72
REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 455 Cour de cassation, 3 6 chambre, 7 mai 1984. Président : M. DELVA, président de section. Rapporteur : M. MAHILLON. Conclusions conformes : M. DucHATELET, premier avocat général. Plaidants : MM. SIMONT et DE BRUYN. CONTRAT DE TRAVAIL.- LooK-OUT.- NE coNSTITUE PAS NÉCESSAIREMENT UN FAIT ILLICITE.- DROIT DE L'EMPLOYEUR DE NE PAS F.A,IRE EXÉCUTER LE CONTRAT. - CONDITIONS. I. La loi du 19 août 1948 implique la reconnaissance du .droit de l'employeur de ne pas, en raison du lock-out, jaire exécuter le travail convenu et dès lors, par dérogation à l'article 1134 du Code civil, de ne pas exécuter l'obligation découlant du contrat de travail. II. Partant, le fait de décréter le lock-out ne constitue pas néces- sairement un acte illicite. III. Pour décider que le travailleur ne peut prétendre à des dom- mages-intérêts pour suspension unilatérale et fautive de son contrat, le juge du fond doit rechercher si le lock-out décrété par l'employeur ne constituait pas une suspension du contrat qui n'était justifiée ni par la force majeure ni par l'impossibilité d'inexécution. (GOFFAUX C. SOCIÉTÉ ANONYME <<ATELIERS DE CONSTRUCTIONS ÉLECTRIQUES DE CHARLEROI.) ARRÊT. Vu l'arrêt attaqué, rendu le 29 juin 1981 par la cour du travail de Mons ; Sur le moyen pris de la violation des articles 97 de la Consti- tution, 1101, 1108, 1135, 1142, 1145, 1146, 1147, 1148, 1149, Revue Critique, 1986, 3 - 29

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGEl'employeur de ne pas, en raison du lock-out, jaire exécuter le travail convenu et dès lors, par dérogation à l'article 1134 du Code civil,

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 455

Cour de cassation, 36 chambre, 7 mai 1984.

Président : M. DELVA, président de section.

Rapporteur : M. MAHILLON. Conclusions conformes : M. DucHATELET,

premier avocat général.

Plaidants : MM. SIMONT et DE BRUYN.

CONTRAT DE TRAVAIL.- LooK-OUT.- NE coNSTITUE PAS NÉCESSAIREMENT UN FAIT ILLICITE.- DROIT DE L'EMPLOYEUR DE NE PAS F.A,IRE EXÉCUTER LE CONTRAT. - CONDITIONS.

I. La loi du 19 août 1948 implique la reconnaissance du .droit de l'employeur de ne pas, en raison du lock-out, jaire exécuter le travail convenu et dès lors, par dérogation à l'article 1134 du Code civil, de ne pas exécuter l'obligation découlant du contrat de travail.

II. Partant, le fait de décréter le lock-out ne constitue pas néces­sairement un acte illicite.

III. Pour décider que le travailleur ne peut prétendre à des dom­mages-intérêts pour suspension unilatérale et fautive de son contrat, le juge du fond doit rechercher si le lock-out décrété par l'employeur ne constituait pas une suspension du contrat qui n'était justifiée ni par la force majeure ni par l'impossibilité d'inexécution.

(GOFFAUX C. SOCIÉTÉ ANONYME <<ATELIERS DE CONSTRUCTIONS ÉLECTRIQUES DE CHARLEROI.)

ARRÊT.

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 29 juin 1981 par la cour du travail de Mons ;

Sur le moyen pris de la violation des articles 97 de la Consti­tution, 1101, 1108, 1135, 1142, 1145, 1146, 1147, 1148, 1149,

Revue Critique, 1986, 3 - 29

456 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

1150, 1151, 1184, 1302, 1315, 1779, 1°, du Code civil, 870 du Code judiciaire et 5bis, 2°, des lois relatives au contrat d'emploi, coordonnées par l'arrêté royal du 20 juillet 1955, modifié par la loi du 10 décembre 1962, article 20, et, pour autant que de besoin, violation dudit article 20 de la loi du 10 décembre 1962 et de l'article 20, 1°, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail,

en ce que la cour du travail de Mons, ayant constaté que la volonté de la défenderesse n'était pas de rompre le contrat de travail en procédant au lock-out mais simplement d'en suspendre les effets jusqu'au rétablissement de la paix sociale, et ayant relevé que la circonstance qu'un conflit est collectif n'interdit nullement d'examiner les comportements de ceux qui le déclen­chent ou qui y participent au regard des règles de droit commun, dès lors qu'une faute leur est reprochée, mais empêche de leur imposer d'avoir à justifier de leur décision par le secours d'un moyen de droit commun, l'arrêt en déduit que la défenderesse n'avait pas commis de faute contractuelle aux motifs : <<que la licéité du lock-out ne saurait être compromise par le constat de non-justification, dans le chef de l'intimée de ce que l'appelant (ici demandeur) qualifie de <<techniques de droit commun>>, telles les exceptions d'inexécution et de force majeure; que cette référence implique l'idée que le lock-out doit nécessaire­ment sé justifier comme mouvement de rétorsion, de riposte ou de contre-grève à un mouvement collectif mené par les travail­leurs, ce qui est inconcevable dans la mesure où pareille décision manquerait nécessairement de la base juridique propre à vérifier ces techniques : d'une part, ce lock-out, purement défensif, ne pouvant se comprendre par le souci de l'employeur d'échapper à tout service rémunérateur, puisque cet employeur en est déjà légalement dispensé par l'effet de la grève (art. 5bis des lois coordonnées du 20 juillet 1955 sur le contrat d'emploi, applicable à l'époque des faits) et, d'autre part, un conflit collectif ne présente, en soi, aucun ca~actère d'imprévu constitutif de force majeure, la relation de travail subordonné celant, par nature, ce type de manifestation toujours latent; que l'on comprendrait en outre mal pareille volonté de l'employeur qui viserait de la sorte à pénaliser les travailleurs non concernés par la grève, en les empêchant, lui-même, de travailler >>,

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE :BELGE 457

alors que, première branche, le demandeur faisait valoir dans ses conclusions d'appel que le lock-out, décidé par la défende­resse, constituait une suspension fautive du contrat de travail, qui n'était justifiée ni par une force majeure, ni par l'exception d'inexécution et qu'il invoquait de façon circonstanciée que l'obligation de faire travailler le salarié constituait une obligation de résultat et une obligation essentielle de l'employeur, dont la méconnaissance en l'absence de force majeure ou des condi- . tions d'application de l'exception d'inexécution devait donner lieu à l'octroi de dommages et intérêts; d'où il suit que, n'ayant pas examiné si le lock-out, impliquant la suspension de travail, ne constituait pas la méconnaissance d'une obligation de résultat ou d'une obligation essentielle du contrat de travail, mécon­naissance engageant la responsabilité contractuelle de son auteur, l'arrêt ne répond pas à ce moyen et, dès lors, ne motive pas régulièrement sa décision (violation de l'art. 97 de la Constitut.) ni ne justifie légalement celle-ci (violation de toutes les dispo­sitions visées au moyen et spécialement des art. 1134, 1135; 1142, 1145, 1146, 1147, 1148, 1149, 1150, 1151 du C. civ. et 5bis des lois relatives au contrat d'emploi et, pour autant que de besoin, de l'art. 20 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail);

deuxième branche, il résulte de la nature même du contrat d'emploi que l'employeur s'engage par un tel contrat à procurer du travail à son employé, que cette obligation est de résultat et que la simple inexécution de celle-ci engage la responsabilité contractuelle de l'employeur sans que l'employé ait à fournir une preuve plus complète d'où il suit que, ayant relevé que la défenderesse avait suspendu les effets du contrat d'emploi et avait donc manqué à son obligation de résultat de procurer du travail au demandeur, l'arrêt n'a pu légalement rejeter l'action du demandeur au seul motif que la défenderesse avait respecté la procédure de conciliation applicable (violation de toutes les dispositions visées au moyen et spécialement des art. 1134, 1135, 1142, 1145, 1146, 1147, 1148, 1149, 1150, 1151 et 1779, 1o, du-C. civ. et, pour autant que de besoin, de l'art. 20 de la loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail) ;

troisième branche, le demandeur invoquant la violation par la défenderesse de son obligation de résultat de procurer du

458 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

travail à son employé ne devait, pour établir la responsabilité de la défenderesse, rapporter d'autre preuve que celle du fait, constaté par l'arrêt, que le travail promis ne lui avait pas été procuré; d'où il suit qu'en décidant qu'exiger de la défenderesse qu'elle donne de la mesure prise par elle une justification autre que le respect de la procédure de conciliation, .<<renverserait sans raison la charge de la preuve, qui dans la rigueur des principes est à administrer par l'appelant>> (ici demandeur), l'arrêt 1) méconnaît la nature légale d'obligation de résultat de l'obligation de l'employeur de procurer du travail à son employé (violation des dispositions visées au moyen et spécialement des art. 1134, 1135, 1142, 1146, 1147, 1148, 1149, 1150, 1151, 1179, 1°, du C. civ. et 5bis, 2°, des lois relatives au contrat d'emploi, coordonnées par l'arr. roy. du 20 juillet 1955, modifié par la loi du 20 décembre 1962, art. 20 et, pour autant que de besoin, de l'art. 20 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail); 2) méconnaît à tout le moins la notion légale d'obli­gation de résultat en refusant de reconnaître à une obligation de ce type les conséquences qui s'y attachent en matière de charge de la preuve (violation des dispositions visées au moyen et spécialement des art. 1147 et 1148 duC. civ.); 3) méconnaît les règles relatives à la charge de la preuve (violation des dispo­sitions visées au moyen et spécialement des articles 1315 du C. civ. et 870 du C. judie.) ;

quatrième branche, dût-on même admettre - quod non - que l'obligation de procurer du travail à son employé ne constituerait qu'une obligation de moyen, encore la méconnaissance de cette obligation et, dès lors, l'existence ou non de la faute contractuelle devrait-elle nécessairement s'apprécier en tenant compte de tous les éléments de fait, sans que l'absence d'une telle faute puisse être légalement déduite de la seule circonstance que la procédure de conciliation applicable a été respectée; d'où il suit que l'arrêt n'a pu légalement déduire l'absence d'une faute contractuelle dans le chef de la défenderesse de la seule circonstance que le lock-out, que cette dernière avait décidé, était conforme à la procédure de conciliation applicable (violation des dispositions visées au moyen et plus spécialement des art. 1142, 1145, 1146, 1147, 1148, 1149, 1150 et 1151 du C. civ., et 5bis, 2°, des lois relatives au contrat d'emploi, coord. par l'arr. roy. du 20 juillet

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 459

1955, modifié par la loi du 10 décembre 1962, art. 20, et, pour autant que de besoin, de l'art. 20, Jo, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail) :

Attendu que l'arrêt constate que le demandeur, employé de la défenderesse, a été empêché de travailler dans l'entreprise de celle-ci à l'expiration d'un préavis de lock-out, et que le deman­deur a cité son employeur en paiement de dommages-intérêts représentant la rémunération dont il a été privé par la suspen­sion unilatérale et fautive du contrat d'emploi par l'employeur;

Attendu que le moyen ne critique pas l'arrêt en ce que celui-ci décide que le lock-out suspend l'exécution du contrat, mais soutient que le lock-out constitue une suspension fautive du contrat engageant la responsabilité contractuelle de l'employeur;

Attendu que la loi du 19 août 1948, relative aux prestations d'intérêt public en temps de paix, prévoit comment sont déter­minés <<les mesures, prestations ou services à assurer en cas de cessation collective et volontaire du travail, ou en cas de licen­ciement collectif du personnel, en vue de faire face à certains besoins vitaux, d'effectuer certains travaux urgents aux machines ou aux matériel, d'exécuter certaines tâches commandées par une force majeure ou une nécessité imprévue >> ; qu'il résulte des travaux préparatoires de ladite loi que par les expressions <<cessation collective et volontaire du travail>>, d'une part, et << licenciement collectif du personnel >>, d'autre part, le législateur a entendu désigner la grève et le lock-out, sans prétendre définir ces notions ;·

Attendu que l'article 3 de la même loi règle les modes de désignation des travailleurs qui doivent effectuer les prestations visées à l'article 1er ;

Attendu qu'il ressort de cette réglementation légale que l'em­ployeur qui a décrété le lock-out est uniquement tenu de faire travailler les personnes chargées d'effectuer le travail imposé en vertu de la loi ;

Que la loi du 19 août 1948 implique ainsi la reconnaissance du droit de l'employeur de ne pas, en raison du lock-out, faire exécuter le travail convenu, et, dès lors, par dérogation à l'ar­ticle 1134 du Code civil, de ne pas exécuter l'obligation découlant du contrat de travail; que, partant, le fait de décréter le lock-out ne constitue pas nécessairement un acte· illicite;

460 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Mais attendu que pour décider que le demandeur ne pouvait prétendre à des dommages-intérêts pour suspension unilatérale et fautive de son contrat, l'arrêt se fonde sur des considérations générales relatives aux conflits collectifs du travail et à leurs effets, sans rechercher si, en l'espèce, le lock-out décrété par la défenderesse ne constituait pas une suspension du contrat qui n'était justifiée ni par la force majeure ni par l'exception d'inexécution;

Qu'ainsi l'arrêt ne justifie pas légalement sa décision;

Que dans cette mesure le moyen est fondé ;

Par ces motifs, la Cour casse l'arrêt attaqué.

NOTE.

Le lock-out : Une cause de suspension légale ou une interruption fautive de l'exécution

du contrat de travail?

Au PRÉALABLE.

Dans son arrêt du 7 mai 1984, la Cour suprême s'est prononcée pour la première fois sur la nature juridique et sur la licéité du lock-out (1). Qu'il ait fallu attendre si longtemps avant de voir la Cour examiner ce problème, tient surtout au fait que le patronat belge, dans sa grande majorité, s'est refusé jusqu'ici à recourir au lock-out comme moyen de pression, sauf dans quelques cas. Si les cours et tribunaux n'ont guère été appelés à s'exprimer sur le phénomène du lock-out comme tel, ils ont en revanche dû trancher plus souvent des litiges concernant des situations appar.entées, par exemple: l'employeur invoque la force majeure pour se libérér de son obligation de faire travailler les non-grévistes en cas de grève partielle, il fait appel au chômage technique ou partiel en cas de grève d'une partie du personnel ; il se prévaut de l'exception d'inexécution contre des travailleurs en grève (2).

Le mutisme presque complet du législateur en matière de conflits col­lectifs du travail, n'a certainement pas facilité la tâche de la Cour de Cassa-

(1) Voy. cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 292; Ohron. dr. soc., 1984, p. 271 avec note de p. p ALSTERMAN et J. V AN DROOGHENBROECK, (1 Le lock-out et la grève à travers le miroir de la Cour de cassation)), p. 276 et suiv.

(2) A propos des situations apparentées au lock-out, voy. FRANÇOIS, L., Théorie des relations collectives du travail en droit belge, Bruxelles, 1980, p. 136 et 137; TAQUET, M., et W ANTIEz, C., <1 Le lock-out, notion- conditions- effets)), J.T.T., 1975, p. 1 et 2; HoRION, P., Staking en uitsluiting in Belgisch recht, Staking en uitsluiting, EGKS, Luxembourg, 1961, p. 71 et suiv.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE '461

tion. Exception faite de la loi du 19 août 1984 et des lois en matière·de sécurité sociale, le législateur national s'est abstenu d'intervenir directe­ment en matière de grève ou de lock-out. Il s'est borné à créer et à mettre à. la disposition des partenaires sociaux l'infrastructure nécessaire poilr résoudre leurs conflits. Ainsi le législateur s'est conformé au désir des· inter­locuteurs sociaux, qui se sont toujours prononcés en faveur d'un règle­ment volontariste et conventionel de la matière, par le biais des conven­tions collectives de travail (3).

Faute de textes légaux spécifiques et appropriés, la Cour de cassàtion s'est vu obligée de trancher à l'aide de concepts juridiques généraux.

J. - L'ARRÊT DE LA CoUR DE CASSATION DU 7 MAI 1984 : HISTORIQUE ET THÈSES ADOPTÉES.

1. Les faits.

Dès juin 1973 les organisations syndicales, représentant le personnel ouvrier et employé de la défenderesse, réclamaient la révision d'un accord de programme. Cet accord, qui contenait une promesse de maintenir la paix sociale de la part de ces organisations pendant la durée entière de la convention, ne venait à expiration que le 30 avril1974. Après· avoir tenté en vain d'associer le ministre des Affaires économiques à leurs nouvelles ·exigences, les organisations deposèrent le 4 octobre 1973, auprès de la partie défenderesse, un cahier de revendications. La défenderesse, jugeant excessives les nouvelles revendications syndicales, ne se déclara prête à concéder une nouvelle formule d'indexation des salaires qu'en échange d'une garantie de paix sociale. En décembre de la même année, la défen­deresse annonça par la voix de sa direction, deux mesures de<< rationali­sation>> de ses activités: le licenciement de quatre-vingts employés, dont l'activité était estimée n'être plus adaptée au mode de travail en vigueur et la fermeture de la fonderie de Gand. La réaction du personnel et des organisations syndicales ne se fit pas attendre ; les délégués des employés déposèrent, dès le 18 décembre, un préavis de grève expirant le 3 janvier 1974 (4). Les travailleurs gantois, quant à eux, entamèrent l'occupation de leur usine. Employés et ouvriers délibérèrent ensemble d'une stratégie à adopter. Ensuite intervint une période d'attente et de pourparlers. Afin de ne pas rendre plus difficiles encore les travaux de la

( 3) Voy. PIRON, J., et DENIS, P., Le droit des relations collectives du travail en Belgique, Bruxelles, 1980, p. lOI et suiv.; LENAERTS, H., Sociaal Procesrecht, Gand, 1968, n° 27, p. 43 et 44; VoGEL-PoLSKY, E., La conciliation des conflits collectifs du travail en Belgique, Droit et pratique, Gembloux, 1966, p. 13 et suiv.; RIGAUX, M., <<Ret Belgisch stelsel van collectieve arbeidsverhoudingen, een beknopte juridische schets >>, J.T.T., 1983, p'. 289.

( 4) Selon Palsterman et Van Drooghenbroeck, le silence du législateur en matière de réglementation de conflits collectifs du travail ne constitue pas un hasard, mais correspondrait à une politique consciemment voulue. << ... Il (le législateur) a au contraire invité le juge à apprécier les conflits collectifs de travail à l'aide de concepts juridiques •ouverte' comme la faute contractuelle ou quasi délictuelle ... >>,voy. PALSTERMAN, P., et V AN DROOGHENBROECK, J., op. cit., p. 278.

462 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

commission paritaire, les syndioats·employés décidèrent de suspendre leur préavis de grève. Ce même préavis fut renouvelé dès qu'il apparut que le~ négociations au sein de la commission paritaire risquaient d'échouer faute d'un accord concernant le sort de dix-neuf des quatre-vingts employés. Le 26 mars 1974 les employés appartenant à deux sièges d'entreprise (dont le siège central) partirent en grève. Le 29 mars, la direction de la défenderesse, désapprouvant le comportement des employés et déplorant leur attitude purement négative, déposa un préavis de look-out. Le préavis concernait tous les sièges où la paix sociale n'était pas respectée· et il expirait le 15 avril. Les ouvriers de brayèrent le ter avril.· Les employés terminèrent leur action au début d'avril. Après avoir consenti une sus­pension afin de faciliter les négociations concernant le problème des ouvriers, la direction organisa Un look-out du 22 au 29 avrll 1974. Une fois la mesure de look-out levée, les employés repartirent en grève. La situation ne se normalisera que vers la mi-mai 1974. Par exploit d'huis­sier, notifié le 18 octobre 1974, G., délégué syndical des ·employés, partie demanderesse, cita là défenderesse devant le tribunal du travail de Char­leroi, afin d'entendre condamner cette dernière au payement de domma­ges-intérêts pour la période durant laquelle il lui avait été impossible d'exécuter le travail à cause de look-out, organisé par la défenderesse. La demande, qui avait trait au payement d'une indemnité pour les jours de· look-out, reposait essentiellement sur la thèse que le .look-out constitue une suspension unilatérale et fautive du contrat de travail par l'employeur.

Le tribunal du travail de Charleroi a reçu l'action de la demanderesse, mais l'a jugée non fondée (5).

2. L'arrêt de la cour du travail de Mons du 29 juin 1981.

Comme nous l'avons déjà précisé ci-dessus, l'objet de la demande était d'obtenir la condamnation de la défenderesse au payement de dommages­intérêts pour la perte de salaire et d'autres avantages à caractère rému­nérateur, durant la période de look-out. Tant en première instance qu'en appel la thèse de la demanderesse demeura la même, à savoir : le caractère unilateral et fautif de la suspension consécutive au look-out. Sa critique était fondée sur deux moyens : l'illicéité du look-out et son illégitimité (6).

·De l'avis de la demanderesse (appelante devant la cour du travail) l'ilUcéité du lock-out s'impose, puisque la pratique est contraire à la loi et qu'elle ne trouve pas de justification juridique en droit positif belge. La cour du travail de Mons ne suivit pas la demanderesse et opta au con­traire pour le licéité de principe du look-out. L'argumentation de la cour peut essentiellement être résumée comme suit: la cour constate tout d'abord que le caractère et l'effet suspensif du look-out ne sont pas mis

(5) Voy. trib. trav. Charleroi, 18 juin 1979, R.D.S., 1979, p. 279 et suiv,, avec avis du ministère publio, p. 289 et suiv.

(6)" Voy. cour trav. Mons; 29 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 431 et suiv., avec avis du ministère publio, p. 438 et suiv.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 463

en cause ; exception faite pour la législation de sécurité sociale, une réglementation légale du lock-out fait défaut, il en est de même d'ailleurs pour la grève. Les interlocuteurs sociaux, tout en se reconnaissant mutuel­lement le droit d'avoir recours aux moyens d'action collectifs, rejettent ridée d'une intervention directe du législateur dans ce domaine. La Charte sociale européenne reconnaît implicitement le droit de lock-out dans son article 6; les travaux préparatoires de la loi du 19 août 1948 font référence à rexistence d'un droit de lock-out en droit positif belge; comme les travailleurs puisent le droit de grève. dans la liberté syndicale et la liberté du travail, les employeurs, eux, puisent le droit de lock-out dans la liberté d'entreprise; d'où aussi leur pouvoir de décider souve" rainement de la fermeture partielle ou totale de l'entreprise. Il est inad­missible d'exiger une justification en droit commun pour le lock-out, alors qu'on ne l'exige pas pour la grève; l'argument tiré du caractère protecteur du droit du travail en général ne saurait être retenu. En somme rargumentation de la cour est dominée par deux idées majeures : l'équi­valence juridique de la grève et du lock-out, d'où la nécessité de les traiter sur un pied d'égalité et la considération que le<< droit de lock-out )) trouve son origine dans la liberté d'entreprise, d'où le pouvoir patronal de décider souverainement de la fermeture partielle ou totale de rentre­prise. Ces deux thèses, à elles seules, peuvent justifier la licéité du lock-out et l'inopportunité de justification au regard des <<techniques de droit commun ,> (7).

('7) L'idée de l'équivalence juridique du look-out et de la grève ressort des passages suivants de l'arrêt :

«Qu'elle leur confère àinsi valeur assimilatrice au travail effectivement presté, la relation de travail étant suspendue pendant le conflit collectif;

~Attendu que, de même, les interlocuteurs sociaux n'ont pas estimé devoir contin­genter ces types de relations conflictuelles dans un moule nécessairement rigide, pré­férant - et c'est leur volonté persistante - institutionnaliser certains organes de concert ou consacrer certaines procédures, les uns et les autres à vocation préventive (cfr article 26 convention collective de travail n° 5 du 24 mai 1971, adoptée en Conseil national du travail; article 46 convention collective de travail du 9 novembre 1972 de la Commission paritaire nationale auxiliaire pour employés) ; '

» Que cette volonté bien arrêtée se retrouve dans l'attitude qu'ils ont unanimement adoptée en Conseil national du travail, le 24 octobre 1974, à la suite de l'interrogation du ministre de l'Emploi soucieux de recueillir leur avis sur une proposition de loi du député E. Glinne, Doc. parlem., Chambre, session_ extr., 1974, 27/1 - et oh ils ont clairement précisé qu'il n'était pas opportun d'introduire, dans notre législation, une réglementation concernant les conséquences du look-out sur l'exécution de la relation individuelle de travail et que le problème de la licéité ou de l'illicéité de la décision d'un employeur de pratiquer un look-out, relevait du pouvoir judiciaire (cfr Avis 461 du Conseil national du travail);

,, Que déjà, lors des travaux préparatoires de la loi du 19 août 1948 relative aux prestations d'intérêt public en temps de paix, le ministre du Travail de l'époque a. estimé utile d'affirmer le caractère incontestable et incontesté du •droit de grève et de look-out' de même que •l'exercice' de ces droits;

,, Qu'enfin, à se référer aux enseignements de l'article 6 de la Charte sociale euro­péenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, entrée en vigueur le 26 février 1965 mais non encore ratifiée par la Belgique pour des motifs absolument étrangers à l'espèce, il est expressément reconnu aux parties à la relation de travaille droit à des actions collectives telles la grève et le look-out ;

464 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE ,BELGE

En ·ordre subsidiaire, la demanderesse avait invoqué l'illégitimité du lock-out. L'idée de l'illégitimité part de la licéité du principe du lock-out et reproche au titulaire du droit de lock-out de ne pas s'être conformé à une règle de conduite ayant trait à l'exercice du droit. La cour du travail estime que l'unique règle de conduite que devait respecter la défenderesse {l'intimé devant la cour du travail) est celle concernant la procédure à suivre en cas de conflit collectif du travail; règle prescrite par la convention collective de travail concernant le statut de la délé­gation syndicale du secteur auquel appartient l'entreprise de la défen­deresse. En l'espèce, la cour du travail est d'avis que la défenderesse s'est entièrement conformée à la stipulation conventionnelle en ques­tion et que par conséquent le lock-out déclenché par elle ne saurait être illégitime {8).

La Cour du travail décida donc que l'appel n'était pas fondé.

)) Attendu qu'il en résulte que tant au plan interne qu'au plan international, le look-out constitue un fait acquis de l'arsenal des formes •sophistiquées' de la lutte sociale (sur cette expression, cfr .N. CATALA, <<L'entreprise l>, in Droit du travail, publié sous la direction de G. H. Camerlynck, édit. Dalloz,.t. 4, 1980, p. 283);

~ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. )) Attendu, par conséquent, qu'il n'est pas actuellement de raison juridique d'exa­

miner d'une façon le look-out et d'envisager autrement la grève;» Voy. cour trav. Mons, 29 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 434 à 436. (8) Voy. cour trav. Mons, 29 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 437 et 438. La cour du

travail examine si l'employeur s'est conformé aux clauses conventionnelles concernant la conciliation, voy. les passages suivants de l'arrêt :

<<Attendu qu'ainsi, plutôt que de verser, à l'instar du premier juge, dans une impro­visation législative aussi hardie qu'interdite au pouvoir judiciaire et visant à trouver certaines conditions au look-out en invoquant notamment la théorie dite •des conjonc­tures contraignantes''à la suite du professeur Latournerie, c'est, de l'accord des parties, à l'article 19 ancien de la convention collective de travail du 22 juillet 1952 réglant le statut des délégations syndicales du personnel •Employés', pour les entreprises dépen­dant de la Section nationale paritaire de la métallurgie, aménagée depuis, qu'il convient de se référer parce qu'applicable en l'espèce;

)) Que cet article est ainsi libellé : << - Pendant la durée du présent accord, inclus la durée du préavis de dénoncia­

tion, les parties s'engagent à ne pas recourir à la grève ou au look-out, sans qu'il y ait eu une conciliation préalable par intervention des organisations représentatives des employeurs et des employés et, en cas de besoin, par un recours d'urgence à la section paritaire ou à son bureau permanent.

)) Les parties recommanderont instamment à leurs membres d'agir de même. )) Les grèves ou look-out déclarés sans que soient respectées ces recommandations,

ou en dépit d'un accord quelconque intervenu, ne seront pas soutenus l),

)) Attendu que selon l'appelant, l'intimée n'aurait pas respecté ce prescrit parce que le look-out n'aurait pas été notifié conformément aux procédures de conciliation et de préavis;

» Attendu que cet argument manque en droit ; )) Qu'en effet, le préavis dont il est question à l'article 19 susdit est celui qui concerne

la dénonciation de la convention collective elle-même - la lecture de l'article 18 de la même convention est, à cet égard, édifiante - et non le préavis de look-out tel que notifié en l'espèce, prolongé dans l'espoir illusoire d'un règlement pacifique du conflit et dont on sait qu'il fut précédé de nombreuses réunions conciliatrices au sein de la Commission paritaire nationale des fabrications métalliques ;

)) Que, pour le surplus, il sied de relever que l'engagement constaté à l'article 19 n'est que de recommandation de recourir au préalable de la conciliation et de ne pas soutenir un conflit qui y eût manqué; »

REVUE . CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 465

3.1. Le pourvoi en cassation.

Le pourvoi en cassation ne comprend qu'tm moyen, subdivisé en quatre branches. La demanderesse ne conteste pas le caractère suspensif du lock-out, mais elle reproche à la cour du travail de Mons de ne pas avoir dûment examiné si le lock-out ne constituait pas une suspension fautive de l'exécution du contrat de travail, entraînant la responsabilité contractuelle de celui qui l'a déclenché (9).

