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Maurice Sachot Le Poème de Parménide restauré et décrypté Édition numérique Université de Strasbourg, https://univoak.eu Strasbourg, 24 octobre 2016 (Texte révisé le 24 avril 2018)

Parménide (livre I, v. ed.univoak)69996/datastream/PD… · La crainte de Platon Évoquant Parménide dans son Théétète , Platon met sur les lèvres de Socrate une réflexion

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Page 1: Parménide (livre I, v. ed.univoak)69996/datastream/PD… · La crainte de Platon Évoquant Parménide dans son Théétète , Platon met sur les lèvres de Socrate une réflexion

Maurice Sachot

Le Poegraveme de Parmeacutenide

restaureacute et deacutecrypteacute

Eacutedition numeacuterique

Universiteacute de Strasbourg httpsunivoakeu

Strasbourg 24 octobre 2016

(Texte reacuteviseacute le 24 avril 2018)

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Preacutesentation

laquo Je crains tout agrave la fois que ses paroles nous ne les comprenions pas et que ce qursquoil pensait en les prononccedilant nous deacutepasse beaucoup plus raquo dit Platon de Parmeacutenide dans le Theacuteeacutetegravete Le texte est en effet agrave ce point crypteacute que jusqursquoagrave preacutesent les lectures qui en ont eacuteteacute proposeacutees srsquoeacutegarent dans des interpreacutetations incertaines et divergentes ne srsquoaccordant que sur deux points Parmeacutenide serait le pegravere de lrsquoontologie et de lrsquoideacutealisme accuseacute agrave la fois de deacutetourner la penseacutee de la compreacutehension du monde au profit de la contemplation de lrsquoecirctre en tant que tel et de prendre le concept pour le reacuteel Nrsquoa-t-il pas eacutecrit croit-on laquo crsquoest la mecircme chose penser et ecirctre raquo (frg III) Or pour la premiegravere fois mettant agrave profit sa connaissance intime du grec et avec la patience et la preacutecision meacuteticuleuse drsquoun archeacuteologue reconstituant un vase agrave partir de fragments incomplets lrsquoauteur est parvenu agrave deacutejouer les piegraveges drsquoune eacutecriture souvent elliptique Il a pu restaurer le Poegraveme et reconstituer le projet de son auteur proposer en pur laquo physicien raquo une theacuteorie geacuteneacuterale qui permette agrave la fois de sauvegarder et de concilier la permanence du monde et le changement non moins permanent de tout ce qui est

Plutocirct que de donner simplement les reacutesultats de la recherche il la livre ici telle qursquoil lrsquoa effectivement meneacutee permettant au lecteur de le suivre pas agrave pas et drsquoeacuteprouver par lui-mecircme la force de sa deacutemonstration Il fait franchir une premiegravere porte dont certains autonymes sont la cleacute (chap I) Elle donne accegraves agrave la premiegravere partie du Poegraveme dans laquelle sont eacutenonceacutees pour la premiegravere fois les regravegles eacutepisteacutemiques auxquelles toute connaissance du reacuteel doit se soumettre pour preacutetendre agrave quelque veacuteriteacute (chap II) Ces regravegles deviennent agrave leur tour la cleacute qui ouvre agrave la seconde partie dans laquelle lrsquoEacuteleacuteate preacutesente sa propre conception du monde consideacutereacute dans sa totaliteacute et formant un tout (chap III) Alors et alors seulement il devient possible de deacutecrypter le preacuteambule dans lequel Parmeacutenide deacutecrit en termes meacutetaphoriques lrsquoitineacuteraire qui a eacuteteacute le sien et la difficulteacute majeure qursquoil a ducirc surmonter pour atteindre laquo le cœur de la veacuteriteacute raquo (chap IV) Au terme Parmeacutenide se reacutevegravele ecirctre non pas le fondateur de lrsquoontologie ou le pegravere de lrsquoideacutealisme mais un pur laquo physicien raquo qui parce que tregraves rigoureux dans sa deacutemarche ndash il a fondeacute lrsquoeacutepisteacutemologie que nous partageons tous depuis lors en Occident ndash a chercheacute agrave comprendre le monde tel qursquoil est et a proposeacute un modegravele aussi puissant qursquooriginal qui puisse en rendre compte Son tort fut drsquoavoir eacuteteacute beaucoup trop en avance sur son temps pour ecirctre compris

Maurice Sachot est Professeur eacutemeacuterite de lrsquoUniversiteacute de Strasbourg ougrave pendant plusieurs anneacutees il enseigna le grec ancien et les eacutecoles de philosophie preacutesocratiques aux eacutetudiants de la faculteacute de philosophie Docteur egraves lettres classiques et titulaire drsquoune Habilitation agrave diriger des recherches en grec et en latin il srsquoest surtout fait connaicirctre pour son Invention du Christ et son Quand le christianisme a changeacute le monde (chez Odile Jacob) devenus des ouvrages de reacutefeacuterence sur les origines de la religion chreacutetienne et sur la notion de religion

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Table des matiegraveres

Remerciements p 6

Introduction p 7

La crainte de Platon p 7 Des lectures divergentes et infondeacutees p 7 Une rupture reacutecente dans la lecture du Poegraveme p 8 La seule issue possible p 9 Deux conditions requises p 10 Trois difficulteacutes speacutecifiques p 12 Mon propos p 12 Une difficulteacute suppleacutementaire le grec p 14

Chapitre I Des autonymes p 17

A Frg II laquo ἔστιν raquo laquo οὐκ ἔστιν raquo p 17 B Frg III laquo νοεῖν ldquoἔστινrdquo raquo et laquo εἶναι raquo p 21 C Frg V laquo ἔστιν raquo p 24 D Frg VI 1-2 laquo ἐόν raquo laquo ἔμμεναι raquo laquo ἔστι raquo laquo εἶναι raquo p 25 E Frg VIII 1-51a laquo ἔστιν raquo p 26 Conclusion p 28

Chapitre II Premiegravere partie du Poegraveme ou les conditions drsquoune vraie connaissance p 29

Section A Texte et traduction p 30

Section B Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III p 35

1 Thegravese geacuteneacuterale p 35 2 Rejet de la neacutegation de la thegravese geacuteneacuterale p 39

3 Un postulat preacutejudiciel la penseacutee p 40 4 Lien entre penseacutee et langage p 42 5 Muthos p 43

Section C Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1 p 44

Frg V p 44 Frg VI 1 p 45

Section D Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII p 47

1 Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3 p 47 2 Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo

VI 4-9 et VII p 48

Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51a p 52

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2b-18 p 52 2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51a p 58

Chapitre III Deuxiegraveme partie du Poegraveme ou le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide p 65

Section A Texte et traduction p 67

Section B Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX p 72

4

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59 p 72 2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61

IV et IX p 78 a) Eacutenonceacute de la proposition du laquo transmonde raquo διάκοσμος

VIII 60-61 p 79

b) Deacuteveloppement de la proposition IV et IX p 84

a Premier principe voir les contraires ensemble frg IV p 84

b Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces frg IX p 87

Section C Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII p 94

1 Texte et traduction p 94

2 Commentaire p 96

A Remarques preacuteliminaires p 96

a) Une limitation agrave deux mondes lrsquounivers et lrsquohomme p 96 b) Une promesse de deacutecouvertes p 98

B Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa p 99

a) Le programme de la recherche frg X et XI p 99 b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa c) Lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reconstruction de la structure

de lrsquounivers de Parmeacutenide p 107 d) La genegravese permanente du laquo monde raquo de Parmeacutenide

frg XII 3-4 et XIII p 111

e) De la Lune et de la Terre frg XIV-XVa p 118

C Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI p 119

a) La reproduction sexueacutee frg XII 4-6 XVII et XVIII p 120 b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI p 123

Section D Conclusion frg XIX p 131

Chapitre IV Le proegraveme ou le reacutecit drsquoune deacutecouverte p 133

Section A Texte et traduction p 135

Section B Lrsquoitineacuteraire de la recherche I 1-28a p 135

1 Jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo ou les conditions eacutepisteacutemiques initiales de la Recherche I 1-10 p 137 2 Le deacuteverrouillage de la porte ou la premiegravere deacutecouverte de Parmeacutenide I 11-21 p 149 3 Lrsquoaccueil de la deacuteesse I 22-28a p 159

Section C Plan et optique I 28b-32 p 164

1 Plan I 28b-30 p 164 2 Optique geacuteneacuterale I 31-32 p 168

5

Conclusion un laquo physicien raquo de geacutenie trop en avance pour ecirctre compris p 172

A Le systegraveme diacosmique de Parmeacutenide p 172

1 Le point de deacutepart p 172

2 Le monde comme un laquo tout raquo πᾶν p 173

a) La deacutecouverte des principes eacutepisteacutemiques fondamentaux p 174 b) La deacutefinition de la totaliteacute comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν p 175 c) La permanence des deux laquo formes contraires raquo μορφαί

ἀντία (VIII 52 et 55) p 177

3 Le monde des singuliers contingents p 178

a) Une double logique directrice laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως p 178

b) Les ecirctres singuliers un laquo mixte raquo μίξις des deux laquo formes contraires p 179

B De quelques points plus saillants p 180

1 Deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures p 181 2 Langage et penseacutee p 182 3 Le monde bien que rationnel est absurde p 186 4 Une incompreacutehensionhellip compreacutehensible p 186

Texte et traduction p 188

Index des mots grecs commenteacutes p 199

Reacutefeacuterences bibliographiques p 202

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Mes remerciements les plus vifs vont agrave notre fils Pierre-Louis Sachot Professeur agreacutegeacute de Lettres Classiques Gracircce agrave sa sagaciteacute et agrave son souci meacuteticuleux de lrsquoexactitude il a grandement contribueacute agrave ameacuteliorer cet ouvrage par la proposition de corrections et de suggestions toujours pertinentes tant sur la forme que sur le fond

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Introduction

La crainte de Platon

Eacutevoquant Parmeacutenide dans son Theacuteeacutetegravete Platon met sur les legravevres de Socrate une reacuteflexion assez surprenante laquo Je crains tout agrave la fois que ses paroles nous ne les comprenions pas et que ce qursquoil pensait en les prononccedilant nous deacutepasse beaucoup plus raquo1 Les paroles en question auraient eacuteteacute entendues par Socrate de la bouche mecircme de Parmeacutenide lors drsquoun seacutejour de ce dernier agrave Athegravenes au moment des Grandes Panatheacuteneacutees Parmeacutenide aurait alors eu 65 ans2 Si cette rencontre suppose une chronologie difficilement conciliable avec celle qursquoindique Diogegravene Laeumlrce3 les paroles precircteacutees agrave Socrate en revanche me paraissent tregraves significatives Elles ont ici un accent de veacuteriteacute particulier lrsquoincompreacutehension du philosophe loin drsquoecirctre feinte semble agrave ce point profonde qursquoil ressent le besoin drsquoen faire lrsquoaveu Socrate et agrave travers lui Platon ndash qui de son cocircteacute ne pouvait connaicirctre que le Poegraveme ndash a lrsquointuition drsquoun eacutecart non neacutegligeable entre lrsquoentendement qursquoil a des propos de Parmeacutenide et ce que ce dernier pouvait bien vouloir signifier en les prononccedilant

Des lectures divergentes et infondeacutees

La crainte de Platon eacutetait drsquoautant plus justifieacutee que la lecture du Poegraveme de Parmeacutenide avait eacuteteacute mal engageacutee avant lui Griseacute par les perspectives que lui ouvraient les possibiliteacutes nouvelles de lrsquoabstraction Gorgias avait joueacute sur les mots et la logique et feignant de croire que la neacutegation μή dans lrsquoexpression τὸ μὴ ἐόν ndash ὄν en attique ndash est eacutequivalente agrave οὐ4 faisait de ce qui nrsquoest qursquoun pur concept pour Parmeacutenide une reacutealiteacute objective laquo le Neacuteant raquo

Et les vingt-cinq siegravecles qui nous seacuteparent de Parmeacutenide nrsquoont pas permis de clarifier la situation Ne parlons pas de J Barnes commentateur reconnu des Preacutesocratiques5 pour qui lrsquoEacuteleacuteate6 ne serait reacutesume B Cassin laquo au pire qursquoun prisonnier aveugle [de la langue

1 Φοβοῦμαι οὖν μὴ οὔτε τὰ λεγόμενα συνιῶμεν τί τε διανοούμενος εἶπε πολὺ πλέον λειπώμεθα PLATON Theacuteeacutetegravete 184a trad M NARCY

2 PLATON Parmeacutenide 127b-c

3 Dans le livre IX 23 de ses Vies et doctrines des philosophes illustres DIOGENE LAEumlRCE situe la pleine maturiteacute de PARMENIDE ndash son acmegrave ndash pendant la soixante-neuviegraveme Olympiade laquelle correspond aux anneacutees 504-501 PARMENIDE serait donc neacute vers 544-541 Si les eacuteveacutenements que rapporte le Parmeacutenide de PLATON se sont produits vers les anneacutees 450-448 PARMENIDE aurait alors eu plus de 90 ans et non environ 65 ans comme lrsquoeacutecrit PLATON (Parmeacutenide 127b) La datation de DIOGENE LAEumlRCE est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme correcte dit J BRUNSCHWIG le traducteur et commentateur du livre IX des Vies et doctrines (n 4 p 1066) Mais la chronologie basse proposeacutee par PLATON trouve un argument en sa faveur si comme le laisse fortement supposer la lecture du Poegraveme PARMENIDE a lu lrsquoouvrage drsquoHERACLITE DrsquoEacutePHESE qui lui serait neacute vers 520 et mort vers 460

4 Les explications neacutecessaires agrave lrsquointelligence de cette locution seront donneacutees dans le chapitre I

5 J BARNES The Presocratic Philosophers

6 PARMENIDE fut citoyen de la citeacute drsquoEacuteleacutee port situeacute sur la cocircte tyrrheacutenienne au sud du golfe de lrsquoactuelle Salerne agrave une centaine de km au sud de Naples Eacuteleacutee (aujourdrsquohui Elea-Velia) est une colonie grecque fondeacutee probablement peu apregraves 535 par les Phoceacuteens qui en eacutetablirent alors beaucoup drsquoautres comme Marseille Phoceacutee aujourdrsquohui Fokia eacutetait situeacutee sur la cocircte ionienne non loin drsquoEacutephegravese citeacute drsquoHeacuteraclite Si lrsquoon retient la chronologie haute celle de DIOGENE LAEumlRCE PARMENIDE nrsquoy serait pas neacute puisqursquoil aurait ducirc avoir environ dix

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grecque] seacuteduit par elle comme drsquoautres par les siregravenes ou par les sophistes et au mieux qursquoun usager profiteur et ruseacute faisant drsquoinsuffisance vertu raquo7 Lrsquointerpreacutetation du texte parmeacutenidien donne toujours lieu agrave des divergences inconciliables entre les commentateurs comme nous aurons lrsquooccasion de le constater tout au long de cet ouvrage Mais agrave lrsquoinverse ils semblent srsquoaccorder pour en donner parfois une lecture qui ne respecte pas la litteacuteraliteacute du texte et qui y trouve un sens qui ne peut y ecirctre Je viens de souligner que contrairement agrave ce que laissait croire Gorgias lrsquoexpression τὸ μὴ ἐόν ne saurait en aucune faccedilon ecirctre comprise comme une affirmation de lrsquoexistence du Neacuteant Prenons eacutegalement le cas du fameux frg III8 celui qursquoeacutevoque immanquablement le nom de Parmeacutenide et qui pense-t-on habituellement condense sa penseacutee Dans ce fragment Parmeacutenide affirmerait explicitement que laquo lrsquoecirctre et la penseacutee sont une seule et mecircme chose raquo τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι Non seulement lrsquoobjet de la recherche philosophique serait laquo lrsquoEcirctre raquo mais laquo la Penseacutee raquo et laquo lrsquoEcirctre raquo seraient aussi une seule et mecircme chose Ce faisant Parmeacutenide serait non seulement le fondateur de lrsquoontologie comme penseacutee de lrsquoecirctre mais eacutegalement le pegravere de lrsquoideacutealisme pour avoir commis la mecircme erreur de logique que preacuteceacutedemment erreur dont Nietzsche lrsquoaccusera qui est de confondre le concept et le reacuteel laquo Du seul fait qursquoil pouvait le [lrsquoEcirctre] penser il a conclu qursquoil devait exister raquo9 Enfin affirmant simultaneacutement lrsquoexistence de lrsquoEcirctre et du Non-ecirctre il se serait gravement contredit puisque Ecirctre et Non-ecirctre srsquoexcluent absolument Or on ne saurait trouver dans ce fragment lrsquoaffirmation drsquoune identiteacute entre laquo la Penseacutee raquo et laquo lrsquoEcirctre raquo Lrsquoaffirmation de lrsquolaquo Ecirctre raquo ne se trouve pas dans lrsquoinfinitif du verbe correspondant en grec εἶναι mecircme substantiveacute avec lrsquoarticle τό Lrsquoinfinitif εἶναι avec ou sans article signifie laquo le fait drsquoecirctre raquo laquo le fait drsquoexister raquo non une entiteacute subsistante laquo lrsquoecirctre raquo ou laquo lrsquoEcirctre raquo De la mecircme maniegravere lrsquoinfinitif νοεῖν laquo penser raquo deacutesigne un fait un acte non une reacutealiteacute substantielle il signifie le laquo fait de penser raquo Rien absolument rien dans le texte parmeacutenidien ne peut accreacutediter lrsquointerpreacutetation selon laquelle Parmeacutenide y affirmerait lrsquoexistence de lrsquoEcirctre pris absolument et conjointement que son contraire le Non-ecirctre ndash le Neacuteant ndash pris eacutegalement absolument existerait et aurait en quelque sorte une consistance ontologique

Une rupture reacutecente dans la lecture du Poegraveme

Crsquoest ce dont a certainement pris conscience L Couloubaritsis lrsquoun des meilleurs exeacutegegravetes actuels de la philosophie antique Dans lrsquoouvrage consideacuterable qursquoil a consacreacute agrave Parmeacutenide10 il met entre parenthegraveses ce fameux frg III ainsi que le frg V parce que la lecture traditionnelle qui en est faite pourtant eacutevidente en apparence ne lui paraicirct pas

ans quand la colonie fut fondeacutee En le deacutesignant drsquoEacuteleacuteate je nrsquoentends en aucun cas lrsquoassimiler agrave lrsquoeacutecole du mecircme nom et lui faire endosser ce qursquoon attribue agrave drsquoautres membres de cette eacutecole comme MELISSOS et ZENON consideacutereacutes comme ses disciples

7 B CASSIN Parmeacutenide Sur la nature ou sur lrsquoeacutetant La langue de lrsquoecirctre p127

8 Les numeacuteros des fragments sont ceux de lrsquoeacutedition de base que H DIELS a donneacutee de lrsquoensemble des Preacutesocratiques et qursquoa reacuteviseacutee W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratiker (61952) Par commoditeacute et pour faire bref jrsquoidentifierai chaque fragment drsquoun Preacutesocratique conformeacutement agrave lrsquousage et en dehors de ceux de PARMENIDE en mentionnant cette eacutedition seulement par laquo Diels-Kranz raquo dans le texte et par la simple abreacuteviation DK dans les reacutefeacuterences Le premier chiffre qui suit lrsquoabreacuteviation DK indique lrsquoauteur Preacutesocratique dont il srsquoagit le dernier chiffre le ndeg du fragment et la lettre B qui preacutecegravede ce chiffre indique qursquoil srsquoagit drsquoun fragment consideacutereacute comme authentique Par ex dans la reacutefeacuterence DK 22 B 31 DK renvoie agrave DIELS-KRANZ 22 agrave HERACLITE et B 31 au frg authentique ndeg 31 Chaque eacutediteur drsquoun auteur Preacutesocratique donne en principe des tables drsquoeacutequivalence au moins entre sa propre eacutedition et celle de DIELS-KRANZ Pour meacutemoire le ndeg drsquoordre pour PARMENIDE dans DIELS-KRANZ est 28

9 Fr NIETZSCHE La Philosophie agrave lrsquoeacutepoque tragique des Grecs p 49

10 L COULOUBARITSIS La Penseacutee de Parmeacutenide

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acceptable et qursquoil ne voit pas quelle nouvelle interpreacutetation il pourrait en proposer Il est le premier me semble-t-il agrave refuser de cautionner une telle lecture teacutemoignant drsquoune vigilance et drsquoune probiteacute intellectuelle qui meacuteritent drsquoecirctre salueacutees mecircme si apparemment personne nrsquoen a encore tenu compte

La seule issue possible

Il ne fait aucun doute que les frg III et V que L Couloubaritsis met entre parenthegraveses font partie du corpus parmeacutenidien Jamais agrave aucun moment depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours leur authenticiteacute nrsquoa eacuteteacute mise en cause Et L Couloubaritsis nrsquoentend pas soulever une telle hypothegravese La seule conclusion qursquoil faut degraves lors en tirer est que la solution agrave cette aporie se trouve bien dans la lecture que nous faisons de ces fragments et qui comme on peut le supposer ne concerne pas qursquoeux seuls Crsquoest ce que semble suggeacuterer Platon lui-mecircme lorsqursquoil eacutecrit dans le Theacuteeacutetegravete qursquoil craint ne pas comprendre (οὔτε συνιῶμεν) les paroles de Parmeacutenide et laquo que ce qursquoil pensait en les prononccedilant (τί τε διανοούμενος εἶπε) nous deacutepasse beaucoup plus raquo Platon a compris que le sens qursquoil fallait trouver dans le texte parmeacutenidien nrsquoeacutetait pas celui qui paraissait eacutevident

Mais quel pouvait-il bien ecirctre Parmeacutenide nrsquoa transmis ou laisseacute aucune indication agrave ce sujet en dehors de son Poegraveme et il nrsquoavait sans doute agrave sa disposition aucun des proceacutedeacutes graphiques dont nous disposons aujourdrsquohui comme les guillemets lrsquoitalique le gras les traits obliques ou les crochets de toutes sortes pour mettre en eacutevidence un mot ou un groupe de mots et ainsi faire entendre le sens particulier qursquoon veut lui donner Aussi ne pouvait-il le faire que par la voix en deacutetachant certains mots ou groupes de mots et en marquant un temps drsquoarrecirct entre eux Crsquoest ce que Platon a bien perccedilu mais sans aller plus loin

Or justement si nous nous appliquons agrave laquo eacutecouter raquo le Poegraveme de la sorte on se rend compte que dans un certain nombre de fragments des formes verbales nrsquooccupent pas dans la phrase le rocircle qursquoelles y jouent ordinairement Elles sont des autonymes11 Ce sont avant tout celles du verbe laquo ecirctre raquo εἶναι Cet usage est ineacutedit Les lecteurs ne srsquoen sont aperccedilus que tregraves reacutecemment mais de maniegravere tregraves incomplegravete Lagrave reacuteside certainement la cause principale de la meacutelecture dont le Poegraveme a souffert depuis les origines et qui me fait supposer poussant plus avant lrsquointuition de Platon qursquoil devait y avoir une faccedilon de le laquo prononcer raquo pour le rendre intelligible Agrave lrsquoimage de la cleacute qui entre les mains de Δίκη (laquo Justice raquo) ouvre la porte qui megravene tout droit agrave la demeure de la deacuteesse (I 14-21) ces emplois autonymiques sont ce qui ouvre au sens du Poegraveme

La premiegravere tacircche qursquoil importe donc drsquoeffectuer est drsquoidentifier les formes verbales employeacutees de maniegravere autonymique Jusqursquoagrave preacutesent les savants srsquoaccordent pour en reconnaicirctre une seule ἔστι laquo est raquo et uniquement pour deux ou trois occurrences Or un examen serreacute du texte reacutevegravele qursquoelles sont plus nombreuses plus diverses et qursquoelles concernent lrsquoensemble des fragments de la premiegravere partie du Poegraveme

Cette identification faite il devient alors possible de proposer une nouvelle interpreacutetation drsquoensemble de la premiegravere partie La question principale que pose et instruit Parmeacutenide nrsquoest pas drsquoordre ontologique mais eacutepisteacutemique En posant comme unique critegravere de veacuteridiction le fait drsquoecirctre ou de ne pas ecirctre ndash laquo est raquo ἔστι ou laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι ndash il deacutegage mecircme si crsquoest implicitement les principaux principes de lrsquoeacutepisteacutemologie qursquoil est neacutecessaire de respecter si lrsquoon veut aboutir agrave une connaissance vraie des choses comme ceux drsquoexistence drsquoidentiteacute et de non-contradiction

11 Dans lrsquoexemple laquo ecirctre est un verbe raquo ecirctre est employeacute comme autonyme

10

Une telle interpreacutetation entraicircne eacutegalement une nouvelle intelligence de la seconde partie du Poegraveme La connaissance du monde qursquoy propose lrsquoEacuteleacuteate nrsquoest ni seacutepareacutee de la premiegravere partie ni ne lui est opposeacutee comme le serait lrsquolaquo opinion raquo δόξα agrave la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη (ἀλήθεια en ionien-attique) mais elle en est la mise en œuvre dans lrsquoexamen concret des choses

La clarteacute sur lrsquoensemble de lrsquoœuvre eacutetant faite il devrait ecirctre alors enfin possible de saisir le sens du preacuteambule ou proegraveme eacutecrit en termes pour le moins eacutenigmatiques Que peut bien signifier cette expeacutedition sur un char tireacute agrave vive allure franchissant des portes eacutetheacutereacutees et conduisant agrave la demeure de la deacuteesse laquelle instruira notre savant-philosophe12 de tout ce qursquoil doit savoir Comme pour toute composition qui veut maintenir le lecteur en haleine les preacutemices prennent tout leur sens agrave partir du deacutenouement

Syntheacutetiser les eacuteleacutements deacutegageacutes tout au long du parcours de maniegravere agrave reconstituer si possible le systegraveme theacuteorique selon lequel lrsquoEacuteleacuteate appreacutehendait la reacutealiteacute pour en rendre raison sera la tacircche de la conclusion

Deux conditions requises

Deux conditions sont requises pour envisager de mener agrave bien cette laquo eacutecoute raquo du Poegraveme disposer drsquoun texte qui effectivement la permette parce qursquoil est suffisamment eacutetoffeacute et que son eacutetat est relativement bien assureacute Platon Aristote et un certain nombre des citateurs de lrsquoAntiquiteacute disposaient du texte inteacutegral du Poegraveme ou srsquoils le voulaient vraiment pouvaient y avoir accegraves Tel nrsquoest plus notre cas Comme pour les eacutecrits de tous ceux que lrsquoon nomme habituellement les Preacutesocratiques lrsquoœuvre de Parmeacutenide ne nous a pas eacuteteacute transmise directement Nous ne la connaissons que par des citations Mais agrave la diffeacuterence de la plupart des autres Preacutesocratiques les fragments que lrsquoon a trouveacutes chez les citateurs ou que lrsquoon a pu reconstituer agrave partir de citations multiples ne se ramegravenent pas agrave quelques phrases ou fragments de phrase Plusieurs drsquoentre eux sont mecircme drsquoune belle longueur et forment des ensembles substantiels et coheacuterents justement pour la premiegravere partie lagrave ougrave se trouveraient les thegraveses qursquoon veut y trouver Le plus long (frg VIII) fait agrave lui seul 61 vers auxquels il faut ajouter les 5 vers et demi du frg VII avec lequel il fait corps ce qui donne un total de 665 vers Si lrsquoon estime comme je le propose que les fragments II et III nrsquoen font eacutegalement qursquoun seul lrsquoensemble se ramegravene agrave 17 fragments et non plus agrave 19 Nous avons donc la possibiliteacute de lire mateacuteriellement le Poegraveme crsquoest-agrave-dire de disposer drsquoune partie substantielle du texte pour ne pas ecirctre reacuteduits agrave ne formuler jamais que des hypothegraveses inveacuterifiables Il a mecircme eacuteteacute possible de reconstituer la structure drsquoensemble du Poegraveme

12 Il est drsquousage de ranger PARMENIDE et les Preacutesocratiques dans la cateacutegorie des philosophes Le terme srsquoil nrsquoest peut-ecirctre pas inapproprieacute offre lrsquoinconveacutenient de comporter des surdeacuteterminations qui nrsquoapparaicirctront que plus tard comme celle drsquoune approche proprement meacutetaphysique HERACLITE parle drsquolaquo enquecircteur raquo ἵστωρ de quelqursquoun qui megravene une laquo enquecircte raquo une laquo recherche raquo ἱστορίη ndash ἱστορία en attique (frg 84 p 272 J-Fr PRADEAU DK 28 B 35 M CONCHE 24 M MARKOVICH 7) PARMENIDE use drsquoun synonyme de ἱστορίη δίζησις laquo recherche raquo (II 2 VI 3 VII 2) dont le verbe correspondant est δίζημαι laquo rechercher raquo (VIII 6) et un synonyme πυνθάνομαι laquo chercher agrave savoir raquo (I 28 X 4)

11

Le preacuteambule ou proegraveme (Frg I) Conserveacute dans son inteacutegraliteacute

Total 32 vers

La premiegravere partie Comprend 6 fragments13

frg II 75 vers frg III 1 vers frg V 15 vers frg VI 9 vers frg VII 55 vers frg VIII les 505 premiers vers

Total 75 vers

La seconde partie Comprend 13 fragments la plupart de petite taille

frg VIII les 105 derniers vers14 frg IV 35 vers frg IX 4 vers frg X 65 vers frg XI 3 vers frg XII 55 vers frg XIII 1 vers frg XIV 1 vers frg XV 1 vers frg XVa 1 mot frg XVI 4 vers frg XVII 1 vers frg XVIII 6 vers (en latin) frg XIX 3 vers

Total 49 vers

Quant agrave lrsquoeacutetat du texte il est possible de le restituer de maniegravere relativement satisfaisante La tradition indirecte (celle des citations) est a priori moins fiable que la tradition directe (celle drsquoun texte recopieacute pour lui-mecircme) Dans ce dernier cas lrsquoeacutedition manuscrite a normalement eacuteteacute faite avec soin avec choix du manuscrit agrave recopier relecture et correction et mecircme une eacuteventuelle confrontation avec le texte drsquoun ou de plusieurs autres manuscrits Le souci premier est de transmettre le texte le plus fidegravelement possible Dans le cas drsquoune citation ce souci est inexistant La citation peut se faire de meacutemoire etou le texte

13 Si lrsquoon reporte le frg IV dans la seconde partie

14 Vers 51b agrave 61 Le a ou le b que jrsquointroduis parfois apregraves le numeacutero drsquoun vers a pour fonction drsquoindiquer que je fais une distinction significative entre la premiegravere et la seconde partie de ce vers ou simplement pour ecirctre preacutecis que ce dont je parle se trouve dans lrsquoune ou lrsquoautre de ces parties Le a du frg XVa nrsquoa pas la mecircme signification il a eacuteteacute introduit par lrsquoeacutediteur des fragments pour distinguer celui-ci du frg XV tout en lrsquoy associant

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ecirctre reacuteameacutenageacute pour mieux servir le propos que lrsquoon deacuteveloppe Au vers 29 du frg I par exemple les citateurs divergent sur le qualificatif agrave reconnaicirctre au laquo cœur de la veacuteriteacute raquo pour les uns il est ἀτρεμές laquo non tremblant raquo pour drsquoautres ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo donc laquo ferme raquo ou laquo exact raquo Plus significatif du travail du citateur sur le texte citeacute au mecircme vers 29 du frg I la veacuteriteacute est qualifieacutee par certains drsquoεὐπειθέος laquo bien persuasive raquo par Proclus drsquoεὐφεγγέος laquo bien illumineacutee raquo et par Simplicius drsquoεὐκυκλέος laquo bien ronde raquo Plus surprenant encore le mecircme citateur peut citer diffeacuteremment le mecircme passage comme lrsquoatteste en particulier Simplicius pour le frg VIII Mais drsquoune maniegravere geacuteneacuterale et mis agrave part certaines variantes ougrave lrsquoon peut deacuteceler lrsquointention qui les a introduites les divergences rencontreacutees nrsquoexcegravedent pas celles que lrsquoon rencontre habituellement pour les textes transmis directement Peut-ecirctre le fait drsquoecirctre un poegraveme donc un eacutecrit versifieacute et rythmeacute a-t-il contribueacute agrave preacuteserver le texte contre une facile substitution paraphrastique

Mon propos nrsquoeacutetant pas de produire une nouvelle eacutedition savante du Poegraveme je mrsquoappuierai sur ce que lrsquoon appelle le textus receptus laquo le texte reccedilu raquo crsquoest-agrave-dire le texte qui eacutetabli par Diels et reacuteviseacute par Kranz se retrouve avec quelques retouches chez les eacutediteurs et commentateurs franccedilais tels que M Conche B Cassin L Couloubaritsis ou J Bollack chacun y marquant ses choix quant aux variantes possibles et selon sa propre interpreacutetation Je nrsquoeacutechapperai pas agrave la regravegle et donnerai agrave chaque fois les raisons de mes propres choix

Trois difficulteacutes speacutecifiques

La fragmentation du texte soulegraveve cependant trois difficulteacutes particuliegraveres La premiegravere est que les coupures ne correspondent pas forceacutement aux articulations du texte consideacutereacute dans son inteacutegraliteacute Porteacutes agrave prendre un fragment pour une uniteacute signifiante nous le consideacuterons seacutepareacutement des autres ou ne voyons pas qursquoil concerne deux questions distinctes Pour le frg VIII par exemple il est clair que le vers 50 termine la premiegravere partie du Poegraveme et en ouvre une autre Parmeacutenide le dit explicitement Mais il ne dit pas de maniegravere nette que au v 19 de ce mecircme fragment il cesse de parler de ἔστιν laquo est raquo pour ouvrir un nouveau deacuteveloppement sur τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo laquo lrsquoeacutetant raquo Tout le monde pense que les 50 premiers vers de ce fragment traitent uniquement de laquo lrsquoeacutetant raquo Autres exemples le premier vers du frg VI nrsquoappartient pas au mecircme deacuteveloppement que la suite du fragment La coupure opeacutereacutee par le citateur a fait croire le contraire et a engageacute sur la voie drsquoune fausse interpreacutetation du passage Le frg IX ne forme pas qursquoune seule phrase comme tout le monde le pense mais en comporte deux les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont manque le deacutebut et les deux derniers forment une phrase indeacutependante La coupure apregraves les vers 60 et 61 du frg VIII a tregraves certainement contribueacute agrave pousser les commentateurs modernes agrave penser que ces deux vers concluaient ce qui preacuteceacutedait alors qursquoils ouvrent un nouveau deacuteveloppement Dernier exemple lrsquoisolement du frg XVI a empecirccheacute les traducteurs et commentateurs de voir que le sujet du verbe de la proposition comparative (ἔχει) est le mecircme que celui de la phrase preacuteceacutedente non conserveacutee

La seconde difficulteacute particuliegravere se rencontre dans la seconde partie du Poegraveme Certains fragments sont si courts qursquoils sont pratiquement incompreacutehensibles sans le commentaire des citateurs Comment par exemple comprendre sans se reacutefeacuterer au citateur ndash en lrsquooccurrence une scolie dans un texte de saint Basile ndash que le seul mot qui compose le frg XVa ὑδατόριζον laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo se rapporte agrave la Terre (ou terre) Le lecteur deacutepend alors totalement de lrsquousage que le citateur fait de la citation Il se trouve dans une situation comparable agrave celle drsquoun archeacuteologue devant un monument qursquoil faudrait reconstituer agrave partir de mateacuteriaux que lrsquoon retrouve dans des eacutedifices ougrave ils ont eacuteteacute reacuteemployeacutes

13

La troisiegraveme difficulteacute speacutecifique tient agrave lrsquoordre selon lequel il convient de lire les fragments et agrave la place qui leur revient dans lrsquoeacuteconomie du Poegraveme Cet ordre et cette place reacutesultent pour une part des eacuteventuelles et rares indications agrave ce sujet qui se trouvent dans les fragments eux-mecircmes pour une autre de celles que donnent les citateurs pour une autre enfin drsquoune confrontation entre le sens que lrsquoon trouve pour chacun des fragments consideacutereacutes en eux-mecircmes et celui qursquoappelle la coheacuterence du Poegraveme Par bonheur il a eacuteteacute assez aiseacute de reconstituer lrsquoarchitecture geacuteneacuterale du Poegraveme un proegraveme et deux parties comme cela a deacutejagrave eacuteteacute noteacute Par ailleurs la reacutepartition faite par Diels-Kranz des fragments entre chacune des deux parties est admise dans son ensemble En ce qui me concerne je deacuteplace comme le font B Cassin et J Bollack le frg IV de la premiegravere agrave la deuxiegraveme partie Quant agrave la distribution des fragments agrave lrsquointeacuterieur de chacune des parties elle est plus flottante elle deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de chacun des fragments eacutetant entendu que dans les cas litigieux cette interpreacutetation deacutecoule en mecircme temps de la place qursquoon lui accorde On se trouve alors dans une sorte de cercle vicieux dont la sortie nrsquoest possible que si le sens deacutegageacute est celui qui srsquoinscrit le mieux dans la logique drsquoensemble du Poegraveme La meacutethode suivie srsquoapparente agrave celle de lrsquoarcheacuteologue qui essaie de reconstituer un vase agrave partir drsquoun ensemble incomplet de tessons dont certains sont contigus et drsquoautres sans contact immeacutediat avec aucun autre Comme pour un puzzle dont on ne dispose pas du modegravele le principe fondamental est celui du rapprochement aussi bien quant agrave la forme que quant au sens la situation ideacuteale eacutetant que ce rapprochement puisse ecirctre synonyme de contiguiumlteacute Crsquoest celui qursquoont suivi Diels-Kranz dans la reconstitution des fragments et leur ordonnancement Ils ont cependant gardeacute distincts les frg VII et VIII qursquoils consideacuteraient pourtant comme ne formant qursquoun seul Ils sont tregraves geacuteneacuteralement suivis L Couloubaritsis quant agrave lui integravegre le frg IV dans le frg VIII (entre les vers 41 et 42) et propose mecircme de faire des frg VI VII VIII et IV un tout p 344 ss et p 546 Pour ma part je rattache le frg III au frg II dont il complegravete le dernier vers Le but viseacute est analogue agrave celui que poursuit lrsquoeacutediteur drsquoun texte ancien Par une confrontation entre toutes les variantes donneacutees par les manuscrits il tente de reconstituer ce que lrsquoon appelle un archeacutetype crsquoest-agrave-dire le texte supposeacute le plus proche possible de celui qui a eacuteteacute eacutediteacute par lrsquoauteur Crsquoest un texte reconstruit qui nrsquoa sans doute jamais existeacute exactement comme tel au cours de la transmission mais qui se veut le plus proche de lrsquooriginal

Il restera ineacutevitablement bien des zones drsquoombre dans lrsquointelligence du Poegraveme en plus de la part drsquohypothegraveses que recegravele toute interpreacutetation Ce qui importe est que le mateacuteriau dont nous disposons soit suffisamment conseacutequent pour qursquoil soit a priori possible de deacutegager la penseacutee de son auteur par confrontation interne en se fiant le moins possible aux seuls citateurs agrave qui nous devons leur conservation

Mon propos

Mon intention ici nrsquoest pas de donner du Poegraveme de Parmeacutenide une interpreacutetation qui soit la plus exhaustive possible Elle est seulement de faire une deacutemonstration susceptible drsquoengager une telle interpreacutetation sur une voie nouvelle Allez plus avant en mecircme temps serait entrer dans des discussions et des hypothegraveses qui outre qursquoelles seraient preacutematureacutees en affaibliraient la vigueur Je suis parti drsquoun fait la preacutesence drsquoautonymes dans la premiegravere partie Ce fait mrsquoa paru deacutecisif pour la compreacutehension du Poegraveme Il mrsquoa sembleacute qursquoil eacutetait de nature agrave engager une enquecircte agrave frais nouveaux dans le dossier parmeacutenidien Les autonymes mrsquoapparaissaient comme je lrsquoai deacutejagrave dit ecirctre la cleacute au sens actuel du mot et non au sens ancien15 qui fermait agrave lrsquointelligence du Poegraveme et qui en mecircme temps eacutetait susceptible drsquoy

15 Comme cela sera preacuteciseacute plus loin dans lrsquoAntiquiteacute la cleacute ne servait qursquoagrave ouvrir non agrave fermer

14

ouvrir Puis lrsquoenquecircte a suivi son propre cheminement Crsquoest elle que jrsquoai eacutecrite au fur et agrave mesure de sa progression sans chercher agrave preacutesenter discuter et reacutefuter toutes les thegraveses que lrsquoon tient sur lrsquoœuvre de lrsquoEacuteleacuteate et sans savoir ougrave elle me megravenerait Ne connaissant pas par avance qursquoelle en serait le terme elle garde la marque des tacirctonnements et des approximations qui une fois le travail acheveacute auraient pu ecirctre gommeacutes

Il mrsquoa sembleacute que ma deacutemonstration en resterait vraiment une si je la transmettais telle que je lrsquoai reacuteellement meneacutee si je faisais suivre fidegravelement au lecteur le chemin que jrsquoai effectivement parcouru et le faisais progresser pas agrave pas dans les deacutecouvertes qui ont eacuteteacute les miennes Ayant toutes les piegraveces et les arguments en main il serait mieux agrave mecircme drsquoen appreacutecier la force comme drsquoen voir les eacuteventuelles faiblesses

Je suis donc parti de la prise de conscience des autonymes et de la recherche de leur exacte eacutetendue (chapitre I) Puis jrsquoai repris agrave partir de ce fait une relecture de la premiegravere partie du Poegraveme la seule partie dans laquelle ils sont preacutesents (chapitre II) Une fois effectueacutee cette relecture mrsquoa inciteacute agrave voir si elle nrsquoautorisait pas un regard nouveau sur la seconde partie malgreacute son eacutetat de deacutelabrement extrecircme (chapitre III) Lrsquoeacutetude du corps du Poegraveme eacutetant acheveacutee il mrsquoa sembleacute que alors et alors seulement une interpreacutetation du proegraveme pouvait ecirctre tenteacutee (chapitre IV) Les reacutesultats de cette patiente investigation pouvaient enfin ecirctre reacuteunis drsquoune maniegravere syntheacutetique (conclusion)

Une difficulteacute suppleacutementaire le grec

Reste une difficulteacute devenue majeure aujourdrsquohui le grec Parmeacutenide a eacutecrit en grec Cette langue est deacutesormais meacuteconnue du plus grand nombre mecircme des philosophes Le lecteur comprendra aiseacutement que ma deacutemonstration ne puisse se faire que sur le texte grec comme un matheacutematicien ou un physicien ne peut faire la sienne sans recourir aux formules matheacutematiques Se passer du grec crsquoest effacer la deacutemonstration et demander au lecteur drsquoajouter foi aux conclusions que lrsquoon en tire sans lui permettre de veacuterifier et de discuter lrsquoessentiel lrsquoargumentation qui a eacuteteacute suivie Le transcrire en caractegraveres latins nrsquoa de sens que pour celui qui connaicirct deacutejagrave cette langue Enfin on ne peut se contenter de travailler sur une traduction mecircme la plus litteacuterale possible Si laquo est raquo en franccedilais recouvre seacutemantiquement et linguistiquement le ἔστιν grec il nrsquoen est pas de mecircme pour lrsquoinfinitif du mecircme verbe laquo ecirctre raquo εῖναι Comme je lrsquoai dit plus haut lrsquoinfinitif franccedilais substantiveacute (laquo lrsquoecirctre raquo) reacutefegravere agrave une reacutealiteacute substantielle alors que en grec τὸ εῖναι ne peut avoir cette signification il signifie seulement laquo le fait drsquoecirctre raquo laquo le fait drsquoexister raquo Du reste le lecteur srsquoapercevra au travers des diverses traductions que je citerai mecircme celles qui sont les plus litteacuterales qursquoelles sont loin de rendre le mecircme sens

Cependant je souhaiterais vivement pouvoir ecirctre lu et compris au-delagrave du cercle tregraves eacutetroit des philosophes helleacutenisants

Le grec nrsquoest pas mateacuteriellement difficile agrave lire Chacun de nous en connaicirct deacutejagrave un certain nombre de caractegraveres surtout en ce qui concerne les majuscules identiques pour une bonne part agrave nos caractegraveres drsquoimprimerie Aussi je propose de donner ci-apregraves un tableau qui inspireacute drsquoautres ouvrages comme lrsquoἕρμαιον de J-V Vernhes16 permet de lire ces caractegraveres Il suffit au lecteur de le photocopier pour en faire un marque-page le temps de les apprendre et de se familiariser avec eux ce qui ne demandera que tregraves peu de temps

16 J-V VERNHES ἕρμαιον Initiation au grec ancien p 1

15

Alphabet grec

Majus-cules

Minus-cules

Nom de la lettre

Pronon-ciation

Remarques

A Β Γ Δ Ε Ζ Η Θ Ι Κ Λ Μ Ν Ξ Ο Π Ρ Σ Τ Υ Φ Χ Ψ Ω

α β ou ϐ γ δ ε ζ η θ ι κ λ μ ν ξ ο π ρ

ς ou σ τ υ φ χ ψ ω

alpha becircta

gamma delta

epsilon zecircta ecircta

thecircta iota

kappa lambda

mu nu xi

omicron pi

rhocirc sigma

tau upsilon

phi chi psi

omeacutega

a ou acirc b g d eacute dz ecirc th

i ou icirc k l m n x o p r s t

u ou ucirc ph ou f

kh ps ocirc

a bref ou long chatte ou pacirctre β au commencement des mots (en France)

g dur comme dans gare

eacute bref fermeacute comme dans cleacute

ecirc long ouvert comme dans pegravere

i bref ou long

jamais nasaliseacute jamais nasaliseacute

x dur comme dans axe o bref fermeacute ou ouvert mot ou mort

r rouleacute

s dur comme dans sac (ς agrave la fin des mots) t dur comme dans table

u bref ou long

(ou ch cf choleacutera) comme dans psychologue

ocirc long fermeacute

Il existe drsquoautres signes qui accompagnent les lettres et dont le non helleacuteniste peut faire lrsquoeacuteconomie dans la prononciation comme les esprits rude (῾ ὁδός laquo voie raquo) ou doux (᾽ ἀλήθεια laquo veacuteriteacute raquo) et les accents aigu (´ κέλευθος laquo chemin raquo) grave (` τὸ ἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo) ou circonflexe (῀ νοῦς laquo esprit raquo) Ces accents peuvent se combiner avec les esprits ἂ ἇ ἥ ὗ etc Ils se placent au-dessus des voyelles ou avant srsquoil srsquoagit drsquoune majuscule Ἀ Ἂ Ἇ Ὂ Ὢ etc Le iota (ι) peut ecirctre souscrit (placeacute sous la voyelle ῳ ῃ ᾈ ᾨ etc) ou plus rarement adscrit (placeacute apregraves elle quand celle-ci est une majuscule Aι) Ce iota ne se prononce pas Enfin la ponctuation grecque diverge quelque peu de la nocirctre le point drsquointerrogation est noteacute par un point-virgule () πόθεν αὐξηθέν laquo par quel moyen a-t-il crucirc raquo et nos deux points ou point-virgule par un point en haut () τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει laquo Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est raquo

Quelques regravegles de prononciation dite eacuterasmienne

- Les diphtongues αι ει οι se prononcent en faisant entendre le laquo i raquo comme dans aiumle pareil langue drsquooiumll

- La diphtongue ου se prononce ou comme en franccedilais les diphtongues αυ et ευ se prononcent aou et eacuteou un peu comme dans caoutchouc (ou mieux allemand Baum ou anglais sound) et comme dans gueacutepeacuteou

16

- Le μ et le ν ne sont jamais nasaliseacutes comme en franccedilais - Devant γ κ χ et ξ le γ est nasaliseacute et se prononce n ἂγγελος laquo messager raquo se

prononce ang-gueacute-loss ἀνάγκη laquo neacutecessiteacute raquo se prononce a-nang-kegrave etc

Enfin pour faciliter la lecture sans pour autant surcharger lrsquoeacutecriture jrsquoai pris le parti drsquoinseacuterer la traduction dans le texte grec lui-mecircme et dans le corps de mon eacutetude drsquoaccompagner un mot grec de sa traduction ou inversement en eacutevitant le plus possible cependant les reacutepeacutetitions inutiles et fastidieuses

Une simplification eacuteconome

Je serai ameneacute agrave citer souvent drsquoautres traductions Aussi afin drsquoeacuteviter agrave chaque fois une reacutefeacuterence en bas de page jrsquoindiquerai la pagination sans autre mention que le nom de lrsquoauteur Les traductions habituelles que jrsquoai retenues sont les suivantes17

J BOLLACK Parmeacutenide De lrsquoeacutetant au monde Paris Verdier Poche 2006

B CASSIN Parmeacutenide Sur la nature ou sur lrsquoeacutetant La langue de lrsquoecirctre Paris Seuil 1998

M CONCHE Parmeacutenide Le Poegraveme Fragments Paris PUF 21999 (11996)

L COULOUBARITSIS La Penseacutee de Parmeacutenide Troisiegraveme eacutedition modifieacutee et augmenteacutee de Mythe et Philosophie chez Parmeacutenide Bruxelles Ousia 2008

J FRERE Parmeacutenide ou le souci du vrai Ontologie theacuteologie cosmologie Paris Kimeacute 2012

