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h i s t o i r e FUSION N°90 - MARS - AVRIL 2002 4 PASCAL des paradoxes à l’infini PIERRE BONNEFOY Selon la légende, il y aurait deux « Blaise Pascal » séparés par « la nuit du Mémorial », le 23 novembre 1654, c’est-à-dire la nuit où il a eu sa « révélation mystique ». Le Pascal d’avant le 23 novembre serait un génie précoce ayant fait un certain nombre de découvertes scientifiques tandis que le Pascal d’après le 23 novembre aurait été dégoûté de tout ce qui concerne le monde, les vanités des activités humaines et en particulier la science – ce qui serait confirmé par le contenu des Pensées. Or, au moment précis où Pascal écrit ces Pensées, il connaît la joie unique d’effectuer une découverte scientifique capitale... Se débarrassant des images banales d’un Pascal torturé par son angoisse, l’auteur apporte un regard quelque peu inhabituel sur l’œuvre de ce grand scientifique et philosophe.

PASCAL - ddata.over-blog.comddata.over-blog.com/xxxyyy/0/31/89/29/Fusion-90/F90.2.pdf · l’école à utiliser un très grand nom-bre de constantes mathématiques comme la permittivité

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FUSION N°90 - MARS - AVRIL 20024

PASCALdes paradoxes à l’infini

PIERRE BONNEFOY

Selon la légende, il y aurait deux « Blaise Pascal » séparés par « la nuit du Mémorial »,le 23 novembre 1654, c’est-à-dire la nuit où il a eu sa « révélation mystique ».

Le Pascal d’avant le 23 novembre serait un génie précoce ayant fait un certain nombre dedécouvertes scientifiques tandis que le Pascal d’après le 23 novembre aurait été dégoûté de toutce qui concerne le monde, les vanités des activités humaines et en particulier la science – ce quiserait confirmé par le contenu des Pensées. Or, au moment précis où Pascal écrit ces Pensées,

il connaît la joie unique d’effectuer une découverte scientifique capitale...Se débarrassant des images banales d’un Pascal torturé par son angoisse, l’auteur

apporte un regard quelque peu inhabituel sur l’œuvre de ce grand scientifique et philosophe.

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Enoncé du problème

1646. Le jeune Blaise Pascal (1623-1662) est âgé de 23 ans ; il a repro-duit les expériences de l’Italien Tor-ricelli sur le vide et en a fait d’autresplus complètes. Si, par exemple, onremplit un tube en verre suffisam-ment long, avec du mercure jusqu’àras et si, après l’avoir bouché avec ledoigt, on le retourne sur une cuveremplie également de mercure, onconstate en le débouchant que leniveau du métal y descend et s’y éta-blit à une position intermédiaireentre l’extrémité supérieure du tubeet le niveau dans la cuve (figure 1).Pour Pascal, il est clair que cette ex-périence démolit le vieux dogmearistotélicien selon lequel « la natu-re a horreur du vide ». Qu’y a-t-ilentre le niveau du mercure dans letube et le haut du tube ? Un « air sub-til » ? Rien ? Le vide ? Une célèbre po-lémique se développe alors entrePascal et un père jésuite dénomméNoël. Ce dernier, disciple de Descar-tes comme la plupart des savants decette époque, prétend contre Pascalque le vide n’existe pas et que cetteexpérience ne prouve rien. Pascalsortira victorieux de cette bataillecruciale pour le développement ul-térieur de la science physique.

1716. A 70 ans, Gottfried WilhelmLeibniz (1646-1716) n’a plus que

semble être tranchée depuis long-temps puisque dès les premierscours de physique, on apprend àl’école à utiliser un très grand nom-bre de constantes mathématiquescomme la permittivité électrique duvide, la perméabilité magnétique duvide, l’indice de réfraction du vide,etc. : c’est donc bien la preuve que levide existe !

Cependant, la question est peut-être un peu plus subtile qu’il n’y pa-raît à première vue. En effet, toutcomme Pascal, Leibniz est un expé-rimentateur rigoureux. La réformede la dynamique qu’il a provoquées’appuie sur une réfutation du grandprincipe de la mécanique cartésien-ne de conservation de la quantité demouvement. Pour cela, il a notam-ment réalisé des expériences dechocs avec des boules de masses etde vitesses différentes qui ont réduità néant les lois de Descartes sur leschocs. Par ailleurs, Leibniz a bénéfi-cié, grâce à Huygens, d’une très bon-ne connaissance des travaux de Pas-cal dans tous les domaines. Il recon-naît lui-même que l’apport de Pas-cal lui a été décisif dans sa décou-verte du calcul intégral et différen-tiel. Tout comme Pascal, il a inventéune machine à calculer ; il a aussienrichi les découvertes de son pré-décesseur dans le calcul de la « géo-métrie du hasard », etc.

De plus, c’est grâce à Leibniz quel’on sait que Pascal a écrit à l’âge de18 ans un Traité des coniquesaujourd’hui perdu. En effet, EtiennePérier, un neveu de Pascal, le lui aprêté lors de son séjour à Paris vers1675, lui demandant si cela valait lapeine de le publier. En le lui rendant,Leibniz a insisté sur l’importancemajeure de ce document : « Je con-clus que cet ouvrage est en état d’êtreimprimé ; et il ne faut pas demanders’il le mérite ; je crois même qu’il estbon de ne pas tarder davantage, parceque je vois paraître des traités qui ontquelque rapport à ce qui est dit danscelui-ci ; c’est pourquoi je crois qu’ilest bon de le donner au plus tôt, avantqu’il perde la grâce de la nouveauté. » 1

Ce conseil ne sera hélas pas suivi.Leibniz était véritablement au fait

de tout ce qui se faisait à son épo-que et plus particulièrement dans ledomaine de la science expérimen-tale. Il connaissait, entre autres, lapompe à vide d’Otto von Guericke.Comment, dès lors, comprendre quecet opposant majeur au cartésianis-

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Figure 1. Expériences du vide. Tubes de verre de différentes taillesplongées dans une cuve à mercure.

quelques semaines à vivre. Jusqu’audernier moment, il conserve cepen-dant une combativité sans faille dèslors qu’il s’agit de défendre la vérité,comme en témoigne la Correspon-dance Leibniz-Clarke interrompueseulement par la mort du philoso-phe de Hanovre. Cette violente po-lémique est le reflet d’une lutte sansmerci entre deux conceptions del’Univers incompatibles, Clarke sefaisant ici le porte-parole fidèle deNewton et Leibniz accusant ouver-tement celui-ci d’obscurantisme.Selon Newton, l’Univers serait com-posé d’un très grand nombre de par-ticules indivisibles évoluant dans unespace vide cartésien à trois dimen-sions et ces particules seraient sou-mises à des forces réciproques d’at-traction ou de répulsion à distance.Leibniz, quant à lui, refuse d’intro-duire la magie – une action à distan-ce sans médium pour la transmettre– dans sa conception de l’Universphysique : le vide n’existe pas.

Selon un vieux principe aristoté-licien, deux propositions contradic-toires ne peuvent être vraies simul-tanément. Or les points de vue sur levide de Pascal et de Leibniz énoncésci-dessus sont manifestement con-tradictoires ; en conséquence, l’undes deux est faux et l’autre est vrai.Qui donc, de Pascal ou de Leibniz, araison ?

De nos jours, une telle question

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"me ait pu reprendre à son comptedes arguments que les cartésiensopposaient à Pascal contre l’existen-ce du vide ? Compte tenu de l’im-portance majeure que ces deuxgéants – Leibniz et Pascal – repré-sentent dans l’histoire de la science,cette question mérite d’être appro-fondie ; l’enjeu n’est peut-être pascelui que l’on croit à première vue.

Le poids des idéologies

Cela peut sembler scandaleuxpour un lecteur français, mais la pen-sée de Pascal est beaucoup moinsbien connue dans son propre payspour ce qu’elle est réellement que cel-le de Leibniz. Figure centrale del’Académie des sciences de Colbertdirigée par Huygens dans les années1670, Leibniz montre mieux que qui-conque à quel point la découvertescientifique est un acte social. Il apassé toute sa vie à échanger desidées, engager des discussions, despolémiques, il a correspondu avectout ce qui pensait à son époque et ila écrit une quantité phénoménaled’articles et d’ouvrages. Non seule-ment Leibniz a réalisé des découver-tes comme le calcul différentiel quiont bouleversé l’existence de l’hu-manité, mais il s’est aussi appliquéà aider d’autres que lui à réaliserleurs propres percées scientifiques,comme en témoigne sa correspon-dance avec Denis Papin, l’inventeurde la machine à vapeur. Les calom-nies de Voltaire et des encyclopédis-tes ont certes pu reléguer les idéesde Leibniz aux oubliettes. Néan-moins, de très nombreux ouvragessont encore là et quiconque veut fairel’effort de connaître la pensée deLeibniz en a effectivement la possi-bilité.

Les choses ne sont pas aussi sim-ples en ce qui concerne Pascal et ilnous semble nécessaire de « dé-broussailler » quelque peu le terrainavant d’examiner la question duvide proprement dite.

Le premier problème que l’onrencontre lorsque l’on étudie Pas-cal est que ses propres héritiers, enparticulier sa sœur Gilberte Périer etla famille de celle-ci, se sont effor-cés de lui bâtir une légende menson-gère dès qu’il a rendu l’âme. Seloncette légende, il y aurait deux « Blai-se Pascal » séparés par « la nuit du

Mémorial », le 23 novembre 1654,c’est-à-dire la nuit où il a eu sa « ré-vélation mystique ». Le Pascald’avant le 23 novembre serait ungénie précoce ayant fait un certainnombre de découvertes scientifi-ques tandis que le Pascal d’après le23 novembre aurait été dégoûté detout ce qui concerne le monde, lesvanités des activités humaines et enparticulier la science, comme le dé-montrerait son projet de faire un li-vre pour une apologie de la religionchrétienne – projet interrompu parsa mort et dont le matériel a été ras-semblé dans ce que l’on appelleaujourd’hui les Pensées. Ce Pascal-là, celui qui s’est engagé dans la ba-taille des Provinciales auprès des jan-sénistes de Port-Royal en guerrecontre les jésuites, n’aurait plus étépréoccupé que par Dieu et par le sa-lut de son âme. C’est ainsi que Gil-berte écrit dans La vie de MonsieurPascal : « Ce fut dans un de ces temps-là, à l’âge de vingt-trois ans, qu’ayantvu l’expérience de Torricelli, il inven-ta et il exécuta ensuite ces autres ex-périences qu’on a nommées les expé-riences du vide, qui prouvent si clai-rement que tous les effets qu’on avaitjusque-là attribués à l’horreur du videsont causés par la pesanteur de l’air.Cette occupation fut la dernière où ilappliqua son esprit pour les scienceshumaines ; et quoiqu’il ait inventé laroulette après, cela ne contredit pointà ce que je dis ; car il la trouva sans ypenser, et d’une manière qui fait bienvoir qu’il n’y avait pas d’application,comme je le dirai en son lieu. »

Pour accréditer cette thèse, onn’hésite pas à « tordre le bras » à laréalité d’une manière plutôt grossiè-re. Gilberte écrit plus loin : « Ce re-nouvellement de ses maux commen-ça par un mal de dents qui lui ôtaitabsolument le sommeil. Dans ses gran-des veilles, il lui vint une nuit dansl’esprit, sans dessein, quelque penséesur la proposition de la roulette. Cettepensée étant suivie d’une autre, et cel-le-là d’une autre, enfin une multitudede pensées qui se succédèrent les unesaux autres lui découvrirent commemalgré lui la démonstration de toutesces choses, dont il fut lui-même sur-pris. Mais comme il y avait longtempsqu’il avait renoncé à toutes ces con-naissances, il ne s’avisa pas seulementde l’écrire. » Posé en 1658 par Pascalet résolu par lui-même sous le pseu-donyme d’Amos Dettonville, le pro-blème de la roulette, que Leibniz lui-

même considère comme une étapedécisive dans la découverte du cal-cul intégral 3 est l’un des plus diffici-les qui aient été posés dans toutel’histoire de la géométrie. Sous cou-vert d’un concours public financépar son ami le duc de Roannez, ettout en gardant l’anonymat, Pascala lancé aux plus grands savants dumoment le défi de trouver une mé-thode pour calculer les volumes etles surfaces générés par des rota-tions de portions de cycloïdes, ainsique les centres de gravité de ces fi-gures (figure 2). Comme on le voit,non seulement Pascal résout ici unproblème scientifique capital mais,en plus, il attache une importancetoute particulière à ce que lesmeilleurs cerveaux de son temps ytravaillent aussi. C’est l’idée de créerun contexte social qui encourage laréalisation de découvertes scientifi-ques en cascade, et ce n’est pas vrai-ment le comportement de quel-qu’un de dégoûté par la science...Tous les plus grands – Fermat,Huygens, Wallis, Wren, Roberval, etc.– s’y sont frottés mais n’y ont quepartiellement réussi. Il n’est donctout simplement pas possible quemême un esprit comme Pascal ait purésoudre ce problème « sans y pen-ser », sans un effort de concentrationintense et prolongé.

