Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

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  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

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    Littérature

    Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ?Professeur Philippe Sellier 

    Citer ce document Cite this document :

    Sellier Philippe. Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ?. In: Littérature, n°55, 1984. La farcissure. Intertextualités au XVIe siècle. pp.

    112-126.

    doi : 10.3406/litt.1984.2239

    http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239

    Document généré le 25/09/2015

    http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://www.persee.fr/author/auteur_litt_708http://dx.doi.org/10.3406/litt.1984.2239http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://dx.doi.org/10.3406/litt.1984.2239http://www.persee.fr/author/auteur_litt_708http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

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    Philippe

    Sellier, Université

    de Paris-V

    QU EST-CE QU UN

    MYTHE

    LITTÉRAIRE?

    Comme science, la mythologie s'est constituée progressivement au cours

    du xixe

    siècle

    et

    des

    premières

    décennies

    du

    XXe.

    En dépit

    de

    discussions

    persistantes

    (sur

    mythe et conte, mythe et histoire

    étiologique...),

    ethnologues

    et mythologues étaient parvenus à

    se

    proposer

    à

    peu près le même « objet »,

    sans

    confusion

    possible

    avec

    les acceptions si floues de

    mythe

    dans

    notre

    culture.

    Eliade,

    Dumézil, Lévi-Strauss...

    étaient

    en gros

    d'accord

    sur un certain

    nombre de caractéristiques, qui leur semblaient

    singulariser

    le

    mythe

    parmi

    les types

    de

    récits humains.

    Par

    rapport au

    mythe des ethnologues, le « mythe littéraire » a

    opéré

    une

    entrée

    en

    scène des plus tardives

    et des

    plus discrètes. Même

    si quelques

    ouvrages remontent à

    une

    époque antérieure, l'étude

    des

    thèmes

    et

    des

    «

    mythes

    »

    en

    littérature

    ne

    prend

    son

    essor

    qu'à

    partir

    des

    années

    1930,

    sous

    l'influence

    de

    la psychanalyse, et plus tard sous

    celle de

    mythologues comme

    Eliade. Signe des temps, une collection «

    Mythes

    » finit par voir le jour à Paris

    en 1970

    (chez Colin).

    Pourtant, même aujourd'hui,

    la

    confusion demeure

    extrême :

    rien

    de comparable avec le relatif accord des sciences des mythes

    auxquelles les « littéraires » apparentent,

    à un degré variable,

    leurs recherches.

    Verra-t-on une difficulté

    nouvelle

    dans la crise qui, du fait des africanistes

    surtout, affecte

    depuis

    quelques années la notion de mythe en ethnologie?

    Certainement

    pas.

    Si

    certains

    scénarios

    prestigieux

    des

    littératures

    occidentales

    ont été

    baptisés

    « mythes littéraires », c'est

    en

    vertu

    d'une référence plus

    ou

    moins

    appuyée

    à

    ce

    que

    les

    ethnologues

    et

    les

    mythologues

    appelaient

    «

    mythes

    »

    au cours des années

    1930-1980.

    Que cet objet s'avère moins bien délimité

    qu'on ne l'avait cru , c'est sans

    importance

    pour la littérature.

    Les

    civilisations

    1.

    Sur

    la crise récente

    de

    la

    notion

    de « mythe

    »,

    voir par exemple la revue Le

    Temps de la

    réflexion,

    Gallimard,

    1980 (n° 1,

    consacré

    au

    mythe),

    avec les

    articles de J.-P. Vernant, M. D étienne

    et

    P.

    Smith; ainsi

    que

    L Invention

    de la

    mythologie,

    de M.

    Détienne,

    Gallimard,

    1981. Cette

    réflexion

    sur le mythe littéraire est née

    de

    diverses expériences : la Direction du Département des

    Sciences

    Religieuses à

    I Encyclopaedia Universalis,

    à l'époque

    de sa conception (1967-1969); puis celle de

    la collection « Mythes

    »,

    bientôt co-dirigée avec

    P.

    Brunei ;

    enfin

    la

    préparation d un

    Dictionnaire

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    lointaines

    ou archaïques échappent en grande partie à nos prises. Ce qui

    importe, c'est

    qu'un petit

    nombre de scénarios

    littéraires

    parfaitement connus

    (Antigone,

    Tristan,

    don

    Juan...)

    aient

    été mis en rapport avec le type spécifique

    de récits religieux que Ton a si

    longtemps

    appelé « mythes ».

    De là l'orientation

    proposée

    ici

    à

    la

    réflexion.

    Pour tenter de délimiter

    le

    «

    mythe littéraire

    »,

    il

    faut

    commencer

    par

    rappeler

    ce

    qu'on

    définissait

    scientifiquement comme « mythe »,

    quitte

    à s'interroger ensuite

    sur

    ce

    qui a pu

    conduire à

    user d'un même

    terme pour certaines

    productions des peuples

    sans

    écriture

    et pour

    les plus hautes réussites de la littérature.

    Ensuite, après un

    rapide examen de tout ce

    que

    la littérature comparée a

    généreusement

    intronisé

    « mythe littéraire »,

    se

    présenteront quelques critères

    de

    délimitation.

    I.

    Le

    mythe ethno-religieux

    A beaucoup les Mythologiques (1964-1971) de Claude Lévi-Strauss sont

    apparues

    comme un couronnement, sinon un achèvement. Malgré la divergence

    des

    méthodes

    d'analyse,

    l'auteur

    de La Pensée

    sauvage

    et,

    par exemple,

    Eliade

    travaillaient sur un

    même matériau,

    un

    type tout à fait singulier de

    récit.

    Le mythe leur apparaît en effet comme un

    récit,

    et un récit

    fondateur,

    un récit « instaurateur » (P. Ricœur).

    En

    rappelant

    le temps fabuleux des

    commencements,

    il

    explique comment s'est fondé

    le groupe, le

    sens de tel rite

    ou de tel interdit, l'origine de la condition présente des hommes. Placé

    hors

    du

    temps

    ordinaire,

    le mythe se distingue de la saga, où se décèle un

    ancrage

    historique.

    Ce récit

    est

    anonyme et collectif, élaboré oralement au fil des générations,

    grâce à ce

    que

    Lévi-Strauss appelle «

    l'érosion

    de ses

    particules

    les plus

    friables

    ». Longtemps retravaillé,

    le mythe

    atteint une concision et une force

    qui, aux yeux de certains mythologues, le rend bien

    supérieur

    à ces agencements

    individuels

    qu'on

    appelle littérature.

    Le mythe est

    tenu pour

    vrai: histoire

    sacrée, d'une

    efficacité

    magique,

    récitée

    dans

    des

    circonstances précises,

    il est nettement distinct, pour

    ses

    fidèles eux-mêmes,

    de

    tous les récits de fiction

    (contes,

    fables, histoires

    d'animaux...)

    2.

    Le

    mythe

    remplit

    une

    fonction

    socio-religieuse.

    Intégrateur

    social,

    il

    est

    des mythes

    littéraires (à

    paraître en 1986),

    sous

    la direction de P. Brunei,

    entreprise

    où j'ai eu à

    constituer

    une équipe .de

    recherches

    sur

    les mythes littéraires d origine

    biblique, avec

    en particulier

    Robert Couffignal (l'Eden), André Dabezies (le

    Christ),

    Danièle Chauvin

    (VApocaiypse),

    Mireille

    Dottin (Salomé), Marcelle

    Enderlé (Judith), Catherine

    Mathière (le

    Golem). J ai

    travaillé

    moi-même

    à

    un Mythe de Caïn.

    2.