17 Ce choix paraicirctra arbitraire surtout agrave ceux dont les traductions nrsquoont pas eacuteteacute retenues

Mais comme je lrsquoai dit plus haut ma deacutemonstration serait affaiblie si je mrsquoengageais dans un deacutebat avec tous ceux qui ont eacutemis un avis sur le sens agrave donner de tel ou tel fragment du Poegraveme Pour autant celles que jrsquoai retenues sont celles qui parmi les plus reacutecentes sont soutenues par une eacutetude tregraves approfondie du texte parmeacutenidien et qui agrave deacutefaut de srsquoy reacutefeacuterer directement permettent de connaicirctre les traductions et interpreacutetations de leurs devanciers Ce qui nrsquoest pas le cas par exemple de la traduction drsquoA V ILLANI Parmeacutenide Le Poegraveme suivi de Parmeacutenide ou la deacutenomination 2011 ni de celle de M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme preacuteceacutedeacute de Eacutenoncer le verbe ecirctre 2012 dont jrsquoai deacutecouvert lrsquoouvrage je le reconnais apregraves la reacutedaction du mien et dont la viseacutee particuliegravere lui fait deacutelaisser les questions de fond pour srsquoattacher uniquement agrave laquo la couche linguistique et poeacutetique sous-jacente raquo Jrsquoai enfin inteacutegreacute mais seulement en notes la nouvelle eacutedition du commentaire drsquoA H COXON qui reprend la traduction de MCKIRAHAN The Fragments of Parmenides A Critical Text with Introduction and Translation the Ancient Testimonia and a Commentary Revised and Expanded Edition edited with new Translations by Richard MCKIRAHAN and a new Preface by Malcohn SCHOFIELD Las Vegas Zurich Athens Parmenides Publishing 2009

17

Chapitre I

Des autonymes

La premiegravere partie du Poegraveme preacutesente une particulariteacute linguistique des formes verbales ne sont pas employeacutees selon la fonction qursquoelles ont habituellement dans la phrase mais de maniegravere autonymique Ces autonymes ont longtemps fausseacute ou interdit la compreacutehension du Poegraveme dans la mesure ougrave le lecteur ne se rendant pas compte de leur preacutesence trouvait malgreacute tout un sens agrave la phrase dans laquelle ils figuraient Ils en permettent agrave lrsquoinverse une intelligence profonde si lrsquoon parvient agrave les identifier Aussi pour reprendre lrsquoimage que Parmeacutenide lui-mecircme propose dans son proegraveme sont-ils laquo la cleacute raquo κληῖδας (I 14) qui ouvre la porte agrave son intelligence18

Ce nrsquoest que depuis peu que les savants ont repeacutereacute cet usage drsquoautonymes dans le Poegraveme Ils lrsquoont signaleacute pour la troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du verbe laquo ecirctre raquo ἔστιν laquo est raquo mais seulement pour deux ou trois occurrences19 En reacutealiteacute il me semble que lrsquoemploi de ἔστιν comme autonyme concerne lrsquoensemble des fragments de la premiegravere partie Bien plus ce pheacutenomegravene qui constitue un fait linguistique nouveau dans lrsquoeacutecriture des textes grecs dont nous disposons touche mecircme drsquoautres formes verbales comme les infinitifs εἶναι laquo ecirctre raquo et νοεῖν laquo penser raquo et mecircme un syntagme νοεῖν ldquoἔστινrdquo laquo penser ldquoestrdquo raquo

La premiegravere tacircche agrave effectuer est de mettre ces formes en eacutevidence reacuteservant pour apregraves lrsquointerpreacutetation geacuteneacuterale qui en deacutecoule pour le Poegraveme

A Frg II laquo ἔστιν raquo laquo οὐκ ἔστιν raquo

1 Texte et traduction20

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι21 quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν22 ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

18 Un premier exposeacute de lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee dans ce chapitre et le suivant a fait lrsquoobjet drsquoune communication faite agrave Strasbourg sous le titre laquo Parmeacutenide enfin une cleacute raquo le 15 mars 2013 et publieacutee dans Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 II 2014 laquo Heidegger la Gregravece et la destineacutee europeacuteenne raquo Textes reacuteunis par A MERKER p 85-109

19 Ἔστι deux fois (frg II 2 et VIII 2) οὐκ ἔστι (frg II 5) B CASSIN trouve une autre occurrence de ἔστι autonyme au frg VIII 35 Seule M ANNEE en a reacutecemment releveacute davantage

20 Sauf mention particuliegravere toutes les traductions proposeacutees sont personnelles

21 Texte des eacuteditions εἰσι νοῆσαιmiddot

22 Texte des eacuteditions ἡ μὲν

18

πειθοῦς ἔστι23 κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquo24 ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

2 Ma lecture du texte

La lecture que je fais de ce fragment est leacutegegraverement diffeacuterente de celle qui est suivie par les eacutediteurs et les commentateurs Ces diffeacuterences sont noteacutees en gras Portant seulement sur la ponctuation les esprits et lrsquoaccentuation elles ne remettent pas en cause le texte grec lui-mecircme mais lrsquointerpreacutetation que les eacutediteurs y ont inscrite

II 2 αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

Drsquoabord je deacuteplace avant νοῆσαι laquo penser raquo le point en haut ndash eacutequivalent grec des deux points franccedilais ndash que les eacutediteurs placent apregraves (εἰσι νοῆσαιmiddot) et fais de cet infinitif une apposition agrave ὁδοί laquo voies raquo et non plus un compleacutement de εἰσί laquo sont raquo Je traduis donc laquo quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penserhellip raquo et non par exemple laquo quelles voies de recherche seules sont agrave penser hellip raquo (B Cassin p 77)

II 3 ἠμὲν ὅπως ἔστινhellip soit que laquo ldquoestrdquo est raquohellip II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστινhellip soit que ldquonrsquoest pasrdquo est raquohellip

Ensuite je lis les particules disjonctives ἠμέν et ἠδέ aux vers 3 et 5 agrave la place des articles ἡ μέν laquo lrsquoune raquo et ἡ δέ laquo lrsquoautre raquo des eacutediteurs Ces articles qui reprennent ὁδοί laquo voies raquo nrsquoont plus de raison drsquoecirctre si on fait de νοῆσαι laquo penser raquo une apposition agrave ὁδοί laquo voies raquo et non un compleacutement de εἰσί laquo sont raquo Ces deux particules qui combinent la particule ἤ laquo ou bien raquo et les particules μέν et δέ peuvent avoir selon le contexte le sens de laquo soithellip soithellip raquo agrave valeur fortement disjonctive ou de laquo ethellip ethellip raquo agrave valeur agrave la fois disjonctive et cumulative Ce sont les mecircmes que celles des vers 29 et 30 du frg I Et comment en serait-il autrement Le frg II en effet nrsquoest que le premier deacuteploiement de ces deux vers par lesquels Parmeacutenide agrave la fin du proegraveme eacutenonce la premiegravere exigence eacutepisteacutemique qui srsquoimpose au candidat au vrai savoir

Frg I 28-30

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

23 Texte des eacuteditions ἐστι

24 Texte des eacuteditions ἡ δrsquo

19

Le laquo cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive raquo du v 29 nrsquoest autre que ἔστιν du vers 3 du frg II tandis que les opinions des mortels du v 30 sont reprises au v 5 du frg II par οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo affirmeacute par les mortels comme ἔστιν et par ἔστιν affirmeacute par eux comme οὐκ ἔστιν Dans ces derniers vers du frg I les particules ἠμέν et ἠδέ ont une valeur agrave la fois disjonctive et cumulative les deux sortes de connaissances dont Parmeacutenide doit srsquoenqueacuterir sont nettement distinctes lrsquoune de lrsquoautre et srsquoadditionnent

II 4 ἔστι(ν) laquo ldquoestrdquo est raquo

Les eacutediteurs et commentateurs comprennent le ἐστί du v 4 comme ayant une valeur attributive ndash laquo crsquoest le chemin de persuasion raquo traduit par exemple B Cassin p 77 ndash et lrsquoeacutecrivent ἐστι en raison de la place qursquoil occupe dans la phrase Jrsquoestime pour ma part qursquoil est possible de le comprendre comme autonyme et signifiant lrsquoexistence Crsquoest pourquoi je lrsquoaccentue ainsi ἔστι25

3 Les cinq occurrences de ἔστι(ν) comme autonyme

La reconnaissance aux vers 3a et 5a de ἔστι(ν) comme autonyme est relativement reacutecente Le premier a lrsquoavoir faite serait G Calogero en 193226 Elle a depuis lors eacuteteacute adopteacutee par nombre de commentateurs non sans reacuteticence Nombreux parmi ces derniers cherchent en effet agrave sous-entendre un sujet agrave ce laquo est raquo agrave refuser de le consideacuterer comme autonyme Beaucoup drsquointerpregravetes supposent que ce sujet est laquo lrsquoecirctre raquo laquo Lrsquointerpreacutetation la moins risqueacutee conclut L Couloubaritsis au terme drsquoune analyse quasi exhaustive de toutes les interpreacutetations p 253-259 parce qursquoelle est confirmeacutee par la suite du texte est celle qui admet un sujet implicite qui doit eacutemerger dans la suite qui nrsquoest autre que lrsquoeon raquo p 258

En reacutealiteacute ἔστιν sans sujet mais lui-mecircme sujet ou autonyme ne figure pas deux fois dans ce frg II comme on le pense geacuteneacuteralement mais cinq fois Cela concerne toutes ses occurrences et assure une grande uniteacute de signification agrave lrsquoensemble27

II 3 ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

La troisiegraveme personne du singulier du verbe εἰμί agrave savoir ἐστί doit ecirctre sous-entendue apregraves le premier ἔστιν drsquoune part en raison de la construction de la proposition introduite par ὅπως laquo que raquo laquelle exige un verbe exprimeacute ou non et drsquoautre part en raison de la symeacutetrie qursquoelle forme drsquoun cocircteacute avec le second membre de la phrase et drsquoun autre cocircteacute avec les deux propositions du v 5 Je lis donc ἠμὲν ὅπως ἔστιν [s e ἐστίν] laquo soit que ldquoestrdquo est raquo reacutepeacutetition qui ne se dit pas en grec

Toujours au vers 3 je comprends οὐκ ἔστι comme laquo nrsquoest pas raquo et non comme laquo il nrsquoest pas possible raquo comme le font la plupart des traducteurs et commentateurs ainsi par exemple J Fregravere laquo il nrsquoest pas possible de ne pas ecirctre raquo p 145 Par ailleurs jrsquoen fais le sujet de lrsquoinfinitif μὴ εἶναι laquo ne saurait ecirctre raquo et fais de ce μὴ εἶναι non plus comme le font les traducteurs le compleacutement de οὐκ ἔστι devenu sujet mais compleacutement de lrsquoinfinitif νοῆσαι laquo penser raquo Drsquoougrave ma traduction laquo penser soit que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

Il y a certes un changement de construction entre les deux propositions que je fais deacutependre de νοῆσαι laquo penser raquo La premiegravere est agrave lrsquoindicatif si lrsquoon sous-entend le verbe εἰμί

25 Ἐστί est accentueacute diffeacuteremment suivant le sens et la position dans la phrase Quand il est autonyme jrsquoai pris le parti de lrsquoeacutecrire ἔστι aussi bien dans le texte du Poegraveme que dans le commentaire

26 G CALOGERO Studi sullrsquoEleatismo p 17-18

27 Jrsquoai constateacute avec satisfacion que M ANNEE fait la mecircme analyse Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 157-158

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laquo je suis raquo agrave la troisiegraveme personne ὅπως ἔστιν [s e ἐστίν] et la seconde est agrave lrsquoinfinitif bien qursquointroduite par ὡς ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι Ce qui semble pour nous incoheacuterent ne lrsquoest pas pour un Grec Les verbes de perception par lrsquoesprit ou les sens peuvent se contruire avec le participe ὅτι ou ὡς et un mode personnel ou enfin avec une proposition infinitive Mais ici on aurait affaire agrave une construction qui meacutelangerait deux logiques en associant ὡς et lrsquoinfinitif au lieu de lrsquoindicatif Dans sa Syntaxe grecque M Bizos note il est vrai agrave propos de la construction de la phrase apregraves des verbes drsquoaffirmation et non agrave propos des verbes de perception que lrsquolaquo on passe quelquefois de la construction avec ὅτι ou ὡς agrave la proposition infinitive il arrive mecircme que la proposition commenceacutee par ὅτι ou ὡς srsquoachegraveve par une infinitive raquo28

Enfin je traduis μὴ εἶναι par laquo ne saurait ecirctre raquo Le verbe νοεῖν laquo penser raquo qui commande la phrase peut suivant le sens qursquoon lui precircte soit se construire comme un verbe drsquoopinion et ecirctre suivi drsquoune proposition infinitive avec la neacutegation οὐ soit se construire comme un verbe de perception par lrsquoesprit ou les sens et dans ce cas la construction de la phrase subseacutequente sera soit au participe et la neacutegation οὐ soit agrave un mode personnel introduit par ὅτι ou ὡς et agrave nouveau la neacutegation οὐ Mais un certain nombre de ces verbes de perception par lrsquoesprit ou les sens peuvent eacutegalement ecirctre suivis drsquoune infinitive dans ce cas le sens du verbe est diffeacuterent et la neacutegation est μή Ici le sens de νοεῖν nrsquoest pas agrave entendre comme drsquoun verbe drsquoopinion Le contexte et la construction premiegravere avec ὅτι ou ὡς invitent agrave lrsquoentendre non pas au sens de laquo croire raquo mais de laquo comprendre raquo laquo saisir de maniegravere reacutefleacutechie raquo La construction de la phrase je lrsquoai fait remarquer est complexe Parmeacutenide pouvait tout aussi bien eacutecrire οὐκ εἶναι que μὴ εἶναι Comme je lrsquoexplique ci-apregraves le choix de la neacutegation μή est hautement significatif Si ἔστιν peut ecirctre objectivement constateacute οὐκ ἔστι ne le peut pas Lrsquoinexistence en tant que telle ne peut ecirctre qursquoune vue de lrsquoesprit un concept La neacutegation μή devant lrsquoinfinitif εἶναι signifie que lrsquoinexistence en tant que telle est une impossibiliteacute reacuteelle29

II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

Il nrsquoest sans doute pas interdit de penser que ἔστι(ν) puisse changer de sens et de fonction drsquoune proposition agrave une autre Mais si crsquoest bien lui qui est pointeacute dans ce fragment il mrsquoapparaicirct beaucoup plus logique et significatif de le conserver comme sujet et de lrsquoaccentuer ἔστι et non plus ἐστί (en reacutealiteacute ἐστι en raison de sa position dans la phrase) Il donne agrave la voie agrave suivre ὁδός un contenu Crsquoest lui le laquo chemin de persuasion raquo πειθοῦς κέλευθος car lui seul reacutepond agrave des exigences eacutepisteacutemiques de veacuteridiction ἀληθείῃ ὀπηδεῖ laquo il suit veacuteriteacute raquo Ma lecture de la phrase creacutee il est vrai une asyndegravete ce vers 4 nrsquoest pas explicitement lieacute agrave ce qui preacutecegravede par une particule Cette difficulteacute peut ecirctre leveacutee me semble-t-il si lrsquoon comprend ce vers comme une explication du vers preacuteceacutedent laquelle explication est le premier cas que mentionne M Bizos dans sa Syntaxe pour rendre compte de lrsquousage de lrsquoasyndegravete30 Les contraintes de la versification ne permettaient pas drsquoajouter une syllabe de plus et il aurait eacuteteacute ineacuteleacutegant de faire figurer deux γάρ laquo car raquo dans le mecircme vers31

28 M BIZOS Syntaxe grecque p 133 Remarque 5

29 Nuance qui nrsquoapparaicirct pas dans la traduction de M ANNEE laquo Lrsquoune crsquoest ldquoestrdquo tout en sachant que ldquonrsquoest pasrdquo nrsquoest point raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 157

30 Ibid p 258

31 M ANNEE traduit ainsi ce vers laquo Car ldquoestrdquo chemin de persuasion accompagne veacuteriteacute raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme pl 157

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II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

Comme pour les occurrences preacuteceacutedentes je sous-entends ἐστί pregraves du premier ἔστίν que jrsquoaccentue ainsi et un autre pregraves de χρεών laquo il faut raquo ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν [s e ἐστί] τε καὶ ὡς χρεών [s e ἐστί] ἔστι μὴ εἶναι laquo (penser) soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo Tous les commentateurs sauf M Anneacutee32 comprennent le ἔστι du second membre du vers comme se rattachant agrave χρεών laquo il faut raquo alors que ce participe preacutesent neutre peut srsquoemployer sans un ἐστί exprimeacute

4 Mή nrsquoest pas οὐ

Je reviens sur la question de la traduction de la neacutegation μή devant les infinitifs εἶναι aux vers 3 et 5 et devant le participe ἐόν au vers 7 Agrave la diffeacuterence de la neacutegation οὐ qui est la neacutegation du fait constateacute la neacutegation μή est la neacutegation du fait penseacute ou voulu La premiegravere est la marque de lrsquoobjectiviteacute la seconde celle de la subjectiviteacute agrave savoir que le fait eacutenonceacute est eacutenonceacute comme perccedilu par une subjectiviteacute et donc que la reacutealiteacute peut ecirctre diffeacuterente de cette perception voire opposeacutee Avec la neacutegation μή le fait qui est affirmeacute est moins lrsquoobjet de cette perception que cette perception mecircme Tὸ μὴ ἐόν par exemple au vers 7 ne saurait ecirctre compris comme τὸ οὐκ ἐόν laquo ce qui nrsquoest pas raquo Sinon ce qui nrsquoest qursquoun concept une pure vue de lrsquoesprit deviendrait alors un reacuteel constateacute qui aurait quelque consistance ontologique le Neacuteant Ce que ne srsquoest pourtant pas priveacute de faire Gorgias comme je lrsquoai deacutejagrave dit dans lrsquointroduction trompeacute par les possibiliteacutes nouvelles de lrsquoabstraction qursquooffre la langue grecque dont la plasticiteacute est semblable agrave la plasticiteacute neuronale33 Crsquoest la raison pour laquelle jrsquoai traduit au v 3 par laquo ne saurait ecirctre raquo au v 5 par laquo ne soit pas raquo et au v 7 par laquo ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas raquo Cette derniegravere formule est lourde Jrsquoen conviens Mais traduire par laquo ce qui nrsquoest pas raquo est objectiver et ontologiser ce qui nrsquoest et ne peut ecirctre qursquoun concept La neacutegation du reacuteel est un geste de lrsquoesprit Mais elle ne rend pas pour autant le reacuteel inexistant Cela est impossible comme cela sera exprimeacute agrave plusieurs reprises notamment au deacutebut du frg VII

Οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme

reacuteelles gt des choses ltqui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

Si cette lecture du frg II est la bonne srsquoil srsquoavegravere que Parmeacutenide y deacutetache la forme verbale ἔστί de ses fonctions normales pour lui faire tenir la fonction drsquoun substantif il est leacutegitime de srsquoattendre eacutetant donneacute qursquoil pose cette forme au centre de sa reacuteflexion qursquoil recommencera dans la suite du Poegraveme et mecircme qursquoil peut eacutetendre le proceacutedeacute agrave drsquoautres termes Ce qursquoatteste justement le fragment suivant

B Frg III laquo νοεῖν ldquo ἔστινrdquo raquo et laquo εἶναι raquo

Ce fragment est celui qursquoeacutevoque immanquablement le nom de Parmeacutenide agrave quiconque srsquoest quelque peu frotteacute agrave la philosophie antique Il fait agrave peine un vers et paraicirct drsquoune parfaite clarteacute

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι

32 Laquelle traduit ainsi ce vers laquo Lrsquoautre crsquoest ldquonrsquoest pasrdquo tout en sachant que neacutecessairement ldquoestrdquo nrsquoest point raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 159

33 Voir sur le traiteacute Περὶ τοῦ μὴ ὄντος ἢ Περὶ φύσεως de GORGIAS les eacutetudes de B CASSIN Si Parmeacutenide et LrsquoEffet sophistique

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Sa traduction ne fait apparemment aucun doute τὸ γὰρ αὐτὸ ἐστίν laquo car crsquoest la mecircme chose raquo νοεῖν τε καὶ εἶναι laquo penser et ecirctre raquo Ici donc Parmeacutenide identifierait la penseacutee et lrsquoecirctre Crsquoest lrsquointerpreacutetation en tout cas qui a eacuteteacute geacuteneacuteralement retenue34 Elle a donneacute lieu agrave des variantes que M Heidegger a distribueacutees selon trois perspectives laquo la premiegravere nous montre la penseacutee comme quelque chose qui est donneacute devant nous et la range dans le reste de lrsquoeacutetant La seconde perspective comprend lrsquoecirctre agrave la moderne comme le fait pour les objets drsquoecirctre repreacutesenteacutes comme objectiviteacute pour le moi de la subjectiviteacute Dans la troisiegraveme perspective nous retrouvons un trait fondamental de tout ce qui dans la philosophie antique a reccedilu la marque de Platon Suivant la doctrine de Socrate et de Platon les ideacutees constituent dans tout eacutetant ce qui ldquoestrdquo raquo35 Quant agrave lui il reacutesume ainsi son interpreacutetation laquo En toute briegraveveteacute le fragment III dit que la penseacutee fait partie de lrsquoecirctre raquo36

Srsquoils nrsquoosent plus aujourdrsquohui ramener purement et simplement lrsquoecirctre agrave la penseacutee ou inversement la penseacutee agrave lrsquoecirctre la plupart des commentateurs butent toujours sur le sens agrave donner agrave cette proposition Aussi bien certains essaient-ils de sauver ce fragment en lui faisant dire ce qursquoil ne dit pas tels M Heidegger que je viens de citer (laquo ecirctre la mecircme chose raquo ne signifie pas laquo faire partie de raquo) ou J Fregravere qui de son cocircteacute traduit laquo Crsquoest en effet une seule et mecircme chose que lrsquoon pense et qui est raquo37 Mais L Couloubaritsis le premier me semble-t-il estime que toutes ces tentatives ne rendent pas justice au texte et ne trouvant pas pour lrsquoinstant une interpreacutetation satisfaisante preacutefegravere comme Platon reconnaicirctre honnecirctement que le sens de ce fragment lui eacutechappe et met entre crochets ce fragment ainsi que le frg V pour dit-il laquo marquer leur caractegravere probleacutematique raquo p 538

Si nous nrsquoavions du Poegraveme de Parmeacutenide que ce seul fragment agrave notre disposition nous nrsquoaurions pas drsquoautre choix que lrsquointerpreacutetation suivante comme je lrsquoai signaleacute dans lrsquointroduction lrsquoinfinitif εἶναι ne saurait ici ecirctre substantiveacute et ecirctre compris comme eacutetant laquo lrsquoecirctre raquo (avec majuscule ou non) Il nrsquoy a pas drsquoarticle Et mecircme avec lrsquoarticle τὸ εἶναι ne peut signifier laquo lrsquoecirctre raquo comme entiteacute ontologique mais seulement laquo le fait drsquoexister raquo Par conseacutequent la seule lecture possible pourrait ecirctre formuleacutee ainsi si pour un individu la penseacutee est lrsquoactiviteacute qui le constitue essentiellement et qui doit commander agrave tout ce qursquoil fait il est possible de dire que laquo penser et ecirctre crsquoest la mecircme chose raquo laquo Ecirctre raquo serait alors agrave entendre au sens drsquoexister exister vraiment pour un ecirctre humain Mais personne nrsquoa soutenu cette interpreacutetation En effet puisque ce fragment nrsquoest pas le seul dont nous disposons rien dans le reste du texte de Parmeacutenide ne lrsquoautorise comme rien du reste nrsquoautorise agrave identifier εἶναι agrave laquo lrsquoecirctre raquo

Or puisque ce fragment justement nrsquoest pas unique il est possible de lui appliquer les regravegles drsquointerpreacutetation qursquoAbeacutelard a eacutenonceacutees dans le prologue de son Sic et non pour mettre fin agrave lrsquoabus auquel donnait lieu lrsquoeacutelaboration de listes drsquoarguments soit en faveur drsquoune position soit agrave son encontre dans le traitement des laquo questions raquo (quaestiones) que lrsquoon traitait

34 R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides drsquoA H COXON traduit ainsi laquo hellip for the same thing is for conceiving as is for being raquo p 58 Au lieu de lrsquointerpreacutetation moderne laquo ratonaliste raquo et eacutepisteacutemologique D M GIANCOLA propose de retrouver une interpreacutetation qui selon elle serait premiegravere et agrave caractegravere religieux et mystique Lrsquoeacutenonceacute du frg III serait laquo une assertion religieuse drsquoidentiteacute meacutetaphysique raquo (a religious assertion of metaphysical identity) selon laquelle laquo lrsquoEcirctre est intelligent raquo (Being is intelligent) His (i e Parmenidesrsquo) visionary poem proclaims that reality although it may appear multiple is as the mystics disclose an all-comprehending One (laquo Toward a radical reinterpretation of Parmenidesrsquo B3 raquo p 635-636)

35 M HEIDEGGER laquo Moira raquo in M HEIDEGGER Essais et confeacuterences p 286-287

36 Ibid p 291

37 Traduction D OrsquoBRIEN et J FRERE et reprise agrave Eacutetudes sur Parmeacutenide 1987 et reacuteviseacutee par J FRERE Parmeacutenide ou le souci du vrai p 145

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dans les laquo disputes raquo (disputationes)38 On empilait ainsi des propositions tireacutees de la Bible des Pegraveres de lrsquoEacuteglise ou des philosophes anciens avant tout Aristote sans tenir compte de leur exactitude de leur auteur et du contexte preacutecis dans lequel elles trouvaient sens Le frg III peut donc ecirctre contextualiseacute et trouver dans cette contextualisation ce qui en oriente lrsquointerpreacutetation Cette contextualisation permet mecircme drsquoaffirmer qursquoil est la proposition fondamentale du Poegraveme puisque introduite par un γὰρ laquo car raquo elle est donneacutee comme lrsquoexplication de propositions preacuteceacutedentes lesquelles sont tregraves certainement celles du frg II dont il est probable qursquoelle constitue le compleacutement du dernier vers

Je lis donc

τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

Je sous-entends ici encore apregraves τὸ αὐτό laquo le mecircme raquo un ἐστίν qui nrsquoa pas agrave ecirctre exprimeacute et je considegravere εἶναι non pas avec la valeur fonctionnelle drsquoun infinitif dans une proposition mais comme pour ἔστιν ainsi accentueacute avec la valeur fonctionnelle drsquoun autonyme

Cette proposition preacutesente trois signifiants deacuteconnecteacutes de leur usage habituel ἔστιν laquo est raquo comme preacuteceacutedemment mais eacutegalement εἶναι laquo ecirctre raquo et mecircme un syntagme νοεῖν ἐστίν laquo penser ldquoestrdquo raquo

Lrsquoeacutequivalence nrsquoest pas entre laquo penser raquo et laquo ecirctre raquo comme tout le monde le pense mais entre laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν et laquo ecirctre raquo εἶναι Parmeacutenide ne disposait drsquoaucun signe graphique comme par exemple les guillemets franccedilais et anglais que jrsquoutilise La mise en eacutevidence de certains termes ou regroupement de termes ne pouvait se faire que par la voix en regroupant certains mots ou en les deacutetachant en marquant un temps drsquoarrecirct entre eux Dans ce cas la place et lrsquoordre des mots prenaient toute leur importance En deacuteplaccedilant ἔστιν laquo est raquo pour en faire un ἐστίν rattacheacute agrave τὸ αὐτό laquo le mecircme raquo les commentateurs se sont interdit drsquoeacutecouter le texte parmeacutenidien La nouvelle eacutecoute que je propose ne permet pas seulement de sortir de lrsquoimpasse dans laquelle la lecture traditionnelle tient ce fragment enfermeacute le rend incompreacutehensible et engage en conseacutequence lrsquointerpreacutetation de lrsquoensemble de lrsquoœuvre dans une direction qui nrsquoest pas la sienne39 elle ouvre la voie agrave une nouvelle interpreacutetation qui fait apparaicirctre une penseacutee aussi forte et originale qursquointellectuellement satisfaisante et coheacuterente Ce sera le propos du prochain chapitre

Le fragment suivant dans la numeacuterotation de Diels-Kranz le frg IV nrsquoappartient vraisemblablement pas agrave la premiegravere partie du Poegraveme mais agrave la seconde40 De toute maniegravere

38 On trouvera une traduction de ce prologue par lrsquoAssociation Culturelle Pierre Abeacutelard en date du 23022007 sous http wwwpierre-abelardcomtra-sicetnonhtm Texte latin du Sic et Non J-P MIGNE Petri Abaelardi Opera Omnia Patrologiae Latinae t 178 Tournholt s a col 1329-1349 Eacutedition Blanche BOYER et Richard MCKEON ChicagoLondon University of Chicago Press 1976 Sur le rocircle majeur qursquoa joueacute Abeacutelard dans le passage drsquoune argumentation agrave coups drsquoarguments drsquoautoriteacute agrave une argumentation rationnelle et scientifique je me permets de renvoyer agrave mon eacutetude laquo LrsquoArgument drsquoautoriteacute dans lrsquoenseignement theacuteologique au Moyen acircge les grandes eacutetapes drsquoune eacutevolution (xɪe-xɪɪɪe siegravecles) raquo in O REBOUL et J-FR GARCIA (dir) Rheacutetorique et Peacutedagogie Cahiers du Seacuteminaire de philosophie 10 Strasbourg PUS 1991 p 111-153

39 Dans son Parmeacutenide p 122-134 B CASSIN preacutesente une excellente eacutetude historique et critique des analyses qui ont eacuteteacute faites depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours de ce frg III

40 Comme beaucoup le pensent agrave juste titre ainsi B CASSIN et J BOLLACK qui le placent apregraves le frgVIII dans la seconde partie du Poegraveme L COULOUBARITSIS quant agrave lui lrsquointegravegre au frg VIII entre les vers 41 et 42 crsquoest-agrave-dire encore dans la premiegravere partie

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il ne contient pas la forme ἐστίν ou ἔστιν ni aucun autre terme employeacute comme autonyme La forme ἔστιν figure bien en revanche dans le frg V

C Frg V laquo ἔστιν raquo

ξυνὸν δὲ μοί ἐστιν ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις

L Couloubaritsis traduit ainsi ce court fragment laquo Pour moi il est eacutegal par ougrave je commencerai puisqursquoen ce lieu agrave nouveau je reviendrai raquo p 541

La plupart des commentateurs le traduisent pratiquement de la sorte41 sauf B Cassin suivie par J Bollack et M Anneacutee Ainsi formuleacute il eacutenonce une reacuteflexion triviale peu convenable agrave la graviteacute du propos du Poegraveme Par ailleurs je ne vois pas comment on a pu trouver le sens de laquo cela mrsquoest eacutegal raquo dans lrsquoexpression ξυνόν μοί ἐστιν Lrsquoeacutequivalent grec de lrsquoexpression franccedilaise est ὅμοιόν μοί ἐστιν ou mecircme οὐδέν μοὶ διαφέρει laquo il ne mrsquoimporte pas raquo Jrsquoignore qui a eu cette ideacutee en premier ni sur quoi il srsquoest fondeacute Elle doit ecirctre ancienne puisque le Bailly lrsquoa reprise ne donnant du reste que Parmeacutenide comme reacutefeacuterence Le Liddel-Scott ignore ce sens Enfin ainsi compris le fragment eacutenonce une ideacutee absurde Comment Parmeacutenide pourrait-il revenir agrave un point de deacutepart qui ne serait pas toujours le mecircme ou qui serait nrsquoimporte quoi Ne ferait-il pas alors ce que justement il reproche agrave tous les mortels agrave deux tecirctes agrave savoir drsquolaquo errer raquo πλάττονται (VI 5) ou de suivre un laquo chemin qui revient sur ses pas raquo παλίντροπός ἐστι κέλευθος (VI 9) On comprend que L Couloubaritsis lrsquoait jugeacute comme faisant problegraveme et lrsquoait mis entre crochets p 541

B Cassin retrouve le sens de ξυνός Elle traduit laquo Commun mrsquoest lagrave drsquoougrave je pars car jrsquoy reviendrai de nouveau raquo p 175 Mais elle nrsquoa pas vu que ἐστίν ou plutocirct ἔστιν est le sujet de la proposition et que comme dans le frg III un autre ἐστίν doit ecirctre sous-entendu Son commentaire va pourtant dans ce sens Elle reconnaicirct que ξυνός a deacutejagrave reccedilu une signification forte chez Heacuteraclite lequel dit-elle laquo lrsquoeacutetymologise mecircme en xun noocirci raquo lorsqursquoil dit raquo ldquoceux qui parlent avec intelligence (xun noocirci legontas) doivent tirer leur force de ce qui est commun agrave tous (tocirci xunocirci pantocircn)rdquo (frg 114) raquo42 Revenant agrave Parmeacutenide elle dit tregraves justement laquo Le point de deacutepart de la deacuteesse agrave savoir le ldquoestrdquo loin drsquoecirctre indiffeacuterent est plutocirct surdeacutetermineacute il est deacutebut et fin alpha et omeacutega elle en part et ne cesse drsquoy revenir puisqursquoil est au deacutebut (ldquoestrdquo) et agrave la fin du reacutecit (ldquolrsquoeacutetantrdquo agrave travers quoi ldquoestrdquo se dit) il est en mecircme temps le point de deacutepart le plus commun le premier eacutenonceacute celui qui est neacutecessaire agrave tous les autres et dont tous les hommes peuvent pratiquer la logique raquo p 213

Son commentaire nrsquoaurait sans doute guegravere eacuteteacute diffeacuterent si elle avait lu comme je propose de le faire

41 D OrsquoBRIEN et J FRERE laquo Ougrave que je commence cela mrsquoest indiffeacuterent car je retournerai agrave ce point de nouveau raquo laquo Le Poegraveme de Parmeacutenide raquo p 23 M CONCHE laquo Il mrsquoest indiffeacuterent drsquoougrave je commence car je retournerai en ce point de nouveau raquo p 96 A VILLANI qui connaicirct pourtant la traduction et le commentaire de B CASSIN traduit laquo raquo Par ougrave commencer cela mrsquoest indiffeacuterent car lagrave mecircme je reviendrai agrave nouveau raquo Parmeacutenide Le poegraveme p 33 J BOLLACK a tenu compte de la traduction de B CASSIN et traduit ξυνόν ἐστιν par laquo co-existe raquo laquo Co-existe dans mon discours le lieu drsquoougrave je prends mon deacutepart Lagrave mecircme je retournerai en sens inverse raquo p 198 R MCKIRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON suit les traducteurs franccedilais laquo It is indifferent to me whence I begin raquo p 54 Quant agrave M Anneacutee elle traduit ainsi laquo (hellip) (lrsquoldquoeacuteleacutementrdquo ce qui est) commun est en moi Par ougrave que je commence car crsquoest lagrave que je reviendrai de nouveau raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 80

42 B CASSIN p 213 Texte grec du frg 114 de DIELS-KRANZ ξὺν νῷ λέγοντας ἰσχυρίζεσθαι χρὴ τῷ ξυνῷ πάντων ὅκωσπερ νόμῳ πόλις καὶ πολὺ ἰσχυροτέρως (J-FR PRADEAU 119 1 p 300 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57)

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ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

D Frg VI 1-2 laquo ἐόν raquo laquo ἔμμεναι raquo laquo ἔστι raquo laquo εἶναι raquo

Le fragment VI qui comporte 9 vers a eacuteteacute reconstitueacute agrave partir de citations en provenance drsquoun seul auteur Simplicius et il preacutesente quelques incertitudes quant agrave lrsquoeacutetablissement du texte du premier vers43

La traduction et la compreacutehension en sont laborieuses En voici deux eacutechantillons en franccedilais44

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι B Cassin laquo Voici ce qursquoil est besoin de dire et penser est en eacutetant car est ecirctre L Couloubaritsis laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoCe qui est dans le preacutesentrdquo

[(Eon) est car il est ecirctre

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot B Cassin laquo Mais rien nrsquoest pas raquo p 81 L Couloubaritsis laquo alors que le neacuteant nrsquoest pas raquo p 542

On peut sortir de lrsquoembarras si lagrave encore on suit Parmeacutenide dans sa faccedilon de srsquoexprimer si comme preacuteceacutedemment on considegravere les formes du verbe εἶναι laquo ecirctre raquo comme des autonymes agrave savoir

‒ le participe preacutesent ἐόν laquo eacutetant raquo forme dorienne ou eacuteolienne du mecircme verbe εἶναι (forme attique ὄν)

‒ ἔμμεναι laquo ecirctre raquo forme dorienne ou eacuteolienne de lrsquoinfinitif du verbe εἶναι ‒ ἔστι laquo est raquo ‒ εἶναι laquo ecirctre raquo

Je propose donc la traduction suivante

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo (laquo est raquo raquo ecirctre raquo

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot) mais laquo ne rien ecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo)

Je mrsquoexpliquerai dans le chapitre suivant sur la signification de ce passage et sur le choix de ma traduction Notons seulement qursquoil est tout agrave fait possible ici encore de lire le texte de Parmeacutenide en deacutetachant les diffeacuterentes formes du verbe εἶναι comme preacuteceacutedeacutemment

La faccedilon qursquoa Parmeacutenide de srsquoexprimer ici est particuliegraverement brachylogique ou elliptique Je nrsquoy vois en reacutealiteacute qursquoun cas particulier pousseacute agrave lrsquoextrecircme il est vrai drsquoun mode drsquoeacutenonciation qui reacutegit lrsquoensemble du fragment et mecircme une bonne partie du Poegraveme le style paratactique Selon ce style les propositions ou phrases voire les termes sont le plus souvent juxtaposeacutees sans qursquoun mot de liaison nrsquoexplicite leur relation Ce mode drsquoexpression est le plus primitif Son principal avantage sur le mode syntagmatique ndash qui lui explicite les

43 Le second τὸ donneacute par les manuscrits a eacuteteacute remplaceacute par τε par KARSTEN suivi par DIELS-KRANZ En outre τrsquoἐὸν est un choix retenu par les eacutediteurs Deux manuscrits donnent la leccedilon τὸ ὄν un autre τεὸν dont le texte retenu se rapproche le plus

44 R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON traduit ainsi laquo It is necessary to assert and conceive that this is Being For it is for being but Nothing is not raquo p 58

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relations de deacutependance entre les propositions ndash est en faisant lrsquoeacuteconomie des outils rheacutetoriques de lrsquoargumentation de se dispenser de cette argumentation elle-mecircme de srsquoexprimer comme srsquoil nrsquoy avait que des constats agrave faire Il peut ecirctre aussi de dissimuler agrave lrsquoauditeur ou au lecteur cette argumentation crsquoest-agrave-dire les raisons qui preacutesident au raisonnement45 Dans le Poegraveme de Parmeacutenide beaucoup de phrases sont quasiment paratactiques car le γάρ laquo car raquo qui les relie le plus freacutequemment ndash jrsquoen ai deacutenombreacute 29 ndash introduit plus souvent une correacutelation qursquoune explication au sens fort du terme On a affaire agrave une succession de constats qui se corroborent les uns les autres

E Frg VIII 1-51a laquo ἔστιν raquo

Le frg VII ne preacutesente pas la forme ἔστί et les formes εἶναι et ἐόντα du premier vers ne sont pas autonymes

Le frg VIII en revanche ougrave lrsquoon a voulu voir la description de lrsquoEacutetant avec un Eacute majuscule deacutebute par cette proposition on ne peut plus nette

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

La voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre une impasse

La plupart des commentateurs traduisent aujourdrsquohui ce ἔστιν par laquo est raquo46 Pourtant agrave ce que je crois ils sont unanimes agrave sous-entendre un sujet laquo lrsquoEacutetant raquo mecircme lorsqursquoils se basent sur une eacutedition corrigeacutee de Diels-Kranz et qursquoils traduisent correctement le v 3 ougrave figure le participe preacutesent ἐόν Je prends seulement un exemple

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι J Bollack laquo lagrave sont disposeacutes les signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν J Bollack laquo tout agrave fait nombreux agrave savoir que lrsquoEacutetant est sans naissance et qursquoil [est aussi destruction

45 La parataxe est caracteacuteristique du genre oratoire Elle permet de substituer un mot agrave un autre sans que lrsquoauditeur srsquoen rende compte Elle est mecircme constitutive du genre oratoire qursquoest lrsquohomeacutelie le discours que prononce lrsquohomeacuteliaste dans la synagogue ou lrsquoofficiant dans lrsquoeucharistie Ce discours en effet a pour fonction de substituer une parole vive aux extraits de la Bible qui ont eacuteteacute lus auparavant Dans le rituel ordinaire la substitution se fait en trois temps dans le rituel synagogal ancien un texte propheacutetique indique en quel sens interpreacuteter le texte mosaiumlque lu auparavant lrsquohomeacutelie effectue cette interpreacutetation pour le preacutesent (voir M SACHOT laquo Homilie raquo Reallexikon fuumlr Antike und Christentum t XVI 1992 col 148-175) Lrsquoeacutevecircque ST

CYPRIEN de Carthage a eu recours agrave ce proceacutedeacute pour reconqueacuterir le pouvoir apregraves la perseacutecution de Degravece en 251 Dans le discours qursquoil fit agrave son retour agrave Carthage par substitution il fit glisser la deacutetention du pouvoir du Seigneur (le Christ) agrave Pierre puis agrave lrsquoeacutevecircque crsquoest-agrave-dire agrave lui-mecircme La tradition chreacutetienne fera de ce discours un argument de reacutefeacuterence dans la justification du primat de lrsquoeacutevecircque de Rome sur tous les autres (voir M SACHOT laquo De la tradition de lrsquoEacutecriture agrave lrsquoeacutecriture de la Tradition De Mt 1617-19 au De Ecclesiae Catholicae Unitate S Cyprien C IV) in CERIT Du texte agrave la parole Paris Beauchesne coll laquo Le point theacuteologique ndeg 40 1982 p 11-40)

46 B CASSIN laquo Seul reste donc le reacutecit de la voie laquo est raquo p 85 J BOLLACK laquo Seul reste encore en lice le reacutecit du chemin que laquo est raquo p 142 L COULOUBARITSIS laquo Il ne reste encore qursquoune seule faccedilon autoriseacutee de parler concernant le chemin celle ltqui ditgt qursquoil est et ltcommentgt il est raquo p 543 D OrsquoBRIEN et J FRERE laquo Il ne reste plus qursquoune seule parole celle de la voie lteacutenonccedilantgt ldquoestrdquo raquo laquo Le Poegraveme de Parmeacutenide raquo p 33 etc Mais R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON traduit ainsi ce deacutebut laquo Only one story of the way is stil left that a thing is raquo p 64

27

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot J Bollack laquo entier seul neacute et aussi bien intreacutepide et sans fin raquo p 142

J Bollack est clair il fait du participe preacutesent ἐόν le sujet de ἐστίν et le traduit par laquo lrsquoEacutetant raquo B Cassin et L Couloubaritsis laissent agrave ἐόν sa fonction de participe preacutesent mais comme lrsquoattestent leurs commentaires ils entendent bien laquo lrsquoEacutetant raquo dans le laquo il raquo affirmeacute comme sujet de laquo est raquo47 Or rien nrsquoautorise agrave faire cette substitution Dans la premiegravere partie du frg VIII (jusqursquoau vers 18) tel qursquoil a eacuteteacute reconstitueacute crsquoest bien de ἔστιν qursquoil est question et non de τὸ ἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo laquo ce qui est raquo Comme ce dernier est impliqueacute dans lrsquoaffirmation ἔστιν il sera lui aussi explicitement caracteacuteriseacute agrave partir du vers 19 En particulier agrave la diffeacuterence de ἔστιν qui est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) τὸ ἐόν est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 32) laquo fini raquo τετελεσμένον (VIII 42) Tὸ ἐόν convient-il de le remarquer nrsquoest pas le sujet de ἔστιν Il en est lrsquoobjet interne le contenu Il deacutesigne ce que depuis Saussure on appelle le reacutefeacuterent

Comme ἔστιν est sujet des propositions jusqursquoau v 18 et qursquoil lrsquoest encore une fois dans la suite (v 35) la question se pose de savoir si lorsqursquoon rencontre un ἐστίν il faut entendre celui-ci comme une reprise de la forme autonyme (ἔστιν) pregraves de laquelle le verbe copulatif ordinaire serait sous-entendu ou simplement comme ce verbe copulatif Il me semble pour ma part que la forme autonyme srsquoimpose aux vers 9 16 (2 fois) et 35 et que aux vers 22 (2 fois) 24b et 25 on a affaire au verbe copulatif

Je me bornerai ici agrave citer seulement les quatre premiers vers

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστινmiddot ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι laquo est raquo est Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν48 tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier unique non tremblant et sans fin

Quant agrave τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo qui est le sujet des propositions agrave partir du v 19 jusqursquoau v 51a il nrsquoest pas absolument neacutecessaire de le consideacuterer comme un autonyme puisque crsquoest dans sa fonction de participe substantiveacute drsquoecirctre le sujet drsquoune proposition ou drsquooccuper toute autre fonction deacutevolue agrave un substantif Mais la question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee en particulier quand τὸ ἐόν est mis en eacutequivalence avec drsquoautres formes qui elles sont autonymiques comme en VI 1

La premiegravere partie du Poegraveme srsquoarrecircte au vers 51a du frg VIII Commence alors la seconde partie du discours de la deacuteesse

47 B CASSIN laquo Sur elle [la voie] les marques sont tregraves nombreuses en eacutetant sans naissance et sans treacutepas il est entier seul de sa race sans tremblement et non deacutepourvu de fin raquo p 85 L COULOUBARITSIS laquo Sur lui [le chemin] il y a des signes plutocirct nombreux indiquant qursquoeacutetant dans le preacutesent il est aussi impeacuterissable tout drsquoune seule souche inflexibe et acheveacute raquo p 543 L COULOUBARITSIS corrige ἠδrsquo ἀτέλεστον laquo et sans fin raquo en ἠδὲ τέλεστον laquo et acheveacute raquo

48 Je place la virgule avant ἐστιν et non apregraves Le texte eacutediteacute par DIELS-KRANZ diffegravere quelque peu πολλὰ μάλrsquo ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν ἐστι γὰρ οὐλομελέςhellip

28

Conclusion

Une double conclusion se deacutegage de cet inventaire La premiegravere est que agrave consideacuterer les fragments dont nous disposons de la premiegravere partie du Poegraveme le sujet dont y traite Parmeacutenide est ἔστιν eacutenonceacute de maniegravere autonymique soit positivement soit neacutegativement οὐκ ἔστιν Cette forme verbale ainsi eacutenonceacutee apparaicirct dans tous les fragments sauf le VII

‒ Frg II 5 fois ‒ Frg III 1 fois ‒ Frg V 1 fois ‒ Frg VI 2 fois ‒ Frg VIII 5 fois (v 2 9 16 bis 35)

Soit un total de 14 fois

Agrave la forme autonyme ἔστιν srsquoajoutent eacutegalement quelques autres formes verbales du mecircme verbe lrsquoinfinitif εἶναι et mecircme un syntagme νοεῖν ἐστίν

‒ Frg III νοεῖν ἔστιν laquo penser ldquoestrdquo raquo εἶναι laquo ecirctre raquo

‒ Frg VI ἐόν laquo qui est raquo ἔμμεναι laquo ecirctre raquo εἶναι laquo ecirctre raquo μηδὲν [se εἶναι] laquo ne rien ecirctre raquo

Soit quatre fois εἶναι dont une sous la forme ἔμμεναι et une autre avec la neacutegation une fois ἐόν et une fois le syntagme νοεῖν ἔστιν49

La seconde conclusion concerne le propos du Poegraveme Parmeacutenide y rend compte de deux deacutecouvertes qursquoil est conscient drsquoavoir faites et qui sont eacutetroitement lieacutees entre elles

La premiegravere est ce que nous appelons aujourdrsquohui lrsquoeacutepisteacutemologie en tant que reacuteflexion sur les conditions preacutealables agrave remplir pour produire un discours qui puisse preacutetendre dire quelque chose de vrai sur la reacutealiteacute Ces conditions sont toutes contenues dans un critegravere essentiel exprimeacute par une alternative ἔστιν ou οὐκ ἔστιν Prendre lrsquoun pour lrsquoautre est se condamner agrave lrsquoerrance et agrave lrsquoimpasse

La seconde deacutecouverte est celle du lien eacutetroit qui unit la penseacutee et le langage Parmeacutenide prend conscience en particulier drsquoune part qursquoun verbe en lrsquooccurrence le verbe εἶναι preacutesente diffeacuterentes formes

‒ la 3e personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent agrave savoir ἐστίν laquo est raquo

‒ un infinitif εἶναι ou ἔμμεναι laquo ecirctre raquo

‒ et un participe preacutesent ἐόν laquo qui est raquo

que drsquoautre part ces formes ne sont pas que des modaliteacutes linguistiques elles sont le miroir et le meacutedium de la saisie et de la laquo diction raquo (λέγειν) du reacuteel par une laquo faculteacute intellectuelle raquo νoacuteος (ou νοῦς) dont la proprieacuteteacute est de laquo penser raquo νοεῖν

49 Si jrsquoai bien fait le deacutecompte M ANNEE dont lrsquoapproche du texte parmeacutenidien est uniquement linguistique relegraveve 14 occurrences de ἔστιν autonyme avec ou sans neacutegation (les 5 du frg II 4 au frg VI 7 au frg VIII et 2 au frg XVI) 2 occurrences de lrsquoinfinitif εἶναι avec ou sans neacutegation (au frg VI) et deux fois ἐόν (frg VII)

