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Chapitre II HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE François Rastier A la mimoire de Peter Szondi 1 Enjeux épistémologiques 1. Herméneutique critique et scientificité L'herméneutique, entendue ici comme théorie de l'interprétation des textes et des autres performances sémiotiques, a été développée en philosophie par divers courants phénoménologiques. Ds ont subi une involution spéculative qui les a coupés de leur substrat textuel. Aussi, pour un linguiste, l'herméneutique philosophique se trouve encore diversement éloignée. Les grandes catégories herméneu- tiques se sont estompées avec le piétisme des Lumières qui les avait peu à peu élaborées, et dont Schleiermacher avait fait la synthèse novatrice. Les problèmes de l'interprétation demeurent, mais deman- dent une nouvelle formulation, d'autant plus que l'herméneutique 119

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Chapitre II

HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ETSÉ~QUEDESTEXTES

François Rastier

A la mimoire de Peter Szondi

1 Enjeux épistémologiques

1. Herméneutique critique et scientificité

L'herméneutique, entendue ici comme théorie de l'interprétation des textes et des autres performances sémiotiques, a été développée en philosophie par divers courants phénoménologiques. Ds ont subi une involution spéculative qui les a coupés de leur substrat textuel.

Aussi, pour un linguiste, l'herméneutique philosophique se trouve encore diversement éloignée. Les grandes catégories herméneu­tiques se sont estompées avec le piétisme des Lumières qui les avait peu à peu élaborées, et dont Schleiermacher avait fait la synthèse novatrice. Les problèmes de l'interprétation demeurent, mais deman­dent une nouvelle formulation, d'autant plus que l'herméneutique

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philosophique contemporaine s'est constituée par une dénégation des sciences du langage, (cf. l'oubli de Humboldt par Dilthey) puis par une dénégation des sciences en général (chez les heideggériens).

La puissance d'une herméneutique critique n'a pas encore été mise à profit par les sciences du langage, longtemps dominées par le positivisme ou le formalisme. D reste à unir, au sein d'une séman­tique des textes, les acquis de la philologie et de la linguistique compa­rée, pour restituer aux sciences du langage leur statut de disciplines herméneutiques.

Dans le domaine des recherches cognitives, la perspective hermé­neutique a déjà déstabilisé le paradigme classique du cognitivisme, fondé sur une théorie non critique de la représentation. Par son inci­dence sur la conception de la causalité, cet essor intéresse aussi bien les sciences de la culture que les sciences de la nature.

Au-delà, par l'incidence de l'herméneutique sur les problèmes de la constitution des objets scientifiques et de la preuve expérimen­tale ou non, c'est le statut herméneutique de la connaissance scien­tifique elle-même qui doit être questionné, dans l'espoir notamment de mettre fin à la technologisation des sciences.

1.1. Herméneutique et unité des sciences

Bien que certaines formes de scientisme veuillent exciper pour les sciences d'un privilège d'exterritorialité, elles ne peuvent prétendre régler toute interprétation, mais ont à être interprétées: en tant que formations culturelles, elles appellent donc une perspective herméneutique.

Il convient cependant de moduler le thème herméneutique. S'il s'agit d'épistémologie, il engage pour nous, malgré Dilthey, à ne pas séparer par principe les sciences de l'esprit de celles de la nature, même si elles traitent de modes de complexité différents et peut-être irréductibles. S'il s'agit de gnoséologie, et si connaître consiste à res­tituer des conditions, une situation globale qui permette de catégo­riser et de spécifier le local, on peut proposer des principes communs de lutte contre l'objectivisme, la réduction de la description scienti­fique à l'explication causale, et l'ontologie spontanée du représenta­tionnalisme.

Enfin, si l'on continue d'appeler proprement herméneutiques les sciences de la culture et si l'on pose le problème herméneutique dans

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les sciences physiques et logico-formelles, cette herméneutisation générale des sciences relativise leurs frontières et inverse la détermi­nation traditionnelle des sciences de la nature sur les sciences de la culture. Cette détermination ouvrait un processus de réduction dont le programme cognitiviste de naturalisation du sens est l'aboutisse­ment ultime.

Si l'herméneutique doit au contraire être culturalisée, rendue à l'histoire dans son détail, à la diversité des langues, des lieux et des moments, elle ne s'éloigne pas pour autant des sciences de la nature, mais se rapporte encore à elles par deux grands problèmes: celui des conditions organiques de l'activité interprétative, et celui de la genèse des cultures.

1.2. L'herméneutique mo.téril!lle

Faut-il pour autant parler d'un paradigme herméneutique? Ce serait le cas si nous nous référions à l'herméneutique transcendan­tale, pour reformuler le projet transcendantal du cognitivisme, tel que l'exprime par exemple la philosophie de l'espriL Divers auteurs, comme le second Wmograd, ou Mark johnson, n'en sont pas loin. Cependant, outre que nous ne nous rallions pas à l'épistémologie de Kuhn, nous préférons parler simplement de la perspective hermé­neutique, en soulignant son thème critique 1•

L'herméneutique n'est pas pour nous une doctrine métaphysique directrice. Nous reprenons la distinction que proposej.-M. Salanskis entre herméneutique natumlisée et herméneutique illocale- une hermé­neutique de l'Être, insoucieuse de l'histoire et des situations, irres­pectueuse des textes. Mais pour choisir une tierce voie : nous ne souhaitons pas choisir entre un post-heideggérisme et une hermé­neutique qui reprendrait sans plus le projet de naturalisation des sciences cognitives, et trouverait dans le substrat neuronal les condi­tions transcendantales de la cognition.

En effet, notre propos n'est pas transcendantal, et nous acceptons cette hypothèse:« le point de vue herméneutique serait[ ... ] celui qui

1. Si la philosophie a hérité ce thème de la philologie, et, depuis Kant, se l'est approprié, nous souhaitons contribuer à le restituer aux sciences du langage, en soulignant qu'elles n'ont pas à rechercher les conditions de possibilité de tout dis­cours (comme le font les théories spéculatives de l'énonciation), mais celles des textes particuliers.

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récuse par principe toute idée selon laquelle le sujet humain abor­derait son réel à partir de structures filtrantes données, qu'elles soient logiques ou esthétiques. L'herméneutique serait l'anti-transcendan­talisme par excellence, la doctrine qui dit que toute forme du comportement cognitif de l'homme s'élabore toujours comme recti­fication interprétative d'elle-même,. (Salanskis, infra).

En philologie l'élève de Staiger, en philosophie celui d'Adorno, Peter Szondi a formé naguère le projet d'une herméneutique maté­rielle, indemne de compromissions. L'expression herméneutique matériell6 est reprise de Schleiermacher, et elle désigne une forme pleine et ambitieuse de l'herméneutique critique. Pour nous, l'her­méneutique matérielle unifie l'herméneutique et la philologie dans une sémantique interprétative. Sa dénomination quelque peu paradoxale se justifie notamment parce que cette unification engage une réflexion sur l'unité des deux plans du langage, contenu et expression.

On peut discerner trois thèmes principaux de l'herméneutique matérielle : le thème an ti-dogmatique ou critique; le thème an ti­transcendantal ou descriptif (empirique) ; le thème an ti-ontologique ou sceptique. ns répondent d'une part aux besoins d'une séman­tique qui doit penser la diversité des textes, au sein d'une sémiotique des cultures: pour cela, il faut rompre avec le préjugé que le sens témoigne de l'être, et doit être jugé à l'aune métaphysique de la réfé­rence et de la vérité 2. Enfin ces thèmes épistémologiques s'accordent avec une conception de la vie comme activité de modification et d'in­terprétation constante de l'Umwelt (d.l'auteur, 1996).

2. Pour une sémantique des textes

Si l'herméneutique matérielle n'est pas une philosophie, elle sup­pose cependant, me semble-t-il, une épistimologie, une méthodologie, et une déontologie3• L'épistémologie est celle des sciences sémiotiques -qu'il vaut mieux désigner par leur objet que par leur forme

2.l.a science d'ailleurs n'est pas un discours sur l'être. Les théories qui le pré­tendent, comme fait le physicalisme cognitif en assimilant l'être au monde des états de choses, ne lutteraient contre la religion qu'en renchérissant de dogmatisme sur ses formes périmées, pour se réduire, comme certains courants de la philosophie analytique, à une scolastique sans dieu.

3.Je m'inspire ici dejucquois (Le t:OJnfltJTatisme, U714! mise en situation, ms, 1993).