    Voir l article

    «

    Myth

    » dans la New

    Encyclopaedia Britannica,

    col.

    795

    a

    :

    l auteur

    souligne

    l importance,

    dans les ethnies elles-mêmes,

    du classement des récits

    en

    true ou

    fictitious.

    A true

    correspond,

    selon lui, ce que

    les Occidentaux appellent «

    mythes ». -

    Je me permets

    de renvoyer,

    pour

    cette présentation du mythe,

    à

    l article

    « Récits mythiques

    et

    productions littéraires

    »,

    paru

    dans

    les

    Actes du Congrès

    de

    Littérature

    comparée

    de 1977,

    Mythes,

    Images.

    Représentations,

    Limoges, 1981, pp. 61-70.

    113

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    le ciment du groupe, auquel il propose des normes

    de

    vie

    et

    dont il

    fait

    baigner le présent dans le sacré.

    Les personnages principaux

    des

    mythes (dieux, héros...) agissent en vertu

    de

    mobiles largement étrangers au

    vraisemblable,

    à

    la

    psychologie «

    raisonnable ». Leur

    logique est

    celle de l'imaginaire.

    Psychologisation et

    rationalisation

    marquent

    le

    passage

    du

    mythe

    au

    roman

    (Dumézil).

    Il

    revient à Claude Lévi-Strauss d'avoir mis en évidence un autre trait

    distinctif

    : la pureté

    et la force

    des

    oppositions structurales. Le

    moindre

    détail

    entre dans

    des systèmes d'oppositions signifiantes. Ainsi,

    dans le

    mythe

    d Adonis,

    magistralement

    étudié

    par

    M.

    Détienne

    {Les

    Jardins

    d'Adonis, 1972),

    l'ensevelissement du

    héros dans un

    champ

    de laitues

    sauvages

    n'est nullement,

    comme souvent chez Balzac, la petite notation destinée à faire vrai, il ne

    s'agit

    pas

    d'un « effet

    de

    réel »

    (Barthes), mais du

    développement d'un

    code

    botanique

    la

    laitue

    sauvage,

    plante

    de la

    frigidité et

    de l'impuissance

    sexuelle,

    s'oppose

    à la plante des frénésies erotiques, la myrrhe.

    Or

    Myrrha est le

    nom

    de la

    mère

    de

    l'inconsistant

    Adonis

    :

    elle

    s'est

    unie

    à

    son

    propre

    père,

    après l'avoir

    enivré, au cours des

    fêtes

    de

    Cérès,

    déesse

    des plantes cultivées et de la

    sexualité civilisée,

    le mariage.

    La transgression

    des

    lois de

    Cérès voue l'individu

    à l'un de ces deux types de malheurs : la sauvagerie ou

    l'inconsistance.

    Code

    sociofamilial

    Courtisane

    Femme mariée

    (union légitime)

    Refus du

    mariage

    Code

    sexuel

    Frénésie

    Union

    réglée

    (bonne

    «

    distance »

    entre

    l'homme

    et

    la

    femme)

    Froideur,

    impuissance

    Code

    botanique

    Myrrhe, parfum

    aphrodisiaque

    Plantes

    cultivées,

    céréales

    Laitue

    sauvage et

    froide

    (symbole de

    l'impuissance

    et de

    la

    mort).

    Code

    astroreligieux

    Canicule

    (récolte

    de

    la

    myrrhe)

    Cérès,

    déesse

    des

    moissons

    et du

    mariage

    Rituel des Adonies

    Voilà

    pourquoi

    Adonis,

    dans

    le

    classique

    affrontement

    du héros

    et

    du

    monstre,

    est

    tué

    par le sanglier,

    qui

    le

    châtre.

    On conçoit

    que

    devant une tapisserie

    aussi

    serrée et

    aussi

    parfaite un Lévi-Strauss dénonce la littérature comme

    charpie,

    délayage, «

    dernier murmure

    de la

    structure expirante », dégradation,

    dislocation...

    et ne retrouve

    l'admirable

    organisation du récit mythique

    que

    dans certaines productions

    de

    la

    musique

    3.

    3. Voir L'Origine des

    manières de table,

    Paris, Pion,

    1968, pp.

    105-106; L'Homme nu. Pion,

    1973,

    pp. 583-584.

    - Sur Adonis,

    voir aussi D. Anzieu, « Freud

    et

    la mythologie», dans la Nouvelle

    Revue Française de Psychanalyse, n° 1

    (printemps

    1970), Gallimard.

    114

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    Ainsi

    caractérisé, le

    mythe

    ethno-religieux forme

    bien un

    « objet » d'étude

    scientifique, même si toutes sortes de

    dégradés acheminent insensiblement

    de

    sa pureté à la littérature, avec des œuvres encore marquées

    par la

    pensée

    mythique (par exemple la Théogonie d Hésiode, les Odes pindariques, certaines

    tragédies attiques,

    la

    saga

    des

    patriarches

    bibliques

    d'Abraham

    à Jacob).

    L'un

    des

    avantages d'une

    ferme définition

    du

    mythe

    ethnoreligieux

    est

    de

    poser

    à

    l'analyse

    littéraire quelques questions fécondes : Typologie des récits

    humains?

    Passage

    du

    mythe aux formes littéraires

    qui

    lui sont diachroniquement contiguës

    (de là ces titres de Dumézil, de Vernant...

    au

    cours des années

    1970

    : Mythe

    et épopée. Du

    mythe

    au roman, Mythe et tragédie en Grèce ancienne...).

    Chez de nombreux mythologues, « mythe »

    s'oppose

    à « littérature ». Tel

    est

    le

    cas

    pour

    Lévi-Strauss

    ou pour Vernant,

    qui se représentent

    le passage

    de l'un à l'autre en termes de

    rupture.

    Dans cette perspective, nous voici mal

    partis pour

    légitimer

    le syntagme bâtard de « mythe littéraire ».

    Il

    est clair

    que du

    mythe

    au mythe

    littéraire

    les trois

    premières

    caractéristiques

    du

    mythe

    ont

    disparu

    :

    le

    mythe littéraire

    -

    si

    nous

    acceptons

    provisoirement de supposer tels quelques récits

    auxquels

    cette dénomination

    n'est

    pas

    discutée

    (Antigone, Tristan,

    don

    Juan, Faust) ne fonde ni n'instaure

    plus rien. Les œuvres qui l'illustrent sont

    d'abord

    écrites, signées

    par une (ou

    quelques)

    personnalité

    singulière 4.

    Évidemment,

    le mythe littéraire n'est

    pas

    tenu pour

    vrai. Si

    donc il

    existe

    une

    sagesse du langage, c'est du côté

    des

    trois

    derniers critères qu'une parenté pourrait se révéler

    entre

    mythe et mythe

    littéraire.

    Et de fait - indice

    encourageant

    -

    on

    ne peut à leur propos

    répondre

    aisément

    par

    la

    négative. Logique de l'imaginaire, fermeté

    de l'organisation

    structurale, impact

    social

    et horizon

    métaphysique

    ou religieux de l'existence,

    voilà quelles questions l'étude

    du mythe

    invite

    à poser

    au mythe littéraire.

    II. Une

    appellation non

    contrôlée

    Mais auparavant il faut affronter les

    sables

    mouvants,

    inventorier

    les

    réalités

    culturelles disparates à propos desquelles

    se trouve souvent

    utilisée

    l'appellation

    « mythe littéraire ».

    On

    peut écarter

    d'emblée

    les «mythologies» brillamment analysées en

    1957

    par

    Roland

    Barthes.