29

Chapitre II

Premiegravere partie du Poegraveme

ou

Les conditions drsquoune vraie connaissance

Puisque le verrou qui fermait la porte a eacuteteacute repousseacute comme il est dit dans le proegraveme (I 16-17) nous pouvons peacuteneacutetrer dans lrsquointelligence de la premiegravere partie du Poegraveme et tenter drsquoen proposer une interpreacutetation geacuteneacuterale Nous savons deacutejagrave que le propos est drsquoordre eacutepisteacutemologique et qursquoil consiste agrave justifier qursquoil faut eacutecarter la proceacutedure qui consiste agrave confondre ἔστιν et οὐκ ἔστιν ndash crsquoest une laquo impasse raquo οὐhellip ἀνυστόν ndash et que laquo la seule voie qui reste est laquo ldquoestrdquo est raquo μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο λείπεται ὡς ἔστιν laquo ldquoNrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo οὐκ ἔστιν μὴ εἶναι

Lrsquoargumentation pour le montrer telle du moins qursquoil est possible drsquoen restituer les lineacuteaments drsquoapregraves les fragments reconstitueacutes semble ecirctre la suivante

A Sont drsquoabord affirmeacutes la thegravese geacuteneacuterale et fondamentale qui vient drsquoecirctre rappeleacutee et le rejet de sa neacutegation (frg II et III)

B Vient ensuite lrsquoexplicitation de cette double proposition Elle se fait en deux temps

1 Le premier temps concerne la proposition fondamentale laquo ldquoestrdquo est raquo exprimeacutee en II 3a et b Il nrsquoen reste que le court frg V et le premier vers du frg VI

2 Le second temps est consacreacute agrave la laquo reacutefutation raquo ἔλεγχον (VII 5) des affirmations que Parmeacutenide considegravere comme erroneacutees et qursquoil a formuleacutees en II 3b 5a et b Cette reacutefutation occupe les frg VI 2-9 et la totaliteacute du frg VII 1-6a

C La conclusion enfin eacutenumegravere longuement

1 les attributs de ἔστιν laquo est raquo (VIII 2a-18)

2 et ceux de sa composante essentielle τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo (VIII 19-51a)

30

Chapitre II section A

Texte et traduction

A Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

[(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

B Explicitation

1 Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Frg V

ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

Frg VI 1

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo raquo ecirctre raquo

31

2 Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

a) Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3

Frg VI 2-3

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφ΄ὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

b) Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν frg VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9

αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible

Frg VII

οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute

[ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses [lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

C Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51 a

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

32

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2 b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51 a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

33

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde

34

μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes50 car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

50 La forme πάντῃ est celle que donne les eacuteditions du texte sans mentionner de divergences entre les manuscrits Elle reacuteapparaicirct au frg IV 3 Je le mentionne car agrave lrsquoinverse du LIDDELL SCOTT le BAILLY ne la connaicirct pas

35

Chapitre II section B

Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Les frg II et III dont on peut supposer qursquoils ne font qursquoun et qursquoils ouvraient la

premiegravere partie du Poegraveme exposent drsquoentreacutee de jeu la thegravese geacuteneacuterale qui sera deacutefendue par la suite et rejettent la thegravese qui la nie

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

La thegravese est affirmeacutee sous la forme drsquoune alternative entre deux paires de propositions exclusives entre elles

‒ la premiegravere paire formuleacutee au vers 3 est ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι laquo que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

‒ la seconde eacutenonceacutee au vers 5 ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

1 Thegravese geacuteneacuterale

La premiegravere alternative ou plus exactement la seule alternative possible si lrsquoon veut avancer sur le chemin de la recherche est de penser laquo que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo Elle reacutesonne comme un principe une injonction premiegravere absolue et incontournable

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II 3a ὅπως ἔστιν laquo que ldquoestrdquo est raquo

Deux affirmations principales sont poseacutees

La premiegravere est que laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν est un eacutenonceacute qursquoil est donc le produit drsquoune eacutenonciation et qursquoil y a un eacutenonciateur En deacutetachant le syntagme ἔστιν de la chaicircne discursive habituelle pour le consideacuterer en lui-mecircme et en faire le sujet drsquoune proposition Parmeacutenide met drsquoabord en eacutevidence que lrsquoaffirmation est un fait de langue

La seconde affirmation est que ce ἔστιν relegraveve du constat Selon nos grammaires ἔστιν est la troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du verbe εἶναι laquo ecirctre raquo comme laquo est raquo en franccedilais

En tant qursquoindicatif preacutesent ndash nous devrions plutocirct dire en tant qursquoimperfectif51 ndash ἔστιν signifie que le procegraves eacutetat ou action est envisageacute comme effectif en acte

En tant que troisiegraveme personne de lrsquoindicatif selon lrsquoappellation de nos grammaires mais nous devrions dire comme lrsquoa fort bien analyseacute Benveniste52 en tant que non-personne ἔστιν signifie que le procegraves est eacutenonceacute comme un pur constat qursquoil est affirmeacute comme un deacuteictique comme lorsque par exemple nous disons laquo il pleut raquo le franccedilais ne pouvant cependant se dispenser drsquoexprimer un sujet laquo il raquo Crsquoest du reste la situation originelle conserveacutee pour tous les verbes que nous appelons impersonnels du type laquo il faut raquo laquo il pleut raquo etc La structure que nous analysons comme syntaxique eacutetait agrave lrsquoorigine parataxique En indo-europeacuteen et pendant longtemps dans les langues qui en deacuterivent il y avait seulement une apposition entre le verbe et lrsquoentiteacute concerneacutee par lrsquoaction exprimeacutee par le verbe Le verbe dit laquo il y a action de raquo et le terme placeacute agrave cocircteacute dit lrsquoentiteacute que cette action concerne Dire en franccedilais laquo le chien court raquo reacutesulte drsquoune transformation qui en latin ancien srsquoexprimait ainsi laquo il y a action de courir raquo (currit) laquo le chien raquo (canis) Du point de vue linguistique ἐστίν exprime le constat drsquoun fait reacuteel et en acte indeacutependant du sujet qui fait ce constat (il ne deacutepend pas de sa subjectiviteacute impression souhait ou regret volonteacute etc) Pour cette raison constater qursquoun fait nrsquoest pas se dit en grec avec la neacutegation οὐ

Du point de vue seacutemantique le fait important agrave souligner est que le verbe εἶναι est un thegraveme drsquoimperfectif et uniquement un thegraveme drsquoimperfectif Lagrave encore il convient de ne pas se laisser tromper par les tableaux que les grammaires de nos langues modernes nous mettent sous les yeux et qui associent des thegravemes verbaux qui nrsquoont pas de rapport entre eux53 Le verbe εἶναι nrsquoa pas de thegravemes drsquoaoriste ni de parfait Les formes qui figurent dans les grammaires sont emprunteacutees agrave un autre verbe γίγνομαι qui signifie laquo devenir raquo laquo naicirctre raquo Crsquoest la mecircme chose en latin en franccedilais et en bien drsquoautres langues Cela signifie que le fait drsquoexister qursquoil eacutenonce est perccedilu comme eacutetant en cours et non acheveacute quel qursquoen soit le mode

51 Nos grammaires franccedilaises distribuent les formes verbales entre modes (indicatif subjonctif conditionnel participe infinitif et participe) et temps (pour lrsquoindicatif preacutesent imparfait passeacute simple passeacute composeacute plus-que-parfait passeacute anteacuterieur futur simple futur anteacuterieur) Le grec plus fidegravele heacuteritier que le latin drsquoun eacutetat anteacuterieur de la langue englobait modes et temps dans une reacutepartition plus fondamentale lrsquoaspect laquelle opposait lrsquoimperfectif le perfectif et lrsquoaoriste Lrsquoimperfectif envisage lrsquoaction (ou procegraves) dans sa dureacutee et le parfait comme acheveacutee Lrsquoaoriste quant agrave lui lrsquoenvisage comme notion verbale pure crsquoest-agrave-dire en dehors de toute reacutealisation

52 Eacute BENVENISTE laquo Structure des relations de personnes dans le verbe raquo Problegravemes de linguistique geacuteneacuterale I p 228

53 Dans son Introduction agrave la meacutetaphysique (p 80 et s) M HEIDEGGER rapproche ainsi les trois racines indo-europeacuteennes es bhucirc et wes qui servent agrave former la conjugaison complegravete du verbe laquo ecirctre raquo

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(reacuteel irreacuteel eacuteventuel ou potentiel) Agrave lrsquoindicatif ἔστιν pris absolument crsquoest-agrave-dire sans sujet particulier exprimeacute sans ecirctre dit drsquoune chose particuliegravere exprime un eacuteternel ou si lrsquoon preacutefegravere un sempiternel preacutesent

Dire laquo ldquoestrdquo est raquo crsquoest reconnaicirctre et affirmer que toute eacutenonciation pour ecirctre vraie doit ecirctre soumise agrave un premier axiome dont on ne parle pas ou trop peu et que Parmeacutenide est le premier agrave poser le principe drsquoexistence Lrsquoexistence prise dans son acception la plus large et la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire sans lrsquoaffirmer de quelque chose de particulier et de concret est la donneacutee de fait au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible de remonter et sans laquelle rien ne peut ecirctre affirmeacute Elle relegraveve de lrsquoobjectiviteacute Elle est premiegravere

II 3b ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι laquo que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

Cette seconde proposition contient eacutegalement deux affirmations

La premiegravere est la mecircme que la preacuteceacutedente agrave savoir qursquoil srsquoagit drsquoun fait de langue un eacutenonceacute

La seconde en revanche signifie que la proposition laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι pour ecirctre eacutenonccedilable et eacutenonceacutee ne peut ecirctre tenue comme la preacuteceacutedente Lrsquoinexistence en tant que telle ne peut ecirctre affirmeacutee tout comme lrsquoexistence en tant que telle ne peut ecirctre nieacutee Il est certes possible de concevoir νοεῖν que ἔστιν laquo est raquo ne soit pas mais ce ne peut ecirctre qursquoun concept une vue de lrsquoesprit non la reacutealiteacute que lrsquoon peut constater Drsquoougrave lrsquoemploi par Parmeacutenide de lrsquoinfinitif et de la neacutegation μή En effet agrave la diffeacuterence de lrsquoindicatif qui exprime le fait comme un constat qui srsquoimpose lrsquoinfinitif eacutenonce ce mecircme fait comme envisageacute comme perccedilu par une subjectiviteacute qui lrsquoaffirme le pense ndash νοεῖ ndash le sait le veut etc drsquoougrave en grec son emploi apregraves de nombreux verbes de ce type Le fait nrsquoest pas eacutenonceacute dans son existence indeacutependante mais dans la saisie qursquoen fait un sujet Eἶναι ne renvoie donc pas drsquoabord agrave la chose elle-mecircme agrave laquo lrsquoecirctre raquo mais agrave la saisie de cette chose De mecircme la neacutegation devant lrsquoinfinitif εἶναι ne peut ici ecirctre que μή Il nrsquoy a aucun problegraveme agrave dire drsquoune chose particuliegravere qursquoelle nrsquoest pas οὐκ ἔστι agrave lrsquoindicatif οὐκ εἶναι agrave lrsquoinfinitif ou encore οὐκ ἐόν au participe Mais il est impossible de le dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale ou absolue Ce serait contradictoire Ce serait eacutegalement une situation absurde puisque le penser qui relegraveve lui-mecircme de lrsquoexister de ἔστιν se nierait lui-mecircme comme existant La neacutegation μή srsquoimpose comme la marque signifiant que lrsquoaffirmation οὐκ ἔστιν dite drsquoune maniegravere geacuteneacuterale est un pur concept et ne peut ecirctre qursquoun pur concept Crsquoest pour cela que Parmeacutenide eacutecrit laquo que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι et non pas laquo que ldquonrsquoest pasrdquo nrsquoest pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν οὐκ ἔστιν ou mecircme ὡς οὐκ ἔστιν οὐκ εἶναι En utilisant la proposition infinitive avec la neacutegation μή il veut signifier que lrsquoinexistence nrsquoa strictement aucune consistance qursquoelle nrsquoa drsquoautre forme drsquoexistence que celle drsquoun concept Elle relegraveve non du constat et de lrsquoobjectiviteacute mais de la subjectiviteacute pure Ce qui implique bien qursquoil y ait un eacutenonceacute une eacutenonciation et un locuteur

Penser et dire que laquo ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo crsquoest en reacutealiteacute affirmer au moins implicement en plus du principe drsquoexistence deux principes fondamentaux en eacutepisteacutemologie que sont les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction Si le principe drsquoidentiteacute et le principe de non-contradiction qui en est la forme neacutegative srsquoeacutenoncent habituellement ainsi laquo Ce qui est est ce qui nrsquoest pas nrsquoest pas raquo on peut dire que la formulation parmeacutenidienne srsquoen rapproche de tregraves pregraves En deacutetachant laquo est raquo de la chaicircne syntagmatique pour en faire le sujet drsquoune proposition Parmeacutenide ne fait pas que mettre en

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eacutevidence que lrsquoaffirmation est un fait de langue il veut signifier que lrsquoattribut nrsquoest pas seulement contenu dans le sujet il est le mecircme que le sujet54

II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin (il suit veacuteriteacute) raquo

Le vers 4 preacutecise que laquo est raquo est la seule voie possible pour que la recherche soit un laquo chemin de persuasion raquo πειθοῦς κέλευθος pour soi-mecircme et pour les autres pour que le chercheur devienne veacuteritablement laquo quelqursquoun qui sait raquo εἰδώς (I 3) que son discours puisse faire lrsquoobjet drsquoune laquo vraie creacuteance raquo πίστις ἀληθής (I 30) laquo Nrsquoest pas raquo ne saurait en ecirctre une

La raison en est donneacutee dans le second heacutemistiche lrsquoaffirmation laquo ldquoestrdquo est raquo laquo suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ ὀπηδεῖ Elle seule reacutepond au critegravere fondamental de toute recherche le vrai On peut en deacuteduire que lrsquoautre affirmation selon laquelle ndash laquo ldquonrsquoest pasrdquo serait raquo ndash suit lrsquoerreur

Si lrsquoaffirmation laquo ldquoestrdquo est raquo laquo suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ ὀπηδεῖ cela signifie que pour lrsquoEacuteleacuteate la veacuteriteacute nrsquoest pas au terme de la deacutemarche selon une conception qui ne sera pas absente dans la philosophie grecque ulteacuterieure Elle nrsquoest pas non plus une donneacutee de deacutepart une reacuteveacutelation premiegravere comme cela sera dans le judaiumlsme le christianisme lrsquoislam et en ce qui concerne Parmeacutenide dans les Mystegraveres auxquels il srsquooppose et entend substituer une voie de connaissance que nous qualifions aujourdrsquohui de scientifique Elle est agrave lrsquointeacuterieur de la deacutemarche elle-mecircme comme son exigence eacutepisteacutemique intrinsegraveque Elle en est le nom Lrsquolaquo opinion raquo doxa agrave lrsquoinverse de la laquo veacuteriteacute raquo deacutesigne un contenu un eacutenonceacute une proposition sur le reacuteel

Dans ce vers 4 le terme pour deacutesigner la voie est κέλευθος Il remplace ὁδός au vers 2 probablement pour des raisons meacutetriques et stylistiques ndash ne pas reacutepeacuteter ὁδός Lrsquoimportant agrave souligner est la force de cette nouvelle meacutetaphore de la laquo voie raquo agrave laquelle recourt Parmeacutenide et la place centrale qursquoelle occupe dans son Poegraveme Il est sans doute le premier agrave lrsquoemployer dans le champ de la recherche55 Elle est la meacutetaphore geacuteneacuterale qui commande tout le proegraveme dans lequel le mot ὁδός est mentionneacute 3 fois (I 2 5 27) et le terme κέλευθος 1 fois (I 11) Elle figure ici avec les deux termes dans le fragment II (2 et 4) et revient dans trois autres fragments de la premiegravere partie VI 3 VII 2 et 3 VIII 1 et 18 avec le terme ὁδός VI 9

54 Dans La Meacutetaphysique Γ 3 1005b 19-30 ARISTOTE deacutefinira ainsi le laquo principe raquo ἀρχή de non-contradiction laquo il est impossible que le mecircme appartienne et nrsquoappartienne pas en mecircme temps [20] agrave la mecircme chose et du mecircme point de vue (τὸ γὰρ αὐτὸ ἅμα ὑπάρχειν τε καὶ μὴ ὑπάρχειν ἀδύνατον τῷ αὐτῷ καὶ κατὰ τὸ αὐτό) [hellip] Il est impossible agrave quiconque de concevoir que la mecircme chose est et nrsquoest pas (ἀδύνατον γὰρ ὁντινοῦν ταὐτὸν ὑπολαμβάνειν εἶναι καὶ μὴ εἶναι) [hellip] [25]hellip Il est manifestement impossible agrave la mecircme personne de croire en mecircme temps [30] que le mecircme est et nrsquoest pas (φανερὸν ὅτι ἀδύνατον ἅμα ὑπολαμβάνειν τὸν αὐτὸν εἶναι καὶ μὴ εἶναι τὸ αὐτό) raquo (trad M-P DUMINIL et A JAULIN Aristote Meacutetaphysique p 153) Ce principe se reacutepandra en latin sous diverses formes comme par exemple idem non potest simul esse et non esse ou impossibile est idem simul esse et non esse

55 La paterniteacute en reviendrait-elle agrave XENOPHANE DE COLOPHON Dans une eacuteleacutegie il a eacutecrit agrave lrsquoadresse de PYTHAGORE laquo Une fois de plus je tiens un autre discours et je (te) montrerai la voie raquo (trad L BRISSON Diogegravene Laeumlrce Vies et doctrines des philosophes illustres p 969) ou laquo Agrave preacutesent je mrsquoavance vers un autre reacutecit et je vais en montrer le chemin raquo (trad L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 18) νῦν αὖτrsquoἂλλον ἒπειμι λόγον δείξω δὲ κέλευθον drsquoapregraves DIOGENE LAEumlRCE Vies et Doctrines VIII 36 Texte grec DIOGENES

LAERTIUS Lives of eminent philosophers edited with introduction by T DORANDI Cambridgehellip Cambridge University Press 2013 p 620 (cf DK 21 B 7 L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 19) Pour en deacutecider il faudrait ecirctre sucircr que cette eacuteleacutegie est anteacuterieure au Poegraveme et que PARMENIDE en a eu connaissance Il est agrave noter que le terme nrsquoest pas ὁδός mais κέλευθος un synonyme dont lrsquoEacuteleacuteate use eacutegalement trois fois (I 11 II 4 et VI 9)

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avec le mot κέλευθος Pratiquement tous les termes de connaissance ont une origine meacutetaphorique Celui de ὁδός laquo voie raquo est particuliegraverement approprieacute pour deacutesigner une recherche δίζησις digne de ce nom La meacutetaphore implique drsquoabord lrsquoideacutee un projet personnel la satisfaction drsquoun deacutesir en lrsquooccurrence lrsquoacquisition drsquoun savoir elle implique ensuite lrsquoideacutee drsquoune destination drsquoun objectif preacutecis la reacuteponse agrave une question preacutecise drsquoordre intellectuel Lrsquoideacutee de destination implique celle du choix On ne peut viser toutes les destinations agrave la fois Il nrsquoy a pas de savoir du Tout Il est forceacutement partiel Lrsquoimage de la voie implique encore celle de lrsquoitineacuteraire du parcours agrave accomplir en lrsquooccurrence le point de vue retenu et la meacutethode (la laquo discipline raquo) Ce qui est aussi un choix une limite Elle implique encore que lrsquoon dispose des moyens pour aller jusqursquoau bout en lrsquooccurrence lrsquooutillage intellectuel neacutecessaire Elle implique qursquoon la suive sans srsquoen eacutecarter crsquoest-agrave-dire en respectant scrupuleusement les exigences eacutepisteacutemiques sinon crsquoest lrsquoerrance image que Parmeacutenide eacutevoque en VI 5 (πλάττονται laquo ils errent raquo) et en VIII 54 (πεπλανημένοι εἰσίν laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo) Qui dit itineacuteraire nrsquoexclut pas la preacutesence drsquoobstacles agrave surmonter en particulier des obstacles drsquoordre eacutepisteacutemique Bref la meacutetaphore de la voie introduite par lrsquoEacuteleacuteate a connu depuis lors une belle posteacuteriteacute

2 Rejet de la neacutegation de la thegravese geacuteneacuterale

II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

Les principes drsquoexistence drsquoidentiteacute et de non-contradiction sont absolus et ne peuvent ecirctre enfreints sous peine de sombrer dans la confusion et ne rien pouvoir connaicirctre Crsquoest ce qursquoaffirme le vers 5 introduit par un ἠδ(έ) qui ici opposeacute au ἠμέν du v 3 a une valeur uniquement disjonctive laquo soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

Une lecture rapide baseacutee sur les apparences formelles pourrait laisser croire que les deux propositions du v 5 reprennent celles du v 3 dans le mecircme ordre pour en affirmer le contraire

v 3a ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε 3b καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit qursquoest laquo est raquo et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

v 5a ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε 5b καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

En reacutealiteacute la reprise se fait en chiasme 5a reprend 3b et 5b reprend 3a

v 3a ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε 3b καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit qursquoest laquo est raquo et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

v 5a ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε 5b καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

La proposition du v 5a exprime le contraire de celle du v 3b lrsquoinexistence y est affirmeacutee comme existence Et la proposition du v 5b affirme le contraire de celle du v 3a lrsquoexistence est deacuteclareacutee comme inexistence Propositions insoutenables lrsquoinexistence ne peut ecirctre affirmeacutee comme existence ni lrsquoexistence comme inexistence Crsquoest impossible en vertu mecircme des principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction On peut mecircme me semble-t-il y voir ici lrsquoaffirmation implicite du principe du tiers exclu selon lequel lorsque deux propositions sont contradictoires elles ne peuvent ecirctre ni vraies agrave la fois ni fausses agrave la fois et drsquoougrave son nom de

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tiers exclu il ne peut y avoir une troisiegraveme hypothegravese qui soit meacutediane entre les deux propositions

Si donc on tient ces propositions pour vraies on srsquoengage sur un laquo sentier raquo ἀταρπόν qui ne deacutebouche sur absolument aucune connaissance παναπευθέα neacuteologisme relevant du domaine eacutepisteacutemologique et composeacute par Parmeacutenide laquo qui ne peut absolument pas faire savoir raquo παν- laquo absolument raquo α- laquo ne pas raquo πευθέα laquo peut faire savoir raquo Parmeacutenide prend bien soin de rappeler et de preacuteciser que ce qui constitue une laquo impasse raquo οὐ hellip ἀνυστόν56 comme il lrsquoappelle nrsquoest pas le laquo non-ecirctre raquo ou laquo ce qui nrsquoest pas raquo comme on a lrsquohabitude de traduire τὸ μὴ ἐόν mais laquo ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas raquo Tὸ μὴ ἐόν nrsquoest pas τὸ οὐκ ἐόν La contradiction absolue qursquooppose Parmeacutenide nrsquoest pas entre la penseacutee et le reacuteel ndash on peut tregraves bien penser qursquoune chose qui est ne soit pas et qursquoune chose qui nrsquoest pas soit ndash mais gicirct au cœur de la penseacutee elle-mecircme Elle est logique La penseacutee ne peut connaicirctre ni exprimer ce qursquoelle pense comme nrsquoeacutetant pas οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις laquo car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse) ni lrsquoexprimer raquo (II 7 et 8) Autre faccedilon de dire le reacuteel auquel toute penseacutee doit faire reacutefeacuterence pour formuler une proposition vraie et qui est exprimeacute par le participe preacutesent du verbe ecirctre τὸ ἐόν fait deacutefaut dans les propositions 5a et 5b Lrsquoabsence de reacuteel ne saurait ecirctre comprise comme un reacuteel absent

Ce qui oppose les deux voies tient fondamentalement en ce que dans la premiegravere la penseacutee peut acceacuteder au vrai quand elle respecte des exigences eacutepisteacutemiques et qursquoelle se confronte au reacuteel agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν impliqueacute par le laquo ldquoestrdquo est raquo dans la seconde voie au contraire la penseacutee srsquoengage dans une impasse puisqursquoelle se libegravere des regravegles eacutepisteacutemiques et de la confrontation avec laquo ce qui est raquo pour prendre ce qursquoelle produit pour le reacuteel et donc confondre lrsquoexistence et lrsquoinexistence ou les prendre lrsquoun pour lrsquoautre

3 Un postulat preacutejudiciel la penseacutee

Tout se joue donc au niveau du laquo penser raquo νοῆσαι dont lrsquoexistence comme plus tard pour Descartes dont la probleacutematique retrouve et croise celle de Parmeacutenide57 est preacutealablement requise agrave toute recherche et connaissance

II 2 νοῆσαι laquo penser raquo

Pour Parmeacutenide il ne fait aucun doute que lrsquohomme est doteacute de la laquo faculteacute de penser raquo νόος (νοῦς en ionien-attique frg IV 1 VI 6 XVI 2) et que cette faculteacute est capable de connaicirctre et par la parole drsquoexprimer et de partager cette connaissance Mais cette faculteacute qui est individuelle mecircme si elle est commune agrave toute lrsquoespegravece humaine est marqueacutee par la subjectiviteacute58 Degraves qursquoun ecirctre humain saisit un fait aussi reacuteel et objectif soit-il il le saisit par la penseacutee laquelle est subjective laquo Opinion sur tout est fabriqueacutee raquo δόκος δrsquoἐπὶ πᾶσι

56 Ἀνυστός est lrsquoadjectif verbal du verbe ἀνύω qui signifie laquo faire aboutir raquo laquo amener agrave terme raquo

57 Dans sa Lettre agrave Clerselier DESCARTES donne plusieurs sens du mot laquo principe raquo Un de ces sens eacutecrit-il est laquo de chercher un Ecirctre lrsquoexistence duquel nous soit plus connue que celle drsquoaucuns autres en sorte qursquoelle nous puisse servir de principe pour les connaicirctre raquo [hellip] En ce sens laquo le premier principe est que notre Acircme existe agrave cause qursquoil nrsquoy a rien dont lrsquoexistence nous soit plus notoire raquo (Lettre agrave Clerselier DESCARTES Œuvres eacuted Ch ADAM et P TANNERIE IV 444)

58 Dans Les regravegles pour la direction de lrsquoesprit DESCARTES eacutenoncera comme huitiegraveme regravegle laquo Et drsquoabord nous remarquerons qursquoen nous lrsquointelligence seule est capable de connaicirctre mais qursquoelle peut ecirctre ou empecirccheacutee ou aideacutee par trois autres faculteacutes crsquoest agrave savoir lrsquoimagination les sens et la meacutemoire raquo

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τέτυκται avait deacuteclareacute Xeacutenophane de Colophon (DK 21 B 34 L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 54-5759) De ce fait la saisie du reacuteel dans lequel la penseacutee elle-mecircme est incluse devient probleacutematique Elle peut ecirctre exacte ou complegravetement erroneacutee Elle peut confondre reacuteel et imaginaire Nrsquoy a-t-il alors aucune issue

Parmeacutenide pense qursquoil y en a une Certes lrsquoopinion δόξα (δόκος chez Xeacutenophane de Colophon) est indeacutepassable Elle est constitutive de la penseacutee humaine Mais sa part drsquoimpreacutecision de doute et drsquoerreur peut ecirctre consideacuterablement reacuteduite La penseacutee tout drsquoabord nrsquoest pas renfermeacutee sur elle-mecircme Elle a un objet laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν mecircme lorsqursquoelle se donne elle-mecircme pour objet En second lieu il y a des regravegles qui srsquoimposent agrave elle aussi bien dans son rapport au reacuteel que par rapport agrave son propre fonctionnement Comme pour laquo est raquo et laquo nrsquoest pas raquo que lrsquoon coupe de la chaicircne parleacutee lrsquoacte de penseacutee ici deacutesigneacute par lrsquoinfinitif aoriste νοῆσαι plus loin au frg III par lrsquoinfinitif preacutesent νοεῖν doit ecirctre un geste reacutefleacutechi un geste sur lequel on revient pour ne pas se laisser pieacuteger par cette subjectiviteacute qui affecte la faculteacute intellectuelle En reacutefleacutechissant sur son propre exercice la penseacutee deacutecouvre des regravegles internes auxquelles elle doit se soumettre agrave savoir les principes drsquoexistence et de non-existence drsquoidentiteacute de non-contradiction ou mecircme du tiers exclu

Ce sont bien ces regravegles internes qursquoil invite agrave deacutecouvrir et auxquelles il engage agrave se soumettre lorsqursquoil deacutedouble en quelque sorte lrsquoacte de penser entre lui-mecircme et la deacuteesse θεά dont Parmeacutenide dit transmettre les propos qursquoil a lui-mecircme reccedilus de sa bouche (I 22-32 et II 1) Nous discuterons plus loin quand le moment sera venu pour savoir ce que repreacutesente exactement cette laquo deacuteesse raquo θεά si elle est la mecircme que la laquo deacutemone raquo δαίμων dont il est question au v 3 du proegraveme et au vers 3 du frg XII Ce que nous pouvons deacutejagrave noter ici est qursquoelle est la figure de la reacuteflexiviteacute de ce retour de la penseacutee sur elle-mecircme lorsqursquoelle est en acte Ce faisant elle objectivise et personnalise en quelque sorte les exigences eacutepisteacutemiques qui srsquoimposent agrave toute penseacutee en quecircte de veacuteriteacute Elle signifie que ces exigences transcendent le sujet eacutenonciateur qursquoelles ne sont pas la manifestation drsquoun moi singulier mais lrsquoexpression drsquoune grammaire eacutepisteacutemique universelle dont les regravegles sont agrave deacutecouvrir Le sujet connaissant nrsquoest pas lrsquoauteur de ces exigences Il doit les deacutecouvrir les reconnaicirctre et srsquoy soumettre il doit les laquo eacutecouter raquo ἀκούσας et les laquo assumer raquo κόμισαι (II 1) Ce agrave quoi justement srsquoattegravele Parmeacutenide

Mais lrsquoEacuteleacuteate ne fait pas que deacutecouvrir que la penseacutee pour saisir correctement laquo ce qui est raquo doit respecter certaines exigences eacutepisteacutemiques Il eacutetablit ou reconnaicirct un lien entre cette penseacutee et le langage Il associe lrsquoacte de penseacutee agrave un mode verbal lrsquoinfinitif Ce que reacutevegravele le fameux frg III

59 La datation des eacutecrits de XENOPHANE DE COLOPHON est tregraves incertaine comme du reste tout ce que lrsquoon sait de lui Il est neacute agrave Colophon tout pregraves drsquoEacutephegravese la ville drsquoHERACLITE et non loin de Phoceacutee dont PARMENIDE eacutetait originaire Il seacutejourna en Grande Gregravece Il eacutetait certainement plus ageacute que PARMENIDE (L REIBAUD situe sa naissance aux alentours de 570 av J-C et sa mort vers 475 av J-C Xeacutenophane de Colophon Œuvre poeacutetique p XIII) Par conseacutequent certains de ses eacutecrits peuvent avoir eacuteteacute concomitants voire posteacuterieurs au Poegraveme de PARMENIDE si du moins on retient la chronologie haute pour ce dernier ce que je pense pas CLEMENT

DrsquoA LEXANDRIE dit qursquoil laquo a donneacute son impulsion agrave lrsquoeacutecole eacuteleacuteatique raquo τῆς Ἐλεατικῆς ἀγωγῆς κατάρχει (Strom I 64) Selon ARISTOTE (Meacutetaphysique I 5 986 b 22) PARMENIDE aurait eacuteteacute son laquo eacutelegraveve raquo μαθητής information qursquoa reprise THEOPHRASTE (drsquoapregraves SIMPLICIUS in Phys frg 5 DIELS Doxographi Graeci p 480) affirmant que XENOPHANE aurait eacuteteacute le maicirctre διδάσκαλον de PARMENIDE Peut-ecirctre est-ce ce que reprend DIOGENE LAEumlRCE (IX 21) si lrsquoexpression laquo eut pour auditeur raquo (διήκουσε) a le mecircme sens que laquo a eu pour disciple raquo Sur le frg B 34 voir outre les remarques de L REIBAUD le commentaire de J H LESHER Xenophanes of Colophon p 155-169)

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4 Lien entre penseacutee et langage

Frg III hellip τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι laquo en effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo

Le frg III a eacuteteacute transmis isoleacutement du frg II parce que lrsquoon nrsquoa pas perccedilu le sens du propos de Parmeacutenide Rien nrsquointerdit de consideacuterer qursquoil concluait cette premiegravere deacutemonstration en en donnant lrsquoultime explication laquo en effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo On peut comprendre que le lecteur faute de signes diacritiques nrsquoait pas eacuteteacute alerteacute sur ce qui pouvait ecirctre mis en eacutevidence par la seule faccedilon de le dire Parmeacutenide nrsquoa pas davantage pris la peine de dire que ἔστιν est un indicatif et εἶναι un infinitif Du reste nous ne savons rien sur le meacutetalangage grammatical qui pouvait avoir cours agrave son eacutepoque dans lrsquoenseignement de la langue orale et eacutecrite Tout ce que nous savons est bien plus tardif Mais on ne saurait tirer argument de ce silence et de notre ignorance pour conclure agrave son inexistence Lrsquoart architectural offre un cas similaire ce nrsquoest pas parce qursquoon lrsquoignore que nrsquoa pas existeacute le vocabulaire technique extrecircmement preacutecis qui a permis la conception et la construction de tant de temples de theacuteacirctres et de bien drsquoautres monuments Nous ne saurons donc jamais si Parmeacutenide a eu une connaissance intuitive de ce que nous nous appelons agrave la suite des grammairiens anciens lrsquoindicatif ou lrsquoinfinitif ou srsquoil a repris ces cateacutegories agrave une grammaire drsquoenseignement existant agrave son eacutepoque La trouvaille capitale qursquoil a faite en revanche fut de percevoir le lien eacutetroit qui unit la penseacutee et le langage Il perccedilut qursquoil y a des correspondances entre la premiegravere et la seconde qursquoil y a des laquo cateacutegories de langues raquo qui sont en mecircme temps des laquo cateacutegories de penseacutee raquo pour reprendre les termes du titre drsquoune eacutetude drsquoEacutemile Benveniste qui a beaucoup irriteacute les philosophes60 Impossible reacutetorquera-t-on Parmeacutenide aurait eacuteteacute le seul agrave faire cette deacutecouverte des siegravecles avant tous les autres et sans en laisser drsquoautres traces plus explicites Mais le fait est lagrave Il en a eu conscience en teacutemoigne le proegraveme dans lequel en un langage meacutetaphorique compliqueacute mais clair quant agrave sa signification geacuteneacuterale il veut faire comprendre qursquoil a franchi un seuil capital sur le chemin de la connaissance ou plutocirct qursquoil faisait franchir le seuil neacutecessaire et ultime qui fait acceacuteder au siegravege de la penseacutee Le premier il a reconnu qursquoil y a une eacutequivalence entre laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν et laquo ecirctre raquo εἶναι

En donnant laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν comme eacutequivalent de laquo ecirctre raquo εἶναι lrsquoEacuteleacuteate exprime drsquoabord de faccedilon aussi nette que concise la valeur de lrsquoinfinitif Eἶναι est agrave la fois ce concept et cette forme linguistique de ἐστίν quand lrsquoesprit le laquo pense raquo νοεῖ et lrsquolaquo eacutenonce raquo λέγει ou φράζει Preacutecisons enfin que le grec distingue nettement entre deux situations dans cette saisie

‒ la premiegravere est celle ougrave le sujet entend dire que la reacutealiteacute qursquoil saisit est envisageacutee comme reacuteelle et objective Dans ce cas qui rejoint celui de lrsquoindicatif la neacutegation sera οὐ

‒ La seconde est celle ougrave le sujet met lrsquoaccent non pas sur la reacutealiteacute saisie mais sur la saisie elle-mecircme en tant que subjective Dans ce cas la neacutegation sera μή

Dans le frg III du Poegraveme il nrsquoy a pas de neacutegation exprimeacutee Mais lrsquoeacutequivalence qui est faite entre νοεῖν ἐστίν et εἶναι vient conclure une longue phrase dans laquelle cette eacutequivalence est donneacutee comme positive quand on tient que laquo est raquo est (v 3a) il y a bien une reacutealiteacute objective que la penseacutee saisit et que lrsquoinfinitif exprime mais qui est neacutegative quand on tient que laquo nrsquoest pas raquo est (v 3b et 5a) ou que laquo est raquo nrsquoest pas (v 5b) dans ce cas la subjectiviteacute

60 Eacute BENVENISTE laquo Cateacutegories de penseacutee et cateacutegories de langue raquo in Eacute BENVENISTE Problegravemes de linguistique geacuteneacuterale I p 63

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qursquoimplique la penseacutee lrsquoemporte sur lrsquoobjectiviteacute Lrsquoerreur fondamentale que commettent ceux qui prennent lrsquoun pour lrsquoautre laquo est raquo et laquo nrsquoest pas raquo est drsquooublier le travail de la penseacutee ils confondent ἐστίν et εἶναι Ils confondent οὐ et μή Ils ne voient pas que εἶναι est la cateacutegorie dans laquelle ἐστίν est saisie par la penseacutee degraves lors que celle-ci le pense La porte est alors ouverte agrave la meacuteprise et agrave la confusion Crsquoest parce qursquoil y a le laquo penser raquo νοεῖν qursquoil est aussi possible de se tromper de confondre lrsquoinexistence avec lrsquoexistence

Ainsi le frg III drsquoobscur ou drsquoaberrant qursquoil pouvait paraicirctre coupeacute de son contexte prend toute sa force conceptuelle et eacutenonce le principe eacutepisteacutemologique qui fonde le propos du frg II Ἔστιν est le fait ultime et irreacuteductible auquel Parmeacutenide parvient au terme de sa quecircte de lrsquooriginaire fait agrave partir duquel il est deacutesormais possible de soumettre agrave lrsquoexamen la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire le reacuteel au travers de ce que lrsquoon en pense et de ce que lrsquoon en dit examen qui eacutetait affirmeacute dans les derniers vers du proegraveme sur lesquels je reviendrai dans le dernier chapitre et qui est encore explicitement affirmeacute dans le frg V

5 Muthos

II 1 μῦθος laquo exposeacute raquo

Le terme μῦθος employeacute ici (II 1) et en VIII 1 ne doit pas donner le change Il participe du jeu de recouvrement et de substitution qursquoopegravere Parmeacutenide par rapport au discours religieux particuliegraverement agrave celui des Mystegraveres Srsquoil convient dans la bouche de la deacuteesse il nrsquoest autre que le λόγος tel qursquoon lrsquoentend deacutesormais dans la bouche des savants-philosophes depuis Heacuteraclite agrave savoir laquo la fonction de deacutesigner de maniegravere geacuteneacuterique ce type de raisonnement et drsquoargumentation rationnelle qui caracteacuterise les travaux savants ou scientifiques raquo61 Comme pour Heacuteraclite le logos laquo nrsquoest rien drsquoautre que le moyen par lequel on atteint une certaine connaissance du tout Le logos deacutesigne le processus psychique et cognitif par lequel on atteint la connaissance de tous les objets raquo62

61 J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments p 64 HERACLITE est contemporain de PARMENIDE Il serait drsquoune vingtaine drsquoanneacutees son cadet si lrsquoon retient une datation haute pour PARMENIDE agrave peu pregraves du mecircme acircge si lrsquoon opte pour la chronologie basse Il veacutecut agrave Eacutephegravese agrave environ 70 km agrave vol drsquooiseau au sud de Phoceacutee ougrave peut-ecirctre PARMENIDE naquit et dont en tout cas il eacutetait originaire Il ne connaissait pas le Poegraveme de PARMENIDE En revanche PARMENIDE a certainement lu son ouvrage

62 Ibid p 68

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Chapitre II section C

Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Le frg V drsquoun vers et demi seulement est tout ce qui reste avec le premier vers du frg

VI du deacuteveloppement qui devait ecirctre consacreacute agrave lrsquoexplicitation et agrave la justification de la premiegravere proposition eacutenonceacutee en II 3a laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν

Frg V ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore) raquo

Ce frg V donne une indication preacutecieuse sur la faccedilon dont Parmeacutenide a compris sa recherche Il preacutecise que ἔστιν est le point ultime auquel on parvient dans la quecircte de lrsquointelligence des choses point agrave partir duquel il est ensuite possible drsquoengager toute recherche et auquel il faut sans cesse revenir Sont pointeacutees ici de maniegravere implicite les deux notions drsquooriginaire et drsquoorigine Lrsquooriginaire est ce que lrsquoon vise comme eacutetant lrsquoexplication ultime pour une question que lrsquoon se pose explication au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible drsquoaller plus loin Comme tel il est inaccessible car tout questionnement est soumis agrave la regravegle du regressus ad infinitum de la reacutegresssion agrave lrsquoinfini Mais si le questionnement est fermeacute preacutecis non ouvert sur lrsquoindeacutefini srsquoil porte seulement sur la base ultime dont il faut srsquoassurer pour produire par exemple un discours vrai il devient alors possible drsquoarrecircter la deacutemarche quand cette base a eacuteteacute trouveacutee Elle est alors transformeacutee en origine en point de deacutepart reacuteel agrave partir duquel un discours peut ecirctre construit et auquel il faut revenir sans cesse pour srsquoassurer qursquoil nrsquoy a pas de deacuteviance ni drsquoerrance63 Parmeacutenide pense avoir trouveacute ce point ultime en ἐστίν constateacute et eacutenonceacute Ἔστιν est ce qui permet drsquoeacutetablir le vrai en discriminant entre les laquo opinions raquo δοκοῦντα ou δόξαι tacircche annonceacutee dans les deux derniers vers du proegraveme

Ξυνόν affirme trois choses

‒ que ἔστιν est le point commun du reacuteel de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν dont il va ecirctre question par la suite

‒ que ἔστιν est le point commun de toute penseacutee νόημα ou νοεῖν laquelle sous la forme de la laquo raison raquo λόγος comme lrsquoa eacutecrit Heacuteraclite est ce qui est commun agrave tous laquo Ceux qui parlent de faccedilon reacutefleacutechie ξὺν νῷ doivent neacutecessairement srsquoappuyer sur ce qui est commun ξὺνῷ agrave toushellip raquo laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun ξὺνῷ mais alors que la raison est en commun ξυνοῦ la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une reacuteflexion particuliegravere raquo64

63 On ne peut ici eacuteviter de penser agrave Descartes et agrave son cogito comme premiegravere veacuteriteacute qui srsquoimpose agrave lrsquoesprit de maniegravere immeacutediate et indubitable et agrave partir de laquelle il est possible de deacuteduire toute autre reacutealiteacute

64 Texte et Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 1191 et 2 p 300 (DK 22 B 114 et B 2 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57 et 7)

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‒ que ἔστιν est enfin le point commun du reacuteel et du penser il fonde et assure leur rencontre Crsquoest ce qursquoaffirmera plus loin je crois les v 34-36 du frg VIII

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] Οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμὲνον ἔστιν Car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est exprimeacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖν tu ne trouveras ce laquo penser raquo

Crsquoest parce qursquoil rassemble ces trois fonctions que ἔστιν peut ecirctre consideacutereacute et affirmeacute comme le laquo cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive raquo ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ (I 29)65

Crsquoest donc agrave ce ἔστιν qursquoil faut revenir sans cesse pour veacuterifier si le propos que lrsquoon tient est toujours valide et sur lequel Parmeacutenide ne cesse de revenir dans la premiegravere partie du Poegraveme laquo agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore raquo τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις (V 2)

Frg VI 1 χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoeacutetantrdquo ldquoecirctrerdquo car ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo

Le premier vers du frg VI doit certainement conclure la justification que la voie laquo est raquo est la seule valide Sa lecture est difficile non en raison du sens des mots mais agrave cause de lrsquoabsence de syntaxe qui les relie En teacutemoigne lrsquoembarras des traducteurs En voici quelques exemples en franccedilais66

B Cassin laquo Voici ce qursquoil est besoin de dire et penser est en eacutetant car est ecirctre raquo p 81

M Conche laquo Il faut dire et penser lrsquoeacutetant ecirctre car il y a ecirctre raquo p 100

L Couloubaritsis laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoCe qui est preacutesentrdquo (Eon) est car il est ecirctre raquo p 542

J Fregravere laquo Il faut dire et penser ceci lrsquoecirctre est car il est possible drsquoecirctre raquo p 146

J Bollack laquo Ce qui est utile crsquoest de dire que ceci est eacutetant et de penser ainsi ceci car il y a moyen qursquoil soit raquo p 121

Pour faire droit agrave cette absence de syntaxe jrsquoai proposeacute dans le chapitre I de voir dans ce vers le mecircme mode drsquoexpression brachylogique que dans bien drsquoautres passages du Poegraveme et de lire les quatre formes verbales ἐόν ἔμμεναι ἔστι et εἶναι comme des autonymes Celles-ci forment deux paires dont les termes entretiennent en chacune les mecircmes rapports mecircme srsquoils ne sont pas expliciteacutes drsquoougrave lrsquointroduction de barres obliques dans ma traduction laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoeacutetantrdquo ldquoecirctrerdquo car ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo

Le mieux est de partir de la proposition formuleacutee en fin de vers ἔστι γὰρ εἶναι puisqursquoelle donne lrsquoexplication de la proposition preacuteceacutedente ἐὸν ἔμμεναι Lrsquoexpression reprend le frg III dans lequel lrsquoidentification a eacuteteacute faite entre laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo Il

65 Remarque compleacutementaire Πάλιν hellip αὖθις BOLLACK veut voir en ces deux mots des valeurs distinctes Lrsquoemploi de ces deux mots qui ont le mecircme sens est freacutequent en grec Il correspond agrave notre laquo encore et encore raquo laquo Est raquo est la reacutefeacuterence fixe agrave laquelle PARMENIDE dit qursquoil reviendra sans cesse et agrave laquelle il soumettra toute penseacutee et affirmation

66 On trouvera un panel de traductions franccedilaises et eacutetrangegraveres dans M CONCHE p 101-103

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me semble qursquoil faut la comprendre ainsi laquo εἶναι est ἔστιν raquo laquo ldquoecirctrerdquo est ldquoestrdquo raquo en tant que celui-ci est penseacute

Or srsquoil y a correspondance entre ἐστίν et εἶναι en tant que le second est la saisie conceptuelle du premier il y a aussi la mecircme correspondance entre ce εἶναι remplaceacute dans la premiegravere partie du vers pour des raisons meacutetriques par la forme dorienne ou eacuteolienne ἔμμεναι et le participe preacutesent ἐόν Ἔμμεναι est agrave ἐόν ce que εἶναι est agrave ἔστιν Il y a bien un reacuteel ἐόν compris ici selon la mecircme geacuteneacuteraliteacute que ἔστιν que la penseacutee saisit lorsqursquoelle pense comme il faut χρὴ La relation entre les deux termes ἐόν et ἔμμεναι est elliptique comme dans la proposition explicative qui suit Le participe imperfectif ἐόν sans article ne deacutesigne pas une chose existante particuliegravere ni mecircme lrsquoecirctre en geacuteneacuteral car cela excluerait le penser et le dire de ce qui est mais drsquoune maniegravere la plus geacuteneacuterale possible laquo qui est raquo

La conclusion que donne ce vers agrave lrsquoexplicitation de laquo ldquoestrdquo est raquo introduit pour nous aujourdrsquohui deux nouveauteacutes dont il a tregraves vraisemblablement eacuteteacute question dans le passage perdu

La premiegravere est le parler λέγειν que lrsquoEacuteleacuteate place aux cocircteacutes du penser νοεῖν les mettant sur le mecircme plan Agrave vrai dire le parler a deacutejagrave eacuteteacute au moins implicitement affirmeacute dans le ἔστιν comme le dire deacuteictique de lrsquoeacutevidence reacutefeacuterence premiegravere de toute diction du vrai qursquoelle soit immeacutediate ou meacutediatiseacutee par un instrument ou un concept Ici il srsquoagit drsquoun dire au sens second comme le μῦθος de la deacuteesse (II 1) un dire qui est lrsquoexpression drsquoune penseacutee et qui en conseacutequence peut eacutenoncer du faux aussi bien que du vrai comme cela a eacuteteacute dit agrave la fin du frg II οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις laquo car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse) ni lrsquoexprimer raquo Φράζειν est un synonyme de λέγειν