3.2. La thèse adoptée par la cour.

La loi du 19 août 1948 concernant les prestations d'intérêt public en temps de paix sert de base au raisonnement de la cour. Cette loi régle­mente la façon dont sont déterminés et exécutés, en cas de grève ou de lock-out, certains services et certaines prestations nécessaires aux besoins vitaux de la société et de l'économie pour l'entretien des machines et du matériel et pour faire face à certains travaux rendus nécessaires par la force majeure. L'article 3 de la loi indique comment sont désignés les travailleurs qui auront à exécuter les prestations et les services, qualifiés d'intérêt public. La Cour suprême déduit de cet article le droit de l'em­ployeur,. en cas de lock-out, de ne pas faire exécuter le travail convenu et ce en dérogation de l'article 1134 du Code civil. Le fait de décider et de déclencher un lock-out ne constitue pas nécessairement un acte illicite. Néanmoins, la Cour de cassation estime qu'en l'espèce, pour décider que le demandeur ne pouvait prétendre à des dommages-intérêts, le juge du fond ne pouvait se contenter d'invoquer des considérations d'ordre général concernant les conflits collectifs du travail, mais qu'il aurait dû examiner si le Jock-out décidé par la défenderesse réunissait les conditions de l'exception d'inexécution ou constituait dans le chef de cette partie un cas de force majeure (10). La Cour casse l'arrêt attaqué.

II. - ExAMEN CRITIQUE DE L'ARRÊT.

1. Questions soulevées par l'arrêt.

L'arrêt de la Cour suprême soulève plusieurs problèmes majeurs, que nous nous proposons de traiter ci-dessous. En premier lieu, nous étu­dierons la question de la délimitation et de la définition du lock-out en tant que phénomène juridique. La Cour de cassation n'a pas cru néces­saire (elle n'y était d'ailleurs pas obligée) de le définir. Néanmoins, nous estimons utile d'examiner si la Cour n'a pas implicitement opté pour

(9) Cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 292; Chron. dr. soc., 1984, p. 272 à 274. (10} Voy. Je passage suivant de l'arrêt : << Mais attendu que pour décider que le demandeur ne pouvait prétendre à des dom­

mages-intérêts pour suspension unilatérale et fautive de son contrat, l'arrêt se fonde sur des considérations générales relatives aux conflits collectifs du travail et à leurs effets, sans rechercher si, en l'espèce, le look-out décrété par la défenderesse ne consti­tuait pas une suspension du contrat qui n'était justifiée ni par la force majeure ni par l'exception d'inexécution •>. Voy. cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 293.

466 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

une définition. Ensuite nous aborderons la· question de la licéité èt du fondement juridique de la possibilité pour l'employeur d'avoir recours au look-out. La Cour invoque l'article 3 de la loi du 19 août 1948 comme cause de dérogation à l'article 1134 du Code civil et comme fondement légal du droit de l'employeur de ne pas faire travailler son personnel en cas de look-out. Ce choix nous paraît critiquable. Il est vraisemblable que sa prise de position a été inspirée par son arrêt du 21 décembre 1981, concernant la grève. Ceci nous amène à nous demander dans quelle mesure la critique que nous avions formulée à propre de l'arrêt de 1981 demeure valable pour l'arrêt de 1984. Le parallélisme possible entre les deux arrêts précités sera aussi évoqué, lorsque nous tenterons de fournir une explication plausible à l'expression utilisée par le Cour selon laquelle l'organisation du look-out <<ne constitue pas nécessairement mi. acte illi­cite.)) Le passage de l'arrêt qui, selon nous, pose le plus de problèmes d'interprétation est certainement celui où la Cour semble exiger, comme condition de licéité du look-out, que l'action de l'employeur puisse se justifier par l'exception d'inexécution ou la force majeure. Il :hous semble extrêmement difficile d'intégrer ce passage dans l'ensemble de l'arrêt en respectant la logique juridique. A travers des réponses plausibles aux questions formulées ci-dessus, nous essayerons enfin de préciser le sens et la portée de l'arrêt.

2. La délimitation et la définition du lock-out en tant que phénomène juridique.

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la Cour suprême n'a pas cru nécessaire de définir le phénomène du look-out. Du point de vue de la technique juridique, la Cour n'y était pas tenue,. puisqu'aucune des par­ties ne mettait en cause le caractère de look-out de l'action entreprise par la défenderesse (11). Du point de vue de la logique juridique, il aurait peut-être mieux valu que la Cour se fût exprimée explicitement à ce sujet. Il ne nous semble pas exclu que la Cour se soit prononcée implicitement. En tout cas, nous nous proposons d'examiner la question. S'il s'avère que la Cour s'est prononcée implicitement, nous vérifierons si la définition, pour laquelle la Cour a opté est conforme aux opinions de la doctrine en cette matière (12).

(11) Aucune des branches du moyen unique ne ~et en cause le caractère de look-out de l'action décidée par l'employeur; voy. cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 292.

(12) Noùs nous voyons obligé de nous limiter à un examen de la doctrine, puisqu'une jurisprudence en matière de look-out est pratiquement inexistante. En effet, en dehors des trois décisions (déjà citées) auxquelles a donné lieu l'affaire à l'origine de l'arrêt commenté, il n'est question de look-out que dans les sentences suivantes : trib. trav. Charleroi (réf.), 7 mai 1979, R.D.S., 1979, p. 395 avec note de J. PIRoN; cons. prud'h. app., Bruxelles (E), 5 novembre 1968, R.D.S., 1969, p. 19. La décision du président du tribunal de Charleroi du 7 mai 1979 concerne la compétence du tribunal de travail en matière de conflits collectifs du travail. La décision du conseil de prud'hommes d'appel de Bruxelles du 5 novembre 1968 a trait à une situation apparentée au look-out: celle de l'employeur invoquant la force majeure pour se libérer de ses obligations envers les travailleurs non grévistes.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 467

2.1. La Cour s'est exprimée implicitement et indirectement sur la notion du lock-out.

Le pourvoi en cassation ne mettait pas en cause le caractère de lock-out de la mesure prise par la partie défenderesse et n'obligeait donc pas la Cour à se prononcer explicitement; nous l'avons vu (13). Néanmoins, en s'exprimant sur la nature et le fondement juridique du phénomène, la plus haute instance judiciaire était pratiquement obligée à fournir des précisions concernant la notion. Ces précisions, la Cour les a données en choisissant la loi du 19 août 1948 comme base de sa thèse selon laquelle le lock-out ne constitue pas nécessairement un acte illicite, et en spéci­fiant quelles . pouvaient être les conséquences du lock-out sur les obli­gations patronales résultant du contrat de travail (14).

a) Précisions apportées par la loi concernant les prestations d'intérêt public en temps de. paix.

La Cour de cassation a estimé opportun, à raison d'ailleurs, de fonder sa thèse prindipale sur la loi du 19 août 1948. Or, cette loi, qui instaure en outre un système de sauvegarde des besoins vitaux de la société et de l'économie, traite bien des phénomènes de grève et de lock-out, mais n'en utilise pas les termes dans son dispositif. Le législateur de 1948 a préféré décrire la grève comme la <<cessation collective et volontaire du travail par les travailleurs)); il désigne le lock-out par les mots <<licenciement collectif)) par l'employeur (15). La Cour, se prévalant des travaux prépa­ratoires de la loi, précise que le législateur a utilisé le terme<< licenciement collectif)) comme synonyme de lock-out. Il nous semble qu'il existe plu­sieurs explications possibles de la terminologie choisie par le législateur. Il est clair que celui-ci a tenu à paraphraser la grève et le lock-out, en faisant usage de termes propres au droit du contrat de louage du travail. Le choix du mot << licenciement )) à propos du lock-out peut, selon nous, s'expliquer facilement par la conception, qu'avaient encore, à cette époque, la jurisprudence et la doctrine à propos du problème des répercussions de la participation à un conflit collectif du travail sur le contrat indivi­duel de travail. En 1948, la jurisprudence appliquait encore couramment

(13) Voy. note II. (14) Ainsi il nous sera possible de découvrir quelques-unes des caractéristiques de

la notion de look-out que la Cour a eue en vue, sans pour autant pouvoir en déduire une définition complète.

(15) L'utilisation par le législateur de 1948 des mots <'licenciement collectif,, ressort notamment de l'article 1er, alinéa }er, de la loi:

<'ART. }er. - [Les commissions paritaires prévues par la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires] sont tenues de déterminer et de délimiter, pour les entreprises de leur ressort respectif, les mesures, prestations ou services à assurer, en cas de cessation collective et volontaire du travail ou en cas de licenciement collectif du personnel, en vue de faire face à certains besoins vitaux, d'effectuer certains travaux urgents aux machines ou au matériel, d'exécuter certaines .tâches commandées par une force majeure ou une nécessité imprévue. [Les commissions paritaires sont tenues également de déterminer ces besoins vitaux.] l) Voy. loi du 19 août 1948 relative aux prestations d'intérêt public en temps de paix, Mon., 21 août 1948.

468 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

les théories de la rupture en ce qui concerne les conséquences de la grève sur le contrat de travail du travailleur gréviste. Ces théories impliquaient l'idée que la participation à une grève entraînait avec elle la rupture, par le travailleur, du contrat de travail. Une fois le conflit terminé, l'em­ployeur décidait quels travailleurs il allait reprendre à son service et donc avec quels travailleurs il allait conclure un nouveau contrat de travail (16). A l'époque où se préparait la loi concernant les prestations d'intérêt public, l'idée était encore fort répandue que, de toute façon, un conflit collectif mettait fin aux obligations contractuelles des parties concernées. Dans le cas de la grève, c'étaient les travailleurs qui prenaient l'initiative, dans le cas du lock-out, c'était l'employeur. Dans les deux cas, la rup­ture était généralement suivie d'une réintégration dans l'entreprise (17).

Mais quelles précisions peut-on déduire de la loi de 1948, au sujet de la notion de lock-out? En premier lieu il est possible d'en déduire que le législateur conçoit le lock-out comme un acte volontaire et unilatéral de l'employeur. Le choix du mot<< licenciement>> l'implique. Le licenciement est par excellence un acte volontaire et unilatéral, puisqu'il s'agit de l'acte par lequel l'employeur exprime sa volonté de mettre unilatéralement fin au contrat de travail (de durée indéterminée), éventuellement moyenant préavis. Le caractère volontaire et unilatéral du phénomène constitue, selon nous, une première indication que le législateur considère le lock-out comme un acte juridique, qui se distingue en principe des exceptions d'inexécution et de force majeure. Nous y reviendrons tantôt {18).

Il s'agit donc également d'un acte de l'employeur. Le fait que la loi ne mentionne pas les autres possibilités : le lock-out déclenché par plusieurs employeurs ou par une ou plusieurs organisations d'employeurs ne signi­fie pas pour autant que la loi ait exclu ces hypothèses. Compte tenu de l'économie de la loi, il n'était pas du tout nécessaire de spécifier ces diffé­rentes possibilités. D'ailleurs, l'organisation de l'exécution des presta­tions se fait au niveau de l'entreprise; qu'un employeur ait décidé de déclencher à lui seul un lock-out ou qu'il ait pris sa décision de concert avec d'autres employeurs ne changera donc rien aux obligations que la loi lui impose- obligations qui sont de toute façon d'ordre individuel (19).

(16) Voy. au sujet de la théorie de rupture du contrat en cas de grève: VINCENT, L., <<La grève et les contrats de travail et d'emploi ll, J.T., 1961, p. 417 et 418; HoRION, P., Suspension du travail et salaire garanti, Liège, 1963, p. 113; SuETENs, P., «Ret recht, de rechtèr en de werkstaking ll, T.P.R., 1968, p. 13 ; RmAux, M., Staking en bezetting naar Belgisch recht, Anvers, 1979, p. 207 et suiv.

(17) Dans les deux cas, le sort des travailleurs était entre les mains de l'employeur. Une des critiques fondamentales exprimée à propos de la thèse de la grève comme cause de rupture et du look-out comme licenciement, concernait le fait qu'elle (la thèse) ne tenait pas compte de la réalité sociale et qu'elle laissait jouer à l'employeur un rôle dominant dans le déroulement juridique des conflits collectifs du travail, voy. RIGAUX, M., op. cit., p. 213 à 215.

(18) Le caractère volontaire et unilatéral du licenciement résulte de la définition. Dans un arrêt du 14 mai 1975, la Cour a défini le licenciement comme<< l'acte par lequel une partie notifie à l'autre, qu'elle veut mettre fin au contrat de travail à durée indéter­minée l), Voy. le commentaire de TAQUET, M., et W ANTIEZ, C., Congé, préavis, indemnité, t. rer, Bruxelles, 1975, p. 23 et suiv., <<la rupture par volonté unilatérale&.

(19) Voy. not. l'article 3 de la loi du 19 août 1948.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 469

La loi du 19 août 1948 conçoit le lock-out comme un phénomène collectif. L'élément collectif de la grève réside dans le fait qu'elle est nécessairement l'œuvre d'une collectivité de travailleurs; dans le cas du lock-out, l'élément collectif réside aussi bien dans le fait que l'employeur représente à lui seul la collectivité que forme son entreprise, que dans le fait que le lock-out engendre des conséquences pour une collectivité de personnes. Ce dernier élément découle directement de la description par le législateur de 1948 du lock-out comme<< licenciement collectif>> {20).

La distinction doctrinale entre le lock-out défensif et offensif ne trouve pas d'appui dans la loi concernant les prestations d'intérêt public. Vu l'économie de la loi, le législateur n'éprouvait pas le besoin de créer une pareille distinction { 21).

b) Précisions concernant la position adoptée pm· la Gour àans le àomaine àe la licéité àu lock-out.

Sans pour autant vouloir anticiper sur nos considérations et nos con­clusions en ce qui concerne le problème de la licéité et de la légitimité, nous estimons néanmoins pouvoir affirmer, dès à présent, le caractère provisoire et temporaire que la Cour reconnaît au lock-out. En effet, la Cour considère le lock-out comme une cause de suspension de l'exécution du contrat de travail (22). Or, reconnaître au lock-out son effet suspen­sif signifie en même temps qu'on reconnaît son caractère temporaire et provisoire.

2.2. Le phénomène du lock-out vu par la doctrine.

Comme nous l'avons déjà précisé ci-dessus. dans le cadre des relations collectives du travail belges, l'employeur n'a recouru qu'exceptionnelle­ment au lock-out. Dans le domaine du droit, cet état de choses explique l'absence d'une importante jurisprudence, et sans doute aussi que la doctrine n'est pas, non plus, très étoffée {23). Les éléments que l'on rencontre dans pratiquement chaque description doctrinale sont les sui-

(20) Voy. à propos du caractère collectif du look-out : PrnoN, J., et DENIS, P., Le droit des relations collectives du travail en Belgique, Bruxelles, 1970, p. 149.

(21) En effet, le but essentiel poursuivi par le législateur de 1948 est de sauvegarder l'intérêt de la société, en cas de conflit collectif du travail et ce indépendamment du caractère licite ou illicite du conflit, voy. MAGREZ, M., <<Le régime des prestations d'intérêt public en temps de paix>>, J.T., 1963, p. 685.

(22) Le caractère temporaire et provisoire du look-out peut être déduit du fait que la Cour de cassation reconnaît à l'employeur le droit de ne pas exécuter son obligation de faire travailler, et non le droit de rompre le contrat pour cause ou en raison du look-out. Le paragraphe suivant de l'arrêt en témoigne :

<<Que la loi du 19 août 1948 implique ainsi la reconnaissance du droit de l'employeur de ne pas, en raison du look-out, faire exécuter le travail convenu, et, dès lors, par dérogation à l'article 1134 du Code civil, de ne pas exécuter l'obligation découlant du contrat de travail ; que, partant, le fait de décréter le look-out ne constitue pas néces­sairement un acte illicite. >>

Voy. cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 293. (23) G. DESOLRE fait la même remarque voy. << Werkstaking en uitsluiting »,

Arbeidsrecht, C.A.D., III - 15 - 63.

470 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

vants : un acte unilatéral et volontaire de l'employeur; le caractère provisoire et temporaire du phénomène; le but poursuivi; la technique utilisée; l'usage de la pratique du lock-out.

a) Un acte unilatéml et volontaire de l'employeur.

La plupart des définitions doctrinales ne laissent subsister aucun doute: le lock-out est un acte unilatéral, impliquant une volonté consciente de la part de l'employeur (24). Ainsi, pour bon nombre d'auteurs, la notion de lock-out est distincte de celle de la force majeure ou de celle de l'exception d'inexécution ; certains d'entre eux vont même plus loin encore en jugeant qu'il y aurait incompatibilité entre ces notions (25). Dès que l'attitude de l'employeur est susceptible d'être justifiée par le force majeure, il ne saurait plus être question de lock-out. En effet, la force majeure enlève au lock-out son élément substantiel d'acte unilaté:ral et volontairè. Nous y reviendrons.

Le lock-out est un acte de l'employeur. Les auteurs s'accordent pour préciser que, tout comme la grève, le lock-out peut aussi être déclenché par un ensemble d'employeurs, ou même par une ou plusieurs organisa­tions patronales. Mais ne nous trompons pas, même si le lock-out n'est le fait que d'un seul employeur, il conserve son caractère de conflit collectif du travail; l'élément collectif résidant en effet dans la conception de l'entreprise comme une collectivité de personnes et de biens (26).

b) La caractère tempomire et provisoire du lock-out.

Prétendre que le lock-out a un caractère provisoire et temporaire tend à en souligner l'effet suspensif sur l'exécution du contrat de travail. Le lock-out est conçu comme une cause de suspension du contrat et non comme une cause de rupture (27). Telle n'est pas l'opinion du législateur du 19 août 1948 qui, comme nous l'avons vu, désigne le lock-out en termes de licenciement collectif (28). Le caractère temporaire et provisoire du

(24) Le caractère <<volontaire et unilatéral du look-out>> est mis en relief par les auteurs, afin de mieux pouvoir distinguer le look-out des situations telles que la force· majeure. Voy. FRANÇOIS, L., Théorie des relations collectives du travail en droit belge, Bruxelles, 1980, p. 136; 'rAQUET, M., et W ANTIEz, C., <<Le look-out, notion, conditions, effets>>, J.T.T., 1975, p. 1; PIRON, J., et DENIS, P., Le droit des relations collectives du travail en Belgique, Bruxelles, 1970, p. 149; HoRION, P., Staking en uitsluiting, Staking en uitsluiting, EGKS, Luxembourg, 1961, p. 71 et suiv.

(25) Tel est notamment l'avis de P. HoRION, op. cit., p. 71; PIRoN, J., et DENIS, P., op. cit., p. 149.

(26) Le look-out est le fait d'une ou plusieurs organisations patronales ou d'un ou plusieurs employeurs, voy. PIRON, J., et DENIS, P., op. cit., ibid. En ce qui concerne le caractère collectif du loek-out voy. note 20.

(27) En ce qui concerne le caractère temporaire et suspensif du lock-out: MERGITS, B., «Individuels arbeidsovereenkomst en sociale aktie >>, Bull. Oentr. Arb., V.U.B., nr. 2, p. 71; RIGAUX, M., << Kollektieve arbeidskonflikten >>,Bull. Oentr. Arb., V.U.B., nr. 1, p. 98; GENNEN, J., <<De uitsluiting >>, Arbeidsblad, 1975, p. 64; PIRoN, J., «De la légitimité de certains moyens de pression dans les conflits sociaux>>, J.T.T., 1975, p. 194; PIRoN, J., et DENis, P., Le droit des relations collectives du travail en Belgique, Bruxelles, 1970, p. 149.

(28) Voy. sous II. 2.1.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 471

lock~out est tantôt exprimé de façon nette et claire, tantôt indirectement et sous-entendu. Ainsi, la définition élaborée par M. Taquet et O. Wantiez ne laisse subsister aucun doute quant au caractère temporaire et provi­soire du phénomène. En effet, selon ces auteurs<< le lock-out est la décision patronale de ne plus permettre temporairement l'exécution du contrat de louage du travail ; décision justifiée par le désir d'impressionner les travailleurs ou des tiers 1> (29). La proposition de loi du députéE. Glinne, laisse sous-entendre le caractère temporaire et provisoire. L'élément provisoire et temporaire y est en effet incorporé dans le terme << inter­ruption 1>. Glinne, s'inspirant du Dictionnaire de droit social du Benelux, définit le lock-out comme <<l'interruption imposée par l'employeur, à l'occasion d'un conflit collectif, des activités 1> (30).

c) Le but poursuivi par l'employeur.

Le plus souvent la doctrine a opté pour une description large et vague du but poursuivi par le lock-out, en précisant que l'employeur a recours au lock-out afin de<< faire pression sur 1> (31). A l'étranger certains auteurs ont parfois décrit le but du lock-out de manière plus précise. Ceci est notamment le cas avec les définitions du Français Rivero et de l'Alle­mand Hofkamp. Le premier s'exprime dans les termes suivants: <<On entend par là la fermeture par un ou plusieurs patrons de leurs entreprises, jusqu'à ce que les travailleurs aient adopté l'attitude, qu'ils entendaient leur imposer. 1> (32). La définition donnée par le second est encore un peu plus expliCite à ce sujet: <<Le lock-out peut être défini comme l'interdiction faite à un groupe de salariés, d'accéder aux lieux de travail et de toucher un salaire, à l'initiative d'un ou de plusieurs employeurs en vue d'atteindre un but précis. Elle est accompagnée d'une intention de réintégration ou reprise du travail à la fin du conflit. 1> (33).

d) La technique utilisée.

Le lock-out a pour but de faire pression sur les travailleurs par la technique de la perte de salaire et donc de revenus. Cette perte résulte de l'interdiction d'exécuter le travail convenu (34). Le lock-out peut attein­dre tout ou partie du personnel de l'entreprise ou peut même en l'occur­rence être dirigé contre un tiers, par exemple l'Etat. Ainsi, on peut établir une distinction entre le lock-out partiel et le lock-out général, le lock-out

(29) Voy. TAQUET, M., et WANTIEz, C., op. cit., p. 2. (30) Voy. Proposition de loi de E. GLINNE, du 6 mai 1974, fixant les effets du lock-out

sur l'exécution du contrat de louage de travail, Doc. pari., Chambre, session extr. 1974, n° 27/1, p. l.

(31) <<Dans le but de faire pression>>, voy. FRANÇOIS, L., op. cit., p. 43; GENNEN, J., op. cit., p. 64; MERGITS, B., op. cit., p. 7l ; PIRoN, J., et DENis, P., op. cit., p. 149; PIRON, J., op. cit., p. 194; RIGAUX, M., op. cit., p. 99; TAQUET, M., et W ANTIEZ, C., op. cit., p. 2.

(32) Voy. RIVERO, J., Droit du travail, Paris, 1978, p. 305. (33) Voy. HOFKAMP, H. C., <<Le lock-out en droit allemand>>, Cahiers de droit de

l'entreprise, 1979, n° l, p. 11. (34) Voy. HoFKAMP, H. C., op. cit., p. 42.

Revue Critique, 1986, 3 - 30

472 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

professionnel et le lock~out politique, sans que pour autant cette distinc­tion ait nécessairement des conséquences juridiques.

e) L'utilisation du lock-out comme moyen de pression.

Selon que le look-out est ou non utilisé en réponse à une grève, certains auteurs, dont notamment J. Piron et P. Denis, distinguent le lock-out défensif et le lock-out offensif (35). Dans le premier cas, le lock-out peut être considéré comme une sorte de<< contre-grève)); c'est par exemple un moyen de recours pour l'employeur qui constate que la grève a été déclen­chée nonobstant une promesse de paix sociale faite par les syndicats des travailleurs ou pour l'employeur qui se croit<< victime)) d'une grève dite << politique )) ou encore pour un employeur qui juge les revendications de ses travailleurs démesurées et irraisonnables. Le look-out offensif, quant à lui, se déroule en dehors du contexte de. la grève; L'employeur utilise un moyen de pression pour arriver à ses fins. Bien que les conditions précises dans lesquelles le lock-out se présente puissent avoir des répercus7 sions sur le terrain juridique, notamment en ce qui concerne la condition d'assiduité dans leeadre de la sécurité sociale, il nous semble indiscutable qu'aussi bien le lock-out offensif que le lock-out défensif doivent être incor­porés dans une définition du.lock-out comme phénomène juridique (36).

En nous appuyant sur ce qui précède, nous croyons pouvoir affirme:J; que la doctrine dans sa majorité considère le lock-out. comme l'acte uni­latéral et volontaire d'un ou de plusieurs employeurs ou d'une ou de plusieurs organisations d'employeurs, de ne pas jaire exécuter ou de ne pas laisser jaire exécuter le travail convenu, afin de faire pression sur le personnel ou sur un tiers. La question de savoir s'il s'avère nécessaire d'un point de vue juridique de créer une typologie du lock-out, ne se pose pas selon nous au niveau de la délimitation de la notion de look-out, mais plutôt à celui de la légitimité du look-out (37). La légitimité dont il est question désigne l'usage fautif de la possibilité de recourir au look-out.

2.3. La définition adoptée implicitement par la Cour corres­pond dans ses grandes lignes avec celle de la doctrine.

Cette constatation s'avérera importante pour la suite de cet exposée~ notamment pour l'e~amen des différentes hypothèses concernant la portée de la décision de la Cour en matière de la licéité du lock-out (38).

3. L'article 3 de la loi du 19 août 1948 déroge-t-il aux princi­pes énoncés par les articles 1134 et suivants du Code civil?

La question fondamentale devant laquelle se trouvait placée la Cour de cassation était celle de savoir si en droit positif belge, il existait une

(35) Voy. PmoN, J., et DENIS, P., op. cit., p. 149 et 150. (36) Voy. PmoN, J., et DENIS, P., op. cit., p. 153; DESOLRE, G., op. cit., II- 15-

66, 67. (37) En effet, en l'absence d'une définition légale et explicite du phénomène, il

convient de définir le lock-out de manière que la définition se rapproche le plus possible de la réalité sociale.

(38) Voy. sous II.4.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE llELGE 473

règle ou une loi, exprimant avec suffisamment de clarté la volonté du législateur de dispenser l'employeur, en cas de lock-out, de son obligation contractuelle de faire travailler son personnel. En d'autres termes, la Cour devait examiner si le lock-out en tant que tel, est considéré par le légis­lateur comme une dérogation à l'article 1134 du Code civil. Ce problème ressemble de façon frappante à celui qu'elle a dû examiner en 1981, en matière de grève. La ressemblance des moyens invoqués dans les pourvois amènera la Cour à raisonner presque de la même façon dans les deux cas (39).

Ainsi, comme c'était le cas d'ailleurs pour la grève en 1981, la Cour se réfère à la loi du 19 août 1948 concernant les prestations d'intérêt public en temps de paix pour en conclure que le législateur a, à travers cette loi et plus exactement à travers l'article 3 de cette loi, exprimé sa volonté de libérer l'employeur de son obligation de faire exécuter le travail convenu. L'article en question règle la désignation des travailleurs qui sont appelés à effectuer les prestations.

Selon la Cour, il ressort de cette réglementation que l'employeur qui a décidé le lock-out n'est tenu qu'à faire travailler le personnel désigné pour effectuer les prestations. Il s'agit là de l'exécution d'une obligation légale et non d'une obligation conventionnelle (40). En ce qui concerne la grève, la Cour avait développé un raisonnement sinii~aire. En effet, dans ~on arrêt du 21 décembre 1981, elle croyait pouvoir déduire du même article de loi qu'en cas de grève les travailleurs possédaient le droit de ne pas exécuter le travail convenu, par dérogation à l'article 1134 du Code civil (41). A cette époque, le raisonnement de la Cour ne nous

(39) Voy. casa., 21 décembre 1981, Ohron. dr. soc., 1982, p. 157 et 158 avec note M. RIGAUX, « Kanttekeningen bij het cassatiearrest van 21 december 1981 », p. 162 et suiv.

