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Prise de Conscience Esthétique de Kierkegaard: “Don Juan”

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Orbis Litteraruni (1972), XXVII, 224-228

Prise de Conscience Esthbtique de Kierkegaard: “Don Juan“. Henning Fenget, Universitt d’Odense

”Mozart immortel! Toi a qui je dois tout. Toi qui me fis perdre ma raison, qui Ctonnas mon iime, qui angoissas mon moi le plus intime. Toi ii qui je dois de ne pas avoir traverst la vie sans que rien ne me bodeversat. Toi a qui je rends grace de ne pas mourir sans avoir aim&, meme si mon amour fut malheureux.”

Bien que ces mots soient ceux de l’esthiticien de ”Ou bien - Ou bien” (1,33 de la premiere Cdition danoise des oeuvres completes de Kierkegaard), la voix est celle de Kierkegaard. On peut le constater dans cette note sans date (11, A491 de 1839, premiere tdition complete danoise du Journal de Kierkegaard): ”Dune certaine maniere je peux dire de Don Juan ce que lui dit Elvire ‘Toi, assassin de mon bonheur’. En vCritC, cet opCra m’a si diaboliquement conquis, que je n’ai jamais pu l’oublier. Ce fut cet opCra qui comme Elvire m’arracha a la nuit sereine du couvent.”

Que l’on compare ainsi la diapsalmata nr. 87, dans laquelle YesthCticien entend de sa chambre triste et austkre la mklodie d’un musicien ambulant: ”Quel est cet instrument? Une flQte? . . . Qu’entends-je? Le menuet de Don Juan. Entrainez-moi a nouveau, 8 notes riches et puissantes, vers les jeunes filles, vers la voluptC de la danse”. L’expCrience personnelle qui est a l’ori- gine (X de cette diapsalmata 1843, date du 10 juin 1836 (I, A 169). Elle est peut-&re moins ClCgamment formulCe, mais sans aucun doute plus sin- &re:

”Un musicien jouait le menuet de Don Juan sur une sorte de flQte (il Ctait dans une autre cour et je ne pouvais le voir). Le pharmacien pilait au mortier, la fille lavait la cour, le palefrenier ktrillait son cheval tout en frap- pant son Ctrille contre les pavks tandis qu’au loin retentissait le cri du pois- sonnier. 11s ne percevaient rien, peutltre le joueur de flnte, lui non plus, ne percevait-il rien, mais moi je me sentais si bien.”

Ainsi parle l’initit de son Dieu. ”Don Juan” a dQ avoir une influence

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toute particulibre sur Kierkegaard. On peut le constater dans la diapsal- mata no 54: ”Ces deux coups d’archet si connus h cet instant dans la rue. Ai-je perdu la raison? . . . ”. Kierkegaard poursuit sa description du jeu des d e n musiciens. L’ouverture est pour lui une rCvClation, mais comprennent- ils eux-memes ce qu’ils jouent? ”. . . Savez-vous que ces tons renferment toutes les merveilles du monde?”.

I1 utilise ce theme pour la troisieme et dernikre fois dans ”In vino vCritas”, 1845, quand les h6tes du Symposium pCnc3trent dans la salle sur la musique du ballet de Don Juan, encore une fois le menuet. Victor Ere- mita, absorb6 en lui-meme, salue cette invitation B la f6te nocturne avec ces paroles: ”0 merveilleuses notes a la sCduction cachCe, vous qui m’avez arrachtes la solitude monacale d’une tranquille jeunesse, vous qui m’avez trahies en transformant un mythe en un souvenir, aussi terrible que si Elvire n’avait pas CtC sCduite, mais Ctait restCe sur son dCsir! Immortel Mozart! Toi a qui je dois tout”.

Le cuke de 1’Art du romantisme ne suffit pas B expliquer le parallele entre ces citations littkraires et profondCment personnelles. Elles se rejoig- nent dans le ”Don Juan” de Mozart, qui fut pour Kierkegaard l’inspiration dCcisive qui I’arracha a la vie monacale. Dans l’essai sur ”Don Juan” com- pris dans ”Ou bien - Ou bien”, Kierkegaard ne cesse d‘analyser la force diabolique de cette musique.