La seconde nouveauteacute est lrsquointroduction de ce troisiegraveme mode du verbe εἶναι celui du participe preacutesent ἐόν laquo qui est raquo Lrsquoapparition de ce ἐόν pour fugitive qursquoelle soit en consideacuteration de ce qui nous reste de cette section du Poegraveme est capitale En fait crsquoest la seconde occurrence Parmeacutenide avait deacutejagrave employeacute cette forme participiale avec lrsquoarticle mais de maniegravere neacutegative agrave la fin du frg II que je viens justement de citer Il y reviendra longuement dans la conclusion de la premiegravere partie frg VIII 19-51a pour en deacutecrire les multiples caracteacuterisques et dans le frg IV qui se rattache certainement agrave la seconde partie Si lrsquoinfinitif εἶναι renvoie agrave la saisie subjective et conceptuelle de ἔστιν le participe ἐόν renvoie agrave la saisie objective et pourrait-on dire mateacuterielle de ce mecircme ἔστιν Il est le reacutefeacuterent agrave la fois interne agrave ἔστιν et externe agrave lrsquoeacutenonciateur sans lequel ἔστιν serait une coquille vide un pur concept Sans cette confrontation la penseacutee se mouvrait dans son propre monde dans cet ideacutealisme que lrsquoon a malencontreusement precircteacute agrave Parmeacutenide Τὸ ἐόν ne deacutesigne pas laquo lrsquoEcirctre raquo comme concept geacuteneacuteral et absolu mais le reacuteel dans ce qursquoil a de plus concret

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Chapitre II section D

Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

Apregraves la justification de laquo est ldquoestrdquo raquo devait suivre la laquo reacutefutation raquo ἔλεγχον (VII 5)

des deux thegraveses lieacutees entre elles et consideacutereacutees comme insoutenables agrave savoir celle qui considegravere que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo rejeteacutee en II 3b et formuleacutee en II 5a et celle qui eacutenonceacutee en II 5b affirme au contraire que laquo est raquo nrsquoest pas Parmeacutenide commence par eacutecarter la premiegravere thegravese qursquoil appelle ici laquo la premiegravere voie de recherche raquo (v 2-3) puis reprenant les deux thegraveses du v 5 du frg II il les regroupe en une seule parce que les tenants de ces deux thegraveses pensent que laquo ecirctre et ne pas ecirctre sont le mecircme et non le mecircme raquo

1 Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo VI 2-3

Frg VI 2-3 μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφrsquoὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

VI 2a μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν laquo Mais ldquo rien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo

Comme pour le v 1 la compreacutehension de ces premiers mots du second vers fait difficulteacute comme le montrent ces quelques exemples de traduction

B Cassin laquo Mais rien nrsquoest pas raquo p 81

M Conche laquo et rien il nrsquoy a pas raquo p 100

J Fregravere laquo et il nrsquoest pas possible que soit ce qui nrsquoest rien raquo p 146

L Couloubaritsis laquo alors que le neacuteant nrsquoest pas raquo p 542

J Bollack laquo pour le rien il nrsquoy a pas moyen qursquoil soit raquo p 121

Cette proposition srsquooppose agrave la fois agrave lrsquoaffirmation preacuteceacutedente ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo et au deacuteveloppement qui preacutecegravede sur lrsquoexplicitation que laquo ldquoestrdquo est raquo Ce que marque le δrsquo (pour δέ) laquo mais raquo apregraves μηδέν

Opposeacutee agrave ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo qursquoelle reprend de maniegravere neacutegative cette proposition est construite de la mecircme maniegravere Crsquoest pourquoi je pense qursquoil faut sous-entendre εἶναι apregraves μηδέν μηδὲν δrsquo[se εἶναι] οὐκ ἔστιν laquo mais ldquorien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo Le rapport entre les deux termes laquo rien nrsquoecirctre raquo et laquo nrsquoest pas raquo est analogue agrave celui qursquoil y a entre laquo est raquo et laquo ecirctre raquo mais avec une diffeacuterence capitale si laquo εἶναι est ἐστίν raquo laquo ldquoecirctrerdquo est ldquoestrdquo raquo en tant que celui-ci est penseacute et renvoie agrave un reacuteel μηδὲν εἶναι laquo rien nrsquoecirctre raquo οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo crsquoest-agrave-dire ne peut avoir drsquoautre mode drsquoexistence que conceptuel Crsquoest une penseacutee sans contenu ou plutocirct une penseacutee qui a pris pour objet reacuteel le concept que sa rencontre avec lrsquoobjet reacuteel a fait naicirctre laquo Rien nrsquoecirctre raquo est agrave entendre comme si lrsquoon disait laquo que rien ne soit raquo Crsquoest une pure hypothegravese On remarquera ici la preacutesence de la neacutegation

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μή contenue dans μηδέν conformeacutement agrave ce que jrsquoai dit dans le chapitre preacuteceacutedent sur la distinction entre les neacutegations οὐ et μή Lrsquoinexistence en tant que telle nrsquoa pas drsquoautre contenu que conceptuel

Si rejetant le parallegravelisme entre la premiegravere proposition du v 2 ndash μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν laquo rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo ndash et la derniegravere du v 1 ndash ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo ndash on ne consideacuterait plus le ἔστιν comme un autonyme mais comme un verbe dont le sujet serait μηδὲν laquo rien raquo le sens geacuteneacuteral de la proposition ne serait pas modifieacute Lrsquoargumentation perdrait seulement de sa force

VI 2b-3 τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα laquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφrsquoὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche raquo

La fin du v 2 et le v 3 explicitent seulement le deacutebut du vers 2 comme lrsquoa bien vu B Cassin (p 166) laquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche raquo laquo Rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo est ce que Parmeacutenide et avec lui quiconque cherche agrave acqueacuterir une vraie connaissance se doivent de meacutediter Cette thegravese est qualifieacutee de laquo premiegravere voie raquo Cette laquo premiegravere voie raquo en reacutealiteacute une impasse a eacuteteacute deacutefinie au frg II 5a comme la seconde voie celle qui est agrave ne pas suivre ὡς οὐκ ἔστιν laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est raquo Pour comprendre le raisonnement de Parmeacutenide il est neacutecessaire de reprendre sous la forme affirmative ce qursquoil vient drsquoeacutenoncer de maniegravere neacutegative Lrsquohomme reacutefleacutechi dit de maniegravere neacutegative laquo rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo Lrsquoirreacutefleacutechi preacutetend affirmer de maniegravere positive laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo La deacuteesse alias la raison impose de srsquoeacutecarter de cette pseudo-voie

La conjecture de Diels qui complegravete le vers 3 par εἴργω laquo jrsquoeacutecarte raquo est tout agrave fait plausible Elle srsquoinspire du v 2 du fragment suivant le frg VII 2

2 Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9 αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible La seconde voie ou impasse dont la deacuteesse veut eacutecarter Parmeacutenide est celle qursquoelle a

eacutenonceacutee dans le frg II v 5b et qui est lrsquoautre versant de la mecircme confusion ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι laquo qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

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La suite du fragment porte sur cette double erreur Les mortels meacutelangent et confondent ce qui est avec ce qui nrsquoest pas et ce qui nrsquoest pas avec ce qui est ne respectant pas ce que lrsquoon appellera plus tard les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction dont Parmeacutenide donne ici une formulation qui eacutevoque celle que donnera Aristote67 τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo (VI 8-9) Ici la neacutegation est οὐ et non μή car les mortels prennent position sur le reacuteel Ils ne se rendent pas compte qursquoils posent un acte conceptuel et confondent cet acte avec le reacuteel En affirmant drsquoun cocircteacute que οὐκ ἔστιν laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et de lrsquoautre ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ils meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes de κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε laquo sourds en mecircme temps qursquoaveugles raquo (VI 7) de τεθηπότες laquo heacutebeacuteteacutes raquo (VI 7) et ce qui reacutevegravele les deux formes de la mecircme impasse de βροτοὶ εἰδότες οὐδέν δίκρανοι laquo mortels biceacutephales qui ne savent rien raquo (VI 4-5) ou drsquoἄκριτα φῦλα laquo races qui ne discernent pas raquo (VI 7) Leur (faux) laquo chemin raquo κέλευθος (VI 9) peut donc lui aussi ecirctre qualifieacute de laquo reacuteversible raquo παλίντροπος

Parmeacutenide peut conclure sa reacutefutation des fausses voies ainsi

Frg VII οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute [ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses [lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

La traduction du premier vers apparaicirctra plus comme une paraphrase que comme une traduction proprement dite laquo Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses ltqui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo Mais je nrsquoai pas trouveacute de meilleure solution pour rendre la nette opposition qui est faite entre εἶναι et μὴ ἐόντα Tous les commentateurs en effet traduisent comme srsquoil y avait οὐκ ἐόντα68 La neacutegation est μή et ne peut ecirctre que μή lorsqursquoil srsquoagit de nier non pas une chose deacutetermineacutee mais comme ici le reacuteel consideacutereacute dans sa plus grande geacuteneacuteraliteacute Elle oblige agrave comprendre le syntagme μὴ ἐόντα laquo des choses saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo et non laquo des choses qui ne sont pas raquo Si cette observation est juste εἶναι doit alors ecirctre compris comme preacuteceacutedemment laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἐστίν et non comme une simple affirmation drsquoexistence Drsquoougrave ma traduction laquo ecirctre consideacutereacutees comme reacuteelles des choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo Parmeacutenide nrsquoexprime pas une tautologie mais une impossibiliteacute logique en mecircme temps

67 Voir plus haut note 54

68 Par exemple M CONCHE traduit εἶναι μὴ ἐόντα par laquo des non-eacutetants ecirctre raquo p 115 B CASSIN par laquo ecirctre des non-eacutetants raquo p 85 D OrsquoBRIEN et J FRERE par laquo des non-ecirctres sont raquo Le Poegraveme de Parmeacutenide p 32 Cette traduction est reprise dans J FRERE p 143-152 L COULOUBARITSIS par laquo faire ecirctre les choses qui ne sont pas dans le preacutesent raquo p 543 A VILLANI par laquo les choses qui ne sont pas agrave ecirctre raquo Parmeacutenide Le poegraveme p 34 J BOLLACK par laquo faire que soient les choses qui ne sont pas raquo p 137 etc

50

qursquoontologique Il y aurait contradiction agrave penser le contraire Il peut donc affirmer en toute assurance que cela laquo ne risque pas drsquoecirctre un jour dompteacute raquo mecircme si certains qursquoil a qualifieacutes de laquo mortels biceacutephales raquo ou de laquo races qui ne discernent pas raquo pensent pouvoir le faire en brisant les liens de la logique la plus eacuteleacutementaire Ici peut-on le remarquer au passage lrsquoEacuteleacuteate affirme agrave nouveau avec clarteacute les principes de non-contradiction et drsquoidentiteacute qursquoil a deacutejagrave eacutenonceacutes dans les fragments preacuteceacutedents II et VI et qursquoil reprendra en VIII 29

Ce nrsquoest pas ainsi que Platon dans Le Sophiste (237a et s) interpregravetera ce premier vers du frg VII si du moins lrsquoon en juge par les traductions Auguste Diegraves le traducteur du livre dans Les Belles Lettres traduit ce vers laquo Non jamais tu ne plieras de force les non-ecirctres agrave ecirctre raquo69 N-L Cordero quant agrave lui rend ainsi ce vers dans la traduction franccedilaise des Œuvres complegravetes de Platon dirigeacutee par L Brisson laquo Que ceci ne soit jamais imposeacute qursquoil y a des choses qui ne sont pas raquo70 Aristote citera eacutegalement ce vers dans une critique des Platoniciens qui ont laquo cru que tous les ecirctres nrsquoen formeraient qursquoun seul agrave savoir lrsquoEcirctre lui-mecircme si on nrsquoarrivait pas agrave reacutesoudre et agrave reacutefuter lrsquoargument de Parmeacutenide Car jamais on ne fera que ce qui est nrsquoest pas Il eacutetait donc croyait-on neacutecessaire de montrer que le Non-Ecirctre est raquo71

Dans la suite du fragment Parmeacutenide opegravere de la mecircme faccedilon que dans le fragment preacuteceacutedent Il reprend la sentence neacutegative du premier vers de maniegravere positive crsquoest-agrave-dire agrave partir de ceux qui considegraverent comme reacuteelles des choses qursquoils saisissent pourtant comme nrsquoeacutetant pas agrave savoir ceux qui suivent la seconde voie en fait ceux qui srsquoengagent dans une impasse La deacuteesse alias la raison le pousse agrave laquo eacutecarter sa penseacutee de cette voie de recherche raquo (v 2) pratiqueacutee par des personnes qui cette-fois ci sont ne sont plus deacutecrites comme laquo sourdes raquo laquo aveugles raquo ou laquo heacutebeacuteteacutees raquo (VI 7) mais comme dirigeant leur regardhellip dans le vague ndash lrsquoopposition entre νωμᾶν laquo diriger raquo et ἄσκοπον laquo sans objectif raquo relegraveve de lrsquooxymore et souligne la contradiction interne du propos des preacutetendus laquo savants raquo εἰδότες ndash nrsquoentendant et ne prononccedilant que des bruits confus crsquoest-agrave-dire inarticuleacutes parce que non soumis agrave la raison (λόγος)

Lrsquoadjectif composeacute πολύπειρον du v 3 fait difficulteacute Sans doute est-il une creacuteation de Parmeacutenide Il est pense-t-on composeacute de lrsquoadverbe πολύ qui signifie laquo beaucoup raquo et de -πειρον fait sur le thegraveme du substantif πεῖρα laquo expeacuterience raquo LrsquoEacuteleacuteate use assez souvent du preacutefixe πολύ On en compte six autres exemples dans ce qui nous reste du Poegraveme dont trois ont sans doute eacuteteacute forgeacutes par lui (le second le troisiegraveme et le cinquiegraveme)

‒ πολύφημος laquo aux multiples discours raquo (I 2)

‒ πολύφραστος laquo si reacutefleacutechi raquo (I 4)

‒ πολύποινος laquo qui chacirctie fort raquo (I 14)

‒ πολύχαλκος laquo tregraves cuivreacute raquo (I 18)

‒ πολύδηρις laquo eacuteminemment eacuteristique raquo (VII 5)

‒ πολύκαμπτος laquo aux courbes multiples raquo ou si on prend lrsquoautre version πολύπλαγκτος laquo qui erre ou fait errer de tous cocircteacutes raquo (XVI 1)

La forme πολύπειρον peut aussi bien ecirctre entre autres un nominatif neutre singulier qursquoun accusatif feacuteminin singulier Lrsquoadjectif peut donc tout autant srsquoaccorder agrave ἔθος laquo coutume raquo

69 PLATON Le Sophiste trad A DIES p 237

70 PLATON Le Sophiste trad N-L CORDERO p 1836

71 ARISTOTE La Meacutetaphysique traduction J TRICOT II p 807-808

51

laquo habitude raquo qui est un neutre qursquoagrave ὁδόν laquo voie raquo feacuteminin Mais le sens de laquo riche en expeacuteriences raquo qui est agrave la base de toutes les traductions et que chacun srsquoaccorde agrave rattacher agrave ἔθος a en lui-mecircme une connotation positive qui ne convient pas au contexte ici ni lrsquolaquo habitude raquo ni la laquo voie raquo en question ont quelque creacutedit aux yeux de la deacuteesse alias la raison Elles sont agrave rejeter vigoureusement Aussi bien retiendrais-je plutocirct le sens drsquolaquo essai raquo ou de laquo tentative raquo qursquoattestent aussi πεῖρα et bien drsquoautres termes qui sont faits en grec sur la mecircme racine et je rattacherais lrsquoadjectif agrave ὁδόν plutocirct qursquoagrave ἔθος La voie a beaucoup eacuteteacute essayeacutee et pratiqueacutee au point que cette tentative est devenue une habitude mais elle nrsquoa jamais abouti elle est οὐκ ἀνυστόν laquo sans issue raquo laquo une impasse raquo (II 7)

Une premiegravere conclusion peut degraves lors ecirctre tireacutee lrsquoideacutee que cette voie qui repose sur lrsquoaffirmation que laquo est raquo nrsquoest pas et que laquo nrsquoest pas raquo est a deacutesormais reccedilu sa reacutefutation ἔλεγχον Celle-ci est qualifieacutee de πολύδηριν laquo qui donne lieu agrave beaucoup de combats raquo (VII 5) terme que faute drsquoen trouver de plus pertinents jrsquoai rendu en franccedilais par lrsquoadjectif laquo eacuteristique raquo repris agrave un terme grec ulteacuterieur agrave Parmeacutenide ἐριστικός laquo relatif agrave la controverse raquo Il srsquoagit bien drsquoune rude bataille agrave mener tant les partisans de la voie-impasse ne sont pas disposeacutes agrave en sortir mais porteacutes agrave deacutefendre leurs positions Deux traits sont agrave remarquer Le premier est lrsquousage du terme λόγος la laquo raison raquo drsquoapregraves laquelle lrsquoauditeur de la deacuteesse Parmeacutenide doit juger la reacutefutation que celle-ci vient de prononcer Car crsquoest bien en conformiteacute avec ce λόγος que la deacuteesse alias la penseacutee srsquoest exprimeacutee lequel λόγος est le propre de lrsquohomme et le fondement du discours de la deacuteesse qui par reacutefeacuterence aux dieux est appeleacute μῦθος Lrsquoautre trait est lrsquoinvitation que la deacuteesse fait agrave Parmeacutenide et agrave travers lui agrave tout un chacun srsquoil reacutepond agrave des exigences qui en tant que telles transcendent lrsquoopinion de tout homme le λόγος nrsquoen est pas moins eacutemis par un sujet par un individu qui en srsquoy conformant peut dire laquo je raquo Parmeacutenide eacutenonce ici de maniegravere forte que la veacuteriteacute nrsquoest pas une eacutenonciation anonyme ou collective qui srsquoimpose drsquoen-haut aux membres du groupe mais lrsquoeacutenonciation drsquoun individu qui srsquoefforce de transcender son moi pour acceacuteder au laquo je raquo eacutepisteacutemique Ce qui implique la controverse la discussion serreacutee avec drsquoautres laquo je raquo

52

Chapitre II section E

Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51 a

Si la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre une impasse peut degraves lors tomber comme un couperet la conclusion de la premiegravere partie Elle ouvre le frg VIII le plus long du Poegraveme (il fait 61 vers)

VIII 1-2a μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

La voie est deacutesormais libre srsquoil est permis de reprendre cette image pour faire sereinement lrsquoexposeacute de la voie ἔστιν

Ἔστιν laquo ldquoestrdquo est raquo Cet eacutenonceacute est proprement un axiome agrave savoir une laquo proposition eacutevidente pour quiconque en comprend le sens sur laquelle repose toute deacutemonstration mais qui est elle-mecircme indeacutemontrable raquo72 Ici axiome doit ecirctre entendu au sens strict crsquoest-agrave-dire non au sens de postulat auquel lrsquoeacutevidence fait deacutefaut Par ailleurs il est de lrsquoordre du constat du deacuteictique un jugement sur le reacuteel le jugement drsquoexistence Par lagrave il se distingue nettement de lrsquoaxiome matheacutematique lequel est une proposition eacutenonceacutee comme base de deacutepart drsquoun systegraveme hypotheacutetico-deacuteductif et indeacutependant du reacuteel laquo Est raquo est bien le point originaire ultime auquel on remonte et auquel toute laquo opinion raquo δόξα devra ecirctre confronteacutee

Crsquoest bien cela que Parmeacutenide a saisi et veut signifier mecircme si une fois encore il ne lrsquoeacutenonce pas dans notre meacutetalangage Aussi bien ne parle-t-il pas de laquo preuves raquo ou de laquo deacutemonstration raquo mais seulement de laquo signes raquo σήματα de traits caracteacuteristiques qui sont agrave la fois des indices et des proprieacuteteacutes au sens qursquoa ce mot en matheacutematiques Ceux-ci sont reacutepartis en deux sections bien distinctes La premiegravere concerne ἔστιν proprement dit la seconde la composante fondamentale de ἔστιν τὸ ἐόν agrave savoir le reacuteel lrsquoobjet interne sans lequel ἔστιν nrsquoaurait absolument aucune consistance et ne serait qursquoun nom ὄνομα

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2 b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν 73 tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

72 P FOULQUIE Dictionnaire de la langue philosophique s u laquo axiome raquo 21969 p 64

73 Je place la virgule avant ἐστιν et non apregraves Le texte eacutediteacute par DIELS-KRANZ diffegravere quelque peu πολλὰ μάλrsquo ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν ἐστι γὰρ οὐλομελέςhellip

53

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστον74middot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν de laquo est raquo qursquoil nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de ce qui est penseacute

[comme nrsquoeacutetant pas

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ ἀνάγκη est laquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute conformeacutement agrave la [neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

Les caracteacuteristiques principales que Parmeacutenide reconnaicirct agrave ἔστιν en tant que sujet de lrsquoaxiome drsquoexistence proprement dit ont toutes pour objectif de montrer qursquoil est si on le considegravere comme tel un sempiternel preacutesent sans changement aucun

Lrsquoaffirmation la plus nette est sans doute celle du vers 5

VIII 5 οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquo ἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν laquo jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est raquo

Parmeacutenide comme il a eacuteteacute dit ne disposait pas du meacutetalangage qui sera trouveacute apregraves lui Mais par cette affirmation il explicite nettement et sans ambiguiumlteacute qursquoil a parfaitement saisi la porteacutee de ἔστιν en tant que troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du

74 La leccedilon ἠδrsquoἀτέλεστον est la mieux attesteacutee et convient parfaitement srsquoil srsquoagit de ἐστίν Mais certains pensant qursquoil srsquoagit de lrsquoEacutetant adoptent la correction proposeacutee par BRANDIS οὐδrsquoἀτέλεστον laquo non sans fin raquo L COULOUBARITSIS corrige lui en ἠδὲ τέλεστον laquo et acheveacute raquo correction proposeacutee par A COVOTTI I Prosocratici p 125 et eacutegalement retenue par A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoEcirctre p 26

54

verbe εἶναι comme je lrsquoai fait plus haut Il regravevegravele ici srsquoil en eacutetait besoin qursquoil en eacutetait tout agrave fait conscient laquo Maintenant il est raquo νῦν ἔστιν ne deacutesigne pas lrsquoinstant preacutesent par opposition aux instants infinis de la temporaliteacute Ce laquo maintenant raquo νῦν deacutesigne un sempiternel preacutesent

Tout le deacuteveloppement peut ecirctre consideacutereacute comme une seacuterie de variations sur ces deux caracteacuteristiques majeures

VIII 3 ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν laquo inengendreacute et impeacuterissable raquo

Nrsquoeacutetant pas en tant que tel de lrsquoordre des reacutealiteacutes concregravetes et singuliegraveres ἔστιν nrsquoen a pas les traits il nrsquoest pas affecteacute par le temps et lrsquoespace Aussi est-il dit ἀγένητον καὶ ἀνώλεθρόν laquo inengendreacute et impeacuterissable raquo Il ne connaicirct ni la naissance ni le deacutepeacuterissement et la mort Le terme ἐόν nrsquoest pas ici le participe preacutesent substantiveacute mais la forme participiale sans article du verbe εἶναι dont lrsquousage est de regravegle pregraves drsquoun adjectif jouant le rocircle drsquoattribut constituant souvent ainsi une phrase participiale agrave valeur circonstancielle Le v 57 en offre un autre exemple ἤπιον ὄν laquo eacutetant doux raquo

VIII 4 οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστον laquo entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin raquo

‒ οὖλον laquo entier raquo il nrsquoy a rien agrave lrsquointeacuterieur de ἔστιν si lrsquoon peut parler de la sorte qui ne serait pas ἔστιν au sens plein du terme Il nrsquoest pas composeacute de parties Il nrsquoest pas divisible

‒ μουνογενές laquo drsquoun genre unique raquo Ce qualificatif a donneacute lieu agrave discussions certains commentateurs trouvant en particulier qursquoil eacutetait en contradiction avec ἀγένητον donneacute au vers preacuteceacutedent et dont il partage la racine75 Tous pensent qursquoil srsquoagit de lrsquoecirctre et non de laquo est raquo Il me semble que cet adjectif ne doit pas ecirctre interpreacuteteacute en reacutefeacuterence agrave la geacuteneacuteration Γένος a aussi le sens de laquo genre raquo de laquo classe raquo ou de laquo cateacutegorie raquo Aussi bien peut-on rendre μουνογενές par laquo drsquoun genre unique raquo ou laquo unique en son genre raquo Une fois encore lrsquoEacuteleacuteate emprunte un terme agrave un autre registre pour le faire glisser dans le registre eacutepisteacutemique qursquoil inaugure

‒ ἀτρεμές laquo non tremblant raquo drsquoougrave laquo immobile raquo Cet adjectif nrsquoapporte rien de nouveau sur ἔστιν si ce nrsquoest de deacutevoiler clairement pour celui qui ne srsquoen serait pas encore rendu compte que ἔστιν est bien le laquo cœur raquo ἦτορ de la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείης qui avait eacuteteacute annonceacute de maniegravere eacutenigmatique dans le proegraveme (I 29) et ougrave il faisait oxymore le cœur eacutetant par deacutefinition constamment en mouvement quand il est vivant Mais par le jeu de la meacutetaphore ἦτορ deacutesignant ici ce qui est fixe et sans mouvement aucun prend un sens nouveau qursquoil nrsquoavait pas jusqursquoalors celui de laquo centre raquo sens que le mot franccedilais laquo cœur raquo a eacutegalement

‒ ἀτέλεστον laquo sans fin raquo Cet adjectif va dans le mecircme sens que les preacuteceacutedents Il fait difficulteacute depuis lrsquoAntiquiteacute dans la mesure ougrave lrsquoon comprend que tout ce deacuteveloppement concerne laquo lrsquoeacutetant raquo et non pas laquo est raquo et en conseacutequence qursquoil est en contradiction avec les deux preacutedicats οὐκ ἀτελεύτητον laquo non sans fin raquo (v 32) et τετελεσμένονhellip πάντοθεν laquo fini de toutes parts raquo (v 42-43) qui eux concernent effectivement τὸ ἐόν Aussi a-t-on voulu le corriger en son contraire οὐδrsquoἀτέλεστον ἠδὲ τέλεστον ou ἠδrsquoἀγέν(ν)ητον Mais dans ce passage Parmeacutenide examine ἔστιν en tant que tel et non dans les limites que τὸ ἐόν lui impose laquo accidentellement raquo pourrait-on dire

75 Sur ces discussions voir M CONCHE p 131-132 et B CASSIN p 220-221

55

Cet adjectif peut-on le remarquer confirme sil en eacutetait besoin que le sujet de ce passage est bien ἔστιν

VIII 5 b ndash 6a ὁμοῦ πᾶν ἕν συνεχές laquo agrave la fois tout entier un constant

Il me semble eacutevident que lrsquoadverbe ὁμοῦ laquo agrave la fois raquo laquo ensemble raquo a pour but de joindre les trois termes suivants πᾶν ἕν et συνεχές mentionneacutes sans terme de coordination

‒ πᾶν laquo tout entier raquo synonyme de οὖλον (v 4)

‒ ἕν laquo un raquo il nrsquoy a pas une pluraliteacute de ἔστιν ndash il est unique ndash et en interne il ne se divise pas ndash il est un

‒ συνεχές laquo constant raquo beaucoup de commentateurs pensant qursquoil srsquoagit de lrsquoecirctre traduisent cet adjectif par laquo continu raquo sens spatial que συνεχές peut tout agrave fait avoir et qui est reconnu plus loin agrave laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν (VIII 24 ξυνεχές) Mais srsquoagissant de ἔστιν ce sens ne convient pas Ici me semble-t-il Parmeacutenide veut dire que ἔστιν ne connaicirct aucune sorte drsquointerruption temporelle Il est toujours laquo actuel raquo νῦν ἔστιν laquo maintenant il est raquo (v 5)

VIII 6 b-7a τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν Comment par quel moyen a-t-il crucirc

Ces deux propositions reprennent sous forme de question lrsquoadjectif ἀγένητον du v 3

VIII 7b-18 οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

56

Le paragraphe final sur ἔστιν en tant que tel reprend les affirmations fondamentales qui ont eacuteteacute eacutenonceacutees et reacutepeacuteteacutees dans la premiegravere partie du Poegraveme pour conclure de la maniegravere la plus nette que la voie qui eacutenonce que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et que laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo est fausse qursquoelle ne peut ecirctre ni penseacutee ni nommeacutee et que seule demeure et est vraie la voie qui reconnaicirct en les seacuteparant clairement que laquo ldquoestrdquo est raquo et que laquo ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

La nouveauteacute de ce paragraphe est de faire intervenir deux entiteacutes personnifieacutees Δίκη laquo Justice raquo (v 14) et Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (v 16) Δίκη a eacuteteacute mentionneacutee dans le proegraveme ougrave nous le verrons plus loin elle tient un rocircle capital puisque crsquoest elle qui agrave cocircteacute de Θέμις laquo Droit raquo deacutetient la cleacute qui ouvre la porte qui donne accegraves agrave la grand-route menant agrave la demeure de la deacuteesse Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo est mentionneacutee ici pour la premiegravere fois Comme les autres entiteacutes personnifieacutees qui ont eacuteteacute nommeacutees dans le proegraveme etou qui le seront par la suite (Θέμις laquo Droit raquo Μοῖρα laquo Destin raquo) laquo Justice raquo et laquo Droit raquo sont des notions et non des dieux Elles sont mises en scegravene comme des diviniteacutes en raison sans doute du style eacutepique qui caracteacuterise le proegraveme et colore lrsquoensemble du Poegraveme Mais ce passage par le style eacutepique ne doit pas avoir qursquoune raison litteacuteraire

Dans le proegraveme Δίκη laquo Justice raquo qui laquo tient raquo (ἔχει I 14) la cleacute qui ouvre la porte sur le chemin de la veacuteriteacute consent agrave ouvrir celle-ci agrave Parmeacutenide Ce passage-ci en donne lrsquoexplication De part et drsquoautre Parmeacutenide emploie le mecircme verbe ἔχει laquo tient raquo Dans le premier cas le discours est de type symbolique Dans le second il est de type explicatif et reacutealiste Il se tient dans le registre eacutepisteacutemique Ce passage drsquoun registre agrave lrsquoautre donne agrave penser que Parmeacutenide laquo laiumlcise raquo le discours qui fait reacutefeacuterence aux dieux en particulier celui que lrsquoon tient dans les Mystegraveres Δίκη laquo Justice raquo nrsquoest pas une deacuteiteacute qui souverainement et arbitrairement prononce une sentence Comme dans un procegraves ougrave lrsquoon instruit la cause le plus eacutequitablement possible et de maniegravere contradictoire elle repreacutesente dans la recherche du vrai les exigences eacutepisteacutemiques qui doivent guider la proceacutedure elle-mecircme Dans le procegraves qui doit deacuteterminer si ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν si laquo ldquoestrdquo est raquo ou si ldquonrsquoest pasrdquo est raquo (VIII 16) elle est le raisonnement juste qui permet drsquoemporter lrsquoassentiment avec certitude et de juger (cf κρίσις laquo jugement raquo VIII 15 et κέκριται laquo a jugeacute raquo VIII 16) que seule la premiegravere proposition est vraie Δίκη donc nrsquoa pas tous les pouvoirs Figure des regravegles eacutepisteacutemiques qui relegravevent et de la logique et de la confrontation avec la reacutealiteacute elle ne peut nrsquoy deacuteroger agrave la premiegravere ni faire fi de la seconde laquo ldquoEstrdquo est raquo eacutenonceacute degraves le deacutebut du corps du Poegraveme (I 3) est la seule proposition qui respecte les deux Il est sans doute possible drsquoimaginer que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo ou que laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo mais il est impossible de le penser et de le dire reacuteellement οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι laquo car on ne peut ni dire ni penser que laquo est raquo nrsquoest pas raquo (VIII 8-9) Ce ne peut ecirctre qursquoun pur concept non la reacutealiteacute Cela est faux du point de vue de la logique et du reacuteel οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα laquo car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas (VII 1) Crsquoest une impossibiliteacute absolue Cette voie doit demeurer laquo impenseacutee et innommeacutee raquo ἀνόητον ἀνώνυμον elle laquo nrsquoest pas vraie raquo οὐ γὰρ ἀληθής (VIII 17) Par conseacutequent Δίκη ne peut ni changer le reacuteel et relacirccher ses entraves pour permettre agrave laquo est raquo de naicirctre et de peacuterir (VIII 13-14) ni ouvrir un tel chemin agrave la connaissance

Ici Δίκη laquo Justice raquo reccediloit le concours drsquoἈνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (VIII 16) La plupart des commentateurs comprennent ici ἀνάγκη comme un terme de sens commun et traduisent ainsi entre autres exemples la proposition κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ ἀνάγκη

‒ B Cassin laquo Or il a eacuteteacute deacutecideacute conformeacutement agrave la neacutecessiteacute raquo p 87

‒ L Couloubaritsis laquo il a eacuteteacute effectivement deacutecideacute comme par neacutecessiteacute raquo p 545

‒ M Conche laquo Or deacutejagrave a eacuteteacute deacutecideacute comme crsquoest neacutecessaire raquo p 128

57

‒ J Bollack laquo Dans ces conditions la deacutecision est acquise par neacutecessiteacute raquo p 153

‒ J Fregravere laquo Or il a eacuteteacute deacutecideacute suivant Neacutecessiteacute raquo p 147

Les traductions de lrsquoincise ὥσπερ ἀνάγκη ne me semblent pas respecter vraiment ce que dit le texte grec La conjonction ὥσπερ laquo comme raquo introduit en grec une comparaison Le laquo comme raquo de plusieurs de ces traductions srsquoil correspond lexicalement au grec ne rend pas le mecircme sens Il y reccediloit une valeur logico-causale Il eacutequivaut agrave laquo puisque raquo sens que laquo comme raquo peut avoir en franccedilais non ὥσπερ en grec Et les autres traductions srsquoeacuteloignent encore davantage du texte Mais si au lieu de comprendre κέκριται comme un parfait passif impersonnel du verbe κρίνω laquo il a eacuteteacute deacutecideacute raquo on lrsquoanalyse comme un parfait moyen du mecircme verbe ayant pour sujet Δίκη laquo Justice raquo repris par-dessus la phrase preacuteceacutedente76 la proposition comparative peut alors srsquoentendre ainsi en sous-entendant le mecircme verbe κέκριται laquo Elle [Justice] a donc jugeacute comme [a jugeacute] Neacutecessiteacute raquo

La comparaison eacutenigmatique agrave cet endroit srsquoeacuteclaire par la suite dans le deacuteveloppement consacreacute non plus agrave ἔστιν mais agrave τὸ ἐόν En VIII 30-31 on lit effet ceci

κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

Ἀνάγκη est agrave τὸ ἐόν ce que Δίκη est agrave ἔστιν Le mecircme verbe ἔχει laquo tient raquo est agrave nouveau employeacute Faut-il en deacuteduire que ἔστιν entendu comme proposition laquo ldquoestrdquo est raquo est sous le reacutegime de Δίκη tandis que le reacutefeacuterent interne de ἔστιν τὸ ἐόν est sous celui drsquoἈνάγκη Le premier mecircme srsquoil est indiscutable peut faire lrsquoobjet drsquoune controverse dans le discours des mortels car les mortels ont cette capaciteacute de penser diffeacuteremment de ce qui est de concevoir mecircme le contraire Un jugement est agrave rendre comme on en prononce dans un procegraves δίκη Le second en revanche qui relegraveve seulement de ce qui est serait de lrsquoordre de la neacutecessiteacute ἀνάγκη

Cette observation semble ecirctre confirmeacutee par la reacutefeacuterence qui sera faite un peu plus loin agrave Μοῖρα laquo Destin raquo toujours agrave propos de τὸ ἐόν En VIII 36-38 Parmeacutenide eacutecrit

οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot pour ecirctre entier et immobile

Comme Δίκη laquo Justice raquo Μοῖρα laquo Destin raquo a par ailleurs deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee dans le proegraveme (I 26) Et comme pour Δίκη et Ἀνάγκη lrsquoimage des liens lui est associeacutee

‒ Δίκη laquo Justice raquo (VIII 13-15) χαλάσασα πέδῃσιν laquo a relacirccheacute ses entraves raquo

‒ Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (VIII 30-31) πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει laquo le tient dans les liens drsquoune limite raquo

76 Mon interpreacutetation se trouve renforceacutee si comme il est probable la phrase ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστιν laquo Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci raquo nrsquoest pas de Parmeacutenide mais une cheville due au citateur SIMPLICIUS Crsquoeacutetait lrsquoavis de DIELS Il est partageacute par A STEVENS laquo pour des raisons et meacutetriques et logiques Drsquoune part en effet ils ne peuvent constituer une fin drsquohexamegravetre alors que tous les vers de Parmeacutenide preacutesentent ce scheacutema Drsquoautre part Simplicius a coutume drsquoarticuler les longues citations par quelques mots drsquointroduction ou de synthegravese et ceux-ci complegravetent parfaitement la phrase introductive ldquoτὰ μετὰhelliprdquo (p 144) raquo (A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoecirctre p 127 n 15)

58

‒ Μοῖρα laquo Destin raquo (VIII 37) ἐπέδησεν laquo a entraveacute raquo

Quant au sens Μοῖρα est agrave associer agrave Ἀνάγκη Ἀνάγκη souligne que le fait consideacutereacute relegraveve intrinsegravequement de lrsquoordre des choses Les choses elles-mecircmes nrsquoy peuvent rien ni nous-mecircmes Μοῖρα souligne surtout ce second aspect le fait consideacutereacute est ainsi et non autrement parce que crsquoest son sort son lot La racine de Μοῖρα eacutevoque agrave la base lrsquoideacutee de laquo part raquo Mais cette ideacutee sera diffeacuteremment connoteacutee suivant les langues issues de lrsquoindo-europeacuteen En latin par exemple elle est connoteacutee comme eacutetant laquo la part que chacun acquiert gracircce agrave ses efforts personnels raquo (cf meritum laquo meacuterite raquo) En grec agrave lrsquoinverse elle devient cette part qui est deacutejagrave lagrave qui nous eacutechoie et sur laquelle on ne peut rien Mais comme pour les deux autres deacuteiteacutes mentionneacutees preacuteceacutedemment et que Parmeacutenide laquo laiumlcise raquo Μοῖρα ne doit pas ecirctre entendue comme une diviniteacute mais comme une loi inscrite dans la nature elle-mecircme On peut trouver un indice de cette laquo laiumlcisation raquo dans le fait que Θέμις eacutevoqueacutee comme deacuteiteacute aux cocircteacutes de Δίκη dans le proegraveme (I 28) est mentionneacutee en VIII 32 avec sa valeur ordinaire de laquo regravegle raquo de laquo loi eacutetablie raquo qui srsquoimpose agrave tous et qui avec le verbe εἶναι forme une locution courante correspondant au franccedilais laquo il nrsquoest pas permis raquo

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51 a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

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οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque77 alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest78 ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure79 drsquoune sphegravere bien ronde

77 Pour les mecircmes raisons que plusieurs commentateurs je retiens la leccedilon manuscrite ἐπιδεές et non la leccedilon ἐπιδευές Voir B CASSIN p 89 n 1

78 Comme beaucoup drsquoautres jrsquoadopte la correction proposeacutee par PRELLER Voir les explications dans B CASSIN p 89 n 2

79 Le BAILLY et le CHANTRAINE (p 745) connaissent deux ὄγκος diffeacuterents Le premier dont le sens propre dit le BAILLY est laquo courbure raquo a les sens concrets de laquo croc drsquoune flegraveche raquo de laquo partie recourbeacutee sur les cocircteacutes drsquoun navire raquo ou drsquolaquo angle raquo Le second signifie laquo grosseur drsquoun corps raquo drsquoougrave au sens propre laquo volume masse raquo et au sens figureacute laquo ampleur majesteacute raquo On comprend degraves lors que la plupart des traducteurs aient opteacute pour le second ὄγκος le traduisant par laquo masse raquo (J FRERE p 148 B CASSIN p 89 L COULOUBARITSIS p 546) ou laquo corps raquo (M CONCHE p 128) Mais J BOLLACK qui avait souleveacute le problegraveme de cette homonymie agrave propos de ses travaux sur Empeacutedocle (travaux auquels le CHANTRAINE fait reacutefeacuterence) et qui estimait que le sens de laquo courbure raquo convenait pour le frg 60 1 (DK 31 B 20 1) et le sens de laquo masse raquo pour le frg 551 13 (DK 31 B 100 13) pense que laquo les deux homonymes ont aussi pu se contaminer raquo (p 189) et traduit ici par laquo courbure raquo (p 188) Apparement il ignore que entretemps crsquoest-agrave-dire en 1985 J JOUANNA a pu deacutemontrer qursquoil nrsquoy a eacutetymologiquement parlant qursquoun seul ὄγκος dont le sens premier est laquo courbure raquo (laquo Le mot grec ὄγκος ou de lrsquoutiliteacute drsquoHippocrate pour comprendre les textes poeacutetiques raquo Comptes rendus de lrsquoAcadeacutemie des inscriptions et belles lettres 1985) Eacutevoquant ce vers 43 du frg VIII de Parmeacutenide il dit cependant ceci p 36 n 15 laquo Le terme franccedilais ldquovolumerdquo ne rend pas compte exactement du caractegravere concret de ὄγκος Crsquoest ldquolrsquoeacutetenduerdquo drsquoun corps tel qursquoil apparaicirct agrave la vue dans la totaliteacute de ses contours Pour exprimer ce caractegravere concret le mot ldquomasserdquo est parfois plus approprieacute Crsquoest agrave ce sens de ldquovolumerdquo (ldquomasserdquo) qursquoappartiennent les emplois de ὄγκος chez Parmeacutenide (DK 28 B8 v 43 lrsquoEcirctre est limiteacute de partout ldquosemblable agrave lrsquoὄγκος de la sphegravere au beau cerclerdquo) raquo Mais Ch De LAMBERTERIE le reacutedacteur de la notice du Suppleacutement au Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque de CHANTRAINE (p 1332-1333) se montre moins scrupuleux que J JOUANNA Donnant notre vers de Parmeacutenide comme teacutemoin du sens premier il traduit laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien arrondie raquo Jrsquoai donc retenu le sens de laquo courbure raquo mais un sens deacuteriveacute comme celui de laquo masse raquo ou de laquo volume raquo nrsquoest pas agrave exclure

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μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoecirctre ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

Deacuteterminer avec certitude quand le sujet dont Parle Parmeacutenide nrsquoest plus ἐστίν mais τὸ ἐόν au sens de totaliteacute de ce qui est nrsquoest pas chose facile Un faisceau drsquoindices autorise cependant agrave penser que ce changement srsquoeffectue au v 19 Drsquoabord le v 18 apparaicirct comme la conclusion de tout le deacuteveloppement sur la seule deacutecision agrave prendre quant au choix entre ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν entre laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo est raquo (VIII 16) En second lieu mecircme si Parmeacutenide aime agrave se reacutepeacuteter les vers 20 et suivants apparaicirctraient comme une reacutepeacutetition particuliegraverement lourde et maladroite srsquoils concernaient encore ἔστιν alors qursquoils redeviennent pertinents srsquoil srsquoagit de τὸ ἐόν Enfin et surtout les deux heacutemistiches du v 19 disent la mecircme chose si le sujet est encore ἔστιν laquo Mais comment serait-il devenu par la suite un eacutetant Et comment le serait-il devenu raquo Si en revanche on considegravere que lrsquoἐόν du premier heacutemistiche nrsquoest pas lrsquoattribut drsquoun sujet qui serait ἔστιν mais lui-mecircme sujet de la proposition les deux heacutemistiches ne sont plus reacutepeacutetitifs et la question poseacutee par le second heacutemistiche est alors pertinente Drsquoougrave ma traduction laquo Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il devenu raquo

Ce deacuteveloppement sur τὸ ἐόν est drsquoautant plus preacutecieux qursquoil est le seul fragment conseacutequent qui ait eacuteteacute conserveacute agrave son sujet

Qursquoil partage avec ἔστιν un certain nombre de caracteacuteristiques identiques ne doit pas surprendre Comment en pourrait-il en ecirctre autrement puisque sans lrsquoἐόν ἔστιν ne serait rien il ne serait qursquoun nom bien plus il ne serait mecircme ni penseacute ni eacutenonceacute puisqursquoil faut bien que quelqursquoun existe ndash ait les attributs de lrsquoἐόν et de ἔστιν ndash pour le penser et le dire

οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo (VIII 40-41)

Pas drsquoexistence sans essence en quelque sorte

La principale caracteacuteristique que τὸ ἐόν a en commun avec ἔστιν est celle de nrsquoavoir ni geacuteneacuteration ni conseacutequemment de deacutepeacuterissement

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τὸ ἐόν ἔστιν

v 21 τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

v 27-28 γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν geacuteneacuteration et peacuterissement ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin

v40 γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

v 3 ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν eacutetant inengendreacute et impeacuterissable

v 6 τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

v 13-14 οὔτε γενέσθαι οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη crsquoest pourquoi Justice ne lui a permis ni de naicirctre ni de peacuterir

v16 ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est

v 38 οὖλον entier

v 4 οὖλον entier

Mais τὸ ἐόν se distingue de ἔστιν en ce que comme son nom lrsquoindique il deacutesigne ce qui

est Pour cette raison contrairement agrave ἔστιν qui lui est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) τὸ ἐόν est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 32) laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον πάντοθεν (VIII 42) De mecircme convient-il de ne pas entendre comme ayant exactement le mecircme sens certains termes ou certaines expressions dont Parmeacutenide qualifie lrsquoun et lrsquoautre

‒ οὖλον laquo entier raquo ἔστιν (VIII 4) τὸ ἐόν (VIII 38) ‒ συνεχές laquo constant raquo pour ἔστιν (VIII 6) laquo drsquoun seul tenant raquo pour τὸ ἐόν (ξυνεχὲς

VIII 25) Comparer aussi οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι οὐδέ τι χειρότερον laquo Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant ni un moins raquo (VIII 23-24)

Agrave lire ces caracteacuteristiques de lrsquoἐόν il est clair qursquoon ne saurait le ramener agrave un concept qui serait celui drsquolaquo ecirctre raquo encore moins celui de laquo lrsquoEcirctre raquo

Tὸ ἐόν peut avoir deux significations Par la premiegravere il deacutesigne toute reacutealiteacute singuliegravere existante tout ce qui existe a existeacute et existera ndash tous les ἐόντα srsquoil est possible drsquoutiliser ce pluriel qui drsquoapregraves ce qui nous reste du Poegraveme nrsquoest mentionneacute qursquoune seule fois dans les fragments sous la forme μὴ ἐόντα laquo choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo (VII 1) Ces reacutealiteacutes sont toutes marqueacutees par la contingence elles apparaissent et disparaissent elles changent de lieu et drsquoaspect comme cela est dit en particulier en VIII 40-41

γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

Par la seconde signification celle qui est surtout concerneacutee dans cette partie du frg VIII τὸ ἐόν deacutesigne concregravetement lrsquoensemble des laquo choses qui sont raquo ἐόντα pour les consideacuterer en leur totaliteacute (IV 2 VIII 19 24 25 32 35 37 46 47) Pas plus que lrsquoinfinitif εἶναι laquo ecirctre raquo avec ou sans lrsquoarticle τό le participe preacutesent τὸ ἐόν ne saurait deacutesigner laquo lrsquoecirctre raquo (encore moins laquo lrsquoEcirctre raquo) au sens drsquoune entiteacute speacutecifique qui aurait quelque consistance propre et dont pour reprendre un terme platonicien laquo participeraient raquo tous les ecirctres existants ayant existeacute ou devant exister Ce serait prendre un concept pour le reacuteel Agrave ce

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niveau de la saisie du reacuteel τὸ ἐόν repreacutesente seulement la totaliteacute de tout ce qui est de laquo toutes les choses qui sont raquo πάντα (I 28 32 VIII 38 60 IX 1 X 1 XII 3 4) Il nrsquointroduit pas une reacutealiteacute nouvelle Il permet seulement de saisir et drsquoeacutenoncer le reacuteel dans sa globaliteacute de maniegravere agrave exprimer des proprieacuteteacutes qui sont communes agrave laquo toutes les choses qui sont raquo ou qui sont dues au fait qursquoelles forment un tout et une uniteacute (πᾶν οὖλον)

Ce faisant Parmeacutenide pose apregraves la reconnaissance des contraintes eacutepisteacutemiques reacutesumeacutees dans la double affirmation laquoldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo lrsquoautre base neacutecessaire agrave toute connaissance veacuteritable son objet reacuteel agrave savoir la totaliteacute de ce qui est Et dans le mecircme temps par cet emploi de laquo lrsquoeacutetant raquo pour deacutesigner le tout il fournit lrsquoassise qui lui permet de reacutesoudre la question initiale de la permanence et de la contingence et de confondre ses pairs En VIII 38-41 en effet il en tire cette conseacutequence laquo Aussi ne seront-elles qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies devenir et peacuterir changer de lieu et drsquoeacuteclat de couleur raquo En quoi ces propositions ne seraient-elles pas laquo vraies raquo Elles sont tout agrave fait exactes si lrsquoon considegravere lrsquoensemble des choses dans leur singulariteacute et leur contingence Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoerreur des laquo mortels raquo Celle-ci reacuteside dans lrsquointerpreacutetation par laquelle ils pensent rendre compte des changements qui affectent tout ce qui existe Ils pensent que crsquoest un mecircme laquo qui est et qui nrsquoest pas raquo εἶναί τε καὶ οὐχί (VIII 40) laquo pour eux ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν (VI 8-9) Autrement dit ils attribueraient agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν deacutesignant un ecirctre singulier et contingent les attributs qui ne sont deacutevolus qursquoagrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν deacutesignant la totaliteacute dans sa permanence et sa neacutecessiteacute Ils confondraient les principes drsquoexistence et de non-existence et ne respecteraient pas les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction Leur discours ne peut donc pas ecirctre laquo vrai raquo ἀληθής