Cette falsification de l’histoire aété en fait encouragée par Port-Royalet en particulier par Arnaud et Nico-le, les anciens amis de Pascal, qui enrassemblant les papiers de ce der-nier pour constituer la première édi-tion des Pensées, ont littéralementécarté certains passages « gênants »et même réécrit certains autres. Il fautpréciser que les jansénistes étaientalors persécutés par l’Eglise et lepouvoir royal corrompus par l’in-fluence des jésuites : qu’un génie telque Pascal soit recruté par Port-Royal et renonce à tout ce qui neconcerne pas directement la religion,constituait une « plaquette publici-taire » et un appui politique de pre-mier choix. Le conflit entre Port-Royal et Pascal dans les derniersmois de sa vie a été soigneusementretiré de l’histoire officielle des jan-sénistes...

Certains de ses manuscrits ontégalement disparu. De son Traité dela génération des sections coniques, ilne nous reste que quelques frag-ments retrouvés dans les papiers deLeibniz. Selon la tradition familiale,

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Pascal enfant aurait aussi écrit unTraité des sons dont il ne reste aucu-ne trace. Il semblerait que Pascal etFermat aient entretenu une corres-pondance assez importante. Etantdonné que Fermat a lui-mêmebeaucoup travaillé sur le calcul infi-nitésimal et que, comme Pascal, il acombattu le cartésianisme, cette cor-respondance présenterait certaine-ment un intérêt capital pour l’histoi-re de la science. Malheureusement,de cette correspondance, nousn’avons plus que quelques lettresconcernant la « géométrie du ha-sard ». En 1658, Pascal écrit à la de-mande d’Arnaud pour les élèves dePort-Royal un cours de géométrieintitulé Eléments de géométrie, dontseule l’introduction « De l’espritgéométrique » nous est parvenue. Ilne reste pas grand-chose non plus

des textes de Pascal sur le vide queles jansénistes ont soit censurés soitnégligés.

En résumé, la science ne semblepas faire partie des préoccupationsprincipales de Port-Royal. Ceci estconfirmé par la correspondance queLeibniz a échangé bien des annéesplus tard avec Arnaud. * On y décou-vre un Arnaud imprégné de physi-que cartésienne, fuyant le débatscientifique auquel son jeune cor-respondant l’invite et quelque peueffrayé par son audace intellectuel-le dans le domaine de la théologie.

Comme Jacques Attali le fait fortjustement remarquer dans sa bio-

graphie de Pascal 4, la falsification del’histoire du savant français ne se li-mite pas à ceux qui l’ont connu. Cha-que époque réinvente un nouveauPascal susceptible de « cadrer » avecl’idéologie du moment.

Au XVIIIe siècle, les Encyclopédis-tes s’efforcent essentiellement dejeter de la boue sur Pascal, préten-dant voir en lui un « fanatique » ouun « misanthrope sublime » commeVoltaire l’écrit dans ses Lettres philo-sophiques. Dans ses Mémoires pourCatherine II, Diderot ajoute : « Qu’aproduit le génie incompréhensible dePascal ? Un petit traité de la roulette,et les Lettres au provincial, c’est-à-direla haine des sottises qui disposèrentde son temps, dépravèrent son carac-tère moral et ouvrirent à ses côtés unabîme sur lequel il mourut les regardsattachés. » Comme nous l’avonsmontré dans notre article sur Voltai-re 5, signalons ici sans plus de préci-sions, qu’il s’agit là d’un travail desape de la part des Encyclopédistes,destiné à pervertir la science conti-nentale en y introduisant de forcel’empirisme newtonien.

Au XIXe siècle, en France, les ro-mantiques, les catholiques de tou-tes tendances et les nostalgiques del’Ancien Régime tels que Cha-teaubriand essaient de récupérerpolitiquement l’héritage de Pascalen l’érigeant en « pilier de l’identiténationale », alors qu’en Allemagne,Nietzsche prétend l’utiliser contre lechristianisme dans Ainsi parlait Za-rathoustra : « Ce que nous attaquonsdans le catholicisme, c’est qu’il veuillebriser les forts, décourager leur coura-ge, utiliser leurs heures mauvaises etleurs lassitudes, transformer en in-quiétude et en tourment de conscien-ce leur fière assurance. Horrible désas-tre dont Pascal est le plus illustreexemple. » Après ce précurseur del’idéologie nazie, d’autres idéolo-gues voudront « expliquer » Pascalà travers leurs « filtres ». Au XXe siè-cle, ce seront par exemple les marxis-tes, les freudiens, les existentialistes,les déconstructionnistes, etc.

Tous mentent à la manière desjansénistes en escamotant ce qui ne« colle » pas avec leurs schémaspréétablis ; et c’est à juste titre queJacques Attali se moque d’eux. Ce-pendant, bien que son ouvrage soitpar ailleurs très intéressant, Attali lui-même, sans s’en rendre compte,donne dans l’idéologie de sontemps. En effet, sous couvert d’être

Figure 2. La roulette ou cycloïde est la courbe que suit un point de laroue lorsque celle-ci roule sur un plan. Ci-dessous, on considère lasurface délimitée par une portion de roulette et deux axes. Quel est levolume généré par la rotation de cette surface d’un demi-tour autourde l’un des axes ? Où se trouve le centre de gravité du volume ?

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* On la trouve aujourd’hui en librairie, en gé-néral associée au Discours de métaphysi-que dont elle est contemporaine.

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"indépendant de toute idéologie, ilest aujourd’hui « politiquement cor-rect » pour un journaliste ou un écri-vain, d’accumuler des « faits », depréférence incohérents, sans oser serisquer à émettre une hypothèse quipermettrait de rendre compte de leurcoexistence. C’est ainsi qu’Attaliécrit, par exemple, que tout se passecomme si Pascal menait « six exis-tences simultanées : le scientifique tra-vaille à la théorie des probabilités etau calcul intégral en veillant à proté-ger jalousement ses découvertes ; lepolémiste ferraille avec les jésuites etle pape ; le philosophe produit uneréflexion désespérée sur la conditionhumaine dans la plus belle languequ’on ait jamais encore écrite ; l’en-trepreneur invente les transports encommun et défend ses intérêts d’ac-tionnaire dans les marais poitevins ;le pédagogue enseigne aux enfants desplus grands ; enfin, Blaise Pascal seprépare à mourir dans l’obsession del’humilité et du salut... »

Découvrir ce qui se passe dans unesprit tel que celui de Pascal deman-de de faire un pas de plus au-delàdes préjugés ambiants. Attali s’arrê-te face à un paradoxe : Pascal sem-ble avoir plusieurs personnalités.Cependant, il ne suffit pas d’énon-cer un paradoxe, encore faut-il le ré-soudre, c’est-à-dire montrer com-ment ces « personnalités » sont dif-férents aspects d’une même démar-che intellectuelle – la démarche d’unhomme qui cherche la vérité, quiréalise des découvertes et qui trans-forme le monde grâce à ces décou-vertes. C’est le même homme qui, enmême temps, s’interroge sur la rela-tion entre l’Homme, l’Univers etDieu dans les Pensées et qui résoutle problème de la roulette. Autre-ment dit, le calcul intégral et le textesur les deux infinis 6 sont nés d’unemême pensée. Un préjugé très cou-rant consiste à séparer mentalementles Pensées du travail scientifique deleur auteur : comme on le voit, la lé-gende propagée par Gilberte est so-lidement enracinée dans les esprits.Cette légende est de plus entretenuepar une lecture trop littérale des tex-tes. Lorsqu’on lit dans les Pensées :

« L687-B144 J’avais passé long-temps dans l’étude des sciences abs-traites et le peu de communicationqu’on en peut avoir m’en avait dégoû-té. Quand j’ai commencé l’étude del’homme, j’ai vu que ces sciences abs-traites ne sont pas propres à l’homme,

et que je m’égarais plus de ma condi-tion en y pénétrant que les autres enl’ignorant. J’ai pardonné aux autresd’y peu savoir, mais j’ai cru trouver aumoins bien des compagnons en l’étu-de de l’homme et que c’est la vraie étu-de qui lui est propre. J’ai été trompé. Ily en a encore moins qui l’étudient quela géométrie. Ce n’est que manque desavoir étudier cela qu’on cherche lereste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pasencore là la science que l’homme doitavoir, et qu’il lui est meilleur de s’igno-rer pour être heureux », on en déduittrop facilement que Pascal se désin-téresse de la science. Or c’est faux : ila poursuivi ses travaux jusqu’à ceque son état de santé l’en empêche.

Attali affirme que Pascal aimait laplaisanterie. Il a raison : les Penséesfourmillent d’ironie. Malheureuse-ment, cette ironie échappe à la plu-part de ses lecteurs qui n’y trouventqu’une espèce d’angoisse existen-tielle (il est bien connu que l’on netrouve que ce que l’on cherche). Or,au moment précis où Pascal écrit cesPensées, il connaît la joie unique d’ef-fectuer une découverte scientifiquecapitale. Ayons donc bien cela à l’es-prit, chassons les images banalesd’un Pascal torturé par son angois-se, et relisons les Pensées d’un pointde vue quelque peu inhabituel.

Les Pensées scientifiques

« L113-B348 Roseau pensant. Cen’est point de l’espace que je dois cher-cher ma dignité, mais c’est du règle-ment de ma pensée. Je n’aurai pointd’avantage en possédant des terres. Parl’espace l’univers me comprend etm’engloutit comme un point : par lapensée je le comprends. »

La célèbre métaphore du roseaupensant nous place directement aucœur de la problématique posée parles Pensées : quelle est la relationentre l’Homme, Dieu et l’Univers ?Autrement dit, qu’est-ce que l’hom-me peut connaître ? Et le seul outildont l’homme dispose pour répon-dre à cette interrogation, pour dé-couvrir la vérité, c’est sa pensée.Comment juge-t-on donc qu’unecertaine proposition est vraie oufausse ? Il faut préciser ici qu’il exis-te deux manières de le faire.

La première consiste à raisonnerà partir d’un certain nombre de prin-cipes et d’axiomes que l’on estime

être des vérités premières évidentesen elles-mêmes. Pour juger de lavérité d’une certaine proposition, ilfaudra ainsi établir par le raisonne-ment une chaîne de déductions lo-giques qui part des vérités premiè-res et qui aboutit à la proposition enquestion. Si cette opération réussit,la proposition est jugée vraie. Si lachaîne de déductions aboutit à uneproposition contraire, la propositionétudiée est jugée fausse. C’est ainsique l’on procède en géométrie.

Cependant, il existe des situationsoù l’on ne peut pas ramener une pro-position, ou son contraire, aux axio-mes de départ. C’est le cas par exem-ple quand, dans le monde réel, il seproduit un événement qui contreditles lois de la physique du moment.Cette contradiction est le signe quece sont les axiomes eux-mêmes quisont faux. Dans ce cas, le raisonne-ment logique ne s’applique plus ; ildevient nécessaire de changer lesaxiomes pour résoudre le paradoxe.En d’autres termes, il faut effectuerune découverte, trouver un nouveauprincipe physique. Dans ce domai-ne, Pascal excelle.

Il y a donc deux manières de pen-ser : effectuer un raisonnement lo-gique ou réaliser une découverte.Bien entendu, c’est la seconde ma-nière de penser qui intéresse Pascaldans son projet d’écrire une apolo-gie de la religion chrétienne, car demême qu’il est impossible de faireune véritable découverte par un purraisonnement logique, de même ilest impossible de prouver l’existen-ce de Dieu par cette voie étroite :« L188-B267 La dernière démarche dela raison est de reconnaître qu’il y aune infinité de choses qui la surpas-sent. Elle n’est que faible si elle ne vajusqu’à connaître cela. Que si leschoses naturelles la surpassent, quedira(-t-)on des surnaturelles ? »

Chez Pascal, la connaissance deDieu s’apparente donc, d’une certai-ne manière, à un acte de découver-te, même s’il place la première infi-niment au-dessus de la seconde.Dès lors, rien d’étonnant au fait quePascal cherche à encourager l’espritde découverte dans l’épisode de laroulette au moment même où il ten-te de « convertir » ses amis libertinsà sa religion en préparant son Apo-logie. Or s’il pense que l’esprit de dé-couverte n’est pas un don réservé àune élite intellectuelle, mais qu’aucontraire c’est une faculté partagée

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par l’ensemble de l’humanité – laseule qualité proprement humaine –,force est de constater que peu d’êtreshumains l’exercent effectivement.De même, peu de catholiques sonteffectivement croyants. En consé-quence, un objectif préliminaire dePascal consistera à aider ses lecteursà « corriger » leurs esprits de tout cequi les empêche d’avoir cette liber-té de penser : pour pouvoir décou-vrir, il est nécessaire de se débarras-ser de ses préjugés et de ses mau-vaises habitudes.