(40) L'article 3 de la loi du 19 août 1948 stipule : <1 ART. 3. - Dans le cadre de la mission qui leur est impartie par la présente loi, les

commissions paritaires[ ... ] [peuvent déléguer certains de leurs membres en commission restreinte], en vue d'assurer l'application à une branche d'industrie, à un groùpe d'en­treprises ou éventuellement à une entreprise des mesures rendues obligatoires.

1) (L. 10.Vl.l963, art. 6). 1) (AR. l.IV.1971, art. 5). 1> [Ces commissions restreintes seront composées d'un nombre égal d'employeurs et

de travailleurs et assistées par un délégué du Ministre de l'Emploi et du Travail. 1) A défaut d'accord entre employeurs et travaillell.rs, la commission restreinte est

autorisée à désigner les personnes, occupées dans l'entreprise, et indispensables pour y effectuer les prestations déterminées en vertu des articles 1 et 2bis.

»Si la commission restreinte n'est pas constituée ou si elle n'a pas désigné ces per­sonnes, celles-ci sont désignées et convoquées dans les conditions déterminées à l'alinéa 3 par le Ministre de l'Emploi et du Travail ou le Ministre des Affaires économiques et de l'Energie ou par leurs délégués.

1) Toutefois, lorsque des travailleurs sont au travail dans l'entreprise ou la section d'entreprise intéressée, il appartient à l'employeur d'assurer avec ceux-ci les prestations déterminées en vertu des articles 1 et 2bis.]

» (L. 10.VI.1963, art. 7) 1>.

(41) Le passage des considérations qui suit témoigne de ce point de vue de la Cour: (1 Overwegende dat de wet van 19 augustus 1948 betreffende de prestaties van alge-

meen belang in vredestijd regelt hoe de maatregelen, prestaties en diensten worden bepaald •rue moeten verzekerd worden in geval van collectieve en vrijwillige stopzetting

474 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

avait pas entièrement convaincu. En effet, nous étions d'avis (et nous le sommes toujours) que la déduction que faisait la Cour de l'article 3 était un peu hardie. Il nous semblait (et il nous semble encore) qu'il était difficile de déduire de l'obligation légale, incombant aux travailleurs désignés, d'exécuter les prestations, que le législateur les dispensait d'effec­tuer le travail convenu. Selon nous, l'article 3 devait (et doit encore) être lu en relation avec l'article 7bis de la même loi, article qui prévoit des sanctions pénales pour tous ceux qui se refuseraient à effectuer ou faire effectuer les prestations (42). Que l'article 7bis se réfère aux sanc­tions pénales prévues par l'arrêté-loi du 9 juin 1945 concernant les com­missions paritaires et les conventions collectives de travail, arrêté-loi qui a été abrogé entre-temps et qui a été remplacé par la loi du 5 décembre 1968, n'affecte en rien la validité de la remarque (43). L'unique déduction valable qui puisse être faite de l'article 3 est que le non-respect de l'obli­gation légale d'effectuer les prestations sera sanctionné pénalement.

La critique que nous avions formulée concernant l'arrêt du 21 décembre 1981, reste valable pour l'arrêt du 7 mai 1984. En effet, tout comme pour la grève, il nous semble difficile de déduire de l'article 3 que, en cas de

van de arbeid, tan einde hat hoofd te bieden aan zekere vitale behoeften, sommige dringende werken uit te voeren aan de machines of aan hat materiaal, sommige taken te volbrengen die geboden zijn door een gavai van overmacht of een onvoorziene nood­zakelijkheid' ; dat artikel 3 van dezelfde wet bepaalt wie de werknemers aanwijst die deze werkzaamheden moeten verrichten ; dat uit deze wettelijke regeling volgt dat stakende werknemers aileen ertoe gehouden zijn de krachtens de wet opgelegde arbeid te verrichten ;

)) Dat de wet van 19 augustus 1948 aldus de erkenning inhoudt van het recht van de werknemer om de contractueel bedongen arbeid wegens staking niet te verrichten en om derhalve, met afwijking van artikel ll34 van het Burgerlijk Wetboek, de door de arbeidsovereenkomst opgenomen verplichting niet ten uitvoer te brengen l),

Voy. casa., 21 décembre 1981, Ohron. dr. soc., 1982, p. 161; R. W., 1981-1982, col. 2532. (42) L'article 7bis de la loi du 19 août 1948 stipule que : <<[ART. 7bis. - Les dispositions des articles 16 à 22 de l'arrêté-loi du 9 juin 1945

fixant le statut des commissions paritaires (2), sont applicables selon le cas : )) 1° aux personnes qui auront refusé d'exécuter ou de faire exécuter les mesures,

prestations ou services à mettre en œuvre en vertu des articles 1, 2, 2bis et 3; )) 2° aux personnes tenues de fournir les renseignements prescrits par l'article 4 et

qui auront soit refusé de les fournir, soit fourni des renseignements ou fait des déclara­tions volontairement inexactes ;

)) 3° aux personnes qui auront mis obstacle à la surveillance organisée en vertu de l'article 7 de la présente loi.]

)) (L. 10.VI.l963, art. Il))), (43) L'arrêté-loi du 9 juin 1945 prévoyait des sanctions pénales aussi bien pour

l'employeur que pour les travailleurs qui ne respectaient pas les conventions collectives de travail, qui faisaient l'objet d'une extension de la force obligatoire par arrêté royal. Or, l'arrêté-loi a été abrogé par la loi du 5 décembre 1948. La nouvelle loi ne prévoyait des sanctions pénales que dans le chef de l'employeur qui ne respecterait point une convention collective, qui a fait l'objet d'une extension de la force obligatoire. Cette situation a soulevé la question de savoir si les travailleurs, refusant d'effectuer les prestations, pouvaient encore être sanctionnés pénalement. Voy. à ce sujet : FAL­

OINELLI, J. P., et WAELBROECK, J. P., <<La grève pénale)), J.T.T., 1981, p. 425. La question de l'existence ou non de sanctions pénales, touchant les travailleurs ne touche en rien la validité de notre thèse selon laquelle l'article 3 de la loi de 1948 doit être lu en relation avec l'article 7bis.

REVUE CRITIQUE DE .JURISPRUDENCE :BELGE 4 7 5

look-out, l'employeur ne serait plus tenu de faire effectuer le travail convenu. Par contre, il ressort des articles 3 et 7bis de la loi, que le non­respect par l'employeur de son obligation légale de faire exécuter les pres­tations, entraînerait sa responsabilité pénale (44). Cela signifierait-il que la loi du 19. août 1948 n'offre pas de possibilité de trouver un fondement juridique permettant, en cas de look-out, une dérogation aux articles 1134 et suivants du Code civil? Pas du tout, au contraire même, la loi et ses travaux préparatoires peuvent nous fournir les éléments nécessaires pour conclure à une légalité de principe du look-out, et de la grève.

Deux arguments, déduits de la loi de 1948, plaident en faveur de la légalité de la grève. Le premier nous est fourni par les travaux prépara­toires qui, à maintes reprises, font mention de la volonté du législateur de reconnaître et de protéger le droit de grève (45). Le second est tiré du fait que le système légal de désignation des travailleurs nécessaires pour effectuer les prestations oblige l'employeur à les recruter parmi le per­sonnel de sa propre entreprise. En lui imposant cette obligation, le législateur a été animé du souci d'éviter que l'employeur recrute du personnel nouveau afin de << casser >> la grève; en agissant ainsi le légis­lateur a donc pris la grève sous sa protection (46). Cette ,même volonté de protéger la grève, le législateur l'a manifestée quand, en vertu de la loi concernant le travail temporaire ou intérimaire, il a défendu aux bureaux de travail intérimaire de mettre du personnel à la disposition d'employeurs, dont l'entreprise est touchée par une grève (47). Ainsi, pour ce qui est de la grève, il nous semble permis de conclure que le légis­lateur, notamment à l'occasion de la loi de 1948, a exprimé clairement sa volonté de dispenser les travailleurs en grève de l'obligation d'effectuer le travail convenu ( 48).

Mais qu'en est-il du look-out? Les travaux préparatoires de la loi de 1948 nous révèlent le désir du législateur de traiter grève et look-out sur un pied d'égalité, puisque à maintes reprises il les mentionne ensemble en tant que droits. Le législateur a conçu le système des prestations d'intérêt public en temps de paix en considérant comme acquis qu'il existe un droit de grève et un droit de look-out en droit positif belge. Ces

(44) Voy. RmAux, M., cc Omtrent de juridische aard van de werkstaking, Kant­tekeningen bij het cassatiearrest van 21 december 1981, R. W., 1982-1983, col. 2540; RIGAUX, M., cc Kanttekeningen bij het cassatiearrest van 21 december 1981 1>, Ghron. dr. soc., 1982, p. 163 et 164.

(45) Voy. cc Projet de loi concernant les prestations d'intérêt public en temps de paix, Exposé des motifs 1>, Doc. pari., Chambre, session 1947-1948, n° 414, p. 1 et 2.

(46) Voy. en ce qui concerne l'obligation pour l'employeur de recruter le personnel nécessaire pour les prestations, parmi les travailleurs de l'entreprise : MAGREZ, M.,

cc Le régime des prestations d'intérêt public en temps de paix 1>, J.T., 1963, p. 687 et 688; RmAux, M., Staking en bezetting naar Belgisch recht, Anvers, 1979, p. 136.

(47) Voy. l'article 21, § 2, de la loi temporaire du 28 juin 1976 concernant le travail temporaire et intérimaire ; la défense de ne pas mettre à la disposition d'employeurs dont l'entreprise est touchée par une grève de travailleurs intérimaires est décrite par la loi comme une condition de reconnaissance du bureau de travail intérimaire, voy. ELANPAIN, R., Uitzendarbeid, Arbeidsrecht G.A.D., III- 8- 50.

( 48) En effet, le législateur a indirectement mais clairement exprimé sa volonté d'empêcher l'employeur de casser la grève en recrutant du nouveau personnel.

476 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

deux droits avaient subi d'importantes restrictions durant la période dite de <<mobilisation civile)) encore en vigueur lors de l'élaboration de la loi. La mobilisation civile, instaurée par l'arrêté-loi du Régent du 12avrill945, permettait aux autorités de réquisitionner les travailleurs en grève et les employeurs, qui avaient décidé le Jock-out (49). Cette mesure d'excep­tion qui trouvait sa justification darts le contexte de la crise, qui ravageait le pays tout de suite après la guerre, devenait de plus en plus insuppor­table au fur et à mesure que la situation économique se normalisait~ D'où le souhait des interlocuteurs sociaux et du législateur de restaurer les droits de grève et de lock~out dans un sens le plus large possible (50). Le deuxième principe, qu'avait adopté le législateur et ce en consentant au souhait exprimé par les partenaires sociaux, consistait à s'abstenir de réglementer uniformément le déroulement et ~a solution des conflits collec­tifs du travail; le législateur estimait que les organisations syndicales et patronales .étaient les mieux .placées pour s'en charger par le biais des conventions collectives sectorielles (51). L'unique tâche, qui incombait au législateur était celle de préserver les besoins vitaux de la société et de l'économie. Cette tâche, le ~égislateur l'a accomplie en créant le système des prestations d'intérêt public, dont)a réalisation _et le fonctionnement ont eux aussiétéconfiés par lui en grande partie aux partenaires sociaux. La situation peut dop.c être résumée comme suit : le législateur reconnaît les droits ·dt;:} grève et de lock-out et laisse aux intedocuteurs sociaux, exception faite pour ~e qui est des prestations d'intérêt public, le soin d'en· réglementer eu~-mêmes l'exercice (52). Un dernier principe à la base de la loi de 1948 ~st celui de l'équivalence juridique du Jock-out et de la grève. En effet, tout porte à croire que le législateur a estimé que la situation d'inégalité qui caractérise la relation individuelle du travail, cesse d'exister une fois que les relations entre employeur et travailleurs deviennent collectives et organisées (53). Cette constatation

(49) Voy. Travaux préparatoires de la loi du 19 août 1948, exposé des motifs, Doc. pari., Chambre, session 1947-1948, n° 414, p. 2.

Rapport de la commission de l'emploi et de la prévoyance sociale, Doc. parl., Chambre session 1947-1948, n° 580.

(50) Voy. RIGAux, M., Staking en bezetting naar Belgisch recht, Anvers, 1979, p. 131. (51) Voy. Projet de loi concernant les prestations d'intérêt public en temps de paix

du 20 avril 1948, Exposé des motifs, Doc. parl., Chambre, session 1947-1948, n° 414, p. 1 et 2.

Le principal objectif du législateur consiste à trouver une formule qui laisse aux interlocuteurs sociaux la liberté d'action et qui permet en même temps de sauvegarder l'intérêt public.

<<Il s'agit en fait de trouver une formule permettant, d'une part, de satisfaire les exigences minima de l'intérêt général et, d'autre part, de respecter les droits acquis en matière de liberté individuelle et de liberté syndicale. Une telle formule doit permettre, en pratique, l'exercice du droit de grève ou de look-out tout en prévoyant une procédure qui empêchera de tomber dans la .licence, voire dans. l'anarchie. l)

(52) Voy. note 51. (53) Voy. Doc. parl., Chambre, session 1947-1948, n° 414, p. 1 et 2. Les passages

f!!uivants en témoignent : « S;il apparaît souhaitable d'empêcher tout arrêt brusque, irraisonné, de l'activité

des secteurs essenti~ls à la vi~ nationale, il est par contre indispensable dans un pays qui, comme le nôtre, se soucie de respec~er intégralement la libe~té individuelle et la.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 477

contredit l'argument selon lequel le lock-out serait illégal, puisque con­traire à l'esprit du droit du travail (54). Les travaux préparatoires nous fournissent donc trois éléments et précisions importantes quant au point de vue du législateur concernant les conflits collectifs : l'existence des droits de grève et de lock-out en droit positif belge est considérée comme acquise; le législateur se conforme au souhait des interlocuteurs sociaux en s'abstenant d'intervenir directement dans le déroulement des conflits collectifs et en s'engageant à la neutralité; les droits de grève et de lock-out sont traités sur un pied d'égalité (55). Cette dernière constata­tion n'implique certes pas que les problèmes soulevés par l'exercice de ces droits présentent les mêmes traits.

Est-il possible, comme cela a été le cas pour la grève, de trouver dans la loi qe 1948 en tant que telle, une. expression de la volonté du législateur de protéger le lock-out? Nous ne le croyons pas. Cela n'a d'aileurs rien d'étonilant, puisque la nécessité ne se faisait (et ne se fait) pas s.entir. Ûh voit mal comment les travailleurs et leurs organisations syndicales pourraient nuire dans le cadre du système crée par la loi, au droit de remp~oyeur de faire usage du lock-out. Bien entendu, il serait possible qu'ils refusent d'effectuer les prestations en guise de protestation; mais une pratique pareille ne peut inquiéter l'employeur faisant usage de son droit de lock-out. Aussi il ne nous paraît pas exact d'interpréter la possi­bilité de condamner pénalement les travailleurs qui refusent leur coopéra­tion, comme un signe de la volonté du législateur de protéger l'usage du droit de lock-out. Les sanctions pénales servent en premier lieu à procurer aux autorités un moyen de contrainte afin de mieux réaliser le but principal de loi: préserver les besoins vitalix (56).

liberté syndicale - de proclamer que le droit de grève et de lock-out reste un principe incontestable et incontesté et que l'exercice de ce droit ne souffre aucune atteinte fondamentale. . Il s'agit en fait de trouver une formule permettant, d'une part, de satisfaire les exigences minima de l'intérêt général et, d'autre part, de respecter les droits acquis en matière de liberté individuelle et de liberté syndicale. Une telle formule doit permettre, en pratique, l'exercice du droit de grève ou de lock-out tout en prévoyant une procédure qui empêchera de tomber dans la licence, voire dans l'anarchie. 1>

(54) L'argument en question a aussi été avancé par la demanderesse dans ses con­clusions devant la cour du travail de Mons. La cour rejette l'argument :

<<Que cette théorie de la rupture des moyens d'action, pour séduisante qu'elle soit au plan doctrinal, ne peut trouver écho en droit positif belge même s'il est fait appel aux •principes de droit social' pour l'illustrer et quelle que soit la cause du look-out, celui-ci pouvant s'ourdir par riposte ou obéir à des mobiles purement offensifs. 1>

Voy. cour trav. Mons, 29 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 435. (55) Trois principes en question ont déterminé la position que le législateur a jusqu'à

maintenant adoptée en matière de conflits collectifs du travail. En effet, tout en recon­naissant (implicitement) les droits de grève et de Jock-out, le législateur s'est abstenu d'intervenir directement dans le déroulement et la solution des conflits collectifs.

(56) Il ne faut en effet pas perdre de vue qu'en fait la loi du 19 août 1948, bien que d'un type assez particulier, est une loi de réquisition; donc une loi pénale. Voy. MAGREZ, M., «Le régime des prestations d'intérêt public en temps de paix,>, J.T., 1963, p. 685. «Pour mieux réaliser le but principal de la loi ... 1> : Le but principal pour­suivi par le législateur est clairement décrit dans les travaux préparatoires de loi· du 10 juin 1963, modifiant la loi du 19 août 1948 : <<L'Etat moderne doit pouvoir être

478 REVUE CRITIQUE DE JURISP:S.UDENCE BELGE

Nous estimons donc que la Cour a fait un choix valable en invoquant la, loi de 1948 comme fondement juridique du look-out. La lo.i permet, en effet, à travers les travaux préparatoires, de conclure qu'en principe l'employeur a le droit de ne pas faire ou de ne pas laisser faire exécuter le travail convenu, et ce par dérogation à l'article 1134 du Code o:lvil. Nous pensons néanmoins qu'il aurait mieux valu que la Cour eût déduit cette conclusion de l'existence même de la loi et des principes juridiques de base qui ont inspiré le législateur, plutôt que de l'article 3 (57). Le look-out n'est donc pas nécessairement un acte illicite.

4. Le fait de décider et de déclencher le lock-out ne constitue cc pas nécessairement un acte illicite)).

En s'appuyant sur la loi du 19 août 1948 (et en particulier sur l'article 3 de cette loi) la Cour suprême semble donc avoir opté pour une légalité de principe du look-out. En effet la Cour constate, comme nous l'avons déjà indiqué, qu'à travers la loi de 1948 le législateur a voulu dispenser l'em­ployeur de son obligation de faire exécuter le travail convenu et ce par dérogation à l'article 1134 du Code civil (58). Elle poursuit sa pensée en ajoutant que le fait de décider le look-out <<ne constitue pas nécessaire­ment un acte illicite)) (59). Quel est le sens des mots ainsi utilisés par la Cour, succédant immédiatement à un passage où elle semble se prononcer en faveur de la légalité du look-out? Nous estimons pouvoir discerner différentes hypothèses. La première de ces hypothèses consiste à mettre en relation le passage en question avec l'attendu où la Cour juge que nonobstant les considérations antérieures, la cour du travail aurait dû examiner si le look-out ne se just:i:.futit pas par la force majeure ou par la possibilité pour l'employeur d'invoquer l'exception d'inexécu­tion. Selon une seconde hypothèse, la Cour serait d'avis que l'employeur posséderait le droit en cas de look-out de ne pas exécuter son obligation de faire travailler, mais que l'obligation de rémunérer et de payer le salaire ne cesserait d'exister que si l'employeur peut invoquer la force majeure ou l'exception d'inexécution. Dans un certain sens, cette hypo­thèse revient à prétendre que selon la Cour, le déclenchement du look-out constitue une cause de suspension d'exécution du contrat de travail avec obligation . de paiement de salaire, sauf si la force majeure ou l'exception d'inexécution peuvent être invoquées. L'idée que la Cour aurait cassé à cause d'une motivation déficiente constitue l'élément essen­tiel d'une troisième hypothèse. La Cour approuverait la thèse de la lioéité adoptée par la cour de Mons, mais casserait l'arrêt attaqué parce que la cour du travail ne se serait pas donné la peine de répondre de façon satisfaisante aux conclusions de la partie demanderesse. Une quatrième et dernière hypothèse tente d'expliquer le passage en question d'un

assuré d'un fonctionnement permanent des rouages essentiels de l'activité publique, comme de l'activité économique ... l), Voy. le commentaire de MAGREZ, M., op. cit., ibid.

(57) Voy. ci.dessus. (58) Voy. sous II, 3. (59) Voy. cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 293.

REVUE CRITIQUE ·DE JURISPRUDENCE BELGE 479

parallélisme avec l'arrêt du 21 décembre 1981 concernant la grève. Not!.S nous proposons d'examiner de plus près ces différentes hypothèses.

4.1. La première hypothèse :l'article 3 de la loi du 19 août 1948 ne suffit pas à lui seul à justifier une dérogation aux articles 1134 et suivants du Code civil.

Dans son moyen unique, la demanderesse faisait valoir que la Cour du travail n'avait pas valablement répondu à ses conclusions affirmant que la défenderesse lui devait des dommages-intérêts puisque le lock-out con­stituait une suspension unilatérale du contrat, qui n'était justifiée, ni par l'exception d'inexécution ni par la force majeure. En réponse à cette partie essentielle du moyen, la Cour de cassation commence par considérer le lock-out comme une dérogation à l'article 1134 du Code civil et elle ajoute que la décision de déclencher un lock-out n'est donc pas néces­sairement un acte illicite. Cependant, la Cour ne s'arrête pas là; elle poursuit son argumentation dans les termes suivants :

<< Mais attendu que pour décider que le demandeur ne pouvait préten­dre à des dommages-intérêts pour suspension unilatérale et fautive de son contrat, l'arrêt se fonds sur des considérations générales relatives aux conflits collectifs du travail et à leurs effets, sans rechercher si, en l'espèce, le lock-out décrété par la défenderesse ne constituait pas une suspension du contrat qui n'était justifiée ni par la force majeure ni par l'exception d'inexécution.>> (60).

C'est donc la façon dont la Cour a cru nécessaire de construire son argumentation, qui nous amène à formuler notre première hypothèse: la Cour a-t-elle voulu ajouter deux conditions supplémentaires pour la licéité du lock-out, ou autrement dit a-t-elle estimé que le lock-out à lui seul ne suffisait pas à justifier une dérogation aux articles 1134 et suivants du Code civil? L'hypothèse laisse supposer qu'il ne suffirait pas à l'em­ployeur d'invoquer le lock-out pour se voir libéré de son obligation de faire exécuter le travail convenu et donc de toute responsabilité contrac­tuelle, il lui faudrait en outre apporter la preuve de l'existence d'un cas de force majeure ou la preuve de la réunion des conditions d'application de l'exception d'inexécution.

Différents arguments s'opposent à cette hypothèse. Tout d'abord, il y a l'argument tiré de la notion de lock-out. Si nous admettions l'idée que la Iicéité du lock-out dépend de la force majeure ou de l'exception d'inexé­cution, nous serions obligés de constater que le terme lock-out signifierait tout au plus le fait de l'inexécution du contrat par l'employeur. En effet, une pareille constatation s'imposerait à cause des éléments caractérisant le contexte dans lequel l'on fait généralement appel à l'exception d'inexé­cution ou à la force majeure. Ces deux notions impliquent plutôt un com­portement d'autodéfense ou un état de soumission. L'exception d'inexé­cution suppose une exécution fautive du contrat par une des parties contre

(60) Voy. casa., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 293.

480 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

laquelle se défend la partie adverse en suspendant à son tour l'exécution d'une ou de plusieurs obligations principales (61). L'exception de force majeure, par contre, suppose une situation dans laquelle la partie con­tractante est vouée à l'inexécution à cause des circonstances qu'elle doit subir. Dans les deux cas, l'on est loin. de la situation de l'employeur qui, indépendamment du comportement de la partie adverse, utilise l'inexécu" tion de ses. obligations comme moyen de pression. Ainsi, si la Cour emploie dans le paragraphe de l'arrêt cité ci-dessus, le terme de lock-out en relation avec les notions de force majeure et d'exception d'inexécu­tion, ce terme ne peut avoir d'autre signification que celle de <<fait de l'înexécution de contrat>> par l'employeur. Ainsi le lock-out ne serait que l'effet de circonstances, que l'employeur n'aurait pas voulu, mais qu'il subirait. Une telle conception du lock-out serait en contradiction fla~ gran te a~ec la notion telle qu'elle a été . ad~ptée implicitement· par la Cour en choisissant la loi du 19 août 1948 comme fondement juridique du lock-out. ·

En effet, nous c!oyons avoir démontré que le lock-out est conÇu dans le ·cadre de cette loi comme un acte Unilatéral et volontaire de l'em­ployeur (62). Ainsi, il existerait donc une contradiction entre la manière dont la notion de lock-out est conçue dans le paragraphe en q-q.estion et la façon dont ·la Cour conçoit le même phé~omène dans les autres parties de son argU.menta~ion.,

Le second argument, contre la première hypothèse, part de l'idée évidente que la Cour a voulu respecter une logique certaine dans l'élabora­tion de son arrêt. Dans ce contexte, Jious voyons mal l'intérêt qu'aurait la Cour à se prononcer tout d'abord en faveur du lock-out comme cause de suspension légale en tant que telle, pour y opposer tout de suite après deux conditions tellement restrictives qu'elles vident le principe de son contenu (63). Si la Cour avait voulu limiter la légalité du lock-out aux cas où il était l'effet de la for~e majeure ou de l'exception d'inexécution; la Cour s'y serait prise tout autrement; elle aurait conclu à l'illégalité de principe du lock-out et elle y aurait ajouté deux exceptions : la force majeure et l'exceptio11 d'inexécution. Dans ce cas, elle n'aurait éprouvé aucun besoin de faire appel à la loi du 19 août 1948 et de prononcer la légalité de principe du lock-out comme cause<< autonome>> de dérogation

(61) Dans un arrêt du 15 juin 1981la Cour de cassation précisait, à propos de l'usage de l'exception d'inexécution, ce qui suit :

«Attendu que l'exception d'inexécution ne peut être admise qu'en cas de manque­ment grave aux obligations essentielles du contrat;

1) Qu'il n'en va pas autrement lorsque, comme en l'espèce, le manquement du tra• vailleur aux obligations résultant du contrat de travail consiste en l'inexécution du travail convenu, en raison d'une grève ;

1> Que le juge de fond apprécie souverainement, d'après toutes les circonstances de fait, si l'inexécution est suffisamment grave pour justifier ladite exception 1>.

Voy. casa., 15 juin 1981, R.D.S., 1984, p. 40. (62) Voy. sous II, 2, 1. (63) En effet, on conçoit difficilement que la Cour, après avoir trouvé une. dérogation

à 1' article 1134 du Code civil, éprouve encore le. besoin de chercher d'autres justifications.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 481

aux articles 1134 et suivants du Code civil (64). Nous constatons au contraire que la Cour invoque l'article 3 de cette loi pour préciser que l'employeur qui déclenche un lock-out n'est tenu qu'à faire travailler la partie du personnel nécessaire pour effectuer les prestations d'intérêt public; d'où elle déduit qu'en cas de lock-out l'employeur est dispensé d'exécuter son obligation contractuelle de faire travailler (65).

Le troisième argument nous permet d'examiner de plus près l'applica­bilité de la force majeure et de l'exception d'inexécution dans le contexte d'un <1 lock-out )) (66). Comme nous l'avons déjà indiqué ci-dessus, le 1ock-out-doit dans ce cas être considéré comme le fait d'inexécution. et non comme la cause de l'inexécution. D'autres faits imposent l'inexécution à l'employeur. Le mot <1 imposé)) est utilisé dans le sens <1 d'obligé juri­diquement)); Dans le cas de la force majeure, l'employeur n'exécute pas son obligation, parce qu'il n'a pas d'autre choix.

La question essentielle et fondamentale, devant laquelle nous nous trouvons, est celle de savoir quelles sont les circonstances qui peuvent être constitutives de force majeure ou qui peuvent justifier l'exception d'inexécution dans un contexte de lock-out.

L'exception d'inexécution.

L'exception d'inexécution est une. mesure dilatoire; appartenant à l'une des parties à un contrat synallagmatique, envers celle qui n'exécute pas 'ou exécute mal ses obligations contractuelles (67). Quoique criti­quable, la thèse généralement admise est que l'exception d'inexécution trouve son fondement dans l'article 1184 du Code civil (68). Seul un manquement important aux obligations d'une partie, justifie le recours par l'auÙe à l'usage de l'exception (69). Doctrine et jurisprudence exigent l'existence d'une proportionnalité entre le manquement con­tractuel d'une part et l'exception d'inexécution d'autre part (70). Le droit du travail n'exclut pas l'application des règles de droit civil en

(64) La thèse selon laquelle la Cour distinguerait entre l'obligation de faire travailler et l'obligation de payer le salaire et selon laquelle la Cour estimerait que l'article 3 de la loi du 19 août 1948 ne justifierait que l'inexécution de l'obligation de faire travailler, semble à première vue fournir une explication. Nous verrons plus loin que cette explica­tion ne peut non plus être retenue; voy. sous II, 4, 2.

