3
En matière de protection, observe Gregor Murray, le modèle « dual » ou « assistan- tiel » n’est pas le seul possible ; d’autres scénarios sont concevables en fonction des capacités de mobilisation des divers protagonistes, des jeux d’alliance, du degré d’imbrication dans de vastes réseaux ou bien encore de la répartition des gains de productivité. Les firmes peuvent ainsi devenir un « creuset de confrontations et d’interdépendances » à même de promouvoir les compétences, les qualifications et les savoir-faire. Une analyse dite « sociétale », dans le prolongement de celle menée il y a une vingtaine d’années par Marc Maurice, François Sellier et Jean-Jacques Silvestre, pourrait ici nous renseigner utilement sur la nature des interactions entre espaces professionnel, organisationnel et éducatif. Le territoire dès lors, envisagé comme un construit historique, « n’est pas tant un cadre qu’une ressource favorisant avec plus ou moins d’efficience l’établissement des relations de coopération » (p. 263), les « dynamiques d’apprentissage » prenant le pas sur les « cohérences structurelles ». Mais si, comme le pense Alain Touraine, « nous nous tolérons, sans nous accepter », comment concilier la diversité culturelle et l’appartenance commune ? Comment préserver notre propre identité tout en étant ouvert à l’Autre ? Les marges dont on dispose sont des plus étroites, les instances de socialisation — dont l’école — pouvant apporter leur pierre à l’édifice, ainsi que le suggère Cécile Saint-Pierre. Les deux derniers chapitres traitent des « rapports sociaux de sexe » (Ann Denis tirant les leçons des gender studies nord-américaines) et de la « gestion du pluralisme culturel » (Raymond Breton dressant une typologie des stratégies ou des logiques de différenciation : segmentation, « parallélisme », hybridité, marginalisation...), l’avène- ment de la société-monde n’étant pas sans incidence sur les méthodes et les objets de la sociologie, de plus en plus soumise — comme la plupart des sciences humaines — aux contraintes « économicistes » de la recherche (exigences d’immédiateté et de « juste-à- temps »). Des contributions, on le voit, de qualité et qui devraient intéresser un large public. Gilles Ferréol Université de Poitiers France PII: S 1 2 9 5 - 9 2 6 X ( 0 2 ) 0 0 0 5 6 - 4 POLÈSE Mario, SHEAMUR Richard, 2002, La périphérie face à l’économie du savoir, Montréal, INRS, 237 pages PROUX Marc-Urbain, 2002, L’économie des territoires au Québec, Sainte-Foy, Presses Universitaires du Québec, 364 pages En 2002, deux excellents ouvrages ont paru au Canada dans le domaine de l’économie géographique. Marc-Urbain Proux est l’un des plus actifs et plus respectés des économistes régionaux au Québec. Son dernier ouvrage sur l’économie spatiale du Québec a un Comptes rendus / Géographie, E ´ conomie, Société 4 (2002) 533–550 547

POLÃSE Mario, SHEAMUR Richard, 2002, La périphérie face à l'économie du savoir, Montréal, INRS, 237 pages PROUX Marc-Urbain, 2002, L'économie des territoires

  • Upload
    g

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

En matière de protection, observe Gregor Murray, le modèle « dual » ou « assistan-tiel » n’est pas le seul possible ; d’autres scénarios sont concevables en fonction descapacités de mobilisation des divers protagonistes, des jeux d’alliance, du degréd’imbrication dans de vastes réseaux ou bien encore de la répartition des gains deproductivité. Les firmes peuvent ainsi devenir un « creuset de confrontations etd’interdépendances » à même de promouvoir les compétences, les qualifications et lessavoir-faire.

Une analyse dite « sociétale », dans le prolongement de celle menée il y a unevingtaine d’années par Marc Maurice, François Sellier et Jean-Jacques Silvestre, pourraitici nous renseigner utilement sur la nature des interactions entre espaces professionnel,organisationnel et éducatif. Le territoire dès lors, envisagé comme un construithistorique, « n’est pas tant un cadre qu’une ressource favorisant avec plus ou moinsd’efficience l’établissement des relations de coopération » (p. 263), les « dynamiquesd’apprentissage » prenant le pas sur les « cohérences structurelles ». Mais si, comme lepense Alain Touraine, « nous nous tolérons, sans nous accepter », comment concilier ladiversité culturelle et l’appartenance commune ? Comment préserver notre propreidentité tout en étant ouvert à l’Autre ? Les marges dont on dispose sont des plus étroites,les instances de socialisation — dont l’école — pouvant apporter leur pierre à l’édifice,ainsi que le suggère Cécile Saint-Pierre.