    Si

    ce

    mythe-halo,

    auréole

    de connotations,

    permet

    des enquêtes

    fructueuses

    sur les représentations de

    notre

    société,

    il

    demeure

    si différent des

    mythes-récits

    sur lesquels travaille la critique littéraire

    que

    la

    confusion ne tentera personne.

    Le premier ensemble qui

    s'impose est

    celui

    des

    reprises de récits

    d'origine

    mythique

    consacrés

    dans le panthéon culturel occidental. On retrouve ici la

    fameuse

    dyade

    Athènes et Jérusalem. Les littératures et les mythographies de

    4.

    Vernant

    a

    insisté,

    pour marquer l avènement

    de

    la

    littérature, sur

    la

    découverte de

    l écriture

    et la maîtrise d un seul

    sur

    son

    œuvre

    (Mythe

    et

    société en Grèce

    ancienne,

    Paris, Maspero, 1974,

    pp.

    203-210).

    115

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    la

    Grèce

    et

    de Rome nous ont légué

    toutes

    sortes

    de

    scénarios (avec leurs

    variantes)

    où la matière mythique,

    plus

    ou

    moins

    transformée,

    demeure

    décelable. Certains ont exercé une intense fascination et ont été indéfiniment

    repris,

    suscitant

    sporadiquement

    des

    œuvres d'une grande

    envergure.

    De là

    tant

    d'études sur

    Prométhée, Orphée,

    Œdipe, Antigone, Electre... ou, tout

    récemment

    le

    Mythe

    d'Iphigénie

    à

    Jean-Michel Glicksohn

    (des

    origines

    à

    Goethe). Du côté de Jérusalem, le matériau se révèle sensiblement différent :

    un texte

    sacré

    fermement délimité, sans variantes,

    objet

    de

    foi

    ou de refus

    passionné,

    beaucoup moins

    manipulable que le

    foisonnement

    des variantes

    dans la mythologie grecque :

    longtemps on

    ne se permettra que de faire parler

    les

    silences du

    texte.

    Ici,

    nous croiserons les

    Paradis

    perdus, les

    Caïn,

    les Villes

    maudites,

    les

    Patriarches,

    les Moïse... et bien sûr le Christ. En novembre

    1982,

    une thèse

    a

    été

    soutenue

    sur La

    Présence de Job

    dans le

    théâtre français

    depuis

    la

    Seconde Guerre

    mondiale.

    Ce premier

    ensemble est unanimement

    reçu comme le

    modèle,

    l'étalon du mythe littéraire. Or dans un certain nombre

    de

    cas

    cette

    reconnaissance

    en

    vrac

    expose

    à

    quelques

    mises

    en

    question.

    Un deuxième groupe réunit ce que la plupart considèrent comme des

    mythes

    littéraires

    nouveau-nés.

    L'Occident

    moderne

    a donné naissance à

    quelques

    récits

    prestigieux

    qui n'ont pas tardé à rejoindre les

    scénarios

    grecs

    ou hébreux : au xne siècle Tristan

    et

    Yseult, au xvie Faust,

    au

    xvne

    don Juan.

    Il

    n'est

    pas difficile de

    constater, devant

    ces deux

    ensembles, que la

    littérature

    comparée se réfère toujours

    à

    la célèbre définition

    proposée

    par

    Denis de Rougemont dans les

    premières

    pages de

    L'Amour et

    l'Occident

    (1939) : « Un

    mythe est

    une histoire, une fable

    symbolique,

    simple

    et

    frappante,

    résumant un nombre infini de situations plus ou moins

    analogues.

    Le mythe

    permet

    de

    saisir

    d'un

    seul

    coup d'œil

    certains

    types

    de

    relations

    constantes,

    et de les dégager

    du fouillis des apparences

    quotidiennes. » Vingt ans

    plus

    tard un Michel Butor

    reprend la même

    conception

    dans

    L'Emploi

    du

    Temps,

    où le narrateur se sert des mythes de Caïn et

    de Thésée

    pour tenter d'y voir

    clair dans la brume

    de

    son existence

    à

    Bleston

    (Babelstown

    s). La définition

    de Rougemont

    présentait

    l'avantage de

    désigner certaines caractéristiques

    authentiques

    du

    mythe

    littéraire, et d'abord qu'il

    s'agit

    d'un récit

    et qu'avec

    ce récit,

    cette situation, on a affaire à de l'universel. Malheureusement elle se

    contentait

    de

    termes vagues, comme « simple et frappante », « plus ou moins »,

    « certains types ».

    Il

    importe de la préciser, non de la contredire.

    Son

    intérêt se

    manifeste

    déjà

    dans

    le

    fait

    qu'elle

    s'accorde

    mal

    à

    un

    troisième

    ensemble baptisé

    un peu trop

    vite

    « mythes littéraires

    ».

    Cette

    catégorie

    est constituée par

    des

    lieux

    qui frappent

    l'imagination certes,

    mais

    qui n'incarnent nullement une situation se développant en récit. Ainsi Yaura

    de Venise

    résulte d'un

    conglomérat

    exceptionnel

    de

    souvenirs

    lumineux (le

    ballet de la lumière

    et

    de

    l'eau),

    d'œuvres d'art (Carpaccio, les pourpres du

    5. Voir

    deux

    articles

    parus

    en 1975-1976 dans la revue canadienne Mosaic: « La Ville maudite

    chez Michel Butor » (VIII,

    2)

    et «

    Fonction du

    mythe dans L'Age

    d homme

    (Leiris) et dans

    L'Emploi

    du Temps (Butor) » (IX, 2).

    116

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    7/16

    Tintoret,

    le Grand

    Canal

    et

    ses peintres),

    et

    de

    tout

    un bric-à-brac

    (les

    gondoles

    et le Pont

    des Soupirs). Un

    jeu

    de cartes postales. Que Chateaubriand célèbre

    sa lumière,

    James

    la

    brume sur le Grand

    Canal

    et Proust

    la basilique Saint-

    Marc ou les toiles de Carpaccio,

    cela illustre

    que

    chacun

    choisit

    quelques

    éléments

    du

    conglomérat, et

    non

    l'ensemble

    d'un

    scénario.

    Une

    quatrième catégorie

    mérite,

    elle

    aussi, examen,

    c'est

    celle

    des

    mythes

    politico-héroïques.

    Tantôt

    il s'agit de figures glorieuses

    :

    Alexandre, César

    (objet

    d'une

    thèse

    en

    novembre

    1982), Louis

    XIV

    (étudié

    par

    M^N.

    Ferrier

    en

    1981),

    Napoléon (premier titre de la collection «Mythes»); tantôt il est

    question

    d'événements

    réels

    ou semi-fabuleux

    : la

    guerre

    de Troie,

    la

    Révolution

    de

    1789,

    la guerre d'Espagne...

    Assurément

    nous sommes bien

    en

    présence,

    maintenant,

    de

    récits. Mais le récit s'étire à l'infini, se fractionne aisément

    en

    épisodes

    quasi

    autonomes (comme

    l'attestent

    les

    médailles pour

    Louis

    XIV ou

    les images d'Épinal pour Napoléon).

    Ici

    « mythe » renvoie

    à

    la magnification

    de personnalités (Alexandre) ou de groupes (les révolutionnaires),

    selon

    le

    processus

    caractéristique

    d'un

    genre littéraire

    bien

    connu

    :

    l'épopée.

    Ainsi

    s'explique qu'avec ces grands mythes politiques fonctionne

    toujours

    de

    façon

    prévalente le

    « modèle » héroïque

    de l'imagination :

    rêverie

    du

    ou

    des

    surhommes,

    affrontés

    à toutes sortes d épreuves (monstres,

    ennemis

    innombrables),

    et

    promis

    -

    malgré la mort

    -

    à

    l'apothéose.