(65) Voy. cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 293. (66) Nous avons déjà souligné qu'une partie de la doctrine est d'avis que les notions

de look-out, exception d'inexécution et force majeure, sont difficilement compatibles, voy. BOUS (24).

(67) Voy. à ce sujet : DE PAGE, H., Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, Bruxelles, 1964, n° 859; VANDEPUTTE, R., De overeenkomst, Bruxelles, 1977, p. 277 et 278.

(68) Voy. DE PAGE, H., op. cit., n° 861; V ANDEPUTTE, R., op. cit., ibid.; GHESTIN, J., Traité de droit civil, t. II, Paris, 1980, p. 618.

(69) Voy. cass., 15 juin 1981, R.D.S., 1984, p. 40. (70) Voy. en ce qui concerne l'examen de la doctrine et de la jurisprudence : en

matière d'usage de l'exception d'inexécution dans le contexte du contrat de travail. DuYSSENS, D., 1< Algemene wijze van beëindiging van de arbeidsovereenkomst l), Arbeidsrecht, C.A.D., II, 5a, p. 30 et 31 ; RAuws, W., Ontbinding wegens wanprestatie en ontbindende bedingen als civielrechteliike beëindigingswijzen in het arbeidsovereen­komstenrecht, thèse, V.U.B., Bruxelles, 1981, p. 62 et suiv.

482 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

matière de contrat de travail; bien au contraire, le droit civil y est appliqué comme <<droit commun 1> dans tous les cas où les règles spé~ cifiques des lois concernant les contrats de travail n'apportent pas de solution (71). L'article 32 de la loi du 3 juillet 1978 prévoit explicitement la possibilité de faire usage des << techniques de droit civil 1> pour mettre fin au contrat de travail (72). Donc, en principe, rien ne s'oppose au recours à la résolution judiciaire et à l'exception d'inexécution en matière de contrat de travail. Néanmoins, ce n'est que très rarement que les parties au contrat de travail usent de ces techniques (73). Des raisons diverses expliquent cet état de choses. Tout d'abord il faut souligner que ces techniques s'inscrivent mal dans la totalité du droit du travail dans l'élaboration duquel il a été très peu tenu compte de leur éventuel usage (74). Ensuite, il est difficile de nier que le recours à ces techniques entraîne surtout pour le travailleur d'importants inconvénients (75).

Appliquée dans le contexte d'un contrat de travail, l'exception d'inexé­cution doit toucher une ou plusieurs obligations essentielles du contrat; ainsi, lorsque l'employeur fera appel à l'exception, il suspendra son obligation de faire exécuter le travail ou celle de payer le salaire con,. venus, ou bien les deux ensemble (76). Si, de son côté, le travailleur fait appel à l'exception, il suspendra son obligation d'effectuer le travail convenu (77). La doctrine et la jurisprudence nous apprennent qu'en matière de contrat de travail et à quelques rares exceptions près, il est surtout (et presque uniquement) fait appel à l'exception en cas de conflits collectifs du travail. Ainsi il arrive que l'employeur dont l'entreprise est touchée par la grève de tout ou partie du personnel suspende ses obliga­tions de payer le salaire et de faire travailler, en invoquant l'excep­tion {78). Il y aurait donc coïncidence entre le lock-out et l'exception d'inexécution. Mais examinons maintenant si une pareille coïncidence est juridiquement possible. Il nous semble qu'il faut distinguer la grève partielle de la grève générale.

(71) La thèse selon laquelle en matière de contrat de travaille droit civil est appliqué comme droit commun est loin de faire l'unanimité dans la doctrine. Des auteurs notoires s'en sont distanciés. Tel est notamment le cas de CAMERLYNOK, G. H., et LYoN-CAEN, G., (Précis de droit du travail, Paris, 1973, p. 16) :

<< ... il est donc erroné d'interpréter le droit du travail par référence au droit civil promu au rang de droit commun, ou par référence au droit administratif. La recherche de solutions doit s'effectuer dans le cadre du seul droit du travail, ensemble homogène de dispositions cohérentes, sous peine de méconnaître la finalité sociale et d'abuser des facultés de la technique ... il serait par exemple méthodologiquement contestable de surestimer le rôle de la jurisprudence ... l),

(72) Voy. BLANPAIN, R., De wet op de arbeidsovereenkomst, Anvers, 1978, p. 203 et 204.

(73) L'applicabilité des techniques de droit civil diffère selon la technique en question, voy. DuYsSENS, D., op. cit., p. 10 et 11; STEYAERT, J., << Arbeidsovereenkomst », A.P.R., Gand, Louvain, 1973, p. 373 et suiv., n°8 706 et suiv.

(74) Voy. en ce qui concerne les problèmes d'application de la<< résolution judiciaire en matière de contrat de travail» : DuYSSENS, D., op. cit., p. 38 et suiv.

(75) Voy. DuYSSEN&:, D., op. cit., p. 28 et 29. (76) Voy. RAuws, W., op. cit., p. 55. (77) Voy. DuvssENS, D., op. cit., p. 30 à 32. {78) Voy. note 24 et aussi casa., 15 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 40.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 483

En cas de grève partielle une partie seulement du personnel a cessé le travail. Puisque le recours à l'exception exige l'existence d'un manque­ment important aux obligations contractuelles, l'employeur ne sera en mesure de justifier son lock-out qu'envers le personnel en grève, pour autant, bien entendu, que la grève puisse être considérée comme un manquement important à l'exécution du contrat (faute contractuelle grave). En ce qui concerne les travailleurs non grévistes, le lock-out décidé par l'employeur ne pourra jamais être justifié par l'exception d'inexécution, puisque- par définition- ces travailleurs ne manquent pas à leur obligation d'exécuter le travail convenu (79).

Qu'en est-il maintenant des travailleurs en grève? Est-ce que leur exclusion par l'employeur peut se justifier par le recours à l'exception d'inexécution? Puisque l'application de l'exception requiert l'existence d'une faute contractuelle (grave), la question peut aussi être posée dans les termes suivants : la participation à une grève constitue-t-elle une faute contractuelle grave dans le chef du travailleur? En nous appuyant sur l'arrêt de la Cour de cassation du 21 décembre 1981, il nous semble devoir y répondre par la négative. En effet, comme nous l'avons déjà précisé ci-dessus, la Cour a reconnu aux travailleurs le droit de ne pas effectuer le travail convenu en cas de grève. En faisant de la grève une cause de suspension légale du contrat de travail, la Cour a exprimé le sentiment qu'en principe et à quelques rares exceptions près, la participa­tion à une grève ne constitue pas une faute contractuelle et a fortiori pas une faute contractuelle grave (80). Dans le cas d'une grève générale, tout le personnel fait usage du droit de ne pas effectuer le travail convenu; ici non plus il ne saurait être question de faute contractuelle (81).

Ainsi nous sommes obligé de conclure qu'en aucune circonstance le lock-out en réponse à une grève ne trouvera une justification dans l'excep­tion d'inexécution, puisque la participation à une grève n'est en principe pas constitutive de faute contractuelle (82). La supposition, dont est partie notre hypothèse de travail, à savoir que la Cour exigerait une coïncidence entre le lock-out et l'exception d'inexécution, reviendrait donc, pour ce qui est de la grève (l'unique cas qui se présente en pratique), à prétendre que la Cour de cassation serait en contradiction avec elle­même ou qu'elle aurait renié les principes adoptés en 1981. Aucune des deux hypothèses ne nous semble convaincante (83).

(79) En effet, nous venons de souligner que l'usage de l'exception d'inexécution ne se justifie qu'en fonction d'un manquement important dans le chef de la partie adverse. Tel n'est certainement pas le cas de l'ouvrier non gréviste qui souhaite à tout prix poursuivre l'exécution du travail convenu.

(80) Voy. cass., 21 décembre 1981, R. W., 1981-1982, col. 2532; RmAux, M., (f Oro­trent de juridische aard van de werkstaking, Kanttekeningen bij het cassatiearrest van 21 december 1981 1>, R. W., 1981-1982, col. 2540 et suiv.

(81) Sauf bien attendu dans le cas des rares exceptions de grèves en conflit avec les règles d'ordre public, voy. RmAux, M., <fKanttekeningen bij het cassatiearrest van 21 december 1981, Ohron. dr. soc., 1982, p. 163.

(82) Sauf dans les cas indiqués sous la note 81. (83) Nous ne nous prononçons pas encore de manière définitive sur la possibilité de

la contradiction ; il nous faut tout d'abord examiner les autres hypothèses possibles, voy. sous II, 4, 2- II, 3- II, 4, 4.

484 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

La force majeure.

Comme nous l'avons précisé ci-dessus, une coïncidence entre le lock-out et la force majeure supposerait que la notion de look-out se limiterait à l'inexécution par l'employeur de l'obligation de faire travailler (84). La pratique du droit social nous enseigne que l'employeur a souvent invoqué la force majeure pour se voir libéré de son obligation de _payer le salaire aux travailleurs non grévistes, empêchés par la grève d'exécuter le travail convenu (85). La majeure partie de la doctrine et de la jurisprudence acceptent la possibilité que la grève puisse constituer 1.m cas de force majeure dans le chef de l'employeur, à condition évidemment que les conditions d'application de la force majeure soient remplies (86). Il n'est donc pas du tout exclu qu'il puisse se présenter des cas où le manquement patronal à l'obligation de faire travailler se justifie par une situation de force majeure. Mais l'employeur, dans un tel contexte, est plutôt la victime ou le prisonnier des circonstances,· que l'acteur. Dans une pareille situation, il ne s'agit pas d'un refus de l'employeur de faire travailler, mais plutôt d'une impuissance ou d'une impossibilité dans son chef de le faire (87). Cette inexécution imposée à l'employeur nous semble n'avoir que très peu de rapport avec le look-out, tel que la doctrine l'a décrit et tel qu'il a implicitement été accepté par la Cour de cassation (88). ·

Conclusion concernant la première hypothèse.

Il nous semble très douteux que la Cour de cassation, après avoir conclu à la légalité de principe de l'usage du lock-out ait voulu poser deux conditions supplémentaires (89). En effet, l'examen de cette hypo­thèse nous a démontré qu'elle nous mène à des situations presque absurdes et en tout cas contradictoire. Ainsi, il est apparu que les notions d'excep­tion d'inexécution et de force majeure sont totalement étrangères à celle

(84) Voy. BOUS (24). (85) L'inexécution par l'employeur de son obligation de faire travailler engendre

en principe sa responsabilité contractuelle envers les travailleurs non grévistes; Seuîe l'existence dans son chef d'une situation qualifiable de «force majeure • le libère de cette responsabilité. En effet, la force majeure enlève à l'inexécution du contrat son caractère fautif. Cette constatation résulte de l'article 1147 du Code civil. R. Dekkers (Handboelc burgerlijk recht, t. II, Bruxelles, Anvers, 1971, p. 69) précise la portée de cet article comme << Principieel ontkomt de schuldenaar aan de veroordeling pas· dan, wanneer hij bewijst dat het niet nakomen het gevolg is van een vreemde oorzaak, die hem niet kan worden toegeschreven >>.

(86) Pour un aperçu de la doctrine et de la jurisprudence en la matière voy. KRmT­HOF, R., << Werkstaking en overmacht >>, T.P.R., 1965, p. 514 et suiv.; LAGASSE, A., << Le droit au salaire en cas de grève d'une partie du personnel, à propos d'un jugement », Rev. banque, 1960, p. 799 et suiv.; RIGAUX, M., Staking en bezetting naar Belgisch recht, Anvers, 1979, p. 249 et suiv.

(87) Cette impossibilité est la conséquence directe des éléments constitutifs de la notion de <<force majeure>>. Voy. DE PAGE, H., Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, Bruxelles, 1964, p. 596, no 599.

(88) Voy. sous II, 2, l. (89) Voy. ci-dessus.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 485

du look-out. Elles se caractérisent par le fait que celui qui les invoque (par exemple l'employeur) se trouve sur la défensive; il subit les faits plutôt que de les causer. Or, nous avons constaté que la notion de look­out, telle qu'elle ressort de la loi de 1948 et telle qu'elle a implicitement été adoptée par la Cour de cassation, suppose un acte unilatéral et volontaire de l'employeur (90). Par ailleurs le fait pour la Cour de sub­ordonner la légalité du look-out aux deux conditions décrites ci-dessus, constituerait une méconnaissance flagrante de la volonté du législateur, telle qu'elle résulte des travaux préparatoires. de la loi du 19 août 1948 (91). Non seulement l'incompatibilité des notions met en doute la validité de la première hypothèse, mais l'examen des conditions d'application des notions d'exception d'inexécution et de force majeure nous conduit à la même conclusion (92). Ou bien il faut admettre que la Cour de cassation .a d01mé un autre contenu aux deux notions que le contenu habituel -solution· que nous refusons d'envisager -, ou bien il faut conclure à l'inexactitude de l'hypothèse et la laisser pour ce qu'elle est. Nous optons pour la seconde solution.

Pour les raisons exprimées ci-dessus, nous croyons pouvoir exclure l'hypothèse, suggérée parC. W., selon laquelle la Cour aurait estimé que la cour du travail aurait dû examiner s'il n'existait pas de cause autre que le look-out justifiant l'inexécution pour raison de force majeure ou d'exception d'inexécution. En effet C. W. s'exprime dans les termes suivants :

<<Selon la Cour, l'employeur qui a décrété le look-out a le droit •en raison' de celui-ci et •par dérogation à l'article ll34 du Code civil... de ne pas exécuter l'obligation découlant du contrat de travail'. Il résulte, semble-t-il, de cette motivation que,, sauf en ce qui concerne certains travailleurs et certains travaux visés par la loi du 19 août 1948, le look-out est, en lui-même, une justification de l'exception d'inexécution et que, en conséquence, celle-ci ne doit plus être autrement justifiée.

>>Si cette interprétation est exacte, on peut s'étonner que la Cour a cassé l'arrêt entrepris parce qu'il n'a pas recherché si le look-out dont l'existence n'était pas déniée ne •constituait pas une suspension ... qui n'était (pas) justifiée ... par l'exception d'inexécution .. .' : La Cour n'exige t-elle pas ainsi que l'employeur invoque, en sus du lock-out qu'il a décidé, une autre cause à l'exception d'inexécution>>.

L'hypothèse formulée par C. W. ne nous parait pas convaincante puisque l'arrêt annoté utilise le mot lock-out; ceci indique, selon nous, que la Cour exclut elle-même cette éventualité. L'usage du mot lock-out dans le paragraphe en question ne peut être expliqué autrement, du

(90) Voy. sous II, 2, 5. (91) Voy. sous II, 3. (92) Voy. ci-dessus sous II, 4, l.

486 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

moins si on rejette l'idée, comme nous le faisons, qu'il y ait eu co!Ûusion dans le chef de la Cour en ce qui concerne les notions (93).

4.2. La seconde hypothèse : l'article 3 de la loi du 19 août 1948 dispense, et ce par dérogation à l'article 1134 du Code civil, l'employeur de son obligation de faire travailler, mais ne le libère pas de l'obligation de payer le salaire.

La seconde hypothèse part de l'idée que la Cour de cassation ferait une distinction entre l'obligation patronale de faire exécuter le travail con­venu et l'obligation de payer le salaire. Dans cette hypothèse, les mots << pas nécessairement un acte illicite >> se référeraient à cette distinction. L'hypothèse suppose évidemment que la Cour de cassation en s'ex­primant de la sorte, aurait fait un choix de mots assez malheureux (94). L'article 3 de la loi du 19 août 1948 justifierait bien l'inexécution par l'employeur de son obligation de faire travailler, mais ne suffirait pas à le dispenser de son obligation de payer le salaire. C'est seulement si l'employeur réussit à fournir la preuve qu'il existe une impossibilité d'exécution de son obligation (de faire travailler) justifiée par la force majeure, ou qu'il réunisse dans son chef les conditions de l'exception d'inexécution, qu'il sera libéré en cas dè lock-out de son obligation de payer le salaire. En d'autres termes, le lock-out en tant que cause de suspension (légale) ne dispenserait point l'employeur d)e payer le salaire des travailleurs durant la période de lock-out (95). Uv tel raisonnement nous paraît pour le moins étrange, puisqu'il consiste à enlever au lock-out l'élément qui fait du lock-out un moyen de pression. Quelle pression l'employeur peut-il espérer exercer sur ses travailleurs s'il est obligé de continuer à leur payer le salaire? La thèse ne nous semble pas défendable et ce non seulement à cause de son manque de logique. De sérieuses objections d'ordre juridique s'opposent également au bien-fondé de l'hypothèse. Tout d'abord, il nous semble incontestable que l'hypothèse en question souffre des mêmes maux que la précédente : elle est incom­patible avec l'esprit de la loi et avec la loi même; tout comme l'hypothèse antérieure elle laisse subsister dans son sein des contradictions inexpli­cables (96). La critique formulée ci-dessus s'applique donc sans réserve aussi à la seconde hypothèse. Mais en plus, il semble exclu de trouver une justification et un fondement juridique à la distinction entre l'obligation de faire travailler et la dispense de payer le salaire en cas de Jock-out; distinction qui est la conséquence directe de l'adoption de l'hypothèse. Pareille distinction est contraire à toute logique juridique et est diffi-

(93) Voy. C.W. observations, cass., 7 mai 1984, J.T.T., 1984, p. 293. (94) En effet, même si l'employeur, décidant le lock-out n'est pas en mesure de

justifier par l'existence dans son chef des éléments constitutifs de force majeure ou de l'exception d'inexécution, l'inexécution de son obligation de payer le salaire, le seul fait de lock-out suffit à justifier l'inexécution de son obligation de faire exécuter le travail convenu. Pareille situation ne saurait être qualifiée <<d'acte illicite l),

(95) Ainsi le lock-out deviendrait une espèce de suspension<< légale 1> du contrat de travail avec salaire garanti.

(96) Voy. sous II, 4, I.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 487

cilement concevable dans le contexte de notre droit des obligations et du droit des contrats de travail. En effet, dans le cadre du contrat de travail (contrat réciproque), l'adoption de la distinction décrite ci-dessus consisterait à accepter que le lien entre l'exécution du travail et le droit au salaire soit rompu sans qu'il y ait pour autant un texte légal le per­mettant (97). Dernier point de critique, mais non le moins important : l'hypothèse ne fournit point d'explication convaincante et satisfaisante quant à l'utilisation par la Cour des mots << pas nécessairement un acte illicite>> (98). Devant pareille critique fondamentale, il ne s'impose qu'une seule conclusion : rejeter l'hypothèse!

4.3. Troisième hypothèse : la Cour casserait l'arrêt attaqué à cause d'une motivation et d'une justification déficiente.

Cette hypothèse part de l'idée que la Cour de cassation a cru opportun de casser l'arrêt attaqué, parce qu'elle aurait estimé que la ,cour du travail de Mons n'avait pas justifié légalement sa décision; la cour de Mons se borne à se référer à des considérations d'ordre général concernant les conflits collectifs du travail et ne répond pas de façon suffisamment précise à la question formulée par la partie demanderesse de savoir si le lock-out se justifiait par la force majeure ou par l'exception d'inexécu­tion (99). Cette hypothèse accepte donc l'idée que la Cour suprême ne désavoue pas la cour du travail pour ce qui est du fond de sa décision (la légalité de principe du look-out), mais casse l'arrêt parce que la cour du travail n'a pas clairement répondu aux conclusions de la partie demanderesse (100). Il est vrai que la cour de Mons n'a à aucun moment examiné si les éléments constitutifs de la force majeure ou de l'exception d'inexécution étaient réunis dans le chef de l'employeur (101). Dans cet ordre d'idées, la Cour de cassation estimerait que l'arrêt attaqué aurait dû commencer par examiner les questions posées par la partie demande­resse dans ses conclusions. Si à ce moment la cour du travail avait fait appel à l'article 3 de la loi du 19 août 1948 pour constater que l'employeur avait le droit en cas de look-out de ne pas faire exécuter le travail convenu, la Cour- suprême aurait vraisemblablement été d'avis que la cour du travail avait légalement justifié sa décision (102).

(97) En effet chaque fois que le législateur a estimé utile de rompre le lien entre l'exécution du travail et le payement du salaire, il l'a fait explicitement en prévoyant le payement d'un <<salaire garanti».

(98) L'hypothèse ne nous fournit pas d'explication plausible pour l'utilisation par la Cour dans un contexte de responsabilité contractuelle d'une terminologie (acte illicite) qui relève plutôt de la responsabilité aquilienne. Voy. sous II, 4, 4.

(99) Voy. Cour trav. Mons, 29 juin 198-1, R.D.S., 1981, p. 31. (lOO) Selon l'hypothèse, la cour du travail aurait dû examiner si les éléments consti­

tutifs de l'exception d'inexécution ou de la force majeure étaient présents en l'espèce. (lOI) La cour du travail de Mons a cru qu'il ne s'avérait pas nécessaire d'examiner

la question, puisqu'elle était d'avis, en se fondant sur des considérations d'ordre général, qu'un tel examen ne s'imposait pas. L'existence d'un droit de look-out rendait l'exercice inutile. Voy. cour trav. Mons, 29 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 451.

(102) La décision serait légalement justifiée, parce que la cour du travail aurait

Revue Critique, 1986, 3 - 31

488 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

L'hypothèse, telle que nous venons de la décrire, se heurte à deux éléments. Tout d'abord nous sommes obligé de constater que si la Cour de cassation cassait l'arrêt attaqué pour motivation déficiente, elle le ferait de façon inhabituelle. En effet, elle n'emploie pas les termes usuels et elle ne se réfère pas, comme elle en a l'habitude dans ces cas, à l'ar­ticle 97 de la Constitution. Mais ce qui met le plus en doute la validité de cette hypothèse, c'est indubitablement le fait, qu'elle non plus n'est en mesure de fournir une explication valable et convaincante des termes utilisés par la Cour: <<n'est pas nécessairement un acte illicite 1> (103).

4.4. Quatrième hypothèse : la Cour a cherché un parallélisme avec l'arrêt du 21 décembre 1981.

Que la Cour ait cherché à traiter grève et look-out de manière similaire peut, selon nous, être déduit aussi bien de la manière dont la Cour a construit son arrêt que de la façon dont la Cour a libellé ses thèses. Aussi bien dans le cas de grève que dans le cas du look-out, la Cour fait appel à la loi de 1948 et plus particulièrement à l'article 3 de cette loi pour faire valoir que la grève et le look-out constituent des causes auto­nomes de dérogations à l'article 1134 du Code civil (104). Le libellé des deux arrêts est également comparable.

L'arrêt du 21 décembre 1981 :

<< Overwegende dat de wet van 19 augustus 1948 betreffende de presta­ties van algemeen belang in vredestijd regelt hoe de maatregelen, presta­ties en diensten worden bepaald • die moeten verzekerd worden in geval van collectieve en vrijwillige stopzetting van de arbeid, ten einde het hoofd te bieden aan zekere vitale behoeften, sommige dringende werken uit te voeren aan de machines of aan het materiaal, sommige taken te volbrengen die geboden zijn door een geval van overmacht of een onvoor­ziene noodzakelijkheid'; dat artikel 3 van dezelfde wet bepaalt wie de werknemers aanwijst die deze werkzaamheden moeten verrichten; dat uit deze wettelijke regeling volgt dat stakende werknemers alleen ertoe ge­houden zijn de krachtens de wet opgelegde arbeid te verrichten ;

1> Dat de wet van 19 augustus 1948 aldus de erkenning inhoudt van het recht van de werknemer om de contractueel bedongen arbeid wegens staking niet te verrichten en om derhalve, met afwijking van artikel 1134 van het Burgerlijk Wetboek, de door de arbeidsovereenkomst opgenomen verplichting niet ten uitvoer te brengen;

apporté une indication précise en ce qui concerne la raison pour laquelle elle ne croyait pas utile d'examiner si les éléments constitutifs de l'exception d'inexécution ou de la force majeure étaient présents.

(103) En ce qui concerne l'interprétation des termes <<pas nécessairement un acte illicite,,, la critique formulée pour les précédentes hypothèses reste valable. Voy. sous II, 4, 1 - II, 4, 2.

(104) Comp. l'arrêt du 7 mai 1984 (J.T.T., 1984, p. 293) avec l'arrêt du 21 décembre 1981 (R. W., 1981-1982, col. 2532).

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 489

>> Dat de deelneming aan een staking op zichzelfdus geen onreohtmatige daad is >>.

L'arrêt du 7 mai 1984 :

<<Attendu que l'article 3 de la même loi règle les modes de désignation des travailleurs qui doivent effectuer les prestations visées à l'article 1er ;

>>Attendu qu'il ressort de cette réglementation légale que l'employeur qui a décrété le look-out est uniquement tenu de faire travailler les personnes chargées d'effectuer le travail imposé en vertu de la loi;

>> Que la loi du 19 août 1948 implique ainsi la reconnaissance du droit de l'employeur de ne pas, en raison du look-out, faire exécuter le travail convenu, et, dès lors, par dérogation à l'article 1134 du Code civil, de ne pas exécuter l'obligation découlant du contrat de travail; que, partant, le fait de décréter le look-out ne constitue pas nécessairement un acte illicite >>.

Dans son arrêt du 21 décembre 1981, la Cour se prononce pour <<le droit des travailleurs de ne pas exécuter le travail convenu en cas de grève>>; l'arrêt du 7 mai 1984 parle du droit de l'employeur de ne pas faire exécuter le travail convenu en cas de look-out (105). L'arrêt du 21 décembre 1981 estime que la grève ne constitue pas un acte illicite en soi et, le 7 mai 1984, la Cour est d'avis que le look-out n'est pas nécessairement un acte illicite. Il nous semble vraisemblable que la Cour s'est donc inspirée de son arrêt de 1981. Cette recherche de similitude est d'ailleurs en parfaite concordance avec le désir du législateur, exprimé dans les travaux préparatoires de la loi du 19 août 1948 (106). De là notre hypothèse que l'explication de l'usage des mots <<n'est pas néces­sairement 1.m acte illicite >> doit peut-être être cherchée dans le contexte de l'arrêt du 21 décembre 1981 (107).

Nous nous proposons de procéder comme suit : tout d'abord, nous tenterons de trouver une explication plausible pour les mots <<acte illicite>>; ensuite, nous ferons de même pour les mots <<pas nécessaire­ment>> et <<en soi>>. Cet ordre de procéder nous paraît indiqué puisque le terme <<acte illicite>> est d'importance prépondérante dans l'ensemble du passage.

Acte illicite.

L'emploi du terme <<acte illicite>> (en néerlandais << wanprestatie >>) est quelque peu surprenant, puisqu'il a été utilisé dans les deux a~rêts dans

(105) Dans les deux cas, la Cour de cassation se refuse à reconnaître l'existence du droit de grève et du droit de lock-out en tant que tels ; elle se limite à faire du lock-out et de la grève des causes de suspension légale de l'exécution du contrat de travail.

(106) Voy. sous II, 3. (107) Nous avons déjà eu l'occasion de commenter la terminologie employée par

la Cour lors de son arrêt du 21 décembre 1981, voy. RIGAux, M.,<< Omtrent de juridische aard van de werkstaking, kanttekeningen bij het cassatiearrest van 21 december 1981, R. W., 1981-1982, col. 2540 et suiv.

490 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

un contexte de <<responsabilité pontractuelle 1> (108). Il est d'usage d'utiliser dans ce cas les termes de<< faute contractuelle~ ou<< manquement au contrat 1> ; usage qui a été - pour autant que nous sachions - géné­ralement été respecté par la Co-qr de cassation. Comment alors expliquer ce choix de mots?