Quand Kierkegaard a-t-il vCcu I’expCrience de ”Don Juan”? Est-ce pos- sible de dater avec precision la representation, qui ”l’arracha a la nuit sereine du couvent”?

”Don Juan” fut reprCsent6 au Danemark pour la premibre fois le 5 mai 1807 avec Edouard Dupuy, chanteur fraqais, dans le r6Ie principal. Ce fut un sucds extraordinaire et s’il n’y eut que 5 reprCsentations, ce fut parce que Dupuy fut exilC en 1809, ayant ttC pris en flagrant dClit dans la cham- bre de la Princesse Charlotte Frederikke.

La reprise eut lieu le 6 fCvrier 1811, d’abord avec Frydendahl, p i s avec Stage comme Don Juan. Le 18 mai 1822 G. B. Betti prit possession du r6le pour 53 spectacles jusqu’au ler avril 1837. ”Don Juan” fut repris le 28 mai 1839 pour trois reprisentations seulement dans la saison avec Christian Hansen. L‘opCra reprit sa place dans le rkpertoire le 23 fCvrier 1845 pour atteindre le 23 septembre 1849 la centieme. A cette occasion, Kierkegaard Ccrivit l’article ”Remarque fugitive sur un dCtail de Don Juan” dans le journal FRdreZandet du 19-20 rnai 1845 (rCimprimC dans XIII, 447-456).

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Cet essai devrait toujours accompagner la grande Ctude sur ”Don Juan” de ”Ou bien - Ou bien”. Kierkegaard y fait preuve d’une Cminente compr6- hension technique des dCtails de l’opera, parmi lesquels notamment le duo avec Zerline du premier acte. I1 accepte Christian Hansen sans Ctre d’aucune maniere conquis. En rCalitC, il explique a Hansen comment il doit chanter ce duo. Toutefois, il a le tact de ne pas le comparer a son prCdCcesseur.

I1 n’y a aucun doute que pour Kierkegaard il n’y eut qu’un Don Juan, celui de Cetti. NC en Italie, Giovanni Battista Cetti (1794-1858) etait a la fois chanteur et acteur. I1 dCbuta en 1817 au Thestre Royal de Copen- hague, mais c’est apres son interprktation de Don Juan en 1832 qu’il se place au tout premier rang comme chanteur dramatique. Be1 homme, il avait une voix de baryton, riche et puissante, qui enthousiasma Kierkegaard et ses contemporains a maintes reprises.

Le Thtitre Royal de Copenhague Ctait a cette Cpoque, avec Vienne et Paris, en concurrence pour la premiere place en Europe comme centre de l’art lyrique et dramatique. Johan Ludvig Heiberg, le plus cClkbre drama- turge danois du romantisme, apr& un sCjour de plusieurs annCes a Paris et a Berlin, partagea a son retour l’enthousiasme pour cette version danoise de Don Juan. Dans sa critique du 1.10 1827 il donne a ”Don Juan” le titre de ”couronne de tous les optras”. I1 va mCme jusqu’a Ccrire: ”Dans aucun autre thC2tre europCen, Yon ne voit comme ici 1’ClCment musical et dramati- que de l’euvre se rejoindre en une unitk, une harmonie, jusqu’a un maxi- mum de perfection.” (Euvres prosaiques, VII,87). Heiberg savait ce dont il parlait. I1 avait vu l’opCra a Paris et a Berlin. I1 cClCbra Cetti pour sa belle voix, son tlocution, sa grice, sa lCgeretC, sa vie, sa fougue, sa prestance et sa noblesse.

Cette critique de la part d’un connaisseur international montre ce que Copenhague offrait dans les annCes de 1830 a un amateur d’art: Heiberg lui-mCme Ctait marib a Johanne Louise Heiberg, la seule actrice europCenne Cgale a Rachel, Auguste Bournonville faisait a Copenhague pour le ballet danois ce que Felippo Taglioni faisait a Paris pour le ballet fraqais. I1 ne s’agit donc pas ici de la premiere rencontre d’un petit-bourgeois danois comme Kierkegaard, issu d’une famille sans culture littiraire et dramatique, avec un thC5tre de second ordre.