Les deux derniers chapitres traitent des « rapports sociaux de sexe » (Ann Denis tirantles leçons desgender studies nord-américaines) et de la « gestion du pluralismeculturel » (Raymond Breton dressant une typologie des stratégies ou des logiques dedifférenciation : segmentation, « parallélisme », hybridité, marginalisation...), l’avène-ment de la société-monde n’étant pas sans incidence sur les méthodes et les objets de lasociologie, de plus en plus soumise — comme la plupart des sciences humaines — auxcontraintes « économicistes » de la recherche (exigences d’immédiateté et de « juste-à-temps »).

Des contributions, on le voit, de qualité et qui devraient intéresser un large public.

Gilles Ferréol

Université de Poitiers France

PII: S 1 2 9 5 - 9 2 6 X ( 0 2 ) 0 0 0 5 6 - 4

POLÈSE Mario, SHEAMUR Richard, 2002, La périphérie face à l’économiedu savoir, Montréal, INRS, 237 pagesPROUX Marc-Urbain, 2002, L’économie des territoires au Québec, Sainte-Foy,Presses Universitaires du Québec, 364 pages

En 2002, deux excellents ouvrages ont paru au Canada dans le domaine de l’économiegéographique.

Marc-Urbain Proux est l’un des plus actifs et plus respectés des économistesrégionaux au Québec. Son dernier ouvrage sur l’économie spatiale du Québec a un

Comptes rendus / Géographie, Economie, Société 4 (2002) 533–550 547

double objectif : un résumé théorique des grandes questions de l’économie régionale etune démonstration empirique sur le territoire québécois. Un exercice très réussi.

Les 14 chapitres de l’ouvrage sont divisés en trois parties. La première est consacréeà l’aménagement du territoire, dans laquelle l’auteur présente des notions comme lapolarisation, les réseaux, et aussi les théories de la localisation, qui façonnent l’espace.La deuxième, intitulée la gestion à l’échelle des territoires, montre les difficultés degouverner les espaces locaux et régionaux. Et finalement la troisième est dédiée audéveloppement : les avantages comparatifs, la coordination, les stratégies et les politi-ques sont évoqués.

Proux a réussi faire d’une pierre deux coups : construire un manuel intelligent,théorique, et présenter l’espace québécois dans sa dynamique actuelle. La politiquerégionale, l’ inégalité du développement, la répartition des activités, les métropoles, lespériphéries... en un mot la logique spatiale de l’économie québécoise est analysée d’unemanière intelligente, en combinant les éléments théoriques et les observations empiri-ques.

Ce livre pourrait être un manuel plutôt sec, mais il n’en est rien. Le territoirequébécois racontépar Marc-Urbain Proux est un fascinant objet. Une magistrale synthèsethéorique et empirique. Il est recommandé àtous ceux qui souhaiteront mieux connaîtrele Québec et l’économie régionale.

Polèse et Shearmur proposent un ouvrage réaliste, bien documenté, en évitant lesdiscours idéologiques et des propositions illusoires. Les deux chercheurs, parmi lesmeilleurs mondiaux, en collaboration avec Pierre-Marcel Desjardins et Marc Johnson,examinent les processus géo-économiques qui se cachent derrière des tendancescontradictoires : déclin économique (fermeture de mines et usines, crise de la pêche)d’une part, et dynamisme entrepreneurial et croissance économique de certaines régionsde l’autre. Leur étude est centrée sur une question centrale : comment les tendanceslourdes (comme le développement de l’économie de la connaissance, la mondialisation,le vieillissement de la population, les nouvelles technologies de l’ information NTI)influencent l’évolution économique des régions périphériques. Onze régions périphéri-ques — au Québec et dans les provinces atlantiques — constituent l’objet principal d’uneanalyse empirique approfondie. Les auteurs présentent également de nombreusesobservations concernant l’ensemble du Canada, mais aussi la Norvège, la Finlande, laSuède et l’Écosse.