D'après nous, l'explication se trouve dans le contexte de l'arrêt du 21 décembre 1981. Aussi bien l'arrêt attaqué de la cour du travail de Bruxelles du 24 novembre 1980, que la partie demanderesse dans son moyen, prennent comme point de départ de leur raisonnement concernant la situation juridique de la grève, un passage de l'œuvre de l'avocat général Lenaarts, Inleiding tot het sociaal recht (Introduction au droit social (109). Ce passage est le suivant : <<Ret opzette1ijk niet verrichten van de bedongen arbeid is uiteraard een onrechtmatige daad, aangezien de werknemer de door hem aangegane verbintenis niet ter goeder trouw ten uitvoer brengt, zoals is voorgeschreven door art. 1134 lid 3 B.W. Recht op staking kan maar bestaan in zoverre de wet dit erkent 1> (110). Dans ses conclusions avant l'arrêt du 21 décembre 1981, ce même avocat général Lenaarts confirme cette thèse et l'élabore. La Cour de càssation, qui en'tout cas en ce qui concerne la troisième branche du septième moyen, en vient au même jugement, reprend le terme << onrechtmatige daad 1>

(acte illicite) dans ses considérations (111). Si nous rejetons la supposi­tion d'une confusion de notions élémentaires,, il ne nous reste qu'une seu1e hypothèse pour expliquer l'usage du terme << onrechtmatige daad 1>­

<<acte illicite 1> : le concours de responsabilité. En employant, malgré le ·contexte de l'article 1134 du Code civil dans lequel se situe le fait en que,stion; le terme<< onrechtmatige daad 1> (acte illicite), la Cour et l'avocat général seraient d'avis que la participation à une grève constituerait bien, en ordre principal, une faute contractuelle, mais que ceci n'exclurait pas la possibilité que le fait de la participation soit constitutif de res­ponsabilité sur base de l'article 1382 du Code civil. Cette hypothèse trouve un appui dans le passage suivant des conclusions de l'avocat général Lenaarts : << Erkent de wetgever aileen het recht om de arbeid stop te zetten wegens staking, dan volgt daaruit dat de staking niet meer onrechtmatig kan worden genoemd wegens strijd met art. 1134 B.W.; dus om de enkele reden dat de bedongen arbeid niet wordt verricht. Maar dit houdt nog niet in dat de staking in elk geval rechtmatig is, de rechtmatigheid zou nog op andere gronden kunnen worden aangevochten, bijvoorbeeld wegens de schadelijke gevolgen die uit het niet nakomen van de contractuele verplichtingen voortvloeien (112). La thèse du concours

(108) En effet dans les deux cas il s'agit de l'inexécution par une des parties au contrat d'une obligation essentielle du contrat.

(109) Voy. cour trav. Bruxelles, 24 novembre 1980, R. W., 1980-1981, col. 2266; cass., 21 décembre 1981, R. W., 1981-1982, col. 2532.

(110) Voy. LENAERTS, H., Inleiding tot het Sociaal Recht, Gand-Louvain, 1973, no 284, p. 416. ·

(ll1) Voy. conclusions de l'avocat général H. LENAERTS précédant l'arrêt du 21 décembre 1981, R. W., 1981-1982, col. 2532.

(112) Voy. conclusions de l'avocat général H. LENAERTS, R. W., 1981-1982, col. 2532.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 491

de responsabilité, à laquelle l'avocat général semble faire allusion dans ses conclusions, pouvait sans doute être défendue en 1973, date à laquelle son ouvrage de droit social fut publié; cependant, nous craignons qu'au­jourd'hui cela soit devenu plus difficile. En effet, nous devons constater que la majorité de la doctrine et la majeure partie de la jurisprudence, y compris la jurisprudence de la Cour de cassation, ont opté, depuis plusieurs années, pour une interprétation très restrictive de la possibilité d'un concours de responsabilité. En plus, il nous semble très peu probable que la Cour ait voulu modifier son point de vue à l'occasion de l'arrêt concernant la grève (113).

Pas nécessairement en soi.

L'arrêt du 21 décembre 1981 décide que la grève n'est pas un acte illicite en soi : l'arrêt du 7 mai 1984 précise que le Jock-out<< ne constitue pas nécessairement 1> un acte illicite. Nous remarquons que la terminologie employée dans les deux arrêts par la Cour est quelque peu différente. Le terme <c en soi 1> indique qu'en principe la participation à une grève ne constitue pas un acte illicite. Le terme <c pas nécessairement» indique que le déclenchement d'un Jock-out n'est pas aans tous les cas un acte illicite. Les mots <<en soi 1> - dans le cadre de l'arrêt du 21 décembre 1981 -semblent vouloir indiquer que la grève est en principe 1m acte licite; alors que les termes <c pas nécessairement 1> indiquent plutôt le contraire : le lock-out est, sauf exception, un acte illicite. Nous estimons donc que la terminologie employée par la Cour dans l'arrêt ae 1981 doit être située dans le contexte du passage des conclusions de l'avocat général Lenaarts, tel que nous l'avons déjà cité et commenté. En faisant abstraction durant un instant de nos considérations concernant le con­cours des responsabilités, nous pouvons encore comprendre d'une autre manière la thèse adoptée par la Cour que - <c participer à une grève ne constitue pas un acte illicite •en soi' 1> -. Il nous serait possible d'admettre que la Cour a voulu mesurer la licéité de la participation à la grève à ses conséquences nuisibles (114). Ceci reviendrait à affirmer que participer à une grève ne constitue pas une faute en soi, mais que ces faits revêtent un caractère fautif à partir du moment où leurs conséquences dépasse­raient un certain degré de nocivité. Ainsi, dans une telle hypothèse, la Cour défendrait un système dans lequel l'ordre d'importance des domma-

(ll3) E. DmiX et A. V .AN ÜEVELEN (Verbintenissenrecht [gerechteliike J"aren 1978-1979 en 1979-1980], R. W., 1980-1981, col. 2454 et suiv.) font le point en ce qui concerne la doctrine et la jurisprudence à ce sujet. La plupart des opposants de la thèse de con­cours de responsabilité estiment qu'une action fondée sur la responsabilité quasi délic­tuelle rest~ uniquement possible en cas de concours d'une faute contractuelle avec une faute sanctionnée pénalement. Dans le cas des conflits collectifs du travail, le concours resterait possible pour une grève ou un lock-out, qui enfreindrait la loi pénale. Par exemple une grève ou un lock-out, qui tomberait sous le coup de l'article 4 de la loi du 24 mai 1921 concemant la liberté d'association.

(ll4) Les remarques formulées à propos de la grève ne sont donc pas valables en matière de lock-out. Voy. le commentaire concernant les termes Cf op zichzelf•1 (en soi) utilisés dans l'arrêt du 21 décembre 1981 : R. W., 1981-1982, col. 2532.

492 REVUE CRITIQUE. DE JURISPRUDENCE BELGE

ges causés déterminerait l'existence de la faute. Ce qui est, faut-il le souligner, en opposition complète avec les systèmes de responsabilité élaborés par le ·Code civil, où l'existence de la faute est indépendante du dommage causé.

De ce qui précède, nous croyons pouvoir retenir que, contrairement à ce que laisse entendre l'arrêt en question, aucun fait, qui a trait à la grève en tant que telle, ne peut donner lieu à des sanctions juridiques dans le cadre de la responsabilité contractuelle ni dans le cadre de la responsabilité aquilienne, exception faite toutefois des grèves ou lock-out, contraires à la loi pénale. Citons l'exemple d'une grève qui réunirait tous les éléments constitutifs des délits décrits par l'article 4 de la loi du 24 mai 1921 relative à la liberté d'association (115). Mais, en dehors de cette exception, il ~ous paraît que seuls des faits accompagnant les grèves peuvent engendrer. une ·responsabilité contractuelle ou aquilienne (116),

Nonobstant la contradiction manifeste (avec la première partie de son raisonnement) qui en résulte, la Cour dans son arrêt du 7 mai 1984 semble (en utilis~nt les termes<< pas .nécessairement 1>) se prononcer pour une illicéité de principe du lock-out. Les mots << pas nécessairement ;>

semblent en effet vouloir exp~imer que sauf exception le lock-out est un acte illicite. L'exception à laquelle la Cour pa~aît faire référence est celle où le lock-out coïncide avec l'exception. d'inexécution ou avec une situation de force majeure. Mais, nous rejoignons alors notre première hypothèse, dont nous avons démontré l'incohérence. L'hypothèse du parallélisme ne résout donc qu'en partie les problèmes dans la mesure où elle ne nous fournit que partiellement une explication pl~usible (117},

4.5. Conclusion .concernant l'examen des différentes hypothèses.

Aucune des hypothèses n'est en mesure de nous apporter une explica­tion valable à l'ensemble des questions soulevées par l'arrêt. Seule l'hypothèse du parallélisme a· réussi à résoudre quelques . problèmes d'interprétation (118). En effet, l'examen de la dernière hypothèse a démontré que la recherche par la Cour d'un certain parallélisme n'explique pas la référence aux << techniques du droit civil 1> faite par la Cour.

S'il s'avère donc très probable que la Cour s'est laissée guider par les principes qu'elle avait adoptés en matière de grève, la question se pose avec d'autant plus de force de savoir pourquoi la Cour n'est pas allée jusqu'au bout du parallélisme. Il semble que la plus haute instance judiciaire du pays ait hésité devant les conséquences considérables d'une reconnaissance sans réserve du droit pour l'employeur de ne pas exécuter

(115) Voy. note 113. (116) Nous pensons en premier lieu aux différentes formes et manifestations de

violence qui peuvent accompagner les conflits collectifs du travail. (117) Les quatre hypothèses examinées ci-dessus avaient en commun qu'elles

rejetaient l'idée que l'arrêt de la Cour de cassation était techniquement critiquable. Aucune des hypothèses avancées n'a réussi à nous fournir une explication valable pour l'ensemble de l'arrêt.

(118) ·La thèse formulée sous II, 4, 4, nous fournit une explication pour l'utilisation par la Cour des termes << pas nécessairement un acte illicite li.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 493

son' obligation de faire travaillèr le personnel eil cas dè lock-out. La Cour n'a pas voulu tirer les conclusions qu'elle était forcée de déduire de la loi du 19 août 1948 et de ses travaux préparatoires; conséquences qu'elle a ·cependant tirées en matière de grève. Consciente de la respon­sabilité qui lui incombait et des répercussions possibles que pouvait avoir une reconnaissance sans réserve du droit de lock-out (reconnais~ sance qui s'imposait à cause de son choix de la loi du 19 août 1948 comme base de son raisonnement), la Cour a cherché à modérer sa prise de position. Malheureusement, le choix des moyens destinés à réaliser cette modération nous paraît peu heureux. En introduisant dans son raisonnement les exceptions de force majeure et d'inexécution, elle en a compromis la logique. La notion de force majeure est incompatible avec celle de lock-out (implicitement adoptée par la Cour à travers son choix de la loi de 1948) et le recours à la technique de l'exception d'inexé­cution est presque aussi impossible à concilier avec le déclenchement du lock-out. Le résultat est regrettable : un arrêt, non exempt de con­tradiction, qui laisse dans l'incertitude.

Ill. - LE LOOK-OUT : DROIT DE SUSPENSION LÉGALE

DE L'EXÉCUTION DU CONTRAT DE TRAVAIL:

UN POINT DE VUE.

Les hésitations, dont a fait preuve la Cour dans son arrêt du 7 mai 1984, empêchent que cette décision devienne un élément décisif dans la discus­sion jurisprudentielle et doctrinale concernant le problème juridique du look-out et de ses effets sur le contrat de travail. Cette discussion s'est déroulée en marge et à l'ombre de celle concernant la grève et ses effets sur ce même contrat (119).

En ce qui nous concerne, et ce indépendamment de toute considération d'ordre politique, il nous paraît qu'il existe des indications sérieuses et indubitables que le droit de lock-out de l'employeur fait partie de notre ordre juridique. En droit interne belge, l'attitude du législateur dans le contexte de la loi du 19 août 1948 est significative. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le préciser, il ressort de la loi de 1948 et de ses travaux préparatoires trois principes : la reconnaissance par le législateur du droit de lock-out et du droit de grève sur un pied d'égalité; le désir du législateur de laisser aux interlocuteurs sociaux le soin de réglementer d'un commun accord le recours et le déroulement de la grève et du lock-out par le biais des conventions collectives de travail; sa volonté de n'intervenir directement que si les intérêts de la communauté sont en cause (120). L'attitude du législateur est demeurée inchangée jusqu'à nos jours. Ce qui signifie que le législateur a estimé que l'inégalité

(119) « ... à l'ombre de ... l): La doctrine belge a trop souvent traité la problématique juridique du lock-out comme une annexe de la problématique de la grève. Le fait que le patronat belge a eu très peu recours au lock-out explique, comme DESOLRE (op. cit., p. 63), le fait remarquer à juste titre, le peu d'intérêt porté par la doctrine au problème.

(120) Voy. sous II, 3.

494 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

des parties qui caractérise les relations individuelles du travail et qui est à la base même de notre législation sociale, disparaît au niveau des relà­tions collectives (121). La Charte sociale européenne, <<en voie>> de rati­fication par notre pays, reconnaît elle aussi le droit de l'employeur ou des organisations d'employeurs au lock-out (122). Alors. que le droit interne ne pose aucune condition au recours au look-out, la Charte sociale européenne exige le respect des conventions collectives de travail (123).

Le recours au lock-out neeonstitue pas seulement un droit dans le chef âes employeurs, il engendre aussi et ce à cause· de son statut de droit une suspension légale de l'exécution du contrat de travail (124). Très récemment, le législateur semble avoir apporté un appui à cette thèse, puisque l'article 58 de la loi de redressement du 22 janvier 1985, article qui insère dans la loi du 3 juillet 1978 une disposition llter, reconnaît indirectement mais explicitement au look-out et à la grève un effet suspensif sur le contrat de travail (125).

(121) Ceci est aussi l'avis de la cour du travail de Mons dans son arrêt du 29 juin 1981, R.D.S., 1981, p. 431.

(122) L'article 6, § 4, de la Charte sociale européenne a trait au droit d'action collective des employeurs et des travailleurs. A propos de cet article, ZANETTI (Droit à une rémunération équitable, droit syndical, droit ·de négociation collective, La Charte sociale européenne - dix ans d'application, Colloque; Bruxelles, 14-15 octobre 1976, p. 13), écrit ce qui suit :

«D'autre nature est le paragraphe 4 de l'article 6. Ce paragraphe demande à l'Etat de reconnaître le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d'intérêt, à savoir le droit de recourir à des moyens de lutte du travail.

» D'une manière plus concrète, ce paragraphe consacre le droit de grève pour les travailleurs et le droit de look-out pour les employeurs. Nous limitons les considérations qui suivent au droit de grève, étant entendu qu'elles sont valables aussi, vice versa, du moins en principe, pour le droit de look-out des employeurs. »

La Charte sociale européenne fut élaborée dans le cadre juridique du Conseil de l'Europe et signée par les Etats membres le 18 octobre 1961 à Turin. La Charte a été admise par le conseil de la Communauté française dans son décret du 8 juillet 1983, Mon. belge, 18 août 1983.

(123) Voy. art. 6 de la Charte. Le droit de grève et le droit de look-out existent en fonction de la négociation collective ; d'où la possibilité pour les partenaires sociaux de limiter le recours aux moyens d'action, au moyen des conventions collectives. Droit syndical, droit d'action collective et droit de négociation collective forment un triptyque dans le cadre de la Charte. Voy. ZANETTI, B., op. cit., p. 4.

(124) L'exercice d'un droit ne peut donner lieu (sauf à de rares exceptions près : p.e. l'abus de droit) à une faute dans le chef du titulaire. Ainsi l'exercice du droit de

, look-out ne peut-il donner lieu à une interruption fautive de l'exécution du contrat. L'exercice du droit de look-out constitue une cause de suspension légale du contrat de travail au même titre que l'exercice du droit de grève.

(125) L'article liter de la loi du 3 juillet 1978 stipule que : <<Celui qui remplace un travailleur dont l'exécution du contrat est suspendue pour un motif autre que le manque de travail résultant de causes économiques, d'intempéries, de grève ou de look-out, peut être engagé dans des conditions qui dérogent aux règles prév:ues par la présente loi en ce qui concerne la durée du contrat et le délai de préavis ... l),

Voy. la loi de redressement concernant des dispositions sociales du 22 janvier 1985, Mon., 24 janvier 1985 .

. . . il reconnaît indirectement mais explicitement ... : indirectement : puisque la recon­naissance de l'effet suspensif se fait dans le cadre d'une disposition ayant trait au contrat de remplacement ; explicitement : puisque le look-out et la grève sont mentionnés à côté d'autres causes de suspension légale.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 495

Le droit de lock-out ne possède aucunement un caractère absolu. Des restrictions résultent de règles d'ordre public. Ainsi, l'employeur devra se garder de déclencher un lock-out dont le but serait en contra­diction avec les principes de liberté syndicale, tels qu'ils ont été garantis par la loi du 24 mai 1921 (126).

L'employeur devra aussi respecter les mesures préconisées dans le cadre de la loi concernant les prestations d'intérêt public en temps de paix; comme il se verra obligé de se conformer à la législation relative au maintien de l'ordre et les réquisitions (127). L'employeur qui s'abstien­drait, lors de l'usage de son droit de lock-out, de respecter ces règles risquerait des sanctions tant pénales que civiles (128).

L'exercice du droit de lock-out connaît aussi des restrictions de nature conventionnelle. Ainsi l'employeu,r peut avoir consenti à limiter l'exercice de son droit de lock-out dans une convention collective de travail ou un contrat individuel de travail. Voyons un peu de plus près ces deux types de restrictions conventionnelles.

Les limitations et restrictions conventionnelles au droit de lock-out insérées dans les conventions collectives de travail se présentent sous deux formes : les clauses garantissant la paix sociale et les clauses ayant trait à la procédure de conciliation en cas de conflits collectifs du travail (129). En ce qui concerne les clauses de paix sociale, la doctrine fait généralement la distinction entre les clauses à portée relative et les clauses à portée absolue. En principe le devoir de paix sociale n'est que relatif, en ce sens que les parties à la convention collective de travail sont obligées de s'abstenir, pendant la durée de la convention, de recourir à des moyens de pression, visant à modifier le contenu de celle-ci (130). Le devoir de paix sociale à caractère relatif est supposé appartenir à l'essence même de la convention collective. En l'absence de clauses expresses, le devoir de paix sociale doit être interprété restrictivement. En d'autres termes, le devoir de paix sociale est censé être présent dans chaque convention, même s'il ne s'y trouve pas mentionné. En l'absence de mention explicite, la portée du devoir sera toujours relative. Les parties à la convention sont libres d'étendre la portée du devoir de paix sociale à des matières qui ne font pas l'objet de la convention collective; il leur est même possible de convenir que le devoir s'étendra à toutes les matières suscep-

(126) Voy. article 4 de la loi du 24 mai 1921. L'employeur devra aussi tenir compte, dans l'exercice de son droit, des obligations, que lui impose la loi du 19 août 1948.

(127) Les mêmes restrictions touchent l'exercice du droit de grève. Voy. à ce propos RIGAUX, M., Stakiny en bezettiny naar Belyisch recht, Anvers, 1979, p. 129 à 131.

(128) L'employeur qui organise un lock-out en négligeant les obligations que lui impose la loi du 19 août 1948, tombera sous le coup des sanctions pénales prévues par l'article 7bis de la même loi.

(129) Les procédures de médiation et de conciliation constituent une restriction à l'exercice du droit de grève et de lock-out dans la mesure où ces procédures tentent de prévenir et d'éviter les conflits collectifs du travail.

(130) Voy. à ce propos PETIT, J., De collectieve arbeidsovereenkomsten en de paritaire comités, Bruxelles, 1969, p. 128, n° 189; PmoN, J., et DENIS, P., Le droit des relations collectives du travail en Belgique, Bruxelles, 1970, p. 67 et 68.

496 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

tibles de négociation collective. Dans ce dernier cas, la doctrine parle d'une clause de paix sociale à portée absolue (131). De telles clauses doivent toujours être explicitées dans les conventions. Explicite ou implicite, chaque clause de paix sociale ressortit à la partie de la con­vention collective qui est créatrice d'obligation (132).

L'exercice du droit de lock-out, comme l'exercice du droit de grève d'ailleurs, fait l'objet d'une réglementation conventionnelle, établie par convention collective de travail. En effet, pour les différents secteurs de l'économie, des procédures de médiation et de conciliation ont été élaborées par les interlocuteurs sociaux à l'aide de conventions (133). Ces procédures contiennent généralement deux parties : l'une dite préventive, qui a pour but d'éviter le recours à des moyens de pression comme grève et lock-out et une partie dite curative, qui énumère les moyens servant à restaurer la paix sociale, une fois le conflit éclaté (134). Dans la mesure où une procédure de conciliation est préventive, elle réglemente et donc limite aussi l'exercice du droit de lock-out. Les clauses de conventions collectives ayant trait aux procédures de conciliation ou de médiation peuvent selon les cas appartenir. à la partie normative ou obligatoire de la convention, et plus précisément à la partie normative collective. En effet, les clauses en question ont pour objet de réglementer les relations collectives du travail au niveau du secteur ou de l'entreprise (135).

La valeur juridique d'une convention ou d'une. clause de convention se mesure à sa force obligatoire et à la possibilité d'en voir sanctionner la. non-application par le juge. La question de la valeur juridique des clauses obligatoires et normatives collectives de la convention collective de travail a donné lieu à des thèses et à des prises de position doctrinales diverses et parfois contradictoires. Les conséquences politiques du pro, blème ne sont certainement pas étrangères à cette situation, ni d'ailleurs 1.me certaine ambiguïté créée par le législateur (136). Avant de pouvoir

(131) Voy. à propos du devoir de paix sociale à portée absolue : BLANPAIN, R., De collectieve arbeidsovereenkomst en de vredesplicht naar Belgisch recht, Belgisch inter­universitair centrum voor sociaal recht, Journée d'étude du 23 mai 1964, p. 7 à 9; BLANPAIN, R., Handboelc van het Belgisch Arbeidsrecht, 1, Gollectief Arbeidsrecht, Gand, 1966, p. 34, n° 51 ; BLANPAIN, R., De collectieve arbeidsovereenkomst, Bruges, 1970, p. 38.

(132) Les clauses de paix sociale à portée absolue figurent généralement dans certains types de conventions collectives de travail. Il s'agit en premier lieu des con­ventions collectives de travail concernant les <c fonds de sécurité d'existence» et les conventions concernant <c les avantages réservés aux syndiqués J), Voy. à ce propos AERTS, J., Het voorbehouden van voordelen aan gesyndiceerde werknemers, Thèse, Louvain, 1967, p. 208; PAPIER-JAMOULLE, M., et DAVID, A. F., <c Les conventions collectives et les avantages réservés aux syndiqués ,>, J.T.T., 1972, p. 226 et suiv.

(133) Voy. RIGAUX, M., <cRet Belgisch stelsel van collectieve arbeidsverhoudingen, een beknopte juridische schets ,>, J.T.T., 1983, p. 189. · (134) Les procédures de conciliation sont loin d'être uniformes; néanmoins elles se ressemblent en ce qui concerne les différentes étapes dans les procédures.

(135) Voy. à ce propos l'étude faite par DEsoLRE, G., « Staking en bezetting in het Belgisch arbeidsrecht- de recentste evolutie ,>,Bull. Inst. Arb., n° 5, p. lOO. '

(136) Le problème de l'ambiguïté causée par le législateur se pose surtout dans le contexte de l'article 4 de la loi du 5 décembre 1968, voy. ci-dessus.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 497

répondre à la question de savoir si le non-respect par l'employeur en cas de lock-out des clauses de paix sociale ou de procédures de médiation, engage la responsabilité contractuelle de celui-ci, il nous faudra traiter de la force obligatoire des clauses en question et de la possibilité de voir leur non-application sanctionnée par le juge. Les problèmes se présentent autrement selon qu'on les examine sous l'angle de l'employeur ou celui des organisations syndicales de travailleurs. Cette distinction s'impose à cause de l'absence de personnalité juridique dans le chef de ce dernier. Ainsi le non-respect des clauses de paix sociale et de procédure de média­tion par ces organisations se verra très difficilement sanctionné. De là, la thèse, adoptée par certains auteurs que, dans le chef des organisations syndicales, les clauses de paix sociale et de médiation ne possèdent en pratique qu'une valeur morale ou politique (137). La question se présente tout autrement, comme nous le verrons, dans le chef de l'employeur. Afin d'éviter tout malentendu, nous nous proposons de traiter les dif­férentes possibilités séparément.

a) Le non-respect par l'employeur en cas de lock-out des clauses de paix sociale.

La force obligatoire des clauses obligatoires se limite aux parties à la convention collective. Ainsi, et ce conformément aux articles 5 et 19 de la loi du 5 décembre 1968, seront liés par les clauses de paix sociale, selon le cas : les organisations représentatives de travailleurs, les orga­nisations représentatives d'employeurs, un ou plusieurs employeurs (138). La responsabilité contractuelle de l'employeur n'est engagée que s'il est partie à la ·convention ou s'il est devenu partie en y adhérant. C'est seulement dans les cas où l'employeur est partie, que son recours au droit de lock-out pourra être limité par le devoir de paix sociale. Donc l'em­ployeur qui n'est lié par la convention qu'à travers l'organisation dont il fait partie ne verra pas restreint l'exercice de son droit de lock-out. Dans ce dernier cas, l'organisation patronale sera liée par la clause de paix sociale (139). Afin de pouvoir juger de la responsabilité éventuelle de l'employeur, partie à la convention, il est nécessaire de connaître la portée du devoir de paix sociale. S'il apparaît de l'examen du texte de la convention qu'il s'agit d'un devoir absolu, chaque recours au lock-out pendant que la convention est en vigueur, constituera une violation de la clause. La responsabilité de l'employeur sera en cause (140). En cas de devoir de paix sociale à portée relative, il ne sera question de violation

(137) ((Une valeur morale ou politique l) :voy. BLANPAIN, R., Schets van het Belgisch arbeidsrecht, Bruges, 1983, p. 296, n° 501; RIGAUX, M., (1 Omtrent de juridische toelaat­baarheid van spontane stakingsacties l), R. W., 1978-1979, col. 1620 et suiv.

(138) Voy. art. 5 et 19 de la loi du 5 décembre 1968; voy. PETIT, J., op. cit., ibid.; PmoN, J., et DENIS, P., op. cit., p. 68.

(139) L'absence de personnalité juridique dans le chef de certaines organisations patronales fait que pour elles aussi les clauses de paix sociale n'ont qu'une valeur <1 morale ou politique l),

(140) Le juge appréciera en tenant compte des critères usuels, c'est-à-dire la culpa levis in abstracto, la faute que le <' bon père de famille )) n'aurait pas commise.

498 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

et donc de responsabilité que si l'employeur utilise le lock-out afin de remettre en cause une question faisant l'objet de la convention collective à laquelle il est partie (141). Il conserve son droit de recours au lock-out pour ce qui est des matières étrangères à la convention.

La violation d'une clause de paix sociale par l'employeur, partie à la convention engage sa responsabilité contractuelle vis-à-vis de la contre­partie. Dans notre cas, la partie lésée sera presque toujours l'organisation ou les organisations représentatives de travailleurs, avec lesquelles l'em­ployeur avait contracté (142). Il est donc exclu par la nature·des choses que le travailleur individuel puisse faire appel à la violation par l'em­ployeur d'une clause de paix sociale pour réclamer des dommages-intérêts puisqu'il demeure étranger aux clauses obligatoires du contrat collectif de travail (143).

Ceci nous mène directement à la seconde question concernant la valeur juridique des clauses de paix sociale : est-il possible, pour la partie lésée, de faire sanctionner par le juge la non-application des clauses? La réponse à cette question exige une réponse à deux autres questions: l'organisation syndicale a-t-elle qualité pour exercer une action en justice fondée sur les clauses obligatoires d'une convention collective et si oui quelles actions peut-elle intenter? Le tribunal du travail est-il compétent pour trancher en matière de conflits collectifs. du travail?

- L'organisation représentative de travailleurs possède-t-elle la qualité pour ester en justice à propos des clauses obligatoires d'une convention collective?

Nous le croyons. En effet, il ressort de l'article 4, alinéa 1er, de la loi de. 1968 concernant les conventions collectives de travail et des travaux préparatoires de cette même loi que le législateur n'a pas limité le droit des organisations représentatives de travailleurs à ester en justice aux seules clauses normatives de la convention (144). Il est donc possible pour ces organisations d'ester en justice aussi bien en tant que deman­deur qu'en tant que défendeur à propos de clauses obligatoires et donc à propos de clauses de paix sociale. En cas de non-respect par l'employeur partie à une convention collective de travail, l'organisation représen­tative des travailleurs pourra intenter les actions suivantes } une action en résolution ou en exécution et une action en dommages-intérêts. En

(141) Voy., à propos de la portée d'un devoir de paix sociale d'ordre relatif, PETIT, J., op. cit., p. 36, n° 49 .

. (142) En effet, par définition les travailleurs individuels demeurent étrangers aux clauses obligatoires des conventions collectives, voy. FRANÇOIS, L., Théorie des relations collectives du travail en droit belge, Bruxelles, 1980, p. 115, n° 70.

(143) En matière de grèves spontanées, une certaine jurisprudence a cru utile et nécessaire << d'individualiser )) le devoir de paix sociale, afin de pouvoir justifier le congé pour motif grave de travailleurs qui avaient participé à ou mené une action spontanée, voy. cour trav., 5 février 1973, R.D.S., 1973, p. 294; trlb. trav. Charleroi, 29 octobre et 24 décembre 1973, R.D.S., 1974, p. 14 et 35.

(144) Voy. LENAERTS, H., Sociaal procesrecht, Gand, 1968, p. 42 et 43, n° 26; PETIT, J., << Arbeidsgerechten en sociaal procesrecht )), A.P.R., 1980, p. 134, n° 191.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 499

effet, la réserve que fait la loi concernant la possibilité d'intenter une action en payement de dommages-intérêts n'est valable que pour les organisations d'employeurs ou de travailleurs et non pour les employeurs individuels, parties à la convention (145).