Parmi les proprieacuteteacutes que fait apparaicirctre la saisie de la totaliteacute du reacuteel comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν Parmeacutenide en mentionne un certain nombre la plupart eacutenumeacutereacutees en VIII 19-51a Ces proprieacuteteacutes ou laquo signes raquo σήματα sont moins le reacutesultat drsquoune observation du reacuteel que la deacuteduction logique du principe selon lequel laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

La premiegravere ndash je viens de le signaler ndash est de former un tout πᾶν un ensemble ayant quelque homogeacuteneacuteiteacute ὁμοῖον (VIII 22) εἰς ὁμόν (VIII 47) ὁμῶς (IV 1) et une uniteacute indivisible οὐδὲ διαιρετόν (VIII 22) agrave la maniegravere drsquoun corps vivant δέμας comme il le dira plus loin (VIII 55 cf μελέων XVI 1 et 3) Il est laquo inseacutecable raquo laquo atome raquo ἂτομον au sens qursquoil aura dans les Cateacutegories un ecirctre que lrsquoon ne peut couper sans le deacutetruire en tant que tel On peut certes le diviser parce qursquoil est composite mais ce nrsquoest plus de lui qursquoil srsquoagit mais des eacuteleacutements qui le composent Le terme laquo individu raquo est la traduction en franccedilais de cet laquo atome raquo ἂτομον via le latin indiuiduum La saisie de tout ce qui est comme une totaliteacute et formant un tout est une condition eacutepisteacutemique neacutecessaire Pour ecirctre scientifique une assertion doit ecirctre universelle

Une autre proprieacuteteacute de ce tout est drsquoecirctre fini drsquoavoir des limites Il est laquo immobile dans les limites de liens puissants raquo ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν (VIII 26) laquo La puissante Neacutecessiteacute le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι (VIII 30-32) laquo Puisqursquoil y a une ultime limite il est fini de toutes parts raquo ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν (VIII 42-43) Crsquoest encore un postulat neacutecessaire Certes on peut avoir le concept drsquoinfini mais ce nrsquoest qursquoun concept Il est remarquable agrave ce sujet que dans le frg VIII lrsquoEacuteleacuteate distingue clairement τὸ ἐόν de ἔστιν Le premier est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 31) laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν

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(v 42-43) le second agrave lrsquoinverse est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) Les deux ne sont pas sur le mecircme plan Le premier est au niveau du reacuteel nous pourrions dire du concret Le second est au niveau du geacuteneacuterique et du geacuteneacuteral par deacutefinition non limiteacute par le temps et lrsquoespace

Autre proprieacuteteacute ce tout nrsquoa ni commencement ni fin Il est sempiternel laquo Et comment par la suite y aurait-il eu un ldquoeacutetantrdquo Et comment le serait-il devenu Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable raquo πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquo οὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος (VIII 19-21) laquo Il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes raquo ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής Certes tout ce qui compose cet laquo eacutetant raquo naicirct et peacuterit car tout ce qui est est singulier et relegraveve de la laquo nature raquo φύσις Mais le tout quant agrave lui demeure et en tant que tel est laquo immobile raquo ἀκίνητον (VIII 26) Il est La question de savoir si lrsquoeacutetat preacutesent reacutesulte de phases anteacuterieures comme J Bollack a cru en deacuteceler distinguant un stade preacutecosmique un stade cosmogonique et un stade cosmologique nrsquoapparaicirct pas dans le Poegraveme La question des origines du tout et de ce qui est permanent nrsquoest pas poseacutee Ce tout nrsquoa eacutevidemment pas eacuteteacute creacuteeacute comme la croyance judeacuteo-chreacutetienne lrsquoaffirme et lrsquoa inscrit dans notre fond culturel De mecircme il nrsquoaura pas de fin Aucune parousie ni jugement dernier ne viendront le transformer en laquo une Terre nouvelle et en des Cieux nouveaux raquo Aucun Dieu transcendant ne preacuteside aux destineacutees drsquoun monde creacuteeacute Le monde de Parmeacutenide est clos sur lui-mecircme

Autre proprieacuteteacute dans ce tout il nrsquoy a pas de vide au sens ougrave il y aurait des lieux des espaces infimes ou immenses ougrave il nrsquoy aurait absolument rien laquo Ce qui est raquo est laquo tout plein de ce qui est Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est raquo πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει (VIII 24-25) laquo car lui nrsquoa pas besoin drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact raquo τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλον (VIII 44-48) laquo En effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde ni ne srsquoassemble raquo οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον οὔτε συνιστάμενον (IV 2-4) Le vide absolu compris comme absence absolue donnerait consistance au laquo rien raquo au laquo Neacuteant raquo lequel ne peut ecirctre qursquoun concept non une reacutealiteacute laquo mais ldquorien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν (VI 2) Crsquoest une impossibiliteacute absolue laquo il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1) Par ailleurs en introduisant une solution de continuiteacute dans lrsquoexistant il rendrait concregravetement impossibles les passages et les eacutechanges Agrave la diffeacuterence de lrsquoinfini lrsquoespace reacuteel nrsquoest pas qursquoun concept

Derniegravere proprieacuteteacute sans preacutetendre agrave lrsquoexhaustiviteacute le tout laquo est semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ (VIII 43) La raison nrsquoest ni estheacutetique ni matheacutematique au cas ougrave par exemple on estimerait que la sphegravere est la forme geacuteomeacutetrique parfaite ou la plus acheveacutee Elle est physique au sens propre du terme Ici Parmeacutenide dit seulement que laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν est laquo de force eacutegale du centre vers les cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ (VIII 32) Plus loin il explicitera cette expression et en donnera lrsquoexplication Cela tient aux laquo forces raquo δυνάμεις qui sont agrave lrsquoœuvre dans le monde

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tout entier celles de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo les deux laquo formes raquo contraires dont laquo tout est plein raquo πᾶν πλέον ἐστὶν (IX 3) Elles sont laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) car sans cette eacutegaliteacute une des formes lrsquoemporterait entraicircnant ipso facto la fin du monde Or si le monde demeure depuis toujours cela signifie que lrsquoeacutequilibre nrsquoest pas rompu

Avec ces proprieacuteteacutes de laquo lrsquoeacutetant raquo Parmeacutenide achegraveve la premiegravere partie portant sur les conditions eacutepisteacutemiques de toute recherche conditions qursquoil appelle laquo veacuteriteacute raquo laquo Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables concernant la veacuteriteacute (VIII 50-51) Il reacutepond ainsi de maniegravere anticipeacutee agrave la question que Platon percevra dans le Poegraveme et qui le conduira agrave lrsquoeacutevoquer dans son Theacuteeacutetegravete (183e et sq) qursquoest-ce que la science en tant que discours assureacute et stable Parmeacutenide semble reacutepondre la science nrsquoest un discours stable et assureacute que si elle reacutepond agrave des regravegles eacutepisteacutemiques certaines aussi bien quant agrave sa deacutemarche que quant agrave son objet Crsquoest pour ne pas les avoir rechercheacutees et respecteacutees que ses pairs ont erreacute (VI 7 VIII 54) et nrsquoont pu aboutir (II 7) Jusqursquoalors leur souci a eacuteteacute de chercher dans le reacuteel le fondement ultime sur lequel srsquoappuyer pour comprendre le monde dans sa structure sa genegravese et ses transformations un eacuteleacutement premier pouvant prendre des formes multiples par combinaison ou transformation (le feu lrsquoair la terre lrsquoeau) Crsquoeacutetait aller trop vite en besogne estime-t-il Il est une question preacutealable qursquoil fallait (χρῆν I 32) drsquoabord reacutesoudre non pas celle de la possibiliteacute qursquoa lrsquohomme de comprendre le reacuteel ndash cela il ne le met pas en doute ndash mais celle de srsquoassurer si la connaissance que lrsquoon peut en avoir est fiable et agrave quelles conditions Cette question est drsquoordre eacutepisteacutemique Et apregraves avoir poseacute les bases sur lesquelles un jugement doit srsquoappuyer pour ecirctre eacutenonceacute il semble dans ce finale de la premiegravere partie du Poegraveme limiter cette connaissance agrave une science de type laquo theacuteoreacutetique raquo comme lrsquoappellera Aristote agrave une science du laquo neacutecessaire raquo (Ἀνάγκη VIII 30) et de lrsquolaquo immuable raquo (ἀκίνητον VIII 38) une science du geacuteneacuteral et de lrsquouniversel Tel est le principe On ne saurait dire si tel est lrsquoideacuteal car sur cette base srsquoest deacuteveloppeacutee en Occident une penseacutee laquo essentialiste raquo si preacutegnante qursquoelle suscitera son renversement dans une penseacutee laquo existentialiste raquo et fera dire agrave Sartre de maniegravere provocante dans La Nauseacutee que laquo lrsquoessentiel crsquoest la contingence raquo80

Si lrsquoon suit la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη ndash mot sur lequel srsquoachegraveve la premiegravere partie et qui deacutesigne les regravegles eacutepisteacutemiques et non un contenu de savoir sur le reacuteel ndash il devient possible de soumettre agrave lrsquoexamen (I 32) les laquo opinions raquo δόξαι ou δοκοῦντα celles que lrsquoon eacutemet soi-mecircme comme celles drsquoautrui et ainsi de proposer une opinion sur les choses qui ne soit pas agrave lrsquoimage des choses elles-mecircmes mais qui les transcendant atteint lrsquouniversel et peut au moins en un sens relatif preacutetendre au qualificatif de ce qui sera par la suite appeleacute laquo science raquo ἐπιστήμη

Crsquoest justement agrave cette critique et agrave cette proposition qursquoest consacreacutee la deuxiegraveme partie du Poegraveme

80 J-P SARTRE La Nauseacutee p 171

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Chapitre III

Deuxiegraveme partie du Poegraveme

ou

le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide

laquo Les traces drsquoun univers perdu raquo Ainsi nomme L Couloubaritsis ce qui reste de la seconde partie du Poegraveme81 Et si ces traces laquo laissent soupccedilonner la preacutesence drsquoune composition grandiose digne de celles que de rares esprits ont pu eacutedifier raquo p 445 laquo les teacutemoignages que nous [en] posseacutedons font plus pour brouiller les pistes que pour nous eacutedifier raquo p 446 Crsquoest dire si lrsquoentreprise de reconstituer le laquo monde raquo de Parmeacutenide srsquoavegravere peacuterilleuse Les commentateurs contemporains srsquoy sont pourtant essayeacutes cherchant justement dans ces teacutemoignages les indications qui combleraient les lacunes des citations Mais leurs reacutesultats demeurent tregraves hypotheacutetiques et divergent grandement

Srsquoil ne permet pas de reconstituer son laquo monde raquo de maniegravere satisfaisante ce qui nous est encore accessible fournit cependant des indications suffisamment preacutecises pour connaicirctre la faccedilon dont lrsquoEacuteleacuteate lrsquoenvisageait En effet sur la base eacutepisteacutemique eacutetablie dans la premiegravere partie de son Poegraveme il rejette le laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo construit selon lui sur une simple affirmation de contraires srsquoexcluant les uns les autres pour proposer un laquo transmonde raquo διάκοσμος dans lequel les contraires en srsquoassociant et en se combinant entre eux sous la pousseacutee de leurs laquo propres forces raquo σφετέραι δυνάμεις engendrent le monde tel qursquoil est et eacutevolue et permettent ainsi de le comprendre et de lrsquoexpliquer

Il me semble que lrsquoon peut reconstituer ainsi lrsquoordonnance de cette seconde partie82

81 Crsquoest le titre du chapitre que L COULOUBARITSIS consacre agrave lrsquoeacutetude de cette partie du Poegraveme Une erreur de typographie a fait disparaicirctre le laquo s raquo du laquo les raquo dans le titre courant p 445-514

82 Voici agrave titre de comparaison comment B CASSIN ordonne ainsi les fragments

laquo En IX [hellip] laquo les deux principes constitutifs du monde de la doxa et la maniegravere dont ils servent agrave tout deacutecrire

laquo Vient XII pour lrsquoorganisation de ces principes dans la structure du monde agrave laquelle preacuteside la daimocircn [hellip]

laquo Puis passage agrave la cosmogonie proprement dite avec la genegravese des astres en XI et agrave la cosmologie en X avec leurs œuvres ou de leurs effets [hellip] srsquoachevant sur une repreacutesentation du ciel limiteacute par la neacutecessiteacute aussi concluante et conclusive que celle de la sphegravere agrave la fin de VIII

laquo Tel est en toute incertitude le deacuteroulement qui me semble le plus conforme agrave lrsquoanalogie entre ontologie et physique

laquo Quant aux autres fragments agrave partir de XII la perception de leur succession ne peut ecirctre qursquoeacutepidermiquement logique Je propose la lune et la terre dans la suite de XI et X (XIV XV XVa puis explicitant de maniegravere plus anthropologique le meacutelange (XII 4-6) lrsquoAmour et la physiologie (XIII XVIII et XVIII) enfin bouclant la doxa le rapport chez les hommes entre nature et penseacutee (XVI) avant la reacutecapitulation finale (XIX) raquo p 197-198

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A) Rejet du laquo monde raquo κόσμος des mortels et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des mortels frg VIII 51b-59

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

B) Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XI XIII-XVa

2 Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

C) Conclusion frg XIX

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Chapitre III section A

Texte et traduction

A Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare83 partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui pris en lui-mecircme

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε est lrsquoopposeacute84 nuit obscure corps dense et lourd

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et

IX

Frg VIII 60-61

[60] τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

83 La leccedilon des manuscrits comporte un mot de trop du point de vue meacutetrique ἀραιόν ἐλαφρὸν KARSTEN a retenu le premier DIELS le second Je retiens ἀραιόν pour les mecircmes motifs que M CONCHE p 193-194 en particulier en raison du teacutemoignage drsquoAeumltius (DK A 37)

84 Τἀντία contraction de τὰ ἀντία laquo les contraires raquo peut ecirctre consideacutereacute soit comme un substantif attribut dont les termes qui suivent sont des appositions soit comme un adverbe laquo au contraire raquo laquo agrave lrsquoopposeacute raquo drsquoougrave cette autre traduction possible laquo cet autre qui pris en lui-mecircme est au contraire nuit obscure corps dense et lourd raquo

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Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

Frg IX

[hellip]85 αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

B Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

85 Les eacutediteurs et commentateurs comprennent ce fragment comme ne formant qursquoune seule phrase Je considegravere pour ma part que les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont le deacutebut nrsquoa pas eacuteteacute reproduit et les deux suivants forment une autre phrase indeacutependante

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Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Agrave propos de la Lune

Frg XIV

νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

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2 Le monde des hommes frg (XIII) XII-4-6 XVII XVIII et XVI

a) La reproduction sexueacutee frg XIII XII 4-6 XVII et XVIII

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

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ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

C Conclusion frg XIX

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν86 ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Agrave chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

86 Avec N-L CORDERO (Les deux chemins de Parmeacutenide p 34 et 42) suivie par M ANNEE (Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 100 et 182) je retiens la leccedilon καὶ νῦν laquo et maintenant raquo qui est drsquoailleurs celle des manuscrits de Simplicius et non pas la leccedilon καί νυν laquo et certes raquo des eacutediteurs Il est du reste eacutetrange que dans leurs traductions ceux-ci ne rendent pas la particule intensive νυν laquo certes raquo mais bien lrsquoadverbe de temps νῦν M CONCHE 265 L COULOUBARITSIS p 550 B CASSIN p 117 J BOLLACK p 230 J FRERE p 152

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Chapitre III section B

Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος

Frg VIII 51b-61 IV et IX

Le deacutebut de la seconde partie du Poegraveme est le pendant du deacutebut de la premiegravere partie (les frg II et III) Comme lui mais dans lrsquoordre inverse il rejette le laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et propose la conception drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος dont certains aspects seront deacuteveloppeacutes par la suite Mais le rapprochement nrsquoest pas que formel La nouvelle deacutemonstration est en reacutealiteacute la reprise de la premiegravere mais de maniegravere plus concregravete si lrsquoon peut dire et non plus de maniegravere seulement laquo theacuteorique raquo En reacutealiteacute elle deacutevoile ce que visait concregravetement Parmeacutenide dans lrsquoexposeacute de la premiegravere elle est sa mise en œuvre comme une recherche est la mise en œuvre de principes eacutepisteacutemiques

1Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Le rejet du monde κόσμος des mortels occupe seulement 9 vers 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir drsquoici les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare de tous cocircteacutes le mecircme que soi

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non le mecircme que lrsquoautre et puis cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourd

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Les deux premiers vers sont une introduction et les sept suivants une explication

VIII 51 b-52 δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

La locution ἀπὸ τοῦδε laquo agrave partir de lagrave raquo indique clairement que Parmeacutenide aborde deacutesormais un nouveau sujet et que ce sujet traite des laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας Elle peut cependant ecirctre interpreacuteteacutee de deux faccedilons Tοῦδε est le geacutenitif du pronom deacutemonstratif ὃδε laquo celui-ci raquo Ici il a une valeur adverbiale dont le sens peut ecirctre preacuteciseacute par une preacuteposition comme crsquoest le cas preacutesentement ἀπό qui marque la seacuteparation lrsquoeacuteloignement ou la provenance Le Bailly mentionne la locution et ne donne que ce sens laquo agrave lrsquoinstant raquo Beaucoup de traducteurs et commentateurs consideacuterant que agrave cet endroit lrsquoEacuteleacuteate ouvre la seconde partie de son Poegraveme dont lrsquoobjet est nettement distinct de la premiegravere les opinions (δόξαι) et non plus la veacuteriteacute ἀληθείη (ἀλήθεια en ionien-attique) lrsquointerpregravetent comme marquant une rupture laquo agrave partir drsquoici raquo (B Cassin p 89 L Couloubaritsis p 546) laquo agrave partir de maintenant raquo (M Conche p 187) laquo agrave distance de ceci raquo (J Bollack p 203) Tout en partageant ce point de vue J Fregravere me semble-t-il pense que la locution exprime aussi un lien de conseacutequence avec ce qui preacutecegravede et traduit laquo en fonction de ceci raquo p 149 La question nrsquoest pas sans inteacuterecirct Il y va de lrsquointerpreacutetation geacuteneacuterale de la seconde partie et de son lien avec la premiegravere Crsquoest agrave lrsquoanalyse interne de trancher entre les deux possibiliteacutes Mais il se trouve que lrsquoexpression reacuteapparaicirct au frg XIX Parmeacutenide conclut en disant laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent qursquoelles sont maintenant et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc raquo Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα (XIX 1-2) La mort de tous les ecirctres est bien la conseacutequence ineacuteluctable de leur naissance La preacutesentation et la critique que lrsquoEacuteleacuteate entend deacutesormais faire des opinions des mortels aussi bien que la preacutesentation de sa propre opinion ne sont pas seulement un second temps de son exposeacute Ils sont la suite logique du premier temps et sa mise en œuvre

La deacuteesse invite son auditeur agrave lrsquoeacutecouter car elle veut lui enseigner maintenant μάνθανε (laquo apprends raquo impeacuteratif preacutesent) quelles sont ces laquo opinions raquo Mais preacutecise-t-elle le laquo monde raquo tel que le conccediloivent les mortels est laquo trompeur raquo ἀπατηλόϛ La formulation soulegraveve une difficulteacute que les commentateurs nrsquoont pas manqueacute de soulever agrave savoir comme lrsquoeacutecrit M Conche que laquo la Deacuteesse ne peut mentir ni se tromper ni vouloir tromper Elle ne peut dire que la veacuteriteacute raquo p 189 Aussi bien poursuit-il laquo la tromperie ne peut donc se trouver que dans ce dont elle parle agrave savoir le monde raquo p 189 Mais ajoute-il encore laquo La tromperie fait partie de lrsquoessence mecircme du monde en tant que paraissant neacutecessairement reacuteel aux mortels en tant que monde-des-mortels raquo p 189

M Conche suggegravere qursquoil y a une opposition entre deux mondes lrsquoun qui serait intrinsegravequement veacuteridique parce que monde-de-la-deacuteesse lrsquoautre qui serait intrinsegravequement trompeur parce que laquo monde-des-mortels raquo Nous savons deacutejagrave que la deacuteesse mise en scegravene par Parmeacutenide nrsquoest pas une diviniteacute mais le truchement par lequel il dit sa propre penseacutee mais penseacutee soumise agrave des critegraveres de veacuteridiction rigoureux Ce nrsquoest pas en tant qursquoeacutemanant drsquoune diviniteacute mais en tant que reacutepondant agrave ces critegraveres que le discours precircteacute agrave la deacuteesse est vrai et ne peut ecirctre que vrai drsquoune laquo veacuteriteacute bien persuasive raquo ἀληθείης εὐπειθέος (I 29) et que laquo parce qursquoil suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ (II 4) il est laquo comme la penseacutee fiable raquo πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα (VIII 50) On ne saurait lire ce passage selon un schegraveme theacuteologique qui oppose le discours humain au discours de la Reacuteveacutelation

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En reacutealiteacute le laquo monde trompeur raquo κόσμοϛ ἀπατηλόϛ que veut deacutesigner Parmeacutenide en le mettant sur les legravevres de la deacuteesse nrsquoest pas le monde en tant que tel mais la construction erroneacutee que se font les laquo mortels raquo agrave son sujet leurs laquo opinions raquo δόξαι Quand le lecteur en arrive agrave ce passage du Poegraveme il sait depuis le deacutebut que ces opinions ne sont pas fiables laquo en elles il nrsquoest pas de vraie creacuteance raquo ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής (I 30) En conseacutequence il est clair que ce ne sont pas ces conceptions trompeuses que la deacuteesse alias Parmeacutenide veut enseigner mais en quoi et pourquoi elles sont trompeuses Crsquoest cela que signifie lrsquoexpression δόξας βροτείας μάνθανε laquo apprends les opinions des mortels raquo Elle reprend lrsquoobligation eacutenonceacutee agrave la fin du proegraveme laquo il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres [hellip] des opinions des mortels raquo πυθέσθαιhellip βροτῶν δόξας (I 28-30) Le propos est donc moins une preacutesentation de ces opinions qursquoune critique argumenteacutee et sans concession de leurs erreurs

Ces laquo opinions des mortels raquo sont preacutesenteacutees et critiqueacutees dans les sept vers suivants

VIII 53-59 μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute la structure en contraires et poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourde

Comme pour beaucoup drsquoautres passages lrsquointerpreacutetation de celui-ci est largement controverseacute surtout en ce qui concerne les deux premiers vers87 Agrave leur propos note B Cassin laquo les traductions les plus freacutequentes sont gravement incompatibles [hellip] Pourtant [hellip] tout le monde est drsquoaccord sur le sens non pas de la phrase mais de lrsquoerreur des mortels et de la critique de la deacuteesse ils dualisent au lieu drsquouner raquo p 183 Examinons drsquoabord le premier vers

VIII 53 μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

Les deux mots κατέθεντο et γνώμας forment une expression Le verbe κατατίθημι signifie au sens concret laquo deacuteposer raquo le mot franccedilais deacuterivant drsquoun mot latin composeacute de la mecircme faccedilon que le verbe grec avec des eacuteleacutements ayant fondamentalement le mecircme sens Parmeacutenide lrsquoemploie en deux autres endroits dans ce qui nous reste du Poegraveme

‒ en VIII 39 laquo toutes les choses que les mortels ont eacutetablies κατέθεντο persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo

‒ en XIX 3 laquo sur chacune drsquoelles [les choses] les hommes ont apposeacute κατέθεντο un nom comme signe distinctif raquo

87 Pour une preacutesentation et une critique de ces interpreacutetations agrave commencer par celle drsquoARISTOTE voir M CONCHE p 188-197 et B CASSIN p 181-185

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La valeur meacutetaphorique du terme et son contexte sont les mecircmes en ces trois passages et prennent probablement leur source dans lrsquoassembleacutee qui devait donner un avis ou prononcer un jugement en le laquo deacuteposant raquo dans une urne Ce sens preacutecis peut alors ecirctre expliciteacute par la jonction drsquoun accusatif dit de relation ou drsquoobjet interne γνώμας comme crsquoest le cas ici en VIII 5388 Les laquo mortels raquo ont donc porteacute un jugement pris une deacutecision mecircme si celle-ci nrsquoeacutetait pas la bonne mecircme si elle nrsquoeacutetait pas conforme agrave Justice Δίκη mecircme laquo srsquoils croyaient qursquoelle eacutetait vraie raquo πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ Mais ce nrsquoest qursquoun avis qursquoune laquo opinion raquo δόξα

Le contenu de ce jugement est laquo nommer raquo ὀνομάζειν Le rapport entre laquo ont eacutetabli raquo κατέθεντο et laquo nom raquo ὄνομα a deacutejagrave eacuteteacute poseacute dans les deux passages qui viennent drsquoecirctre citeacutes VIII 38-39 et XIX 3

‒ VIII 38-39 laquo ainsi ne seront qursquoun nom τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται toutes les choses que les mortels ont eacutetablies κατέθεντο raquo

‒ XIX 3 laquo sur chacune drsquoelles [les choses] les hommes ont apposeacute κατέθεντο un nom ὄνομα comme signe distinctif raquo

Quant au verbe ὀνομάζειν il sera repris en IX 1 laquo puisque toutes choses sont nommeacutees ὀνόμασται lumiegravere et nuit raquo reacutealiteacutes qui reprennent justement ce qursquoici Parmeacutenide nomme laquo formes raquo μορφαί et qursquoil deacuteveloppe immeacutediatement apregraves (VIII 55-59) Ce que rejette Parmeacutenide nrsquoest pas le fait de laquo nommer raquo On ne peut penser et dire sans nommer Ce qui est inacceptable selon lui est qursquoil nrsquoy ait rien derriegravere les mots et que lrsquoon prenne les mots pour la reacutealiteacute

Ce que les laquo mortels raquo ont deacutecideacute de nommer ce sont laquo deux formes raquo μορφὰς δύο Celles-ci sont expliciteacutees aux vers 55-59

VIII 55-59 ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourd

Une premiegravere lecture de ces cinq vers peut nous inciter agrave penser que Parmeacutenide fait non seulement allusion aux thegraveses de ses devanciers et de ses contemporains sur les eacuteleacutements constitutifs du monde mais qursquoil entend aussi situer son propos sur le mecircme plan qursquoeux Mais une lecture plus attentive invite agrave reacuteviser cette impression Tout drsquoabord il ne parle que de deux laquo eacuteleacutements raquo le feu πῦρ et la nuit νύξ alors que les autres Preacutesocratiques en eacutenumegraverent jusqursquoagrave quatre ndash la terre lrsquoeau lrsquoair et le feu ndash les consideacuterant le plus souvent comme des laquo transformations raquo ou laquo modaliteacutes raquo τροπαί drsquoun eacuteleacutement premier le feu par exemple pour Heacuteraclite89 Ensuite la nuit que Parmeacutenide mentionne ne peut ecirctre mise sur le

88 SIMPLICIUS est le seul citateur de ce passage Un certain nombre de manuscrits donnent la leccedilon γνώμαις un datif instrumental (aussi plausible) au lieu de lrsquoaccusatif

89 Πυρὸς τροπαί HEacuteRACLITE DK 22 B 31 M MARCOVICH 53a M CONCHE 82 J-FR PRADEAU 482 p 239

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mecircme plan que le feu elle ne saurait en elle-mecircme constituer un laquo eacuteleacutement raquo Le propos de Parmeacutenide ici ne porte donc pas sur les eacuteleacutements constitutifs du monde ou alors srsquoil y fait reacutefeacuterence crsquoest pour les envisager selon une autre faccedilon drsquoappreacutehender le reacuteel

Dans une note de son ouvrage sur Heacuteraclite J-Fr Pradeau reprenant une eacutetude de H Cherniss90 rappelle que lrsquohypothegravese selon laquelle la recherche sur la nature doit commencer par un examen des principes eacuteleacutementaires constitutifs de toutes les reacutealiteacutes et que chacun des laquo physiciens raquo posait un ou plusieurs eacuteleacutements premiers en guise de principe (ἀρχή) est une hypothegravese strictement aristoteacutelicienne laquo Il est peu probable poursuit-il qursquoelle rende convenablement compte de toutes les philosophies de la nature anteacuterieures mais il est en revanche certain qursquoelle leur a donneacute cette homogeacuteneacuteiteacute tregraves artificielle qui pourrait laisser entendre que [hellip] tous les philosophes anteacuterieurs conduisaient une recherche semblable sinon identique raquo91 Il serait donc prudent de ne pas enfermer drsquoembleacutee Parmeacutenide dans cette quecircte drsquoun ou de plusieurs laquo eacuteleacutements raquo premiers

Ce que Parmeacutenide entend mettre en relief dans ces cinq vers est comme lrsquoont constateacute ses preacutedeacutecesseurs et contemporains avant tout Heacuteraclite que la contrarieacuteteacute est ce qui caracteacuterise principalement les choses Et de prendre en exemples ou comme symboles deux cas extrecircmes que tous les laquo signes raquo σήματα (VIII 55) opposent

‒ le feu eacutetheacutereacute doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme ‒ la nuit obscure corps dense et lourd

La totaliteacute de la reacutealiteacute est ici appeleacutee laquo corps raquo δέμας Le terme est fort ancien utiliseacute seulement en poeacutesie Il deacuterive drsquoun verbe δέμω eacutegalement drsquousage uniquement poeacutetique et dont le sens fondamental est dit P Chantraine laquo construire par rangeacutees eacutegales et superposeacutees raquo92 En langage homeacuterique il deacutesigne un corps vivant par opposition agrave un corps mort sens que peut eacutegalement avoir le terme σῶμα

Cette reacutepartition de la reacutealiteacute en contraires est le produit drsquoune constatation suivie drsquoun laquo jugement raquo drsquoune laquo deacutecision raquo sens qursquoimplique ἐκρίναντο et qui reprend une theacutematique deacutejagrave fortement affirmeacutee Parmeacutenide la nomme μορφή Ce terme laquo signifie ldquoformerdquo dit encore Chantraine en tant que cette forme dessine un tout en principe harmonieux raquo93 La notion drsquoharmonie semblerait ici faire deacutefaut puisque laquo feu raquo et laquo nuit raquo srsquoexcluent mutuellement Heacuteraclite Parmeacutenide le sait certainement a surmonteacute la contrarieacuteteacute du monde pour affirmer qursquoil est un et ordonneacute en postulant qursquoil est la transformation constante drsquoun mecircme eacuteleacutement le feu Parmeacutenide ne le suit pas sur cette voie laquo Les premiers physiciens de lrsquoIonie ont donc erreacute en ne posant qursquoun unique principe raquo dit A Motte en conclusion drsquoun paragraphe consacreacute agrave lrsquoeacutetude du mot μορφή chez Parmeacutenide94 Platon opposera μορφή agrave εἶδος ce terme eacutetant compris comme laquo forme reacuteelle raquo95 Trouver un terme geacuteneacuterique crsquoest-agrave-dire passer du

90 H CHERNISS Aristotle Criticism of Presocratic Philosophy p 1-143

91 J FR PRADEAU Heacuteraclite p 54 n 1

92 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque p 250

93 Ibid p 687

94 A MOTTE laquo Les philosophes preacuteclassiques raquo p 24

95 PLATON Reacutepublique 380d SOCRATE demande ironiquement si un dieu eacutetait par magie capable de laquo nous apparaicirctre sous des figures diverses tantocirct en se produisant lui-mecircme par la transformation de son ecirctre propre en plusieurs formes (ὁ αὑτοῦ εἶδος εἰς πολλὰς μορφάς) tantocircthellip raquo (trad G LEROUX in L BRISSON (dir) Platon Œuvres complegravetes p 1541) Pour une vision drsquoensemble de la notion de laquo forme raquo dans la philosophie grecque des Preacutesocratiques jusqursquoagrave ARISTOTE voir lrsquoouvrage collectif de A MOTTE Chr RUTTEN et P SOMVILLE (eacuteds) Philosophie de la Forme Eidos Idea Morphegrave dans la philosophie grecque des origines agrave Aristote

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registre descriptif et concret au registre explicatif et notionnel nrsquoest pas encore une entreprise aiseacutee Parmeacutenide srsquoy risque Il semble bien en effet mecircme si le vers 53 nrsquoest pas parfaitement clair agrave ce sujet que crsquoest lui qui le premier use de ce terme96 Lrsquoexpression μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν laquo ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes raquo nrsquoimplique pas forceacutement que le terme μορφή ait eacuteteacute employeacute par ses pairs Son emploi par lrsquoEacuteleacuteate laisse supposer que lrsquoobjet ainsi deacutesigneacute est vu sous lrsquoangle de ce qui apparaicirct que lrsquoon ne prend pas position sur sa nature son entiteacute et qursquoil a une coheacuterence interne On pourrait sans doute le rendre ici par laquo classe raquo laquo cateacutegorie raquo laquo genre raquo mais ce serait masquer lrsquoimage qursquoil comporte et en affaiblir le sens Les termes de δέμας97 laquo corps raquo et de μορφή laquo forme raquo comme celui de κόσμος laquo monde raquo (VIII 51) sur lequel je vais revenir comportent tous un signifieacute commun celui de composition ordonneacutee voire drsquoharmonie

VIII 54 τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

Toute lrsquointelligence du deacutebut de la seconde partie repose en reacutealiteacute sur la compreacutehension de ce vers Celle-ci diverge grandement selon les commentateurs En voici un eacutechantillon pris parmi nos auteurs habituels98 crsquoest des deux laquo formes raquo qursquoil srsquoagit

B Cassin laquo en pensant que lrsquoune nrsquoa pas besoin drsquoecirctre en quoi ils errent raquo p 89

M Conche laquo dont il ne faut pas faire une ndash en quoi ils se sont trompeacutes raquo p 187

Jean Fregravere laquo il ne faut pas nommer seulement lrsquoune ndash de ce point de vue on se trouve en errance raquo p 149

L Couloubaritsis laquo dont lrsquouniteacute des deux nrsquoest pas obligatoire ndash en quoi ils se sont eacutegareacutes raquo p 546

96 La documentation que nous avons sur les philosophes preacuteclassiques (ou preacutesocratiques) est beaucoup trop lacunaire pour que nous soyons affirmatifs Drsquoapregraves lrsquoeacutetude qursquoA MOTTE a faite de ce terme et de quelques autres chez ces philosophes PARMENIDE est le premier agrave lrsquoemployer PHILOLAOS preacutesente une occurrence (plus deux dans les teacutemoignages doxographiques) EMPEDOCLE trois (dont une sous la forme διάμορφος) ANAXAGORE une seule dans les teacutemoignages et DEMOCRITE une seule (sous la forme εὐμορφίη) mais dix dans les teacutemoignages (dont une sous la forme δυσμορφία) La seule autre occurrence de μορφή ayant un sens proche de celui de PARMENIDE se trouve chez EMPEDOCLE (DK 31 B 21) lequel est posteacuterieur agrave PARMENIDE et connaissait certainement le Poegraveme A MOTTE laquo Les philosophes preacutesocratiques raquo p 20-21 34 54 58-59

97 Le terme δέμας apparaicirct trois fois dans les fragments de XENOPHANE DE COLOPHON agrave propos de la repreacutesentation que lrsquoon se fait des dieux Le rendre en franccedilais nrsquoest pas une chose aiseacutee comme lrsquoattestent les traductions L REIBAUD le traduit par laquo stature raquo ou laquo forme raquo frg 14 laquo les mortels pensent que les dieuxhellip ont la mecircme stature qursquoeux raquo frg 15 laquohellip chacun leur [aux dieux] ferait des corps de mecircme stature que le sien raquo frg 23 laquo un seul dieu suprecircme parmi dieux et hommes nullement semblable aux mortels ni par la forme ni mecircme par lrsquoesprit raquo (L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 30 et 40 lrsquoitalique est de moi) J VOILQUIN traducteur des Preacutesocratiques le rendait par laquo corps raquo dans les frg14 et 23 et paraphrasait ainsi la fin du frg 15 laquo bref des images analogues agrave celles de toutes les espegraveces animales raquo (Les Penseurs grecs avant Socrate p 64-65) J H LESHER le traduit comme J VOILQUIN par laquo body raquo dans les mecircmes frg 14 et 23 et par laquo sort raquo dans le frg 15 laquo and they would make the bodies of the sort which each of them had raquo (Xeacutenophanes of Colophon respectivement p 85 96 et 89) Il se trouve en effet que dans le frg 15 δέμας apparaicirct aux cocircteacutes de σῶμα en tant que synonyme σώματrsquoἐποίουν τοιαῦθrsquoοἷoacuteν περ καὐτοὶ δέμας εἶχον ltἓκαστοιgt Dans une note au frg 23 p 97 J H LESHER dit que laquo δέμας is better rendered therefore as lsquobodyrsquo or lsquobodily formrsquo rather than the more general lsquoformrsquo (Edmonds Burnet) or lsquoGestaltrsquo (D-K Heitsch) raquo

98 On trouvera une preacutesentation et une discussion des diverses interpreacutetations y compris celle drsquoARISTOTE dans B CASSIN p 181-185 et dans une moindre mesure dans M CONCHE p 190-193

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J Bollack qui au lieu de μορφὰς fait de γνώμας traduit par laquo principes raquo lrsquoanteacuteceacutedent de μίαν laquo Lrsquoun de ceux-lagrave nrsquoa pas besoin drsquoecirctre nommeacute dans le monde de lrsquoerrance ougrave ils se trouvent raquo p 208

La solution se trouve me semble-t-il dans la premiegravere partie du Poegraveme au frg II dont ce deacutebut est symeacutetrique Dans la proposition τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν lrsquoaccusatif μίαν est a priori soit le sujet drsquoun infinitif sous-entendu qui ne peut ecirctre qursquoεἶναι comme le pensent la plupart des commentateurs soit le compleacutement drsquoobjet direct de lrsquoinfinitif sous-entendu ὀνομάζειν repris du vers preacuteceacutedent comme le pensent J Fregravere J Bollack et drsquoautres que je nrsquoai pas citeacutes La confrontation avec le frg II permet de lever toute ambiguiumlteacute Au vers 5 de ce fragment Parmeacutenide reacutecuse la proposition selon laquelle οὐκ ἔστιν τε καὶ χρεών ἔστι μὴ εἶναι laquo ldquonrsquoest pasrdquo est et il faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo La seconde partie de ce vers correspond exactement agrave la proposition du v 55 du frg VIII pour peu que lrsquoon deacuteplace la neacutegation οὐ devant lrsquoinfinitif sous-entendu laquelle neacutegation devient alors μή Et cet infinitif sous-entendu est εἶναι

‒ II 5 χρεών [ἐστιν] ἔστι μὴ εἶναι ‒ VIII 55 μίαν οὐ χρεών ἐστιν rarr μίαν χρεών ἐστι μὴ [εἶναι]

Lrsquoerreur preacutecise que commettent les laquo mortels raquo nrsquoest pas de reacutepartir la reacutealiteacute en contraires Ces contraires sont un fait Elle est face agrave deux faits contraires de les tenir seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 56) de nrsquoen retenir qursquoun et de nier lrsquoautre de nier la nuit quand ils traitent de la lumiegravere et agrave lrsquoinverse de nier la lumiegravere quand ils traitent de la nuit ou peut-ecirctre plus exactement de faire disparaicirctre lrsquoun quand ils affirment lrsquoautre Mίαν laquo lrsquoune raquo est agrave comprendre comme laquo soit lrsquoune soit lrsquoautre raquo et non seulement la forme de la nuit Ils disent laquo il faut raquo χρεών ἐστιν au nom drsquoune logique fausse puisqursquoils affirment drsquoune mecircme chose que tantocirct laquo elle est raquo ἔστιν et tantocirct qursquoelle laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστιν Or crsquoest soit lrsquoun soit lrsquoautre laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo (II 3) Leur interpreacutetation fait que laquo nrsquoest pas raquo est et que laquo est raquo nrsquoest pas (II 5)

Si le frg II eacuteclaire singuliegraverement ce deacutebut de la seconde partie celle-ci en retour eacuteclaire drsquoun jour nouveau toute la premiegravere Nous savons deacutesormais ce que visait Parmeacutenide en exposant des principes eacutepisteacutemiques Cela nrsquoavait rien drsquoun pur exercice de logique formelle La question eacutetait eacuteminemment concregravete et lrsquoenjeu de premiegravere importance les conditions de la validiteacute du discours que nous tenons sur le monde Le discours actuel est erroneacute mecircme srsquoil part de constats justes parce que ceux qui le tiennent nrsquoont pas reacutefleacutechi agrave ces conditions On comprend deacutesormais pourquoi Parmeacutenide distingue clairement entre laquo est raquo ἔστι et laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι et que en conseacutequence il exclut toute possibiliteacute de les faire se confondre ou se permuter On comprend aussi deacutesormais pourquoi il traite laquo drsquoindividus biceacutephales raquo δίκρανοι (VI 5) laquo de race sans discernement raquo ἄκριτα φῦλα (VI 7) etc les savants laquo pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8)

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

a) Eacutenonceacute de la proposition

Frg VIII 60-61

τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

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b) Deacuteveloppement de la proposition

‒ Premier principe voir les contraires ensemble

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble99 fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι En effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

‒ Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

a) Eacutenonceacute de la proposition du laquo transmonde raquo διάκοσμος VIII 60-61

De lrsquoannonce du sujet que Parmeacutenide entend deacutesormais traiter dans la seconde partie de son Poegraveme il ne reste que deux vers VIII 60-61

τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Aucun commentateur agrave ce qursquoil mrsquoa sembleacute nrsquoa vu la rupture qursquointroduisent ces deux vers Tous pensent que la seule rupture se fait en VIII 51b (cf plus haut leur interpreacutetation de la locution ἀπὸ τοῦδε laquo agrave partir de lagrave raquo) et que Parmeacutenide poursuit jusqursquoagrave la fin du Poegraveme son exposeacute mecircleacute de critique des laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας (VIII 50) de leur laquo monde trompeur raquo κόσμον ἀπατηλόν (VIII 51) Il nrsquoen est rien Comme en II 1 ougrave il marque le deacutebut de la premiegravere partie le laquo moi raquo ἐγὼ est la marque linguistique de cette rupture La deacuteesse indique qursquoelle va deacutesormais parler en son propre nom et non plus au nom des laquo mortels raquo que le laquo monde raquo κόσμος qursquoelle va laquo reacuteveacuteler raquo φατίζω nrsquoest plus celui des laquo mortels raquo mais le laquo transmonde raquo διάκοσμον qui est le sien Ce nrsquoest sans doute pas exactement ainsi je crois que les interpregravetes anciens ont compris cette seconde partie du

99 Je lis ὁμῶς laquo ensemble raquo et non ὅμως laquo cependant raquo comme le font la plupart des traducteurs qui suivent la leccedilon eacutediteacutee par DIELS-KRANZ

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Poegraveme mais il semble bien qursquoils ont consideacutereacute le contenu de la deuxiegraveme partie comme lrsquoexpression non pas des laquo opinions des mortels raquo que Parmeacutenide repousse mais de lrsquoopinion de Parmeacutenide lui-mecircme Il est vrai qursquoils avaient du moins certains drsquoentre eux la possibiliteacute de lire le Poegraveme en son entier tandis que nous nous nrsquoavons que des fragments et que la coupure qui suit les vers 60-61 a fortement contribueacute agrave les rattacher agrave ce qui preacutecegravede et non agrave ce qui pouvait suivre

Ce nrsquoest donc pas eacutetonnant si se meacuteprenant sur la porteacutee de ces deux vers les commentateurs divergent encore plus sur le sens agrave leur reconnaicirctre comme lrsquoattestent ces quelques traductions du vers 60

VIII 60 τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω

B Cassin laquo Mes formules te livrent le dispositif du monde dans toute sa ressemblance raquo p 91

M Conche laquo Quant agrave moi je trsquoexpose cet arrangement-en-monde vrai-semblable (sic) en tous points raquo p 188

J Fregravere laquo Pour toi le deacuteploiement reacuteunifieacute du monde en son eacutevidente vraisemblance crsquoest dans son entier que je trsquoen donne la reacuteveacutelation raquo p 189

L Couloubaritsis laquo Quant agrave moi je mrsquoengage agrave te reacuteveacuteler lrsquoordonnance totale des choses qui convient raquo p 546

J Bollack laquo Telle qursquoelle est je te la dis agrave toi la dualiteacute de cet arrangement si entiegraverement adapteacute raquo p 209

Une interpreacutetation plus assureacutee de ces deux vers devient possible si comme je le pense ils ouvrent un nouveau deacuteveloppement dans lequel Parmeacutenide propose sa conception drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος agrave la place du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo

Διάκοσμος est composeacute du preacutefixe διά- et du mot κόσμος

Le substantif κόσμος est aussi polyseacutemique en grec que peut lrsquoecirctre laquo monde raquo en franccedilais par lequel on le traduit le plus souvent Le terme franccedilais deacuterive du mot latin mundus dont le sens premier est laquo ensemble des corps ceacutelestes cieux univers lumineux raquo100 Mais disent A Ernout et A Meillet ce terme laquo semble bien ecirctre le mecircme mot que mundus ldquoparurerdquo qui a eacuteteacute choisi pour deacutesigner le ldquomonderdquo sans doute agrave lrsquoimitation du gr κόσμος raquo101 Avant drsquoavoir une histoire lieacutee agrave κόσμος mundus avait donc le sens de laquo parure raquo ce qui le rapproche de κόσμος dont le sens premier est laquo ordre mise en ordre raquo102 La traduction de κόσμος par laquo monde raquo semble donc toute indiqueacutee mecircme srsquoil convient de distinguer les niveaux de signification

Dans la bouche des laquo mortels raquo dont lrsquoEacuteleacuteate conteste les laquo opinions raquo laquo monde raquo recouvre la totaliteacute de ce qui est lrsquoensemble des laquo eacutetants raquo πάντα Il ne saurait ecirctre reacuteduit agrave lrsquolaquo univers raquo au laquo cosmos raquo sens speacutecifique qursquoil aura par exemple dans certains eacutecrits drsquoAristote Mais lrsquousage qursquoen font les laquo mortels raquo est en contradiction avec le sens premier du mot qui est toujours preacutesent dans les sens speacutecifiques qursquoil peut prendre celui drsquolaquo ordre raquo ou de laquo mise en ordre raquo Il sert agrave deacutesigner chez eux la contrarieacuteteacute mais une contrarieacuteteacute qursquoils pensent surmonter en eacuteliminant agrave chaque fois lrsquoun des deux termes Il est donc laquo trompeur raquo

100 A ERNOUT et A MEILLET Dictionnaire eacutetymologique de la latine Histoire des mots p 420

101 Ibid

102 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque s uerbo p 549

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ἀπατηλός Il se peut que Parmeacutenide vise plus particuliegraverement Heacuteraclite mecircme si celui-ci postule une laquo harmonie invisible raquo ἁρμονία ἀφανής qui unifierait les contraires tout en les maintenant103 ne respectant pas ainsi le principe de non-contradiction que Parmeacutenide vient de mettre en eacutevidence dans la premiegravere partie du Poegraveme et qursquoil rappelle agrave cet endroit et comme le lui reprocheront aussi Platon et Aristote104

Au laquo monde fallacieux raquo κόσμος ἀπατηλός des laquo mortels raquo Parmeacutenide oppose son διάκοσμος que je traduis faute de trouver mieux par laquo transmonde raquo dont lrsquoadjectif correspondant pourrait lui ecirctre fait sur διάκοσμος laquo diacosmique raquo105 En composition διά dit le Bailly marque une ideacutee soit de seacuteparation soit de peacuteneacutetration (laquo agrave travers raquo) soit de supeacuterioriteacute soit drsquoachegravevement Les sens donneacutes par le dictionnaire pour διάκοσμος le verbe διακοσμέω laquo mettre en ordre raquo laquo disposer raquo et διακόσμησις laquo mise en ordre raquo se comprennent avant tout avec lrsquoideacutee de distinction ou de seacuteparation mais peuvent aussi impliquer celle de peacuteneacutetration et drsquoachegravevement Les commentateurs retiennent pour la plupart lrsquoideacutee de seacuteparation Crsquoest celle que met en avant en particulier B Cassin dans son commentaire laquo Dans diakosmos dia- insiste sur le deacuteploiement de la structure sa partition sa division ainsi diakosmos deacutesigne reacuteguliegraverement chez Homegravere lrsquoldquoordre de bataillerdquo La deacuteesse va expliciter la systeacutematique doxique du monde et comment ce systegraveme repose sur une partition entre contraires raquo p 192 Et drsquoajouter immeacutediatemennt apregraves laquo Mourelatos insiste agrave juste titre ldquopar le choix de diakosmos le sens de lsquoordrersquo dans -kosmos et inverseacute en lsquoseacutegreacutegation division clivage conflitrsquo Le kosmos des mortels deacuteployeacute par la deacuteesse est en fait un champ de bataillerdquo raquo p 192 Cette interpreacutetation du preacutefixe διά- est due au fait que les commentateurs pensent comme le dit B Cassin ndash laquelle partage cet avis ndash qursquoici laquo la deacuteesse se fait le porte-parole de la physique et de la cosmologie de lrsquoopinion [que] ses formules en livrent la teneur raquo p 165

