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96 Table ronde © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Archives de Pédiatrie 2014;21:96-97 Que penser de l’action humanitaire menée auprès de l’enfant aujourd’hui ? D’autres voies d’approche sont-elles possibles ? C. Valentin Groupe éthique de l’AFPA, laboratoire d’éthique Paris-Descartes, faculté de médecine de Paris 5, 45, rue des Saints-Pères, 75006 Paris, France *Auteur correspondant e-mail : [email protected] Pédiatrie humanitaire (AFPA, PDM, JEREMI, SOFOP) «  La problématique qui est la nôtre et qui ne me semble pas être abordée (mais je n’ai pas tout lu…) est que dans les pays comme le Cambodge, l’insuffisance nutritionnelle touche surtout les enfants de moins de 3 ans : allaitement insuffisant (les mères partent travailler en Thaïlande et les laissent aux grands- parents ou voisins…), sans tradition de l’utilisation du lait animal, les vaches elles-mêmes dénutries donnent peu de lait (contrairement aux Masaï, population du nord de la Tanzanie que je viens de découvrir, et qui ont d’autres problèmes…), pauvreté chronique qui entraîne une alimentation pauvre en calories, protéines et micro- nutriments (“bobo” fait de riz plus ou moins mélangé de plantes vertes). La conséquence visible est un retard statural important quoique harmonieux mais qui laisse craindre un retard cognitif dans une période de la vie essentielle au développement. L’impact est que ces carences vont grever les capacités d’autonomisation et de résilience de ces jeunes populations qui sont l’avenir d’un pays. Les compléments nutritionnels sont donc un “pis-aller” dont l’objec- tif est de “sauver les meubles” pour préserver les capacités. L’OMS et l’UNICEF s’y sont mis aussi à très grande échelle 1 . » 1. De l’expérience à l’hypothèse Ce mail, émanant d’un responsable de Pédiatres du monde est emblématique par sa concision et sa pertinence : comment répondre sans que se trouvent interrogées les structures éco- nomiques, financières, politiques, idéologiques, spirituelles qui conduisent le monde ? Peut-on faire confiance à l’économie libérale qui, pour quelques grammes d’or, est prête à sacrifier la vie du plus misérable sur l’autel des appointements et des enrichissements ? Peut-on faire confiance aux financiers ? La cupidité qui existait en germe n’a fait que prospérer. Aujourd’hui, économisme rime avec autoritarisme, et autoritarisme avec totalitarisme. Qu’importe l’homme, il est d’abord un client, un acheteur, un consommateur. 1 Docteur François Vié le Sage, échanges de communication, décembre 2013. Peut-on faire confiance aux politiques d’hier qui ont légitimé le commerce triangulaire, officialisé l’esclavage, légalisé la coloni- sation, et ceux d’aujourd’hui pour ne s’être jamais démarqués de leurs mentors, perpétuant les inégalités entre Nord et Sud, quand ce n’est pas à l’intérieur des États eux-mêmes ? Qu’im- porte que les démocraties récitent liberté, égalité, fraternité, la finance assourdit leur chant. Peut-on faire confiance aux idéologies occidentales qui n’ont jamais été à la hauteur de ce qu’elles énonçaient ? Qu’importe que la connaissance soit source de progrès, la science est sans conscience. On meurt de maladies curables. Peut-on faire confiance aux croyances tant elles opposent les hommes, les cités, les nations, les continents ? Qu’importe qu’elles prêchent l’obole, la charité, l’aumône, leurs fidèles sont devenus sourds au cri du misérable. La réponse est non, et cinq fois non. Pensant qu’il y a plus de raison d’espérer en l’homme que de désespérer, un temps de recherche est ouvert pour que notre futur ait un avenir. À l’image de l’art, l’humanitaire de demain devra être subversif. « Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse : car en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli 2 . » Parce que « Je fais ce que je peux, je souffre de la souffrance uni- verselle, et je tâche de la soulager, je n’ai que les chétives forces d’un homme, et je crie à tous : “aidez – ” 3  ! » Alors, subrepticement, un homme crie dans le désert, sans que l’on sache si c’est une communauté d’hommes qui se réveille, ou un rebelle qui se met debout : « Les Misérables, c’est le livre de l’évolu- tion des âmes [… qui dicte] la transcendance décrite, celle du devoir d’implication à l’autre, celle d’une généreuse tolérance qui nous dépasse. C’est un chemin soutenu, inconscient, qui a influencé mes engagements et mes choix, un lien indicible, qui nous unit, qui que nous soyons, parce que nous sommes des hommes 4 . » 2 Hugo V. « À bas la misère ». Discours à l’Assemblée nationale, 1849. 3 Hugo V. « Pourquoi j’ai écrit Les Misérables ». In : L’Humanité Dimanche, 9 au 22 octobre 2012, p. 77. 4 Emmanuelli X. « C’est le livre des âmes ». In : L’Humanité Dimanche, 9 au 22 octobre 2012, p. 93.