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théorique, gnoséologique, qu'évoque le nom de sciences hermému­tiques. La méthodologie unit la critique philologique et le compara­tisme linguistique. Elle suppose ou impose une conscience de la relativité historique. La déontologie est imposée par le caractère fon­damentalement situé de l'activité interprétative. Comme telle, elle n'échappe pas au problème de la responsabilité. Ses deux principes immédiats sont le respect du texte (dans sa lettre comme dans son esprit), et la bienveillance dans la production du sens (qui crédite le texte et l'auteur des bonheurs de l'interprétation).

La sémantique des textes applique aux sciences du langage cette configuration théorique générale, qui peut s'étendre à certains can­tons de l'histoire et du droit. Si l'herméneutique, selon j. Ladrière, est «la discipline qui s'occupe de l'interprétation des signes en géné­ral et des symboles en particulier,. (1969, p. 108), une sémantique de l'interprétation pourrait prétendre occuper ce champ, pour ce qui concerne les signes linguistiques. L'interprétation cependant soulève des problèmes complexes qui demandent une approche transdisci­plinaire ou multidisciplinaire. Et naturellement une sémantique interprétative doit réfléchir, réévaluer et se réapproprier les traditions herméneutiques.

Une herméneutique générale aurait pu fédérer les sciences du lan­gage et garantir leur dimension critique. Cela à trois conditions liées (d. infra) : donner un rôle central au concept de texte, en dépassant celui de signe; faire une sémantique du sens textuel (non de la signi­fication, indexée sur le signe) ; développer la dimension critique issut> de la philologie.

Cependant, alors que l'herméneutique a connu une involution spéculative dont témoignent encore le heideggérisme et ses avatars déconstructionnistes, la philologie, cédant aux exigences du scien­tisme, connaissait une involution positiviste. La séparation de l'her­méneutique et de la philologie a été creusée par des enjeux métaphysiques. Le Romantisme allemand, malgré Schleiermacher, ne faisait, en l'approfondissant, que prolonger le dualisme luthérien : le signe, du moins dans la tradition chrétienne, a toujours été conçu à l'image de l'homme 4• Si la philologie étudie la lettre du texte sacré,

4. La sépar.ation du corps et de l'âme, plutôt hellénique que judaïque, a été redoublée par celle de la lettre et de l'esprit. Elle a reçu le renfort considérable de saint Paul, puis de saint Augustin, qui affinnait par exemple que penser selon la lettre, c'est penser charnellement (cf. De doctrina t:hristiant~, Ill 5, 9) ; Origène

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et l'herméneutique étudie son sens, elles ne peuvent que suivre des voies divergentes, pour peu que l'on sépare le corps de l'âme.

Nous regrettons ces effets du dualisme romantique, qui conduisent une fois de plus à séparer les disciplines de la lettre et celles de l'es­prit: une sémantique des textes se fixe au contraire pour objectif de contribuer à leur unification. Ce faisant. elle entend préciser les contraintes linguistiques sur l'interprétation, d'ailleurs diversement admises et hiérarchisées par les diverses traditions herméneutiques, et dessine en creux la place d'un sujet- sans choisir entre les sujets philosophique, psychologique, ou sociologique.

Une sémantique des textes devrait ainsi contribuer à ces trois objec­tifs: (i) le remembrement des sciences du langage et des disciplines du texte; (ü) en deçà, la réunification de l'herméneutique et de la philologie; (ill) au-delà, la restitution de la dimension critique à l'ac­tivité descriptive des sciences herméneutiques. Ce programme demande de reconnaître la dimension critique de la philologie, la dimension textuelle de la linguistique, la dimension linguistique de l'herméneutique.

Pour le mettre en œuvre, la meilleure voie nous paraît conduire à reconsidérer les séparations injustifiées entre entre lettre et esprit. signe et sens, redoublées, dans le sens même, par la distinction fondamen­tale pour le positivisme entre sens littéral et dérivé ( d. infra, § ID).

ll. Les déficits des sciences du langage

Le déficit philologique des sciences du langage contemporaines red,ouble leur déficit herméneutique.

faisait explicitement la comparaison entre la lettre et !:esprit, le corps et l'âme (cf. Traité Ms Jnindpes 1, 2).

Les accentuations du dualisme ont eu naturellement une incidence sur les rap­ports de l'âme et du corps, mais aussi du signe et de la signification. Par exemple, Luther reprend l'anthropologie du concile de Tolède (668) selon lequel «l'homme consiste en deux substances, à savoir l'âme et le corps • (apud Süss, 1969, p. 59-60; et non la thèse thomiste du concile de Vienne (1311-12) pour laquelle « l'âme rationnelle est véritablement et par elle-même la forme du corps humain», ibid., p. 59). Cela n'est peut-être pas sans rapport avec la séparation du signe et de la signification que pratique le positivisme. Du moins, cette séparation procède d'enjeux métaphysiques qui ne sont pas moindres que ceux qui président à celle du corps et de l'âme.

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1. Le déficit philologique

La linguistique est née de la grammaire et de la philologie. La première est une discipline scolaire,la seconde érudite. La discipline scolaire, moins exigeante et soutenue par une demande sociale plus forte, l'a emporté.

En linguistique contemporaine, le déficit philologique est lié d'une part à l'abandon de la dimension historique des langues, au profit d'une synchronie oublieuse- et à vrai dire indéfinissable sans un point de vue panchronique. D'autre part, la dimension textuelle dont traitait à sa manière la rhétorique est restée inexplorée (au pro­fit de la morphosyntaxe). Si bien que le texte reste l'objet de dis­ciplines littéraires, alors que l'étude des langues prétend à la scientificité. Cette séparation arbitraire s'aggrave, en France, par le fait que la division entre les lettres et les sciences a été et reste plus sévère qu'ailleurs.

2. Le déficit herméneutique

2.1. En linguistique

Les sciences du langage ont hérité de la tradition grammaticale un solide objectivisme. Certes, on a redoublé depuis une trentaine d'an­nées l'étude de l'énoncé par celle de l'énonciation ; le problème de l'énonciation l'a emporté non seulement sur celui de la production, mais encore sur ceux de l'interprétation et de la compréhension. On s'est attaché à trouver des marques et particules de l'énonciation, ce qui est une manière tout à la fois de la réifier et de l'atomiser.

En outre, on sait que les sciences du langage prennent de fait pour objet non les textes, mais la phrase et les règles de la grammaire phras­tique. Aussi est-il rare que les problèmes herméneutiques soient posés; ou ils le sont de façon réductrice 5•

5. Selon Auroux par exemple, pour les sciences du langage, la thisr herrnbleu· tique consisterait à asserter: • La connaissance des phénomènes est identique aux représentations conceptuelles que le sujet a de ses activités linguistiques et se trouve être la cause productrice des phénomènes observables. On peut retrouver cette conception dans la notion traditionnelle de règle de grammaire qu'applique un sujet conscient ,. (Auroux, 1993, p. 40 ;je supplée les abréviations). Cet énoncé de la thèse herméneutique est tout à la fois trop étroit et trop large. En premier

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2.2. En sémiotique

Dans les théories sémiotiques de tradition logique, même les plus novatrices, comme celle de Peirce, la problématique du signe domine celle du texte. En effet, elles conçoivent la sémiosis comme un rapport entre signe et signification. Et l'interprétation elle-même est définie relativement à ces unités supposées déjà discrétisées que sont les conte­nus et les expressions 6• Même quand l'univocité de l'interprétation selon la logique classique-et!' ontologie qui la commande-est aban­donnée, son principe référentiel demeure, car elle est simplement déployée dans une pluralité de mondes possibles (cf. Eco, 1994, ch. ill).

Or nous estimons qu'un signe en tant que tel ne peut être interprété, puisque l'isoler le coupe précisément de ses conditions d'interpréta­tion, de son contexte, c'est-à-dire du texte. En d'autres termes, le signe n'est pas l'objet de l'interprétation, mais un artefact normatif de la tradition ontologique, indéfiniment préoccupée par les rap­ports entre le concept, le signe, et la chose. Certes, diverses pratiques théoriques et techniques bien établies ont oblitéré cela, et par exemple les dictionnaires retracent indéfiniment une ontologie en stabilisant les significations de manière normative.

