où il a gardé des amis et des liens à la Propagande; le cardinal Franchi l'a probablement rencontré lors d'un voyage en Irlande où se posent, il faut le souligner, quelques-uns des problèmes soulevés au Canada48. D'autre part, le choix d'une personne en dehors du personnel régulier de la Propagande permet d'éviter qu'il soit perçu comme inféodé à l'un ou l'autre groupe canadien49. Faut-il ajouter aussi que Mgr Conroy est un intellectuel qui parle couramment le français et l'italien et qu'il fait montre de beaucoup de patience et d'habileté50?

Pour sa mission au Canada, Mgr Conroy a reçu deux séries d'instructions. Les plus connues, parce qu'elles ont été rendues publiques en 1881 et qu'elles sont les seules à avoir été analysées par les historiens, sont datées du 14 novembre 1877 et elles émanent du Saint-Office, via la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide51. Elles dénoncent la division entre les évêques canadiens et "l'ingé­rence trop grande du clergé dans les affaires politiques, sans se soucier assez de la prudence pastorale"; elles imposent de s'en tenir aux décrets du concile provincial de 1868 et de faire connaître

que l'Église, en condamnant le libéralisme, n'entend pas frap­per tous et chacun des partis politiques, qui par hasard s'appel­lent libéraux, puisque les décisions de l'Eglise se rapportent à certaines erreurs opposées à la doctrine catholique, et non pas à un parti politique quelconque déterminé, et que par consé­quent ceux-là font mal qui, sans autre fondement, déclarent

47 F. Claeys-Bonnaert, "Légat du pape", Naz, op. cit., VI: col. 371-377. 48 Grisé, op. cit., 173. 49 Voisine, op. cit., 576-578. 50 Nive Voisine, "George Conroy", DBC, X: 211 s. 51 Card. Simeoni à Mgr Taschereau, 13 sept. 1881, Mémoire de l'évêque des Trois-

Rivières..., 1882, 63 s.

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être condamné par l'Église un des partis politiques du Canada, à savoir le parti appelé réformiste, parti ci-devant chaudement appuyé par quelques Évêques.

De plus, le Saint-Office ne se prononce pas sur la question des immunités ecclésiastiques — les évêques devant régler eux-mêmes chaque cas — et il leur fait un appel spécial à la prudence dans les affaires publiques, "eu égard particulièrement au danger qu'il y a de provoquer à une guerre violente contre l'Église les protestants déjà inquiets et irrités contre le clergé sous prétexte d'ingérence indue dans les élections politiques".

Si claires soient-elles, ces instructions sont bien tardives, puisqu'elles arrivent au moment où le délégué vient de régler avec les évêques la question de la participation du clergé aux élections. Pour tout dire, elles ne viennent qu'appuyer des instructions plus précises encore données par la Propagande à Mgr Conroy le 6 avril 187752. Ce document, très peu connu, décrit le travail que devra accomplir le délégué et lui indique les solutions, déjà retenues par la Propagande, qu'il devra imposer au nom de Rome.

Après avoir rappelé les pouvoirs et facultés ordinaires et extraordinaires du délégué, le texte porte un jugement global sur la situation au Québec. La question principale, dit-il, qui agite les esprits dans cette province, est l'attitude du clergé dans les élections et son comportement envers les partis conservateur et libéral; trois documents ont particulièrement contribué à augmenter l'efferves­cence: la lettre collective du 22 septembre 1875, la lettre pastorale de Mgr Bourget du 1 er février 1876 et les commentaires de Laflèche sur le bref de Pie IX de septembre 1876. En conséquence, le délégué devra remettre en vigueur le silence déjà imposé par le décret du 4 août 1874, et "en autant qu'il le croit nécessaire", il fera savoir que ce n'était pas l'intention du Saint-Siège de condamner directement le parti politique libéral et que par conséquent les condamnations de Rome se réfèrent uniquement aux catholiques libéraux et à leurs principes; il rappellera donc que c'est dans ce sens qu'on doit interpréter le bref de Pie IX. Quant à la conduite du clergé, il convaincra les évêques de faire observer strictement et sévèrement les dispositions des IVe et Ve conciles de Québec et le décret du 4 août 1874. Il remettra au jugement des Ordinaires le cas des prêtres cités devant les tribunaux pour s'être ingérés indûment dans les

52 "Istruzione per Mgr Conroy Deleg. Ap.°", 6 avril 1877, APFR, Lettere, 373, f. 170-171.