Que penser de l’action humanitaire menée auprès de l’enfant aujourd’hui ? D’autres voies d’approche sont-elles possibles ?

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Page 1: Que penser de l’action humanitaire menée auprès de l’enfant aujourd’hui ? D’autres voies d’approche sont-elles possibles ?

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Table ronde

© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.Archives de Pédiatrie 2014;21:96-97

Que penser de l’action humanitaire menée auprès de l’enfant aujourd’hui ?D’autres voies d’approche sont-elles possibles ?C. ValentinGroupe éthique de l’AFPA, laboratoire d’éthique Paris-Descartes, faculté de médecine de Paris 5, 45, rue des Saints-Pères, 75006 Paris, France

*Auteur correspondant e-mail : [email protected]

Pédiatrie humanitaire (AFPA, PDM, JEREMI, SOFOP)

«  La problématique qui est la nôtre et qui ne me semble pas être abordée (mais je n’ai pas tout lu…) est que dans les pays comme le Cambodge, l’insuffisance nutritionnelle touche

surtout les enfants de moins de 3 ans : allaitement insuffisant (les mères partent travailler en Thaïlande et les laissent aux grands-parents ou voisins…), sans tradition de l’utilisation du lait animal, les vaches elles-mêmes dénutries donnent peu de lait (contrairement aux Masaï, population du nord de la Tanzanie que je viens de découvrir, et qui ont d’autres problèmes…), pauvreté chronique qui entraîne une alimentation pauvre en calories, protéines et micro-nutriments (“bobo” fait de riz plus ou moins mélangé de plantes vertes). La conséquence visible est un retard statural important quoique harmonieux mais qui laisse craindre un retard cognitif dans une période de la vie essentielle au développement. L’impact est que ces carences vont grever les capacités d’autonomisation et de résilience de ces jeunes populations qui sont l’avenir d’un pays. Les compléments nutritionnels sont donc un “pis-aller” dont l’objec-tif est de “sauver les meubles” pour préserver les capacités. L’OMS et l’UNICEF s’y sont mis aussi à très grande échelle1. »

1. De l’expérience à l’hypothèseCe mail, émanant d’un responsable de Pédiatres du monde est emblématique par sa concision et sa pertinence  : comment répondre sans que se trouvent interrogées les structures éco-nomiques, financières, politiques, idéologiques, spirituelles qui conduisent le monde ?Peut-on faire confiance à l’économie libérale qui, pour quelques grammes d’or, est prête à sacrifier la vie du plus misérable sur l’autel des appointements et des enrichissements ?Peut-on faire confiance aux financiers ? La cupidité qui existait en germe n’a fait que prospérer. Aujourd’hui, économisme rime avec autoritarisme, et autoritarisme avec totalitarisme. Qu’importe l’homme, il est d’abord un client, un acheteur, un consommateur.

1 Docteur François Vié le Sage, échanges de communication, décembre 2013.

Peut-on faire confiance aux politiques d’hier qui ont légitimé le commerce triangulaire, officialisé l’esclavage, légalisé la coloni-sation, et ceux d’aujourd’hui pour ne s’être jamais démarqués de leurs mentors, perpétuant les inégalités entre Nord et Sud, quand ce n’est pas à l’intérieur des États eux-mêmes ? Qu’im-porte que les démocraties récitent liberté, égalité, fraternité, la finance assourdit leur chant.Peut-on faire confiance aux idéologies occidentales qui n’ont jamais été à la hauteur de ce qu’elles énonçaient ? Qu’importe que la connaissance soit source de progrès, la science est sans conscience. On meurt de maladies curables.Peut-on faire confiance aux croyances tant elles opposent les hommes, les cités, les nations, les continents  ? Qu’importe qu’elles prêchent l’obole, la charité, l’aumône, leurs fidèles sont devenus sourds au cri du misérable.La réponse est non, et cinq fois non. Pensant qu’il y a plus de raison d’espérer en l’homme que de désespérer, un temps de recherche est ouvert pour que notre futur ait un avenir. À l’image de l’art, l’humanitaire de demain devra être subversif.«  Détruire la misère  ! Oui, cela est possible  ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse : car en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli2. »Parce que « Je fais ce que je peux, je souffre de la souffrance uni-verselle, et je tâche de la soulager, je n’ai que les chétives forces d’un homme, et je crie à tous : “aidez – ”3 ! »Alors, subrepticement, un homme crie dans le désert, sans que l’on sache si c’est une communauté d’hommes qui se réveille, ou un rebelle qui se met debout : « Les Misérables, c’est le livre de l’évolu-tion des âmes [… qui dicte] la transcendance décrite, celle du devoir d’implication à l’autre, celle d’une généreuse tolérance qui nous dépasse. C’est un chemin soutenu, inconscient, qui a influencé mes engagements et mes choix, un lien indicible, qui nous unit, qui que nous soyons, parce que nous sommes des hommes4. »

2 Hugo V. « À bas la misère ». Discours à l’Assemblée nationale, 1849.3 Hugo V. « Pourquoi j’ai écrit Les Misérables ». In : L’Humanité Dimanche, 9 au 22 octobre 2012, p. 77.4 Emmanuelli X. « C’est le livre des âmes ». In : L’Humanité Dimanche, 9 au 22 octobre 2012, p. 93.

