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© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. La dépression : des pratiques aux théories 11 GÉNÉRALITÉS La dépression est la pathologie men- tale la plus fréquente en gérontopsy- chiatrie. Mais il existe une hétérogé- néité tant sur le plan clinique qu’étiopathogénique. Les consé- quences fonctionnelles sont plus im- portantes dans cette sous-population en comparaison des autres âges de la vie : perte d’autonomie, déclin fonc- tionnel, baisse de la qualité de vie, accroissement de la mortalité du fait de la présence de comorbidités et d’un abaissement des défenses. Le recours aux soins est donc augmen- té, entraînant un coût non négli- geable en termes de santé publique. Le suicide est plus fréquent chez l’homme et plus violent qu’aux autres âges de la vie. PARTICULARITÉS DE LA PERSONNE ÂGÉE L’âge peut se définir selon une norme chronologique. À 65 ans, l’adulte entre dans la catégorie du troisième âge. Cette classe est ensuite décou- pée en trois tranches : jeune sujet âgé (65-75 ans), sujet âgé (75- 85 ans), sujet très âgé (après 85 ans). Mais ne faudrait-il pas demander à chaque individu de s’auto-évaluer grâce à une échelle analogique d’âge pour savoir comment il se situe par rapport à son âge ? Les sujets âgés sont souvent des su- jets fragilisés (« frailed elderly ») en partie par des comorbidités soma- tiques les rendant plus vulnérables sur le plan psychique. Le poids des bles- sures narcissiques entre aussi en ligne de compte. « Qu’est-ce que j’ai envie d’être en étant vieux ? ». Une non- maîtrise des pulsions peut s’observer parallèlement au vieillissement, com- me l’impulsivité liée à une désinhibi- tion frontale. Certains sujets âgés présentent une tristesse existentielle de par leur histoire passée profession- nelle ou affective. La notion de rési- lience concerne aussi la personne âgée car les capacités d’adaptation du sujet face au vieillissement et l’accep- tation de sa vieillesse dépendent de stratégies de coping dépendant de la personnalité. La personne âgée peut avoir un rôle d’aidant vis-à-vis de son conjoint pouvant être dépressogène s’il représente un fardeau. L’âge biologique, défini par les modi- fications biologiques liées au vieillis- sement, ne correspond pas forcé- ment à l’âge chronologique ou psychologique. Il est nécessaire de prendre en comp- te l’âge social. Encore trop souvent, la vieillesse est assimilée à la notion de tristesse. La retraite est parfois vécue comme un rejet : rejet du retraité par la société, des actifs par le retraité. Cet âge social est très dépendant de la profession précédemment exercée. Le corps médical se montre encore trop souvent résigné par rapport aux problèmes posés par la personne âgée en particulier sur le plan psy- chique. La démarche suicidaire est majoritairement sous-tendue par une pathologie dépressive. Mais certains pensent encore qu’il peut s’agir d’un choix de vie ! Le différentiel entre la reconnaissance de la pathologie et les souffrances psychologiques du sujet est fonction du réseau de prise en charge médical et socio-culturel. L’ÉTAT DÉPRESSIF MAJEUR DE LA PERSONNE ÂGÉE Le diagnostic d’épisode dépressif majeur (EDM) caractérisé chez la personne âgée se pose selon les cri- tères de l’EDM identiques à ceux du sujet adulte. Les principaux symp- tômes sont un ralentissement psy- chomoteur, une tristesse durable non modifiable, une douleur morale, une L’auteur n’a pas déclaré de conflits d’intérêt. Centre Hospitalier Esquirol, Pavillon H. Lafarge, 15 rue du Dr Marcland, 87025 Limoges Questionnements sur la dépression chez le sujet âgé J.- P. Clément

Questionnements sur la dépression chez le sujet âgé

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© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés.

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GÉNÉRALITÉS

La dépression est la pathologie men-tale la plus fréquente en gérontopsy-chiatrie. Mais il existe une hétérogé-néité tant sur le plan cl iniquequ’étiopathogénique. Les consé-quences fonctionnelles sont plus im-portantes dans cette sous-populationen comparaison des autres âges de lavie : perte d’autonomie, déclin fonc-tionnel, baisse de la qualité de vie,accroissement de la mortalité du faitde la présence de comorbidités etd’un abaissement des défenses. Lerecours aux soins est donc augmen-té, entraînant un coût non négli-geable en termes de santé publique.Le suicide est plus fréquent chezl’homme et plus violent qu’auxautres âges de la vie.