Dans la Pensée suivante, il clouedonc au pilori un certain nombre deces « puissances parasites » :

« L44-B82 [...] Nous ne pouvons passeulement voir un avocat en soutaneet le bonnet en tête sans une opinionavantageuse de sa suffisance.

« L’imagination dispose de tout ;elle fait la beauté, la justice et le bon-heur qui est le tout du monde.

« Je voudrais de bon cœur voir lelivre italien dont je ne connais que letitre, qui vaut lui seul bien des livres,dell’opinone regina del mondo. J’ysouscris sans le connaître, sauf le mals’il y en a.

« Voilà à peu près les effets de cettefaculté trompeuse qui semble nous êtredonnée exprès pour nous induire àune erreur nécessaire. Nous en avonsbien d’autres principes.

« Les impressions anciennes ne sontpas seules capables de nous abuser, lescharmes de la nouveauté ont le mêmepouvoir. De là vient toute la disputedes hommes qui se reprochent ou desuivre leurs fausses impressions del’enfance, ou de courir témérairementaprès les nouvelles. Qui tient le justemilieu qu’il paraisse et qu’il le prouve.Il n’y a principe, quelque naturel qu’ilpuisse être, (qu’on ne), même depuisl’enfance, fasse passer pour une faus-se impression soit de l’instruction, soitdes sens.

« Parce, dit-on, que vous avez crudès l’enfance qu’un coffre était vide,lorsque vous n’y voyiez rien, vous avezcru le vide possible. C’est une illusionde vos sens, fortifiée par la coutume,qu’il faut que la science corrige. Et lesautres disent, parce qu’on vous a ditdans l’école qu’il n’y a point de vide,on a corrompu votre sens commun,qui le comprenait si nettement avantcette mauvaise impression, qu’il fautcorriger en recourant à votre premiè-re nature. Qui a donc trompé ? Les sensou l’instruction ? »

Il y aurait beaucoup à dire sur ce

petit extrait. On ne sera sans doutepas surpris de voir Pascal s’en pren-dre à une certaine forme d’imagina-tion ainsi qu’à l’opinion publique.Plus surprenant peut-être : il se mé-fie aussi de l’instruction. A ce sujet,il est important de rappeler que Pas-cal a reçu une éducation très parti-culière, avec très peu de livres etaucun autre professeur que son pro-pre père. Etienne Pascal ne voulantpas que ses enfants soient des ânessavants, il a veillé à ce qu’ils appren-nent le moins possible et découvrenttout par eux-mêmes. Il leur a consa-cré la plus grande partie de sontemps. On sait notamment qu’ayantainsi interdit à son fils de lire desouvrages de géométrie, il fut aba-sourdi un soir de découvrir que cedernier avait redécouvert par lui-même à l’âge de 12 ans les axiomesd’Euclide dans son propre langageet qu’il en avait tiré toute une sériede conséquences ! A partir de là, illui a fait rencontrer les plus grandssavants de son époque rassemblésautour de Mersenne. Quel enfantaurait de nos jours la chance de re-cevoir une telle éducation ?D’ailleurs, Blaise n’a pas été le seulgénie élevé sur un terrain aussi fer-tile puisque sa jeune sœur, Jacqueli-ne, a développé des talents d’écri-vain qui ont impressionné Corneilleet Richelieu.

Cependant, les dernières lignes dela Pensée mentionnée ci-dessus sontun excellent exemple qui nous mon-tre l’ironie pascalienne en action. Eneffet Pascal nous demande de faireun choix entre deux doctrines oppo-sées : « Qui a trompé ? Les sens ou

l’instruction ? » Or il s’agit d’un choiximpossible car la réponse serait, bienentendu : « Les deux ! » On a là unpremier clin d’œil de Pascal à sonlecteur mais il y en a un second. Eneffet, il pense que ceux qui ne jugentque par leurs sens – les empiristesqui croient que le vide existe parcequ’ils l’ont « vu » dans un coffre –sont relativement plus « déraisonna-bles » que les autres – ceux qui ont« appris » chez Aristote que le viden’existe pas. L’ironie réside dans lefait que le point de vue de Pascal surl’existence du vide est formellementle même que celui des premiers,c’est-à-dire ceux dont il s’estime leplus éloigné. Ces empiristes qu’il jugeinfantiles sont les prédécesseurs deNewton. Quant aux autres, que Pas-cal attaque également mais à unautre niveau, ce sont évidemmentDescartes et ses disciples contre les-quels il soutient l’existence du vide.

Parmi les puissances qui nousempêchent de penser, le divertisse-ment occupe une place de premierrang. En tant que chercheur, Pascalsait parfaitement à quel point il estdifficile de maintenir l’effort de con-centration intellectuelle nécessairepour réaliser une découverte. Cer-tes une découverte se produit tou-jours à l’instant où on s’y attend lemoins, cependant il faut « préparerle terrain » par une réflexion appro-fondie pour qu’elle arrive. Une cer-taine forme d’angoisse est associéeà l’acte de découverte : celui qui dé-couvre, explore seul un territoire surlequel nul n’a mis les pieds avant lui.C’est un moment de solitude et de re-cueillement. De ce fait, en l’absence

La cour de Port-Royal. Le conflit entre Port-Royal et Pascal dans lesderniers mois de sa vie a été soigneusement retiré de l’histoire officiel-le des jansénistes...

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"d’une certaine force de caractère quetoute éducation ne permet pas decultiver, n’importe quel prétexte peutdevenir bon pour nous détourner(nous divertir) de cet effort. C’estpourquoi, l’ironie de Pascal est par-ticulièrement mordante et férocedans les Pensées concernant le diver-tissement :

« L136-B139 [...] Tel homme passesa vie sans ennui en jouant tous lesjours peu de chose. Donnez-lui tousles matins l’argent qu’il peut gagnerchaque jour, à la charge qu’il ne jouepoint, vous le rendez malheureux. Ondira peut-être que c’est qu’il recher-che l’amusement du jeu et non pas legain. Faites-le donc jouer pour rien, ilne s’y échauffera pas et s’y ennuiera.Ce n’est donc pas l’amusement seulqu’il recherche. Un amusement lan-guissant et sans passion l’ennuiera. Ilfaut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipelui-même en s’imaginant qu’il seraitheureux de gagner ce qu’il ne voudraitpas qu’on lui donnât à condition dene point jouer, afin qu’il se forme unsujet de passion et qu’il excite sur celason désir, sa colère, sa crainte pour cetobjet qu’il s’est formé comme les en-fants qui s’effraient du visage qu’ils ontbarbouillé.

« D’où vient que cet homme qui aperdu depuis peu de mois son filsunique et qui accablé de procès et dequerelles était ce matin si troublé, n’ypense plus maintenant. Ne vous enétonnez pas, il est tout occupé à voirpar où passera ce sanglier que seschiens poursuivent avec tant d’ardeurdepuis six heures. [...]

« Prenez-y garde, qu’est-ce autrechose d’être surintendant, chancelier,premier président sinon d’être en unecondition où l’on a le matin un grandnombre de gens qui viennent de touscôtés pour ne leur laisser pas une heureen la journée où ils puissent penser àeux-mêmes, et quand ils sont dans ladisgrâce, et qu’on les renvoie à leursmaisons des champs où ils ne man-quent ni de biens ni de domestiquespour les assister dans leur besoin, ilsne laissent pas d’être misérables etabandonnés parce que personne neles empêche de songer à eux. »

Ainsi, comme l’explique Pascal, laplus grande partie de nos penséesest meublée par des choses futilesqui nous détournent de ce qui estréellement important. Que l’on son-ge à la manière dont les médias etles moyens de divertissement sontutilisés aujourd’hui pour abrutir les

foules, et l’on se rendra compte àquel point notre époque est encoremoins propice à la découverte quel’était celle de Pascal.

Il est toutefois une autre puissan-ce ennemie de la découverte encoreplus dangereuse parce que partagéepar la plupart de ceux qui font pro-fession d’être des « savants » sansqu’ils en soient nécessairementconscients. Il s’agit d’une sorte d’at-tachement obsessionnel au raison-nement logique qui va au-delà deserreurs apprises lors de l’instruction.Il existe beaucoup d’écoles de pen-sée qui propagent cette maladie ;ceux qui en souffrent n’arrivent toutsimplement pas à remettre en ques-

que sa « loi des sinus » en optiquen’était qu’un plagiat incompétentdes travaux de Snell. Voici un extraitdes conseils que Descartes donneaux futurs inventeurs en décrivant sapropre « expérience professionnel-le » :

« [...] ainsi, au lieu de ce grand nom-bre de préceptes dont la logique estcomposée, je crus que j’aurais assez desquatre suivants, pourvu que je prisseune ferme et constante résolution dene manquer pas une seule fois de lesobserver.

« Le premier était de ne recevoir ja-mais aucune chose pour vraie que jene la connusse évidemment telle :c’est-à-dire d’éviter soigneusement laprécipitation et la prévention et de necomprendre rien de plus en mes juge-ments que ce qui se présenterait si clai-rement et si distinctement en mon es-prit que je n’eusse aucune occasion dele mettre en doute.

« Le second, de diviser chacune desdifficultés que j’examinerais en autantde parcelles qu’il se pourrait, et qu’ilserait requis pour les mieux résoudre.

« Le troisième, de conduire par or-dre mes pensées, en commençant parles objets les plus simples et les plusaisés à connaître, pour monter peu àpeu comme par degrés jusques à laconnaissance des plus composés : etsupposant même de l’ordre entre ceuxqui ne se précèdent point naturelle-ment les uns les autres.

« Et le dernier, de faire partout desdénombrements si entiers et des revuessi générales que je fusse assuré de nerien omettre.

« Ces longues chaînes de raisonstoutes simples et faciles, dont les géo-mètres ont coutume de se servir pourparvenir à leurs plus difficiles dé-monstrations, m’avaient donné occa-sion de m’imaginer que toutes les cho-ses qui peuvent tomber sous la con-naissance des hommes s’entresuiventen même façon [...]. »

Que nous propose ce texte danslequel Descartes brille par son man-que d’audace intellectuelle, par sonangoisse de perdre ses repères et defaire un faux pas dans sa prudenteprogression ? Il s’engage précisé-ment dans une démarche axioma-tico-déductive par laquelle on nepeut rien découvrir d’autre que cequi est déjà connu ! Descartes a be-soin d’évidences, d’axiomes, deprincipes, de certitudes, d’un terrainstable pour pouvoir avancer. Il pen-se que la connaissance s’obtient en

tion leurs propres axiomes – préli-minaire pourtant indispensable àtoute découverte. Pour pouvoir ju-ger cette question à sa juste valeur, ilest bon de donner quelques préci-sions supplémentaires concernantl’un des principaux ennemis de Pas-cal. Descartes, puisque c’est de luiqu’il s’agit, faisait à l’époque figured’autorité en matière scientifique. En1637, il a même écrit un petit ma-nuel pour expliquer comment il a faitses « découvertes scientifiques » : leDiscours de la Méthode. 7 A l’époque,sa mécanique et sa géométrien’avaient pas encore été démoliespar Leibniz, et peu de gens savaient

« L887-B78 Descartesinutile et incertain. »Avec ces quatre mots

lapidaires, Pascal résumece qu’il pense de la méthodede Descartes : non seulementDescartes est inutile, c’est-à-

dire que sa méthode nepermet pas d’atteindre

l’objectif annoncé , mais enplus il est incertain, combled’ironie pour quelqu’un quiprétend justement se basersur une série de certitudes !