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D’autres voies d’approche sont-elles possibles ?

Lévinas, Ricœur, en passant par les Lumières  –, de tant d’ONG humanitaires, ne soit pas un grand lieu de formation dans les disciplines attachées aux actions sociales et humanitaires.

2.2. RecherchesIl est singulier de constater que l’action humanitaire menée depuis 1970 s’est imposée comme la référence morale de l’opi-nion publique mondiale, précédant toute recherche éthique sur l’action elle-même. Le hiatus entre action, formation et recherche persiste encore aujourd’hui. Les principaux lieux de formations et de recherches en humanitaire se situent en Suisse et au Canada, donc en dehors de la Communauté européenne. Plus surprenant encore, 50 ans après la naissance des ONG, on affirme qu’il y a urgence à «  désoccidentaliser l’humanitaire dans une perspective de légitimation interculturelle et/ou pour une véritable adaptation aux réalités concrètes7 ».Située comme premier lieu de recherche indépendante des lobbys politiques, économiques et financiers, l’université se questionne pour saisir pourquoi les mouvements de grande ampleur humanitaire sont nés et continuent à prospérer indépendamment de ses structures. Cet éloignement peut se révéler préjudiciable autant pour l’université que pour les ONG. L’image de l’université en pâtit, cela conforte à tort l’idée d’une séparation manifeste entre le monde de la recherche et celui du terrain, ignorant les efforts réels réalisés depuis de nombreuses décennies pour unir ces deux mondes. Du côté de l’humanitaire, l’image n’est pas meilleure  : tout concourt à donner l’impression d’un immense « bazar », d’actions sans formations, sans réflexion en dépit de l’intégrité de la majorité de ses membres8.Il importe aujourd’hui qu’universitaires et acteurs humanitaires comblent ce hiatus préjudiciable.

7 Colloque international : L’humanitaire à l’épreuve des cultures, 19-20 octobre 2012, Grand Amphi D001, université catholique de Lyon, 23, place Carnot, 69002 Lyon.8 Courrier international, sous la direction de Chris Bickerton, en date du 15 novembre 2007, titrait en une : « Le grand bazar de l’humanitaire ».

2. Plaidoyer pour la création d’un Centre européen d’actions, de formations et de recherches universitaires, en sciences sociales et humanitaires (CEAFRUSSH)Dénoncer les gouvernances, remettre en cause les systèmes politiques et financiers ne sauraient suffire. Une des premières qualités nécessaires sera l’humilité tant le questionnement du médecin engagé est complexe  : la réponse se devra d’être d’abord un échange entre accompagnant et accompagné.Afin de répondre à ces exigences éthiques, un tel centre devrait permettre de croiser des savoirs différents propres à instituer des actions, des formations, des recherches interdisciplinaires. Il pourrait être constitué de 3  pôles. Un premier pôle pourrait être consacré à la santé et aux sciences dites appliquées  ; un deuxième aux lettres, au droit, à l’économie et à l’éthique ; un troisième serait dévolu à la communication. Chaque étudiant devrait valider un tronc commun, marquant le début d’un cursus, avant de choisir 1 des 3  pôles cités afin d’acquérir les compé-tences nécessaires incluant formations théoriques et stages pratiques sur un temps défini.Les champs d’actions actuels doivent être élargis, afin de créer un véritable dialogue interculturel au niveau international. L’objet de ces actions serait tout d’abord de tenter de définir un ensemble d’universaux culturels où chaque sensibilité nationale puisse être reconnue afin qu’un travail de mise en relation aboutisse à un projet d’action commun contre la précarité présente dans les tiers mondes et le quart monde. Cette action, nécessairement transdisciplinaire tant l’éthique, l’humanitaire et le social sont attachés à de nombreuses spécialités, pourrait se faire dans le cadre du CER5 (European Research Council) et du programme EUROPA6 ou de fondations universitaires.

2.1. FormationIl est remarquable que la France, qui a été le pays de tant d’es-prits critiques, de tant de gens lettrés – de Descartes à Camus,

5 Première agence de financement paneuropéenne, le Conseil européen de la recherche (CER) ou European Research Council (ERC) récompense chaque année des chercheurs aux idées novatrices. Cette agence souhaite ainsi encourager une « recherche à la frontière de la connaissance ».6 http://ec.europa.eu/atwork/programmes/index_fr.htm