    Existence menacée, épiphanie,

    aventures

    multiples,

    apothéose

    : on

    retrouve cet

    unique

    schéma, enrichissement

    du

    parcours

    initiatique, sous

    une

    foule d'épopées

    ou

    de romans de

    type épique

    (westerns, romans

    d'aventures,

    romans policiers...). L'une des plus

    caractéristiques de

    ces

    œuvres

    -

    à la lisière

    de

    l'épopée et

    du

    roman d aventures

    maritimes -

    n'est autre

    que

    YOdyssée, où

    se

    manifeste pleinement ce

    type de

    récit

    en

    chapelet d'épisodes,

    dont

    le

    seul

    lien

    est

    le

    héros

    6. On

    a

    pris

    l'habitude

    de parler

    du

    Mythe d'Ulysse, sous la pression

    de

    reprises prestigieuses

    de

    YOdyssée comme

    YUlysse de

    Joyce. Mais un tel

    usage fait

    problème

    :

    il

    ne

    suffît pas qu'il y ait reprise d'une œuvre par plusieurs autres pour qu'il y ait

    « mythe

    littéraire

    »; il faut que

    cette

    reprise

    soit due à l'existence

    d'un

    scénario

    concentré, d'une organisation

    exceptionnellement

    ferme 7. C'est

    pourquoi Œdipe

    roi

    s'affirme comme un mythe littéraire,

    tandis

    que les aventures d'Œdipe,

    avec leurs multiples

    épisodes,

    relèvent

    de

    l'épopée et

    de

    la saga. Le

    foisonnement des épopées ou des romans-fleuves (le Genji monogatari, l'Astrée) les

    expose

    surtout

    au démantèlement

    et au

    pillage;

    des ensembles

    aussi

    lâches

    n'invitent guère à

    ces variations

    de type musical

    qui

    caractérisent le mythe

    littéraire.

    Je terminerai ce panorama avec

    un

    cinquième ensemble, sur lequel l'étude

    des

    mythes

    littéraires bibliques fait buter. Peut-on

    parler

    d'un Mythe de

    6. C'est cette

    autonomie

    des épisodes qui fonde la distinction

    de

    Raymond

    Trousson

    entrethèmes

    de

    héros »

    et

    « thèmes de situation »

    (Les

    Études

    de

    thèmes, Paris,

    Minard, 196S, pp. 35-

    43). A

    elle

    s'applique

    parfaitement

    le reproche de Lévi-Strauss « La structure se

    dégrade en

    sérialité» (L'Origine..., p.

    106).

    7. On pourra évidemment

    présenter

    Ulysse comme le symbole de l homme

    errant,

    mais le

    détail

    de

    ses aventures est bien peu

    nécessaire, et

    par ailleurs

    dénué de

    gravité dans YOdyssée.

    117

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    8/16

    Lilith?

    Car l'origine des récits

    sur

    Lilith se réduit à... un verset d'Isaïe. Des

    difficultés analogues surgissent avec

    Les

    Anges

    (il

    faut cette

    fois

    rassembler

    des

    détails épars dans

    un bon

    nombre des 71 livres de la Bible) ou Le Juif

    errant, histoire

    tardive

    rattachée de façon ténue au texte sacré. Enfin avec Le

    Mythe du

    Golem on atteint

    une limite, puisque les multiples histoires de

    l'androïde

    prenant vie

    ont

    germé

    d'un

    seul

    mot du

    Psaume

    139

    8.

    Ce

    qui

    est

    intéressant à

    considérer ici,

    c'est

    l'originalité

    de

    récits

    qui se

    sont

    constitués

    peu à peu,

    et

    comme à tâtons. Leur existence souligne vivement que la plupart

    des mythes littéraires se

    sont

    imposés d'un coup, grâce à la réussite

    exceptionnelle

    d'une

    œuvre où le scénario était agencé

    d'emblée

    avec

    maîtrise.

    Presque

    toujours,

    ces coups d'éclat ont été

    le

    fait du théâtre : Antigone,

    Electre, Œdipe, Phèdre et Hippolyte,

    Prométhée,

    Faust, don Juan... La

    brièveté

    d'une tragédie ou d'un

    drame,

    la forte structure qui

    y

    est

    de

    rigueur convenaient

    parfaitement pour introduire

    dans

    la

    littérature

    la puissante organisation

    du

    mythe. Rien d'étonnant qu'en Grèce

    le mythe

    littéraire

    ait surgi avec

    la

    tragédie.

    Ce court rappel fournit un matériau suffisamment riche pour

    que soient

    immédiatement mis

    à

    l'épreuve des

    essais

    de

    définition

    plus

    précis.

    III.

    Pour

    une définition

    La conviction

    sous-jacente

    aux

    développements qui

    vont suivre, c'est que

    la langue

    - comme

    si souvent

    -

    a enregistré une réelle parenté, en désignant

    d'un même

    substantif le mythe

    religieux

    et le mythe littéraire. Nous avons

    assez

    nettement

    distingué

    ces

    deux

    objets pour examiner

    maintenant,

    sans

    risque

    de confusion, leurs caractères communs.

    1. La saturation symbolique

    Le premier d'entre

    eux

    a été depuis

    longtemps analysé.

    Il s'agit

    de ce

    que

    Freud a

    appelé

    le

    symbolisme, désignant

    par là ce

    que

    la fantasmatique

    met en

    œuvre

    d'universel. Plus précisément, le mythe et le mythe littéraire

    reposent

    sur des organisations symboliques,

    qui font

    vibrer des cordes

    sensibles

    chez

    tous

    les êtres

    humains,

    ou

    chez

    beaucoup

    d'entre eux.

    C'est

    dans une

    lettre

    célèbre du

    15 octobre

    1897

    que

    Freud nomme

    pour

    la

    première fois

    « Œdipe » le

    complexe nucléaire de

    la

    personnalité,

    et il écrit

    du

    mythe-

    tragédie de

    Sophocle

    qu'il « a saisi une

    compulsion que

    tous reconnaissent

    parce

    que tous l'ont ressentie.

    Chaque auditeur fut

    un

    jour en

    germe,

    en

    8. Verset 16 : «

    Quand

    j'étais un golem, tes yeux me voyaient déjà. » Le

    sens du mot

    est

    embryon,

    être

    informe, auquel

    Dieu

    n a

    pas

    encore

    insufflé le

    souffle vital (Catherine

    Mathière).

    Voir Paule Wilgowicz, « Un mythe

    de

    création : le golem » dans la Revue Française

    de

    Psychanalyse.

    tome

    46 (juiHet-août 1982), pp. 887-900.

    118

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    9/16

    imagination,

    un Œdipe et

    s'épouvante

    devant la réalisation

    de

    son rêve

    transposé dans

    la réalité,

    il

    frémit

    suivant

    toute la

    mesure

    du

    refoulement

    qui

    sépare son état infantile de son état

    actuel

    »

    (La

    Naissance de

    la

    psychanalyse).

    La psychanalyse

    diagnostique

    l'angoisse

    de

    castration à l'origine des yeux

    crevés d'Œdipe,

    aussi bien

    que des

    têtes

    coupées

    dans les histoires

    de

    Judith

    ou

    de

    Salomé.