PARTICULARITÉSDE LA PERSONNE ÂGÉE

L’âge peut se définir selon une normechronologique. À 65 ans, l’adulteentre dans la catégorie du troisièmeâge. Cette classe est ensuite décou-pée en trois tranches : jeune sujetâgé (65-75 ans), sujet âgé (75-85 ans), sujet très âgé (après 85 ans).

Mais ne faudrait-il pas demander àchaque individu de s’auto-évaluergrâce à une échelle analogique d’âgepour savoir comment il se situe parrapport à son âge ?Les sujets âgés sont souvent des su-jets fragilisés (« frailed elderly ») enpartie par des comorbidités soma-tiques les rendant plus vulnérables surle plan psychique. Le poids des bles-sures narcissiques entre aussi en lignede compte. « Qu’est-ce que j’ai envied’être en étant vieux ? ». Une non-maîtrise des pulsions peut s’observerparallèlement au vieillissement, com-me l’impulsivité liée à une désinhibi-tion frontale. Certains sujets âgésprésentent une tristesse existentiellede par leur histoire passée profession-nelle ou affective. La notion de rési-lience concerne aussi la personneâgée car les capacités d’adaptation dusujet face au vieillissement et l’accep-tation de sa vieillesse dépendent destratégies de coping dépendant de lapersonnalité. La personne âgée peutavoir un rôle d’aidant vis-à-vis de sonconjoint pouvant être dépressogènes’il représente un fardeau.L’âge biologique, défini par les modi-fications biologiques liées au vieillis-sement, ne correspond pas forcé-ment à l’âge chronologique oupsychologique.

Il est nécessaire de prendre en comp-te l’âge social. Encore trop souvent, lavieillesse est assimilée à la notion detristesse. La retraite est parfois vécuecomme un rejet : rejet du retraité parla société, des actifs par le retraité.Cet âge social est très dépendant dela profession précédemment exercée.Le corps médical se montre encoretrop souvent résigné par rapport auxproblèmes posés par la personneâgée en particulier sur le plan psy-chique. La démarche suicidaire estmajoritairement sous-tendue par unepathologie dépressive. Mais certainspensent encore qu’il peut s’agir d’unchoix de vie ! Le différentiel entre lareconnaissance de la pathologie et lessouffrances psychologiques du sujetest fonction du réseau de prise encharge médical et socio-culturel.

L’ÉTAT DÉPRESSIF MAJEURDE LA PERSONNE ÂGÉE

Le diagnostic d’épisode dépressifmajeur (EDM) caractérisé chez lapersonne âgée se pose selon les cri-tères de l’EDM identiques à ceux dusujet adulte. Les principaux symp-tômes sont un ralentissement psy-chomoteur, une tristesse durable nonmodifiable, une douleur morale, une

L’auteur n’a pas déclaré de conflits d’intérêt.

Centre Hospitalier Esquirol, Pavillon H. Lafarge,15 rue du Dr Marcland, 87025 Limoges

Questionnementssur la dépressionchez le sujet âgé

J.- P. Clément

anhédonie, des idées noires et suici-daires, un pessimisme, une altérationdes performances intellectuelles etdes troubles cognitifs, une asthénie,une autodépréciation, une perted’estime de soi.Les spécificités cliniques de la dé-pression chez la personne âgée sont :– un ralentissement psychomoteur,une asthénie et une anhédonie plusmarqués ;– des plaintes physiques (pouvantconcerner la sphère buccale) ou co-gnitives (la plainte mnésique de plusen plus « à la mode ») fréquentes etsouvent mises au premier plan (com-plaisance somatique comme moyend’être entendu dans sa souffrance) ;– des plaintes et des troubles dusommeil.La présence d’un ralentissement psy-chomoteur nécessite de faire la partentre ce qui est imputable au vieillis-sement et à une maladie dépressive.La dépression du sujet âgé entraîneun ralentissement moteur spécifique.L’anhédonie peut être plus difficile àrepérer chez le sujet âgé, car elle estdans ce cas plus atypique.La dépression peut se manifesterprincipalement par des modificationsdu caractère entrant dans le cadred’une « dépression hostile ». Un fortsentiment d’inutilité accompagnéd’une perte de l’égocentration estsouvent exprimé par l’individu : « Jedeviens un fardeau ».En outre, la pathologie dépressives’inscrit souvent dans le cadre d’unepolypathologie organique.De nombreuses formes de dépres-sion concernent les sujets âgés :– la forme « conative » marquée parl’apathie (démotivation et émousse-ment affectif entraînant une négligen-ce de soi, des autres et de l’environ-nement) et une perte de la volonté ;– la forme délirante avec des thèmesde préjudice ;– le syndrome de Cotard peut êtreplus fréquent que chez le sujet adulte,