- Le tribunal du travail est-il compétent pour tmncher en matière de conflits collectifs du travail?

Ici aussi nous estimons devoir répondre par l'affirmative et ce en dépit du fait que l'article 578 du Code judiciaire donne l'impression que le tribunal.de travail n'est compétent qu'en matières de conflits indivi­duels du travail (146). En effet, la lecture des travaux préparatoires de la loi de 1968, qui a modifié à ce sujet le Code judiciaire, fait apparaître que le législateur a employé le terme << collectif)) en tant que synonyme de conflits d'intérêt. Il est donc exclu que le juge soit compétent pour juger des revendications formulées par les parties lors d'un conflit collectif du travail. Mais ce même juge sera parfaitement compétent pour apprécier le non-respect d'une clause obligatoire de paix sociale, puisqu'il s'agit d'un conflit de droit (147). ·

Le non-respect par l'employeur d'une clause de paix sociale peut donc engendrer la question de la responsabilité de celui-ci, s'il apparaît que l'employeur a commis une faute en exerçant son droit de look-out en dépit du devoir de paix sociale. Comme la convention collective de travail constitue un contrat, les règles de droit civil seront applicables, exception faite toutefois de toutes les matières qui font l'objet d'un règlement spécifique dans la loi du 5 décembre 1968 (148). En l'espèce, cette constatation implique qu'en cas de non-respect par l'employeur d'une clause de paix sociale qui le lie, sa conduite sera évaluée par le juge en tenant compte des critères usuels en matière de responsabilité con­tractuelle (149).

b) Le non-respect par l'employeur, en cas de lock-out, des clauses concer­nant la procédure de médiation et de concÜiation.

La problématique se présente différemment selon que les clauses possèdent un caractère obligatoire ou normatif collectif. En effet, dans

(145) Voy. VAN CoMPERNOLLE, J., Le droit d'action en justice des groupements, Bruxelles, 1972, p. ll2 et ll3.

(146) Voy. LENAERTS, H., op. cit., ibid.; PETIT, J., op. cit., ibid. (147) Compétence du tribunal en matière de clauses obligatoires: la plupart des auteurs

estime que le juge peut prendre connaissance des conflits concernant les clauses obliga­toires dans les limites de l'article 4 de la loi du 5 décembre 1968; voy. LE BRUN, J., «Convention collective et puissance publique,,, ves Journées d'étude Jean Dabin, Bruxelles, 1969, p. 17; VEROUGSTRAETE, W., De rechtspleging voor de nieuwe arbeids­gerechten, Heule, 1871, n° 17; PIRON, J., et DENIS, P., op. cit., p. 35 et 92; V AN COMPER­NOLLE, J., op. cit., p. 114.

Conflits individuels : voy. LENAERTs, H., op. cit., ibid. ; trib. trav. Charleroi, 7 mai 1979, note J. PIRON, R.D.S., 1979, p. 305.

(148) Voy. PETIT, J., De collectieve arbeidsovereenkomsten en de paritaire comités, Bruxelles, 1969, p. 23 et .suiv., n° 28 et suiv.

(149) Voy. note 140.

500 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

le premier cas, aussi bien les données du problème que les solutions. pré­conisées sont identiques à celles élaborées dans le cas des clauses de paix sociale (150). S'il s'agit par contre de clauses à caractère normatif col­lectif, la situation est quelque peu différente. En effet, par . définition, les clauses normatives collectives ne règlent pas les droits et obllgations des parties contractantes, comme c'était le cas des clauses obligatoires, mais traitent des relations collectives de travail au niveau du secteur ou au niveau de l'entreprise. Les clauses normatives collectives ne lient donc pas seulement l'organisation patronale ou l'employeur, partie au.contrat, mais aussi les employeurs qui sont membres de l'organisation patronale liée et même les employeurs, ne faisant pas partie d'une organisation d'employeurs pour autant qu'il s'agisse d'une convention collective dont la force obligatoire a été étendue par arrêté royal et que l'entreprise de l'employeur se trouve dans le ressort de l'organe paritaire dans lequel la convention a été conclue (151). Ainsi, tout employeur lié par la procédure de conciliation à caractère collectif normatif se rendra coupable de violation des clauses en question, dès l'instant oi1 il déclencherait un lock-out en méprisant toute tentative de médiation (152). En pareil cas, il nous semble qu'aussi bien l'organisation représentative des travailleurs que le travailleur individuel peuvent ester en justice. En effet, le droit des organisations d'ester en justice peut être déduit de l'article 4, alinéa 1er,

de la loi de 1968 (153). Pour ce qui est du travailleur individuel, la doctrine lui reconnaît généralement un pareil droit, dès l'instant où il est en mesure de faire valoir un intérêt. Il sera donc possible pour le travailleur individuel d'intenter une action en payement de dommages­intérêts contre l'employeur qui a refusé de respecter la procédure de médiation, si le travailleur démontre qu'il avait intérêt à ce que l'em­ployeur se conforme aux obligations prescrites par la procédure de conciliation ou de médiation (154).

Tout comme c'était le cas pour les clauses de paix sociale, le juge appré­ciera et évaluera la responsabilité de l'employeur en faisant appel aux critères applicables en matière de responsabilité contractuelle (155).

Un second type de restrictions conventionnelles à l'exercice du droit de lock-out est constitué par celles qui découlent de clauses incorporées

(150) En ce qui concerne le caractère des clauses relatives à la médiation ou à la conciliation, voy. DESOLRE, G., op. cit., ibid.; RIGAUX, M., Staking en bezetting naar Belgisch recht, Anvers, 1979, p. 342 et suiv.

(151) Ce n'est que le résultat normal de l'application du procédé de l'extension de la force obligatoire, prévu par la loi du 5 décembre 1968; voy. PrnoN, J., et DENIS, P., op. cit., p. 63 et suiv.

(152) Le non-respect par un employeur lié par une convention, dont la force obliga­toire a été étendue, d'une clause normative collective peut éventuellement aussi engen­drer sa responsabilité pénale. En effet, la loi du 5 décembre 1968 prévoit des sanctions pénales pour les employeurs qui oseraient appliquer une telle convention, voy. les articles 56 à 61 de la loi concernant les conventions collectives de travail.

(153) Voy. PETIT, J., op. cit., p. 306 et suiv., n° 417 et suiv. (154) Voy. à propos de l'intér~t, PrnoN, J., et DENIS, P., op. cit., p. 90 et 91. (155) Voy. note 140.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 501

dans le contrat individuel de travail. Le non-respect par l'employeur de pareilles clauses peut entraîner sa responsabilité contractuelle. Dans ce contexte, il appartient aux travailleurs individuels concernés d'intenter une action en justice (156). Le juge du travail appréciera en appliquant les critères usuels de la responsabilité contractuelle.

MARc RIGAUX,

CHARGÉ DE COURS

À L'UNIVERSITÉ n'ANVERS (U.I.A.)

ET À LA VRIJE UNIVERSITEIT BRUSSEL.

(156) En effet, l'organisation syndicale demeure étrangère aux stipulations du con­trat individuel du travail.

502 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Cour de cassation, 3e chambre, 16 mai 1983.

Président : M. MEEÙS, président de section.

Rapporteur: M. KREIT.

Conclusions contraires : M. DucHATELET, premier av()cat général.

Plaidants: MM. KmKPATRICK et BüTZLER

DROIT SOCIAL.- CoNsEIL n'ENTREPRISE ET coMITÉ DE sÉ­CURITÉ ET D'HYGIÈNE. - CANDIDAT AUX ÉLECTIONS. -LicENCIEMENT. - DEMANDE DE RÉINTÉGRATION. - NoN­FONDEMENT.

En vertu de l'article 1erbis, § 7, alinéa 1er, 1°, de la loi du 10 juin 1952, modifié par l'arrêté royal n° 4 du 11 octobre 1978, l'em­ployeur visé au paragraphe 5, qui ne réintègre pas dans l'entre­prise le travailleur licencié dans les trente jours de la demande de réintégration, est tenu de lui payer une indemnité égale à la rémunération pour la période restant à courir jusqu'à l'expira­tion du mandat.

Il résulte des termes de cette disposition que le législateur n'a visé que les délégués du personnel au comité de sécurité, d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, effectifs et suppléants, à l'exclusion des candidats non él?..ts, lesquels ne sont pas pourvus d'un mandat.

(SOCIÉTÉ ANONYME << FERGUSON MACHINE COMPANY>> o. AMICO.)

ARRÊT.

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 17 mai 1982 par la cour du travail de Bruxelles ;

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 503

Sur le moyen pris de la violation de l'article 1 erbis, spéciale­ment § 7, alinéa 1er, 1o, de la loi du 10 juin 1952, concernant la santé et la sécurité des travaille urs, ainsi que la salubrité du travail et des lieux de travail, modifié par l'article 10, § 7, de l'arrêté royal no 4 du Il octobre 1978,

en ce que, après avoir constaté que le défendeur a été engagé par la demanderesse comme ouvrier ajusteur le 4 avril 1977; que le 13 février 1977, le S)ïldicat fit parvenir à la demanderesse une liste des candidats ouvriers au comité de sécurité et d'hygiène qu'il se proposait de présenter aux élections sociales, liste sur laquelle le défendeur figurait en cinquième position; que le 2 mars 1979, la demanderesse a notifié au défendeur son congé moyennant un préavis de quatre semaines prenant cours le 5 mars 1979 pour se terminer le 1er avrill_979; qu'elle a dispensé le défendeur de prester son préavis et lui a payé l'indemnité compensatoire de préavis; que par lettre du 5 mars 1979, le défendeur fit une demande de réintégration; que celle-ci lui fut refusée par lettre de la demanderesse du 8 mars 1979; que la demanderesse ne conteste pas avoir licencié le défendeur en vio­lation de l'article Ierbis, §§ 2 et 4, de ladite loi du 10 juin 1952 et lui a payé en conséquence J'indemnité de deux ans de rémuné­ration à laquelle le défendeur avait droit par application de l'article 1 erbis, § 7, alinéa 1er, 2°, de ladite loi du 10 juin 1952 et sans dénier que le défendeur ne fut pas élu aux élections sociales pour lesquelles il était candidat, l'arrêt, par confirmation du jugement dont appel, condamne la demanderesse à payer au défendeur une indemnité de 1.910.183 francs en principal en vertu du paragraphe 7, alinéa 1er, 1°, de ladite loi du 10 juin 1952, aux motifs<< que la disposition légale vise tant les travail­leurs élus que les candidats; ... que le paragraphe 7 sanctionne le co~ portement de l'employeur qui ne réintègre pas le travailleur par l'obligation de lui payer une indemnité égale aux montants mentionnés aux 1° et 2°; que, de cet énoncé, il résulte clairement que le 1° et le 2° forment les éléments indissolubles de l'indem­nité de protection due au travailleur licencié>>,

alors que, aux termes de l'article Ierbis, § 7, alinéa Ier, de ladite loi du 10 juin 1952, modifié par l'article 10, § 7, de l'arrêté royal n° 4 du Il octobre 1978, <<l'employeur visé au paragraphe 5 (c'est-à-dire saisi d'une demande de réintégration d'un membre

Revue Critique, 1986, 3 - 32

504 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

représentant le personnel ou d'un candidat, licencié en contra­vention au paragraphe 2 qui ne réintègre pas dans l'entreprise le travailleur licencié dans les trente jours de la demande de réin­tégration, est tenu de payer ... une indemnité égale : 1° à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat; 2o à la rémunération en cours correspondant à la durée de deux ans lorsqu'il co~pte moins de dix années de service, trois ans lorsqu'il compte de dix à moins de vingt années de service, quatre ans lorsqu'il compte vingt années de service ou plus dans l'entreprise>>; que dans le paragraphe 1° ci-dessus repro­duit, les mots <<du mandat >> et <<la rémunération>> visent le mandat, la rémunération du travailleur licencié dont la réinté­gration a été demandée; que, d'ailleurs, chaque fois que l'expres­sion ((le mandat)) est utilisée sans autre précision dans l'ar­ticle 1erbis de ladite loi du 10 juin 1952, il s'agit toujours du mandat d'un représentant déterminé du personnel (article 1 erbis, § 1er, 5o : << révocation du mandat >>; 50 : << maintien du man­dat>>); que, dès lors, si le travailleur licencié est un candidat qui n'a pas été élu et qui, partant, n'a été investi d'aucun mandat de représentant du personnel, il ne peut, en vertu des termes mêmes de la loi, prétendre à la partie de l'indemnité prévue au Jo, mais seulement à la partie de l'indemnité prévue au 2°; que l'interprétation de la demanderesse, commandée par le texte de la loi, est confirmée par le rapport au Roi précédant l'arrêté royal no 4 du Il octobre 1978, au sujet de l'article 5, § 4, de cet arrêté, qui introduit, à propos des conseils d'entreprise, une dis­position identique à ceile que l'article 10, § 7, a introduite dans l'article Jerbis, § 7, de ladite loi de 1952 : <<L'article 5, § 4, a pour objectif de prévenir tout licenciement irrégulier pouvant aboutir au démantèlement de la représentation syndicale >>; que le licenciement d'un candidat non élu, qu'il intervienne avant ou après l'élection, ne peut <<aboutir a~ démantèlement de la représentation syndicale>>, laquelle ne comprend que les repré­sentants élus; d'où il suit que, en accordant au défendeur, can­didat non élu, l'indemnité visée au 1° de l'article Jerbis, § 7, alinéa Jer, de ladite loi du 10 juin 1952, l'arrêt viole la disposition visée au moyen:

Attendu qu'en vertu de l'article Jerbis, § 7, alinéa Jer, 1°, de la loi du 10 juin 1952, modifié par l'arrêté royal n° 4 du Il octobre 1978, l'employeur visé au paragraphe 5~ qui ne réintègre pas dans

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 505

l'entreprise le travailleur licencié dans ]es trente jours de la demande de réintégration~ est tenu de lui payer une indemnité égale à la rémunération pour la période restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat;

Attendu qu'il résulte des termes de cette disposition que le législateur n'a visé que les délégués du personnel au comité de sécurité, d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, effectifs et suppléants, à l'exclusion des candidats non élus, lesquels ne sont pas pourvus d'un mandat;

Attendu qu'en décidant que le défendeur, dont l'arrêt constate que, candidat aux élections audit comité, il n'avait pas été élu, pouvait prétendre à l'indemnité prévue par l'article Jerbis, § 7, alinéa 1er, 1°, précité la cour du travail a violé cette disposition;

Que le moyen est fondé; Par ces motifs, la Cour casse l'arrêt attaqué; ordonne que

mention du présent arrêt sera faite en marge de la décision annulée; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; renvoie la cause devant la cour du travail de Mons.

NOTE.

Le licenciement des travailleurs candidats aux élections sociales.

LES FAITS DE LA CAUSE. - INTRODUCTION.

1. - Le 4 avril 1977, M. Vincenzo Amico est engagé comme ouvrier par la S.A. Ferguson Machine Company. Le 13 février 1979 (1), l'organi­sation syndicale à laquelle il est affilié communique à l'employeur la liste des candidats ouvriers aux élections du comité de sécurité et d'hy­giène; M. Amico figure en cinquième place sur cette liste. Il n'est pas élu. Le 2 mars 1979, l'employeur notifie au travailleur un congé assorti d'un préavis prenant cours le 5 mars 1979 pour se terminer le 1er avril 1979; l'employeur dispense cependant le travailleur de travailler durant le préavis et lui paie une indemnité compensatoire. Le 5 mars 1979, soit 3 jours après la remise du congé, par lettre recommandée à la poste, le travailleur demande sa réintégration. Trois jours plus tard, l'employeur repousse cette demande; il reviendra le 9 aoùt 1979 sur sa décision initiale en proposant la réintégration, mais ce sera au tour du travailleur de refuser.

(1) Une erreur de plume s'est glissée dans l'énoncé du moyen qui fixe au 13 février 1977 le dépôt des listes de candidats.

506 REVUE CRITIQUE- DE JURISPRUDENCE BELGE

Celui-ci introduit alors une action devant le tribunal du travail de Nivelles aux fins d'obtenir la condamnation de son employeur à lui payer une SOJ:ll!Ue de 1.910.183 frs. représentant la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat en application de l'article 1 erbis, §7, alinéa 1er, de la loi du 10 juin 1952, telle que modifiée par l'ar­ticle 10, § 7, de l'arrêté royal n° 4 du 11 octobre 1978. Pour sa part, l'em­ployeur reconnaît l'illicéité du congédiement - en conséquence, il a payé au travailleur une indemnité égale au traitement en cours pendant deux années -, mais il conteste devoir payer le solde réclamé. Essentielle­ment, il oppose deux moyens à l'appui de la demande dirigée contre lui : d'une part, l'illégalité de l'arrêté royal n° 4, d'autre part,'l'inapplicabilité de l'article 10, § 7, de l'arrêté royal n° 4 au candidat non élu.

Le 5 juin 1981, le tribunal du travail de Nivelles déclare la demande fondée.

L'employeur interjette appel. Par nn arrêt du 17 mai 1982, la 6e chambre de la cour du travail de Bruxelles, sur avis conforme du ministère public, confirme la décision entreprise (2). Après avoir écarté la thèse de l'illégalité de l'arrêté royal n° 4, la juridiction bruxelloise relève que l'article Ierbis, § 7, de la loi du 10 juin 1952 <<sanctionne le comportement de. l'employeur qui ne réintègre pas le travailleur par l'obligation de lui payer une indemnité égale au 1° et 2° l) et que<< de cet énoncé, il résulte clairement que le 1° et le 2° forment les éléments indissolubles de l'indemnité de protection due au travailleur licencié l).

Opiniâtre, l'employeur introduit un pourvoi devant la Cour de cassa­tion. Est invoqué un moyen unique pris de la violation de l'article 1 erbis, § 7, alinéa 1er, 1°, de la loi du 10 juin 1952 : dans cette disposition, les mots << du mandat )) et << la rémunération l) visent le mandat, la rémunéra­tion du travailleur licencié, dont la réintégration a été demandée; dès lors, si le travailleur licencié est un candidat qui n'a pas été élu et qui, partant, n'a été investi d'aucun mandat de représentant du personnel, il ne peut, en vertu des termes mêmes de la loi, prétendre à la partie de l'indemnité prévue au 1 o.

Pa:r un arrêt du 16 mai 1983 prononcé sur conclusions non conformes du ministère public, la Cour de cassation accueille le pourvoi, déclare le moyen fondé et casse l'arrêt attaqué. Un arrêt du même jour rejette le pourvoi introduit contre la décision rendue le 1er décembre 1981 par la cour du travail de Bruxelles (3). La motivation des deux arrêts de la Cour suprême est en tous points identique.

2. - L'arrêt annoté constitue une illustration édifiante des difficultés soulevées par le statut protecteur du travailleur candidat à l'exercice d'un mandat au sein du conseil d'entreprise etfou du comité de sécurité, d'hy­giène et d'embellissement des lieux de travail. A bien des égards, les questions - et les réponses qui y sont quelquefois apportées - ne sont

(2) Chr. dr. soc., 1983, p. 41, obs. D. PLAS; le 1er décembre 1981,la 4e chambre de la cour du travail de Bruxelles avait statué en: sens contraire (Chr. dr. soc., 1983, p. 32).

(3) Chr. dr. soc., 1983, p. 287 (R.G. n° 6682), obs'. D. PLAS, Pas., 1983, r. 1038.

,REVUE CRITIQUE DE JURISP;RU:DENQE BELGE 507

pas différentes pour les salariés délégués et les travaill~ur.s candidats. Il en va notamment ainsi du modus operandi de la rupture, de la nature juridique de l'indemnité de protection et de ses conséquences. Une doctrine importante s'est attachée à ce sujet, et plus particulièrement à ses récents développements dus à l'entrée en vigueur de l'arrêté royal no 4 du Il octobre 1978 (4).

En revanche, la situation du candidat- il peut s'agir d'un travailleur présenté au scrutin au cours de la période qui précède celui-ci mais égale­ment d'un travailleur dont la candidature fut malheureuse -, présente un aspect particulier en ce qui concerne l'ampleur de l'indemnité for­faitaire sanctionnant le licenciement irrégulier. Dans la seconde partie de cette note, nous aborderons cette problématique. En raison des liens étroits entre le paiement de l'indemnité et la demande de réintégration, cette notion sera examinée en premier lieu.

I. -LA RÉINTÉGRATION.

3. - Si l'employeur résilie le contrat du travailleur protégé, qu'il s'agisse d'un délégué ou d'un candidat, sans respecter les conditions de fond et de forme prévues par les lois de 1948 et 1952, la rupture est irré­gulière mais efficace. Cependant, contrairement au droit social com­mun (5), la dissolution ne présente pas dès la notification du congé irrégulier un caractère définitif et irrévocable; le travailleur évincé ne devient pas de facto créancier de l'indemnité forfaitaire. Il ne peut prétendre au paiement de celle-ci que si une demande de réintégration est introduite et repoussée par l'employeur (6).

(4) Voy. notamment G. MAGREZ-SONG, <<La réforme des conseils d'entreprise et des comités de sécurité et d'hygiène en vue des élections sociales de 1979 1>, J.T.T., 1978, p. 344, V. V AN HoNsTE, «Réflexions sur quelques nouvelles procédures devant les juri­dictions du travail 1>, R.D.S., 1979, p. 377; D. VOTQUENNE, << Het ontslag om dringende reden van de beschermde leden van de ondernemingsraad en het comité voor veiligbeid en hygiëne 1>, R. W., 1978-1979, col. 2759; O. VANACHTER, <<Licenciement pour motif grave et travailleurs protégés 1>, Orientations, 1980, p. 7; J. V AN DROOGHENBROECK, «Le nouveau statut protecteur des candidats et délégués au conseil d'entreprise et au comité de sécurité et d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail 1>, J.T.T., 1980, p .. 69; W. VoGEL, <<Chronique de jurisprudence. Le licenciement pour motif grave des tra­vailleurs protégés 1>, J.L. 1982, p. 61; J. JACQMAIN, ~Licenciement pour motif grave des travailleurs protégés 1>, Ohr. dr. soc., 1982, p. 1; J. LECLERCQ, <<Réflexions sur la notion de licenciement des travailleurs protégés, II 1>, J.T.T., 1982, p. 248; J. CLESSE et M. JAMOULLE, <<Examen de jurisprudence (1978-1981). Contrat de travail 1>, cette revue, 1983, p. 658 et suiv., nos 97 et suiv.

(5) J. CLESSE et M. JAMOULLE, «Examen de jurisprudence, Contrat de travail (1978-1981) 1>, cette revue, 1983, no 55, p. 612.

(6) Loi du 20 septembre 1948, art. 21, §§ 5 et 7; loi du 10 juin 1952, art. !bis,§§ 5 et 7. Depuis l'entrée en vigueur de l'arrêté royal n° 4, cette règle ne connaît plus qu'une seule exception : l'indemnité est due par le seul fait de la rupture irrégulière lorsque le travailleur met lui-même fin au contrat en raison de circonstances qui constituent un motif grave dans le chef de l'employeur (R.P.D.B., Compl., III, vo Contrat de travail et contrat d'emploi, n° 737, p. 706; N. BEAUFILS, <<La réintégration du travailleur 1>, J.T.T., 1974, p. 36).

Une procédure analogue est mise en place par l'article 136, § 3, de la loi de réorienta­tion économique du 4 août 1978 au profit des travailleurs licenciés pour avoir déposé

508 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

1. Principe.

4. C'est la loi du 18 mars 1950, portant modification à la législa-tion de 1948 sur l'organisation de l'économie, qui a introduit dans le droit du travail le concept de réintégration. Qn est surpris par l'indi­gence des travaux préparatoires : la création d'une institution aussi originale méritait davantage d'attention des parlementaires.

Pour MM. Piron et Denis, l'employeur se voit imposer une obligation alternative : réintégrer le travailleur qui en fait la demande ou payer l'indemnité fixée par la loi (7). Une autre lecture du système légal est, nous semble-t-il, concevable en regard de l'analyse développée par la Cour de cassation. L'indemnité de protection est accordée en raison de l'irrégularité du licenciement; le droit à cette indemnité naît au moment du licenciement bien que l'indemnité ne soit due que si l'employeur n'a pas donné suite à la demande de réintégration introduite par le salarié (8). La réintégration fonctionne ainsi comme une condition suspensive légale. La réalisation du double événement mis sous condition - la demande de réintégration et le refus de celle-ci- fait naître avec rétroactivité au jour de la résiliation unilatérale, l'obligation patronale de payer l'indem­nité de protection. La description du droit positif demeurerait incomplète s'il n'était fait mention du légalisme intransigeant de la Cour suprême. Pour celle-ci,<< le fait que (la) réintégration dans l'entreprise soit devenue impossible ne dispense pas le travailleur. licencié irrégulièrement, qui

une plainte motivée ou avoir intenté une action en justice tendant à faire respecter les dispositions légales relatives à l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes.

(7) J. PmoN et P. DENis, Les conseils d'entreprise et les comités de sécurité et d'hygiène, éd. F.E.B., 1979, p. 168; dans le même sens, voy. G. MAGREz-SoNG, <<La réforme des conseils d'entreprise et des comités de sécurité en vue des élections sociales de 1979 ,>, J.T.T., 1978, p. 345.

(8) Cass.,17 novembre 1980, J.T.T., 1982, p. 296; cass., 22 avril1982, J.T.T., 1982, p. 295. Chr. dr. soc., 1982, p. 258, obs. J. VAN DROOGHENBROECK. Le moyen invoqué à l'appui du pourvoi ayant donné lieu à l'arrêt du 22 avril 1982 soutenait que l'indem­nité spéciale de protection était due, non en raison de l'irrégularité du licenciement, mais aux fins de sanctionner la faute de l'employeur constituée par la méconnaissance de son obligation de réintégrer, elle-même engendrée par le licenciement irrégulier. De cette prémisse, il se déduisait que l'indemnité ne pouvait être qualifiée de rémunération au sens de l'article 2 de la loi du 12 avril 1965. On le sait, cette thèse fut rejetée par la Cour suprême : la cause du droit à l'indemnité de protection tient dans le caractère irrégulier du licenciement. De ce fait, l'indemnité spéciale de protection, puisqu'elle s'analyse comme une indemnité de congé, doit être considérée comme constitutive de rémunération, avec tous les attributs qui s'attachent à cette qualité. L'arrêt rendu le 23 mars 1981 par la Cour suprême (Pas., 1981, I, 790) se situe cependant quelque peu en marge de cette jurisprudence. La Cour, rappelons-le, était invitée à se prononcer sur le cumul d'indemnités de protection réclamées par un travailleur membre du conseil d'entreprise et du comité de sécurité et d'hygiène. Après avoir rappelé que l'indemnité forfaitaire établie par la. loi constitue << un minimum de l'indemnité de congé l> et que la débition de cette indemnité supposait néanmoins le refus de réintégrer, elle ajoute que «la réintégration est un fait unique dont l'effet porte en même temps sur les deux quali­tés protégées 1> et que dès lors le refus d'opérer cette réintégration ne peut donner lieu qu'au paiement d'une seule indemnité. (Sur ces questions, voy. R. JANVIER et L. BAMMENS, << Cumulatie van de gewone opzeggingsvergoeding met andE-re a.rbeidsrechte­lijke vergoeding ,>,in Actuele problemen van het arbeidsrecht, Kluwer, 1984, p. 285, spéc. nos 384 et suiv.).

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 509

entend obtenir les indemnités prévues en cas de refus de réintégration, de demander celle-ci dans le délai légal>> (9). Intransigeance au demeurant équilibrée puisque la même impossibilité de réintégrer ne permet pas à l'employeur d'échapper au paiement de l'indemnité légale (10).

5. - Mais l'analyse est susceptible de s'enrichir si l'on fait l'exercice de replacer la réintégration dans son cadre juridique, celui de l'inexécu­tion fautive d'une convention synallagmatique répondant à la qualifica­tion de contrat de travail.

Constatons d'emblée que la protection contre le licenciement, établie au profit des travailleurs protégés, ne s'étend pas à la suppression du pouvoir de résiliation unilatérale : l'employeur, comme le salarié, peut à tout moment mettre fin à la convention sans que l'illicéité du procédé utilisé puisse oblitérer l'effet de la volonté de dissoudre le lien contrac­tuel (11). Ce pouvoir subit cependant un aménagement qui en assure le trait distinctif par rapport au droit social commun : l'employeur peut se soustraire au paiement de l'indemnité de protection, qui sanctionne la méconnaissance de son obligation de ne pas licencier, en acceptant de réintégrer le travailleur. En dépit de l'acte unilatéral de rupture, le contrat est alors maintenu et censé n'avoir jamais été interrompu (12).