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questions électorales et avoir condamné du haut de la chaire le parti libéral; pour l'avenir, il enjoindra de s'abstenir de telles interven­tions, selon les règles déjà fixées pour le clergé d'Irlande.

La question universitaire étant réglée, le délégué devra essayer d'obtenir un accord sur un projet de normes préparé par l'archevê­que de Québec; au sujet de la participation des évêques à la "haute administration" de l'université, le légat les consultera et tâchera de déterminer avec eux les meilleures mesures pour promouvoir le bien de l'institution. Il obligera aussi ceux qui ne l'ont pas encore fait à promulguer la bulle pontificale.

Le délégué jouera davantage un rôle d'enquêteur pour trois questions spécifiques. Il examinera toutes les circonstances qui ont entouré la condamnation par l'épiscopat des sentences prononcées par des juges catholiques sur des questions d'ingérence politique du clergé et il suggérera les meilleurs moyens à prendre pour arrêter la controverse; il confirmera le juge Casault dans la possession de sa chaire professorale. Il étudiera le problème de la division du diocèse de Trois-Rivières, entendra les deux parties et informera le cardinal préfet de son sentiment. Troisièmement, à propos du conflit entre les sulpiciens et l'évêque de Montréal, il réétudiera tout l'aspect financier et fera connaître les moyens à prendre pour éteindre la dette.

Enfin, le préfet de la Propagande laisse à la prudence du délégué le soin des mesures à prendre pour ramener la concorde entre les évêques, se servant au besoin des pouvoirs extraordinaires dont il est investi contre quiconque ne voudrait pas obéir à ses ordres.

Ce document est à la fois clair et ferme et, tout en laissant une certaine marge de manoeuvre au délégué, il lui précise les points sur lesquels les décisions de la Propagande sont finales et doivent être acceptées et mises en application par les évêques du Québec, et les autres sur lesquels la congrégation demande un supplément d'infor­mation et des suggestions de règlement. La mission du délégué apostolique n'est donc pas comme le pensent la plupart des ultramontains intransigeants, de donner à la Propagande un moyen d'aller "jusqu'au fond des choses et [de] se persuader, par elle-même, qui de l'Archevêque ou de ses Suffragants a raison"53; elle consiste surtout à faire accepter au Québec des solutions décidées à Rome. C'est à cette tâche que se consacre Mgr Conroy dès son arrivée.

G. Lamarche à Mgr Laflèche, lerfév. 1877, AETR, FondsLaflèche, A2L112a-15.

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3- Le travail du délégué

Alors que les intransigeants fourbissent leurs armes pour faire devant lui le procès de l'archevêque et de l'université Laval, le délégué apostolique débarque à Halifax le 17 mai 1877 et affiche immédiatement ses couleurs en déclarant que "les principes pervers qui troublent l'Europe n'ont pas traversé l'Océan"54. Mais ces propos ne lui aliènent pas encore les ultramontains extrémistes qui n'hésitent pas à lui organiser de véritables triomphes partout où il passe.

Aux yeux de la population, Conroy donne l'impression d'être venu pour apprendre ou pour enquêter. Peu pressé, il voyage beaucoup et il visite presque tous les diocèses canadiens. Au Québec, il attache une particulière importance aux centres urbains; en plus de Québec où il a son pied-à-terre — il n'a pas été facile de trouver une résidence en terrain neutre, ni rapprochée des "libé­raux", ni voisine des ultramontains —, il séjourne à Montréal, à Saint-Hyacinthe et, finalement, à Trois-Rivières. À chaque endroit, il rencontre le clergé et des laïques et il discute avec eux des problèmes locaux ou provinciaux. Il écoute avec attention et demande à la plupart de ses interlocuteurs des mémoires ou des documents écrits pour appuyer leurs dires.

Il est cependant beaucoup plus expéditif avec les évêques. Il ne communique ses instructions de la Propagande qu'à Mgr Taschereau et se contente d'en faire connaître les grandes lignes et l'esprit à Mgr Laflèche, porte-parole des suffragants. Les autres évêques ne reçoivent que le texte des instructions du Saint-Office de novembre 1877.