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décomposant les difficultés et quenotre ignorance ne provient que dela complexité des choses, problèmeque l’homme peut heureusementsurmonter pour peu qu’il s’appliquemécaniquement et patiemment àsuivre la recette en quatre partiesénoncée ci-dessus. Il croit en som-me qu’une découverte se fait com-me on résout un problème de géo-métrie. Comme on l’a déjà entrevu,c’est un esprit diamétralement op-posé qui se dégage de la lecture desPensées de Pascal : « L887-B78 Des-cartes inutile et incertain. »

Avec ces quatre mots lapidaires,Pascal résume ce qu’il pense de laméthode de Descartes : non seule-ment Descartes est inutile, c’est-à-dire que sa méthode ne permet pasd’atteindre l’objectif annoncé (con-trairement à ce qu’il prétend, Des-cartes ne réalise aucune découverteet ne démontre pas l’existence deDieu), mais en plus il est incertain,comble d’ironie pour quelqu’un quiprétend justement se baser sur unesérie de certitudes ! Ici, Pascal semoque de son ennemi comme s’il« lisait » dans son esprit. Un peu plusloin, il montre qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de cette méthodepuisque Descartes qui prétendl’avoir mise en œuvre avec succèsaccouche d’un système manifeste-ment bancal et incohérent : « L1001-B77 Je ne puis pardonner à Descar-tes ; il aurait bien voulu, dans toute saphilosophie, pouvoir se passer deDieu ; mais il n’a pu s’empêcher de luifaire donner une chiquenaude, pourmettre le monde en mouvement ;après cela, il n’a plus que faire deDieu. »

Avant même que Leibniz ait réfor-mé la dynamique, Pascal savait doncdéjà que le grand principe cartésiende la conservation de la quantité demouvement (auquel il est fait allu-sion ici) était faux. Par ailleurs, cettepensée ironique pourrait s’appliquerde la même manière à tous ceux quis’appuient sur la méthode axioma-tico-déductive : qu’ils en soientconscients ou non, ils sont fatalementconduits à faire intervenir un facteurextérieur à leur méthode pour queleurs raisonnements aient l’air detenir debout. Cette méthode ne sesuffit pas à elle-même donc ils vio-lent leurs propres principes ! C’estexactement la même faille que l’onretrouve chez tous les empiristes. Eneffet, il est bien connu que la physi-

que de Newton a besoin d’un Dieu-horloger pour venir remonter lemonde de temps en temps. Tousceux qui aujourd’hui prétendent quenotre Univers a commencé par leBig-Bang font également la mêmeerreur. D’une manière générale, c’estl’erreur de tous les matérialistes quicroient agir scientifiquement enécartant de la science toute forme detranscendance : tous réinventent unDeus ex machina.

Comment découvrirle monde ?

Cependant, arrivés à ce point-cide notre réflexion, nous pouvonsnous demander légitimement ce quePascal peut opposer à tous les « en-nemis de la pensée » dont nous ve-nons d’avoir un aperçu. Jusqu’ici,nous avons eu une certaine idée desobstacles qui nous empêchent dedécouvrir. Mais, finalement, ces obs-tacles inhérents à notre conditionhumaine, ne signifient-ils pas quel’homme ne peut rien connaître ?Pascal nous ayant retiré les axiomes,sur quoi pouvons-nous nous baser ?Le paradoxe apparent vient du faitque cette dernière question n’admetpas de réponse sous la forme d’uncertain nombre de principes ou derecettes bien que l’on puisse êtretenté de chercher dans cette direc-tion ; sinon, nous retomberions dansl’erreur du cartésianisme. Ceci étantposé, ce n’est pas parce qu’il n’exis-te pas de réponse formelle à cettequestion qu’il n’existe pas de répon-se du tout : « L183-B253 Deux excèsexclure la raison, n’admettre que laraison. »

Croire que Pascal considère quel’homme ne peut rien connaître se-rait un contresens majeur car s’il at-taque Descartes et ceux qu’il appel-le les « dogmatiques » dans ses Pen-sées, il s’en prend aussi à Montaigneet aux pyrrhoniens qui doutent detout et en tirent une sorte de fiertéridicule. Non, Pascal pense quel’homme est capable de connaissan-ce, mais que la raison seule ne suffitpas. Dans ce cas, que faut-il de plus ?Il faut tout d’abord que l’hommeapprenne à cultiver une certainequalité qui le laisse éternellementinsatisfait et le pousse à chercherdavantage. Cette qualité que Pascal

oppose à la raison froide de Descar-tes, c’est ce qu’il appelle le cœur :

« L110-B282 Nous connaissons lavérité non seulement par la raisonmais encore par le cœur. C’est de cettedernière sorte que nous connaissonsles premiers principes et c’est en vainque le raisonnement, qui n’y a pointde part essaie de les combattre. Lespyrrhoniens, qui n’ont que cela pourobjet, y travaillent inutilement. Noussavons que nous ne rêvons point. Quel-que impuissance où nous soyons de leprouver par raison, cette impuissancene conclut autre chose que la faiblessede notre raison, mais non pas l’incer-titude de toutes nos connaissances,comme ils le prétendent. Car l[es] con-naissances des premiers principes :espace, temps, mouvement, nombres,sont aussi fermes qu’aucune de cellesque nos raisonnements nous donnentet c’est sur ces connaissances du cœuret de l’instinct qu’il faut que la raisons’appuie et qu’elle y fonde tout son dis-cours. Le cœur sent qu’il y a trois di-mensions dans l’espace et que lesnombres sont infinis et la raison dé-montre ensuite qu’il n’y a point deuxnombres carrés dont l’un soit doublede l’autre. Les principes se sentent, lespropositions se concluent et le toutavec certitude quoique par différen-tes voies – et il est aussi inutile et aussiridicule que la raison demande aucœur des preuves de ses premiers prin-cipes pour vouloir y consentir, qu’ilserait ridicule que le cœur demandâtà la raison un sentiment de toutes lespropositions qu’elle démontre pourvouloir les recevoir. [...] »

Donc, si Descartes avait raison, unordinateur serait capable de faire desdécouvertes. Or il n’en est rien : tou-te découverte est associée à une cer-taine forme d’émotion. Descartesrecherche la stabilité ? Heureuse-ment, pourrait lui répondre Pascal,qu’il est impossible d’y parvenir caril faut au contraire un état d’instabi-lité pour pousser l’homme à entre-prendre la recherche de la vérité. Etcette instabilité est le propre de lacondition humaine, le seul état sta-ble de l’homme, c’est la mort.

« L199-B72 [...] Notre intelligencetient dans l’ordre des choses intelligi-bles le même rang que notre corps dansl’étendue de la nature [entre l’infini-ment grand et l’infiniment petit, NdA].

« Bornés en tout genre, cet état quitient le milieu entre deux extrêmes setrouve en toutes nos puissances. Nossens n’aperçoivent rien d’extrême, trop

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"de bruit nous assourdit, trop de lumiè-re éblouit, trop de distance et trop deproximité empêche la vue. Trop delongueur et trop de brièveté de dis-cours l’obscurcit, trop de vérité nousétonne. [...] Trop de jeunesse et trop devieillesse empêche l’esprit ; trop et troppeu d’instruction.

« Enfin les choses extrêmes sontpour nous comme si elles n’étaientpoint et nous ne sommes point à leurégard ; elles nous échappent ou nousà elles.

« Voilà notre état véritable. C’est cequi nous rend incapables de savoircertainement et d’ignorer absolument.Nous voguons sur un milieu vaste,toujours incertains et flottants, pous-sés d’un bout vers l’autre ; quelque ter-me où nous pensions nous attacher etnous affermir, il branle, et nous quitte,et si nous le suivons il échappe à nosprises, nous glisse et fuit d’une fuiteéternelle ; rien ne s’arrête pour nous.C’est l’état qui nous est naturel et tou-tefois le plus contraire à notre incli-nation. Nous brûlons du désir de trou-ver une assiette ferme, et une dernièrebase constante pour y édifier une tourqui s’élève à [l’]infini, mais tout notrefondement craque et la terre s’ouvrejusqu’aux abîmes.

« Ne cherchons donc point d’assu-rance et de fermeté ; notre raison esttoujours déçue par l’inconstance desapparences : rien ne peut fixer le finientre les deux infinis qui l’enfermentet le fuient. [...] »

La citation qui précède est extrai-te d’un texte très célèbre sur les« deux infinis ». Une erreur commu-ne est d’y voir une lamentation dePascal sur le triste état de l’être hu-main. Répétons-nous : une telle lec-ture passerait à côté de l’ironie quel’on retrouve partout dans les Pen-sées. Pourquoi diable faudrait-il s’at-trister de cet état d’insatisfaction per-manente qui nous pousse à allertoujours plus loin ? Chez Pascal,l’homme est misérable parce qu’ilne sait presque rien, mais en mêmetemps il est grand car il a la capacitéde tout connaître.

Cependant, un peu plus loin dansce texte, Pascal souligne un pointcapital. L’Univers fonctionne commeun tout et il est illusoire de vouloirchercher des vérités partielles ; levéritable savant recherche des prin-cipes physiques universels :

« L199-B72 [...] Si l’homme s’étu-diait il verrait combien il est incapa-ble de passer outre. Comment se pour-

rait-il qu’une partie connût le tout ?mais il aspirera peut-être à connaîtreau moins les parties avec lesquelles ila de la proportion. Mais les parties dumonde ont toutes un tel rapport et untel enchaînement l’une avec l’autreque je crois impossible de connaîtrel’une sans l’autre et sans le tout.

« L’homme par exemple a rapportà tout ce qu’il connaît. Il a besoin delieu pour le contenir, de temps pourdurer, de mouvement pour vivre,d’éléments pour le composer, de cha-leur et d’aliments pour se nourrir, d’airpour respirer. Il voit la lumière, il sentles corps, enfin tout tombe sous sonalliance. Il faut donc pour connaîtrel’homme savoir d’où vient qu’il a be-soin d’air pour subsister et pour con-naître l’air, savoir par où il a ce rap-port à la vie de l’homme, etc.

« La flamme ne subsiste point sansl’air ; donc pour connaître l’un il fautconnaître l’autre.

« Donc toutes choses étant causéeset causantes, aidées et aidantes, mé-diates et immédiates et toutes s’entre-tenant par un lien naturel et insensi-ble qui lie les plus éloignées et les plusdifférentes, je tiens impossible de con-naître les parties sans connaître le tout,non plus que de connaître le tout sansconnaître particulièrement les parties[...] »

On retrouve la même idée dans leconcept d’harmonie préétablie deLeibniz : « 56. Or cette liaison ou cetaccommodement de toutes les chosescréées à chacune et de chacune à tou-tes les autres, fait que chaque substan-ce simple a des rapports qui expri-ment toutes les autres, et qu’elle est parconséquent un miroir vivant perpé-tuel de l’univers. » 8

Cette idée de considérer l’Universcomme un tout et donc de considé-rer chaque loi physique comme l’ex-pression de l’action de l’Universdans son ensemble sur lui-même,peut sembler somme toute très na-turelle. Elle constitue en fait la lignerouge qui sépare Pascal et Leibnizde leurs ennemis communs. Toutd’abord, il est visible que Descartess’y oppose très directement dans lepassage du Discours de la Méthodeque nous avons cité ci-dessus, enparticulier en ce qui concerne sesdeuxième et troisième préceptes.Mais, de plus, c’est toute la physi-que newtonienne qui rejette cetteidée. Que l’on pense, par exemple, àla loi de gravitation universelle deNewton. Selon cette loi, deux corps

s’attirent selon une force inverse-ment proportionnelle au carré deleur distance. Pour décrire le com-portement de l’Univers, Newton de-vra donc décomposer ce dernier enun certain nombre de corps élémen-taires et faire la combinaison desforces réciproques qui s’appliquentsur tous ces corps pris deux à deux.Cela revient à faire dériver une actionuniverselle d’une loi locale ! C’estexactement le contraire du point devue adopté par Pascal et Leibniz pourlesquels le local doit découler del’universel. Lorsqu’il applique sapropre vision, universelle, de la gra-vitation au cas particulier de deuxcorps, Leibniz constate que tout sepasse comme si entre ces deux corpsexistait une force inversement pro-portionnelle au carré de leur distan-ce. Par contre, lorsque Newton es-saie d’appliquer sa loi à plus de deuxcorps sans faire d’approximations,il n’arrive pas à résoudre son calcul.En fait, d’Alembert a même montréque le problème des trois corps estmathématiquement insoluble. Or ilest facile de démontrer qu’il existeau moins trois corps en interactiongravitationnelle dans le monde phy-sique réel. Par conséquent, l’appro-che de Newton est un échec flagrant.