Dans cette perspective, la demande de réintégration apparaît comme la mise en œuvre par le salarié-créancier de son droit de requérir l'exécu­tion en nature de l'obligation patronale méconnue par le licenciement irrégulier (13). L'originalité de la loi sociale, par rapport cette fois au droit commun des contrats synallagmatiques, est de transformer cette faculté en une obligation, dont la sanction réside dans la perte du droit à l'indem­nité. Toutefois, puisque le concours de l'employeur-débiteur est indispen­sable pour l'exécution en nature, si ce dernier se refuse à la réintégration, le travailleur devra se satisfaire du paiement de l'indemnité légale. Ainsi, ce n'est qu'au titre de substitut de l'exécution en nature que l'in­demnité sera attribuée au travailleur irrégulièrement licencié et non réintégré.

(9) Cass., 10 septembre 1979, J.T.T., 1980, p. 43; Pas., 1980, I, 24. (10) Cass., 28 mai 1975, Pas., 1975, I, 929. (11) Cass., 13 février 1984, R. W., 1984-1985, col. 413. Voy. sur le pouvoir de résilia­

tion unilatérale : M. J AMOULLE, « Droit et pouvoir de résiliation unilatérale dans le louage de services l), cette Revue, 1970, p. 530, spéc. p. 540; M. TAQUET, Cl. WANTIEZ, Congé, préavis et indemnité, t. rer, p. 23; J. CLESSE et M. JAMOULLE, (1 Examen de jurisprudence ... l>, cette Revue, 1983, n° 47, p. 607.

(12) Voy. infra, n° 9. (13) L'article 1184 du Code civil établit au profit du créancier victime de l'inexécu­

tion des obligations de son contractant un droit d'option : soit requérir l'exécution forcée, soit demander au juge la résolution du contrat (voy. DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, Bruxelles, 1964, 3e éd., t. II, n° 874, p. 834). En ce qui concerne la. première branche de l'option, la doctrine classique retient le principe de la primauté de l'exécution en nature, même lorsqu'il s'agit d'une exécution forcée; ce principe s'eff~e cependant quand cette exécution suppose une contrainte sur la personne du débiteur en vue de la réaliser (DE PAGE, Traité ... , op. cit., t. III, n°8 94 et suiv., p. 122 et suiv.; P. VAN ÜMMESLAGHE, o Examen de jurisprudence, (1968-1973). Les obliga­tions», cette Revue, 1975, n° 105, p. 686.

510 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

La demande de réintégration apparaît ainsi comme un des éléments constitutifs de la sanction. Elle est conçue comme une mesure destinée à effacer, par une exécution volontaire et directe, la méconnaissance par l'employeur de son obligation de ne pas licencier (14). Par ailleurs, nous l'avons vu, la demande de réintégration s'analyse comme une condition à laquelle la loi subordonne le droit du travailleur à l'indemnité spéciale de protection. En invitant l'employeur à le réintégrer, le travailleur se ménage le droit de réclamer le paiement de l'indemnité forfaitaire.

6. - En définitive, il convient d'accueillir avec nuances l'assertion selon laquelle la loi belge a établi au profit des travailleurs protégés un véritable droit à la réintégration (15). Si, en dernière analyse, l'employeur demeure récalcitrant, .le travailleur ne pourra prétendre qu'au paiement de l'indemnité forfaitaire. Il est vrai que le système légal favorise la réintégration en exerçant sur l'employeur une pression constituée par la menace de devoir payer une indemnité fort lourde. Pour assurer l'effec­tivité de cette pression, le droit commun du contrat de travail fut amé­nagé en retirant à la rupture irrégulière son caractère définitif et irrévo­cable : l'indemnité n'est due que si le salarié offre préalablement à son employeur la faculté de le réintégrer, résorbant ainsi l'inexécution fautive. Mais pour le surplus, la loi n'attribue pas au travailleur le droit de requé­rir l'exécution en nature forcée, c'est-à-dire sa réintégration manu militari ( 16).

(14) Selon la Cour de cassation (13 février 1984, R. W., 1984-1985, col. 413), la réintégration d'un travailleur protégé licencié pour faute grave implique dans le chef de l'employeur renonciation à se prévaloir de cette cause de dissolution.

(15) Cette affirmation se retrouve sous la plume d'un auteur français, Mme HÉLÈNE SINAY (<<La réintégration protection majeure contre le licenciement irrégulier des sala­riés délégués ou membres du conseil d'entreprise 1>, in En hommage à Paul Horion, Faculté de Droit de Liège, 1972, p. 243, spéc. p. 247) pour qui<< la loi belge a consacré le principe même de la réintégration l),

(16) Il n'est pas sans intérêt de relever l'évolution sur ce point du droit français, où la réintégration n'est pas prescrite par la loi. En revanche, les juristes français ont pu raisonner à partir d'une situation où la volonté patronale est impuissante à dénouer le lien contractuel; la nullité absolue qui frappe le licenciement irrégulier empêche celui-ci d'affecter l'existence du contrat de travail qui subsistera. En dépit des critiques parfois sévères formulées par certains auteurs, la Cour de cassation de France a toujours considéré qu'il était impossible de contraindre un employeur par la force à réintégrer un travailleur irrégulièrement évincé de l'entreprise : l'obligation de pour­suivre l'exécution du contrat de travail a un caractère trop personnel pour se prêter à une exécution forcée. La jurisprudence s'est toutefois forgée les moyens nécessaires pour accueillir les prétentions des délégués licenciés. Ceux-ci peuvent s'adresser au juge des référés : constatant l'impossibilité de travailler effectivement à la suite d'une << voie de fait ~ patronale, celui-ci ordonnera la réintégration du travailleur sous astreinte. Si les conditions de la compétence de la juridiction présidentielle ne sont pas remplies, le juge du fond, à son tour, pourra ordonner la réintégration sous astreinte. Celle-ci agit dès lors comme un moyen de contrainte, à l'instar de la lourde indemnité prévue par la loi belge, sous cette seule réserve que l'ampleur de la pression est arrêtée par le pouvoir judiciaire et non par le Parlement (sur ces questions, voy. N. CATALA, L' q entre­prise, Coll. Droit du travail, Dalloz, 1980, n°9 638 et suiv., p. 720; n°9 648 et suiv., p. 733). En raison de l'i:trticle l385bis, alinéa 1er, du Code judiciaire, qui exclut l'application de l'astreinte pour les actions en exécution d'un contrat de travàil (voy. slir ce point I. MoREAU-MARGRÈVE, <<L'astreinte •>, Ann. Fac. dr. Liège, 1982, p. 11, spéo. p. 74), cette technique ne pourrait être transposée en droit belge.

RE VUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 511

2. ~ La demande de réintégration. - Formes et délais.

7. - Cette demande doit être introduite par lettre recommandée à la poste (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 5; loi du 10 juin 1952, art. 1 erbis, § 5). La jurisprudence s'est toutefois montrée accommodante à l'assouplissement du formalisme légal. Relevant que la forme de la recommandation n'est pas expressément prévue à peine de nullité, qu'elle n'est pas davantage substantielle, la Cour de cassation a estimé que la norme légale n'était pas violée si la demande de réintégration était effectivement portée à la connaissance de l'employeur (17). Ainsi, une demande introduite verbalement fut déclarée valable (18). Il n'en de­meure pas moins que, d'une manière ou d'une autre, la loi exige qu'une demande de réintégration soit adressée à l'employeur : la réclamation du paiement de l'indemnité de protection ne peut être assimilée à une demande de réintégration (19).

8. - Celle-ci doit être introduite <<dans les ·30 jours qui suivent : a) la date de la notification du préavis ou la date de la rupture sans préavis ou b) la date de la présentation des candidatures >> (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 5; loi du 10 juin 1952, art. 1erbis, § 5) (20). Cette disposition fait une difficulté particulière en ce qui concerne les nouveaux candidats. Ceux-ci disposent-ils d'une option, comme paraît le suggérer l'expression légale? Dans ùn arrêt du 21 octobre 1980, la cour du travail de Bruxelles a apporté une réponse négative : le nouveau candidat doit obligatoirement introduire sa demande de réintégration dans les 30 jours qui suivent la présentation des candidatures; si la de­mande est introduite avant ce moment, elle est irrecevable et partant sans effet (21). Cette décision se trouve dans la ligne de la jurisprudence de la Cour suprême. Un arrêt du 22 octobre 1965 (22) précise que, lorsque le licenciement est notifié à un travailleur qui n'était ni candidat élu ni candidat présenté lors de l'élection précédente, la demande de réintégra­tion ne pourrait être introduite avant le jour de la présentation des listes. Toutefois, le pourvoi invoquait le caractère tardif de la demande de réintégration, celle-ci ayant été introduite plus de 30 jours après le

(17) Cass., 29 octobre 1954, Pas., 1955, I, 78; R.P.D.B., op. cit., n° 735, p. 706. (18) Cons. prud'h., app. Mons, 20 février 1960, R.D.S., 1961, p. 273; Cons. prud'h.,

app. Mons, 16 janvier 1965, R.D.S., 1965, p. 166. (19) Trib. trav. Verviers, 26 avril 1978, J.T.T., 1979, p. 341, confirmé par cour trav.

Liège, 15 mars 1979, inédit, R.G., 6275/78. Voy. ég. J. STEYAERT, << Ondernemingsraad. Comité voor veiligheid, gezondheid en verfraaiing van de werkplaatsen l), A.P.R., Larcier, 1968, p. 122 et suiv.

(20) La date de la notification du préavis est déterminée par référence aux normes du droit social commun (art. 37 de la loi du 3 juillet 1978- voy. cass., 3 mars 1967, J.T., 1967, p. 313; J. PmoN, P. DENIS, Les conseils d'entreprise ... , op. cit., p. 170). Si l'em­ployeur a imposé une date fictive de rupture, celle-ci est indifférente pour déterminer le point de départ du délai de 30 jours (cass., 10 septembre 1979, Pas., 1980, I, 24).

(21) Cour trav. Bruxelles, 21 octobre 1980, J.T;T., 1981, p. 104, obs. R.C. GoFFIN; dans le même sens, voy. J. QuiSTHOUDST, <<Het onregelmatig ontslag van beschermde werknemers », R.D.S., 1984, p. 121.

(22) Cass., 22 octobre 1965, Pas., 1966, I, 247.

512 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

congédiement, en sorte qu'un doute pouvait subsister sur la position exacte de la Cour. Celui-ci a été levé par l'arrêt rendu le 24 octobre 1983 à la suite d'un pourvoi introduit contre une décision de la cour du travail d'Anvers (23). La cour déduit de l'énoncé de l'article 1erbis, § 5, de la loi du 10 juin 1952 que le législateur a fixé le point de départ du délai de 30 jours à des dates différentes suivant que la demande de réintégra­tion est introduite par un travailleur représentant le personnel ou par un nouveau candidat. Si celui-ci introduit sa demande de réintégration avant la présentation des candidatures, elle ne peut produire aucun effet. Et, précise la cour, il est indifférent que le travailleur ait, antérieurement, informé l'employeur de sa<< future>> candidature.

Diverses critiques ont été adressées à l'endroit de la thèse retenue par la cour du travail de Bruxelles d'abord, la Cour de cassation ensuite (24). Il est exact que le texte légal n'est pas dénué d'ambiguïté.

La conjonction<< ou>> pouvant être alternative ou inclusive, à la seille lecture de la loi, la thèse contraire ne peut être exclue. L'équivoque dis­paraît cependant si l'on examine attentivement l'hypothèse du travailleur introduisant une demande de réintégration dans le mois qui suit le congé­diement avant que ne soit déposée la liste des candidats. Ceci implique­rait que l'employeur serait tenu d'y répondre, sous peine d'encourir le risque de payer une indemnité importante, à un moment où nw ne sait si la candidature du travailleur sera réellement présentée (25). Certes en établissant une protection rétroactive, le législateur a entendu dissua­der l'employeur d'effectuer certains licenciements préventifs avant les élections sociales. Mais on peut se demander si l'une des finalités objecti­ves de la loi n'est pas de tempérer la rigueur de la rétroactivité en per­mettant à l'employeur de réintégrer le travailleur licencié aussitôt que la candidature, et partant l'existence de la cause légale de protection, lui est connue. En outre, on l'a vu, la réintégration constitue indéniable­ment un des éléments de la sanction légale (26). Or la violation de la loi suppose l'existence du statut protecteur et celui-ci ne naît qu'au jour où la candidature du travailleur est présentée. Il serait aberrant de voir la sanction mise en œuvre à un moment où le manquement qu'elle réprime n'existe pas. Peut-on soutenir que la demande prématurée de réintégra­tion serait automatiquement validée par l'effet rétroactif de la protec­tion? Nous ne le pensons pas, car la loi est formelle : l'employeur dispose

(23) Casa., 24 octobre 1983, CM. dr. soc., 1983, p. 500; J.T.T., 1984, p. 339; Pas., 1984, I, 191.

(24) Obs. R. C. GoFFIN, précité; D. PLAS, <<Les sanctions en cas de licenciement irrégulier)>, notes stencylées, G.N.S.D.S.-U.L.B., p. 4.

(25) La chronologie des faits de l'espèce ayant donné lieu à l'arrêt du 21 octobre 1980 est à cet égard édifiante. Le 18 février 1979, l'employeur annonce par voie d'affi­chage la date des élections. Le 25 février, le travailleur est licencié sur-le-champ avec paiement d'une indemnité compensatoire de préavis. Le 27 février, le travailleur de­mande sa réintégration. Le 18 mars, l'employeur répond en contestant le bien-fondé de la demande. Ce n'est que le }er avril, soit après l'expiration du délai de 30 jours, que les candidatures sont présentées et donc que le travailleur . acquiert effectivement au vu et au su de tous la qualité de candidat légalement protégé.

(26) Voy. supra, no 5.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 513

d'un délai de 30 jours, à partir de l'introduction de la demande, pour prendre position. Ce délai pourrait être écoulé avant que la cause de protection ne soit réalisée, c'est-à-dire avant que la demande de réinté­gration ne soit validée (27).

3. - Attitude de l'employeur.

9. - Lorsque l'employeur accepte la réintégration du travailleur, l'exécution du contrat de travail est censée n'avoir jamais été interrom­pue. La loi prévoit tout d'abord que le salarié est réintégré<< aux condi­tions de son louage de travail>> (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 5;

loi du 10 juin 1952, art. 1 erbis, § 5), ensuite que la rémunération perdue du fait du licenciement est payée par l'employeur ainsi que les cotisations à la sécurité sociale afférentes à ces rémunérations (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 6; loi du 10 juin 1952, art. 1erbis, § 6).

Le refus patronal de réintégrer peut prendre différents aspects. L'em­ployeur peut s'abstenir de toute réponse. Il peut encore formuler une offre de réintégration en l'assortissant de conditions. Si celles-ci portent sur une révision des éléments du contrat, c'est par référence au droit social commun (28) que pourra être appréciée la légalité de la proposition. Si la modification affecte de façon substantielle un des éléments essen­tiels de l'engagement du travailleur, ce dernier pourra décliner l'offre qui lui est faite sans compromettre son droit à l'indemnité spéciale de protection. Bien plus, si ce n'est qu'après la remise au travail effective que le travailleur se voit imposer de nouvelles conditions auxquelles il n'a pas consenti, il pourra, estime la Cour de cassation, constater l'illi­céité de la réintégration et faire valoir son droit à l'indemnité spéciale du chef de rupture irrégulière (29). Inversément, le salarié ne peut impuné­ment refuser une offre de réintégration assortie d'une modification entrant dans les prérogatives patronales (30). Tout contrat de travail, et le statut protecteur n'affecte pas la règle, suppose le droit de l'em­ployeur d'agencer et de modifier les conditions de travail à l'intérieur du cadre contractuel défini. Par ailleurs, la réintégration peut s'accompa­gner d'une modification de commun accord d'un des éléments essentiels de contrat.

Enfin, pour être opérante, la décision patronale de réintégrer doit être prise dans le mois qui suit la demande formulée par le travailleur ou par son organisation syndicale (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 7; loi du 10 juin 1952, art. 1 erbis, § 7). La Cour de cassation a souligné qu'un engagement inconditionnel de réintégrer pris dans le délai

(27) D. PLAS, «Sanctions en cas de licenciement irrégulier ll, op. cit., p. 4. (28) Voy. J. CLESSE et M. JAMOULLE, <c Examen de jurisprudence ... ll, op. cit.,

cette Revue, 1983, nos 57 et suiv., p. 615. (29) Cass., 15 septembre 1971, Pas., 1972, I, 50 : erronément, la sentence attaquée

avait donné comme base légale à l'octroi de l'indemnité de protection le congé pour motif grave domié par le travailleur.

(30) .Cour trav. Bruxelles, 5 février 1983, R. W., 1983-1984, col. 802.

514 REVUE .CRITIQUE DE JURISPRU;I);ENCE _B~LGE

légal était. su:ffis~nt sans qu'il soit exigé . que la matérialisation . de cette décision intervienne avant le 30e jour (31).

JI. - L'INDEMNITÉ SPÉCIALE DE PROTECTION.

1. - Les candidats non élus. Position de la jurisprudence.

10. - Dès avant l'entrée en vigueur de l'arrêté royal no 4 du 11 octobre 1978, les dispositions légales sanctionnaient la violation de l'interdiction de licenciement par une indemnité forfaitaire dont le montant était établi par référence à la rémunération du travailleur et à son ancienneté dans l'entreprise. L'arrêté royal n° 4 a complété le disposi­tif législatif en prévoyant que l'employeur paiera une indemnité égale : << 1° à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat>> (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 7, al. 1er; loi du 10 juin 1952, art. 1 erbis, § 7, al. 1er).

11. - Très rapidement est apparue l'interrogation suivante : le tra­vailleur candidat aux élections sociales non élu peut-il bénéficier de cette indemnité complémentaire lorsqu'il est irrégulièrement licencié ? La divi­sion de la jurisprudence des juridictions de fond sur cette question importante - qu'on la considère sous l'angle financier ou sous l'angle social - a conduit les plaideurs à soumettre leurs différends à la censure de la Cour suprême. Par deux arrêts du 16 mai 1983, rendus à la suite de pourvois introduits contre des décisions contradictoires de la cour du travail· de Bruxelles, la Cour suprême décide que seuls les délégués du personnel, élus ou suppléants, peuvent prétendre à une indemnité égale à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat : <<Il résulte des termes de cette disposition (loi du 10 juin 1952, art. 1erbis, § 7) que le législateur n'a visé que les délégués du personnel au comité de sécurité et d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, effectifs et suppléants, à l'exclusion des candidats non élus, lesquels ne sont pas pourvus de mandat >>.

Les deux arrêts du 16 mai 1983, à plus d'un titre, méritent de retenir l'attention. Sans affirmer, comme elle le fait parfois (32), que le texte est dénué d'ambiguïté, la Cour ne procède cependant à aucune interpréta­tion : <<il résulte des termes de cette disposition ... >>. En s'exprimant de la sorte, la Cour paraît bien adhérer une nouvelle fois à la première des cinq propositions de la doctrine du sens clair des textes._ Cette propo­sition peut être énoncée comme ceci : il existe des textes clairs dont le sens est<< en soi>> manifeste ou évident; dès lors point n'est besoin de re­courir à l'interprétation (33).

(31) Cass., 1er décembre 1980, Pas., 1981, I, 375; Cass., 24 septembre 1984, J.T.T., 1985, p. 33. Dans cet arrêt, la Cour précise que la circonstance que l'employeur a tout d'abord refusé la réintégration, n'accepte pas la validité de l'acceptation formulée ultérieurement, avant l'expiration du délai de 30 jours.

(32) Cass., 7 mars 1973, J.T.T., 1973, p. 150, obs. Th. CLAEYS. (33) M. VAN DE KERCHOVE, <<La doctrine du sens clair des textes et la jurisprudence

de la Cour de cassation de Belgique >>, in L'interprétation en droit, Facultés universitaires

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 515

12. - S'il ne fait pas de doute que la disposition <<claire>> visée par 1 'arrêt est bien l'article 1er bis, § 7, alinéa 1er de la loi du 10 juin 1952, les termes de la loi qui fondent la solution retenue ne sont pas précisés. Il est cependant raisonnable de supposer que la Cour a avalisé la thèse du pourvoi : les mots << du mandat >> et << la rémunération >> visent le mandat et la rémunération du travailleur licencié dont la réintégration a été demandée. La proposition légale suivante << la rémunération pour la période restant à, courir jusqu'à l'expiration du mandat>> aurait une double portée : tout d'abord, déterminer l'ampleur de la sanction, ensuite, énoncer une condition supplémentaire d'exigibilité en évinçant les travailleurs non élus. Cette interprétation de l'arrêt repose sur la corrélation établie par les motifs de la décision entre l'exclusion des can­didats non élus et la circonstance que ceux-ci ne sont pas pourvus d'un mandat. Cette précision, on le verra plus loin (33bis), ne va pas sans susciter certaines difficultés quant au statut des délégués suppléants.

13. - On notera au passage que le reproche de motivation laconique qui a pu être adressé à la Cour à propos des arrêts du 16 mai 1983 paraît peu fondé. A partir du moment où la Cour tient la loi pour claire, elle rend toute interprétation de celle-ci superflue. De Page signalait déjà qu'il ne pourrait y avoir matière à interprétation que si était établi le sens douteux ou la portée incertaine des termes utilisés par la loi (34). Il est exact que quelquefois le pouvoir judiciaire confirme le sens clair d'un texte à l'aide d'arguments pris hors de l'interprétation littérale. Mais si cette pratique a pour effet de rendre plus convaincante la solution dégagée, elle n'en demeure pas moins superflue. La question fondamentale faite par l'arrêt commenté peut être formulé comme ceci : le texte légal est-il ou n'est-il pas clair?

14. - Avant d'aborder l'analyse critique de cette jurisprudence, il nous faut dire un mot des tentatives entreprises pour contourner la difficulté soulevée par l'application des articles 21, § 7, alinéas 1er et 1erbis, § 7, alinéa 1, des lois de 1948 et 1952. Il fut ainsi soutenu que les deux composantes de l'indemnité légale avaient pour objet de remplacer la rémunération perdue par le travailleur à la suite de son éviction.

Saint-Louis, Bruxelles, 1978, p. 13, spéc. p. 15 et 19. Les quatre autres propositions sont décrites par l'auteur de la manière suivante : - les termes que le législateur n'a pas explicitement définis conservent le sens qu'ils possèdent dans le langage usuel; -l'ob­scurité d'un texte ne peut provenir que de l'ambiguïté ou de l'indétermination du sens usuel de ses termes; -la clarté d'un texte est la règle, ou tout au moins l'idéal, auquel peut et doit tendre toute législation écrite; - la reconnaissance du caractère clair ou obscur d'un texte n'implique aucune interprétation préalable de celui-ci;- elle fournit au contraire le critère qui permettra de déterminer si une telle interprétation est néces­saire ou non.

(33bis) Voy. infra n° 25. (34) DE PAGE, Traité ... , op. cit., t. Ier, n° 214. En réalité, cette affirmation s'identifie

à la cinquième et dernière propostion de la doctrine du sens clair des textes. Celle sans doute que la. Cour de cassation a. consacrée le plus nettement, fait observer M. VAN DE

KEROHOVE (op. cit., p. 18).

516 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Le 1° des dispositions précitées vise le salaire perdu pour la période pendant laquelle le salarié aurait rempli son mandat s'il n'avait été licencié ; le · 2° concerne la rémunération perdue pendant une période déterminée, deux, . trois ou quatre ans, à partir de la rupture. Puisque ces indemnités concernent en partie la même période, puisque le salarié ne peut percevoir qu'une seule fois sa rémunération, ces sommes ne peu­vent être cumulées. Ces arguments, notons-le, concernent à la fois la situa­tion du délégué et celle du candidat malheureux. Saisie d'un pourvoi à la suite d'un bien curieux arrêt rendu par la cour du travail de Bruxelles, la Cour de cassation a repoussé, à juste titre, cette analyse : l'indemnité prévue par l'article 21, § 7, al. 1, 2° de la loi du 10 juin 1952 n'est pas égale à la rémunération que le travailleur aurait gagnée durant une période déterminée s'il n'avait été licencié, mais constitue un montant forfaitaire établi sur base du traitement en cours; parce que cette indemnité ne couvre pas une période déterminée, elle ne peut concerner . .la même période que l'indemnité prévue par le 1° de la disposition légale{S5).

2. - Observations critiques.

15. - Il s'en faut de beaucoup pour que l'assertion par la Cour du sens clair de la loi fasse l'unanimité. Les conclusions contraires prises par le ministère public constituent à cet égard une indication significa­tive.

Au reste, c'est en raisonnant à partir du même texte légal que certaines juridictions de fond ont attribué au candidat non élu une indemnité couvrant notamment la rémunération restant à courir jusqu'à l'expira­tion du mandat. Le mérite d'avoir structuré cette analyse divergente revient à M. Plas (36). Sans aller jusqu'à affirmer que le texte énonce clairement la solution écartée par là Cour suprême, D. Plas croit trouver dans une lecture, analytique et synthétique, de la loi deux arguments décisifs.

Il relève tout d'abord que le législateur procède par . une série de renvois. Il résulte de ceux-ci que l'indemnité spéciale telle qu'elle est définie par ses deux composantes est établie à charge de l'employeur qui licencie irrégulièrement un travailleur protégé. Puisque la loi ne distingue pas entre le délégué et le candidat, la même indemnité doit être allouée à l'un et à l'autre (37). S'il est exact que le début de la disposition légale est libellée de façon générale, encore faut-il tenir compte de la faculté laissée au législateur d'énoncer par la suite une nouvelle condition

(35) Cass., 7 novembre 1983, R. W. 1983-1984, col. 1893, avec les conclusions de M. l'avocat général H. LENAERTS. La Cour ne se prononce pas expressément dans cet arrêt sur la nature juridique de l'indemnité égale à la rémunération pour la période restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat.

(36) D. PLAS, note sous cass., 16 mai 1983, <<L'indemnité spéciale de licenciement accordée aux candidats au conseil d'entreprise ou au comité de sécurité et d'hygiène ll, Ghr. dr. soc., 1983, p. 289.

(37) En ce sens, voy. cour trav. Bruxelles, 17 mai 1982, Ghr. dr. soc., 1983, p. 41, obs. D. PLAs; J.T.T., 1983, p. 244; J. QUISTHOUDST, << Het onregelmatig ontslag ... ,>, op. cit., p. 125.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 517

d'exigibilité (38). Cette objection ne paraît pas avoir été rencontrée. D. Plas s'attache ensuite à cerner le sens du vocable <<mandat>> par

référence à son conte~te d'énonciation. Ce substantif serait utilisé par la loi avec deux significations différentes; il s'agirait tantôt de désigner la fonction attribuée au travailleur, tantôt de désigner la fonction de manière abstraite sans la rattacher à la personne qui l'exerce. Ce serait cette seconde signification qu'il faudrait attribuer au terme <<mandat>> dans l'article 1 erbis, § 7, l 0 (39). Autrement dit, cette disposition ne contiendrait aucune condition d'exigibilité en faisant référence au travailleur délégué et n'aurait d'autre portée que de fixer l'ampleur de l'indemnité. Il nous est difficile également d'accepter cet argument. Des divers emplois du mot << mandat >> faits par les auteurs de la loi, il ressort que ce mot désigne une fonction exercée par un travailleur élu (40). Si par référence au contexte d'énonciation, la polysémie du sub­stantif ne peut être exclue, elle n'est pas non plus avérée. Au demeurant, même si l'on accepte la polysémie, pourquoi dans la proposition<< la rému­nération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat>> lui attribuer tel sens plutôt que l'autre? L'incertitude demeure donc irréductible.

16. - En définitive, l'analyse entreprise par M. Plas a le grand mérite de mettre en évidence la faible signifiance du texte légal. M. van de Ker­chove a parfaitement démontré qu'il n'existe pas de texte clair dont le sens fut << en soi )) manifeste ou évident : c'est la double référence au contexte d'énonciation ou d'application qui permet, quelquefois,· de don­ner un sens univoque à l'expression légale (41). Mais, même ainsi amendée, la première proposition de la doctrine du sens clair des textes ne nous paraît pas pouvoir être appliquée à la question qui nous occupe. Que l'on s'en tienne aux seuls termes de l'article l erbis, § 7, 1 o, de la loi du 10 juin 1952, ou que l'on se place dans une perspective élargie, l'équivoque demeure, nous semble-t-il, irréductible. Deux significations, par ailleurs ~ntinomiques, peuvent être attribuées à la loi, si l'on ne quitte pas le

(38) L'arrêt du 7 mai 1982 précité, qui fut cassé, motivait également sa solution en considérant qu'il résultait clairement de la loi que les deux composantes de l'indemnité forment les deux éléments indissolubles de l'indemnité de protection. L'affirmation de l'indissolubilité implique le rejet par la juridiction bruxelloise de l'existence d'une condition d'exigibilité incluse dans la définition du montant de l'indemnité. (Comp. supra, no 12).