Ce point nous engage à redéfinir la sémiosis, ou relation fonda­mentale qui unit les deux faces du signe. D'une part, elle doit être rapportée aux deux plans du contenu et de l'expression des textes et des autres performances sémiotiques, et non plus définie comme une relation entre signe et signification. D'autre part, elle ne peut être définie par une relation logique simplement formulable, comme l'in­férence dans la tradition intentionnaliste, ou la présupposition réci­proque dans la tradition structuraliste. Enfin, le signifiant n'en est pas

lieu, il ne fait aucune place au problème de l'interprétation. Outre que le débat sur la conscience linguistique du sujet parlant et sur sa connaissance des règles nous semble oiseux, cette thèse est parfaitement compatible avec une interpréta­tion procédurale de la pensée, et pourrait être celle d'une psycholinguistique chomskienne. Elle oublie enfin l'intersubjectivité et l'histoire, soit précisément les deux domaines privilégiés de l'approche herméneutique.

6. Prenons pour exemple le concept d'interprétation chez Eco: c Dans un S'J5" tème sémiotique, n'importe quel contenu peut devenir à son tour une nouvelle expression, qui peut être interprétée, ou substituée, par une autre expression • (1992, p. 241). Eco définit ainsi la simio&is iNimitie (ou plus précisément indéfinie) que décrit Peirce. Elle est gagée sur le paradigme du signe.

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le point de départ, malgré les théories inférentielles ou association­nistes, car il a lui même à être reconnu.

En d'autres termes, les relations constitutives du sens vont de signi­fié en signifié, aussi bien que du signifié vers le signifiant. Aussi, nous définissons la sémiosis à partir du réseau des relations entre signifiés au sein du texte 7 - en considérant les signifiants comme des inter­prétants qui permettent de construire certaines de ces relations. Nous concevons ces relations comme des parcours orientés. On pourrait distinguer sans doute autant de sortes de sémiosis que de sortes de parcours élémentaires, mais tous les signes linguistiques ne se prêtent pas aux mêmes parcours.

Enfin, la sémiosis ne peut être fixée que comme résultat de l'in­terprétation, non comme son départ. L'identification des signifiants semble un des points d'entrée dans le parcours interprétatif, mais elle est précédée par les attentes et présomptions que définissent le contrat propre au genre textuel de la pratique en cours; aussi semble­t-elle également un point de retour.

Redéfinir ainsi la sémiosis la rapporte nécessairement au concept de parcours interprétatif. En d'autres termes, le sens n'est pas donné par un codage préalable qui associerait strictement un signifiant et un signifié ou une classe de signifiés (car la langue n'est pas une nomenclature): il est produit dans des parcours qui discrétisent et unissent des signifiés entre eux, en passant par des signifiants.

En d'autres termes, la signification d'un mot se confond avec l'his­toire de ses interprétations. Pour le locuteur, elle se confond avec la tradition interprétative dans laquelle ille situe, et qu'il perpétue à sa manière. Mais en aucun cas elle ne se réduit à une relation entre le signe, le concept et la chose, ni même au traditionnel aliquid stat pro aliquo sur lequel on voudrait fonder la sémiotique (d. Eco, 1992).

En somme, les signes sont des interprétations réifiées, plus préci­sément ces moments des parcours interprétatifs qui apparient des présentations mentales à ces phénomènes physiques particuliers que l'on nomme signaux.

Alors qu'elles avaient toujours été séparées, la sémiotique et la lin­guistique ont pu s'unir chez Saussure puis Hjelmslev, mais apparem­ment sur la base d'un déficit herméneutique commun, et au prix d'un

7. Nous étendons au texte la problématique saussurienne de la valeur, fonde­ment de la sémantique différentielle.

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objectivisme croissant. Aussi leur unité ne portera ses fruits que si ces disciplines adoptent la conception herméneutique de la connais­sance, et s'intègrent ainsi pleinement aux sciences humaines. Un approfondissement du paradigme du texte pourra sans doute y contribuer; cela permettra en retour d'intégrer la sémantique des textes et la linguistique qui l'inclut à une sémiotique générale des cultures.

2.3. Les trois cercles aporétiques

En linguistique, et précisément en grammaire, le déficit hermé-­neutique a créé des apories. On sait que toute théorie grammaticale, au moins depuis Priscien 8, gage le possible sur l'impossible, et les prescriptions sur les interdictions (sans d'ailleurs que l'idée brillante de Donat d'une grammaire permissive ait été véritablement reprise). Ce différentiel entre le grammatical et l'agrammatical a une fonction constitutive reconnue (d. Milner, 1989). D place sans doute la gram­maire et peut-être la linguistique parmi les disciplines normatives. Si l'on reprenait la classification de Betti, elle y voisinerait avec la théo­logie et la jurisprudence, tandis que la sémantique textuelle trouve­rait sa place parmi les disciplines « cognitives ,. comme la philologie et l'histoire.

Transposé au plan sémantique,le différentiel grammatical donne naissance à l'opposition entre l'acceptable et l'inacceptable. Un grand débat sur l'acceptabilité a naguère troublé la conscience lin­guistique. Sans discerner le caractère normatif de la grammaticalité, a fcntimi de 1 'acceptabilité, ni contester que seules les séquences gram­maticales, à l'image des expressions bien formées en logique, soient powvues de signification 9, il a simplement cherché à réduire la puis­sance exorbitante des grammaires génératives. Ce fut sans succès, car il aurait fallu pour cela pouvoir décrire les normes, plutôt que d'en édicter, et donc restituer au langage sa dimension sociale et histo­rique, dont précisément la grammaire universelle voulait s'abstraire.

Les concepts fondamentaux de grammaticalité et d'acceptabilité ne peuvent être définis hors de l'interprétabilité - qui dépend au

8. Priscien remarque que personne ne dit ego facis, et Auroux voit là l'équiva­lent, pour les sciences du langage, du théorème de Pythagore.

9. Cela place évidemment la sémantique sous la rection de la logique.

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demeurant de la situation- et qui les dépasse pourrait-on dire dou­blement, car d'une part l'agrammatical peut être acceptable ou du moins est couramment accepté, et l'inacceptable peut être interpré­table, ou du moins est couramment interprété 1°.

On ne tient pas compte de cela, car, bizarrement, le concept même de compétence ne s'applique qu'à la génération ou à l'énonciation, non à l'analyse ou à l'interprétation, et encore moins à la compréhen­sion. Même en sémantique cognitive, la compétence est toujours comprise comme compétence générative, et jamais comme compétence interprétative. Or la compétence interprétative excède la compé­tence générative, et l'on comprend totYours mieux qu'on ne parle.

Aucune théorie linguistique n'a pu que je sache poser le problème de l'interprétabilité. La linguistique aggrave ainsi le déficit hermé­neutique qui était celui de la grammaire. Pour commencer à le combler, il faudrait dans un premier temps découpler le grammati­cal de l'acceptable et de l'interprétable; mais pour admettre ensuite que l'interprétabilité détermine l'acceptabilité, puis la. grammaticalité11 • L'in­acceptable et l'agrammatical sont en effet des interprétations que l'on refuse au nom d'une norme; mais ce qui n'est pas interprété n'est même pas reconnu, et reste en deça des jugements d'accepta­bilité et de grammaticalité.

D'autres choix épistémologiques et méthodologiques ont contri­bué à éloigner la linguistique moderne de la question herméneu­tique : outre celui de la perspective générative, il faudrait mentionner le privilège exorbitant accordé à la synchronie aux dépens de la dia­chronie, et somme toute de l'histoire.

Ensuite, prendre pour modèle les sciences jugées dures conduisit à multiplier les gestes de fondation, dont l'axiomatisation n'est qu'un exemple, au lieu de s'interroger sur les fondements. Enfin, on

10. Les expériences sur l'interprétation des non-mots (ou /ogtJttntw), quise sont accumulées depuis Noble, comme celles sur l'interprétation de textes en langue inconnue (menées au sein du projet européen GtJlateo.) témoignent éloquemment du caractère incoercible et compulsif de l'interprétation.

11. Les suites grammaticales inacceptables, fort appréciées par les auteurs médiévaux de sajlhismattJ, et remises au goût du jour par Chomsky, demeurent un artefact de la linguistique. Nous estimons, conformément à notre perspective des­criptive, que toute suite attestée doit être acceptée par le linguiste (cf. la fameuse phrase : .. n neige et elle tient 1 .. ) •

Nous parvenons à des conclusions inverses de celles de Martin (1979), qui subordonne l'interprétabilité à la grammaticalité.