Pour en revenir à la conceptionde Pascal selon laquelle c’est le lo-cal qui découle de l’universel, il estintéressant de voir qu’il ne s’est pascontenté de l’énoncer dans les Pen-sées, mais qu’il en a également don-né plusieurs illustrations dans samathématique. Un exemple particu-lièrement pédagogique est celui deses travaux sur le carré magique (fi-gure 3). Considérons un tableau car-ré, c’est-à-dire possédant autant delignes que de colonnes ; le nombrede cases de ce tableau sera donc égalau carré du nombre de lignes ou decolonnes. Pour se fixer les idées, pre-nons un tableau de 5 lignes et 5 co-lonnes, c’est-à-dire de 25 cases.Considérons ensuite une suite arith-métique de 25 nombres ; le plus sim-ple est de prendre la suite des 25 pre-miers nombres entiers : 1, 2, 3, ..., 24et 25. Le problème posé est le sui-vant : comment disposer ces25 nombres dans les 25 cases du ta-bleau de telle manière que la som-me des termes de n’importe quelleligne soit égale à la somme des ter-mes de n’importe quelle colonne etsoit égale à la somme des termes den’importe laquelle des deux diago-

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nales du carré ?Si vous connaissez un étudiant

scientifique et que vous avez la cu-riosité de lui demander à quoi peutbien servir un carré magique, il y afort à parier qu’il vous répondra : « Arien, ce n’est qu’un jeu. » Par une tel-le réponse, ce malheureux montre-ra sans doute qu’il manque d’un cer-tain sens de l’ironie ou d’une certai-ne curiosité intellectuelle. (Cepen-dant, s’il vous répond « Je ne saispas », son cas est déjà moins patho-logique.) Il y a, il est vrai, un para-doxe associé à ce carré magique etnotre étudiant scientifique ne l’a pasvu. Comment en effet concevoir quePascal ait pu « perdre son temps » àun simple jeu qui n’a même pas d’ap-plication pratique, alors que l’on saità quel point il déteste le divertisse-ment comme nous avons pu nousen rendre compte ci-dessus ? Alors,dans ce cas, quel peut être l’intérêtd’un tel exercice ? C’est ici qu’il estbon de se souvenir que dans lesPensées, Pascal essaie de nous aiderà combattre nos préjugés et les puis-sances ennemies de la découverte.

L’intérêt de l’exercice apparaîtlorsque l’on essaie soi-même detrouver effectivement la solution.Pour bien mettre en évidence lespréjugés de notre pauvre étudiant,on peut s’amuser à le mettre au défide résoudre le problème. Selon tou-te vraisemblance, vous le verrez re-venir au bout de cinq minutes, toutfier de vous montrer un tableau fraî-chement sorti de l’imprimante deson ordinateur car il aura écrit unpetit programme de quelques lignespermettant de tester toutes les pos-

sibilités. Bref, son premier réflexe estd’avoir peur du défi et de tricher. Decombien d’années d’études supé-rieures a-t-il donc besoin pour serendre capable de trouver la solu-tion ? Quel est le « bagage » univer-sitaire minimum pour y arriver ?Vous le savez certainement, il fautsavoir additionner des nombres en-tiers et c’est tout ! Ah, nous voilà aucœur du problème ! Ce ne sont pasles connaissances formelles quiempêchent de trouver la « solutiond’un des plus célèbres et des plus dif-ficiles problèmes d’arithmétique, ap-pelé communément les carrés magi-ques »

9, la difficulté est ici d’ordre

émotionnel. Et vous pouvez le véri-fier avec n’importe qui, en deman-dant à quelqu’un qui se déclare « nulen math » de se frotter au problème.Il est remarquable à quel point, dansla plupart des cas, son angoisse l’em-pêche seulement d’écouter ou delire la question jusqu’au bout. Il nese rend même pas compte qu’il pos-sède toutes les connaissances néces-saires pour en venir à bout.

Néanmoins, peut-être arriverez-vous à trouver quelqu’un qui s’es-sayera à la difficulté. Observez alorscomment il procède. Il y a de forteschances qu’il commence par essayerde résoudre partiellement le problè-me. Par exemple, il prendra cinqnombres au hasard qu’il placeradans une première ligne et dont ilcalculera la somme (peut-être aura-t-il pensé à se demander a prioriquelle doit être la valeur de cettesomme, mais rien n’est moins sûr).Puis, il cherchera cinq autres nom-bres dont la somme soit la même

qu’il placera dans la seconde ligne,et ainsi de suite. Bien entendu, il serendra compte avant même d’avoirplacé le dernier nombre, que lessommes ne donnent pas le bon ré-sultat dans l’une ou l’autre des co-lonnes... Sans parler des diagonales !Vous l’avez compris : un disciple deDescartes ou de Newton aura un sé-rieux handicap pour trouver une so-lution car on ne peut résoudre le pro-blème que si l’on considère le carrécomme un tout. Les contraintes àrespecter doivent être envisagées si-multanément et non pas les unesaprès les autres. Le carré magiqueest une image mathématique de laconception de l’espace-temps phy-sique de Pascal : tout se tient, toutest lié à tout. Considérons un carrémagique (figure 4). Que se passe-t-ilsi l’on essaie de déplacer un ou plu-sieurs nombres, par exemple en per-mutant deux d’entre eux ? C’est toutl’édifice qui s’effondre ! Est-il possi-ble, à partir d’un carré magique don-né, d’en trouver un autre ? Oui, com-me on peut le voir sur notre exem-ple, mais à la condition d’appliquerune transformation sur l’ensemblede la figure et non pas sur une par-tie.

Alors, à quoi sert un carré magi-que ? Ce n’est pas le résultat quicompte mais la démarche intellec-tuelle qui permet d’y arriver. Pascalet Leibniz n’ont pas élaboré leur con-ception de l’espace-temps physiquedu jour au lendemain « sans y pen-ser » ; il leur a d’abord fallu façon-ner leur esprit de manière à ce qu’ilsoit capable naturellement, pourainsi dire comme par instinct, de re-mettre en question tout préjugé quise présente. Cette liberté de pensern’arrive pas si l’esprit s’ennuie à ap-prendre des leçons par cœur ; il doitau contraire s’entraîner, jouer à fairedes découvertes. Et ce jeu n’a riend’un divertissement. Alors, si vousne connaissez pas encore un moyende résoudre le carré magique, pour-quoi ne pas chercher une solutionpar vous-même avant de lire cellede Pascal dans l’intégrale de sesœuvres ?

Le langage qui déstabilise

Il existe d’autres jeux que l’arith-métique qui permettent d’entreteniret de développer l’état d’instabilité

Figure 3.Le carrémagique.Commentdisposer les25 nombres de1 à 25 demanière à ceque l’on ait lamême sommedans chaqueligne, chaquecolonne etchaquediagonale ?

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nécessaire à l’homme pour le ren-dre capable de faire des découver-tes. Le but d’une bonne éducationconsiste à faire en sorte que l’élèvene s’effraye pas lorsqu’il rencontreun paradoxe mais au contraire qu’ilen soit content. Il faut que la résolu-tion des paradoxes devienne un plai-sir, une activité aussi naturelle quede respirer. Or l’une des premièresactivités qui façonnent l’esprit del’homme, c’est la découverte de salangue maternelle. Un langage danslequel chaque mot a une significa-tion unique, claire, nette et précise.C’est comme un système axioma-tico-déductif : il ne permet pas defaire de découverte. Cela peut êtretrès utile pour un ordinateur maisc’est nuisible chez un être humain.A l’opposé, les meilleurs poètes sontceux qui ont le pouvoir de faire naî-tre dans l’esprit de leurs auditeursdes idées qui ne sont pas dans lesmots eux-mêmes. Pour cela, ils uti-lisent des métaphores, c’est-à-diredes expressions qui contiennent unparadoxe formel, une contradictiondans les termes, dont la résolutionfait naître une idée : la métaphoreentraîne à penser.

Nous avons déjà signalé ci-des-sus la métaphore la plus célèbre dePascal : celle qui considère quel’homme est un « roseau pensant ».Quoi de plus contradictoire que lajuxtaposition de ces deux termes ?Un roseau, ça ne pense pas ! Cepen-dant, comme Pascal l’explique parla suite, un roseau est quelque cho-se de misérable dans la nature, alorsqu’au contraire, l’acte de penser estquelque chose de grand. L’hommeest donc à la fois grandeur et misère.S’il n’était que grandeur, il seraitDieu et n’aurait pas besoin de cher-cher à comprendre le monde, et s’iln’était que misère, il en serait inca-pable. C’est donc la tension entre cesdeux extrêmes qui fait que l’hommene peut faire autrement que de cher-cher la vérité sans jamais s’arrêterdans cette activité. Les Pensées regor-gent de métaphores de ce genre et lefait que Pascal ait fait les découver-tes que l’on sait, tient au fait qu’iln’était pas simplement géomètre maiségalement poète. Que l’on pense àquel point l’enseignement françaisest compartimenté en matières et encatégories, en un mot : cartésien, etque l’on se demande quelle est laréforme la plus urgente à entrepren-dre !

L’éducation de Pascal, par contre,n’a pas connu ce genre de problè-me. Son père, Etienne Pascal, atta-chait une importance toute particu-lière à l’utilisation des métaphorescomme nous allons le voir tout desuite. Lorsqu’en 1646, la famille Pas-cal, alors basée à Rouen, a entenduparler de la découverte de Torricellisur le vide, le jeune Blaise a entre-pris toute une série d’autres expé-riences préliminaires pour confir-mer le résultat de l’Italien. EtiennePascal n’a pas regardé à la dépensepour équiper son fils du matérielexpérimental dont il avait besoin. Ila fallu notamment faire construiredes soufflets et de très grands tubesen verre sur mesure. Les résultats deces expériences ayant été publiés,mais ne permettant pas encored’énoncer une théorie complète,bien qu’ils confirmaient l’opinion dePascal sur l’existence du vide, unepolémique s’est instaurée entre lejeune savant et le père Noël, un jé-suite cartésien d’un âge vénérable.Un échange de lettres entre les deuxprotagonistes a été rendu public.

Lorsque le père Talon, un autre jé-suite qui servait d’intermédiaire, aremis la dernière réponse du pèreNoël à Pascal, il lui a annoncé que lepère Noël reconnaissait oralementque Pascal avait raison mais qu’ilvoulait arrêter là leur correspondan-ce. Par respect pour l’âge du jésuite,Pascal accepta sans se rendre comp-te qu’il laissait ainsi le dernier mot àson contradicteur. Ce dernier ne s’estalors pas gêné pour faire paraître unouvrage intitulé Le plein du vide,dans lequel il ridiculisait Pascal sansle nommer. Cet ouvrage étant dédiéau prince Conti, ce dernier reçut unelettre dédicatoire du père Noël quifinit par être connue. Elle commen-ce de la manière suivante 9 :

« Monseigneur,« La Nature est aujourd’hui accu-

sée de vide, et j’entreprends de l’enjustifier en la présence de Votre Altes-se. Elle en avait bien auparavant étésoupçonnée ; mais personne n’avaitencore eu la hardiesse de mettre dessoupçons en fait, et de lui confronterles Sens et l’Expérience [...]. »

On notera au passage qu’en boncartésien, le père Noël se montrequelque peu opposé à la méthodeexpérimentale. Il n’oppose pas uneautre série d’expériences aux travauxde Pascal, mais seulement une in-terprétation académique de ceux-ci... A cause de la parole donnée, Pas-cal n’a pas répondu à cette attaque.C’est son père, furieux, qui est mon-té au créneau pour défendre son filsen écrivant une lettre de protestationau père Noël. Cette longue lettre estremarquable parce qu’Etienne Pas-cal ne rentre pas dans le fond de lapolémique ; par contre, il lance uneattaque virulente sur la forme de lalettre du père Noël au prince Contiet, en particulier, sur son incompé-tence en matière de métaphore ! Ilpasse donc la plus grande partie desa lettre à lui faire un cours sur laquestion et c’est assez cocasse 9 :« [...] Vous ferez alors une réflexion surles règles de la métaphore ; vous enremarquerez au moins la principalecapable toute seule de vous ôter labonne opinion que vous avez conçuede celle sur laquelle vous avez fondécette allégorie [...] ce qui fait que le ter-me métaphorique ne peut point êtreadapté au sujet qui est directementcontraire au premier : ainsi nous ap-pelons par métaphore, une langueserpentine, quand nous parlons d’unelangue médisante, parce que le venin

Figure 4. Exemple de transfor-mation d’un carré magiquepour en obtenir un second.