mais souvent dans sa forme incomplèteavec des plaintes digestives (« estomacbouché », impossibilité de manger) ;– les formes masquées : anxio-confuse, somatique, cognitive.Le syndrome de glissement peut êtreconsidéré comme un équivalent dé-pressif sévère ayant pour consé-quences une désorganisation organiqueet un pronostic hautement péjoratif.Chez le sujet âgé, une tentative desuicide sur deux aboutit à un suicide.

ÉPIDÉMIOLOGIE

La prévalence ponctuelle de la dé-pression chez le sujet âgé en popula-tion générale est de 2 à 4 %, celle dela dysthymie de 10 à 15 %. 15 à 30 %des sujets âgés consultant en médeci-ne générale, 30 à 40 % des sujets hos-pitalisés et 35 à 45 % des personnesvivant en institution sont déprimés.On estime que 40 % des dépressionsdu sujet âgé ne sont pas dépistées. Ledépistage en première ligne doit-il re-poser sur des auto- ou hétéro-évalua-tions concernant les symptômes dé-pressifs ? Certains outils sont adaptésà la personne âgée : échelle MADRS à5 items, échelle de Hamilton(HAMD) à 10 items, CES-D à8 items, Geriatric Depression Scale(GDS) à 15 items, mini-GDS à 4 items.

COMORBIDITÉS

Les comorbidités fréquemment ren-contrées dans le cadre des dépres-sions du sujet âgé sont principalementles troubles anxieux, les troubles de lapersonnalité surtout en cas de troubledépressif récurrent, les addictions (al-cool, médicaments), les troubles car-diovasculaires (infarctus du myocardeet accident vasculaire cérébral).La dépression du sujet âgé doit tou-jours faire poser la question du risquedémentiel. On peut avoir recours autraitement d’épreuve (qui n’est pas

un test thérapeutique) lorsque le su-jet présente un tableau dépressif nepouvant faire exclure un début dedémence. Le traitement antidépres-seur permet d’améliorer les symp-tômes dépressifs, mais aussi un cer-tain nombre de signes cl iniquesprésents en cas de démence débu-tante. Mais les posologies d’antidé-presseurs utilisées sont trop souventinadaptées et la rémission partielle del’épisode est acceptée à défaut d’unerémission totale. Dans tous les cas,l’antidépresseur doit être maintenuau long cours comme traitement deconsolidation ou de maintenance.Il semble important de distinguer ladépression récurrente de la dépres-sion tardive. La théorie du kindlingpeut s’appliquer aux dépressions ré-currentes : le sujet devient de plus enplus vulnérable face à la dépression.Plus les récurrences sont nom-breuses, plus le traitement de main-tenance doit être prolongé.Certaines personnalités sont plus en-clines que d’autres à développer untrouble dépressif précocement avecun risque de récurrence.Le poids des antécédents cardiovas-culaires doit être évalué en raison durisque de dépression vasculaire (fortralentissement psychomoteur ousyndrome dépressif dysexécutif).

DISTINCTIONENTRE DÉPRESSIONET DÉMENCE DÉBUTANTE

La distinction entre la dépression et ladémence débutante, dont la défini-tion est initialement clinique, estcomplexe en raison du recouvrementpartiel des sémiologies : restrictiondes champs d’activité, perte d’inté-rêt, repli sur soi et perte d’initiative.Cette difficulté diagnostique varie se-lon le contexte d’évaluation et la for-mation du clinicien. De plus, elle est

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souvent surestimée par les donnéesde la littérature, en particulier dans lecas de la maladie d’Alzheimer.

Sur le plan cognitif

Les modifications de l’activité sontassociées à des troubles cognitifsdans la démence alors qu’elles sont laconséquence du trouble de l’humeurdans la dépression. Dans un cas, ledéficit cognitif est au premier planalors que dans l’autre la dysphoriedomine. Dans la maladie d’Alzhei-mer, on retrouve plus souvent uneperte de la motivation (apathie), uneabsence d’intérêt du sujet pour lui-même, sa santé et ses activités, ainsiqu’une minimisation des difficultés.Dans le cadre de la dépression, lapersonne s’inquiète pour sa santé,présente des plaintes somatiques, sedévalorise et résiste aux stimulations.