C'est à l'occasion de réunions extraordinaires de l'épiscopat que le délégué fait accepter les décisions romaines. La première a lieu à Saint-Hyacinthe le 17 août 1877; Conroy y liquide le conflit universitaire, car, dit-il, tout y est lié de près ou de loin55. Il y fait approuver les Norma concilii supremae vigilantiae qui décrivent, entre autres choses, les pouvoirs du conseil de surveillance de l'université Laval. Le texte, produit par Québec, subit une vingtaine de corrections mineures; il marque la défaite des suffragants qui abandonnent leur prétention à approuver la nomination des professeurs et acceptent que l'autorité du conseil ne porte que sur la doctrine et la morale56. Fort de ce premier succès, le légat s'emploie

54 Mémoire de l'évêque des 1rois-Rivières..., 1882, 11. 55 Mgr Conroy au card. Franchi, 24 août 1877, APFR, SRC, ASC, 15 (1877), f. 397. 56 Mgr A. Racine, [Procès-verbal de rassemblée des évêques tenue le 17 août 1877 à

Saint-Hyacinthe], AAQ, 10CP, Episcopal du Québec, I: 68-70.

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ensuite à organiser la succursale de l'université Laval à Montréal en collaboration avec Mgr Fabre et les autorités universitaires; le 19 novembre 1877, il annonce triomphalement à Laflèche que "ce jour même la question de la Succursale Montréalaise a été réglée à des conditions satisfaisantes pour Montréal"57. Il invite tous les évêques à l'inauguration officielle des cours le 6 janvier 1878 et il leur suggère de signer "une lettre d'actions de grâces"58. Comme il s'avérera par la suite, le Te Deum était un peu prématuré59.

Entre-temps, Conroy s'intéresse aux questions politico-reli­gieuses et, dès le 8 août 1877, il annonce à la Propagande qu'il sera bientôt en mesure de faire un premier rapport sur le sujet; à son avis, laisse-t-il déjà entendre, la lettre collective du 22 septembre 1875 contenait au moins une ébauche de condamnation du parti libéral, ce qui confirme la justesse des décisions romaines60. La réunion qui aborde le problème se tient à Québec du 9 au 11 octobre. Le délégué la prépare avec minutie, car il veut que les évêques s'occupent eux-mêmes de faire connaître au peuple et au clergé les décisions de Rome à propos de la politique et des élections. Il charge donc les deux chefs de file de l'épiscopat, l'archevêque Taschereau et Mgr Laflèche, de préparer les documents préliminaires en conformité avec les directives de Rome. Taschereau rédige pour sa part une lettre circulaire au clergé; en même temps, l'évêque de Trois-Rivières accepte de préparer un projet de lettre pastorale commune dans l'esprit des "instructions du St-Siège", car, dit-il, "c'est dans ce sens-là que j'ai toujours compris et exposé la doctrine de l'Église à ce sujet"61. Quand il envoie son texte au légat le 5 octobre, il explique cependant dans quel esprit il a travaillé:

J'ai tâché d'y résumer la doctrine et les règles de conduite don­nées dans nos Conciles Provinciaux et d'exposer plus claire­ment les limites tracées au clergé dans les instructions à donner aux fidèles sur leurs devoirs d'électeurs et j'y ai signalé la fausse

57 Mgr Conroy à Mgr Laflèche, 19 nov. 1877, A. Savaète, Voix Canadiennes, Vers l'Abîme, III: 152.

58 [Observations de Mgr Laflèche au card. Simeoni], 1882, ibid., Ill: 156. 59 André Lavallée, Québec contre Montréal, La querelle universitaire, 1876-1891

(Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1974), 19-35. o° Mgr Conroy au card. Franchi, 8 août 1877, APFR, SRC, ASC, 15 (1877), f. 347;

de son côté, Laflèche rapporte des "remarques surprenantes" du délégué: "Le Vénérable et regretté Mgr Conroy m'a fait en certaines circonstances quelques révélations qui m'ont grandement étonné au sujet de la lettre du 22 septembre 1875. Ainsi il m'a dit qu'on lui avait d'abord proposé à Rome de faire rappeler cette Lettre par les Évêques de la Province; mais qu'il avait refusé une mission aussi désagréable que celle-là, et qu'alors on a modifié ses instructions" (Mgr Laflèche au card. Simeoni, 7 oct. 1878, AETR, Registre des lettres, VI b, B6).