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de la langue du serpent est commel’image et le symbole du mal et dudommage que la langue médisanteapporte à l’honneur et à la réputationde celui dont elle a médit ; ce qui faitque le même terme métaphorique delangue serpentine ne peut être adaptéau sujet contraire, c’est-à-dire à la lan-gue qui chante les louanges d’autrui.[...] Et pour venir à votre métaphoredu crime dont vous dites que la Natu-re est accusée, considérez [...] que ceterme métaphorique de crime, quevous avez pris pour fondement, n’aaucun rapport à l’admission du vide,n’est point crime ni réellement ni mé-taphoriquement, parce que l’admis-sion du vide n’a aucun rapport avecle crime qui peut raisonnablement luiêtre comparé. De là il s’ensuit deuxinconvénients [...]. Le premier incon-vénient est que ce même terme méta-phorique de crime que vous avez im-proprement adapté à l’admission duvide, peut être également adapté ausujet directement contraire, c’est-à-dire la plénitude. Le second est que,comme vous avez adapté le terme decrime à l’admission du vide, on peutégalement adapter le terme de justiceou de vertu, directement contraire àcelui de crime, au même sujet de l’ad-mission du vide ; tellement qu’il se-rait aussi bien qu’à vous permis à qui-conque voudrait se jouer comme vouset tourner en raillerie votre allégorie,de tenir le vide pour une éminentevertu, et, au contraire, tenir la plénitu-de pour un infâme crime ; et sur cesbeaux fondements bâtir une autre al-légorie toute pareille à la vôtre. »

Moralité : la poésie est une scien-ce aussi rigoureuse que la géomé-trie et l’on ne bâtit pas une métapho-re en se contentant de juxtaposerdeux termes choisis arbitrairement.Pascal utilise d’autres procédés queles métaphores dans ses textes pourmaintenir son lecteur dans un étatde tension, mais nous ne nous yétendrons pas, le lecteur des Penséesles retrouvera par lui-même.

Le saut dans l’infini

Cependant, il ne faudrait pas croi-re que la métaphore est un simplejeu – un « échauffement intellec-tuel » – pour apprendre à penser.C’est plus que cela : c’est le langagemême de la découverte scientifique,le seul moyen rigoureux par lequel

on peut faire intervenir l’infini dansla science. Si l’on considère parexemple les mathématiques, onconstate qu’il s’agit d’un langage for-mel qui manipule un nombre fini desymboles à partir d’un certain finide règles opératoires. Il y a un para-doxe à parler de l’infini à l’aide d’untel langage. Comment Leibniz y est-il parvenu d’une manière rigoureu-se ? En utilisant une métaphore : ladifférentielle. Une quantité différen-tielle est manipulée comme un nom-bre fini, comme une quantité trèspetite, et pourtant ce n’est pas unnombre, ce n’est pas un petit accrois-sement linéaire, c’est une quantitéd’une autre espèce bien que l’ensei-gnement actuel des mathématiquestende à escamoter cette nuance capi-tale. Leibniz lui-même dit que cesquantités sont des fictions. Cepen-dant, cette découverte n’est pas arri-vée par magie dans son esprit. Uncertain nombre de savants qui l’ontprécédé ont bien préparé le terrainet parmi ceux-là, on trouve l’influen-ce décisive des travaux de Pascal surl’infini.

Nous sommes des créatures fi-nies, notre langage est fini, donc ilest nous absolument impossible dedonner une définition formelle (c’est-à-dire sans paradoxe) de l’infini carle fini ne peut pas servir à exprimerl’infini. Pourtant, nous avons la ca-pacité de penser l’infini. Pascal con-naît bien ce paradoxe de l’infini : ilne s’adresse pas seulement à la rai-son pour communiquer l’idée d’in-fini, car la raison n’est capable aumieux que de voir ses limites et lanécessité d’un au-delà, mais il es-saie surtout de la faire « sentir » parle cœur. *

Revenons donc au magnifiquetexte des Pensées sur les deux infinis.Ici, l’état de tension et d’instabilitéest pour ainsi dire extrême : Pascalne place pas l’homme – créature fi-nie – face à l’infini mais il met l’hom-me dans une position très inconfor-table, perdu entre deux infinis op-posés qui le tiraillent de tous les cô-tés ! D’une part, l’homme est perdudans l’infiniment grand, c’est-à-dire

le cosmos, mais, d’autre part, com-me l’espace est infiniment divisible,l’infiniment petit est également in-saisissable. L’homme ne reposepour ainsi dire sur rien ! Par un pa-radoxe qui rappelle étrangementceux de Nicolas de Cues **, Pascalajoute que ces deux infinis opposésse rejoignent, ceci afin que son lec-teur comprenne bien la nature del’infiniment petit.

L’homme a beau être fini, quelleque soit la direction dans laquelle ilregarde, il se tourne vers l’infini.Donc l’acte de découverte, c’est enquelque sorte un saut dans l’infi-ni :

« L199-B72 [...] De ces deux infinisdes sciences celui de grandeur est bienplus sensible, et c’est pourquoi il estarrivé à peu de personnes de préten-dre connaître toutes choses. Je vaisparler de tout, disait Démocrite.

« Mais l’infinité en petitesse est bienmoins visible. Les philosophes ont bienplutôt prétendu d’y arriver, et c’est làoù tous ont achoppé. C’est ce qui adonné lieu à ces titres si ordinaires, Desprincipes des choses, Des principes dela philosophie, et aux semblables aussifastueux en effet, quoique moins enapparence que cet autre qui crève lesyeux : De omni scibili.

« On se croit naturellement bienplus capable d’arriver au centre deschoses que d’embrasser leur circonfé-rence, et l’étendue visible du mondenous surpasse visiblement. Mais com-me c’est nous qui surpassons les peti-tes choses nous nous croyons plus ca-pables de les posséder, et cependant ilne faut pas moins de capacité pour

* Cependant, et Pascal est très clair, mêmesi le cœur est « au-dessus » de la raison, ilne va pas contre la raison pour autant. Lerapport entre le cœur et la raison est le mêmequ’entre l’infini et le fini : ce sont des espècesdifférentes.

** Dans le même ordre d’idées, une autrepensée montre encore plus directement l’in-fluence de l’auteur de la docte ignorance :« L83-B327 Le monde juge bien des choses,car il est dans l’ignorance naturelle qui est levrai siège de l’homme. Les sciences ont deuxextrémités qui se touchent, la première est lapure ignorance naturelle où se trouvent tousles hommes en naissant, l’autre extrémité estcelle où arrivent les grandes âmes qui ayantparcouru tout ce que les hommes peuventsavoir trouvent qu’ils ne savent rien et serencontrent en cette même ignorance d’oùils étaient partis, mais c’est une ignorancesavante qui se connaît. Ceux d’entre deuxqui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ontpu arriver à l’autre, ont quelque teinture decette science suffisante, et font les enten-dus. Ceux-là troublent le monde et jugent malde tout. [...] » Le lecteur aura compris quel’origine de cette école de pensée remonte àla tradition socratique.

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aller jusqu’au néant que jusqu’au tout.Il la faut infinie pour l’un et l’autre, etil me semble que qui aurait comprisles derniers principes des choses pour-rait aussi arriver jusqu’à connaître l’in-fini. L’un dépend de l’autre et l’un con-duit à l’autre. Ces extrémités se tou-chent et se réunissent à force de s’êtreéloignées et se retrouvent en Dieu, eten Dieu seulement.

« Connaissons donc notre portée.Nous sommes quelque chose et nesommes pas tout. Ce que nous avonsd’être nous dérobe la connaissance despremiers principes qui naissent dunéant, et le peu que nous avons d’êtrenous cache la vue de l’infini [...]. »

Comme le montre l’exemple deDémocrite, le père de l’atomismeauquel il est fait allusion ci-dessus,c’est lorsque l’homme essaie d’ef-facer l’infini dans la science qu’il ar-rête de faire de la science et qu’il seberce d’illusions et de principestrompeurs. Cette remarque est parti-culièrement vraie en ce qui concerneNewton. *

Ce que la plupart des géomètresn’arrivent donc pas à comprendredepuis Zénon, c’est cette différenced’espèce qui existe entre le fini etl’infini. Sans la résolution de ce pa-radoxe par le Cusain, Fermat ou Pas-cal, le calcul différentiel n’aurait paspu être découvert. Comme en témoi-gnent les quelques fragments quinous restent des cours de géométrieque Pascal a donné aux élèves dePort-Royal, on voit qu’il est allé di-rectement au cœur de ce problème.On peut lire par exemple dans Del’esprit géométrique que l’hommen’arrive pas à concevoir l’infinie di-visibilité mais que pourtant il ne peutpas la nier sans tomber dans l’ab-surde, d’où le paradoxe 10 :

« [...] Je n’ai jamais connu person-

ne qui ait pensé qu’un espace ne puis-se être augmenté. Mais j’en ai vu quel-ques-uns, très habiles d’ailleurs, quiont assuré qu’un espace pouvait êtredivisé en deux parties indivisibles,quelque absurdité qu’il s’y rencontre.Je me suis attaché à rechercher en euxquelle pouvait être la cause de cetteobscurité, et j’ai trouvé qu’il n’y en avaitqu’une principale, qui est qu’ils ne sau-raient concevoir un continu divisibleà l’infini : d’où ils concluent qu’il n’yest pas divisible.

« C’est une maladie naturelle àl’homme, de croire qu’il possède lavérité directement ; et de là vient qu’ilest toujours disposé à nier tout ce quilui est incompréhensible ; au lieuqu’en effet il ne connaît naturellementque le mensonge, et qu’il ne doit pren-dre pour véritables que les choses dontle contraire lui parait faux. Et c’estpourquoi, toutes les fois qu’une pro-position est inconcevable, il faut ensuspendre le jugement et ne pas la nierà cette marque, mais en examiner lecontraire ; et si on le trouve manifes-tement faux, on peut hardiment affir-mer la première, tout incompréhensi-ble qu’elle est. Appliquons cette règle ànotre sujet.

« Il n’y a point de géomètre qui necroie l’espace divisible à l’infini. Onne peut non plus l’être sans ce princi-pe qu’être homme sans âme. Et néan-moins il n’y en a point qui comprenneune division infinie ; et l’on ne s’assu-re de cette vérité que par cette seuleraison, mais qui est certainement suf-fisante, qu’on comprend parfaitementqu’il est faux qu’en divisant un espaceon puisse arriver à une partie indivi-sible, c’est-à-dire qui n’ait aucuneétendue.

« Car qu’y a-t-il de plus absurde quede prétendre qu’en divisant toujoursun espace, on arrive enfin à une divi-sion, telle qu’en la divisant en deux,chacune des moitié reste indivisibleet sans aucune étendue, et qu’ainsi cesdeux néants d’étendue fissent ensem-ble une étendue ? Car je voudrais de-mander à ceux qui ont cette idée, s’ilsconçoivent nettement que deux indi-visibles se touchent : si c’est partout,ils ne sont qu’une même chose, et par-tant les deux ensemble sont indivisi-bles ; et si ce n’est pas partout, ce n’estdonc qu’en une partie : donc ils ontdes parties, donc ils ne sont pas indi-visibles. Que s’ils confessent, commeen effet ils l’avouent quand on les pres-se, que leur proposition est aussi in-concevable que l’autre, qu’ils recon-

naissent que ce n’est pas par notre ca-pacité à concevoir ces choses que nousdevons juger de leur vérité, puisqueces deux contraires étant tous deuxinconcevables, il est néanmoins néces-sairement certain que l’un des deuxest véritable [...]. »

Après avoir ainsi montré qu’endivisant une étendue, on ne peut ja-mais atteindre un indivisible, il mon-tre inversement que la multiplica-tion des indivisibles ne peut pasdonner une étendue :

« [...] Un indivisible est ce qui n’aaucune partie, et l’étendue est ce qui adiverses parties séparées. Sur ces défi-nitions, je dis que deux indivisiblesétant unis ne font pas une étendue. Car,quand ils sont unis, ils se touchentchacun en une partie ; et ainsi les par-ties par où ils se touchent ne sont passéparées, puisque autrement elles nese toucheraient pas. Or, par leur défi-nition, ils n’ont point d’autres parties ;donc ils n’ont pas de parties séparées ;donc ils ne sont pas une étendue, parla définition de l’étendue qui porte laséparation des parties. On montrerala même chose de tous les autres indi-visibles qu’on y joindra, par la mêmeraison. Et partant un indivisible, mul-tiplié autant qu’on voudra, ne fera ja-mais une étendue. Donc il n’est pas demême genre que l’étendue, par la dé-finition des choses du même genre.

« Voilà comment on démontre queles indivisibles ne sont pas du mêmegenre que les nombres. De là vient quedeux unités peuvent bien faire unnombre, parce qu’elles sont de mêmegenre ; et que deux indivisibles ne fontpas une étendue, parce qu’ils ne sontpas de même genre. D’où l’on voitcombien il y a peu de raison de com-parer le rapport qui est entre l’unité etles nombres à celui qui est entre lesindivisibles et l’étendue.