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continue de chercher des règles là où on ne peut relever que des régu­larités, des causes où l'on n'a accès qu'à des conditions- ces causes étant recherchées ailleurs, dans le monde ou dans l'esprit 12• Dans tous les cas, l'autonomie et la spécificité de la sphère sémiotique ont été négligées, voire ignorées. Or les sciences herméneutiques, propres à la sphère sémiotique, ont à produire le sens, le transcrire, le transposer (dans le temps), le traduire (dans l'espace). Pour elles, expliquer, c'est déployer des conditions, non chercher des causes.

Déficit philologique et déficit herméneutique sont enfin liés par une dénégation commune des langues comme formations culturelles et des textes comme produits historiques; pour les combler, il faut développer une conception de la sémantique qui tienne compte de l'histoire et de la socialité.

Ill. La problématique du texte

1. Des problématiques du signe à la problématique du texte

En bref, trois problématiques de la signification, centrées sur le signe, dominent l'histoire des idées linguistiques occidentales 15 :

a) La problématique de la riferenœ, de tradition aristotélicienne, définit la signification comme une représentation mentale, précisé­ment un concept. Elle est reprise diversement aujourd'hui par la sémantique vériconditionnelle et la sémantique cognitive.

b) La problématique de l'inference, d'origine rhétorique et de tra­dition augustinienne, définit la signification comme une action inten­tionnelle de l'esprit, mettant en relation deux signes ou deux objets. Elle est développée aujourd'hui par la pragmatique.

c) La problématique de la difference, d'origine sophistique, déve­loppée par les synonymistes des Lumières, puis par Saussure avec la théorie de la valeur, enfin par la sémantique dite structurale, définit la signification comme le résultat d'une catégorisation.

Par contraste, la problématique du sens prend pour objet le texte, non le signe, et définit le sens comme interprétation, passive ou

12. La posture générative vise à expliquer l'effet comme procession à partir de la cause, la noémique comme produit d'une noétique, etc.

Ill. Nous résumons des propositions détaillées ailleurs (1991, ch. III; 1994 b, ch. II).

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active 14• Elle s'appuie sur les disciplines du texte (droit, exégèse, cri­tique littéraire, notamment) et donne lieu on le sait à deux sortes de théories : l'herméneutique philosophique et l'herméneutique philo­logique. La première recherche les conditions a priori de toute inter­prétation, la seconde cherche au contraire à spécifier l'incidence des pratiques, et débouche sur une typologie des textes.

Résumons quelques propositions pour unifier les trois probléma­tiques de la signification sous celle du sens. La problématique de la différence peut jour un rôle médiateur si on la transpose du para­digme au syntagme, et du mot au texte, de façon à rendre compte de la catégorisation des formes sémantiques.

Si le remembrement herméneutique des sciences du langage comporte la tâche de placer la problématique du signe sous la dépen­dance de la problématique du texte, cela peut se concevoir en deux étapes: articuler les problématiques de la référence et de l'inférence sous celle de la différence ; puis appliquer ce dispositif au texte, pour décrire les parcours interprétatifs.

En d'autres termes, nous entendons unifier la problématique lexi­cale de la difïerence et la problématique du sens, le sémiotique et le textuel, pour rendre compte de l'inférence et de la référence 10• C'est possible, en spécifiant le concept de parcours interprétatif: tracer un

14. L'opposition entre signification et sens a une portée plus générale et peut être étendue à d'autres sémiotiques. Ainsi, il semble qu'elle recoupe la distinction entre l'iconographie et l'iconologie proposée par Panofsky (Essais d'iconologie, 1967, p. 26 Sfi.).

15. n s'agit de traiter, dans le cadre d'une sémantique différentielle, de l'infé­rence et de la référence. L'inférence est traitée au palier microsémantique par la théorie des sèmes afférents (ceux dont l'actualisation résulte d'une contrainte contextuelle- à la différence des sèmes inhérents, qui sont hérités par défaut du type par l'occurrence). Les parcours interprétatifs qui identifient ces contraintes peuvent comprendre toutes sortes d'inïerences, qui mettent enjeu des connais­sances de tous ordres aux paliers de la phrase et du texte.

Pour ce qui concerne la référence, la sémantique différentielle en traite d'abord en décrivant les contraintes sémantiques sur les (re) présentations. Les images mentales, notamment, sont des corrélats psychiques des signifiés. Laques­tion de la réïerence devient alors celle de la constitution des impressions référen­tielles, qui appelle une collaboration de la sémantique et de la psychologie.

Dès que la problématique de la différence est transposée de l'ordre paradig­matique à l'ordre syntagmatique, elle dépasse le problème de la signification et s'ouvre à la question du sens. La prééminence de la problématique du sens se marque dans le fait que les sèmes inhérents ne sont actualisés qu'en fonction de licences ou prescriptions contextuelles, ce qui place en somme la signification sous le contrôle du sens et permet de rendre compte du contexte.

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parcours interprétatif au palier du texte impose de faire coopérer toutes les problématiques sémantiques, d'une part pour tenir compte de la diversité sémiotique propre aux langues, d'autre part pour spé­cifier le fonctionnement sémantique spécifique du texte, qui déter­mine son mode mimétique.

L'articulation des problématiques sémantiques est une condition nécessaire et non suffisante au remembrement des sciences du langage : elle peuvent le faire autour d'un objet, le texte, et selon un objectif, l'interprétation. En effet, toutes les questions techniques que nous évoquions dépendent du problème de la pertinence : il commande toute identification d'unités, et notamment des unités sémantiques. Or, il relève de l'ordre herméneutique. La pertinence d'une unité linguistique quelle qu'elle soit dépend de l'interpréta­tion. En somme, il n'y a pas de pertinence en langue: la langue pro­pose une gamme de virtualités, le texte en retient une partie, mais ces virtualités ne sont actualisées en unités linguistiques que dans et par l'interprétation. Bref, la pertinence sémantique n'est définissable que dans une pratique interprétative.

2. Compréhension et interprétation

Nous avons naguère renvoyé le problème de la compréhension à celui de l'interprétation. L'explication qui la concrétise consiste en des paraphrases de type définitionnel : la spécification des traits sémantiques pertinents et de leurs structures à tous les paliers du texte.

L'explication suppose l'identification des conditions de produc­tion et d'interprétation du texte, alors que la compréhension au sens fort suppose un sujet psychologique ou philosophique 16• D'où ces

16. Nous laissons donc les problèmes de l'énonciation et de la compréhension au sens fon à la philosophie ou à la psychologie. Précisément, nous laissons à l'her­méneutique philosophique trois problèmes fondamentaux :le problème du temps vécu et de la conscience intime du temps; celui de la subjectivité (les parcours interprétatifs qui constituent le sens sont des contraintes linguistiques qui s'im­posent au sujet et non les parcours réels qu'il peut effectuer) ; enfin, et corrélati­vement, nous nous refusons à rapporter le sens des textes au sens du vécu.

Pour la psychologie cognitive, la compréhension est rapportée à la construction de représentations conceptuelles. Nous n'y recourons pas parce que le sens lin­guistique ne consiste pas en de telles représentations. Délier le sens linguistique des représentations comme des objets permet, paradoxalement peut-être, de déployer la variété de ses conditions d'actualisation.

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HERMÉNEUTIQL'E MATÉRIELLE ET SÉMANTIQUE DES TEXTES

thèses : (i) les signes linguistiques, comme les autres, sont le suppon de l'interprétation, non son objet, et l'identification des signes comme tels résulte de parcours interprétatifs. (ü) Le problème de la signification ne peut être posé de façon valide que si l'on tient compte des conditions d'interprétation. (ill) Enfin, l'interprétation est située dans une pratique sociale et obéit aux objectifs de cette pratique. lls définissent les éléments retenus comme pertinents. Aussi l'inter­prétation d'un texte change avec les motifs et les conditions de sa description.

Les conditions d'interprétation se disposent par degrés successifs. Au premier degré, le texte, comme globalité, détermine le sens de ses unités locales- et cela va évidemment à l'encontre du principe de compositionalité, qui régit toutes les sémantiques logiques. A cette détermination s'é!Joute une détermination de la situation d'interpré-­tation sur le texte lui-même considéré dans son ensemble.