Sur le plan affectif

Le sujet déprimé éprouve un senti-ment pénible de tristesse, de solitu-de, d’abandon, une douleur morale,un dégoût de soi et des autres. Il estindifférent aux affects positifs, maistrès sensible aux émotions négatives.La dysphorie est permanente avecune prédominance matinale.Le sujet souffrant d’une maladied’Alzheimer présente souvent en dé-but de maladie une apathie avec unaffect émoussé et de faibles réactionsaux émotions (positives ou néga-tives). On note une labilité de l’hu-meur, une fluctuation transitoireentre émoussement affectif et incon-tinence émotionnelle (momentsanxieux, dépressifs). Le début de lamaladie démentielle est souvent diffi-cile à préciser en raison d’une évolu-tion lente sur plus d’un an. Si le débutrécent est mentionné par la famillerapporté à un événement marquant,l’interrogatoire permet généralementde mettre en évidence des troubles

beaucoup plus anciens qui n’avaientpas inquiété l’entourage et qui neprennent leur signification qu’à l’oc-casion de l’épisode récent. La présen-ce d’antécédents psychiatriques nedoit pas faire écarter le diagnostic demaladie d’Alzheimer. Dans la dépres-sion, le début des troubles est plusnet, parfois secondaire à une situa-tion affective, souvent remontant àmoins de six mois. On retrouve sou-vent des antécédents psychiatriquesnotamment d’épisodes antérieurs dedépression. Cependant la dépressionpeut être à début tardif : l’absenced’antécédents n’élimine donc pas cediagnostic. À l’entretien, le sujets’exprime lentement avec une voixmonotone et des gestes ralentis (ra-lentissement psychomoteur).

Sur le plan mnésique

Les troubles mnésiques sont un élé-ment de différenciation fondamentalentre dépression et démence. Ils sontprésents dès le début de la maladied’Alzheimer. Il s’agit de l’élément leplus caractéristique pour tous (entou-rage, patient et médecin). Le patientdément est initialement conscient deses difficultés même s’il a tendance àles minimiser ou les rapporter à l’âge,à l’exagération ou à l’angoisse de sonentourage. Le patient nie volontiersque ses troubles sont à l’origine d’unediminution de son activité.La plainte mnésique du sujet dépriméest rarement isolée. Elle s’intègredans un contexte de plaintes soma-tiques, d’inhibition intellectuelle, dedéfaut de concentration.Les difficultés mnésiques présentesdans la maladie d’Alzheimer et la dé-pression ont des mécanismes tout àfait différents. Dans la maladie d’Alz-heimer, le patient a des difficultés àmémoriser les informations nouvellesen « mémoire épisodique » en raisond’une atteinte du circuit hippocam-pique. Le trouble ne porte que sur

des événements du passé récent. Lesujet a tendance à répéter les ques-tions posées ou à poser une questionalors que l’information vient de luiêtre donnée. Les oublis portent surun événement entier survenu aucours des heures, jours ou semainesprécédents (amnésie antérograde).Les souvenirs du passé ancien sontlongtemps conservés.Dans la dépression, les difficultésmnésiques sont liées à une perturba-tion des mécanismes de rappel. Ellesportent autant sur le passé ancienque récent. Elles concernent plus vo-lontiers les souvenirs dont la restitu-tion nécessite une recherche active(noms propres, détails d’événe-ments…) et sur les souvenirs auto-biographiques à connotation affectivepositive. À l’inverse ceux à connota-tion négative sont mis en avant.La mise en évidence par l’examen deces troubles mnésiques est aidée par letest des 5 mots. Le patient doit enre-gistrer une liste de 5 mots et les asso-cier à des indices. Ensuite une inhibi-tion de la répétition mentale estréalisée. Le rappel libre immédiat etdifféré ainsi que le rappel indicé sontpar la suite testés. Dans les deuxtroubles, le rappel libre est altéré. Maisle rappel indicé est profitable au pa-tient déprimé. La non-restitution d’unseul mot en rappel indicé ou une intru-sion sont très suspectes d’une patholo-gie démentielle. Il faut dans ce cas fairedes investigations supplémentaires.

CONCLUSION

La dépression du sujet âgé est insuf-fisamment reconnue. Son dépistagedoit être amélioré. Elle peut prendredifférents masques. Elle nécessite untraitement par antidépresseur quidoit être poursuivi longtemps. Lerisque, lorsqu’elle est mal traitée,d’évoluer vers une démence ne doitpas être sous-estimé.

L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S31-S33 Questionnements sur la dépression chez le sujet âgé

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