    On

    se

    rappelle

    la

    brillante

    méditation

    de

    Michel

    Leiris

    sur

    la

    Judith de Cranach, au début

    de

    L'Age d'homme, cette

    Judith

    qui

    tient

    d'une

    main

    le

    couteau

    et

    de

    l'autre

    la tête sanglante d'Holopherne, « bourgeon

    phallique

    ». Derrière les récits mythiques

    de

    filles enivrant

    leur

    père

    pour s'unir

    à lui - Myrrha dans le

    mythe

    d'Adonis ou les filles de Loth dans la Genèse -

    le

    psychanalyste

    lira que pour

    toute

    fille le

    premier amant imaginaire

    est le

    père... Bref, même si

    l'on

    se

    méfie

    de l'universalisme jungien,

    on

    rencontre ici

    toutes sortes de

    fantasmes

    universels

    dont

    Freud

    lui-même

    a

    toujours soutenu

    l'existence,

    en

    particulier la castration, le roman familial, la scène

    primitive,

    etc.

    On

    objectera que de

    tels

    scénarios

    demeurent

    bien

    généraux,

    et ne

    suffisent

    pas à rendre compte de la richesse des textes, même au seul

    niveau

    des réseaux

    d'images. C'est le reproche que

    nombre

    de

    mythologues

    adressent au

    décryptage freudien, jugé valide,

    mais partiel,

    mal

    accordé à

    la polyvalence des

    récits

    mythiques

    : dans l'écheveau des

    images,

    la psychanalyse ne suit

    que

    quelques gros

    fils.

    Ainsi, devant les occurrences du serpent dans

    d'innombrables

    mythes, le mythologue sourira de

    la

    réduction au trop évident

    symbolisme

    sexuel. Même dans des récits comme

    ceux de

    la Genèse, où la

    liaison

    du

    serpent

    et

    du

    désir

    d'immortalité

    est si

    apparente,

    trop

    de psychanalystes

    abandonnent Eve au péché originel de l'envie

    du

    pénis9. La

    tension entre

    l'ampleur du

    savoir mythologique

    et

    l expérience analytique

    théorisée

    par

    Freud

    contribue sans

    doute à

    expliquer certains schismes,

    comme celui de

    Jung

    ou

    celui de Rank.

    Prenons l'exemple du

    mythe littéraire

    de

    don

    Juan. Rank

    et

    surtout

    Férenczi ont

    ébauché

    à son sujet une interprétation des plus orthodoxes. Ils

    soupçonnent dans ce personnage qui vole

    de

    femme en femme

    non pas

    un

    homme qui les adore

    toutes,

    mais

    un

    qui ne se

    satisfait d'aucune.

    Don Juan

    cherche vainement

    la mère

    irremplaçable (significativement

    absente du

    scénario).

    Il

    est facile

    de prolonger

    une

    telle interprétation : on

    insistera

    alors sur

    le plaisir

    de

    détruire les partenaires (de préférence fiancées, mariées ou liées

    par

    des

    vœux

    de religion),

    sur

    la

    rapidité

    étonnante

    des

    lassitudes,

    sur

    la

    haine

    et le désir

    de meurtre du

    père.

    Si l'on ajoute à

    ce bel

    ensemble

    que le

    seul

    véritable

    couple,

    c'est don Juan et

    Sganarelle,

    liés par une étrange amitié

    (confidences, humiliation à

    deux

    des

    femmes abandonnées...), on

    conçoit que

    9.

    Les récits de Genèse,

    1-11, rédigés

    par

    des

    lettrés hébreux entre

    le Xe

    et

    le

    vic siècle,

    par

    bricolage de mythes suméro-accadiens, avaient pour objectif patent l affirmation du monothéisme.

    Ils

    peuvent

    être considérés comme des contre-mythes,

    ce

    qui rend compte et du maintien des

    matériaux mythiques

    et

    de leur

    subversion.

    Or,

    dans

    le modèle babylonien, l'épopée de Gilgamesh,

    le serpent est

    clairement

    en conflit avec

    Gilgamesh

    et lui dérobe l herbe d immortalité : ainsi

    s'explique la mue

    de

    cet animal singulier, qui change d être

    sans

    mourir.

    119

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    10/16

    la

    psychanalyse découvre

    sous toutes

    ces pratiques

    une

    modalité homosexuelle

    du

    désir

    amoureux

    et tende à considérer dans bien des cas les représentations

    donjuanesques

    comme

    les

    produits d'une

    homosexualité

    inconsciente.

    Le

    mythologue, lui,

    décèlera beaucoup d'autres constantes dans

    ce

    scénario

    : il y reconnaîtra à l'œuvre diverses transformations

    du

    « modèle héroïque »

    qui

    préside

    au

    surgissement

    des

    vies

    de

    héros.

    Lui

    aussi soulignera l'importance

    du

    «

    compagnon

    »,

    du

    double (Achille et

    Patrocle,

    Gilgamesh et

    Enkidu...),

    abaissé

    en valet qu'on

    croit de

    comédie.

    Mais

    il y a

    beaucoup plus.

    Dans son

    désir

    de

    brûler

    sa

    vie,

    de vivre ardemment,

    le

    héros côtoie la mort, présente

    à l'horizon

    de

    tous

    ses exploits;

    enivré

    de

    ses succès, il

    en

    vient à

    défier l'au-

    delà, ce qui provoque son châtiment. Dans le modèle héroïque dominent les

    exploits guerriers, entrecoupés d'intermèdes

    féminins,

    qui

    se

    terminent

    tous

    par des «abandons» (Thésée et

    Ariane...); l épisode

    le

    plus fréquent

    est le

    combat

    singulier.

    Le scénario de

    don

    Juan inverse ce rapport : la

    bravoure

    guerrière

    subsiste (soulignée

    par

    Molière),

    mais

    la prévalence

    passe

    aux

    «conquêtes amoureuses»;

    les

    séries

    de

    combats

    singuliers deviennent des

    assauts

    amoureux (comme

    dit

    le

    héros

    de

    Molière,

    le château

    fort à prendre,

    c'est une belle).

    Parallèlement à cette inversion des

    insistances s'opère une

    accélération du

    tempo

    séduction-abandon : les héros séduisent vite, mais ils

    n'en

    finissent pas de se délivrer des ensorceleuses

    (les

    Circé, les Calypso, les

    Armide)

    don

    Juan,

    lui,

    remplace cette lenteur

    par

    le

    ballet.

    Il faudrait prolonger

    et affiner

    ces

    analyses

    l0.

    Mais

    je n'aborde ici

    don

    Juan

    que pour

    réfléchir de façon générale

    sur

    le

    mythe littéraire

    comme

    organisation

    symbolique

    : il est clair

    que

    psychanalyse et mythologie se croisent

    et

    se

    complètent constamment

    pour

    nous aider à rendre compte

    du

    prestige

    exceptionnel

    de

    certains

    scénarios.

    Suffit-il de ces deux sciences humaines

    pour épuiser

    la richesse de ces

    cathédrales

    d'images?

    On obtient plus,

    en

    recourant à

    une

    analyse d'inspiration

    bachelardienne,

    attentive à des constellations plus fines et

    -

    au moins de façon

    inchoative

    chez Bachelard lui-même

    - à

    la matière

    verbale

    des

    œuvres.

    Bachelard,

    lui aussi, dénonçait les

    insuffisances

    de la

    psychanalyse

    dans

    le

    domaine

    de

    la littérature. Exaltant ce qu'il appelle « le surconscient poétique »,

    il ne travaillait

    ni

    sur les discours

    du

    divan,

    ni

    sur les mythes

    ethno-religieux,

    mais

    sur une moisson

    de

    poèmes.

    On

    se

    souvient des

    réseaux

    qu'il a

    mis en

    évidence,

    par

    exemple du

    « complexe

    d'Ophélie », du

    prestige

    de la

    morte

    noyée,

    du lien

    entre

    la

    femme,

    l'eau

    et

    la

    mort

    (L'Eau et

    les

    rêves).