3. L'ordre herméneutique

Pour penser ces déterminations, nous avons proposé de distin­guer, outre les ordres syntagmatique, paradigmatique, et référentiel (présentés ailleurs, d.l'auteur et al., 1994), un ordre herméneutique. C'est celui des conditions de production et d'interprétation des textes. D englobe, avec les phénomènes dits de communication, ce que l'on appelle ordinairement les facteurs pragmatiques; mais il les dépasse car il inclut les situations de communication codifiées, diffé-­rées, et non nécessairement interpersonnelles. Il est inséparable de la situation historique et culturelle de la production et de l'inter­prétation. Son étude systématique doit rendre compte des différences de situation historique et culturelle qui peuvent séparer la produc­tion de l'interprétation.

Bref, alors que les ordres paradigmatique et syntagmatique per­mettent l'étude des rappons entre le texte et les divers degrés de sys­tématicité qui le structurent (le mieux connu est le système fonctionnel de la langue), l'ordre herméneutique permet la média­tion entre le texte d'une part, et l'histoire et la société dont le texte procède par le biais des pratiques où il est produit et interprété.

Le caractère critique du point de vue herméneutique intégré ainsi à la description linguistique tient au problème de l'identification des phénomènes décrits. (i) Ils sont bien des phénomènes et non des

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objets, comme toujoms dans les sciences de l'homme. (ii) n est im­possible d'isoler un niveau de complexité, sinon par commodité temporaire de méthode. (iii) L'appréhension du palier de complexité supérieur, celui du texte, commande celui des niveaux de complexité inférieurs. (iv) La globalité de la pratique sociale commande la globalité du texte.

L'ordre herméneutique ainsi conçu relève pleinement de la lin­guistique. n relève d'une herméneutique intégrée (qui prend ici la forme d'une sémantique interprétative), et non d'une herméneu­tique intégrante dont l'aboutissement serait une philosophie du sens.

4. De l'ordre herméneutique aux formes sémantiques

L'ordre herméneutique est englobant, et vaut aussi bien pour le plan du signifié que pour celui du signifiant, qui sont tous deux et simultanément l'objet de l'interprétation.

Nous avons proposé de décrire le signifié en fonction de quatre composantes: thématique, dialectique, dialogique, et tactique (cf. 1989) 17 ; mais le signifiant aussi est organisé en composantes, d'ailleurs corrélées aux composantes sémantiques. Ce dispositif théo­rique, qui reste à élaborer, doit beaucoup à la tradition saussurienne. On doit en effet au génie de Saussure d'avoir rapatrié le signifié dans les langues, alors qu'il n'avaitjamais connu que la sphère éthérée du concept; et d'autre part d'avoir souligné que le signifiant lui-même était constitué de relations. Ainsi, en même temps, signifiés et signi­fiants gagnaient des formes d'objectivité propres, qui interdisaient de

17. (i) La thimtJtiqlu rend compte des contenus investis, c'est-à-dire du secteur de l'univers sémantique mis en œuvre dans le texte. Elle en décrit les unités; par analogie, et bien qu'elle ne décrive pas spécifiquement le lexique, on peut dire qu'elle traite du • vocabulaire ,. textuel (molécules sémiques, faisceaux d'isotopies, etc.).

(ii) La dialectùpu rend compte des intervalles temporels dans le temps repré­senté, de la succession des états entre ces intervalles et du déroulement aspectuel des processus dans ces intervalles.

(üi) La tlia/ogil[w rend compte des modalités, notamment énonciatives et éva­luatives, ainsi que des espaces modaux qu'elles décrivent. Dans cette mesure, elle traite de l'énonciation représentée (l'énonciation réelle ne relevant pas de la lin­guistique, mais de la psycholinguistique ou de la philosophie du langage).

(iv) La tm:tique rend compte de la disposition séquentielle du signifié, et de l'ordre (linéaire ou non) selon lequel les unités sémantiques à tous les paliers sont produites et interprétées.

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HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ET SÉMANTIQUE DES TEXTES

les assimiler respectivement à des représentations et à des objets phy­siques18.

4.1. Unités textuelles et j017TIIJS sémantiques

Du compagnonnage millénaire de la grammaire et de la logique, nous avons hérité l'idée que l'interprétation du langage est affaire de calcul ; elle a été revivifiée par le rationalisme dogmatique contem­porain, pour constituer la sémantique vériconditionnelle. Or le cal­cul est évidemment indifférent à la matière et aux réalisations particulières des symboles; parallèlement, il diffère leur interpréta­tion, en quoi il est formel.

Si l'on substitue à la problématique du calcul celle de la percep­tion et de la reconnaissance de formes, on se doit d'étudier d'une part le substrat perceptif des opérations interprétatives, ce qui relie la sémantique aux sciences de la vie; et d'autre part le caractère culturel de ces formes, qui témoigne de son intégration aux sciences de la culture.

Au palier textuel comme aux autres, les unités résultent de seg­mentations et de catégorisations sur des formes et des fonds séman­tiques, que nous appellerons du nom général de fl&OffJkologies. Leur étude se divise en trois sections: liens entre fonds (dans le cas par exemple des genres qui comportent plusieurs isotopies génériques), liens entre formes (dont il faut faire une description différentielle), et surtout liens des formes aux fonds (cruciaux pour l'étude de laper­ception sémantique).

Selon les composantes, ces morphologies sémantiques peuvent faire l'objet de diverses descriptions. Par exemple, rapporté aux quatre composantes sémantiques, un groupement stable de traits sémantiques (molécule sémique) peut être décrit comme thème, comme acteur, comme but ou bien source d'un point de vue modal, comme place dans la linéarité du texte. En outre, à chaque composante correspondent des types d'opérations productives et interprétatives.

18. La ùtèse positiviste que les signifiants sont des objets physiques comme les autres, soutenue notamment par Russell et par Morris, a été infirmée pour les sons du langage par la découverte du phénomène de la perception catégorielle.

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4.2. Description dynamique

Traditionnellement, la linguistique textuelle a étendu au texte les procédures de segmentation issues de la morphosyntaxe. Les unités ainsi isolées, par exemple en analyse de récit, étaient codées, puis enchaînées en syntagmes dont on recherchait les règles distribution­nelles 19• Mais, de la même façon qu'une phrase ne se réduit pas à une suite de parties du discours, même hiérarchisées par un arbre de dépendances, un texte n'est pas un enchaînement de propositions.

Si une description statique peut convenir à certaines applications, en didactique élémentaire par exemple, une description plus fine doit restituer en outre l'aspect dynamique de la production et de l'in­terprétation des textes. La première étape consiste à décrire les dyna­miques des fonds et des formes sémantiques : par exemple, la construction des molécules sémiques, leur évolution, et leur dissolu­tion éventuelle 20.

Ces dynamiques et leurs optimisations sont paramétrées différem­ment selon les genres et les discours. D'une part, les formes et les fonds sont constitués et reconnus par rapport à des présomptions, et comparés à des stéréotypes différents selon les pratiques. En effet, les

19. En général cependant, ces procédures n'ont été appliquées qu'après un codage propositionnel, dont l'idée remonte à Propp. n a été systématisé par Grei­mas, à qui van Dijk et Kintsch J'ont ensuite emprunté, pour devenir la norme des grammaires textuelles du cognitivisme orthodoxe. Le codage propositionnel a eu un énorme succès, car il permettait d'éviter la question herméneutique - tout codage d'ailleurs est une interprétation normative et non questionnée comme telle. D'une part, il réduisait le texte à une suite de propositions, et complémen­tairement ille conformait aux exigences du positivisme logique, chaque proposi­tion représentant un état de choses.

20. Le modf-le de tradition grammaticale, celui des • grammaires de texte •, se contente de la segmentation du texte par la ponctuation, et aujourd'hui par le bali­sage SGML. Même quand il admet des inégalités entre • propositions "• il reste que les propositions de même niveau sont formellement équivalentes.

Or si l'on tient compte de la prosodie, il est clair que les inégalités qualitatives jouent un rôle fondamental dans la production et l'interprétation des périodes. Nous formulons l'hypothèse qu'il en va de même au plan du contenu- d'où les études sur les rythmes sémantiques (cf. J'auteur, 1989); et à tous les paliers de sa description.

La perspective herméneutique est ainsi plus proche de la tradition rhétorique que du modèle grammatical, non seulement parce qu'elle prend pour objet les textes et leur situation, plutôt que des phrases décontextualisées, mais parce que les variations qualitatives des formes textuelles commandent leur identification et leur étude.