Les experts kierkegaardiens ont fait de tres gros efforts pour essayer de fixer la date exacte de ”1’ExpCrience de Don Juan”. En particulier, le philosophe Frithjof Brandt, mort il y a quelques annCes, a lance de nom-

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breuses hypothkses sans aucun fondement. I1 a essay6 de lier 1’ExpCrience avec une prktendue pkriode de dkbauche qu’il situe au printemps 1836 comme conskquence de la reprisentation du 10 novembre 1835. I1 est pos- sible que Kierkegaard ait eu une periode de ”dkbauche”. I1 est possible qu’il se soit CgarC a cette Cpoque dans un bordel, ce qui a 6videmment @nC les esprits dogmatiques. Mais (ma1)heureusement il n’existe aucune preuve qui vienne ttayer ces constructions de l’esprit.

S’il est exact, comme l’a dit H. P. Holst, p d t e mineur et arni de Kierke- gaard, que celui-ci ne manquait jamais une reprksentation de ”Don Juan”, il peut thkoriquement avoir assist6 8 une vingtaine de spectacles dans les annkes 1830, auxquelles viennent s’ajouter les reprksentations B Berlin, l’hiver 1841-42, pCriode a laquelle son essai sur ”Don Juan” prit forme. La premiere fois qu’il mentionne ”Don Juan” (I C 65) date du 28 mars 1835, et si on part du principe que 1’Expkrience est antkrieure, on doit por- ter son attention sur les saisons pr6cCdentes. On peut exclure la saison 1830-31, ou Kierkegaard passait deux examens a 1’UniversitC. Pendant la saison suivante”Don Juan” fut donne cinq fois, 1832-33, trois fois, 1833-34, quatre fois, et dans la saison 1834-35, deux fois, le 25 septembre et le 3 octobre 1834. La saison suivante il n’y eut que deux spectacles, le 10 novem- bre 1835 et le 12 mars 1836.

Si Kierkegaard utilise B plusieurs reprises l’expression ”couvent” ou ”monastere” c’est kvidemment une mCtaphore pour son foyer qui, ap&s la mort de sa m&re en septembre 1834, se transforma en communautk masculine. C’est probablement a partir de cette date que se dkveloppent chez le @re de Kierkegaard des obsessions rkligieuses a la limite de la folie. Ce fut pour Kierkegaard une lourde Cpreuve que de vivre sous le meme toit que ce vieillard tourment6 et ce frkre aink, dont le dCsCquilibre mental se manifestait dkja.

Psychologiquement, il est normal que Kierkegaard ait eu un profond besoin d’kchapper cette atmosph&re ktouffante. I1 est logique de penser que la reprksentation du 25 septembre ou celle du 3 octobre 1834 a Ct6 1’ExpCrience de ”Don Juan”. Cette extraordinaire emotion th62trale a sans doute donnk B Kierkegaard le courage de se jeter dans la vie esthCtique, B laquelle il n’avait jusqu’ici participk que c o m e spectateur. ”Don Juan” a enthousiasmk Kierkegaard, parce que cet op6ra est presque le symbole sensuel de la libkration de l’humanitk a laquelle il aspirait lui-meme. Le ”saut” esthitique de Kierkegaard est un acte de rCbellion contre son foyer.

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I1 voulait sortir a tout prix du puritanisme rigide et ascktique dans lequel son @re l’avait jusqu’ici emprisonnk. I1 laisse peu a peu tomber ses ktudes thCologiques, donne libre cours a ses aspirations littkraires et cherche, avec un certain sucds, a s’introduire dans les meilleurs cercles intellectuels de la capitale, surtout celui des Heibergs.

En dkcembre de la meme annke, il fait ses d6buts littkraires avec son premier article publik dans le journal de Johan Ludvig Heiberg, Le Cour- rier de Copenhague.