Les constats et les résultats de ce travail sont fort intéressants. Je donne ici quelqueséléments de la vingtaine principes retenus. Les NTI n’ont pas réduit les coûts de transportni la nécessité des déplacements. Les avantages comparatifs des grandes villes pour lesactivités riches en informations ne faiblissent pas. La population et l’emploi continuentde se concentrer à l’ intérieur et aux abords des grands centres urbains. Les effets des NTIont un impact analogue à celui d’ inventions plus anciennes comme le téléphone et lemoteur à combustion, ils facilitent les concentrations de l’emploi. Non, la distance n’estpas abolie ! Les industries riches en savoir continuent de se localiser dans les grandscentres urbains. Les activités de fabrication de produits à valeur ajoutée faible oumoyenne se déconcentrent, mais jusqu’à un certain point. Les théories économiques ontsouvent raison (heureusement) : des coûts d’entreprise moins élevés se traduisent par unnombre d’emplois supérieur ; la mobilité du travail réduit le chômage. On pourra noter

548 Comptes rendus / Géographie, Economie, Société 4 (2002) 533–550

encore une dizaine de conclusions tirées d’observations empiriques précises, avec desarguments théoriques bien fondés.

L’ouvrage est passionnant du fait de l’ importance du sujet et de ses enjeux. Il est deplus remarquable de par sa construction rigoureuse, logique et critique.

Georges Benko

CEMI-EHESSPII: S 1 2 9 5 - 9 2 6 X ( 0 2 ) 0 0 0 5 7 - 6

STASZAK Jean-François, ed., 2001, Géographies anglo-saxonnes, Paris, Belin,313 pages

Cet ouvrage assemble une série d’articles de géographes anglo-saxons, commentéepar une équipe d’auteur français. Il a l’ambition de présenter à un public large unesélection de travaux de qualité et de montrer les tendances actuelles de la rechercheanglo-américaine, peu connues de la communauté des géographes français.

Chose curieuse ! Les bonnes bibliothèques reçoivent pratiquement tous les périodi-ques anglo-saxons, allant de Transactions à Progress in Human Geography, en passantpar les Annals of AAG, les séries de Environment and Planning ou encore Antipode,Political Geography ou Economic Geography, parmi des dizaines d’autres. Et, malgrécette présence « physique », les géographes français ont relativement peu d’ intérêt àsuivre – voire à participer – les courants de pensée en sciences sociales. On peut être endésaccord avec nos collègues à l’étranger, mais pour cela il faut encore connaître leurstravaux. Le débat ou les critiques seront profitables des deux côtés, les échanges despoints de vu constructifs. Le grand mérite de l’ouvrage de Jean-François Staszak et de sescollaborateurs est de rendre compte de la diversité des idées présentes dans lespublications anglo-saxonnes, et des différences par rapport à nos habitudes hexagonales.Une géographie économique théorique, souvent proche de l’économie industrielle, lemouvement radical, l’ interprétation du paysage et des lieux, l’étude des genres, les idéesféministes, la question postcoloniale, la pensée postmoderne, le tournant culturel, ladéconstruction du savoir, préoccupent les géographes de langue anglaise. L’ intégrationde la géographie dans les sciences sociales est bien plus large qu’en France. La phrase« ce n’est pas de la géographie » n’a pratiquement jamais étéprononcée chez nos voisins.Il est également intéressant d’observer la mobilité des enseignants entre les différentesdisciplines, qui est quasi impossible en France. Les penseurs français, comme Foucault,Derrida, Baudrillard, Lyotard, Deleuze ou Ricœur, parmi une dizaine d’autres, sontconnus et utilisés par les collègues britanniques ou américains, qui mobilisent aisémentl’ensemble des sciences sociales dans la pensée « spatiale ».

Les nouvelles tendances de la géographie anglo-saxonne s’éloignent du « grand récit »de la modernité (freudisme, marxisme, structuralisme). Le post-modernisme, commecourant de pensée, provoque un vide théorique et méthodologique, mais justement c’estson « charme » et son attractivité. C’est la fin de la vérité absolue, de l’académisme et de

Comptes rendus / Géographie, Economie, Société 4 (2002) 533–550 549