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contrats de production et d'interprétation qui sont associés aux genres et aux discours norment le parcours de ces morpholo­gies. Comme elle en tient compte, la sémantique des textes doit adap­ter ses descriptions aux régimes morphologiques des discours et des genres.

La perception des formes et celle des fonds posent des pro­blèmes différents: celle des fonds semble liée à des rythmes, celle des formes à des contours (dont les contours prosodiques peuvent présenter une image).

(i) Rythmes et fonds.- Si les fonds sémantiques sont constitués par des isotopies, en général produites par la récurrence de traits géné­riques, la temporalisation de ces récurrences est assurée par des rythmes. On sait le rôle fondamental des rythmes dans la perception : ils ont un effet de facilitation à court terme, dont le corrélat linguis­tique est la création de zones de pertinence. Ce que nous avons appelé JnisOfllfJtion d'isotopie permet d'actualiser les sèmes (cf. 1987, ch. ffi) 21•

Plus généralement, on peut faire l'hypothèse du caractère fonda­mental des rythmes dans le déploiement aspectuel des actions humaines.

On peut distinguer les rythmes homogènes, instaurés par la récur­rence d'un même trait ou d'un même groupement de traits, des hété­rogènes qui alternent des traits ou groupements différents, comme par exemple le chiasme. Ces rythmes s'étendent au palier macrosé­mantique. Par exemple, la structure élémentaire du récit (telle que la décrit Greimas) est un chiasme. La clôture structurale des textes dépend sans doute pour une bonne part de ces rythmes hétérogènes.

(ü) Contours des formes.- De même que les périodes présentent des contours sémantiques corrélés à leurs contours prosodiques, au palier supérieur les textes présentent des contours que l'interprétation a pour objectif de reconnaître et de parcourir, l'identification et le par­cours restant d'ailleurs indissociables. Les formes sémantiques de base sont des molécules sémiques, groupements structurés de sèmes. Elles évoluent dans la temporalité du texte, comme dans le cours propre de la lecture. Ces évolutions obéissent à des normes et des styles de phrasé codifiés notamment par les genres.

La sémantique structurale a pris jadis appui sur une métaphore

21. Cette facilitation n'est qu'une préactivation locale, mais il existe des pré­activations globales liées au genre et à la situation.

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phonologique, concevant les traits sémantiques à l'image des traits phonologiques. Mais les facteurs prosodiques ont été laissés de côté 22,

sans doute parce que leur caractère directement sémantique contre­vient à la séparation ontologique entre les deux plans du langage. Plus généralement, et de la même façon que la conception métrique et quantitative du vers s'oppose à sa conception accentuelle, on peut compléter et sans doute dépasser la conception distributionnelle du texte par une conception morphosémantique.

Les problèmes d'identification des unités et de segmentation doivent être abordés de ce point de vue : par exemple, la phrase est une segmentation logique, la période une segmentation physiolo­gique, et/ou émotionnelle. Au palier de la période, la prosodie per­met, on le sait, de poser le problème de la reconnaissance des formes sémantiques. En effet, on commence à mesurer le rôle de la proso­die dans la perception du langage, et notamment dans l'apprentis­sage. Les contours prosodiques sont précocement reconnus et imités par le jeune enfant avant ce qu'on appelle par restriction le stade lin­guistique. Or la prosodie a été peu et mal étudiée en linguistique, car son caractère continu convient mal aux procédures grammaticales de segmentation et de discrétisation, par son expression directe des valo­risations et des affects qui inquiète le rationalisme grammatical. Pour­tant, bien des textes ne sont segmentables que par le biais d'une verbalisation prosodique, soit que leurs phrases soient longues (Saint­Simon, Proust), non ponctuées (Breton, Claude Simon, etc.), ou que leur écriture soit elliptique (comme la Torah massorétique, dont le texte n'est lisible qu'en recourant à des cantilations réglées) 25•

Au-delà de la période, dont l'empan est sans doute mesuré par nos capacités motrices et respiratoires, le texte n'a pas de signifiant propre, identifiable par des procédures de segmentation, sinon les démarcations fortes (pauses longues ou changements de chapitre). C'est une raison fondamentale pour échapper au modèle du signe: les unités textuelles n'ont pas de signifiants isolables comme des par­ties du discours; elles sont constituées par des connexions de signi­fiés des paliers inférieurs (périodes, syntagmes, sémies).

22. Exception notable, Claude Zilberberg a de longue date insisté sur le carac­tère prosodique du plan du contenu.

23. " Des accents conjonc~onctifs absents graphiquement -les ti'amim­permettant la pause et modulant la vitesse de lecture, donc permettant un rythme,. (D. Banon, 1987, La lecturr injinü, Paris, éd. du Seuil, p. 42).

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Mais ces connexions ne constituent pas un réseau uniforme : cer­taines sont mises en saillance, valorisées, modalisées, et ces saillances sont du même ordre que ce qui est véhiculé par l'intonation. Elles relèvent de la composante dialogique.

(iii) ParCO'II.rs.- Qu'un texte ne se réduise pas à une suite de pro­positions, cela suppose l'existence de formes macrosémantiques, qui ont leur propre significativité, par leur déroulement et par les valo­risations qui s'y attachent. On retrouve ainsi dans la compréhension de textes des problèmes analogues à ceux que pose la reconnaissance de formes bruitées ou incomplètes24.

Les parcours interprétatifs doivent reconnaître les mouvements textuels, comme les crescendos, les ruptures, qui correspondent sans doute à ce que l'on peut appeler, à la suite de F. Douay, les gesta de l'énonciateur. Par ailleurs, des inégalités qualitatives marquent des lieux ou moments remarquables que l'on pourrait appeler des points nodaux sémantiques : ils sont définis par leur haut degré de connec­tivité. Les mieux connus sont aussi les plus faciles à isoler : répliques qui transforment la structure narrative, mots qui connectent plusieurs isotopies génériques 25• Ce sont généralement les cibles des gestes énonciatifs.

Gestes et mouvements, points nodaux et moments critiques, tempo du rythme et phrasé des contours permettent de concevoir le texte comme un CO'II.rs d'action sémiotique 26, alHielà d'une concaténation de symboles. Le genre codifie la conduite de cette action, mais ce qu'on pourrait appeler le ductus particularise un énonciateur, et per­mettrait de caractériser le style sémantique par des rythmes et des tra­cés particuliers des contours de formes.

La conception morphosémantique du texte échappe à l'atomisme

24. La sémiotique de tradition hjelmslévienne rend compte de cela par des opé­rations de ca~t. En Intelligence Artificielle, les scripts ont pour but de rendre compte de ces complétions perceptives, mais dans la problématique du calcul, ce qui rend insoluble le problème du déclenchement de procédures (/mJM-/mJhUm).

Au palier inïerieur,l'interprétation de tropes comme la synecdoque et la méto­nymie passe également par des complétions.

25. Cela n'entraîne aucunement que ces points de synthèse ou de scission soient des matrices du texte. Du moins, il revient aux études de génétique textuelle de formuler des hypothèses sur cette question.

26. Le concept de œun d'D&Iion est emprunté à l'ergonomie. Nous considérons qu'un texte est la part sémiotique d'une pratique sociale. En cela il participe d'un ensemble codifié d'actions. Les pratiques communicatives ne sont jamais unique­ment linguistiques, mais mettent en jeu plusieurs sémiotiques.

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de la tradition grammaticale, qui a reçu en ce siècle le renfort consi­dérable du positivisme logique. Mais surtout, elle permet de déployer le concept de parcours interprétatif. Peu importe ici que la repré­sentation figure des dynamiques sur un espace, ou des rythmes dans le temps. Le problème fondamental de la segmentation se poserait ainsi : c'est le rythme qui permet de percevoir l'intenalle, et le mou­vement qui permet de discrétiser la séquence. Ces concepts inter­médiaires permettent de concevoir le rapport du global au local d'une façon moins simpliste et moins statique que celle qui unit l' élé­ment à l'ensemble ou même la partie au tout. L'accès du global au local, dans la mémorisation par exemple - et toute interprétation suppose une mémorisation - est médiatisé par les formes séman­tiques ri.

4.3. L'unité des deux plans de langage

Venons à la question cruciale et souvent omise, bien qu'elle commande l'unification de l'herméneutique et de la philologie : comment concevoir l'unité des deux plans du langage, mixte jugé intolérable de sensible et d'intelligible? On peut bien entendu pro­poser une réponse fonctionnelle : le langage a de fait sinon par voca­tion une fonction médiatrice entre ces deux sphères 28. ll faut encore que cette conception même fasse droit à l'unité des deux plans du langage - ce que les théories génératives ne font pas, considérant l'expression comme une couche superficielle ultime.