    Notre

    rêverie diurne s organise

    selon

    quelques lignes

    de

    plus grande pente .

    Reprenons

    notre

    scénario de don Juan.

    La plupart des critiques ont été

    10 . Par exemple étudier le mythologème du

    mort-vivant,

    le prestige du ternaire (les trois

    rencontres avec le Mort), l intrusion de la mort au

    milieu

    du repas ou de la fête (du Livre de Daniel

    à

    Mozart); ou lire tout

    le

    scénario comme défi

    à la

    divinité (destruction du mariage et

    des

    vœux,

    hypocrisie,

    et surtout,

    chez

    Molière, ce

    sommet

    que constitue

    la

    scène du

    pauvre,

    avec

    ses

    surimpressions lucifériennes)...

    1 1

    Peu

    après

    la mort

    de Bachelard, Mircea Eliade

    a

    retrouvé ces

    lignes

    de plus grande

    pente

    en

    étudiant

    les

    récits

    mythiques dans la magistrale

    étude anhistorique

    curieusement

    intitulée

    Histoire

    des religions (Payot, 1949).

    120

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    11/16

    frappés par le

    nomadisme du

    personnage, par son aisance et sa légèreté

    dansante. Jean Rousset s'émerveille

    devant ce « voltigeur », cet « homme

    de

    vent

    », cet

    improvisateur

    perpétuel qui « conquiert à la hâte » (p. 96

    et

    102).

    Le don Juan de

    Molière

    est de ces « conquérants, qui volent

    perpétuellement

    de

    victoire en victoire »

    (I,

    2).

    Il

    faudrait

    donc

    étudier la rêverie

    donjuanesque

    comme

    un

    songe aérien, une

    rêverie

    d'apesanteur

    et

    de

    liberté

    triomphante. Don Juan comme amnésique

    heureux,

    allégé du

    poids des

    engagements

    humains,

    et

    ne cédant à aucun

    ralentissement.

    On comprend

    mieux, alors, l'invention de la

    Statue

    : le séducteur le plus

    aérien

    va venir se

    briser contre le

    compact

    et l'inamovible.

    Grâce à

    la diversité de ces analyses,

    nous

    voici en présence d'un phénomène

    qui caractérise le

    mythe

    littéraire

    : la

    riche

    surdétermination des

    maillons du

    scénario. La course

    qui

    conduit don Juan

    d'une

    femme

    à

    une autre, l'inter-

    prétera-t-on comme

    paroxysme

    de la

    séduction,

    art d'un comédien

    hors

    de

    pair, défi au Dieu

    chrétien,

    soif métaphysique que rien n'étanche, homosexualité

    latente,

    ou

    rêverie

    nietzschéenne

    d'une

    existence

    dansante?

    C'est la richesse

    exceptionnelle

    de la surdétermination qui explique la

    diversité

    des

    interprétations au fil des

    époques et

    la

    fascination persistante

    du

    scénario 12.

    Il

    faudrait s attacher ici à l'importance socio-historique des mythes

    littéraires

    et aux variations

    de

    leur succès (la

    mythanalyse

    préconisée par

    Gilbert

    Durand

    dans

    Figures

    mythiques et

    visages de

    l'œuvre, en 1979).

    C'est aussi la richesse de la

    surdétermination

    qui

    distingue le mythe

    littéraire de simples

    canevas,

    comme celui qui sous-tend Amphitryon.

    Il

    a beau

    s'agir d'un

    emprunt à

    la mythologique

    grecque,

    et les reprises ont beau

    avoir

    été nombreuses - comme le

    rappelle

    le titre

    de

    Giraudoux, Amphitryon

    38 -

    ce

    scénario

    se

    borne à

    ficeler

    de façon

    lâche

    divers

    thèmes

    comiques

    (les

    sosies,

    le

    valet poltron,

    le

    cocu). La mythologie grecque est réduite

    à

    des

    oripeaux, et le mythique

    fait

    défaut. Dans un

    tel

    cas,

    l'abondance

    des reprises

    n'est

    pas plus

    significative que

    dans le cas du

    barbon égoïste dont la fille finit

    par épouser le jeune

    homme qu'elle

    aime,

    grâce aux

    astuces

    d'un valet. Si

    Figaro avait appartenu aux récits grecs

    et

    inspiré une comédie athénienne,

    on

    en

    serait

    à Figaro

    80,

    ou plus.

    Au terme de cette analyse du

    symbolisme,

    on

    pourrait

    être tenté de s'en

    tenir là.

    En effet, même si la

    polyvalence est

    habituellement donnée comme

    caractéristique des œuvres littéraires les plus réussies, elle atteint dans

    l'exemple

    de

    don

    Juan

    un

    degré

    rarissime.

    Pourtant

    diverses questions paraissent

    insuffisamment

    résolues par

    le seul appel à la surdétermination symbolique. Parmi

    les

    hésitations

    qui

    viennent

    à

    l'esprit

    :

    le

    poème, quintessence de

    la littérature,

    ne se

    trouve-t-il

    pas, lui aussi,

    fortement surdéterminé?

    Et

    situer la notion

    de

    « décor mythique »,

    forgée

    par Gilbert Durand à propos

    de

    La Chartreuse

    de

    Parme (I960)?

    Si

    ce roman de

    Stendhal repose

    sur tout en

    ensemble de

    12.

    Elle permet

    en outre de comprendre l importante

    contamination

    des mythes littéraires les

    uns

    par les

    autres : Don

    Juan et

    Faust

    (1829)

    de

    Grabbe;

    mais

    aussi

    les

    surimpressions si courantes

    entre Judith, Salomé, ou

    Jeanne d'Arc (Mireille

    Dottin, Marcelle Enderlé).

    121

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    12/16

    mythologèmes,

    si

    l'on y reconnaît un

    «

    portant

    héroïque »

    (roman

    familial, etc.)

    et un « portant mystique » (où se

    profilent

    les figures d'Isis et de Psyché),

    comment

    se fait-il

    que

    personne

    ne

    semble

    songer à le

    considérer

    comme un

    mythe littéraire?

    C'est

    que

    lui font défaut deux autres caractéristiques

    que

    nous allons

    examiner maintenant.

    2.

    Le tour d'écrou

    Lévi-Strauss, habitué à l'organisation serrée du mythe

    ethno-religieux,

    déplorait que le romancier, lui, ne soit

    plus

    hanté

    que

    par «

    des

    formes et des

    images

    disloquées

    » et

    qu'il

    « vogue à la dérive

    parmi ces

    corps flottants ». Le

    roman

    est

    né de

    « l'exténuation

    de

    la

    structure

    »; il

    s'est

    emparé des « résidus

    déformalisés

    du

    mythe

    »

    et

    souffre du « manque de plus en plus

    évident

    d'une

    charpente interne 13 ». Le grand nombre des mythologèmes flottants dans La

    Chartreuse

    ne

    suffit pas à

    rendre ce roman comparable

    à

    une organisation

    mythique.

    Il

    ne

    faut,

    pour s'en convaincre,

    que revenir

    à

    don

    Juan. Rapidement,

    l'analyse

    du

    Dom Juan de Molière, par exemple,

    permet

    de mettre en évidence

    l'extraordinaire travail de

    reformalisation

    qui fait

    retrouver

    au mythe littéraire

    un

    agencement

    structural

    comparable à

    celui

    du

    mythe

    ethno-religieux. A

    propos du

    mythe

    d'Adonis, j'ai

    rappelé

    à l'intérieur de quels systèmes

    chaque

    élément se trouve enserré : code botanique (myrrhe, céréales, laitue sauvage),

    code

    sexuel

    (frénésie, sexualité

    conjugale,

    impuissance

    ou frigidité),

    code

    sociofamilial,

    etc. Mais

    horizontalement

    se donnent

    à

    lire les équivalences :

    courtisane, frénésie, myrrhe/femme mariée, sexualité humaine, plantes

    cultivées,

    Cérès

    déesse

    des

    moissons

    et

    du

    mariage/

    célibat,

    froideur,

    laitue

    sauvage.