Je pense que lrsquoon ne peut faire dire agrave διάκοσμος exactement le contraire de ce que signifie son composant principal κόσμος Du reste ces propos de la deacuteesse ne concernent pas ce qui preacutecegravede (le laquo monde raquo des laquo mortels raquo) mais ce qui suit agrave savoir lrsquoexposeacute du κόσμος tel que Parmeacutenide lrsquoenvisage mais un Parmeacutenide qui en se cachant derriegravere la figure de la deacuteesse indique qursquoil se soumet agrave des exigences eacutepisteacutemiques comme par exemple celle du principe de non-contradiction Par le choix de ce terme il indique que les contraires srsquoils sont bien constitutifs de la reacutealiteacute sont porteacutes par une logique qui les unifie en empecircchant les

103 Ἁρμονίη ἀφανὴς φανερῆς κρείττων laquo Lrsquoharmonie qui est inapparente lrsquoemporte sur celle qui est apparente raquo texte et trad J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Frg 28 1 p 219 (DK 22 B 54 M MARCOVICH 9 M CONCHE 126)

104 Drsquoapregraves J-Fr PRADEAU (Heacuteraclite p 270) chez HERACLITE lrsquouniteacute ne se ferait pas en supprimant les contraires Srsquoappuyant sur un fragment que les eacutediteurs ne retiennent pas ce dernier eacutecrit que laquo si le monde est un comme Heacuteraclite le suppose crsquoest dans la mesure ougrave lrsquouniteacute reacutesulte drsquoune certaine coiumlncidence des contraires qursquoelle est le produit litteacuteralement de leur reacuteunion [hellip] De ce point de vue et crsquoest ce qui fait lrsquooriginaliteacute de la thegravese heacuteracliteacuteenne les contraires ne sont si supprimeacutes ni subsumeacutes par lrsquouniteacute mais ils la constituent raquo (p 270) Le fragment en question est le suivant τὸ ἓν διαφερόμενον αὐτὸ αὐτῷ ξυμφέρεσθαι ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας laquo lrsquoun coiumlncide en diffeacuterant lui-mecircme de lui-mecircme comme crsquoest le cas pour lrsquoharmonie de lrsquoarc et celle de la lyre raquo (texte et trad J-FR PRADEAU frg 80 p 269) PARMENIDE ne semble pas partager cette analyse Pour lui HERACLITE nrsquoexplique pas comment srsquoeffectue cette laquo harmonie invisible raquo qui preacuteserverait les contraires Peut-ecirctre est-ce lui qursquoil vise plus particuliegraverement par lrsquoemploi du terme παλίντροπος pour qualifier le chemin de ses pairs (VI 9) Cet adjectif est justement employeacute par HERACLITE pour reacutecuser la position de ses adversaires qualifier cette harmonie et en rendre raison en la comparant agrave celle de lrsquoarc et de la lyre οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέειmiddot παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης laquo Ils ne comprennent pas comment ce qui est diffeacuterent de soi-mecircme srsquoaccorde avec soi-mecircme il y a une harmonie dans les deux directions comme dans lrsquoarc et la lyre raquo (texte et trad J-FR PRADEAU frg 79 2 p 269)

105 Lrsquoadjectif διακοσμικὁς nrsquoexiste pas en grec Jamblique fait usage drsquoun διακοσμητικὁς (cf en franccedilais laquo cosmeacutetique raquo)

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laquo puissances raquo δυνάμεις qui sont les leurs de se deacutetruire mutuellement et en les faisant produire au contraire tout le reacuteel singulier Cette logique sera deacutevoileacutee plus loin (frg XII et XIII notamment) Le preacutefixe διά- devant κόσμος ne vise pas lrsquoantinomie qui existe entre les contraires Il indique que le principe drsquouniteacute et drsquoorganisation signifieacute par κόσμος se retrouve partout agrave travers tout quel que soit le domaine consideacutereacute et pas seulement dans lrsquoagencement de lrsquounivers Crsquoest donc avec cette valeur de laquo agrave travers raquo que agrave deacutefaut de transcrire simplement διάκοσμος par diacosme il convient drsquoentendre le preacutefixe trans- dans transmonde et non avec celle drsquolaquo au-delagrave de raquo Il nrsquoy a pas de transcendance

Crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoexplicite le qualificatif ἐοικότα πάντα qui accompagne διάκοσμον Ἐοικότα est le participe parfait drsquoun verbe deacutefectif dont le preacutesent qui nrsquoest plus attesteacute est εἴκω laquo ecirctre semblable raquo Il a la valeur drsquoun adjectif Le Bailly donne trois sens 1 laquo semblable raquo 2 laquo convenable raquo drsquoougrave laquo juste raquo laquo naturel raquo laquo raisonnable 3 laquo vraisemblable raquo laquo probable raquo On ne peut deacutecider de son sens sans tenir compte de πάντα qui le suit Πάντα est une forme polyvalente ici il peut ecirctre lrsquoaccusatif masculin de πᾶς laquo tout raquo et se rapporter agrave διάκοσμον (ce que pense par exemple L Couloubaritsis) ou un accusatif pluriel neutre agrave valeur adverbiale laquo en tout raquo et se rapporter soit agrave ἐοικότα justement (comme le pensent par exemple M Conche et J Bollack) soit agrave φατίζω (comme le fait J Fregravere) Il me semble que πάντα a ici comme en I 28 une valeur adverbiale qursquoil se rapporte agrave ἐοικότα et que lrsquoexpression preacutecise ou conforte le sens de διάκοσμος et de son preacutefixe διά- Le laquo transmonde raquo est un principe drsquoordonnance qui est laquo semblable en tout raquo Il nrsquoest pas reacuteserveacute agrave un domaine particulier Il est universel Srsquoil nrsquoest pas dit laquo identique raquo ou laquo le mecircme raquo ὁ αὐτός comme est lrsquoeacutetant τὸ ἐόν (cf VIII 29) crsquoest sans doute parce qursquoil diffegravere selon les domaines quels qursquoils soient lrsquounivers aussi bien que le monde des hommes par exemple En cela il assure agrave la recherche de Parmeacutenide lrsquoassise sans laquelle elle ne pourrait avoir de preacutetention laquo scientifique raquo comme on la qualifiera plus tard Lrsquouniversaliteacute drsquoune regravegle ou drsquoune loi est la condition de sa validiteacute

Ici la similitude du laquo transmonde raquo concerne lrsquoensemble des laquo reacutealiteacutes singuliegraveres raquo πάντα lesquelles ne sont pas par elles-mecircmes homogegravenes On sait deacutejagrave que la laquo similitude raquo est aussi une des caracteacuterisques de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν lequel laquo nrsquoest pas divisible puisqursquoil est tout entier semblable raquo ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖον (VIII 22) laquo il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute raquo οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν (VIII 46-47) Si laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν est une faccedilon de saisir dans leur totaliteacute laquo toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres raquo πάντα le laquo transmonde raquo διάκοσμος apparaicirct alors comme eacutetant aussi lrsquoune de ses caracteacuteristiques Du coup laquo lrsquoeacutetant raquo ne doit pas ecirctre compris comme une entiteacute statique mais dynamique Sans doute est-ce un concept mais en tant qursquoil permet comme le veut son eacutetymologie de laquo saisir raquo intellectuellement le reacuteel Crsquoest agrave ce dernier qursquoil renvoie et non agrave lui-mecircme Il nrsquoest pas autoreacutefeacuterentiel Sa deacutefinition est deacutetermineacutee par lrsquoobjet dont il est la saisie

M Conche donne agrave ἐοικότα le sens de laquo vrai-semblable raquo laquo Bien que le discours cosmologique soit tenu par la Deacuteesse qui ne peut dire que la veacuteriteacute ce discours ne peut aller au-delagrave de la vrai-semblance de la semblance du vrai raquo p 197 Le sens de laquo vrai-semblable raquo serait acceptable si le propos que va tenir la deacuteesse eacutetait un exposeacute des laquo opinions des mortels raquo comme chacun le croit exposeacute dont drsquoailleurs on ne verrait pas lrsquointeacuterecirct si ce nrsquoeacutetait pour le critiquer et le rectifier Ce qui nrsquoest pas le cas Que la veacuteriteacute soit toujours pour Parmeacutenide de lrsquoordre de lrsquoopinion raquo δόξα cela ne fait aucun doute Mais cette laquo opinion raquo nrsquoest pas une laquo semblance du vrai raquo Ici le propos est de fonder dans le reacuteel mecircme lrsquoappreacutehension que lrsquointelligenge peut en avoir pour que le discours construit qursquoil en donne le laquo transmonde raquo διάκοσμος soit le plus adeacutequat possible le plus laquo juste raquo possible et donc le moins contestable et reacutefutable possible

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Quant au verbe φατίζω laquo dire raquo deacutejagrave employeacute en VIII 35 agrave propos de laquo lrsquoeacutetant dans lequel ldquoestrdquo est formuleacute raquo ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν la contrainte de la versification peut suffire agrave justifier son emploi agrave la place drsquoun synonyme plus commun comme λέγειν ou φράζειν laquo dire raquo Toutefois ce verbe est deacuteriveacute drsquoun substantif φάτις dont le sens premier est laquo ce qursquoon dit raquo drsquoougrave laquo rumeur raquo laquo parole raquo laquo discours raquo etc Or chez les Tragiques il a souvent le sens particulier de laquo parole drsquoun dieu raquo laquo oracle raquo Le traduire par laquo reacuteveacuteler raquo conviendrait ici fort bien agrave la condition toutefois de lrsquoentendre dans un sens laquo laiumlciseacute raquo Il nrsquoy a aucune laquo reacuteveacutelation raquo divine La parole est bien celle de Parmeacutenide

VIII 61 ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Telle qursquoelle est formuleacutee la finaliteacute de tout cet effort intellectuel pour tenir un discours vrai sur les choses peut sembler bien deacuterisoire Ne devrait-elle pas se trouver seulement ou avant tout dans le bonheur de connaicirctre Mais explique M Conche laquo Parmeacutenide entend faire mieux que ses rivaux les philosophes qui lrsquoont preacuteceacutedeacute [hellip] On reconnaicirct lagrave lrsquoesprit de lrsquo ἀγών (concours compeacutetition eacutemulation) essentiel agrave la civilisation grecque Lrsquohomme grec veut lutter pour ldquoecirctre le meilleur surpasser les autresrdquo (Il 6208) telle est la ldquobonne erisrdquo (lutte rivaliteacute) drsquoHeacutesiode (Tr 24)hellip raquo p 196 Cela est incontestable agrave la condition de ne pas ramener cette rivaliteacute agrave la quecircte drsquoune vaine gloriole Comme lrsquoeacutecrit encore fort justement M Conche mais agrave propos drsquoHeacuteraclite le fondement de cette eris se trouve laquo dans la recherche et la passion de la veacuteriteacute raquo106 Nous ne sommes plus agrave lrsquoeacutepoque drsquoHomegravere mais agrave celle des savants-philosophes Le combat est un deacutebat et la raison λόγος seule en est lrsquoarbitre comme cela a eacuteteacute dit dans le frg VII laquo mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique par moi prononceacutee raquo κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα (VII 5-6) Le λόγος qui en grec est inseacuteparablement laquo raison raquo et laquo parole raquo ndash double sens qursquoaucune traduction franccedilaise ne peut sauvegarder ndash implique discussion deacutebat Il ne se tient pas dans la pure contemplation Lrsquoἒρις a sans aucun doute pour but de remporter la victoire et drsquoapparaicirctre comme le meilleur mais en mettant agrave lrsquoeacutepreuve les arguments qui sont avanceacutes par les uns et les autres pour en eacutecarter les mauvais et retenir les bons Aussi bien si lrsquoon deacuteconstruit le jeu drsquoeacutecriture qui fait parler la deacuteesse agrave la place de Parmeacutenide le veacuteritable destinataire du propos est-il le lecteur de son Poegraveme Crsquoest lui qui dans la recherche de la veacuteriteacute sera indeacutepassable non pas parce qursquoil est deacutetenteur drsquoune connaissance indeacutepassable ndash ce qui nrsquoa aucun sens ndash mais parce que lrsquoargumentation qursquoil tient repose sur des bases logiques indiscutables universelles et atemporelles Heacuteraclite avait afficheacute une preacutetention semblable dans le fragment le plus long que lrsquoon a conserveacute de lui107

106 M CONCHE Heacuteraclite p 119

107 Heacuteraclite frg 77 p 263 J-FR PRADEAU (DK 22 B 1 M MARCOVICH 1 M CONCHE 2) laquo Lrsquoargument drsquoHeacuteraclite commente J-FR PRADEAU p 265-266 est critique les hommes se figurent qursquoune connaissance de la nature de toutes choses et de chacune drsquoentre elles est impossible nrsquoexiste pas pour eux mais qursquoelle est reacuteserveacutee aux dieux Heacuteraclite conteste cette croyance pour affirmer au contraire que la connaissance vraie est communeacutement accessible (elle est encore agrave porteacutee de main preacutecise encore le texte 115) La preuve qursquoen donne Heacuteraclite est deacuteroutante puisqursquoelle ne fait que consacrer lrsquoextraordinaire exception de sa propre personne Outre la part de provocation qui ici comme dans drsquoautres citations paraicirct rechercheacutee on peut toutefois accorder un sens plus mesureacute agrave cette auto-ceacuteleacutebration Il nrsquoest pas exclu en effet qursquoHeacuteraclite cherche agrave faire de son propre exemple la preuve qursquoon peut atteindre la connaissance vraie Si Heacuteraclite se donne en exemple crsquoest pour suggeacuterer que lrsquoldquoeacutecouterdquo est possible agrave un homme pourvu qursquoil y consacre une attention dont le caractegravere meacutethodique est ici accentueacute Heacuteraclite nrsquoest pas simplement celui des hommes qui sait il est celui qui sait pour certaines raisons et au prix drsquoun certain effort raquo

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Jrsquoai dit plus haut que lrsquoensemble des commentateurs nrsquoont pas vu la rupture qursquointroduisent les deux vers 60 et 61 du frg VIII et donc considegraverent que dans les fragments qui composent la seconde partie du Poegraveme Parmeacutenide expose les laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας B Cassin cependant a bien senti qursquoune telle perception soulevait quelques difficulteacutes laquo Si en effet la doxa srsquointerroge-t-elle agrave juste titre nrsquoest pour Parmeacutenide qursquoun ramassis drsquoopinions contradictoires pourquoi lrsquointerpregravete srsquoeacutechinerait-il agrave reconstruire une coheacuterence et de quel type de coheacuterence peut-il alors srsquoagir raquo p 192 B Cassin propose de lever ainsi cette difficulteacute

laquo Dans lrsquoeacuteconomie du poegraveme la doxa apparaicirct tantocirct du point de vue de lrsquo alecirctheia comme une contradiction ontologique un discours intenable tenu dans lrsquoerrance par les mortels dikranes et tantocirct du point de vue de la doxa elle-mecircme comme un discours intelligent et soigneux attentif aux pheacutenomegravenes permettant de les organiser en monde La cosmogonie la cosmologie voire la psychologie et la theacuteorie de la connaissance [hellip] contenues dans les fragments IX agrave XIX constituent le discours doxique sur la doxa que la deacuteesse expose au mortel-Parmeacutenide (I 31-32) Elles repreacutesentent donc une mise en forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo p 193

Je ne vois pas bien comment on peut veacuterifier dans le texte mecircme de Parmeacutenide comment srsquoopegravere cette distinction entre la doxa des laquo mortels raquo et le laquo discours doxique sur la doxa raquo tenu par la deacuteesse ni comment srsquoeffectue laquo la mise en forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo La difficulteacute souleveacutee par B Cassin disparaicirct degraves lors que lrsquoon considegravere la suite comme un exposeacute de la propre doxa de Parmeacutenide sans qursquoil soit question de celle des laquo mortels raquo Que lrsquoEacuteleacuteate soit tributaire de ses contemporains ne fait aucun doute Mais crsquoest une autre question Il entend par contre ndash et il ne srsquoen cache pas ndash se deacutemarquer nettement par rapport agrave eux et les laquo deacutepasser raquo drsquoune maniegravere qursquoil estime agrave jamais incontestable Du reste avant de poser la question de lrsquointerpregravete ne conviendrait-il pas de poser celle de lrsquoauteur Quel inteacuterecirct Parmeacutenide avait-il agrave deacuteployer tant drsquoeacutenergies pour preacutesenter un tel laquo ramassis raquo srsquoil nrsquoavait pas une meilleure doxa agrave proposer

b) Deacuteveloppement de la proposition IV et IX

De ce qui devait ecirctre un deacuteveloppement de la proposition eacutenonceacutee en VIII 60 il ne reste que deux fragments les frg IV et IX lesquels eacutenoncent chacun un principe

‒ Premier principe voir les contraires ensemble frg IV

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

Lrsquointerpreacutetation du frg IV deacutepend de la place qursquoon lui trouve dans lrsquoeacuteconomie du Poegraveme108 Et inversement cette place deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon en donne Si

108 Elle est tregraves variable selon les commentateurs Voir M CONCHE p 91-92 J BOLLACK p 306-307 B CASSIN p 214-215

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cependant on associe et confronte les deux deacutemarches la solution qui me semble srsquoimposer est de consideacuterer ce fragment comme lrsquoun des deux qui restent du bref deacuteveloppement qui devait suivre les deux vers introducteurs du propre propos de Parmeacutenide sur le laquo monde raquo son laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60-61)

La premiegravere phrase est savamment eacutelaboreacutee La reacutepartition des termes nrsquoest pas seulement due aux exigences de la versification Elle se veut hautement significative La proposition est symeacutetriquement construite autour du substantif νόῳ laquo par la penseacutee raquo laquo en penseacutee raquo et lrsquoabsence totale drsquoun article devant les deux participes rend possible a priori presque toutes les combinatoires entre chacun de ses termes109

Λεῦσσε δ΄ ὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως

La plupart des traducteurs partagent cependant quelques options communes Ils font de ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo le compleacutement drsquoobjet direct de λεῦσσε laquo regarde raquo et de παρεόντα laquo des choses preacutesentes raquo lrsquoattribut de ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo Mais a priori lrsquoinverse est tout aussi possible Ils rapportent lrsquoadverbe βεϐαίως laquo fermement raquo agrave παρεόντα laquo des choses preacutesentes raquo Quant agrave lrsquoadverbe ὁμῶς laquo ensemble raquo que je retiens avec J Bollack (qui le traduit par laquo semblablement raquo) ils lisent agrave sa place ὅμως laquo cependant raquo et le rattachent soit agrave λεῦσσε laquo regarde raquo soit agrave ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo Quelques exemples

M Conche laquo Les choses absentes regarde-les pourtant par le penser comme fermement preacutesentes raquo p 91

B Cassin laquo Regarde par la penseacutee les choses qui ne sont pourtant pas lagrave comme eacutetant lagrave fermement raquo p 93

J Fregravere laquo Bien que de telles choses soient absentes contemple-les comme eacutetant fermement preacutesentes agrave lrsquointelligence raquo p 145

L Couloubaritsis laquo Cependant les choses absentes appreacutehende-les clairement par la faculteacute de penser comme fermement preacutesentes raquo p 546

J Bollack laquo Embrasse semblablement du regard ce qui est absent la penseacutee le rend fermement preacutesent raquo p 306110

La suite du fragment qui en donne lrsquoexplication ndash elle est introduite par un γάρ laquo en effet raquo ndash permet de lever les doutes Parmeacutenide reprend une des caracteacuteristiques fondamentales de lrsquoἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo formuleacutees en VIII 22-25 celle drsquoecirctre laquo drsquoun seul tenant raquo συνέχεσθαι ξυνεχὲς et donc drsquoecirctre laquo indivisible raquo οὐδὲ διαιρετόν

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

109 B CASSIN p 215 en mentionne un certain nombre pour ce vers et les suivants

110 J BOLLACK place ce fragment apregraves le frg XVIII et le regroupe avec le frg XVI dans un paragraphe portant sur la connaissance

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[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

Son extension agrave la totaliteacute nrsquoest le reacutesultat ni drsquoune laquo dispersion raquo σκιδνάμενον ni drsquoun laquo assemblage raquo συνιστάμενον lesquels supposeraient des ruptures dans lrsquouniteacute de lrsquoeacutetant

Il me semble par conseacutequent que dans le premier vers de ce fragment il convient de lire ὁμῶς laquo ensemble raquo et non ὅμως laquo cependant raquo111 Un des citateurs preacutesente cette lecture Theacuteodoret de Cyr J Bollack la retient aussi (laquo semblablement raquo) Mais Parmeacutenide est agrave lui-mecircme son meilleur avocat Il a deacutejagrave employeacute cet adverbe deux fois

‒ en VI 7 ougrave il accuse les laquo mortels biceacutephales raquo drsquoecirctre laquo sourds en mecircme temps qursquoaveugles raquo κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε

‒ et en VIII 49 ougrave agrave propos de lrsquoeacutetant il dit que laquo de partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la mecircme faccedilon raquo ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει

Lrsquouniteacute et lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de lrsquoeacutetant sont si importantes pour Parmeacutenide qursquoil emploie souvent soit lrsquoadjectif ὁμός laquo un le mecircme commun uni raquo soit des deacuteriveacutes de cet adjectif dont ὁμῶς fait partie

‒ en VIII 5-6 ἔστιν est laquo agrave la fois ὁμοῦ tout entier un constant raquo ‒ en VIII 22 citeacute ci-dessus lrsquoeacutetant est dit indivisible laquo puisqursquoil est tout entier

semblable raquo ὁμοῖον ‒ en VIII 46-47 laquo il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave

lrsquo homogeacuteneacuteiteacute raquo εἰς ὁμόν ‒ En IX 3 laquo tout est plein agrave la fois ὁμοῦ de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo

Le propos est de souligner comme eacutetant un impeacuteratif eacutepisteacutemique ndash drsquoougrave lrsquoimpeacuteratif λεῦσσε laquo regarde raquo et le futur agrave valeur impeacuterative ἀποτμήξει laquo tu nrsquoempecirccheras pas en coupant raquo ndash de consideacuterer laquo ensemble raquo ὁμῶς laquo fermement raquo βεϐαίως les ἀπεόντα et les παρεόντα Lrsquoadverbe ὁμῶς comme ὁμοῦ en VIII 5-6 permet drsquounir plus eacutetroitement qursquoun τε καί ou simplement un καί laquo et raquo les deux participes preacutesents ἀπεόντα et παρεόντα

Que sont ces ἀπεόντα et ces παρεόντα La reacuteponse se trouve justement dans les vers qui agrave la fin du frg VIII ouvrent la seconde partie du Poegraveme Parmeacutenide vient de reprocher aux laquo mortels biceacutephales raquo non pas drsquoavoir laquo reacuteparti la structure en contraires et poseacute des signes de seacuteparation entre eux raquo ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 55-56) mais de consideacuterer qursquoune seacuterie de ces contraires une laquo forme raquo μορφή nrsquoest pas τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν (VIII 54) La disposition ordonneacutee du laquo monde raquo qursquoil propose le laquo transmonde raquo διάκοσμος est de tenir ensemble les contraires de ne pas prendre en consideacuteration seulement la laquo forme raquo qui est preacutesente et que lrsquoon a sous les yeux (le feu par exemple) et de penser que laquo nrsquoest pas raquo celle qui est absente et que lrsquoon ne voit pas (la nuit par exemple) En VIII 60 il a dit que le laquo transmonde raquo est laquo semblable en tout raquo ἐοικότα πάντα Lrsquoadjectif ἐοικότα synonyme de ὁμοῖος est repris ici par lrsquoadverbe ὁμῶς en IV 1 Il appartient agrave lrsquolaquo intelligence raquo νοῦς du moins agrave lrsquointelligence qui respecte les regravegles eacutepisteacutemiques de tenir ensemble ce qursquoune perception sensible seacutepare Cette fonction centrale est symboliseacutee par la position meacutediane qursquoil occupe dans le vers Il me semble donc que le frg IV trouve pleinement sa place agrave ce moment de lrsquoexposeacute de lrsquoEacuteleacuteate

111 ὅμως est lrsquoadverbe donneacute par A H COXON dans sa derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides p 61

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‒ Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces frg IX

Il en va de mecircme pour le frg IX Drsquoapregraves Simplicius qui est le seul agrave le rapporter ce passage vient laquo peu apregraves raquo μετrsquoὀλίγα la citation qursquoil a faite du frg VIII 53-59112 Mais la nature du propos lui-mecircme milite pour cet endroit du Poegraveme Il est drsquoordre geacuteneacuteral Il ne traite pas des choses drsquoune maniegravere descriptive et concregravete comme cela sera par la suite Comme preacuteceacutedemment son intelligence reacutesulte de la confrontation croiseacutee entre la place qursquoil occupe dans le Poegraveme et son analyse interne

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune

[ni dans lrsquoautre

Ce fragment pose un problegraveme de lecture que nrsquoa perccedilu agrave ma connaissance aucun des eacutediteurs traducteurs et commentateurs113 Jrsquoai deacutejagrave souligneacute agrave propos du frg VIII que sa coupure apregraves le vers 61 avait certainement eacuteteacute la cause qui a empecirccheacute les commentateurs de voir que les deux derniers vers marquaient une rupture dans le propos de Parmeacutenide qursquoils ouvraient lrsquoexposeacute de sa propre penseacutee sur le laquo monde raquo son laquo transmonde raquo διάκοσμος Ici la coupure du fragment a empecirccheacute de voir que les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont le deacutebut nous eacutechappe et non pas le commencement drsquoune nouvelle

Tout le monde114 lit ainsi ce fragment mis agrave part la traduction que jrsquoemprunte pour lrsquoexemple agrave B Cassin car elle est toujours au plus pregraves du texte grec p 95

Aὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται Alors degraves lors que toutes choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς crsquoest-agrave-dire les noms qui correspondent aux forces qursquoelles mettent en œuvre dans [tel ou tel cas

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien

112 SIMPLICIUS In Aristotelis Physicorum libros quattuor priores commentaria ed H DIELS Commentaria in Aristotelem graeca vol IX Berlin 1882 1808 (39 17)

113 En dernier lieu M ANNEE qui commence ainsi sa traduction laquo Alors une fois que toutes les choses ont eacuteteacute nommeacutees ldquonuitrdquo et ldquolumiegravererdquohellip raquo M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 175

114 En dernier lieu R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmeacutenides de A H COXON laquo Now since light and night have been given all names and the names corresponding to their potencies have been given to these things and those all is full of light and invisible night together both of them equal since in neither is there Nothing raquo p 88

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Une telle lecture comporte deux anomalies majeures

La premiegravere est une impossibiliteacute logique Lrsquoaffirmation du vers 3 laquo tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo est donneacutee comme la conseacutequence logique de la deacutenomination de toutes choses en termes de lumiegravere et de nuit (vers 1) et de ce que ces termes deacutesignent non pas les choses elles-mecircmes mais les laquo forces raquo δυνάμεις qui en elles en commandent diversement les transformations (v 2) La logique exigerait une formulation inverse laquo puisque tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere [hellip] toutes choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuithellip raquo La constatation du reacuteel preacutecegravede et entraicircne sa diction Lrsquoinverse nrsquoest pas possible Le reacuteel ne peut pas ecirctre la conseacutequence de ce que lrsquoon en dit

La seconde anomalie apparaicirct au vers 4 Elle est de nature agrave la fois grammaticale et seacutemantique Les traducteurs et les commentateurs ne sont pas tregraves explicites Mais soit ils supposent que la conjonction ἐπεί laquo puisque raquo du vers 4 introduit une proposition subordonneacutee dont la principale est πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου laquo tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo (v 3) Dans ce cas cette proposition principale se trouve encadreacutee par deux propositions causales la premiegravere introduite par ἐπειδή laquo puisque raquo (vers 1) et la seconde par ἐπεί laquo puisque raquo (vers 4) Lrsquoune est de trop Soit ils comprennent comme le fait B Cassin la seconde proposition causale du vers 4 ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν laquo puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien raquo ou laquo puisqursquoil nrsquoest rien qui ne participe ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre raquo comme une explication des geacutenitifs du deacutebut du vers ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo Mais dans ce cas outre la difficulteacute que soulegraveve la compreacutehension de cette explication la proposition causale ne peut grammaticalement deacutependre des geacutenitifs ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo parce qursquoils sont des appositions agrave φάεος et agrave νυκτὸς du vers preacuteceacutedent et non des geacutenitifs absolus lesquels exigeraient la preacutesence drsquoun verbe au participe ὄντων par exemple Ils ne forment pas une proposition

La conclusion qui srsquoimpose me semble-t-il est de couper le fragment en deux phrases indeacutependantes De la premiegravere seule la fin a eacuteteacute conserveacutee Ce sont les deux premiers vers du fragment Quant agrave la seconde elle occupe les deux derniers vers

Mecircme srsquoils divergent beaucoup quant agrave son interpreacutetation115 tous les interpregravetes considegraverent que ce fragment est agrave mettre sur le mecircme plan que tous ceux qui suivent et qursquoil fait partie de la doxa parmeacutenidienne laquo En IX et dans la suite directe de VIII 38-39 et 55-59 eacutecrit B Cassin [sont eacutenonceacutes] les deux principes constitutifs du monde de la doxa et la maniegravere dont ils servent agrave tout deacutecrire raquo p 197-198 Mais que faut-il entendre par laquo doxa parmeacutenidienne raquo La laquo forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo comme le dit B Cassin et le pense lrsquoensemble des interpregravetes ou la doxa personnelle de Parmeacutenide Or me semble-t-il ce passage nrsquoest pas agrave mettre au compte de la doxa des laquo mortels raquo ni mecircme drsquoune laquo formulation doxique de la doxa raquo comme la nomme encore B Cassin Il preacutesente la penseacutee personnelle de lrsquoEacuteleacuteate son transmonde raquo διάκοσμος

Lorsqursquoil en vient agrave lire ce passage le lecteur ne peut manquer de le rappprocher de ce que Parmeacutenide a deacutejagrave dit et sur la laquo nomination raquo des choses par les laquo mortels raquo et sur la reacutepartition entre laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo Pour nous aujourdrsquohui crsquoest en VIII 38-41 et en VIII 53-59 comme vient de le rappeler B Cassin

115 Pour une preacutesentation de ces divergences voir par exemple M CONCHE p 199-203 et B CASSIN p 199-200

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En VIII 38-41 lrsquoEacuteleacuteate a eacutecrit agrave propos de laquo lrsquoeacutetant raquo que laquo ne seront qursquoun nom toutes les choses πάντrsquoὄνομrsquoἔσται que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies ldquodevenirrdquo et ldquopeacuterirrdquo ldquoecirctrerdquo et ldquonrsquoecirctre pasrdquo ldquochanger de lieurdquo et ldquochanger drsquoeacuteclat de couleurrdquo raquo Parmeacutenide je lrsquoai deacutejagrave noteacute ne conteste nullement le fait de qualifier les choses drsquoun nom Agrave cet endroit il deacuteclare que ce qursquoils ont nommeacute ne sera qursquoun nom si cela ne correspond pas agrave quelque chose de reacuteel agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν laquo Sans lrsquoeacutetant dans lequel laquo est raquo est formuleacute tu ne trouveras pas ce ldquopenserrdquo raquo avait-il dit juste avant οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν εὑρήσεις τὸ νοεῖν (VIII 35-36) Ici les futurs laquo sera raquo ἔσται et laquo trouveras raquo εὑρήσεις impliquent la reacutealisation drsquoune condition Si elle nrsquoest pas remplie le dire des laquo mortels raquo ne sera qursquoune laquo opinion raquo δόξα au sens le plus subjectif du terme un pur construit intellectuel Une sorte drsquoauto-nomination dans laquelle le sujet prend pour reacuteel le concept qursquoil eacutenonce Toutefois Parmeacutenide ne parle pas agrave cet endroit de laquo lumiegravere et de nuit raquo mais de laquo ldquodevenirrdquo et ldquopeacuterirrdquo ldquoecirctrerdquo et ldquonrsquoecirctre pasrdquo ldquochanger de lieurdquo et ldquochanger drsquoeacuteclat de couleurrdquo raquo un meacutelange de couples de contraires et de changements qui ne se situent pas tous sur le mecircme plan sauf agrave les consideacuterer comme des traits de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν au sens drsquoecirctre singulier et contingent

En VIII 53-59 en revanche lrsquoobjet de la nomination faite par les laquo mortels raquo porte sur les deux laquo formes raquo de contraires qursquoils ont nommeacutees laquo feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ et laquo nuit raquo νύξ et entre lesquelles ils ont reacuteparti les choses (VIII 53-59) Lagrave non plus il ne dit pas qursquoil conteste cette reacutepartition et cette deacutenomination (mecircme si crsquoest lui qui lrsquoeacutetablit et la nomme ainsi) Son deacutesaccord porte seulement sur la faccedilon dont ils perccediloivent cette reacutepartition Leur tort dit-il est de ne pas affirmer ensemble les deux laquo formes raquo de telle maniegravere que lorsqursquoils en affirment une lrsquoautre ne soit pas nieacutee pour eux laquo il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54) Ils commettent ainsi agrave la fois une erreur de logique et une erreur drsquointerpreacutetation du reacuteel

Quand donc lrsquoEacuteleacuteate eacutecrit ces vers du frg IX il ne vise plus les laquo mortels raquo et leurs erreurs mais fait lrsquoexposeacute de sa propre conception des choses Ce fragment se comprend entiegraverement non pas agrave partir de ce qui preacutecegravede mais agrave la lumiegravere de ce qui suit

IX 1 [hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

Lrsquoadverbe αὐτάρ peut prendre deux sens diffeacuterents selon le contexte Soit il marque une opposition et peut ecirctre rendu en franccedilais par laquo mais raquo soit il exprime une succession et peut ecirctre rendu par laquo drsquoautre part raquo laquo ensuite raquo et dans ce cas il peut ecirctre suivi drsquoune autre particule ou conjonction telle ἐπειδή comme ici Crsquoest donc ce second sens qui srsquoimpose

Mecircme si nous ne savons pas de quelle affirmation les deux premiers vers sont lrsquoexplication il nrsquoest pas interdit drsquoen comprendre le sens et drsquoen tirer parti La premiegravere partie de lrsquoexplication contenue dans le premier vers comporte trois eacuteleacutements

Le premier est la nomination ὀνόμασται laquo sont nommeacutees raquo Une action langagiegravere faite par les hommes Donc un jugement drsquoordre eacutepisteacutemique comportant un avis et une deacutecision theacutematique agrave laquelle Parmeacutenide nous a habitueacutes placeacutee sous lrsquoemblegraveme de laquo Justice raquo (cf VIII 14-16 et les termes κρίσις laquo jugement raquo κέκριται laquo a deacutecideacute raquo cf aussi le verbe κατέθεντο laquo ont eacutetabli raquo VIII 39 et 53) Sans doute serait-il abusif que de vouloir precircter agrave Parmeacutenide plus qursquoil ne faut de cette simple notation ὀνόμασται laquo sont nommeacutees raquo Mais ce que nous avons lu de lui jusqursquoagrave preacutesent nous autorise agrave penser qursquoil accorde au langage la plus grande importance Tout commence avec le dire humain sur les choses et toute la recherche commence aussi par un regard sur ce dire lequel implique un acte de penser νοεῖν comme cela vient drsquoecirctre particuliegraverement souligneacute au frg IV 1 Ici importe-t-il

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de le souligner cette nomination nrsquoest pas mise au compte des laquo mortels biceacutephales raquo Elle est celle de la deacuteesse crsquoest-agrave-dire de Parmeacutenide lui-mecircme en tant qursquoil se soumet agrave des exigences eacutepisteacutemiques universelles Tout homme senseacute est supposeacute la partager

Le second eacuteleacutement est lrsquoobjet de cette nomination devenu sujet drsquoun verbe au passif πάντα laquo toutes choses raquo sans limitation aucune crsquoest-agrave-dire y compris les choses qui en tant que telles nrsquoont aucun rapport mateacuteriel ou physique avec la lumiegravere et la nuit

Le troisiegraveme enfin est la qualification de laquo toutes les choses raquo φάος καὶ νύξ laquo lumiegravere et nuit raquo La deacutenomination est leacutegegraverement diffeacuterente de celle que Parmeacutenide a employeacutee pour deacutecrire la reacutepartition faite par les laquo mortels raquo Eux divisent le laquo corps raquo δέμας (VIII 59) entre laquo le feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ (VIII 56) et laquo la nuit raquo νύξ (VIII 59) Mais cela ne devrait pas porter agrave conseacutequence Ce nrsquoest pas sur cette reacutepartition et cette deacutenomination que Parmeacutenide est en deacutesaccord avec les laquo mortels raquo Il lrsquoest sur la faccedilon de les comprendre dans leur nature et dans leur relation entre elles et par rapport aux choses

IX 2 καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici et lagrave

B Cassin comprend le vers 2 comme une explication du vers 1 et lrsquointerpregravete ainsi laquo toutes les choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuit crsquoest-agrave-dire (kai) les noms (ta sc onomata) qui correspondent (kata) aux forces que lumiegravere et nuit mettent en œuvre agrave la puissance qursquoelles deacuteploient (spheteras dunameis) dans tel et tel cas agrave propos de tel ou tel objet (epi toisi te kai tois) raquo (p 199) Aussi le traduit-elle ainsi laquo crsquoest-agrave-dire les noms qui correspondent aux forces qursquoelles mettent en œuvre dans tel ou tel cas raquo p 95

Parmeacutenide introduit ici un terme geacuteneacuterique nouveau de la plus grande importance pour lrsquointelligence de son propos δύναμις dont le sens fondamental est laquo ldquoforcerdquo au sens le plus geacuteneacuteral raquo 116 et qui peut recevoir diverses acceptions plus preacutecises selon le contexte Il deacuterive du verbe δύναμαι dont le sens est laquo avoir en soi la capaciteacute de ecirctre capable de raquo117

La division entre laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo pour parler de la totaliteacute des choses apparaicirct chez Parmeacutenide on lrsquoa vu agrave propos des laquo mortels raquo en VIII 56-59 Mais il se trouve que cette division ne reacutefegravere agrave aucun philosophe connu qui lui soit anteacuterieur ou qui soit son contemporain M Conche estime pour sa part que les laquo mortels raquo que vise Parmeacutenide sont des laquo mortels non philosophes raquo raquo incapables de comprendre la genegravese du monde La lumiegravere et la nuit sont lagrave crsquoest tout raquo p 191-192 Les philosophes ajoute-t-il ont montreacute que laquo tout ce qursquoil y a ndash mais non le il y a lui-mecircme ndash est le reacutesultat drsquoun devenir [hellip] Ils seacuteparent drsquoabord les contraires mais ne les laissent pas dans leur seacuteparation raquo p 192 Lrsquoantagonisme dans lequel srsquoeacutetablirait Parmeacutenide pour construire son propos serait donc celui-lagrave mecircme qui deviendra classique et qui oppose le discours savant au discours commun ou vulgaire celui du laquo grand nombre raquo οἱ πολλοί Mais dans ces conditions la victoire que lrsquoon remporte agrave reacutefuter lrsquoopinion commune est facile et la gloire qui en reacutesulte bien faible Elles ne sont pas agrave la mesure de lrsquoambition que laisse supposer le Poegraveme dans sa facture et sa composition (cf en particulier le proegraveme) Parmeacutenide ou le lecteur qui le suit ne risque pas drsquoecirctre un jour laquo deacutepasseacute raquo (VIII 61) Et si la seacuteparation entre lumiegravere et nuit precircteacutee aux laquo mortels raquo eacutetait le fruit de lrsquoinvention de Parmeacutenide notre preux chevalier risquerait drsquoapparaicirctre rapidement sous les traits drsquoun Don Quichotte

116 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque s u δύναμαι p 288

117 Ibid

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Lrsquohypothegravese que je formulerais pour ma part est de consideacuterer que Parmeacutenide ramegravene agrave deux cateacutegories fondamentales celles dans lesquelles ses preacutedeacutecesseurs ou contemporains ont reacuteparti la totaliteacute des choses pour pouvoir rendre compte intellectuellement agrave la fois de leur multipliciteacute de leur diversiteacute de leur contrarieacuteteacute et surtout de leurs transformations les unes dans les autres Il appelle ces deux cateacutegories laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo La raison est double

La premiegravere est que ce couple antinomique a son fondement dans la reacutealiteacute Il permet drsquoune part de deacutecrire et de saisir la reacutealiteacute dans ce qursquoelle a de plus fondamental la contrarieacuteteacute Lumiegravere et nuit sont deux images qui plus que toute autre la font ressortir et ce de maniegravere irreacuteductible118 Drsquoautre part comme chaque jour la nuit succegravede agrave la lumiegravere et la lumiegravere agrave la nuit chacune opeacuterant ses propres œuvres cette double image est des plus approprieacutees pour suggeacuterer les rapports entre des contraires Pris dans le reacuteel ce couple est tout indiqueacute pour deacutesigner meacutetonymiquement et meacutetaphoriquement toutes les autres reacutealiteacutes y compris tout ce qui concerne la constitution de lrsquohomme et la procreacuteation dont il sera question par la suite Il permet de nommer et de deacutesigner dans le reacuteel visible cette laquo capaciteacute raquo δύναμις qui srsquoy trouve et qui comme telle est insaisissable comme lrsquoest la vie ou le sujet dans un ecirctre vivant mais qui est cause des transformations qursquoil connaicirct Cette laquo capaciteacute raquo est ce qui fait que le laquo monde raquo κόσμος nrsquoest pas qursquoun ensemble de choses organiseacutees mais statiques mais un laquo transmonde semblable en tout raquo un διάκοσμος ἐοικὼς πάντα (cf VIII 60) dans lequel une mecircme logique en reacutegit les transformations mais de maniegravere tregraves diverse

La seconde raison est drsquoordre logique Dans la premiegravere partie du Poegraveme Parmeacutenide a affirmeacute avec insistance qursquoil nrsquoy a pas de confusion possible entre ἔστιν et οὐκ ἔστιν erreur que commettent les laquo mortels raquo Si en ouverture de la seconde partie il regroupe et reacutecapitule sous le couple lumiegravere et nuit les diverses thegraveses qursquoont eacutemises sur le monde les savants-philosophes qui lrsquoont preacuteceacutedeacute ou qui lui sont contemporains crsquoest pour signifier la rupture que son approche marque avec les leurs Pour rendre compte du passage de la nuit agrave la lumiegravere et inversement ils sont obligeacutes agrave chaque fois de les poser laquo seacutepareacutement raquo χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 56) et de nier lrsquoune des deux laquo il faut que lrsquoune [des deux formes] ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54 cf II 5) Pour eux laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν (VI 8) Ils ne peuvent reconnaicirctre lrsquoexistence simultaneacutee des deux formes sans se contredire Crsquoest lrsquoune ou lrsquoautre de maniegravere exclusive Comme si crsquoeacutetait des laquo entiteacutes raquo figeacutees des οὐσίαι comme lrsquoauteur (Aristote ) des Cateacutegories appellera bien plus tard ce qui fait la singulariteacute drsquoun ecirctre οὐσία πρώτη laquo entiteacute premiegravere raquo ou celle de son espegravece οὐσία δεύτερα laquo entiteacute seconde raquo

118 Il pourrait aussi y avoir une allusion aux vers 123-124 de la Theacuteogonie drsquoHESIODE ougrave il est dit que Nuit et Jour sont les premiers contraires qui naquirent de Chaos HESIODE cependant parle de Jour (Ἡμέρη) et non de Lumiegravere (Φάος) mais dans le proegraveme PARMENIDE parle aussi de laquo la porte des chemins de Nuit et de Jour raquo πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός κελεύθων La diffeacuterence la plus importante est que chez Heacutesiode Jour et Nuit ne sont pas neacutes en mecircme temps Jour naquit de Nuit on est dans une vision cosmogonique qui nrsquoest pas celle de lrsquoEacuteleacuteate

ἐκ Χάεος δrsquoἜρεβός τε μέλαινά τε Νὺξ ἐγένοντοmiddot Du Chaos Eacuteregravebe (= Obscuriteacute) et Nuit noire naquirent

Νυκτὸς δrsquoαὖτrsquoΑἰθήρ τε καὶ Ἡμέρη ἐξεγένοντο Et de Nuit ensuite sortirent Eacutether et Jour

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IX 3-4 πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune ni dans [lrsquoautre

Au vers 3 et 4 lrsquoEacuteleacuteate reprend lrsquoaffirmation du vers 1 non plus comme le fruit drsquoune nomination mais comme un constat du reacuteel laquo tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo Il preacutecise aussi que la reacutepartition entre lumiegravere et nuit est eacutegale et que srsquoil affirme que tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit crsquoest parce que rien nrsquoexiste qui soit en dehors de ces deux laquo formes raquo ayant chacune ses propres laquo forces raquo

Qursquoentend Parmeacutenide par laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων Les interpregravetes se divisent pour savoir srsquoil srsquoagit drsquoune eacutegaliteacute qualitative ou quantitative M Conche qui preacutesente les positions des uns et des autres penche pour cette derniegravere interpreacutetation p 201 Si on considegravere que lumiegravere et nuit ne sont pas des choses ni des constituants des choses mais des forces il est logiquement neacutecessaire que ces forces restent en eacutequilibre car si lrsquoune lrsquoemportait sur lrsquoautre ce serait rapidement la fin du monde Et la force qui resterait victorieuse disparaicirctrait elle aussi avec celle de son support Ce faisant les vers 3 et 4 du frg IX donnent-ils une explication agrave lrsquoaffirmation qui eacutetait donneacutee en VIII 44 agrave propos de τὸ ἐόν laquo de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ Lrsquoadjectif ἰσοπαλής est composeacute du preacutefixe ἰσο- laquo eacutegal raquo et de lrsquoeacuteleacutement παλής lequel est tireacute du substantif πάλη laquo lutte raquo en particulier lutte drsquoathlegravete (drsquoougrave le terme παλαίστρα laquo palestre raquo lieu ougrave lrsquoon srsquoexerccedilait agrave la lutte) Ce nrsquoest pas certain mecircme si ce nrsquoest pas exclu Il ne srsquoagit pas de la mecircme chose ou peut-ecirctre lrsquoaccent nrsquoest pas mis exactement sur la mecircme chose en VIII 44 la force concerne lrsquoeacutetant dans sa plus grande geacuteneacuteraliteacute Le propos est dans la continuiteacute des affirmations preacuteceacutedentes il est de dire drsquoune autre maniegravere qursquoil nrsquoy a aucune rupture dans lrsquoeacutetant Il nrsquoy a pas un endroit ougrave il serait plus faible qursquoailleurs En IX 4 en revanche il srsquoagit de lrsquoeacutequilibre entre les deux formes contraires que sont nuit et lumiegravere Mais les forces de celles-ci ne seraient pas eacutequilibreacutees si lrsquoeacutetant ne lrsquoeacutetait pas lui-mecircme Elles le preacutesupposent

La fin du v 4 a eacuteteacute plus discuteacutee encore119 La traduction que je propose se rapproche de celle de M Conche et de plusieurs autres commentateurs avec cependant une leacutegegravere diffeacuterence quant au sens Mais B Cassin est formelle Cette traduction est irrecevable Elle srsquoen explique ainsi p 199 laquo En 4 meta mis pour metesti laquo eacutechoir en part raquo se construit avec le datif drsquoattribution (metesti moi laquo jrsquoai en part raquo) un nominatif pouvant preacuteciser la part accordeacutee (mestesti moi mecircden laquo je nrsquoai part agrave rien raquo) Elle traduit donc ainsi cette partie du vers laquo aucune drsquoentre elles (oudeteroi agrave savoir le jour et la nuit) nrsquoa part (meta) agrave rien (mecircden) raquo120 Et drsquoajouter p 199 qursquoil faut laquo eacutecarter les traductions tregraves freacutequentes qui inversent sujet et objet en ldquoil nrsquoest rien qui nrsquoait part ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautrerdquo (Conche) raquo Elle en donne enfin lrsquointerpreacutetation suivante laquo ldquorienrdquo signifie rien drsquoautre qursquoeux (ou qursquoelles la lumiegravere et la nuit) agrave savoir aucun principe exteacuterieur agrave eux et je comprends que jour et nuit se retrouvent agrave eacutegaliteacute parce que servant agrave tout nommer et eacutetendant leur juridiction sur tous les pheacutenomegravenes du monde des hommes ils ne sont reacutegis ou habiteacutes par aucun principe supeacuterieur agrave eux raquo p 200

119 M CONCHE p 200-203 preacutesente et discute les tregraves nombreuses interpreacutetations qui en ont eacuteteacute donneacutees

120 Traduction qui devient en face du texte grec laquo toutes deux eacutegales puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien raquo p 95