Une conception non dualiste se doit d'intégrer signifiants et signi­fiés dans les mêmes parcours: ils sont discrétisés d'ailleurs par les mêmes types d'opérations, et les signifiants ne sont pas plus« don­nés ,. que les signifiés. Nous avons détaillé par ailleurs, en étudiant les

27. On nous objectera que cette présentation convient mieux à l'oral qu'à l'écriL Mais l'écrit n'est peut-être que de l'oral appauvri et 1 ou enrichi, même si sa fixité permet de varier les parcours d'interprétation. Prenons l'exem~ de ce vieux poète africain (du royaume nzakara, dans le haut Oubangui) à qui Eric de Dampierre demandait des éclaircissements linguistiques : • entendre son propre enregistrement ne lui suffisait pas. n lui fallait prendre sa harpe, rejouer au préa­lable le fragment pour le commenter ensuite " (préface aux Satires di! Lamallt.~ni, Paris, Les Belles Lettres, 1994). n ne s'agit pas ici que de mnémotechnie: un pas-­sage d'un texte doit être compris comme un moment d'une pratique.

28. l.a théorie du schématisme chez Kant ne sert sans doute qu'à pallier l'~ sence du langage dans son criticisme philosophique.

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relations sémantiques en contexte, les analogies entre le traitement des contrastes en perception visuelle et auditive et en perception sémantique (cf. 1991, ch. Vlll).

Même si elle reste propre à la sémantique qui l'a produite, la notion de parcours interprétatif permet de rendre compte du lien problématique entre les deux plans du langage. En effet, la séman­tique interprétative a maintes fois souligné que l'actualisation de traits sémantiques exigeait le passage par ces interprétants que sont selon elle les signifiants. Par exemple, la rime est ordinairement l'indice d'une relation sémantique entre sémèmes.

Le rôle des rythmes et de la prosodie souligne en outre que sont établis entre les plans du langage non seulement des homologies, mais des contacts constants, tels que les intonations peuvent répéter, suppléer, contredire le contenu de lexies, voire de périodes.

Par ailleurs, certaines formes codifiées, comme la succession ABBA par exemple, se retrouvent sur les deux plans et à tous les paliers du langage: rimes embrassées, chiasmes, successions d'oppositions ren­versées comme dans la Théogvnied'Hésiode,les Gétngiqu.es, les Saisons de Thomson, etc.

Enfin, on sait que partout les traditions mythiques et poétiques ont codifié avec les genres des types de rapports entre les deux plans du langage. Les formes de ces rapports varient naturellement avec les langues, mais le principe qui les gouverne a sans doute une portée anthropologique: l'homme est un animal poétique. Partout l'accord de l'expression et du contenu semble associé à un effet de vérité, même s'il ne la définit pas. Il impose des parcours interprétatifs spé­cifiques, propre aux textes hiératiques, qu'ils traitent des héros ou des dieux.

Dans la mesure où l'herméneutique matérielle n'est pas dualiste, et pourrait se réclamer d'un rationalisme empirique 29, on conçoit qu'elle souligne ces contacts constants qu'établissent les parcours interprétatifs, non seulement pour affirmer l'unité du langage, mais pour affaiblir le préjugé millénaire que le sens est indépendant des langues.

Au-delà de l'unité du langage, et comme dans notre tradition le signifiant a toujours été conçu à l'image du corps, et le signifié de

29. Malgré les accusations de • spiritualisme • que ne manquent pas de porter les tenants du positivisme.

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l'esprit, se profile la question de ce que les recherches cognitives nomment l' embodiment, c'est-à-dire ici du lien entre les conditions organiques et culturelles de l'interprétation.

Iv. Les enjeux d'une sémantique des textes

Ces propositions nous engagent à écarter deux thèses, puis à indi­quer des directions de recherche.

1. On ne peut caractériser transcendantalement la situation d'interprétation

On connaît le succès surprenant des maximes communication­nelles de Grice: inspirées d'un kantisme appauvri, elles sont censées réguler tout acte communicatif. Ce n'est pas tant leur caractère eth­nocentrique, voire new-yorkais, qui fait problème-même si l'on sait que l'universalisme est la forme suprême de l'ethnocentrisme; mais leur prétention normative: les énoncés qui n'y satisfont pas sont réputés s'en écarter, et donc jugés par rapport à elles.

Plus généralement, il nous semble nécessaire, pour ce qui concerne la sémantique des textes, de récuser toute prétention à caractériser transcendantalement la situation de communication et la situation d'in­terprétation. Les caractérisations transcendantales sont fondées soit sur une métaphysique soit sur une physique, selon que l'on place l'Être en ce monde ou en un autre, et l'on sait leur fonction réductrice.

Que le langage soit une faculté de l'espèce ou un don divin, les langues et les textes n'en sont pas moins des formations culturelles. Les textes procèdent de pratiques différenciées, indéfiniment variables. Toute interprétation et toute situation d'interprétation appartiennent entièrement à l'histoire. Par exemple, on ne peut comprendre les inter­prétations patristiques sans les rapporter aux objectifs homilétiques dont elles procèdent, car les techniques interprétatives perdent leur significativité quand elles sont déliées de leurs objectifsll0• Elles se

!0. Sur ce point le transcendantalisme rencontre le positivisme, car tous deux négligent de rapporter les inte!prétations à leurs objectifs pratiques. Par exemple les études de Compagnon (La RCMIIÜ main, Paris, Seuil, 1978) et de Todorov ( Sym­bolisme et interprétation, Paris, éd. du Seuil, 1978) doivent leur caractère réducteur à une approche positiviste de l'inte!prétation, résumée à ses techniques.

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réduisent à des recettes, alors même que chaque type de texte appelle un type spécifique d'interprétation.

Aussi, il n'y a pas d'interprétation parfaite, mais des interprétations peuvent être jugées adéquates. Encore qu'elle y soit discutable, la notion d'interprétation parfaite, avancée par exemple par Schleier­macher, n'a de pertinence qu'en théologie, et pour une exégèse idéale. Certains voudraient alors cantonner l'herméneutique dans le Temple (d. Descombes, 1983); mais c'est là, nous semble-t-il, confondre l'exégèse avec la théologie. Nous estimons que l'interpré­tation des textes sacrés n'est pas une discipline sacrée, en d'autres termes que l'exégèse est du ressort d'une sémantique des textes.

2. L'ontologie s'oppose à l'interprétation

Dans la tradition intentionnaliste illustrée par saint Augustin avec sa théorie des signes naturels, et dont la phénoménologie est un déve­loppement contemporain, les objets perçus peuvent avoir un sens; il en va ainsi, par exemple, dans la phanéroscopie de Peirce.

Récemment, sous l'influence d'une phénoménologie vulgarisée, on a beaucoup parlé du sens de la vie, de l'expérience, etc. Le meaning de la sémantique cognitive se présente ainsi comme expérientiel (selon Mark johnson par exemple, il émergerait inconsciemment de notre expérience).

Mais pour nous, le sens reste une propriété des systèmes de signes quand ils sont déployés dans des usages. Aussi les tentatives contra­dictoires de ramener le sens de la vie au sens des textes, chez Greimas, ou pour Ricœur de faire le chemin inverse, excèdent fort notre propos.

A moins de faire des textes sacrés les parangons de tout texte, il faut admettre- si l'on entre un instant dans la discussion ontolo­gique- que le langage appartient tout entier à l'étant. Un texte, sa situation et la pratique dont il relève sont des phénomènes histo­riques. Dans le domaine religieux, certaines formes de théologie pré­tendent certes réglementer l'exégèse, mais cela ne doit pas nous retenir ici. Le terrorisme heideggérien et le terrorisme positiviste se sont livré bataille à propos du langage, au nom de deux conceptions opposées de l'Être, et subsidiairement de la connaissance. Mais le pro­blème de l'interprétation des textes n'en a pas reçu de lumière, car l'autonomie relative du sémiotique restait déniée.

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Le sens a toujours été rapporté à l'Être, qu'il soit identifié au monde physique par les matérialistes dogmatiques, ou à une sphère métaphysique par les idéalistes. Deux formes de "réalisme "• empi­rique ou transcendant, s'opposent séculairement, mais partagent le préjugé que le sens est une représentation, et le langage un instru­ment de représentation. Dans tous les cas, le langage est dépossédé du sens, qui lui devient extrinsèque, ou du moins il ne trouve de sens que dans un rapport à une « autre chose ,., physique ou idéale, à l'égard de laquelle il n'a qu'une fonction ancillaire.