    Or Dom

    Juan présente un

    tissage

    analogue :

    Code temporel

    L'instant (cher au

    séducteur)

    La

    durée

    (des

    fidélités)

    L'ÉTERNITÉ (du

    châtiment)

    Code familial

    Le fils bafouant le

    PÈRE

    Les

    vrais

    liens de

    FILIATION

    (IV,

    4

    et

    v,

    1)

    Le

    père

    vengeur

    Code

    des

    éléments

    L'air et le vent

    La chair

    et

    le

    sang

    (de

    la

    condition

    humaine)

    La pierre (de la

    statue)

    Code gestuel

    La

    MAIN

    DE VENT

    Abandonnez-moi

    votre

    main

    » : h, 2)

    La

    main

    et

    Pal-

    liance

    (dans

    le

    mariage)

    La

    MAIN DE

    PIERRE

    (« Donnez-moi

    la

    main :

    v, 6)

    13.

    L'Origine....

    pp.

    105-106;

    L'Homme

    nu. pp.

    583-584.

    122

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

    13/16

    De

    la même façon que

    pour

    Adonis, les triades, disposées

    verticalement,

    permettent,

    horizontalement, la

    lecture d'équivalences puissamment

    signifiantes.

    Au centre

    brille

    le message chrétien : l'être humain n'échappe à un

    éparpillement

    funeste

    que par des engagements

    stables,

    par l'acceptation des

    limites de sa condition,

    par le

    respect des

    prescriptions divines.

    Inauguré

    par

    un

    religieux,

    Tirso

    de Molina,

    le

    scénario

    constitue

    une

    apologie

    du

    mariage

    monogamique,

    comme vient

    de

    le souligner

    l'hispanisant Maurice Molho.

    La fermeté de ce type d'organisation ne paraît

    pas

    s'accommoder

    de

    récits

    longs. Les

    mythes ethnoreligieux n'excèdent guère

    deux pages,

    sans

    doute

    sous

    la pression

    des exigences

    d'une mémorisation parfaite. Dans la littérature

    écrite, plus ambitieuse, l'optimum paraît

    atteint

    avec la durée ordinaire

    de

    la

    pièce

    de

    théâtre

    14. Le

    théâtre,

    surtout avec les esthétiques

    soucieuses de

    concentration,

    invite

    à

    formaliser; il aime

    les

    oppositions et

    les retournements.

    La succession

    exposition/nœud/péripéties

    (peu nombreuses)/dénouement, telle

    qu'on la trouve, par exemple, dans la tragédie grecque ou dans la tragédie

    classique,

    offre le

    degré

    de

    complexité idéal

    pour tramer le

    mythe littéraire

    :

    entre

    le

    mini-récit sous-jacent

    à

    certains

    poèmes

    et les

    longs

    récits

    de

    type

    épique ou

    romanesque.

    Quel est

    le seuil

    à partir

    duquel

    un récit

    atteint

    une

    complexité suffisante

    pour accéder,

    éventuellement,

    à la dignité de

    mythe

    littéraire? Nous disposons, pour y réfléchir, d'un «

    genre

    » tout à fait singulier,

    inventé

    par

    la Renaissance

    l'emblème, dont le

    prototype

    est fourni par

    les

    Emblemata

    (1531)

    d'Andréas

    Alciati.

    Plusieurs de ceux-ci sont d'ailleurs mythologiques. Par exemple,

    l'emblème 102

    nous montre Bellérophon

    monté

    sur Pégase et

    triomphant de

    la

    Chimère.

    Au-dessus de la gravure figure YInscriptio

    :

    « Consilio

    et

    virtute

    Chimeram superari, id

    est

    fortiores

    et

    deceptores

    ».

    Et

    l'immobilisation

    de

    l'image, souvent riche

    et

    énigmatique, se poursuit dans

    une

    Subscriptio de

    quatre

    vers.

    Il

    s'agit

    non

    d'une

    allégorie, mais d'une scène peu codifiée découpée

    dans

    le tissu

    de la mythologie, avec laquelle elle ne conserve plus que des

    liens extrêmement lâches.

    Dans

    ces représentations de

    personnages

    qui

    s émancipent du scénario où ils se trouvaient pris,

    on

    reconnaît

    les « thèmes de héros »

    distingués par Raymond Trousson

    15.

    L'emblème

    mythologique

    nous est précieux,

    parce

    qu'il

    permet

    d'opérer

    des distinctions décisives

    entre

    sa

    relative

    simplicité

    et la complexité

    du

    mythe

    littéraire.

    Avec

    ui,

    on se

    contente

    d'une image,

    d'une

    scène

    (même

    si

    elle

    est

    souvent plus narrative que celles qui

    décorent

    les vases

    grecs),

    dont la

    polyvalence déjà limitée se trouve encore réduite par le texte

    d accompagnement et par YInscriptio,

    souvent morale. On flotte

    entre

    Vexemplum

    concret

    14.

    De

    la même façon, dans la légende - au sens strict, dont le

    modèle

    est la

    vie

    du saint

    composée dans la perspective d une récitation liturgique -

    les

    principes d organisation

    s affaiblissent

    presque toujours, dès qu'on

    excède

    la vingtaine

    de pages.

    On

    glisse

    alors

    à la biographie.

    1 S.

    «

    Qui dit

    Prométhée pense liberté,

    génie,

    progrès, connaissance, révolte » {Thèmes

    et

    mythes,

    Bruxelles,

    1981,

    p. 44). Oui, au temps

    du

    dynamisme romantique;

    mais si

    l on redoute la

    démesure,

    comme Alciati, on

    inscrit au-dessus de

    la gravure

    de

    Prométhée : «

    Quae supra

    nos.

    nihil

    ad nos »

    (emblème 28).

    -

    Au degré le plus bas, on tombe

    sur Yadage

    (au sens

    d'Erasme)

    : le

    tonneau

    des

    Danaïdes,

    le

    talon

    d'Achille...

    Syntagmes figés.

    123

  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

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    et

    le type. Dès lors, comment ne

    pas voir

    que ce

    qui

    abonde, dans notre

    culture, ce

    sont les emblèmes

    mythologiques

    beaucoup plus que les

    mythes

    littéraires? Lorsque

    Camus

    compose Le Mythe

    de

    Sisyphe ou L'Homme

    révolté, sa réflexion est toute nourrie

    d'emblématique.

    De façon plus générale,

    une foule d'épisodes des mythes grecs ou de la Bible, trop simples, ont accédé

    directement

    au

    statut

    d'emblèmes

    :

    Sisyphe

    roulant son

    rocher,

    le

    déluge,

    la

    Tour

    de Babel, la

    pluie

    de

    feu

    sur Sodome,

    etc.

    En

    somme,

    le

    mythe

    littéraire implique non seulement

    un héros,

    mais

    une situation

    complexe, de

    type dramatique, où le

    héros

    se trouve pris. Si la

    situation est

    trop

    simple, réduite à un épisode,

    on

    en reste à

    l'emblème;

    si elle

    est trop

    chargée,

    la

    structure se dégrade

    en sérialité. Le mythe littéraire

    se

    distingue aussi bien des

    rhapsodies

    (YOdyssée)

    que

    des

    emblèmes

    ou

    des

    adages

    mythologiques.