93

Lrsquoargumentation avanceacutee par B Cassin serait convaincante si elle eacutetait irreacutefutable du point de vue grammatical et si elle eacutetait satisfaisante quant agrave lrsquointerpreacutetation La construction qursquoelle met en avant est certes tregraves bien attesteacutee surtout agrave lrsquoeacutepoque classique Mais le Bailly atteste que le verbe μέτειμι se construit aussi avec le datif comme un verbe ordinaire Le sens en est alors un peu diffeacuterent laquo ecirctre parmi raquo et non pas laquo prendre part agrave raquo Ainsi par exemple au vers 85 du chant V de lrsquoIliade il est dit du fils de Tydeacutee qursquolaquo on nrsquoaurait pu savoir dans lequel des deux camps il se trouvait raquo οὐκ ἂν γνοίης ποτέροισι μετείη et au vers 487 du chant XIV de lrsquoOdysseacutee Eumeacutee deacuteclare laquo je ne serai plus longtemps parmi les vivants raquo οὔ τοι ἔτι ζωοῖσι μετέσσομαι Si lrsquoon tient agrave garder le sens de laquo prendre part agrave raquo pour μέτειμι lrsquoargument grammatical avanceacute par B Cassin srsquoimpose Mais rien ne nous y oblige Lrsquoautre sens indiqueacute par le dictionnaire convient parfaitement ici avec la construction qui srsquoy trouve Drsquoougrave ma traduction laquo puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune ni dans lrsquoautre raquo soit en termes positifs laquo puisque tout ce qui est se trouve neacutecessairement soit dans lrsquoune soit dans lrsquoautre raquo Le verbe μέτειμι peut ecirctre consideacutereacute comme un synonyme de κύρω laquo se trouver raquo laquo se rencontrer raquo qui en VIII 49 est dit de lrsquolaquo eacutetant raquo ἐόν qui laquo se rencontre dans ses limites de la mecircme faccedilon raquo ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει

Il me semble que Parmeacutenide tient agrave souligner que tout absolument tout est reacutegi par un couple de laquo forces raquo contraires et eacutegales entre elles que les transformations des choses ne reacutesultent pas de la meacutetamorphose drsquoun unique eacuteleacutement en divers eacutetats successifs et reacuteversibles drsquoun mecircme qui deviendrait autre ni mecircme de plusieurs eacuteleacutements mais qursquoelles sont la manifestation drsquoune dynamique interne inscrite drsquoune maniegravere originaire et permanente dans lrsquoecirctre mecircme de laquo lrsquoeacutetant raquo produisant laquo toutes les choses raquo singuliegraveres πάντα dans leur diversiteacute eacutepheacutemegravere sans affecter lrsquouniteacute lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et la permanence de laquo lrsquoeacutetant raquo sans mettre en cause laquo la force eacutegale raquo ἰσοπαλές qui du centre jusqursquoagrave ses limites laquo tient raquo σύνεχει la sphegravere de laquo lrsquoeacutetant raquo (cf VIII 43-44) Mais pour que le monde reacuteel se produise il est neacutecessaire qursquointervienne une autre force capable de faire se rencontrer positivement les forces contraires de chacune des deux laquo formes raquo celle du laquo transmonde raquo

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Chapitre III section C

Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Texte et traduction

A Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

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αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Deux astres la Lune et la Terre

‒ Agrave propos de la Lune

Frg XIV

Νυκτιφαὲς121 περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

‒ Agrave propos de la Terre

Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

B Lrsquohomme frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

a) la reproduction sexueacutee frg (XIII) XII 4-6 XVI I et XVIII

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ

121 Νυκτιφαὲς SCALINGER La leccedilon des manuscrits est νυκτὶ φάος

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le macircle agrave la femelle Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du [meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

2 Commentaire

A Remarques preacuteliminaires

a) Une limitation agrave deux mondes lrsquounivers et lrsquohomme

De la laquo composition grandiose raquo dont parle L Couloubaritsis et dans laquelle Parmeacutenide donne une explication scientifique du laquo transmonde raquo il ne reste que ces quelques fragments La premiegravere question qursquoil convient de se poser est de savoir de quelle eacutetendue eacutetait cette composition et quels champs elle recouvrait Or il semblerait bien que ceux-ci aient eacuteteacute reacuteduits agrave deux

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Le premier champ est bien circonscrit celui de lrsquounivers en tant qursquoensemble de la matiegravere distribueacutee dans lrsquoespace et dans le temps depuis la Terre jusqursquoagrave ses limites extrecircmes le firmament Les teacutemoignages des citateurs et des doxographes en particulier celui drsquoAeumltius auteur du Ier ou du IIe siegravecle de notre egravere complegravetent quelque peu les rares citations dont nous disposons aujourdrsquohui

Le second champ est moins net agrave deacutelimiter Il ne semble pas avoir vraiment retenu lrsquoattention des philosophes de lrsquoAntiquiteacute Et sans le teacutemoignage de meacutedecins nous serions bien dans lrsquoincapaciteacute de nous en faire quelque ideacutee Quatre fragments les XIII XII 4-6 XVII et XVIII traitent de la reproduction sexueacutee chez lrsquohomme Le frg XVI quant agrave lui concerne son activiteacute intellectuelle Dans son eacutetude du Poegraveme de Parmeacutenide J Bollack a ouvert deux sections seacutepareacutees qursquoil intitule pour la premiegravere laquo les hommes et les femmes raquo et pour la seconde laquo connaissance raquo Pour constituer cette derniegravere il a inteacutegreacute le frg XVI ainsi que le frg IV que pour ma part jrsquoai deacutejagrave placeacute au deacutebut de la seconde partie car il nrsquoest pas descriptif mais injonctif (λεῦσσε laquo regarde raquo ) Par ailleurs il y a incorporeacute quelques teacutemoignages qui apportent drsquoautres eacuteleacutements Deux sont drsquoAeumltius lequel affirme agrave propos de lrsquoacircme que laquo Parmeacutenide Hippasos et Heacuteraclite la disent igneacutee raquo (citeacute p 303) et agrave propos de lrsquoalimentation que laquo Parmeacutenide et Empeacutedocle disent que lrsquoappeacutetit se produit par le manque de nourriture raquo (citeacute p 324) Un troisiegraveme est de Simplicius Dans son Commentaire de la Physique drsquoAristote (p 39 18-21 DK ad fr 13) il dit agrave propos des acircmes laquo Et pour les acircmes [agrave la suite des dieux] il [Parmeacutenide] dit que la deacuteesse les fait aller tantocirct de la clarteacute vers lrsquoobscuriteacute tantocirct prendre le chemin inverse raquo (citeacute p 327) Selon J Bollack qui suit A Stevens122 Simplicius commente ici agrave la suite du frg XIII une phrase de Parmeacutenide que malheureusement pour nous il ne cite pas J Bollack cite encore des teacutemoignages qui concernent la vue p 325-326 les couleurs p 327 la meacutemoire et lrsquooubli le sommeil les sensations p 320-325 Rien ne nous autorise agrave invalider a priori ces teacutemoignages srsquoils peuvent srsquoinseacuterer dans le schegraveme diacosmique selon lequel Parmeacutenide rend compte de lrsquoensemble des choses Ils conforteraient alors lrsquoideacutee que lrsquoEacuteleacuteate a consacreacute une importante section speacutecifique agrave lrsquohomme section dans laquelle il abordait de nombreux aspects tels que ceux qui viennent drsquoecirctre mentionneacutes

Puisque de tous les teacutemoignages que les commentateurs ont minutieusement recueillis et inteacutegreacutes dans leurs analyses il ne me semble pas qursquoon puisse tirer lrsquohypothegravese que le Poegraveme comprenait des deacuteveloppements sur drsquoautres sujets que les deux sur lesquels nous avons des fragments nous pouvons conclure que la seconde partie se terminait par la description de deux laquo mondes raquo bien distincts lrsquounivers et lrsquohomme ce dernier eacutetant seulement envisageacute si lrsquoon se fie aux citations et aux teacutemoignages comme un ecirctre individuel formant un tout et non eacutegalement comme membre de son espegravece comme ecirctre social et ecirctre au monde si ce nrsquoest en tant que procreacuteateur Aucune mention nrsquoest faite par exemple des activiteacutes humaines dans le monde et de lrsquoorganisation en socieacuteteacute123 Drsquoun point de vue formel ces deux mondes seraient dans la seconde partie du Poegraveme le pendant dans la premiegravere des deux sections sur ἔστιν (VIII 2-18) et sur τὸ ἐόν (VIII 19-51)

122 A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoEcirctre Simplicius interpregravete du Parmeacutenide p 77

123 Cependant drsquoapregraves CICERON Parmeacutenide rapporterait eacutegalement au dieu laquo la guerre la discorde le deacutesir et toutes les autres choses du mecircme genre qui sont deacutetruites par la maladie le sommeil lrsquooubli ou le temps raquo (quippe qui bellum qui discordiam qui cupiditatem ceteraque generis eiusdem ad deum reuocat quae uel morbo uel somno uel obliuitione uel uetustate delentur) De natura deorum I 11 28 M CONCHE p 221 y voit la marque drsquoune influence heacuteracliteacuteenne sur PARMENIDE agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoune confusion chez CICERON des deux penseurs preacutesocratiques

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Mais alors pourquoi cette limitation Pourquoi ce choix Parmeacutenide srsquoen est-il expliqueacute dans ce qui est perdu Peut-ecirctre Faute de pouvoir srsquoen assurer je serais tenteacute de formuler lrsquohypothegravese que lrsquoEacuteleacuteate eacutevitant de se lancer dans une exposition encyclopeacutedique des choses dont Heacuteraclite deacutenonccedilait lrsquoinaniteacute124 a seulement voulu exposer la thegravese diascosmique par laquelle il rend compte agrave la fois de la permanence du monde dans sa totaliteacute et du changement de toutes les choses qui sont

b) Une promesse de deacutecouvertes

Les futurs qui jalonnent le frg X et qui devaient aussi commander le frg XI me paraissent en effet tregraves reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

‒ εἴσῃ laquo tu sauras raquo (XII 1) ‒ πεύσῃ laquo tu apprendras raquo (XII 4) ‒ εἰδήσεις laquo tu connaicirctras raquo (XII 5)

Ils nrsquoannoncent pas un exposeacute de connaissances deacutejagrave bien eacutetablies complegravetes et deacutefinitives Ils eacutenoncent une laquo promesse raquo comme lrsquoa tregraves bien vu le citateur du fragment Cleacutement drsquoAlexandrie (cf le participe ὑπισχνουμένου125) Ils laissent percer un reacuteel enthousiasme et une certaine forme de jubilation La joie de la recherche advient pleinement lorsque celle-ci deacutebouche sur une connaissance du monde reacuteel Cette connaissance est promise agrave celui qui saura aborder la reacutealiteacute sous lrsquoangle de la contrarieacuteteacute τἀντία et des laquo puissances raquo δυνάμεις que recegravele chacune des laquo formes raquo contraires Elle est donc encore en tregraves grande partie agrave construire Il semble que les citateurs et les commentateurs anciens ont neacutegligeacute quelque peu cet angle drsquoattaque plutocirct porteacutes qursquoils eacutetaient agrave srsquointeacuteresser immeacutediatement aux reacutealiteacutes concregravetes dont Parmeacutenide fait eacutetat ou agrave interroger son œuvre agrave partir de questions et de probleacutematiques qui eacutetaient les leurs et non les siennes Aussi bien nrsquoont-ils pas vu que le laquo monde raquo dont Parmeacutenide cherche agrave deacutecouvrir les meacutecanismes nrsquoest pas le reacutesultat statique issu drsquoune cosmogonie primordiale mais une laquo cosmogeacutenegravese raquo continue un enfantement permanent

Les deux domaines que deacutecrit Parmeacutenide reacutesultent certes drsquoun ensemble drsquoobservations qursquoil a pu faire personnellement ou mecircme qursquoil reprend dans une large mesure agrave ses devanciers et contemporains comme formant deacutejagrave en quelque sorte une doxa commune une vulgate agrave partir de laquelle et sur laquelle on peut srsquoappuyer pour travailler jusqursquoagrave ce que des examens plus approfondis viennent les rectifier ou les modifier plus ou moins profondeacutement126 Mais ils sont aussi une construction intellectuelle le produit drsquoun regard noeacutetique respectant des contraintes rationnelles et capable de laquo voir raquo ce qui est invisible et

124 La condamnation est sans appel laquo Lrsquoeacuterudition nrsquoenseigne pas lrsquointelligence raquo πολυμαθίη νόον οὐ διδάσκει texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 85 p 273 (DK 22 B 40 M MARCOVICH 16 M CONCHE 2) ou encore agrave propos de la laquo sagesse raquo σοφίην de PYTHAGORE laquo eacuterudition et imposture raquo πολυμαθείην κακοτεχνίην texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 86 p 274 (DK 22 B 129 M MARCOVICH 17 M CONCHE 26)

125 laquo Parvenu donc agrave lrsquoeacutetude de la veacuteriteacute que celui qui le deacutesire eacutecoute la promesse de Parmeacutenide drsquoEacuteleacutee raquo ἀκουέτο μὲν Παρμενίδου τοῦ Ἐλεάτου ὑπισχνουμένου CLEMENT DrsquoA LEXANDRIE Stromates V xıv 138 1 Texte drsquoA LE BOULUEC et trad de P VOULET coll laquo Sources chreacutetiennes raquo ndeg 278 1981 p 242-243

126 PLUTARQUE dira que PARMENIDE laquo a composeacute un livre de son cru sans emprunter agrave drsquoautres raquo Adversus Colotem 13 114 b-c eacuted M POHLENZ Leipzig Bibl Teubner 1952 reacuteeacuted R WESTMAN 1959 eacuted B EINARSON ET PH H DE LACY (LCL Plutarchrsquos Moralia vol XIV) Londres Heinemann 1967 Cette impression est vraisemblablement due au διάκοσμος original selon lequel PARMENIDE envisage la constitution du monde et ses transformations

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inaccessible agrave lrsquoexpeacuterience Ici srsquoapplique avec toute sa force lrsquoimpeacuteratif eacutenonceacute en IV 1 Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως laquo Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement raquo Nos anciens ne disposaient drsquoaucun moyen technique pour sonder lrsquounivers Ils nrsquoen avaient pas davantage pour sonder le vivant dans ce qursquoil a de plus intime et de plus petit Ils ne pouvaient compter que sur les capaciteacutes hypotheacutetico-deacuteductives de la penseacutee Aussi bien la description de lrsquounivers comme celle du monde humain se preacutesentent-elles comme lrsquoaboutissement et le couronnement de tout ce qui preacutecegravede depuis le proegraveme jusqursquoaux caracteacuteristiques de laquo lrsquoeacutetant raquo en passant par lrsquoexposeacute des contraintes de la logique Finalement tous ces deacuteveloppements nrsquoavaient drsquoautre finaliteacute que drsquooutiller lrsquointelligence pour qursquoelle soit en mesure drsquoappreacutehender le reacuteel tel qursquoil est et non pas tel qursquoil apparaicirct tel qursquoil srsquoimpose objectivement et non pas tel qursquoon peut le croire ou lrsquoimaginer mecircme si la coupure entre les deux nrsquoest pas souvent facile agrave faire et si en deacutefinitive lrsquoobjectiviteacute est aussi le reacutesultat drsquoun travail subjectif sur du subjectif

Mecircme si les citateurs les commentateurs ou autres doxographes ne nous ont pas faciliteacute la tacircche en se focalisant sur les contenus de savoirs et en precirctant relativement peu drsquoattention agrave lrsquoangle eacutepisteacutemique sous lequel Parmeacutenide abordait ces contenus il est capital pour lrsquointelligence du Poegraveme dans son ensemble de percevoir le lien eacutetroit qui unit cette description aux principes eacutenonceacutes dans la premiegravere partie et au deacutebut de la seconde Ici encore se veacuterifie la proceacutedure qui srsquoest progressivement imposeacutee au cours de notre deacutecouverte du Poegraveme lrsquointelligence drsquoun passage reacutesulte de la confrontation de ce passage avec lrsquoensemble de lrsquoœuvre les deux srsquoeacuteclairant mutuellement

B Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Les frg X et XI annoncent le programme de la recherche ou tout au moins une partie de ce programme

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

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Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

Les laquo signes raquo σήματα qui sont dans lrsquoeacutether deacutesignent tregraves vraisemblablement les constellations Agrave noter que le laquo ciel raquo οὐρανός qui nrsquoest pas un astre en fait partie

Le questionnement selon lequel lrsquoensemble de lrsquounivers est envisageacute porte sur la formation et le deacuteveloppement des astres leur origine et le rocircle que certains drsquoentre eux ndash le soleil la lune et le ciel ndash exercent Peut-ecirctre est-il pertinent et significatif de relever que les eacuteclaircissements attendus sont de lrsquoordre des modaliteacutes (ὥς laquo comment raquo X 6 πῶς laquo comment raquo XI 1) ou des enchaicircnements eacutenonceacutes le plus souvent sous la figure de la geacuteneacuteration (ὁππόθεν laquo drsquoougrave raquo X 3 ἔνθεν laquo drsquoougrave raquo X 6) non du laquo pourquoi raquo διὰ τί Ils ne relegravevent pas drsquoun questionnement portant sur les causes proprement dites en tout cas pas sur les causes laquo finales raquo comme les appellera plus tard Aristote Le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide est clos sur lui-mecircme Il nrsquoest ni projeteacute ni porteacute par une transcendance de quelque nature que ce soit Il ne reacutepond agrave aucune viseacutee teacuteleacuteologique

X 1 φύσιν laquo nature raquo

B Cassin J Fregravere OrsquoBrien-Fregravere et L Couloubaritsis traduisent φύσιν par laquo nature raquo J Bollack par laquo croissance raquo M Conche par laquo naissance raquo laquo Si lrsquoon traduit φύσις par ldquonaturerdquo on manque le sens de ce fragment eacutecrit M Conche [hellip] Or le contexte est suffisamment clair Parmeacutenide ne se propose nullement drsquoexposer la ldquoconstitutionrdquo (drsquoanalyser les composants) encore moins de deacutefinir lrsquoldquoessencerdquo de lrsquoeacutether ou de la lune raquo p 204-205 Mais toute autre traduction (laquo naissance raquo ou laquo croissance raquo) en restreint le sens et manque agrave son tour la signification du mot dans cette section du Poegraveme laquo Comme lrsquoont signaleacute bon nombre drsquohistoriens des ideacutees anciennes eacutecrit J-Fr Pradeau (en dernier lieu voyez G Nadaf LrsquoOrigine et lrsquoeacutevolution du concept grec de ldquophusisrdquo Edwin Mellen Lewiston-Queenston-Lampeter 1992127 p 1-57) lrsquoemploi de phuacutesis comme cateacutegorie cosmologique et deacutefinitionnelle est caracteacuteristique de la langue nouvelle qui au tournant des vɪe et ve siegravecles deacutesigne agrave la fois la totaliteacute des reacutealiteacutes (toutes choses eacutetant soumises agrave un processus de croissance et de deacuteveloppement qursquoon nomme preacuteciseacutement ldquonaturerdquo) et la speacutecificiteacute des proprieacuteteacutes de chacune drsquoentre elles (chaque chose est le reacutesultat drsquoun processus de croissance particulier qui lui confegravere son aspect et ses proprieacuteteacutes crsquoest-agrave-dire ldquosa naturerdquo) raquo128

Ce mot qui apparaicirct trois fois dans le Poegraveme (X 1 et 5 XVI 3) est tireacute du verbe φύω dont le sens fondamental est agrave lrsquoactif et au mode transitif laquo faire pousser faire naicirctre

127 Note personnelle Cet ouvrage donne lieu agrave une reprise et agrave un remaniement dont le premier volume paru a pour titre Le concept de nature chez les Preacutesocratiques 2008 Lrsquoauteur y traite de PARMENIDE p 206-214

128 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 267

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produire raquo et rarement agrave lrsquoactif intransitif mais reacuteguliegraverement au meacutedio-passif φύομαι laquo croicirctre pousser naicirctre raquo (CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u φύομαι p 1188) Srsquoil met lrsquoaccent sur le fait de naicirctre et de croicirctre il implique aussi le fait de mourir et de disparaicirctre Agrave la diffeacuterence de laquo est raquo et de laquo lrsquoeacutetant raquo consideacutereacute dans sa globaliteacute qui eux ne sont pas soumis agrave la naissance et agrave la mort129 toute chose singuliegravere naicirct et disparaicirct Cette condition sera rappeleacutee agrave lrsquoextrecircme fin du Poegraveme (XIX 2) Parmeacutenide la juge mecircme laquo hideuse raquo

Crsquoest en ce sens que PARMENIDE et ses pairs sont proprement des laquo physiciens raquo φυσικοί qualificatif qui leur sera donneacute plus tard par ARISTOTE mais en un sens restrictif puisqursquoARISTOTE distinguera et opposera dans les eacutetudes philosophiques la laquo physique raquo φυσική qui srsquooccupe de la nature de lrsquolaquo eacutethique raquo ἠθική qui traite de la morale et de la laquo logique raquo λογική qui eacutetudie la raison Chez PARMENIDE tout au moins tout absolument tout aurait releveacute de la laquo physique raquo φυσική si le mot avait existeacute Crsquoest donc avec ce sens pleacutenier que je qualifierais lrsquoEacuteleacuteate de laquo physicien raquo Et en ce sens la tradition tardive ne srsquoest pas trompeacutee en donnant au Poegraveme le titre de περὶ φύσεως laquo sur la nature raquo130

X 2-3 καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα [tu sauras] de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere les œuvres hideuses

Deux adjectifs soulegravevent quelques difficulteacutes εὐαγέος et ἀΐδηλα

Eὐαγέος se rapporte agrave ἠελίοιο laquo soleil raquo et peut ecirctre a priori le geacutenitif singulier de trois homonymes grecs

‒ un premier εὐαγής composeacute de eὖ laquo bien raquo et de ἅγος ou ἄγος laquo ce qui doit ecirctre expieacute raquo laquo crime raquo et signifiant laquo exempt de souillure raquo laquo favorable raquo et par extension laquo lumineux raquo (en particulier chez Platon)

‒ un second εὐαγής eacutegalement composeacute de eὖ laquo bien raquo et drsquoun terme tireacute du verbe ἄγω laquo mener raquo et signifiant laquo qui se meut facilement raquo (chez Hippocrate)

‒ un troisiegraveme εὐαγής composeacute du mecircme eὖ laquo bien raquo et drsquoun terme tireacute du verbe ἡγέομαι laquo conduire raquo laquo guider raquo et signifiant laquo bien conduit raquo drsquoougrave laquo reacutegulier raquo et particuliegraverement preacutecise le Bailly qui vise notre mot ici le rapprochant drsquoun autre terme fait sur le mecircme radical περιηγής (ou περιαγής) laquo de forme arrondie raquo

Les commentateurs actuels optent pour le premier mais avec divers sens La plupart le traduisent soit par laquo brillant raquo (M Conche p 204) laquo bien brillant raquo (B Cassin p 101) laquo resplendissant raquo (J Fregravere p 149) laquo lumineux raquo (L Couloubaritsis p 548) J Bollack cependant le rattache agrave λαμπάδος laquo torche raquo et lrsquoassociant agrave καθαρᾶς laquo pure raquo le traduit par laquo sainte raquo p 264

Le choix de J Bollack nrsquoest pas recevable Lrsquoexpression εὐαγέος ἠελίοιο forme un tout enclaveacute entre un nom λαμπάδος et son deacuteterminant καθαρᾶς pour bien signifier qursquoil srsquoagit drsquoun compleacutement du nom λαμπάδος Εὐαγέος ne peut ecirctre qursquoun deacuteterminant du soleil Quant agrave lrsquoexpression laquo la torche du soleil raquo elle est eacutevidemment agrave comprendre comme laquo la torche qursquoest le soleil raquo et non une torche que brandirait Soleil et qui en serait distincte

Le contexte invite agrave retenir le sens de laquo bien lumineux raquo Il se peut que εὐαγής ait eacuteteacute rapprocheacute de αὐγή laquo lumiegravere eacuteclatante raquo notamment pour deacutesigner lrsquoeacuteclat du soleil et au

129 Pour laquo est raquo laquo eacutetant inengendreacute et impeacuterissable raquo (VIII 3) pour laquo lrsquoeacutetant raquo laquo ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable raquo (VIII 21)

130 Voir aussi lrsquointerpreacutetation de G CASERTANO laquo Parmenides-Scholar of Nature raquo in N-L CORDERO Parmenides Venerable and Awesome p 21-58

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pluriel ses rayons comme dans le frg XV Il se peut mecircme (quatriegraveme possibiliteacute eacutetymologique) que ici il ait eacuteteacute fait sur le thegraveme de ce mot Parmeacutenide nrsquoeacutetant pas avare de neacuteologismes

Les effets de la puissance du soleil ses laquo œuvres raquo ἔργα sont qualifieacutes drsquoἀΐδηλα Le sens de cet adjectif varie lagrave encore consideacuterablement selon les traducteurs et commentateurs Ainsi si nous reprenons nos traducteurs habituels il est rendu par laquo invisibles raquo (B Cassin) laquo cacheacutees raquo (OrsquoBrien-Fregravere et J Fregravere) laquo bien claires raquo (J Bollack) ou laquo destructrices raquo (M Conche L Couloubaritsis) Devant lrsquoimpossibiliteacute de le faire srsquoaccorder avec la laquo pureteacute raquo du soleil et avec les effets beacuteneacutefiques que selon nous il procure certains vont mecircme jusqursquoagrave lui substituer un autre mot tregraves proche ἀείδελος laquo invisible raquo ou ἀείδηλος laquo toujours clair raquo131

Le Bailly se fondant sur lrsquoeacutetymologie distingue un sens actif laquo qui rend invisible qui fait disparaicirctre destructeur raquo et un sens passif laquo invisible inconnu raquo laquo sombre obscur raquo Le reacutedacteur de la notice du Dictionnaire eacutetymologique de Chantraine laisse transparaicirctre sa perplexiteacute comme srsquoil ne parvenait pas agrave saisir ce qui pourrait mettre ces diffeacuterents sens en coheacuterence Il commence par distinguer chez Homegravere trois emplois laquo a) p-ecirc ldquoodieuxrdquo dont on ne peut supporter la vue () eacutepithegravete appliqueacutee agrave Atheacutena agrave Aregraves dans des contextes significatifs [hellip] et aux preacutetendants [hellip] b) mais mecircme dans ces passages les Anciens donnent au mot le sens actif de ldquoqui fait disparaicirctre qui deacutetruitrdquo [hellip] et crsquoest en tout cas le sens qui srsquoimpose lorsque le mot est eacutepithegravete de πῦρ [hellip] c) enfin le sens passif de ldquosecret obscurrdquo est attesteacute Hes Tr 756 [hellip] raquo Et il termine ainsi sa notice laquo Le sens premier semble ecirctre ldquoagrave la vue insupportablerdquo mais dans certains contextes le terme a eacuteteacute entendu comme ldquoqui fait disparaicirctre destructeurrdquo Enfin le sens drsquoldquoinvisiblerdquo est attesteacute Ces donneacutees autorisent agrave poser un ἀ- privatif et ἰδεῖν avec le suffixe -ᾶλος -ηλος raquo132

Puisque le soleil est laquo feu raquo πῦρ et que chez Homegravere crsquoest le sens de laquo qui fait disparaicirctre qui deacutetruit raquo qui srsquoimpose dans ce cas-lagrave il paraicirctrait eacutevident que le sens agrave retenir est laquo destructeur raquo Mais cela nrsquoexplique pas comment on est passeacute du sens eacutetymologique agrave ce sens particulier Par ailleurs il est difficile drsquoeacutecarter drsquoentreacutee de jeu que lrsquoexpression ἔργrsquoἀΐδηλα employeacutee par lrsquoEacuteleacuteate ne fasse pas allusion au chant V de lrsquoIliade ougrave elle apparaicirct deux fois avec le sens croit-on drsquolaquo actions odieuses raquo Or il me semble que lrsquoon peut sortir de lrsquoembarras si lrsquoon repart du sens eacutetymologique de laquo agrave la vue insupportable raquo Une bataille comme un incendie laissent derriegravere eux un spectacle de deacutesolation laquo agrave la vue insupportable raquo La cause en est qursquoils deacutetruisent et que cette destruction est aussi bien insupportable agrave la vue qursquoagrave la droite raison Agrave cause de ce rapport on est facilement passeacute par meacutetonymie de laquo agrave la vue insupportable raquo agrave laquo destructeur raquo mais sans oublier ce lien de cause agrave effet Dans ces conditions lagrave ougrave chez Homegravere on a cru que ἀΐδηλος en raison du contexte signifiait agrave bon droit laquo odieux raquo je pense que lrsquoon peut garder lrsquoimage du sens eacutetymologique et traduire par exemple par laquo hideux raquo qui connote les deux valeurs visuelle et morale

La premiegravere fois qursquoelle se rencontre dans lrsquoIliade lrsquoexpression ἔργrsquoἀΐδηλα est dans la bouche drsquoHeacutera qui srsquoadressant agrave Zeus lui demande V 757 laquo Zeus pegravere nrsquoes-tu pas outreacute des actions hideuses drsquoAregraves raquo La seconde fois elle est sur les legravevres drsquoAregraves lui-mecircme qui blesseacute par Diomegravede implore Zeus dans les mecircmes termes V 871 laquo Zeus pegravere nrsquoes-tu pas outreacute de voir toutes ces actions hideuses raquo Quelques vers plus loin le mecircme Aregraves parle

131 Pour des explications compleacutementaires sur cette question et sur les choix des traducteurs voir M CONCHE p 205-207 et J BOLLACK p 266-267

132 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 30

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drsquoAtheacutena en la traitant drsquolaquo enfant hideuse raquo παῖδrsquoἀΐδηλον (V 880) Et Zeus dans sa reacuteponse agrave Aregraves reconnaicirct qursquoil lrsquoa fait naicirctre lui-mecircme laquo si hideuse raquo ὧδε ἀΐδηλος (V 897)

Je serais donc fortement tenteacute pour ma part de penser que Parmeacutenide visait ici en X 3 agrave propos des œuvres du soleil agrave la fois leur aspect laquo destructeur raquo (aspect objectif) et leur aspect moral (jugement de valeur) Crsquoest dans la nature du feu de deacutetruire Mais par cette destruction qui met un terme aux ecirctres singuliers et qui en particulier fait peacuterir les vivants il autorise en mecircme temps le passage drsquoun eacutetat des eacuteleacutements agrave un autre drsquoun ecirctre agrave un autre Il en est lrsquoagent neacutecessaire Crsquoest une laquo destruction creacuteatrice raquo pour reprendre lrsquoexpression que Joseph Stumpeter a formuleacutee pour theacuteoriser une certaine eacuteconomie Mais aussi bien en raison des modaliteacutes qui sont peacutenibles et douloureuses que de la condition geacuteneacuterale des ecirctres qui est drsquoecirctre eacutepheacutemegravere et mortelle le regard qursquoune connaissance approfondie conduit agrave porter sur le monde mecircme lorsqursquoelle a eacuteteacute engageacutee avec enthousiasme nrsquoen reste pas moins profondeacutement pessimiste Oui tous les ecirctres sont eacutepheacutemegraveres Oui lrsquohomme est bien un laquo mortel raquo βροτός Pas drsquoeacutechappatoire possible Il nrsquoest pas doteacute drsquoune acircme immortelle Et il nrsquoy a pas un autre monde ougrave celle-ci pourrait srsquoeacutevader et mener une autre vie Lrsquoanalyse rationnelle aboutit ainsi agrave la conclusion que le monde tout entier bien que rationnel dans sa constitution est finalement absurde au sens ougrave Camus lrsquoentendait133 qursquoil est cruel laquo hideux raquo ἀΐδηλος que lrsquoharmonie dynamique du laquo transmonde raquo se paie au prix fort la destruction des ecirctres singuliers Par le choix de ce terme Parmeacutenide nrsquoexprime pas seulement un constat il porte un jugement intellectuel et moral lequel implique au moins de maniegravere implicite que le malheur sinon le mal se trouve inscrit dans lrsquoordre mecircme des choses Celui-ci nrsquoest pas la conseacutequence de la preacutesence de la laquo matiegravere raquo introduite dans la constitution des choses par suite drsquoune deacutegradation selon une conception eacutemanatiste de la genegravese du monde ni comme dans la tradition judeacuteo-chreacutetienne la conseacutequence drsquoune faute morale primordiale imputable agrave lrsquohomme Il est la condition mecircme de la transformation du monde et de la genegravese des ecirctres et des choses Il est immanent Crsquoest dans la deacutefinition mecircme de la laquo nature raquo φύσις

Cette analyse sera corroboreacutee par le frg XII dans lequel lrsquoEacuteleacuteate eacutetend le qualificatif drsquolaquo odieux raquo στυγεροῖο (XII 4) agrave lrsquoensemble des reacutealiteacutes cosmiques aussi bien qursquoagrave la geacuteneacuteration humaine

La torche est qualifieacutee de laquo pure raquo καθαρᾶς Cet adjectif est sans aucun doute agrave entendre agrave partir de la division de la totaliteacute en deux laquo contraires raquo ἀντία laquo Feu raquo Πῦρ et laquo Nuit raquo Νύξ (cf VIII 55-59) Mais je pense qursquoil ne doit pas ecirctre pris au pied de la lettre Le soleil ne saurait certes se confondre avec la nuit Mais en tant qursquoecirctre singulier il est neacutecessairement un laquo mixte raquo un meacutelange de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo avec eacutevidemment une proportion maximale de laquo Lumiegravere raquo

Frg X 5-7 εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

133 Absurde non pas au sens de qui viole un raisonnement logique mais laquo dont lrsquoexistence ne paraicirct justifieacutee par aucune fin derniegravere raquo

104

Lagrave encore les commentateurs divergent grandement sur la nature du laquo ciel raquo οὐρανός sur sa position et le rocircle qursquoil tient dans la cosmologie de Parmeacutenide134

laquo Drsquoapregraves le fragment 10 eacutecrit M Conche le ciel ldquose tient tout autourrdquo il convient en effet de donner agrave ἀμφὶς ἔχειν le sens homeacuterique de se tenir tout autour (cf ἀμφὶς ἐόντες ldquoceux qui sont tout autourrdquo Il 24488) Nous avons vu (ad 830-31) qursquoAnankegrave tient lrsquoecirctre dans les liens de la limite lrsquoenlace Mais alors il srsquoagissait drsquoune figure de style Ici il srsquoagit drsquoune figure mythique puisque ldquoAnankegraverdquo est lrsquoun des noms de la diviniteacute (δαίμων) qui preacuteside agrave la geacuteneacuteration des ecirctres (cf A 37 I) dans le cadre drsquoun mythe cosmogonique Par le meacutelange des principes contraires le Feu-lumiegravere et la Nuit est neacute le monde et en particulier lrsquoenglobant de tout ce qui est au monde le ciel οὐρανός raquo p 208

Selon J Bollack laquo on voit bien la puissance deacutemiurgique traiter le ciel aussi implacablement que lrsquoont eacuteteacute les Titans enchaicircneacutes Elle lui confie comme agrave un Atlas la tacircche de porter ou de maintenir les frontiegraveres infeacuterieures de ce monde supeacuterieur situeacute entre lrsquoeacutether et la lune raquo p 265

B Cassin qui reacuteagissait agrave cette conception de J Bollack exprimeacutee jusqursquoalors dans un article paru en 1990135 exprimait ainsi ses reacuteserves

laquo Dans la logique de reacutesonance alecirctheia-doxa136 il me semble pour ma part essentiel de ne pas couper cet amphis ekhonta du amphis ekhein (I 12) qui caracteacuterise le linteau enserrant les portes de la nuit et du jour Et drsquoentendre simultaneacutement VIII 31 anagkecirc peiratos en desmoisin ekhei to min amphis eergei ldquola neacutecessiteacute le tient dans les liens de la limite qui lrsquoenclocirct tout autourrdquo Bref jrsquoattache plus de creacutedit aux eacutechos internes ndash le linteau la neacutecessiteacute qui tient lrsquoeacutetant et le ciel avec la neacutecessiteacute qui le megravene ndash qursquoagrave la construction de la congruence avec Aeumltius raquo [hellip] Et je deacuteduirais volontiers de ces analogies [hellip] que lrsquounivers de la doxa parmeacutenidienne est spheacuterique comme lrsquoeacutetant raquo p 197

J Bollack dans son livre paru en 2006 rejette ces reacuteserves Les laquo eacutechos internes raquo qursquoelle met en avant dit-il laquo sont loin de fournir lrsquoargument que lrsquoon croit en faveur drsquoun encerclement On peut au contraire sur cette base mecircme ecirctre ameneacute agrave reconsideacuterer les renvois internes au poegraveme exactement dans lrsquoautre sens Les apparences ne sont pas en faveur de lrsquohypothegravese que ldquocielrdquo deacutesigne la voucircte externe raquo p 265

Il me semble que crsquoest B Cassin qui a vu juste mecircme si lrsquoexpression qursquoelle emploie laquo eacutechos internes raquo est trop faible Les expressions ἀμφὶς ἔχοντα laquo qui tient tout autour raquo et ἐπέδησεν Ἀνάγκη πείρατrsquoἔχειν ἄστρων laquo Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute pour qursquoil maintienne les limites des astres raquo imposent en effet de faire un rapprochement avec ce que Parmeacutenide a dit dans la premiegravere partie du Poegraveme des caracteacuteristiques de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν ougrave figurent des expressions identiques ou eacutequivalentes137

134 Voir par exemple M CONCHE p 208-209 B CASSIN p 197 J BOLLACK p 264-266

135 J BOLLACK laquo La cosmologie parmeacutenidienne de Parmeacutenide raquo in R BRAGUE et J-F COURTINE (eacuted) Hermeacuteneutique et ontologie Paris PUF 1990 p 17-53

136 Alecirctheia renvoie agrave la premiegravere partie du Poegraveme doxa agrave la seconde (note personnelle)

137 B CASSIN a tout agrave fait raison de rapprocher lrsquoexpression ἀμφὶς ἔχοντα de X 5 de ἀμφὶς ἔχειν du proegraveme (I 12) Mais le proegraveme eacutetant une annonce de ce qui sera exposeacute par la suite on ne peut le faire entrer dans lrsquoargumentation Cette argumentation en revanche sera preacutecieuse pour la compreacutehension du proegraveme

105

Aux vers 42-44 du frg VIII Parmeacutenide a affirmeacute que laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν en tant que totaliteacute de toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres πάντα

‒ a une laquo limite raquo πεῖρας ‒ qursquoil est laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον πάντοθεν ‒ qursquoil est laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης

ἐναλίγκιον ὄγκῳ ‒ enfin qursquoil est laquo de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ

Un peu plus haut aux vers 30-31 du mecircme fragment il en a donneacute lrsquoexplication en disant que laquo la puissante Neacutecessiteacute le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει

Il ne fait pas de doute que le laquo ciel raquo οὐρανός du frg X est la limite laquo physique raquo externe πεῖρας de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν qursquoil englobe tout lrsquounivers et qursquoil a pour des raisons drsquoeacutequilibre des laquo forces raquo ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo (IX 4 cf ἰσοπαλές laquo de force eacutegale raquo VIII 44) la forme drsquoune laquo sphegravere bien ronde raquo σφαῖρα εὔκυκλος (VIII 43) Au-delagrave il nrsquoy a absolument rien On peut certes concevoir un espace infini Mais cet espace nrsquoest qursquoun concept Il nrsquoa rien de reacuteel Il nrsquoy a pas non plus un espace qui pourrait ecirctre le seacutejour des dieux par exemple Peut-ecirctre Parmeacutenide rejette-t-il explicitement cette possibiliteacute lorsque plus loin en XI 2-3 il appelle le ciel laquo lrsquoOlympe extrecircme raquo Ὂλυμπος ἔσχατος En laquo seacutecularisant raquo ou laquo laiumlcisant raquo ainsi lrsquoOlympe il reacutecuse en mecircme temps lrsquoexistence des dieux

La deacutemarche de lrsquoEacuteleacuteate est laquo scientifique raquo Face agrave ce qui est expeacuterimentalement inaccessible la deacutemarche logique est de proposer une hypothegravese explicative agrave partir drsquoobservations et de raisonnements analogiques ou autres jusqursquoagrave ce qursquoun jour lrsquoexpeacuterience vienne la confirmer lrsquoinfirmer ou la transformer Crsquoest ce qursquoa fait Parmeacutenide La conception drsquoun univers spheacuterique a peut-ecirctre eacuteteacute suggeacutereacutee par lrsquoimpression que nous donne une vision naiumlve du ciel Mais les savants de lrsquoAntiquiteacute avaient certainement observeacute que crsquoeacutetait une illusion drsquooptique en constatant que la demi-sphegravere que lrsquoon voit au-dessus de nos tecirctes a pour centre lrsquoobservateur et qursquoelle se deacuteplace en mecircme temps que lui comme le fait la ligne drsquohorizon Pour affirmer que le ciel est spheacuterique et qursquoil est la limite extrecircme de lrsquounivers il fallait deacutepasser cette illusion et construire sur drsquoautres bases plus solides Et lrsquoargument principal qursquoavance Parmeacutenide est celui de laquo lrsquoeacutequilibre des forces raquo ἰσοπαλὲς que seule une forme spheacuterique est susceptible de preacuteserver sans quoi lrsquoeacutetant nrsquoaurait pas une permanence certaine

Ce qui nous a eacuteteacute transmis du texte de Parmeacutenide est trop lacunaire pour savoir comment il deacutefinissait cette sphegravere-limite Drsquoapregraves Aeumltius elle serait laquo solide raquo στερεόν laquo ce qui les [ie les couronnes] enveloppe toutes agrave la maniegravere drsquoun rempart est solide raquo τὸ περιέχον δὲ πάσας τείχους δίκην στερεὸν ὑπάρχειν138

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Telle eacutetait la promesse Qursquoen fut-il de sa reacutealisation sous la conduite de Parmeacutenide Nous ne le saurons pas La tradition a apparemment eacuteteacute aussi deacutevastatrice qursquoun feu De la construction qursquoil a faite de lrsquounivers il ne reste que quelques rares brandons 3 vers seulement pour le preacutesenter dans son ensemble 2 vers incomplets pour deacutecrire la Lune et 1 mot pour notre Terre Leur interpreacutetation qui plus est est incertaine Les commentateurs ont

138 AEumlTIUS De placitiis philosophorum ed H DIELS Doxographi graeci Berlin 1879 p 335 La citation entiegravere du passage sera donneacutee un peu plus bas

106

cru que le teacutemoignage drsquoAeumltius allait les sortir drsquoembarras Ils ont donc tenteacute de reconstituer lrsquounivers parmeacutenidien Ainsi en franccedilais M Conche p 215-229 J Fregravere p 119-126 J Bollack p 226-276 et L Couloubaritsis p 459-505 J Bollack deacuteveloppant une ideacutee eacutemise par K Reinhardt en 1916 a mecircme cru voir en ce frg XII la premiegravere phase drsquoune peacuteriodisation la phase preacutecosmique laquelle preacutecegravede la phase cosmogonique (qui serait eacutevoqueacutee en XI) et la phase cosmologique (frg X) Comme agrave lrsquoaccoutumeacute ces reconstructions divergent grandement et reconnaissons-le relegravevent beaucoup de la speacuteculation Aussi B Cassin exprime-t-elle beaucoup de reacuteserves agrave leur eacutegard et se garde-t-elle prudemment drsquoen proposer une autre

Agrave la veacuteriteacute les commentateurs se sont trompeacutes sur le propos que tient Parmeacutenide dans les deux premiers vers du frg XII Ils ont coupeacute ces derniers des deux vers qui les suivent et du seul vers qui compose le frg XIII pensant qursquoils concernent seulement la geacuteneacuteration humaine alors qursquoils portent sur les deux domaines agrave la fois lrsquoordre cosmique et lrsquoordre humain et qursquoils indiquent clairement le sens selon lequel ils doivent ecirctre compris

Eacutetant donneacute lrsquoimportance que les commentateurs ont attacheacutee agrave ce passage du Poegraveme il me semble neacutecessaire de montrer drsquoabord qursquoune interpreacutetation qui isole les deux premiers vers du frg XII deacutebouche sur une impasse avant drsquoen proposer une nouvelle lecture apregraves les avoir reconsideacutereacutes dans leur contexte

Dispositif drsquoensemble

Frg XII 1-4 139

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μέν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle imaginahellip

139 SIMPLICIUS est le seul agrave nous rapporter ce passage Il le fait en deux fois drsquoabord les vers 2-6 (in Physica 31 13-17) puis les vers 1-3 (in Physica 39 14-16) En son entier le fragment fait un peu plus de 5 vers Le v 5 et le deacutebut du v 6 concernent agrave lrsquoeacutevidence la geacuteneacuteration humaine Crsquoest pourquoi je les reacuteserve pour le moment ougrave je traiterai de cette question Les deux premiers concernent lrsquoordre cosmique Cela ne fait aucun doute Quant aux vers meacutedians les v 3 et 4 auxquels il convient drsquoajouter lrsquounique vers du frg XIII ils portent sur les deux ordres agrave la fois le cosmique et lrsquohumain

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De la Lune et de la Terre

Agrave propos de la Lune Frg XIV

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο Le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

Le teacutemoignage drsquoAeumltius

Texte grec et traduction140

Παρμενίδης στεφάνας εἶναι περιπεπεπλεγμένας ἐπαλλήλους Parmeacutenide dit qursquoil y a des couronnes tresseacutees tout autour les unes au-dessus des autres

τὴν μὲν ἐκ τοῦ ἀραιοῦ τὴν δὲ ἐκ τοῦ πυκνοῦ μικτὰς δὲ ἄλλας ἐκ φωτὸς καὶ σκότους lrsquoune faite du rare lrsquoautre du dense drsquoautres meacutelangeacutees faites de lumiegravere et drsquoobscuriteacute

μεταξὺ τούτων καὶ τὸ περιέχον δὲ πάσας τείχους δίκην στερεὸν ὑπάρχειν dans lrsquointervalle entre elles et ce qui les entoure toutes comme un rempart est solide

ὑφrsquoᾧ πυρώδης στεφάνη καὶ τὸ μεσαίτατον πασῶν avec au-dessous une couronne de feu et ce qui est le plus au centre de toutes lt est solide gt

περὶ ὃ πάλιν πυρώδης τῶν δὲ συμμιγῶν τὴν μεσαιτάτην autour de lui agrave nouveau une couronne de feu La plus centrale des couronnes mixtes est

ἁπάσαις ltτοκέαgt [ou lt ἀρχήν gt τε καὶ lt αἰτίανgt]141 πάσης κινήσεως pour toutes lt la megravere gt [ou lt le principe gt et lt la cause gt] de tout mouvement

καὶ γενέσεως ὑπάρχειν ἣντινα καὶ δαίμονα κυϐερνῆτιν καὶ κληροῦχον ἐπονομάζει et de tout engendrement Il lrsquoappelle diviniteacute qui gouverne et qui tient les parts

Δίκην τε καὶ Ἀνάγκην Justice et Neacutecessiteacute

c) Lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reconstruction de la structure de lrsquounivers de Parmeacutenide

XII 1-2 Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

140 Le texte est eacutediteacute deux fois par DIELS une fois dans les Fragmente der Vorsokratiker (A 37 I) et une autre fois dans les Doxographi Graeci p 335 4-16 Le texte des Fragmente der Vorsokratiker est fautif en ce sens que lrsquoeacutediteur a introduit une conjecture sans la mentionner comme telle στερεόν apregraves τὸ μεσαίτατον πασῶν laquo la plus centrale de toutes raquo Pour cette raison les commentateurs retiennent la version publieacutee dans les Doxographi Graeci

141 La leccedilon des manuscrits est seulement τε καὶ

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αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

De la structure supposeacutee de lrsquounivers de Parmeacutenide il ne reste que ces deux vers en tout et pour tout qui plus est incomplets en ce sens que nous manquent le nom de ce dont il est question et lrsquoaffirmation dont ces deux vers sont lrsquoexplication (ils sont introduits par un γάρ laquo en effet raquo) La raison en est que Simplicius le seul citateur ne srsquointeacuteresse pas agrave la configuration cosmologique de lrsquoEacuteleacuteate142 mais seulement agrave la laquo cause productrice des corps qui sont en devenir et des choses non corporelles qui complegravetent la geacuteneacuteration raquo agrave savoir la laquo diviniteacute raquo δαίμων mentionneacutee au v 3 Drsquoapregraves le doxographe Aeumltius les composantes dont parlerait ici Parmeacutenide seraient des laquo couronnes raquo στεφάναι Aeumltius convient-il de le remarquer drsquoentreacutee de jeu agrave la diffeacuterence de Simplicius ne connaicirct pas directement le Poegraveme de Parmeacutenide Il ne le connaicirct qursquoagrave travers Theacuteophraste (372370 ndash 288285) qui fut disciple drsquoAristote et le premier scholarque du Lyceacutee (de 322 agrave sa mort) Le passage correspondant de Theacuteophraste est perdu On ne peut donc distinguer entre ce qui revient en propre agrave Aeumltius et ce qui appartient agrave sa source Theacuteophraste ou mecircme lrsquoun des eacuteventuels doxographes intermeacutediaires