Voy. encore B. MERTENS et D. VoTQUENNE, Sociale verkiezingen, 1983, Kluwer, Rechtswetenschappen, Antwerpen, p. 111. Ces auteurs se rll.llient à la solution adoptée par l'arrêt annoté : ils estiment que le candidat non élu n'a pas droit à une indemnité égale à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat parce qu'il est dépourvu de celui-ci.

(39) En ce sens, voy. le libellé du pourvoi ayant donné lieu à l'arrêt de la Cour de oassation du 16 mai 1983, publié ci-dessus; comp. : trib. trav. Bruxelles, 10 janvier 1983, Ohr. dr. soc., 1983, p. 121; J.T.T., 1983, p. 244.

(40) Il existe cependant une exception : lorsqu'il n'y a plus de membre suppléant pour occuper un siège devenu vacant, un candidat, de la même liste et de la même caté­gorie, peut alors être désigné (loi du 20 septembre 1948, art. 21, §1er, al. 5; loi du 10 juin 1952, art. !bis, §1er, al. 5).

(41) M. VAN i>E KEROHOVE, <<La doctrine du sens clair des textes ... 1>, op. cit., p. 19 et suiv.

518 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE.

champ de l'interprétation littérale. Tout· au plus résulte-t-il des· termes de la disposition que le législatel.ll', par l'emploi du mot << mandat >>, a pu ne viser que les délégués du personnel, à l'exclusion des candidats non élus. Mais s'il est exact que ceux-ci ne sont pas pourvus d~un mandat, il n'est pas non plus inconcevable que le législateur ait fait référence à la fonction dans le seul but de dégager une mesure de l'indemnité de pro­tection.

17. ·- Notre analyse s'écarte donc de façon substantielle de l'opinion adoptée par la Cour suprême. Mais si nous apportons ainsi notre propre réponse à la question faite par l'arrêt, c'est pour rencontrer un problème plus difficile encore. A ce stade du raisonnement, la question peut être formulée de la manière suivante : à quelle indemnité peut prétendre le candidat noh élu, irrégulièrement licencié par son employeur, et dont la demande de réintégration a été repoussée ?

18. - Sans vraiment quitter le domaine de l'interprétation textuelle, on peut se demander si le doute naissant de la lecture de la loi ne peut être levé grâce à ce qu'il est convenu d'appeler une interprétation stricte. Tel est le raisonnement suivi par le tribunal du travail de Bruxelles dans le jugement du29 décembre 1982 (42). Après avoir mis en évidence le doute sérieux quant à l'intention du législateur d'accorder aux candidats nop. élus une indemnité égale à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat, le .tribunal dit s'en tenir à une interprétation stricte de la loi en raison du caractère dérogatoire au droit commun de la sanction. Que la sanction du licenciement irrégulier d'un travailleur protégé s'inscrive en marge du droit social commun, cela ne fait guère de doute.· Mais encore faut-il donner à l'exception son étendue exacte. De plus, l'argument pourrait être séduisant si UJ"!.e interprétation stricte conduisait à appliquer à l'espèce non visée par la norme réputée particu­lière le droit social commun- ce qui n'est pas le cas- ou si à l'intérieur de l'ensemble normatif formé par la sanction du licenciement du travail­leur protégé, l'on pouvait distinguer une règle générale et une règle particulière- ce qui ne se vérifie pas davantage (43).

19. - En dehors du texte légal, l'interprète chercherait en vain dans le rapport au Roi précédant l'arrêté royal n° 4 une indication significative susceptible d'éclairer la volonté des auteurs du texte. Pas une ligne n'est réservée à la problématique de l'étendue de la sanction. On peut tout au plus y découvrir une directive générale : les modifications affectant les dispositions légales sur la sanction ont pour objectif de prévenir tout licenciement irrégulier pouvant aboutir au démantèlement de la représen-

(42) Trib. trav. Bruxelles, 29 décembre 1982, J.T.T., 1983, p. 245. (43) Sur les arguments a generali sensu et ratione legis stricta, voy. F. OsT, <t L'inter­

prétation logique et systématique et le postulat de rationalité du législateur », in L'inter­prétation en droit, op. cit., p. 97, spéc. p. 131 et suiv.

REVUE CRITIQUE DE JURlSPRUDENOE BELGE 519

tation syndicale (44). On a cependant fait·valoir qu'il n'y avait risque de démantèlement de la représentation syndicale que lorsqu'un travailleur élu, pour\ru d'un mandat, est irrégulièrement licencié. Parce que le candidat non élu mérite une moindre protection, les auteurs de l'arrêté royal n° 4 n'auraient pas voulu lui attribuer une indemnité plus élevée que par le passé (45). L'argument n'a toutefois qu'une portée toute relative, à· telle enseigne que les tenants de la· thèse contraire ont cru trouver également un argument dans le rapport au Roi. Celui-ci, dit-on, ne révèle aucune volonté de distinguer entre les travailleurs élus et les autres; la procédure nouvelle instituée pour le licenciement pour motif grave - procédure qui traduit un accroissement de la protection ~. s'applique à tous les travailleurs protégés (46).

20. ~ L'échec de l'interprétation littérale, l'impossibilité de détermi­ner à l'aide des instruments classiques la volonté des auteurs de la loi, conduisent l'interprète à dégager de celle-ci un sens qui ne découle pas expressément de ses termes ou, pour mieux dire en l'espèce, à faire pré­valoir urie des deux significations qui résultent de l'expression légale, C'est ainsi le système juridique tout entier qui est sondé aux fins de résor-' ber l'équivoque née de l'ambiguïté de la loi.

21. - A première vue, cette interrogation se révèle décevante, Effectivement, des deux propositions conciliables avec le libellé de la règle écrite, aucune ne paraît mettre en péril la cohérence du système légal de protection, ou, à rebours, conférer à celui-ci une rationalité accrue. L'une et l'autre proposition sont compatibles avec l'économie de l'entreprise légale. Certes, on pourrait faire valoir qu'accorder au candidat non élu une indemnité égale à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat, c'est quelquefois le faire bénéficier d'une indem-' nité couvrant un temps plus long que la période légale de protection puisqu'aussi bien en cas de seconde candidature infructueuse, la protec­tion est limitée à deux années (47). Mais l'objection est aisément réver­sible. Refuser au candidat non élu l~;t première composante de l'indemnité légale, c'est quelquefois lui allouer une réparation par équivalent qui ne couvre pas l'intégralité de la période de protection (48).

22. - Une directive d'interprétation peut cependant être dégagée de l'économie de la loi. Cette directive n'est pas véritablement un élément nouveau dans la problématique; sous des formes diverses, elle formait le ressort de la plupart des arguments que nous venons d'envisager. En exa-

(44) Le rapport au Roi précise encore : ((dans la ligne de la législation actuelle, il a paru préférable de ne pas assortir les règles de sanctions pénales mais de maintenir et d'affiner le mécanisme régulateur actuellement en vigueur •> (Bull. Lég., 1978, p. 1844).

(45) En ce sens, voy. cour trav. Bruxelles, 1er décembre 1981, Ohr. dr. soc., 1983, p. 32; trib. trav. Bruxelles, 29 décembre 1982, précité.

(46) En ce sens, voy. D. PLAS, Ohr. dr. soc., 1983, p. 292. (47) Loi du 29 septembre 1948, art. 21, § 4; loi du 10 juin 1952, art. Ibis, § 4. (48) Cour trav., Bruxelles, 17 mai 1983, précité.

Revue Critique, 1986, 3 - 33

520 REVUE CRITIQUE . DE JURISPRUDENCE BELGE

minant la réglementation de la résiliation unilatérale, on s'aperçoit ·que, sous réserve d'une exception, le législateur fait un .statut identique aux délégués et aux candidats non élus. Qu'il s'agisse du licenciement pour des raisons économiques ou techniques, du licenciement pour motif grave, de la démission du travailleur à la suite d'une faute grave de l'employeur, de la demande de réintégration, la situation de l'un et l'autre est identique. Or, il ne fait pas de doute, sans quoi la modification établie par l'arrêté royal n° 4 n'aurait pas de sens, que le délégué irrégulièrement licencié peut prétendre à une indemnité forfai­taire, modulée en fonction de son ancienneté, complétée par l'équivalent de la rémunération qu'il aurait perçue jusqu'à l'expiration de son mandat. Puisque le système légal réserve un traitement analogue au délégué et au candidat, puisque les auteurs de l'arrêté royal n° 4 n'ont pas nette­nient exprimé lerir volonté de rompre l'égalité de traitement en ce qui concerne le montant de la sanction, l'interprète peut déduire que l'in­demnité est fixée de manière identique pour l'un et l'~utre. En d'autres termes, le travailleur candidat malheureux pourra également obtenir, si par ailleurs il satisfait aux exigences légales, une indemnité égale à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expiration de son mandat. Le syllogisme un peu grossier que nous faisons permet de résorber l'équivoque née de la formulation légale en mettant à jour un rapport d'équivalence entre la situation qui retient notre attention et une autre hypothèse dont la solution est connue.

23. - Ce raisonnement est susceptible de faire surgir deux objections. La première a trait à l'assertion de l'égalité de traitement du candidat non élu et du délégué. Elle vise donc les conditions d'application de la directive d'interprétation rètenue (49). C'est qu'il existe au moins une exception à la similitude, une cause de différence. Nous venons de voir que, en cas de candidature subséquente, le travailleur voit sa protection réduite à deux années alors que l'interdiction de licencier le délégué persiste pendant quatre ans. Nous pensons pouvoir répondre que la dissemblance relevée figure au nombre de celles qui sont négligeables, du moins en regard de la question qui nous occupe (50). La période de protection est établie de manière identique pour le délégué et le travail­leur présenté pour la première fois aux élections (loi du 20 septembre J948, art. 2J, § 7, al. Jer, Jo; loi du JO juin 1952, art. Jerbis, § 7, al. Jer, Jo). D'autre part, nul ne conteste . que la même indemnité est attribuée au candidat non élu, qu'il s'agisse d'une première candidature ou non. Dès lors, le raisonnement reproduit ci-dessus peut être affiné au prix d'une double équivalence, en se plaçant toujours dans l'unique perspec-

(49) Ch. PERELMAN, <<La règle de justice,>, in Justice et Raison, Bruylant, 1963, p. 277 et suiv.

(50) De façon certes abstraite, Ch. PERELMAN (op. cit.) distingue les différences qui importent et celles qui n'importent pas dans chaque situation déterminée. Les différen­ces qui importent sont qualifiées d'essentielles, les êtres entre lesquels ces différences essentielles n'existent pas sont essentiellement semblables. Dans ce cas, la règle de jus­tice exige que soient traités de la même façon ceux qui sont essentiellement semblables.

REVUE CRI'.riQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 521

tive du montant de l'indemnité : équivalence d'abord entre le délégué et le candidat non élu pour la première fois; équivalence ensuite· entre celui-ci et le candidat malheureux à deux reprises au moins.

La seconde objection, plus fondamentale, met en cause la pertinence de la directive d'interprétation, pour tout dire sa subjectivité (51). Celle-ci résulte de la prémisse suivante : le législateur est équitable, en ce sens que << l'intention du législateur est de réaliser le mieux possible la justice positive qui veut qu'on traite de la même façon tous les individus qui appartiennent à la même catégorie>>. A la suite de N. Bobbio (52), François Ost (53) a fait de ce trait un des attributs essentiels de la rationa­lité du législateur. Que la rationalité du législateur constitue un postu­lat (54), que celui-ci renferme une part plus ou moins importante de fiction, cela ne fait guère de doute. Toutefois, les travaux de François Ost ont voulu démontrer que l'interprétation de la loi faite pat le pouvoir judiciaire est tout entière dominée par le souci de maintenir un système juridique rationnel et cohérent (55). Attribuer des indemnités différentes au candidat et au délégué, sans que ce traitement différencié ne soit clairement prescrit par la loi, n'est~ce pas prêter au législateur un dessein peu rationnel et peu conforme à la représentation qu'en trace le pouvoir judiciaire. La démarche que nous proposons ne se veut rien d'autre que

(51) L'objection prise de la subjectivité est assurément déterminante. M. le procureur général GANSHOF VAN DER MEERSCH écrit : ~Mais (le juge) peut aussi se trouver devant la carence de la loi ( ... ). Le juge, tout en restant soumis aux principes généraux, fait donc œuvre créatrice qui par le jeu de la jurisprudence s'affirmera et tendra à. la stabilité. Mais spécialement dans le cas, comme ici, où son pouvoir d'interprétation est considérable, il sera tenu par un raisonnement objectif et ne s'écartera pas du terrain où son interprétation rencontrera dans l'opinion de la collectivité un large consensus~ (o Réflexion sur l'art de juger et l'exercice de la fonction judiciaire li, Mercuriale, Bruylant, 1973, p. 7).

(52) N. BoBBIO, «Le bon législateur li, in Le. raisonnement juridique, Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 243.

Pour N. Bobbio, les attributs essentiels du bon législateur sont ceux qui lui« sont reconnus sur la base d'une présomption absolue, telle qu'elle ne peut être démentie par la preuve contraire et dont il faut tenir compte dans chaque cas pour arriver à. une interprétation correcte l), Le juriste italien en distingue trois :

- la règle de justice, selon laquelle on applique un traitement identique à. des êtres qui sont égaux, et des traitements différents à ceux qui ne sont pas égaux;

- la règle de cohérence, selon laquelle deux propositions énoncées par le législateur ne peuvent être contradictoires;

- la règle de rationalité conforme au but, selon laquelle les moyens choisis sont toujours les plus aptes à atteindre le but. De ces attributs peuvent être déduites quatre règles constantes de l'interprétation dont celle-ci : <c aucune norme ne peut être inter­prétée de façon à avoir pour conséquence une disparité dans la manière de traiter des personnes appartenant à la même catégorie essentielle li.

(53) Fr. OsT, <c L'interprétation logique et systématique et le postulat de rationalité du législateur li, op. cit., p. 159, 163, 173.

(54) Fr. OsT, <c L'interprétation logique et systématique ... li, op. cit., p. 109. (55) Fr. OsT, <c L'interprétation logique et systématique ... li op. cit., p. lOO et 171.

Au demeurant, le pouvoir judiciaire n'a pas le monopole de cette démarche; bien sou­vent, celle-ci est adoptée par la doctrine, encore que cette adhésion soit rarement for­mulée de façon explicite (voy. cependant l'avant-propos de M. JAMOULLE à son ouvrage Le contrat de travail, t. rer, Faculté de droit, d'économie et de sciences sociales de Liège, 1982).

522 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

le résultàt de l'application à une hypothèse déterminée d'une assertion, non démontrée, qui est le parti pris par le pouvoir judiciaire.

24. ----'- On notera que la référence au << bon législateur >> s'identifie très .·largement à une référence à la Constitution qui garantit l'égalité des Belges devant la loi, et la jouissance des droits et des libertés sans discrimination (art. 6 et 6bis). La norme constitutionnelle implique qu~ tous ceux qui se trouvent dans la même situation soient traités . de la même manière. Le précepte consacré par la loi fondamentale confère une assise juridique à la directive d'interprétation que nous avons retenue .. Ainsi, M. l'avocat général Velu écrivait : <<On peut assurément admettre qu'est susceptible de constituer un élément d'interprétation de la loi(.;.) la présomption suivant laquelle le législateur ( ... ) a agi conformément à l'ordre constitutionnel>> (56).

Certes, le législàteur aurait pu, sans méconnaître les règles constitu­tionnelles, réserver un traitement contrasté aux délégués et auxeandi,. dats en attribuant aux uns et aux autres une indemnité établie diffé­remment. Mais, à notre sens, la loi ne contient pas l'expression d'une telle volonté. Bien plus, une lecture complète nous apprend que, à une seule réserve près, le statut protecteur du candidat et du délégué est conçu· de manière identique. Dès lors, là où subsiste l'incertitude, l'équivoque peut être levée. en prolongeant l'égalité de traitement, en faisant prévaloir la solution qui réalise le. vœu du constituant.

3. -:- Les délégués suppléants.

25. - Quoique les deux espèces soumises à la censure de la Cour de cassation concernaient chacune un candidat non élu, les arrêts du 16 mai 1983 précisent, in expressis verbis, qu'<< il résulte des termes de la loi que le législateur n'a visé que les délégués effectifs et suppléants à l'exclu­sion des candidats non élus, lesquels ne sont pas pourvus d'un mandat>>. Irrégulièrement licencié, le délégué suppléant peut prétendre au paiement d'une indemnité égale à la rémunération pour la période restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat.

On peut cependant se demander si la loi investit d'un mandat le délégué suppléant. Ne convient-il pas plutôt de ne voir dans son chef qu'une voca­tion à exercer les fonctions de représentant du personnel, celle-ci ne se concrétisant que lors de l'éviction du titulaire de la fonction? Dans cette perspective, la situation du candidat non élu ne se révèle guère différente de celle du suppléant puisqu'aussi bien la loi prévoit que c'est un candidat de la même catégorie et de la même liste qui achève le mandat lorsqu'il n'y a plus de membres suppléants pour occuper un siège vacant (loi du 20 septembre 1948, art. 21, §1er, al. 5, loi du 10 juin 1952, art. 1erbis, §1er, al. 4). Ce serait perdre de vue qu'à la différence du candidat, le suppléant est appelé à siéger, certes lorsque le mandat du membre effectif a pris fin, mais également en cas d'empêchement- maladie par exemple

(56) Conclusions avant cass., 20 novembre 1975, Pas., 1976, I, 347, spéc. p. 352.

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 523

---:-de celui-ci (loi du 20 septembre 1948, art. 21, §}er, al. 4, loi du 10 juin 1952, art. }erbis, §1er, al. 3). Au surplus les lois de 1948 (art. 21, §}er, al. 2) et 1952 (art. 1er bis, § 1er, al. 1) précisent que « le mandat du délégué du personnel prend fin en cas de non-réélection comme membre effectif ou suppléant >>. De la sorte, la loi retouche quelque peu la définition usuelle du terme << mandat >>, en soulignant que celui-ci est également attribué au suppléant. En définitive, pour autant que l'on se rallie à la position de principe adoptée par les arrêts du 16 mai 1983, on ne peut que souscrire à l'alignement du statut du délégué suppléant sur celui du membre effectif.

4. - Le candidat licencié avant le début du mandat.

26. - Loin de résoudre tout le contentieux soulevé par la probléma­tique de la sanction, les ~rrêts du 16 mai 1983 débouchent sur une nou­velle interrogation : à quel moment s'acquiert la qualité de délégué du personnel, effectif ou suppléant, qui ouvre le droit â la double indemnité forfaitaire ? Le candidat aux élections sociales, licencié avant le d~roule­ment de celles-ci, perd-il toute prétention au titre de délégué du per­sonnel?

27. - Une question analogue fut soumise à la Cour de cassation. Un membre effectif du conseil d'entreprise est licencié, irrégulièrement, sur-le-champ le 26 février 1979. Le 16 mars 1979 sont affichées les listes de candidats pour le renouvellement du conseil et du comité : le salarié licencié figure à nouveau sur ces listes. Le scrutin du 4 mai 1979 assure sa réélection en tant que membre effectif. A la suite d'une action introduite par le travailleur, la cour du travail de Bruxelles condamne l'employeur à lui payer, outre l'indemnité représentant deux années de traitement (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 7, al. }er, 2o), la rémunération pour la période allant du 26 février 1979 au 4 mai 1979 d'une part, et, l'équi­valent du, salaire de 4 années à partir du 4 mai 1979, c'est-à-dire la période pendant laquelle le travailleur aurait dû normalement exercer son nouveau mandat, d'autre part (loi du 20 septembre 1948, art. 21, § 7, al. 1er, 1 o).

Le pourvoi, dans la troisième branche du second moyen, faisait valoir que l'indemnité égale à la rémunération restant à courir jusqu'à l'expira­tion du mandat ne pouvait être attribuée au travailleur licencié que pour autant que le mandat en question fût entamé. Le raisonnement n'était pas sans pertinence : en employant le participe <<restant>> la loi fait du commencement du mandat une condition d'exigibilité supplémen­taire. Or, à l'évidence, dans l'espèce soumise à la censure de la Cour, le second mandat n'a pu être entamé en raison du licenciement.

La Cour de cassation (57) ne fut pas sensible à cet argument de texte.

(57) Casa., 7 novembre 1983, R. W., 1983-1988, col. 1893, avec les conclusions de M. l'avocat général H. LENAERTS. Ayant trait exclusivement à la situation d'un tra~ vailleur délégué, cet arrêt ne peut être lu comme une confirmation, ou une infirmation, des arrêts rendus le 16 mai 1983.

524 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENOE BELGE

Elle rejette le pourvoi en soulignant que la disposition légale invoquée par le moyen ne pose pas comme condition que le mandat ait déjà com­mencé- avant que le délégué ne soit licencié (58).

28. -..,.- Si d'une certaine façon, la Cour s'écarte de la lettre du texte, la solution retenue trouve un appui· certain· dans la norme légale aux termes de laquelle le travailleur irrégulièrement licencié peut être présenté comme candidat (loi du 20 septembre: 1948, art. 19, al. 3; loi du 10 juin 1952, art. 1er, § 4, litt. b, bis, al. ·4) (59). Très logiquement, cette faculté implique la possibilité d'être élu, bien qu'en raison de la rupture, la fonc­tion ne pourra être exercée. Dans cette perspective, le licenciement du travailleur ne fait pas obstacle à l'acquisition du titre de délégué, permet­tant ainsi à son bénéficiaire de prétendre au paiement de la double indemnité forfaitaire.

Une interprétation différente des normes légales demeure cependant concevable. La jurisprudence de la Cour dè cassation a dégagé la règle de lanaissance du droit à l'indemnité spécialè de protection au moment du licenciement (60). Partant de là, on aurait pu soutenir que la consis­tance de ce droit ne pouvait être affectée par une circonstance postérieure à la rupture. Plus respectueuse de l'expression légale, cette solution trouvait sa place dans l'ordonnancement du système.

29. - En prenant un léger recul, ·on ne· peut se défendre de i'idée que dans le choix de la solution, la Cour. suprême s'est inspirée du but de la loi. L'enchérissement de la· sanction exprime sans nul doute le souci des auteurs de l'arrêté royal n° 4 de renforcer la protection légll,le. Or, une interprétation restrictive· aurait eu des conséquences fâèheuses dans la mesure où l'employeur pouvait être enclin à licencier des représen­tants du personnel arrivant au terme de leur mandat, profitant ainsi d'un affaiblissement momentané de la sanction. L'objectif poursuivi aurait été partiellement manqué.

Quoi qu'il en soit, l'enseignement de l'arrêt du 7 novembre 1983 peut aisément être appliqué à la situation dù candidat licencié avant le déroule-

(58) Dans ses conclusions, M. l'avocat général LENAERTS précise : «(de wet) bepaalt aileen het eindpunt van de periode waarover de vergoeding loopt, niet het vertrekpunt : normaal is dat de datum van het ontslag, maar het kan ook, zoals in deze zaak, het begin van het mandaat zijn, wanneer hij tevoren reeds ontslagen was )),

On notera que l'arrêt déclare irrecevable la 3e branche du second moyen en tant qu'elle est dirigée contre la décision par laquelle est accordée au salarié sa rémunération pour la période qui se terminait le 3 mai 1979 avec l'expiration du mandat en cours : le grief invoqué n'a aucun rapport avec cette décision. Ainsi, la Cour de cassation ne s'est pas prononcée sur la question du cumul de l'indemnité afférente au mandat en cours et celle relative au nouveau mandat.

(59) Voy. P. HoRION,<< La protection des travailleurs délégués aux conseils d'entre­prise et aux comités de sécurité et d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail », Rev. trav., 196'7, p. 511 et 512; J. PmoN et P. DENIS, Les conseils d'entreprise et les comités de sécurité et d'hygiène, éd. F.E.B., 1979, p. 151; Cour trav. Bruxelles, 30 avril 1974, Bull. F.E.B. 1975, 905; Cour trav. Liège, 2 novembre 1982, J.T.T., 1983, p. 243. (Cet arrêt a été cassé le 23 janvier 1984 en raison d'une .motivation irrégulière.)

(60) Voy. supra, no 4.

REVUE 'CRITIQUE DE . JURISPRUDENCE BELGE 525

ment du scrutin. Pour autant que le congédiement intervienne dans le courant de la période de protection, ce salarié bénéficiera de l'interdiction légale de licencier. Ainsi que la loi l'y autorise, son organisation· syndicale pourra maintenir l'acte de candidature en dépit de la rupture. S'il est élu --'-'- peu importe que ce soit en qualité d'effectif ou de suppléant -,le travailleur pourra prétendre à l'indemnité proportionnelle à son ancien­neté mais également · à la rémunération qu'il aurait perçue pendant 4 années, bien que son éviction l'empêche d'exercer son mandat.

III. - CoNCLUSION.

30. - La Cour de cassation a décidé que le candidat aux élections sociales irrégulièrement licencié, et non réintégré, ne pouvait prétendre qu'au paiement d'une indemnité forfaitaire modulée en fonction de son ancienneté. Seul le délégué, élu par les salariés pour les représenter, se voit reconnaître le droit à ûne indemnité complémentaire représentant la rémunération pour la période restant à courir jusqu'à l'expiration du mandat.

Nous n'avons pas dissimulé les réticences que nous inspiraient les arrêts du 16 mai 1983. La sémantique des dispositions légales, à notre avis, ne permet pas de dégager une signification unique. En regard de la règle écrite, une double interprétation est conceval;>le. La référence au << bon légjslateur >>,mais aussi au précepte constitutionnel de l'égalité devant hi. loi, nous conduit à faire prévaloir la lecture qui réserve rm traitement identique aux candidats et aux délégués.

31. - Est-ce faire peu de cas de l'aspiration à la stabilité que nourrit le système juridique d'attendre de la Cour un nouvel examen de cette question? L'enseignement d'un de ses plus éminents magistrats, M. Paul Leclercq, y demeure sans doute vivace : <<La Cour de cassation n'est pas une académie discutant indéfiniment sur l'interprétation la plus correcte qui peut être donnée à telle disposition légale ( ... ) . Si l'interprétation n'était que temporaire ( ... ) la Cour ne remplirait pas sa mission>> (61). On observera cependant que le souci de garantir la sécurité du commerce juridique, pour réel qu'il soit, se fait moins pressant lorsqu'il s'agit, non plus de tracer la frontière entre le comportement licite et illicite, mais d'arrêter la sanction qui frappera ce dernier.

32. - Enfin, les difficultés suscitées par l'application de la norme légale, révèlent, à nouveau, les insuffisances de l'œuvre législative. Trop souvent imprécise, celle-ci s'est construite au fil de réformes successives sans que ses auteurs paraissent se soucier de la cohérence de la somme. L'abondant contentieux suscité par l'application des législations de 1948

(61) Conclusions avant cass., 26 janvier 1928, Pas., 1928, I, 65; voy. également F. OsT,~ L'interprétation logique et systématique ... », op. cit., p. 136 et suiv.

526 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

et 1952 ne s'explique pas uniquement par l'extrême sensibilité <.les inté.,. rêts en présence. En revanche, ce facteur n'est sans doute pas étranger aux imperfections de la loi. Plus que d'autres branches du droit, la législation sociale cherche à traduire « un compromis entre conceptions, antagonistes, compromis· serrant de près le rapport sans cesse changeanp de .leurs forces>> (62). ·De là~ son·extrême mouvance; de là également, la présence de. dispositions ambiguës qui dissimulent mal l'absence d'un. dessein ferme.

Les multiples imperfections de la loi sociale débouchent sur un élar­gissement des pouvoirs du juge dans la mesure ou sa sujétion à la règle écrite, peu signifiante, s'affaiblit. Plus la solution doit être cherchée loin de la règle écrite, plus ténu devient le fil du raisonnement logique, et plus s'ouvre la marge d'incertitude dans laquelle le juge devra situe~ sa décision.·

JACQUES CLESSE,

ASSISTANT À LA FACULTÉ DE DROIT, D'ECONOMIE ET DE SciENCES· sociALES

DE LIÈGE. '

(62) L. FRANÇOIS, Introduction au droit social, Faculté de droit, Liège, 1974, p. 173; voy. également : J. CABBONNIER, Essai sur les lois, Répertoire du notariat Defrenois, spéc. p. '275; F. FERIN, «Le style juridique : de la clarté à·la. confusion. Tentative d'explication&, in De grondwet, honderdviiftig iaar, K.U.L., Bruylant, Bruxelles, 1981, p. 27 à 43.