    3.

    L'éclairage

    métaphysique

    La troisième

    et,

    à mon sens, dernière caractéristique du mythe littéraire

    est constituée

    par l'éclairage métaphysique dans lequel

    baigne

    tout le scénario.

    L'une

    des singularités des mythes

    bibliques

    réside

    dans leur insistance sur ce

    que Robert

    Couffignal

    a dénommé « La

    Lutte

    avec

    l'Ange

    ». Le Dieu unique

    est omniprésent dans la Bible; il est comme en procès face à des hommes qui

    s'interrogent sur le sens

    de toute

    vie.

    On pense évidemment au Livre

    de

    Job,

    mais

    aussi aux

    face-à-face

    avec Dieu, comme

    ceux

    d Abraham,

    de

    Jacob,

    de

    Moïse ou d'Élie. Littérairement YAthalie de Racine et même,

    dans

    un univers

    laïcisé,

    En

    attendant Godot

    de

    Beckett,

    rappellent

    que

    sur

    l'horizontalité

    de

    toute

    existence

    tombe

    -

    ou

    tombe peut-être -

    un

    Regard vertical. Dans

    le

    scénario des principaux don Juan, Jean Rousset

    a

    souligné l'importance capitale

    de

    ce face-à-face avec l au-delà, dont il fait le premier des

    trois

    invariants

    qu'il retient.

    Grâce à cette troisième caractéristique, le mythe littéraire rejoint à

    nouveau

    le mythe ethnoreligieux; à cet égard aussi il

    représente

    « du mythe

    dans la

    littérature

    ».

    Ce qui permet

    encore un certain nombre de clarifications

    :

    tout

    d'abord, nous

    découvrons une nouvelle

    raison de ne pas reconnaître dans

    Amphitryon ou dans

    La

    Chartreuse

    de

    Parme des mythes

    littéraires;

    d'autre

    part,

    ce

    seul

    critère interdit

    de

    confondre don

    Juan

    avec

    Casanova

    quoi

    s'ajoute

    la «

    sérialité

    »

    lâche des

    Mémoires du

    Vénitien).

    Enfin

    il

    explique

    pourquoi

    le mieux organisé des contes

    de

    fées

    ne

    risque

    pas

    d'être confondu

    avec un mythe littéraire,

    si nombreuses qu'en

    soient

    les reprises. Comme l'a

    démontré Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes

    de

    fées (1976), le conte

    peut approcher du

    mythe

    en ce qui concerne la

    saturation

    symbolique; sans

    doute le

    peut-il aussi, quelquefois,

    par

    la fermeté

    de

    son organisation; mais à

    coup

    sûr il

    s'en

    distingue radicalement par son

    immersion complaisante

    dans

    la quotidienneté

    (subtilement

    alliée

    au

    merveilleux) et

    par

    sa fin

    heureuse,

    à

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  • 8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier

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    l'eau de rose. Malgré ses ogres

    et ses

    fées,

    le

    conte nous installe au ras de

    la

    terre, de l'ici-bas. Allez

    donc

    expliquer

    aux Caïn et aux don Juan

    que

    le terme

    de

    leur ardeur et de leur tourment, c'est

    de se

    marier et d'avoir

    beaucoup

    d'enfants

    Cette troisième caractéristique dénonce aussi les

    insuffisances

    réductrices

    de

    l'explication

    du

    scénario

    par la

    psychologie.

    L»ans

    L'Age

    d'homme,

    Michel

    Leiris,

    sortant

    d'une

    psychanalyse ratée, a insisté sur les

    illusions

    de

    ce

    psychologisme,

    qui

    restreint

    le

    mythe d'Œdipe à une mécanique.

    Il rappelle

    l'importance

    de l'expérience tragique dans

    le mythe

    grec,

    et l'aide

    qu'il

    peut

    apporter à tout homme se demandant si sa

    vie

    risque d'être une destinée. En

    cela,

    il

    annonce

    les études de

    Vernant

    :

    à Athènes,

    les tragédies mythiques

    ont

    vu

    le

    jour au

    moment où l'homme

    grec

    a commencé à s'interroger sur la

    plus métaphysique des questions : suis-je

    un

    être libre, ou suis-je

    le jouet

    de

    forces obscures que j'appelle dieux? Comme par hasard, l'Occident est revenu

    avec

    prédilection

    à ces scénarios

    tragiques

    aux

    périodes

    où de nouveau s'est

    posée

    cette

    question

    de

    la

    liberté

    :

    entre

    1580

    et

    1680,

    au

    milieu

    des

    controverses sur le libre arbitre; à partir de la fin du

    XIXe

    siècle, avec les

    multiples

    mises

    en

    cause

    de l'autonomie du sujet humain.

    Il semble que

    les mythes littéraires d'origine grecque soient aptes surtout

    à la prise en charge

    d'expériences

    individuelles, même si

    chacun

    se

    pose

    des

    questions que

    tous

    se

    posent

    (comme

    dans

    le «

    nouveau

    théâtre »

    des

    années 1950

    en France). Certains des mythes littéraires d'origine biblique paraissent plus

    capables, eux, d'orchestrer les grandes

    horreurs

    collectives, et la

    méditation

    sur le sens de

    l'histoire.

    Les

    cinq

    actes du

    Mythe

    de

    Moïse

    : le Bagne d'Egypte,

    le

    Défi aux bourreaux, l'Exode, la marche au Désert, et l'arrivée en

    vue de

    la

    Terre promise,

    ce

    puissant ensemble

    constitue

    un

    véritable

    mythe

    littéraire

    de

    l'insurrection collective, dans le

    dialogue

    avec

    un Dieu

    qui rend

    libre.

    Pour conclure, je

    voudrais insister sur

    les

    vérifications

    qui s'imposent,

    et

    qui conduiront

    soit

    à corriger, soit à affiner

    la

    triade des caractéristiques

    proposées 16.

    On

    peut s'attendre à de délicats

    problèmes

    de

    «

    seuils

    » ou

    de

    «

    mixtes ».

    Ainsi

    le long récit

    qui, à

    la fin de la

    Genèse, raconte l'histoire

    du

    patriarche Joseph apparaît - en dépit de sa reprise

    par

    Thomas

    Mann

    -

    comme un

    mixte de saga

    et

    de

    conte, impropre à

    donner

    le

    coup d'envoi à

    un

    mythe

    littéraire. Il faudra

    également

    accentuer l étude de

    la

    singularité de

    chaque

    œuvre,

    conformément

    au

    souci maintes

    fois

    exprimé par

    le

    pionnier

    qu'a

    été, dans notre domaine, Pierre

    Albouy 17.

    De tels

    travaux

    risquent fort d'infliger

    un démenti

    partiel aux critiques

    de Claude

    Lévi-Strauss

    à rencontre de la littérature comme charpie, comme

    bric-à-brac ou

    comme

    brocante par

    rapport à l'orfèvrerie

    mythique.

    Nous

    16.

    Dans son

    Mythe de

    Faust, A. Dabezies, par

    exemple,

    a souligné « la

    tension

    dramatique

    engendrée entre les deux pôles

    opposés, l élan de

    l homme

    et

    le poids du

    mal

    sur lui »

    ;

    il

    parle

    ailleurs

    de

    «

    structure

    bipolaire » (Paris,

    Colin, pp.

    324-326).

    17. Voir Mythes

    et

    mythologies dans

    la

    littérature française, Paris, Colin,

    1969,

    p. 309;

    Mythographies, Paris, Corti,

    1976,

    pp. 267-272.

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