« Mais si l’on veut prendre dans lesnombres une comparaison qui repré-sente avec justesse ce que nous consi-dérons dans l’étendue, il faut que cesoit le rapport du zéro aux nombres ;car le zéro n’est pas du même genreque les nombres, parce qu’étant mul-tiplié, il ne peut les surpasser : de sorteque c’est un véritable indivisible denombre, comme l’indivisible est unvéritable zéro d’étendue. Et on en trou-vera un pareil entre le repos et le mou-vement, et entre un instant et le temps ;car toutes ces choses sont hétérogènesà leurs grandeurs, parce qu’étant infi-niment multipliées, elles ne peuventjamais faire que des indivisibles, non

* Non seulement Newton est un atomiste ausens philosophique du terme, c’est-à-dire qu’ilcroit que la matière est constituée de particu-les élémentaires indivisibles, mais en plus soncalcul des fluxions n’est qu’une parodie ducalcul différentiel de Leibniz car il ne manipu-le que des quantités finies là où Leibniz faitintervenir ses différentielles qui sont d’uneautre espèce que les nombres finis. Voilà unparadoxe intéressant : le calcul différentiel etle calcul des fluxions sont donc séparés parune barrière infinie et pourtant, n’importe quelmathématicien d’aujourd’hui vous dirait queces deux calculs sont identiques parce queleurs règles opératoires sont identiques d’unpoint de vue formel !

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plus que ces indivisibles d’étendue, etpar la même raison. Et alors on trou-vera une correspondance parfaite en-tre ces choses ; car toutes ces grandeurssont divisibles à l’infini, sans tomberdans leurs indivisibles, de sorte qu’el-les tiennent toutes le milieu entre l’in-fini et le néant. [...] »

Il n’est pas indifférent de noter queces cours que Pascal donne à Port-Royal sont pratiquement contempo-rains de ses recherches sur le pro-blème de la roulette. Pascal ne basedonc pas son enseignement sur destextes académiques que les élèvesdevraient apprendre par cœur, maisil leur présente la science comme untravail de recherche qui se renouvel-le en permanence : ses cours sont unreflet de ses propres recherches.

Au début de l’année 1659, aprèsavoir laissé pendant plusieurs moisles géomètres de son époque plan-cher sur le problème de la roulette,Pascal publie donc sa solution sousla forme d’une lettre envoyée à ce-lui qu’il avait choisi pour arbitrer leconcours : Lettre de M. Dettonville àM. de Carcavi ci-devant conseiller duroi en son grand conseil. 9 En fait, Pas-cal ne se contente pas de publier sasolution. Tout ce concours n’a été enfait qu’un prétexte pour faire connaî-tre une méthode de calcul beaucoupplus générale que le simple problè-me de la roulette : il s’agit de la mé-thode des indivisibles. En fait, l’idéeque l’on attribue communément àCavalieri de considérer qu’une sur-face peut être ramenée à une « som-me infinie » de segments ou qu’unvolume peut être ramené à une« somme infinie » de surface n’estpas de Pascal. Cependant, avant Pas-cal, aucun géomètre ne savait l’utili-ser d’une manière rigoureuse. Eneffet, parler d’une « somme infinie »de segments pour faire une surfaceest une métaphore, ce n’est pas àprendre au sens littéral. En réalité,chaque « segment » est une « surfa-ce infinitésimale » obtenue en faisantle rectangle (la multiplication) dechaque segment par une quantitéinfinitésimale. Le problème qui em-barrassait les géomètres vient du faitqu’ils ne savaient pas comment ré-partir les segments pour couvrir lasurface. Si l’on considère la courbecirculaire CMF délimitée par l’axeCZF, la somme des segments ZM nesera pas la même suivant que l’onrépartisse les différents Z de maniè-re équidistante sur l’axe (figure 5a),

ou que l’on répartisse les différentsM de manière équidistante sur lacourbe (figure 5b). Pascal rendcompte de ce problème dans sa let-tre : « [...] Et c’est pourquoi je ne feraiaucune difficulté dans la suite d’userde ce langage des indivisibles, la som-me des lignes ou la somme des plans ;et ainsi quand je considérerai parexemple[figure 5a] le diamètre d’undemi-cercle divisé en un nombre in-défini de parties égales aux points Z,d’où soient menées les ordonnées ZM,je ne ferai aucune difficulté d’user decette expression, la somme des ordon-nées, qui semble n’être pas géométri-que à ceux qui n’entendent pas la doc-trine des indivisibles, et qui s’imagi-nent que c’est pécher contre la géomé-trie que d’exprimer un plan par un

nombre indéfini de lignes ; ce qui nevient que de leur manque d’intelligen-ce, puisqu’on n’entend autre chose parlà sinon la somme d’un nombre indé-fini de rectangles fait de chaque or-donnée avec chacune des petites por-tions égales du diamètre, dont la som-me est certainement un plan, qui nediffère de l’espace du demi-cercle qued’une quantité moindre qu’aucunedonnée. »

Pascal n’en n’avait plus pour long-temps à vivre. Tant qu’il lui est restéun souffle de vie, il a poursuivi sesrecherches en géométrie, mais samaladie ne lui a laissé que peu detemps. Fermat qui vivait à Toulouseavait de son côté développé uneméthode de calcul des tangentes quiavait suscité la colère et la jalousiede Descartes. Au moment où se dé-roulait le concours de la roulette,celui-ci était également trop maladepour pouvoir voyager. Fermat estmort peu de temps après Pascal. Cesdeux hommes ont longtemps entre-tenu une amitié et une collaborationscientifique par courrier sans jamaisavoir pu se rencontrer. C’est ainsique quelques années plus tard, enreprenant les travaux sur la rouletteet sur le « triangle arithmétique »au point où Pascal les avait lais-sés, Leibniz s’est rendu compte quenon seulement les indivisibles dePascal et les tangentes constituaientdeux calculs réciproques, mais qu’enplus on pouvait les traduire dans unmême langage concis et rigoureux.

La physique précèdeles mathématiques

La jalousie légendaire de Descar-tes à l’encontre de Pascal et de Fer-mat s’explique aisément. De quoiDescartes pouvait-il se vanter ?D’être un excellent géomètre. Toutcomme Newton, il maîtrisait à laperfection les méthodes de calculexistant à son époque. Néanmoins,tout comme Newton, il n’a rien réa-lisé de révolutionnaire dans ce do-maine. Au contraire, en lisant sa Géo-métrie, on constate qu’il prétend netolérer dans cette science que lescourbes qui peuvent être expriméespar une équation algébrique. Unetelle attitude le rend, bien entendu,incapable d’étudier celles qui, com-me la chaînette, ne sont pas expri-

Figure 5. a) La somme desordonnées est égale à lasomme des produits dechaque ZM par un élément del’axe.b) La somme des ordonnéesest égale à la somme desproduits de chaque ZM par unélément de la courbe.Les deux sommes ne sontpas égales.

MM

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ZZZZZZ

C

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ZZ

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mables par une équation algébrique.Seul le calcul différentiel a permisde donner une expression mathé-matique de cette courbe transcen-dante. Pourtant, elle est l’expressiond’une loi physique : Descartes pou-vait l’observer à tout moment s’illaissait pendre un bout de ficellemaintenu à ses deux extrémités. Voi-là un intéressant symptôme de lamaladie du cartésianisme : Descar-tes ne s’intéresse qu’à un langagemathématique donné a priori, plu-tôt qu’à la physique du monde danslequel il se trouve ! A son époque,Galilée souffrait de la même mala-die, lui qui prétendait que la chaî-nette était en réalité une parabole(dans la géométrie de son époque,la parabole était la courbe qui « res-semblait » le plus à la chaînette !).

Pourquoi Descartes et Newtonont-ils été incapables de révolution-ner la géométrie dans laquelle ilsétaient pourtant des experts alorsque Fermat, Pascal et Leibniz l’ontfait ? Tout simplement parce queFermat, Pascal et Leibniz s’intéres-saient avant tout au monde réel.Confrontés à un certain nombre deparadoxes que posaient les décou-vertes en physique de l’époquecomme celles de Kepler en astrono-mie, ils ont été conduits à créer unnouveau langage pour pouvoir lesrésoudre. Descartes et Newtonétaient avant tout des géomètres etils essayaient de faire rentrer lemonde réel dans la cage formelle deleurs axiomes mathématiques.

Dès son plus jeune âge, Pascal aeu la chance de pouvoir comparerces deux types d’attitudes antago-nistes. Etienne Pascal était lui-mêmeun excellent géomètre. Lorsqu’il s’estinstallé à Paris avec ses enfants en1635, il est devenu membre de l’Aca-démia parisiensis, l’ancêtre de l’Aca-démie des Sciences, dirigée par Mer-senne. Toutes les célébrités du mo-ment s’y rencontraient et tra-vaillaient ensemble : Roberval, De-sargues, Gassendi, Cyrano de Ber-gerac, Le Pailleur, pour ne citer queles plus connus. Ayant découvertqu’à 12 ans son fils Blaise était ungénie, Etienne Pascal décida de l’em-mener à l’Académie pour qu’il y as-siste aux séances. C’est là, en 1637,que l’adolescent fut témoin à distan-ce du premier accrochage sérieuxentre Descartes et Fermat. Le sujetde la discussion entre Mersenne,Etienne Pascal et Roberval portait

alors sur les deux ouvrages de Des-cartes qui venaient de paraître : laDioptrique et les Météores. Commel’on sait, Descartes avait des préten-tions en optique et en astronomie.Cependant, ses ouvrages conte-naient un certain nombre d’erreurset il y manquait par ailleurs plu-sieurs démonstrations. Or personneà l’Académie n’osait aller affronterla colère de ce grand savant. Que fai-re ? Il fut décidé que Fermat écriraitde Toulouse à Descartes une lettreanonyme contenant les complé-ments et les corrections nécessaires.C’était pour Fermat l’occasion demettre en œuvre sa toute nouvelleméthode de calcul. Malheureuse-ment, Fermat était le seul savant ca-pable de réaliser un tel tour de forceet Descartes le reconnut aussitôt. Ilalla derechef se plaindre à Mersen-ne qui fut bien obligé de prendre leparti de Fermat.

La polémique entre Fermat et lescartésiens sur la question de l’opti-que ne s’arrête pas là. Elle est, en fait,lié à sa découverte du principe demoindre temps. Comme Fermat étu-diait les lois de la lumière, il en arri-va à découvrir ce principe physiqueselon lequel pour se rendre d’unpoint A à un point B, un rayon lumi-neux prend la trajectoire de pluscourte durée. A partir de ce principe,

il pouvait retrouver la loi de la ré-fraction ou loi des sinus (figure 6),appelée à tort loi de Descartes. Ildécoulait du principe de moindretemps que la lumière se déplaceplus vite dans l’air que dans l’eau.Comme nous l’avons signalé, Des-cartes n’a jamais trouvé par lui-même l’expression mathématiquede la loi de la réfraction. Cela estd’autant plus évident qu’il donneune explication physique tout à faitfarfelue de « sa » loi, manifestementplaquée après coup. Il découle deson raisonnement que la lumière sedéplace plus vite dans l’eau que dansl’air – donc une conséquence direc-tement opposée à celle de Fermat.L’histoire a donné raison à Fermatau XIXe siècle. Cependant, bien avantcette vérification expérimentale,Huygens et Leibniz avaient épouséson point de vue. Non seulementLeibniz a généralisé le principe demoindre temps au principe de moin-dre action, mais en plus, lorsqu’ilpublie en 1684 le premier texte del’histoire sur le calcul différentiel, ildonne comme exemple d’applica-tion de sa découverte, le calcul de laloi des sinus à partir du principephysique de Fermat.

Quant à Pascal, le fait que le pointde départ de sa réflexion soit le mon-de réel plutôt que les mathémati-

Figure 6. Pour se rendre du point A au point B, la lumière prend latrajectoire de moindre temps. D’après ce principe, il découle que lerapport des sinus des angles d’incidence et de réfraction est constant.De plus, on peut calculer le rapport des vitesses de la lumière dans lesdeux milieux.

air

eau

B

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ques ne fait aucun doute. Au momentde la polémique sur la question duvide, la réponse qu’il envoie à lapremière lettre du père Noël le mon-tre bien. Ce dernier eut le compterendu des expériences de Pascal etessaya de trouver par quel moyenon pourrait rendre compte de l’es-pace qui existe entre le mercure et lehaut du tube tout en sauvant le prin-cipe de « l’horreur du vide ». Il pro-posa quelques vagues explications.En réponse, Pascal lui reproched’émettre des hypothèses sans es-sayer de les vérifier expérimentale-ment. Pourtant, une telle vérificationest indispensable car on peut pro-poser plusieurs hypothèses pour ex-pliquer un phénomène, mais uneseule sera vraie. Il faut donc les dé-partager : « [...] Car comme une mêmecause peut produire plusieurs effetsdifférents, un même effet peut être pro-duit par plusieurs causes différentes.C’est ainsi que quand on discourt hu-mainement du mouvement, de la sta-bilité de la terre, tous les phénomènesdes mouvements et rétrogradationsdes planètes s’ensuivent parfaitementdes hypothèses de Ptolémée, de Tycho,de Copernic et de beaucoup d’autresqu’on peut faire, de toutes lesquellesune seule peut être véritable. Mais quiosera faire un si grand discernement,et qui pourra, sans danger d’erreur,soutenir l’un au préjudice des autres[...] ? »

L’ironie pascalienne est encorevisible ici : Ptolémée, Tycho Brahe etCopernic ont fait tous les trois lamême erreur. Ils ont plaqué un mo-dèle mathématique a priori sur lemouvement des astres, à savoir quece mouvement serait composéd’une combinaison de mouvementscirculaires uniformes élémentaires,sans se préoccuper des causes phy-siques qui ont produit le mouve-ment observé. Comme Kepler le ditdans son Astronomie nouvelle, c’estlorsqu’il a cherché cette cause dansune force de gravitation, qu’il s’estrendu compte que le mouvementdes astres n’est pas circulaire maiselliptique. Pascal demande, ici en-core, à son correspondant de faireun choix impossible entre les troisgéomètres. Après avoir montré queles objections du père Noël contrele vide ne tiennent pas, il finit sa let-tre par une insolence déguisée encompliment :

« [...] Au reste, on ne peut vous refu-ser la gloire d’avoir soutenu la physi-

que péripatéticienne, aussi bien qu’ilest possible de le faire : et je trouve quevotre lettre n’est pas moins une mar-que de la faiblesse de l’opinion quevous défendez, que de la vigueur devotre esprit.