61 Mgr Laflèche à Mgr Conroy, 22 sept. 1877, APFR, SRC, ASC, 18(1877c), f. 262.

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interprétation donnée par plusieurs à la Pastorale du 22 sept. 1875, et à ce propos j'ai déclaré ce que le St-Siège exige, à savoir qu'il n'a pas condamné le parti libéral. Mais je l'ai fait de manière à dire exactement la vérité sans cependant compro­mettre le Clergé et les Évêques ni donner aux libéraux l'occa­sion de s'en prévaloir comme d'une approbation de leur parti.62

Mgr Conroy préside lui-même les séances d'octobre 1877. Le procès-verbal de la réunion est très discret sur les discussions et note laconiquement que "Son Excellence, Mgr le Délégué Apostolique, Nos Seigneurs, les évêques des Trois-Rivières et de St-Germain de Rimouski, présentent plusieurs observations"63. La longueur de la rencontre prouve suffisamment, je crois, qu'il y a eu de bons débats, même si les deux textes proposés ont été acceptés unanimement après quelques corrections. La Lettre pastorale des évêques de la province ecclésiastique de Québec et la Circulaire des évêques de la province ecclésiastique de Québec au clergé de ladite province, du 11 octobre 1877, font donc connaître l'interprétation officielle, imposée par Rome, de la lettre collective du 22 septembre 1875 et prescrivent une "sage réserve" et une "grande prudence" au clergé; elles affirment publiquement que le parti libéral n'est pas condamné comme tel et qu'en définitive, il y a beaucoup moins de catholiques libéraux au Québec que ne le laissaient entendre les déclarations des années précédentes64. Le délégué romain met le point final à la question quand, le 1er novembre 1877, à Montréal, forteresse ultramontaine, il invite les catholiques à obéir à l'épiscopat "quel que soit le parti politique qu'ils croient pouvoir suivre"65. Comme il fallait s'y attendre, ces déclarations scandalisent les intransigeants qui organisent, à Montréal et à Rimouski particulièrement, des mouvements d'opposition. Les Langevin de Rimouski — l'évêque Jean, le grand vicaire Edmond — traduisent bien les sentiments de ces gens; le premier écrit à son collègue d'Ottawa:

Le Délégué {entre nous) me paraît être venu avec des idées préconçues, très favorables à nos libéraux et opposés aux Con-

62 Le même au même, 5 oct. 1877, ibid., 18 (1877c), f. 358. 63 Mgr A. Racine, [Procès-verbal de l'assemblée des évêques tenue du 9 au 11

octobre 1877 à Québec], AAQ, 10CP, Episcopal du Québec, I: 74. 64 Textes dans MEQ, Son eminence le cardinal Taschereau, II: 44-53; analyse dans

Voisine, Louis-François Laflèche..., 592-594. 65 "Réponse de Son Excellence Mgr Conroy délégué apostolique à M. le curé de

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servateurs. Il est encore à dire un seul mot pour encourager ou approuver ceux qui ont soutenu les droits de l'Église et du Clergé. Nous devrions lui parler franchement et ouvertement', autrement sa mission va avoir fait un tort irrémédiable à la cause des bons principes. Ne sommes-nous pas tous solidaires après notre déclaration commune contre la décision de la Cour Suprême. Nous ne sommes pas des enfants à être menés par le bout du nez; je crois qu'il est temps pour nous de mettre la pusillanimité de côté.66

Le curé Tassé, de Sainte-Scholastique, est encore plus incisif: "Mgr Conroy est devenu impossible. Qu'il s'en aille!"67

Les autres décisions du délégué font également sursauter les intransigeants. Dans le conflit entre Mgr J. Langevin et le juge Casault à propos de la contestation de Bonaventure, il repousse les allégations de l'évêque et confirme la décision romaine de laisser au juge sa chaire à l'université; l'annonce publique de cette sentence, faite par les Québécois à l'insu, semble-t-il, du délégué, humilie grandement les Langevin et leurs amis. En revanche, Conroy refuse de rendre publique une lettre explicative de François Langelier, l'instigateur des procès pour "influence indue" cléricale. Ces actions font oublier aux intransigeants des décisions qui leur sont plus favorables: par exemple, le refus d'accorder une certaine compen­sation demandée par Pierre-Alexis Tremblay; la façon discrète de régler le différend entre le juge Maguire, de Rimouski, et son évêque; la décision de laisser intact le diocèse de Trois-Rivières et même les conseils de prudence donnés pour la solution du problème financier de Notre-Dame de Montréal68. Aussi, quand le délégué part pour les États-Unis au début de 1878 et même quand il passe quelques jours à Québec en mai, divers documents circulent dans les cercles intransigeants pour le dénoncer et demander de faire connaître à Rome la "vraie" situation au Québec. 11 est donc déjà à prévoir que Mgr Conroy aura fort à faire à Rome pour empêcher la reprise des débats et un nouveau défilé des antagonistes.