Nous élevons ici l'objection que le sens n'est pas une représenta­tion-ni le langage un instrument: il est une part du monde où nous vivons, et, comme part de ce monde, il a des corrélats éidétiques. Plus généralement, toute ontologie est métaphysique, et le matérialisme ne fait pas exception quand il statue normativement sur l'Être des choses. Que l'Être soit ou non une doxa qui ne veuille pas s'avouer pour telle, convenons que l'Être n'est pas le domaine du sens- et c'est pourquoi le langage ne peut rien en dire.

Du moins, le seul problème ontologique qui se pose à l'herm~ neutique matérielle reste celui de l'ontologie du sémiotique. ll n'est certes pas mince, et l'on peut tracer deux directions pour l'aborder : (i) soit une ontologie différenciée ferait du sémiotique une « couche de l'Être ,. particulière, dont les rapports avec les autres couches res­tent à élucider; (ü) soit une rupture avec l'ontologie conduirait à assumer que le sens fonde et manifeste la doxa, et ne peut alors se percevoir qu'au sein de pratiques sociales de génération et d'inter­prétation de signes. Nous préférons emprunter cette seconde direc­tion, qui s'inspire peut-être de la sophistique (même si elle ne peut se recommander d'une tradition) et reste compatible avec la tradi­tion rhétorique.

3. Directions de recherche

a) Si la compréhension transcendantale est impossible, l'herm~ neutique peut être unifiée avec la philologie. La philologie étudie alors les conditions qui entourent le texte, dans les deux moments historiques de sa production et de son interprétation; et l'herméneu­tique leurs effets sur le texte et les effets du texte à ces deux moments historiques. Si elle réussit son historisation, la sémantique interpr~ tative permettra cette unification.

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HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ET SÉMANTIQUE DES TEXTES

b) Si l'on approfondit la distinction entre sens et signification, un signe, du moins quand il est isolé, n'a pas de sens, et un texte n'a pas de signification. Alors que la problématique du signe est étroitement liée à l'ontologie occidentale depuis la Métaphysique d'Aristote (les mots auraient une signification parce que les choses ont un être), la problématique du texte en est déliée.

En pratique, les méthodes d'interprétation du texte qui se centrent sur le signe donnent des résultats discutables, et ne permettent pas de rendre compte de la textualité. Les lectures symboliques diverses, comme la lecture symbolique qui crée des métaphores in absentia, l'usage de " clés ,. psychanalytiques, ou encore l'anagrammatisme, ont en commun de résumer le texte à un signe, ou à quelques-uns, dont il ne serait que le déploiement. Elles ne tiennent guère compte de la variété interne et externe des textes.

Il reste à détailler les moyens théoriques de déployer cette variété, dans une perspective non plus nomothétique, comme en grammaire par exemple, mais idiographique :une science des textes, comme les autres sciences de la culture, est une science du particulier.

c) L'unification ou plutôt la fédération des sciences du langage demande une conception commune de l'objectivité. Revenons donc à la question de l'objectivité du sens. On sait que l'expérience naïve varie sans cesse avec celui qui l'éprouve, et tout l'effort des sciences expérimentales consiste précisément à éliminer ces varia­tions. Les espoirs du positivisme ont cependant été déçus, car il demeure un reste que l'on ne peut éliminer. En physique quan­tique par exemple, la situation de l'observateur fait partie de la situation expérimentale.

Gonseth puis Cohen-Tannoudji (cf. infra) ont employé à ce pro­pos l'image de l'horizon : il appartient à notre champ de vision, qu'il paraît bomer. Le réel objectifn' en existe pas moins comme ensemble de conjectures : dans un langage unitaire, il est ce sur quoi nous tra­çons notre horizon ; et dans un langage infinitaire, il est fait de tous les horizons possibles.

Cette situation est le lot commun de toutes les sciences, leur minimum herméneutique. Mais si dans les sciences de la nature, du moins les sciences physiques, la situation de l'observateur est déter­minée par des coordonnées elles-mêmes physiques, repérables dans l'espace-temps, dans les sciences sociales l'espace est médiatisé par la culture, dont la langue ; et le temps par l'histoire. La situation

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spatio-temporelle de l'observateur est redoublée par la situation historico-culturelle de l'interprète.

Or le linguiste n'est pas seulement un observateur, mais aussi un interprète. La critique philologique joue pour ainsi dire le rôle de la méthode expérimentale, non pour éliminer illusoirement toute sub­jectivité, mais pour hiérarchiser les subjectivités.

En disant que le sens du texte est immanent, non au texte, mais à la pratique d'interprétation, nous reconnaissons que chaque lecture, « savante » ou non, trace un parcours interprétatif qui correspond à l'ho­rizon du lecteur. La sémantique des textes propose une description des parcours interprétatifs. Le sens actuel du texte n'est qu'une de ses actua­lisations possibles. Le sens " complet ,. serait constitué de l'ensemble des actualisations, en d'autres termes l'ensemble des horizons possibles.

Une description linguistique ne propose pas une lecture « scienti­fique ,. qui se substituerait aux autres, mais w1e identification des contraintes linguistiques sur les parcours interprétatifs. Le sens d'un texte n'est clôturable que par l'arrêt de ses lectures, qui appar­tiennent alors au passé. n quitte ainsi la tradition et la vie, et cette clôture témoigne plutôt d'une fermeture que d'une plénitude, car un livre fermé n'a pas de sens.

En revanche les textes qui sont relus gardent un sens ouvert. Leur sens a une histoire vivante, celle de leur tradition interprétative, que l'on peut décrire comme une série non close de réécritures, qui sont autant de nouvelles lectures: elles dépendent de la pratique où elles prennent place, obéissant à des objectifs éthiques, esthétiques, ou cognitifs. Cependant, le plaisir, le devoir, et la volonté de savoir res­tent inassouvis. Sur ce point crucial, une sémantique des textes peut distinguer entre les structures closes, qui épuisent la lecture, et les structures ouvertes, qui permettent au lecteur de transformer l' équi­voque en infini.

4. Rétrospection

A dessein cette étude s'est cantonnée à la linguistique. Mais l'acti­vité scientifique qu'elle évoque doit être replacée dans le cadre plus général d'une sémiotique : la linguistique n'est en effet que la sémio­tique des langues et des textes. La place du monde sémiotique, en position médiatrice chez l'homme entre le monde physique et le monde des (re) présentations, détermine celle de la sémiotique.

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HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ET SÉMANTIQUE DES TEXTES

Nous avons pris le parti d'une sémiotique des cultures, non celui des sémiotiques universelles ou transsémiotiques- philosophies du sens oublieuses de leur dimension réflexive. A l'égard du programme de naturalisation de l'herméneutique, un tel parti conduit à ces positions :

(i) le programme quinien de .. naturalisation de l'épistémologie» est réductionniste, du moins tel qu'il a été repris par le cognitivisme orthodoxe.

(ii) Pour culturaliser les sciences cognitives, il convient d'une part de reconnaître le caractère culturellement situé de toute activité de connaissance, l'activité scientifique comprise; et d'autre part, de rendre compte du caractère spécifiquement sémiotique de la cogni­tion humaine.

Alors s'ouvre l'espace d'une réflexion sur la genèse des cultures, liée évidemment à la phylogenèse, mais échappant à des descriptions de type néo-danvinien. La distinction des formes symboliques, la diversification des langues, celle des pratiques sociales, celle des arts, tout cela poursuit l'hominisation, mais ne s'inscrit pas dans sa longue durée, s'autonomise à l'égard du temps de l'espèce, conditionne l'ap­parition du temps historique sans se laisser rapporter à ses scansions rapides. Ainsi, par la médiation de la sémiotique des cultures, l'her­méneutique pourrait être rattachée aux formes d'intelligibilité des sciences de la vie.

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JEAN-MICHEL SALANSKJS, FRANÇOISRASTJER. RUTH SCHEPS

Herméneutique: textes, sciences

Presses universitaires de France

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ISBN 2 15 0411676 2

Dépôt légal-1~ édition: 1997, novembre

C Presses Universitaires de France, 1997 108, boulevard Saint~nnain, 75006 Paris