« Et certainement l’adresse avec la-quelle vous avez défendu l’impossi-bilité du vide dans le peu de force quilui reste, fait aisément juger qu’avecun pareil effort, vous auriez invinci-blement établi le sentiment contrairedans les avantages que les expérien-ces lui donnent [...]. »

Enfin, pour achever de se con-vaincre que Pascal rejette tout mo-dèle géométrique a priori de la phy-sique, il est intéressant de revenir àson texte De l’esprit géométrique.Pascal commence par y expliquerque si nous pouvons reconnaîtreimmédiatement ce que l’on nommeles nombres, le temps, l’espace et lemouvement, en revanche, leurs pro-priétés ne sont pas évidentes en el-les-mêmes. Ceci étant dit, il ajoute :« [...] On trouvera peut-être étrange quela géométrie ne puisse définir aucunedes choses qu’elle a pour principauxobjets : car elle ne peut définir ni lemouvement, ni les nombres, ni l’espa-ce ; et cependant ces trois choses sontcelles qu’elle considère particulière-ment et selon la recherche desquelleselle prend ces trois différents noms demécanique, d’arithmétique, de géomé-trie, ce dernier mot appartenant augenre et à l’espèce. [...] Ces trois choses[...] ont une liaison réciproque et né-cessaire. Car on ne peut imaginer demouvement sans quelque chose quise meuve ; et cette chose étant une, cetteunité est l’origine de tous les nombres ;enfin le mouvement ne pouvant êtresans espace, on voit ces trois chosesenfermées dans la première. Le tempsmême y est aussi compris : car le mou-vement et le temps sont relatifs l’un àl’autre [...] »

Donc la géométrie permet de ti-rer avec certitudes les conséquencesdes hypothèses faites dans le do-maine de la physique mais, chezPascal, il n’y a pas de notion d’espa-ce-temps physique évidente en soicontrairement à ce que l’on retrou-ve chez Descartes ou chez Newton.

Le vide de l’empirisme

Chez Newton, le monde est essen-tiellement vide. Il y a tout d’abord

un espace absolu cartésien à troisdimensions, posé comme évident ensoi. Parallèlement à cela, il y a untemps absolu évident en soi et quis’écoule de manière uniforme indé-pendamment de tout. Dans cet es-pace-temps géométrique, il n’y a es-sentiellement rien sauf des particu-les indivisibles qui s’entrechoquentde manière chaotique et évoluentdans ce vide. On a dans cet Universune indépendance réciproque abso-lue entre le temps, l’espace et lamatière qui, non seulement, a étécontredite par la physique relativis-te, mais qui, en plus, est opposée àl’idée d’espace-temps physique dePascal. Etant donné que Newton etPascal défendent tous les deux l’exis-tence du vide mais selon des hypo-thèses si antagonistes, ne pourrait-on pas essayer de comparer leursconceptions respectives du vide ?

En fait, il faut pour cela revenir àla polémique entre Pascal et le pèreNoël. Pour expliquer la descente dumercure dans le tube, ce dernier faitla proposition suivante : l’air a deuxcomposantes, l’une est « grossière »,l’autre est « subtile ». Lorsque le tubeest retourné sur la cuve de mercure,la colonne de mercure tend à des-cendre sous l’effet de son proprepoids. Cependant, comme la « Na-ture a horreur du vide », l’espace lais-sé par le mercure est remplacé parde l’air subtil qui peut passer à tra-vers les pores du tube en verre lais-sant l’air grossier se masser sur laparoi extérieure du tube. Toutefois,l’air grossier et l’air subtil sont inti-mement liés, ils ne peuvent pas seséparer, et l’air grossier accumulé surle tube retient en partie l’air subtilqui n’a pas la force de remplir tout letube de cette manière. Donc, le mer-cure s’arrête de descendre au-delàd’un certain niveau car sinon il secréerait un vide dans le tube. CQFD !Pascal n’a aucun mal à montrer quecette explication ne tient pas, car s’ilfallait l’admettre, alors en prenantdes tubes de sections différentes, lemercure y descendrait à des niveauxdifférents suivant les cas ; or les ex-périences de Pascal montrent quequelle que soit la section du tube, lemercure descend rigoureusement aumême niveau. L’hypothèse du pèreNoël ne tient donc pas la route.

Cependant, il reste à trouver quelest le phénomène physique qui seproduit réellement. Pascal émetdonc une double hypothèse.

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D’abord, il suppose que la nature n’apas horreur du vide et que c’est biendu vide que l’on a dans l’espace li-béré par le mercure dans le tube. Ilreste à expliquer pourquoi, dans cecas, le mercure ne descend pas jus-qu’en bas. C’est parce que l’air exté-rieur pèse sur la surface de mercuredans la cuve et que cette pressionvient compenser le poids de la co-lonne de mercure. Pour valider cet-te hypothèse, il faut proposer uneautre expérience dont l’hypothèseaura prévu a priori le résultat. Pourcela, Pascal fait un raisonnement etun pari. Si l’air a un certain poids,alors ce poids doit diminuer au furet à mesure que l’on s’élève. En ef-fet, ce poids est lié à la quantité d’airque nous avons au-dessus de nostêtes et cette quantité est finie car si-non nous serions écrasés par unepression infinie. Donc, si nous nousélevons, la quantité d’air qui pèsesur nous doit diminuer. Voilà pourle raisonnement. Quant au pari, Pas-cal suppose que quand on changed’altitude, la variation de pressionest assez importante pour que l’onpuisse la mesurer avec une colonnede mercure en gravissant une mon-tagne. Pascal étant resté à Paris, il aenvoyé les spécifications de l’expé-rience cruciale à son beau-frère, Flo-rin Périer, qui habitait Clermont-Ferrand. Le 19 septembre 1648, Flo-rin Périer gravit le puy de Dôme encompagnie d’un certain nombre dereligieux et de laïcs scientifiques. Achaque étape de cette ascension,l’équipe a mesuré soigneusement lavariation de hauteur d’une colonnede mercure dans un tube retournésur une cuve, tandis qu’en mêmetemps un opérateur restait àClermont-Ferrand pour surveillerune autre colonne de mercure iden-tique qui servait de référence – pourvoir en particulier si elle n’évoluaitpas au cours de la journée.

Non seulement l’expérience a étéun succès retentissant mais, en plus,elle a permis à Pascal de jeter lesbases de la mécanique des fluides.C’est ainsi qu’il a montré, par exem-ple, comment un objet métalliquepourrait flotter sur l’eau. Il s’est éga-lement amusé à calculer la massed’air que pouvait contenir l’atmos-phère terrestre et il obtient un résul-tat dont la différence avec la valeurconnue aujourd’hui est de l’ordre de30 %. Une précision extraordinairecompte tenu des moyens de l’épo-

que !Etant donné ce succès indiscuta-

ble, il faut maintenant revenir auproblème que nous avons posé audébut de cet article : comment se fait-il que Leibniz soit contre le vide danssa polémique qui l’oppose à New-ton ? Il faut bien voir que Leibniz faitle même reproche à Newton quePascal fait à Descartes : de raisonneren géomètre et non pas en physicien.Comme Leibniz le dit et le répètedans la Correspondance Leibniz-Clar-ke, il n’y a pas d’espace absolu, detemps absolu et de matière absolueindépendants, mais il y a un espace-temps physique relatif : tout agit surtout dans notre Univers. Dans un telcontexte, il ne peut pas y avoir d’ac-tion à distance sans un médium quitransmette les forces, sinon il fau-drait admettre ce que Leibniz appel-le des qualités occultes, c’est-à-direla magie. Et c’est bien la magie quiintéresse Newton qui était, commeon le sait, un adepte de l’alchimie etdes sciences occultes. En fait, il n’y apas de différence entre le vide deNewton et le néant, c’est-à-dire rien.Il est intéressant de voir que Leibnizutilise contre Newton un argumentqui ressemble beaucoup à celui quele père Noël utilise contre Pascal : sil’on considère l’espace entre la co-lonne de mercure et le haut du tube,on constate que l’on peut voir à tra-vers. Ceci signifie que ce « vide » aune certaine propriété physique,celle de laisser passer la lumière. Ors’il a une propriété physique, celaveut dire que le vide n’est pas lenéant. Ainsi, il y a entre la colonnede mercure et le haut du tube un cer-tain milieu. Jusque-là, Leibniz et lepère Noël sont sur la même lon-gueur d’onde. Là où ils se séparent,c’est quand le père Noël affirme quece milieu, c’est de l’air. Le cartésienraisonne par rapport à des modèlespréétablis. Comme il ne connaît pasd’autre milieu transparent que l’air,il en déduit que ce milieu est de l’air.Leibniz ne prétend jamais une tellechose. Il pense qu’il y a là un certainmilieu qui ne correspond pas à ceque l’on sait de la matière à son épo-que, et c’est tout ! (Non pas tout àfait car Leibniz rejette aussi l’idéed’un éther homogène.) Quel est cemilieu ? C’est aux futurs physiciensd’y répondre, même si pour cela ilsdoivent révolutionner nos présup-posés en ce qui concerne nos no-tions d’espace-temps physique.

Bibliographie

1. B. Pascal, Œuvres complètes, pré-sentation et notes de Louis Lafuma, pré-face d’Henri Gouhier, Seuil.

2. B. Pascal, Œuvres complètes, pré-sentation et notes de Louis Lafuma, pré-face d’Henri Gouhier, Seuil.

3. G. Leibniz, Historia et Origo CalculiDifferentialis, Hanovre 1846. Ce texte aété traduit du latin en allemand par Ger-hardt en 1848, et traduit de l’allemand enanglais par Child (Chicago) en 1920.

4. J. Attali, Blaise Pascal ou le géniefrançais, Fayard.

5. P. Bonnefoy et G. Rivière-Wekstein,« C’est la faute à Voltaire », Fusion, n°84,janvier-février 2001.

6. B. Pascal, Les Pensées. Nousavons indiqué ici la numérotation de Lafu-ma par un « L » et celle de Brunschwicgpar un « B ». La première se retrouvedans les Œuvres complètes du Seuil, laseconde chez Garnier-Flammarion.

7. R. Descartes, Le Discours de laMéthode, Maxi-Poche Classiques fran-çais.

8. G. Leibniz, La Monadologie, Le livrede poche.

9. B. Pascal, Œuvres complètes, pré-sentation et notes de Louis Lafuma, pré-face d’Henri Gouhier, Seuil.

10. B. Pascal, De l’esprit géométrique,Garnier-Flammarion.

Solution du problème

Leibniz est-il donc éloigné du sen-timent de Pascal sur le vide ? Pourrépondre à cela, relisons la réponsede Pascal à la première lettre du pèreNoël : « [...] D’où l’on peut voir qu’il ya autant de différence entre le néantet l’espace vide, que de l’espace videau corps matériel ; et qu’ainsi l’espacevide tient le milieu entre la matière etle néant. [...] »

Eh bien non ! Il n’y a pas de con-tradiction entre le point de vue deLeibniz et celui de Pascal car le videde Pascal n’est ni la matière connueni le néant. Bien que, formellement,ils aient défendu des points de vueapparemment opposés, mais à desmoments différents et face à des ad-versaires différents, en réalité, ils fonttous les deux partie de la même tra-dition humaniste. Celle qui veut quel’homme puisse vivre librement sacondition humaine et que chaqueindividu ait la joie de faire des dé-couvertes pour le bien de tous.

Pour ce que le rire est le propre del’homme. #