Bien plus, une série d'événements, où les intransigeants voient une intervention directe de Dieu69, les incitent à attaquer plus tôt

Notre-Dame le jour de la Toussaint à Notre-Dame", Revue de Montréal, I (1877): 599. 66 Mgr J. Langevin à Mgr Duhamel, lerjanv. 1878, AAR, Correspondance spéciale,

II: 100p. 67 S. Tassé à Mgr Laflèche, 20 fév. 1878, AETR, Fonds Laflèche, B2T146. 68 Voisine, op. cit., 595-622. 69 Luc Desilets à Mgr Laflèche, 23 sept. 1878, AETR, Fonds Laflèche, B3D47-8.

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que prévu. Après le décès de Pie IX en février 1878, le cardinal Franchi, préfet de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide, meurt lui aussi et il est remplacé par le cardinal Simeoni qui paraît aux ultramontains plus ouvert à la "vraie" réalité canadienne; l'abbé Benjamin Paquet, la bête noire des adversaires de Tasche-reau, est, dit-on, à l'article de la mort; enfin, Mgr Conroy succombe à une crise cardiaque le 4 août 1878 à Terre-Neuve en retournant en Europe et avant d'avoir mis au point son rapport final. De ces "signes providentiels", Luc Désilets tire la leçon au nom des intransigeants:

De là, écrit-il à Laflèche, on doit conclure que si Dieu fait tant pour nous sauver il faut nous aider nous-mêmes, et compléter son oeuvre. La Providence nous convie par là, ou je me trompe fort, à la confiance et à l'action.70

Voilà donc lancé le mot d'ordre des années 1880.

Conclusion

En envoyant un délégué apostolique muni de pouvoirs spéciaux et d'instructions très précises, la Sacrée Congrégation de Propa­ganda Fide se sert d'un moyen extraordinaire qui indique bien qu'elle veut en finir avec la kyrielle des problèmes canadiens qui défilent devant elle et qui menacent d'assombrir l'avenir de l'Église du Québec, surtout dans ses relations avec l'État. Elle mandate un légat papal, moins pour faire enquête et rassembler de nouveaux renseignements que pour faire accepter et au besoin imposer les décisions des autorités romaines, particulièrement dans la question politico-religieuse.

Mgr George Conroy remplit sa mission d'une manière très conforme aux directives qu'il reçoit et, avec diplomatie et habileté, il fait entériner par tous les évêques sans exception les solutions de Rome; il obtient aussi que ces mesures soient expliquées et défendues par ceux-là mêmes qu'elles visaient. Il réussit donc à clarifier plusieurs situations, à pacifier les esprits et à obtenir l'appui de la majorité du clergé.

Sa mission demeure, cependant, un demi-échec, car il aura manqué au délégué le temps de rédiger un rapport complet et final qui aurait pu analyser la cause profonde des malaises de l'Église canadienne et proposer des remèdes à long terme; on a retrouvé,

70 Loc. cit.

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ROME ET LE CANADA: LA MISSION DE MGR CONROY 5 JÇ

dans ses papiers, une espèce d'esquisse de ce qu'aurait été ce verdict final: à ses yeux, le plus grand mal qui afflige l'Église canadienne est le manque de connaissance théologique du clergé, qui n'a pas fréquenté suffisamment de vrais grands séminaires et qui n'est frotté que d'un vernis de théologie morale; il faudrait donc une réforme en profondeur des études ecclésiastiques, qui formeraient des prêtres plus instruits en théologie dogmatique, en histoire ecclésiastique et en Écriture Sainte71. De là pourraient sortir un renouveau de l'Église canadienne et, en particulier, la solution de ses difficultés.

La disparition subite de Conroy l'empêche de faire valoir personnellement à Rome ses idées. Les bouleversements causés par la mort de Pie IX et de Franchi, le changement de personnel à la Propagande, une nouvelle offensive des intransigeants auprès des instances romaines permettent de remettre en question quelques-uns des acquis de la mission du légat. Mais, désormais, la Propagande n'attendra plus aussi longtemps avant de se servir d'un moyen aussi extraordinaire et, dans la foulée de Mgr Conroy, nous aurons la mission de dom Henri Smeulders en 1883 et, en 1897, celle de Mgr Merry del Val, avant qu'une délégation apostolique permanente ne soit installée en 1899.

7' Mgr Conroy, sans date, APFR, SRC, ASC, 15(1877), f. 463^68.