Le terme στεφάναι laquo couronnes raquo devait ecirctre dans la source puisqursquoil est eacutegalement mentionneacute par Ciceacuteron qui cite Parmeacutenide eacutegalement drsquoapregraves Theacuteophraste143 Nous savons que pour lrsquoEacuteleacuteate lrsquounivers consideacutereacute dans son entier est laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ (VIII 43) Nous savons aussi que agrave lrsquointeacuterieur de cette sphegravere les laquo forces raquo parce qursquoelles sont contraires doivent ecirctre reacuteparties de maniegravere eacutequilibreacutee sans quoi le monde prendrait fin assez rapidement Il serait donc logique que les laquo formes raquo qui portent ces laquo forces raquo au niveau cosmique aient eacutegalement une forme spheacuterique ou tout du moins srsquoinscrivent dans cette forme geacuteomeacutetrique Pourquoi degraves lors Parmeacutenide si crsquoest agrave lui qursquoil faut faire remonter la deacutenomination de laquo couronnes raquo nrsquoaurait-il pas gardeacute le terme σφαῖραι pour deacutesigner des eacutepaisseurs spheacuteriques lesquelles peuvent srsquoemboicircter les unes dans les autres agrave la maniegravere de poupeacutees gigognes On peut eacutevoquer une raison meacutetrique ou mecircme simplement de style Nous en avons deacutejagrave rencontreacute quelques exemples Mais plus concregravetement lrsquoimage de la laquo sphegravere raquo pour deacutesigner des eacutetages infeacuterieures ou internes de lrsquounivers pouvait ecirctre gecircneacutee par le rapprochement avec des astres comme le soleil la lune et la terre qui sont des laquo boules raquo pleines et que lrsquoon qualifie eacutegalement de laquo sphegraveres raquo σφαῖραι En revanche lrsquoimage de la laquo couronne raquo si elle a lrsquoavantage drsquoeacutevoquer une eacutepaisseur circulaire a lrsquoinconveacutenient de ne deacutesigner qursquoune laquo bande raquo non une forme spheacuterique ou une couche concentrique comme on le dit aujourdrsquohui par exemple de la constitution de la Terre Plus grave elle rend impossible toute adeacutequation entre une repreacutesentation du monde et la reacutealiteacute physique des choses

Le pluriel et le comparatif (laquo les plus eacutetroites raquo et laquo celles drsquoau-dessus raquo) laissent supposer qursquoil srsquoagit drsquoune structure binaire qui se reproduit laquelle structure comprend une composante laquo pleine drsquoun feu sans meacutelange raquo et une autre laquo pleine de nuit raquo Le comparatif laquo στεινότεραι raquo qui est drsquousage quand il srsquoagit de deux et non comme en franccedilais le

142 Peut-ecirctre aussi et ce serait un indice en faveur de lrsquointerpreacutetation que je donnerai plus loin parce qursquoil a bien vu que ces vers de PARMENIDE ne concernent pas lrsquoorganisation de la structure de lrsquounivers mais sa genegravese permanente

143 Dans le De natura deorum (I 11 28) CICERON eacutecrit Nam Parmenides commenticium quiddam coronae simile efficit (στεφάνην appellat)hellip laquo car Parmeacutenide fabrique une sorte drsquoinvention semblable agrave une couronne (il lrsquoappelle στεφάνη)hellip raquo

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superlatif ou lrsquoadjectif simple144 laisse eacutegalement supposer que la composante pleine de feu est agrave lrsquointeacuterieur lrsquoautre agrave lrsquoexteacuterieur si lrsquoeacutetroitesse en question concerne le diamegravetre de la couronne et non sa largeur et si la preacuteposition ἐπί dans lrsquoexpression αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς a un sens spatial de verticaliteacute et signifie bien laquo au-dessus raquo et non laquo apregraves raquo qui pourrait avoir un sens spatial de lateacuteraliteacute comme le laissent entendre les traductions de B Cassin (laquo celles qui les suivent raquo p 97) M Conche et L Couloubaritsis (laquo celles qui suivent raquo respectivement p 222 et p 548) J Bollack (laquo celles qui venaient agrave la suite de celles-lagrave raquo p 237) J Fregravere traduit par laquo agrave cocircteacute raquo p 150

laquo Entre les deux raquo μετά laquo jaillit raquo ἵεται un laquo lot raquo αἶσα de flammes φλογός (le grec a le singulier) Des traducteurs que jrsquoai habituellement retenus seul L Couloubaritsis traduit μετά par laquo entre raquo J Fregravere rend cet adverbe par laquo avec raquo p 150 et les autres par laquo apregraves raquo introduisant plutocirct une ideacutee de temporaliteacute que de spatialiteacute (J Bollack p 237 B Cassin p 97 M Conche p 222) Lrsquounivers serait donc constitueacute drsquoune alternance de couples de couronnes spheacuteriques qui srsquoemboicircteraient les uns dans les autres la couronne de feu eacutetant agrave chaque fois en-dessous et celle de nuit au-dessus avec entre les deux un espace dans lequel laquo jaillit un lot de flammes raquo Selon cette disposition la derniegravere (qui porterait le nom de laquo ciel raquo οὐρανός ou drsquolaquo Olympe extrecircme raquo Ὂλυμπος ἔσχατος) serait faite de nuit

Le teacutemoignage drsquoAeumltius complegravete certes le texte de Parmeacutenide Mais il rend la repreacutesentation des choses encore plus confuse

Il confirme tout drsquoabord que les couronnes sont regroupeacutees par paires La fin de la premiegravere proposition se termine au singulier τὴν μὲν ἐκ τοῦ ἀραιοῦ τὴν δὲ ἐκ τοῦ πυκνοῦ laquo lrsquoune faite du rare lrsquoautre du dense raquo La structure de la phrase est manifestement elliptique Il faut comprendre qursquoil y a une seacuterie de laquo couronnes raquo que celles-ci sont organiseacutees par paires et que pour chaque paire une des deux couronnes est composeacutee du rare lrsquoautre du dense Les termes ἀραιός laquo rare raquo et πυκνός laquo dense raquo sont bien parmeacutenidiens Mais ils proviennent drsquoun autre endroit du Poegraveme de VIII 56-59 drsquoun passage ougrave il est question de la reacutepartition faite par les laquo mortels raquo Les adjectifs ἀραιός et πυκνός sont chez Parmeacutenide deux des traits qui caracteacuterisent pour lrsquoun le feu pour lrsquoautre la nuit Chez Aeumltius ils remplacent les expressions parmeacutenidiennes πλῆντο πυρός laquo sont pleines de feu raquo (XII 1) et [πλῆντο] νυκτός laquo sont pleines de nuit raquo (XII 2) Cela se comprend bien si on se rappelle qursquoAeumltius nrsquoavait pas le texte de Parmeacutenide sous les yeux mais celui de Theacuteophraste (ou drsquoune source intermeacutediaire) et si deacutejagrave chez ce dernier lrsquointerpreacutetation personnelle ou la paraphrase srsquoeacutetait substitueacutee au texte parmeacutenidien

En revanche la description qursquoAeumltius (ou sa source) fait des rapports entre les couronnes rend leur repreacutesentation encore plus probleacutematique Tout drsquoabord il dit qursquoelles sont περιπεπεπλεγμένας ἐπαλλήλους laquo tresseacutees tout autour les unes au-dessus des autres raquo Le tressage en question se rapporte-t-il agrave chaque couronne prise isoleacutement ou deacutefinit-il les relations dans chaque binocircme entre la couronne infeacuterieure et la couronne supeacuterieure auquel cas chaque couronne serait tantocirct supeacuterieure tantocirct infeacuterieure Par ailleurs le participe parfait περιπεπεπλεγμένας est-il agrave prendre au sens litteacuteral ou doit-il ecirctre consideacutereacute comme ameneacute presque meacutecaniquement par lrsquoimage de la couronne et ne doit pas ecirctre pris au sens propre La majeure partie des couronnes eacutetaient tresseacutees Lrsquoexpression πλέκειν στεφάνας laquo tresser des couronnes raquo a fini par devenir une locution toute faite Aeumltius (ou sa source) aurait tout aussi bien pu eacutecrire στεφάνας περιτεθειμένας laquo couronnes placeacutees tout autour raquo

144 En franccedilais par exemple nous pouvons employer lorsque nous comparons deux personnes lrsquoune forte lrsquoautre faible soit laquo la personne forte lrsquoemporte sur la personne faible raquo (adjectif simple) soit laquo la personne la plus forte lrsquoemporte sur la personne la plus faible raquo (superlatif) Le grec en pareil cas utilise le comparatif pour les deux adjectifs

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expression synonymique eacutegalement attesteacutee en grec Le preacutefixe περί signifie laquo autour raquo laquo tout autour raquo Enfin le pronom ἐπαλλήλους signifie laquo les unes au-dessus des autres raquo Le pronom simple αλλήλους exprime la reacuteciprociteacute laquo les uns les autres raquo et le preacutefixe ἐπί en preacutecise la modaliteacute soit selon la valeur qursquoon retient un rapport de superposition laquo au-dessus raquo soit un rapport de succession dans lrsquoespace ou dans le temps laquo apregraves raquo Si lrsquoon veut malgreacute tout sauver une repreacutesentation du monde qui fasse droit agrave la reacutealiteacute physique observable il convient de ne pas prendre ces images au pied de la lettre et de consideacuterer que les laquo couronnes raquo sont une autre faccedilon de nommer des laquo sphegraveres raquo En conseacutequence il nrsquoy a donc pas agrave imaginer que les bandes spheacuteriques qui distribuent les composants de lrsquounivers sont elles-mecircmes tresseacutees comme des couronnes ni qursquoelles le sont entre elles comme cela est parfois compris M Conche traduit laquo des couronnes enrouleacutees lrsquoune autour de lrsquoautre qui se suivent sans interruption raquo p 215 J Bollack raquo des couronnes (ou ldquosphegraveresrdquo) encastreacutees circulairement coucheacutees les unes sur les autres raquo p 242 B Cassin laquo des couronnes encastreacutees agrave la suite les unes des autres raquo p 195 J Fregravere laquo sphegraveres encastreacutees de faccedilon concentrique serreacutees les unes contre les autres raquo L Couloubaritsis enfin parle de laquo couronnes qui sont enchevecirctreacutees entre elles raquo p 488

Autre complication apporteacutee par Aeumltius entre ces premiegraveres couronnes srsquointercalent des couronnes laquo mixtes faites de lumiegravere et drsquoobscuriteacute raquo μικτὰς δὲ ἄλλας ἐκ φωτὸς καὶ σκότους Lrsquoadjectif μικτάς laquo mixtes raquo laquo meacutelangeacutees raquo ne figure pas dans ce qui nous reste du texte de Parmeacutenide Mais le thegraveme de ce mot apparaicirct aussitocirct apregraves non pas agrave propos des laquo couronnes raquo mais agrave propos du rapport entre macircle et femelle (μίξιος et μιγῆν XII 4 et 5) Si lrsquoemploi de ce qualificatif agrave propos des laquo couronnes raquo est ducirc agrave Aeumltius ou agrave sa source il est parfaitement justifieacute Un grand nombre de pheacutenomegravenes cosmiques peuvent ecirctre compris comme des produits engendreacutes par la rencontre entre deux formes contraires et donc ecirctre des composeacutes de lrsquoune et de lrsquoautre selon des proportions variables On doit en deacuteduire que les couronnes mixtes ne srsquointercalent pas entre les couples de couronnes que lrsquoon peut qualifier de laquo pures raquo mais agrave lrsquointeacuterieur de ces couples entre celle du laquo rare raquo et celle du laquo dense raquo comme les appelle Aeumltius En revanche les termes qui deacutesignent ce dont les couronnes mixtes sont faites ne sont pas exactement ceux de Parmeacutenide Selon lui elles sont faites de laquo lumiegravere et drsquoobscuriteacute raquo ἐκ φωτὸς καὶ σκότους Le premier terme est effectivement employeacute par Parmeacutenide dans le frg XII (vers 1) Lrsquoautre σκότος laquo obscuriteacute raquo ne figure dans aucun fragment Parmeacutenide parle de laquo nuit raquo νύξ laquo Lumiegravere raquo et laquo nuit raquo ne sont pas de veacuteritables antonymes agrave la lumiegravere srsquooppose lrsquoobscuriteacute et agrave la nuit le jour On peut supposer que pour cette raison Aeumltius ou sa source a remplaceacute νύξ par σκότος Quant agrave imaginer ce que tout cela donne concregravetement on serait bien en peine drsquoen esquisser le moindre modegravele

Apregraves avoir parleacute des couronnes mixtes Aeumltius preacutecise qursquoune couronne de feu est au-dessous de laquo ce qui les entoure toutes comme un rempart raquo autrement dit de la limite de lrsquounivers le laquo ciel raquo lrsquolaquo Olympe extrecircme raquo Mais lrsquoadjectif qursquoemploie Aeumltius pour qualifier la couronne qui est placeacutee au-dessous drsquoelle est pour le moins ambigu Il dit qursquoelle est laquo de feu raquo πυρώδης En reacutealiteacute elle devrait ecirctre comprise comme une laquo couronne mixte raquo comme il appelle les couronnes intermeacutediaires puisqursquoelle se trouve neacutecessairement entre deux enveloppes drsquoun binocircme dont la supeacuterieure ou exteacuterieure est laquo solide raquo et laquo faite de nuit raquo et dont lrsquoinfeacuterieure ou inteacuterieure est laquo faite drsquoun feu sans meacutelange raquo

Si lrsquoon maintenait jusqursquoau bout la logique des binocircmes de couronnes concentriques dans un univers spheacuterique avec agrave lrsquointeacuterieur de chacun drsquoeux une couronne mixte la couronne infeacuterieure du binocircme le plus central devrait neacutecessairement se ramener agrave une laquo sphegravere raquo au sens de laquo boule raquo Elle serait laquo pleine de feu raquo et drsquoelle devrait laquo jaillir un lot de flammes raquo Compte tenu de ce que les Anciens pouvaient connaicirctre de lrsquounivers seul le soleil

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pouvait reacutepondre agrave cette deacutefinition Mais ce nrsquoest pas ce que laissent supposer ni la suite du texte drsquoAeumltius ni les autres rares teacutemoignages

Aeumltius (ou sa source) dit que laquo ce qui est le plus au centre de toutes les couronnes [est solide] autour de lui agrave nouveau une couronne de feu raquo Comme le pensent plusieurs commentateurs comme B Cassin p 195 ou J Bollack p 243 il convient certainement de sous-entendre στερεὸν ὑπάρχειν laquo est solide raquo apregraves τὸ μεσαίτατον πασῶν Il manque un verbe Et la symeacutetrie avec la proposition preacuteceacutedente invite agrave reprendre ce verbe et cet attribut Ce type drsquoellipse est tregraves courant Est-ce la Terre que deacutesigne Aeumltius et faisant partie de la couronne de feu qui lrsquoentoure le soleil Dans ce cas il faudrait inverser lrsquoordre des deux couronnes qui composent ce binocircme central lrsquoeacuteleacutement laquo nuit raquo serait en-dessous et lrsquoeacuteleacutement laquo feu raquo au-dessus Il faudrait aussi consideacuterer que la Terre est faite de laquo nuit raquo qursquoelle nrsquoest pas un astre drsquoune couronne mixte Pour la plupart des commentateurs de Parmeacutenide la Terre serait au centre et le soleil dans la peacuteripheacuterie de la Terre cf J Bollack (scheacutema p 275) L Couloubaritis (scheacutema p 501) Aristote dit que pour Parmeacutenide le soleil laquo va autour de la Terre raquo (Meacutetaphysique Z 15 1040 a 31)

Du texte parmeacutenidien compleacuteteacute par drsquoautres sources avant tout du teacutemoignage drsquoAeumltius il ressort qursquoil est impossible ni de tirer une repreacutesentation coheacuterente du dispositif cosmique envisageacute par Parmeacutenide ni de distribuer les pheacutenomegravenes observables agrave lrsquointeacuterieur de ce dispositif145 Mais sans doute est-ce une erreur que de vouloir absolument poursuivre un tel objectif

d) La genegravese permanente du laquo monde raquo de Parmeacutenide XII 1-4 et XIII

Une autre interpreacutetation de ces deux premiers vers du frg XII devient possible si lrsquoon srsquoavise de ne pas les couper de ce qui suit les vers 3 et 4 et drsquoen rapprocher le frg XIII

XII 3-4 ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

XIII Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle imaginahellip

Dans le frg XII de Parmeacutenide la mention de la diviniteacute δαίμων fait immeacutediatement suite agrave la mention des premiegraveres paires de laquo couronnes raquo La diviniteacute se trouve en leur milieu Drsquoapregraves Aeumltius (ou sa source) qui intercale des laquo couronnes mixtes raquo la diviniteacute est identifieacutee agrave lrsquoune de ces derniegraveres et plus preacuteciseacutement laquo agrave celle qui est la plus au centre raquo et qui laquo pour toutes est geacutenitrice [ou cause et principe] de tout mouvement et de tout engendrement raquo Cette couronne preacutecise Aeumltius Parmeacutenide laquo lrsquoappelle aussi diviniteacute qui gouverne et qui tient les parts Justice et Neacutecessiteacute raquo

Le texte du doxographe est agrave quelques endroits incertain et relegraveve plus de la paraphrase et de lrsquointerpreacutetation que drsquoune reproduction fidegravele

145 Il est tentant de rapprocher la description du cosmos faite par PARMENIDE des sphegraveres armillaires qui effectivement distribuent les astres sur des cercles emboiteacutes ayant souvent lrsquoaspect de couronnes Mais ce serait confondre le reacuteel que lrsquoEacuteleacuteate veut expliquer plutocirct que deacutecrire et lrsquoinstrument que lrsquoon a imagineacute pour pouvoir le repreacutesenter et faire des calculs et qui pour des raisons de manipulation ou de figuration de mouvements orbitaux devait remplacer les sphegraveres par des cercles ou des couronnes

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Tout drsquoabord il preacutesente un τε καὶ laquo et raquo apregraves ἁπάσαις laquo pour toutes raquo particules de coordination auxquelles rien ne se rattache Et il manque un mot qui puisse gouverner les geacutenitifs qui suivent Soit la double particule de liaison τε καὶ laquo et raquo est une meacutelecture de ce mot soit manquent les deux mots qursquoelle est supposeacutee relier Deux eacutediteurs Davis et Krische ont opteacute pour la premiegravere hypothegravese Le premier Davis propose donc de lire τοκέα laquo geacutenitrice raquo laquo megravere raquo agrave la place de τε καὶ conjecture que Diels a adopteacutee dans lrsquoeacutedition des Doxographi Graeci Le second Krische conjecture αἰτίαν laquo cause raquo dont les lettres srsquoeacuteloignent plus de τε καὶ que τοκέα Il est suivi par J Fregravere qui traduit par laquo Cause raquo p 122 Auparavant dans son eacutedition des Fragmente der Vorsokratiker Diels avait opteacute pour la seconde solution et proposeacute de restituer autour de τε καὶ les mots ἀρχήν laquo principe raquo et αἰτίαν laquo cause raquo

La variante τοκέα laquo geacutenitrice raquo a en sa faveur le fait drsquoecirctre assez proche de la leccedilon des manuscrits τε καὶ et lrsquoimage de la laquo geacutenitrice raquo semble ecirctre la mieux adapteacutee au contexte La conjecture ἀρχή τε καὶ αἰτία suppose lrsquoomission de deux mots et fait basculer dans un langage abstrait non parmeacutenidien En revanche elle relegraveve drsquoune tradition bien eacutetablie dans la lecture de Parmeacutenide Aristote dont deacutependent les doxographes et les commentateurs anciens les emploie pour qualifier les deux principales composantes du systegraveme parmeacutenidien agrave un endroit ougrave il les ramegravene au laquo chaud raquo et au laquo froid raquo laquo autrement dit le feu et la terre raquo (Meacutetaphysique A 5 986 b 33-34) Simplicius qualifiera la diviniteacute de laquo cause productrice raquo ποιητικὸν αἴτιον (31 18-19) ou simplement τὸ ποιητικόν (39 18)

Ni τοκέα ni ἀρχή ni αἰτία ne sont des termes parmeacutenidiens Le premier tregraves concret srsquoinscrit dans une interpreacutetation qui laquo concreacutetise raquo aussi la diviniteacute en couronne mixte Aeumltius en effet identifie la diviniteacute δαίμων agrave une laquo couronne raquo une laquo mixte raquo en lrsquooccurrence laquelle couronne eacutetant placeacutee la plus au centre commanderait agrave laquo toutes raquo ἁπάσαις les autres couronnes du mecircme type Lrsquoidentification devait deacutejagrave se trouver dans sa source Ciceacuteron qui deacutepend eacutegalement de cette mecircme source mais de maniegravere sans doute moins directe ne mentionne qursquoune couronne laquelle faite de lumiegravere et ceignant le ciel serait appeleacutee laquo dieu raquo deum par Parmeacutenide146 Mais on ne voit pas bien comment une couronne mixte centrale qui perdant son statut de diviniteacute pour devenir une reacutealiteacute physique bien circonscrite dans lrsquoespace pourrait agir physiquement sur toutes les autres couronnes mixtes et en ecirctre la geacutenitrice Pareille identification rend le texte parmeacutenidien inintelligible au risque de le discreacutediter L Couloubaritsis tient pourtant cette identification comme parmeacutenidienne p 481-505 passim Quant aux seconds termes ἀρχή et αἰτία laquo pincipe raquo et laquo cause raquo ils relegravevent drsquoune relecture de Parmeacutenide agrave partir drsquoun questionnement et de concepts qui pour ecirctres leacutegitimes nrsquoeacutetaient pas ceux de lrsquoEacuteleacuteate Lrsquoaddition des deux interpreacutetations nrsquoest pas insolite dans un ouvrage doxographique lequel par deacutefinition tend agrave la compilation Aussi bien ces deux leccedilons ne nous renseignent-elles guegravere sur le texte du Poegraveme de Parmeacutenide Elles concernent davantage lrsquohistoire de son interpreacutetation

En second lieu un doute subsiste dans le texte drsquoAeumltius sur le terme κληροῦχον laquo qui tient les parts raquo pour qualifier lrsquoaction de la diviniteacute Crsquoest le terme des manuscrits Mais certains estiment que ce terme ne peut convenir agrave la diviniteacute laquo Le ldquocleacuterouquerdquo est celui qui possegravede une part assigneacutee par le sort eacutecrit M Conche Or la deacutecision par le hasard ὁ κλῆρος est quelque chose qui ne concerne en rien la diviniteacute soit qursquoelle en deacutepende soit que par elle les choses en deacutependent raquo p 219 Aussi M Conche accepte-t-il la correction de κληροῦχον en κλῃδοῦχον laquo qui deacutetient les clefs raquo correction proposeacutee par Fuumllleborn Cette correction peut srsquoappuyer sur I 14 ougrave il est dit que laquo Justice deacutetient les clefs raquo Δίκη [hellip] ἔχει

146 Continentem ardore lucis orbem qui cingit caelum quem appellat deum laquo un cercle continu drsquoembrasement lumineux qui ceint le ciel et qursquoil appelle dieu raquo (De natura deorum I 11 28)

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κληῖδας Justice agrave laquelle justement Aeumltius assimile la diviniteacute Lrsquoargumentation de M Conche tiendrait si le terme par lequel Parmeacutenide nomme la diviniteacute δαίμων ne signifiait pas aussi laquo hasard raquo laquo destin raquo Crsquoest pourquoi je serais tenteacute pour ma part de voir en ce κληροῦχον laquo qui tient les parts raquo une allusion au laquo lot raquo de flammes αἶσα dont parle Parmeacutenide en XII 2 et dont κλῆρος laquo lot raquo laquo part raquo est un synonyme Par ailleurs lrsquoideacutee de laquo part raquo est contenue dans la racine du mot δαίμων Le rocircle de la diviniteacute ndash je vais y revenir ndash est de preacuteserver lrsquoeacutequilibre des forces en veillant agrave leur juste reacutepartition J Fregravere p 122 et B Cassin p 195 ont donc raison de garder la leccedilon des manuscrits Bollack p 244 traduit par laquo deacutetentrice des clefs raquo mais commente quelques lignes plus bas par laquo la faculteacute de reacutepartir les parts raquo

Revenons au texte de Parmeacutenide

En XII 3 lrsquoEacuteleacuteate eacutecrit que situeacutee laquo au milieu raquo des deux couronnes ἐν μέσῳ τούτων147 il y a laquo une diviniteacute qui gouverne tout raquo δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ Les commentateurs srsquoarrecirctent geacuteneacuteralement ici pour rendre compte de la conception parmeacutenidienne de lrsquounivers Ce faisant ils oublient que le vers suivant donne lrsquoexplication de ce vers 3 il lui est relieacute par un γάρ laquo en effet raquo Cette explication agrave savoir laquo qursquolaquo elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει ne concerne donc pas seulement la geacuteneacuteration humaine dont il va ecirctre question aussitocirct apregraves mais absolument toutes choses y compris lrsquoordre cosmique Enfin le frg XIII ajoute dans la mecircme perspective que la diviniteacute laquo imagina Amour comme le tout premier de tous les dieux148 raquo La conclusion qui srsquoimpose est que les deux premiers vers du fragment ne doivent pas ecirctre compris comme une description drsquoune structure plus ou moins statique de lrsquounivers mais comme une explication de sa genegravese permanente comme le produit drsquoun enfantement permanent Les laquo couronnes raquo organiseacutees en laquo couples raquo de laquo contraires raquo le laquo lot de flammes qui jaillit raquo de la couronne de feu les laquo entrelacements raquo dont parle Aeumltius sont inspireacutes par la meacutetaphore dynamique de lrsquoaccouplement entre des ecirctres sexueacutes La structure de la totaliteacute des choses repose certes sur des contraires qui en principe srsquoexcluent et se combattent mutuellement mais dit Parmeacutenide une logique interne en oriente les forces pour qursquoelles srsquounissent au lieu de se combattre et produisent constamment le monde tel qursquoil est Les logiques de la contrarieacuteteacute et de lrsquounion sont toutes deux premiegraveres et indissociables lrsquoune de lrsquoautre Elles sont permanentes Crsquoest la raison pour laquelle lrsquoEacuteleacuteate deacutecrit directement la structure du monde dans celle de la reproduction sexueacutee La theacutematique du laquo feu raquo et de la laquo nuit raquo pointe la structure duale des contraires qui composent la reacutealiteacute celle drsquolaquo Amour raquo la force qui reacutegit leur rencontre pour produire les effets contraires agrave ceux qui seraient logiquement attendus Rechercher dans les premiers vers du frg XII une structure statique est donc se tromper complegravetement sur le sens du propos de Parmeacutenide

Nous sommes lagrave au cœur de ce qui constitue le laquo transmonde raquo διάκοσμος de Parmeacutenide

Lrsquoensemble du dispositif universel est dirigeacute par une δαίμων une laquo deacutemone raquo si lrsquoon veut ecirctre au plus pregraves du texte grec Le terme laquo diviniteacute raquo que jrsquoutilise avec beaucoup drsquoautres

147 Le pronom τούτων laquo de celles-ci raquo renvoie normalement aux deux types de laquo couronnes raquo dont il vient drsquoecirctre question si eacutevidemment le vers 3 du fragment suivait immeacutediatement le vers 2 dans le texte de PARMENIDE et srsquoil nrsquoen eacutetait pas seacutepareacute par des indications sur les laquo couronnes mixtes raquo comme le laisserait supposer AEumlTIUS

148 Une traduction eacuteleacutegante inviterait agrave omettre laquo tout raquo ou laquo tous raquo Mais pour des raisons soit meacutetriques soit drsquoinsistance significative PARMENIDE nrsquoa pas mis lrsquoadjectif simple πρῶτον laquo premier raquo mais le superlatif πρώτιστον laquo tout premier raquo par ailleurs il dit bien laquo de tous les dieux raquo θεῶν πάντων et non pas seulement laquo des dieux raquo θεῶν

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commentateurs est moins preacutecis et surtout peut precircter agrave confusion en laissant entendre qursquoil pourrait srsquoagir drsquoun dieu personnel149

Δαίμων qui peut ecirctre parfois feacuteminin signifie dit Chantraine laquo ldquopuissance divinerdquo drsquoougrave ldquodieu destinrdquo [hellip] Le terme srsquoemploie chez Hom pour deacutesigner une puissance divine que lrsquoon ne peut ou ne veut nommer drsquoougrave les sens de diviniteacute et drsquoautre part de destin Le δαίμων nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoun culte raquo150 Agrave la fin de la notice il dit que le terme est laquo tireacute de δαίομαι au sens de ldquopuissance qui attribuerdquo drsquoougrave ldquodiviniteacute destinrdquo raquo B Cassin en conclut que δαίμων exprime laquo plutocirct un pouvoir ou un vouloir divin que la personne mecircme drsquoun ldquodieurdquo ou drsquoune ldquodeacuteesserdquo (theacuteos thea) raquo p 189 Ici le terme qui est geacuteneacuterique est utiliseacute au feacuteminin comme il lrsquoest dans le proegraveme (I 3) Cela a sans doute une signification Dans le contexte du frg XII qui est celui de lrsquolaquo enfantement raquo τόκος (XII 4) le feacuteminin peut aiseacutement se comprendre

Agrave lrsquoinverse de δαίμων qui est un terme geacuteneacuterique et reacutefegravere uniquement au monde divin Ἔρως laquo Amour raquo est un terme singulier et commun avant drsquoecirctre divin Parmeacutenide le range dans le genre des laquo dieux raquo θεῶν Et il est neacutecessairement de genre masculin Quelle fonction occupe-t-il dans le dispositif parmeacutenidien

Nous savons deacutejagrave que pour Parmeacutenide le laquo corps raquo (vivant) δέμας de lrsquounivers en sa totaliteacute est reacuteparti en deux laquo formes raquo μορφαί de laquo forces eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων IX 4 (cf ἰσοπαλές VIII 44) mais opposeacutees et srsquoexcluant mutuellement Leur rapport ne peut ecirctre a priori que conflictuel Elles ne peuvent coexister mais seulement se substituer les unes aux autres sans rien produire de nouveau Or le monde pris dans sa totaliteacute atteste qursquoil est fait drsquoecirctres singuliers que ceux-ci apparaissent ou naissent se deacuteveloppent se transforment se reproduisent pour certains drsquoentre eux et finissent par disparaicirctre Il y a donc une puissance particuliegravere qui empecircche les contraires de se deacutetruire les uns les autres et qui tout en les maintenant en retourne les forces pour en faire une eacutenergie creacuteatrice Cette puissance qui regroupe tout ce qursquoimplique concregravetement un processus de geacuteneacuteration Parmeacutenide lrsquoappelle preacuteciseacutement du nom qui la deacutesigne chez les ecirctres sexueacutes agrave commencer par les humains ἔρως laquo deacutesir amoureux raquo laquo amour raquo deacuteriveacute du verbe ἔραμαι laquo aimer drsquoamour deacutesirer raquo151 Dans la tradition grecque ce deacutesir amoureux est aussi diviniseacute Ἔρως est le laquo dieu de lrsquoamour raquo Mais mecircme eacutenonceacute comme dieu cet laquo Amour raquo est inscrit dans les choses elles-mecircmes il ne leur est pas exteacuterieur Il nrsquoest pas une puissance ou un ecirctre qui les transcende Enfin eacutetant donneacute son rocircle on comprend qursquoil soit le laquo tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον θεῶν πάντων imagineacute par la laquo diviniteacute raquo δαίμων

On imagine lrsquohabileteacute et le tour de force que reacutealise la laquo diviniteacute raquo δαίμων en inventant cette puissance dont la finaliteacute est de contrecarrer les contraires pour que leurs forces soient productives et non mutuellement destructrices Crsquoest sans doute ce qursquoexprime Parmeacutenide en employant le verbe μητίσατο laquo imagina raquo pour deacutesigner lrsquoactiviteacute de la laquo diviniteacute raquo δαίμων Μῆτις dont deacuterive le verbe signifie laquo parfois ldquoplan plan habilerdquo plus souvent ldquosagesserdquo habile et efficace qui nrsquoexclut pas la ruse raquo152 laquo Ce terme qui srsquoapplique agrave lrsquointelligence pratique parfois agrave la ruse est issu drsquoune racine verbale qui signifie ldquomesurerrdquo mesurer implique calcul connaissance exacte Ce sens est conserveacute dans deux mots grecs μέτρον et

149 La difficulteacute de transcrire le grec par laquo deacutemon raquo et au feacuteminin laquo deacutemone raquo vient de la signification du mot franccedilais laquo deacutemon raquo profondeacutement empreint de culture chreacutetienne

150 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 236

151 Voir P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 347

152 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 673

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μήτρα ldquomesure agrairerdquo raquo153 Calcul preacutecis pour mesurer les forces en preacutesence sagesse pour en sauvegarder lrsquoeacutequilibre et ruse pour deacutejouer leur contrarieacuteteacute trois qualiteacutes neacutecessaires qui supposent une grande intelligence

Toutefois si gracircce agrave laquo Amour raquo Ἔρως elle sauve la permanence du monde en empecircchant les contraires de se deacutetruire mutuellement la laquo diviniteacute raquo ne peut empecirccher la destruction de tous les ecirctres singuliers qursquoAmour fait naicirctre Cette conseacutequence nrsquoest pas qursquoun effet du soleil (X 3) Elle est geacuteneacuterale Drsquoougrave le qualificatif drsquolaquo odieux raquo στυγερός donneacute agrave lrsquolaquo engendrement raquo τόκος (XII 4) Ce qualificatif comme je lrsquoai dit plus haut agrave propos des laquo œuvres hideuses raquo ἔργrsquoἀΐδηλα du soleil (X 3) nrsquoa rien agrave voir avec une certaine conception moralisatrice de la sexualiteacute la consideacuterant comme intrinsegravequement mauvaise et honteuse Il est inspireacute par le sentiment tregraves profond de quelqursquoun qui constate que tous les ecirctres singuliers parce qursquoils naissent sont neacutecessairement voueacutes agrave la mort et agrave la disparition et qursquoil en fait lui-mecircme partie Si le monde demeure dans sa structure tous les ecirctres singuliers πάντα quant agrave eux naissent et meurent neacutecessairement Et cela peut ecirctre insupportable

Si lrsquoon comprend bien le texte parmeacutenidien tel qursquoil est ici formuleacute laquo les dieux raquo οἱ θεοί seraient infeacuterieurs agrave la laquo diviniteacute raquo δαίμων Ils seraient plusieurs alors qursquoelle est unique Ils seraient mecircme ses creacuteatures Ils ne seraient donc pas sur le mecircme plan qursquoelle Quelle conception du monde divin cela induit-il Pourquoi en particulier Parmeacutenide les fait-il intervenir agrave cet endroit de son propos

Nous pouvons supposer sans risque de nous tromper que Parmeacutenide reacutecuse lrsquoexistence des dieux au sens du moins drsquoecirctres personnels intervenant dans le cours des eacuteveacutenements Crsquoest un reacutequisit de la deacutemarche scientifique qui a eacuteteacute poseacute degraves le deacutebut par les savants-philosophes La reconnaissance de dieux intervenant dans le cours des choses est la neacutegation mecircme drsquoune investigation scientifique Elle remet radicalement en cause la rationaliteacute sur laquelle seule repose une recherche digne de ce nom Pour les savants-philosophes grecs le rapport agrave ce que lrsquoon peut appeler avec beaucoup de preacutecautions la laquo religion raquo est uniquement envisageacute sous le rapport eacutepisteacutemique sous celui de la croyance Ce que lrsquoon croit et raconte agrave propos des dieux relegraveve non seulement de lrsquoopinion δόξα mais eacutegalement drsquoune opinion non fondeacutee et indeacutemontrable Pour cette raison ils qualifieront ces croyances par lrsquoun de ses ressorts psychologiques δεισιδαιμονία laquo crainte des dieux raquo au sens de crainte infondeacutee superstition Il est clair aussi pour eux comme le laisse entendre Xeacutenophane de Colophon avant Heacuteraclite et Parmeacutenide que le discours qursquoun dieu tient est un discours humain qui lui est precircteacute La veacuteriteacute qursquoil reacutevegravele nrsquoa rien de divin

Mais la laquo religion raquo a aussi une dimension sociale et politique majeure On ne la remet pas en cause impuneacutement Certes en mecircme temps que les savants-philosophes grecs posent que la construction de la veacuteriteacute est neacutecessairement lrsquoaffaire drsquoune penseacutee individuelle et non celle drsquoune communauteacute qui dicterait cette veacuteriteacute agrave ses membres qursquoelle est une question poseacutee par un laquo je raquo ce qui implique la confrontation avec drsquoautres laquo je raquo une partie du monde grec connaicirct une mutation socio-politique majeure lrsquoavegravenement de la deacutemocratie Agrave la diffeacuterence de la royauteacute ou drsquoun reacutegime oligarchique la deacutemocratie est lrsquoaffaire de citoyens de laquo je raquo qui confrontent leurs points de vue afin de deacuteterminer le bien commun lequel est agrave construire car il nrsquoest pas donneacute drsquoavance ni imposeacute par une autoriteacute supeacuterieure La rationaliteacute agrave laquelle se soumettent les savants-philosophes est aussi une exigence interne de

153 Ibid

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la citoyenneteacute deacutemocratique154 Pour cette raison la laquo religion raquo grecque de lrsquoeacutepoque classique ne peut-elle avoir dans de nombreuses citeacutes agrave commencer par Athegravenes le sens et lrsquoimportance de ce qursquoaura la religio pour les Romains Mais mecircme ainsi reacuteduite elle pegravese encore psychologiquement par les croyances sociologiquement par les fecirctes et les rites et politiquement par le rocircle de garant qursquoelle tient pour les citeacutes en interne comme dans leurs relations avec les autres (elle garantit notamment les traiteacutes et autres accords) Crsquoest pourquoi si la recherche philosophique et la dynamique deacutemocratique reposent en principe sur des bases communes les mentaliteacutes et les institutions avec tous les inteacuterecircts mis en jeu ne sont pas precirctes agrave supporter une critique qui remettrait radicalement en cause ce qui les repreacutesente et les symbolise Socrate ne sera pas le seul agrave en faire la cruelle expeacuterience Srsquoattaquer agrave lrsquoexistence des dieux ou simplement les mettre agrave lrsquoeacutecart de lrsquoanalyse que lrsquoon fait de la reacutealiteacute exige donc quelques preacutecautions

Se preacuteserver soi-mecircme est deacutejagrave une raison suffisante pour mentionner positivement les dieux dans son discours savant Mais il en est drsquoautres Lrsquoune relegraveve de la strateacutegie Plutocirct que drsquoattaquer frontalement et de susciter la riposte nrsquoest-il pas moins risqueacute et drsquoune efficaciteacute plus sucircre que drsquoinvestir la place en faisant croire le contraire agrave lrsquoadversaire En lrsquooccurrence de prendre son langage et de le subvertir de lui faire dire le contraire de ce qursquoune eacutecoute superficielle laisserait croire On ne mettra pas ouvertement en cause lrsquoexistence des dieux mais on leur fera servir son propre propos On seacutecularisera et mecircme laiumlcisera leur influence Ils seront mis au service drsquoun propos rationnel Le beacuteneacutefice sera double puisqursquoon videra en mecircme temps la croyance religieuse de son contenu Comme jrsquoespegravere le montrer quand jrsquoaborderai le proegraveme jrsquoestime que Parmeacutenide en employant le terme de laquo deacuteesse raquo θεά en I 22 veut signifier agrave ses pairs que son propos se substitue au discours religieux en particulier agrave celui qui est tenu dans les Mystegraveres qursquoil le subvertit et lrsquoannule Il nrsquoest pas le premier Heacuteraclite avait choisi dans le mecircme esprit de srsquoadresser aux hommes laquo sous les traits drsquoun oracle raquo155 Il se peut aussi que le choix drsquoeacutecrire en vers plutocirct qursquoen prose relegraveve de la mecircme strateacutegie se substituer aux poegravemes anciens homeacuteriques ou non qui mettaient tout sur le compte des dieux

Une autre raison drsquointroduire le divin est aussi paradoxal que cela puisse paraicirctre de garantir agrave la rationaliteacute sa veacuteritable pertinence tout en en signifiant les limites Comprendre et expliquer le reacuteel relegraveve de lrsquoactiviteacute intellectuelle de lrsquoesprit de lrsquoinvisible Par ailleurs lrsquoexercice rationnel de la raison atteste qursquoil est impossible drsquoatteindre lrsquoultime raison qui expliquerait tout ou plutocirct que cette raison nrsquoexiste pas Lrsquoexplication du reacuteel se diffracte en une multitude infinie de causes sans que lrsquoon ne puisse jamais y mettre un terme Ce qursquoon appelait regressus ad infinitum laquo la reacutegression agrave lrsquoinfini raquo Lrsquoune des raisons et des fonctions de la laquo religion raquo poliade est justement drsquoexprimer que lrsquooriginaire nous eacutechappe qursquoil est en lui-mecircme inaccessible tout en le mettant agrave notre porteacutee en lrsquoeacutenonccedilant comme Origine Elle clocirct lrsquoinvestigation et la dispute sans fin en obligeant agrave retenir hic et nunc ce qui fera fonction drsquoOrigine Ce qursquoelle sanctionne est certes temporaire et arbitraire Mais elle ordonne de le consideacuterer comme assureacute et deacutefinitif jusqursquoagrave ce qursquoune situation nouvelle oblige agrave le reacuteviser Le discours scientifique et philosophique nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle Y impliquer les dieux

154 Dans lrsquointroduction agrave son eacutetude du concept de nature chez les Preacutesocratiques G NADDAF annonce qursquoil tentera laquo drsquoeacutetablir contrairement agrave ce que la plupart des speacutecialistes preacutetendent que chaque philosophe eacutetait actif au sein de son milieu politique et social et souvent mecircme au-delagrave de ces limites En outre chacun semble avoir eacuteteacute un deacutefenseur du pouvoir de la loi et un ardent partisan de la deacutemocratie ou de son eacutequivalent la toute nouvelle isonomiacutea et cela mecircme srsquoils eacutetaient tous issus de familles riches ou aristocratiques raquo Le concept de nature chez les preacutesocratiques p 19

155 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 77 Voir aussi p 20 et les commentaires aux frg 142 et 143 p 318 et 319

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relegraveve sans doute encore du deacutetournement Mais le reacuteduire agrave cela serait en manquer le sens profond En invoquant le divin et en le placcedilant dans le reacuteel le savant-philosophe signifie en mecircme temps que la connaissance qursquoil donne est de lrsquoordre de lrsquointelligence de lrsquoideacuteel que le reacuteel est rationnel (condition neacutecessaire pour le comprendre et lrsquoexprimer) enfin que tout ce qursquoil peut en dire toutes les deacutemonstrations qursquoil peut en faire nrsquoest jamais complet et deacutefinitif qursquoil est toujours sujet agrave caution Ce sont les raisons pour lesquelles crsquoest agrave ce moment de son exposeacute que Parmeacutenide fait intervenir la laquo diviniteacute raquo δαίμων et le dieu laquo Amour raquo Ἔρως

Sur le rapport geacuteneacuteral agrave la laquo religion raquo Parmeacutenide nrsquoinnove pas totalement Dans son texte δαίμων est la substitution laquo religieuse raquo de la γνώμη que lrsquoon rencontre par exemple dans ce fragment drsquoHeacuteraclite ἕν τὸ σοφόν ἐπίστασθαι γνώμην κυϐερνῆσαι πάντα διὰ πάντων laquo le savoir ne consiste qursquoen une seule chose reconnaicirctre qursquoune penseacutee gouverne toutes choses agrave travers tout raquo156 Pour Parmeacutenide comme pour Heacuteraclite cette penseacutee est preacutesente dans la totaliteacute des choses Elle leur est immanente Elle entre dans leur constitution mecircme Elle ne leur est pas externe Elle nrsquoest pas celle drsquoun dieu particulier qui doteacute drsquoune intelligence et drsquoune volonteacute propres pourrait ecirctre compris comme Creacuteateur et comme Providence Πρόνοια ou agrave lrsquoinverse comme un ecirctre malveillant un laquo deacutemon raquo au sens chreacutetien du terme Sur ce point Parmeacutenide signerait le propos drsquoHeacuteraclite selon lequel nul dieu ni homme nrsquoa fait ce monde-ci157 Δαίμων contient plutocirct lrsquoideacutee de laquo destin raquo au sens drsquoune reacutealiteacute de fait agrave laquelle on ne peut rien changer Elle se rapproche de laquo neacutecessiteacute raquo ἀνάγκη Ici elle est mentionneacutee plus particuliegraverement lagrave ougrave srsquoopegraverent les transformations du monde lagrave ougrave se rencontrent les forces de Feu et celles de Nuit Dans le vers 2 lrsquoEacuteleacuteate dit que de la couronne de feu jaillit un laquo lot raquo αἶσα de flammes Le terme αἶσα peut ecirctre tenu pour un eacutequivalent poeacutetique du mot commun κλῆρος ou mecircme de μοῖρα utiliseacute en prose et en poeacutesie Lrsquointelligence qui est dans les choses a pour fonction speacutecifique de reacuteguler les laquo puissances raquo δυνάμεις pour que lrsquoeacutequilibre entre elles soit constamment sauvegardeacute et que ainsi le monde persiste Crsquoest en cela que consiste sa laquo gouvernance raquo πάντα κυϐερνᾷ elle laquo gouverne tout raquo Le verbe κυβερνάω est emprunteacute par meacutetaphore au monde marin Il qualifie le travail et la responsabiliteacute du pilote qui est de manœuvrer le navire de telle sorte que celui-ci eacutevite les eacutecueils reacutesiste aux tempecirctes eacutechappe aux attaques garde le cap et parvienne agrave destination

Elle laquo tient les parts raquo κληροῦχον dit justement Aeumltius ou sa source La laquo part raquo de flammes est intelligemment deacutetermineacutee comme si elle faisait lrsquoobjet drsquoune deacutecision La δαίμων a une fonction semblable agrave celle que la laquo penseacutee raquo γνώμη occupe dans le laquo monde raquo drsquoHeacuteraclite lequel est constitueacute drsquoun seul eacuteleacutement le feu lequel se transforme laquo Ce monde-ci le mecircme pour tous que nul dieu ni homme nrsquoa fait mais qui eacutetait toujours qui est et qui sera un feu eacuteternel srsquoallumant en mesures (μέτρα) et srsquoeacuteteignant en mesures (μέτρα) raquo158 laquo Le soleil dit encore Heacuteraclite [hellip] ne transgresse pas ses limites Car srsquoil les franchit les Eacuterinyes servantes de la justice (Δίκης) le deacutecouvriront raquo159 Parmeacutenide a insisteacute (VIII 14 et 16) pour dire lui aussi que le monde tout entier est soumis agrave lrsquoordre de Δίκη et drsquoἈνάγκη

156 Texte grec et traduction de J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 95 p 280 (DK 22 B 41 M MARCOVICH 10 M CONCHE 64)

157 Texte citeacute au paragraphe suivant

158 Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 481 (DK 22 B 30 M MARCOVICH 51 M CONCHE 80) Nous avons vu avec P Chantraine que μέτρα et μῆτις ont la mecircme racine

159 Frg 74 reacutecemment trouveacute Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 260

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appellations qui preacutefigurent et preacuteparent ce que les savants drsquoaujourdrsquohui nomment des laquo lois raquo terme qui faut-il le remarquer provient du monde de la justice160

Pour autant les indications que donne Parmeacutenide dans les frg XII et XIII restent assez floues concernant la nature et les fonctions qursquoil attribue aux dieux et aux diviniteacutes De nombreuses questions demeurent en suspens Par exemple les savants se demandent si la δαίμων des frg XII et XIII est la mecircme que celle dont parle Parmeacutenide dans le proegraveme (I 3) et si elle est eacutegalement la mecircme que la θεά qui lrsquoaccueille dans sa demeure (I 22) Par ailleurs quels rapports entretiennent-elles avec ces abstractions personnifieacutees que sont Δίκη laquo Justice raquo Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo Μοῖρα laquo Destin raquo Θέμις laquo Droit raquo dont nous avons rencontreacute quelques-unes dans le frg VIII et que nous retrouverons dans le proegraveme Drsquoautres laquo intervenants raquo telles les laquo Filles de Soleil raquo Ἡλιάδες (I 9) sont-ils agrave mettre sur le mecircme plan La suite du Poegraveme et lrsquoeacutetude du proegraveme au chapitre suivant devraient nous permettre drsquoeacuteclaircir ces questions

e) De la Lune et de la Terre frg XIV-XVa

Agrave propos de la Lune Frg XIV

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

Lagrave encore ces quelques fragments de vers sont certainement loin de repreacutesenter ce que Parmeacutenide a pu dire sur un certain nombre drsquoastres161 Malheureusement pour nous ils sont beaucoup trop reacuteduits pour nous permettre de savoir si le modegravele diacosmique preacuteceacutedemment deacutecrit a permis agrave lrsquoEacuteleacuteate drsquoexposer et drsquoexpliquer de maniegravere satisfaisante ce que lui imposait lrsquoobservation Nous ne saurons donc pas si les deux beaux neacuteologismes lrsquoun νυκτιφαές162

160 La filiation nrsquoest sans doute pas eacutevidente Elle est probablement intervenue comme une greffe avec le retour agrave lrsquoAntiquiteacute et la relegraveve de la science antique au moment de la Renaissance Drsquoapregraves le Dictionnaire historique de la langue franccedilaise s u LOI le sens de laquo formule geacuteneacuterale exerccedilant une correacutelation entre des pheacutenomegravenes physiques raquo srsquoest reacutealiseacute au xvɪɪe s dans les sciences (1677) puis srsquoest deacutegageacute laquo vraiment de lrsquoideacutee drsquoune volonteacute transcendante ou de la nature des choses qursquoavec la conception moderne de la science vers la fin du xvɪɪɪe et au xɪxe siegravecle raquo

161 W JAEGER a cru trouver dans la Meacutetaphysique drsquoARISTOTE (Z 15 1040 a31) un nouveau fragment concernant le soleil περὶ γῆν ἰὸν νυκτικρυφὲςhellip laquo allant autour de la Terre cacheacute la nuit raquo (laquo Ein verkanntes Fragment des Parmenides raquo Rheinisches Museum 100 1957 p 42-47) et M UNSTERSTEINER lrsquoa inteacutegreacute comme frg XIIIa (Parmenide Testimonianze e Frammenti Firenze La laquo Nuova Italia raquo 1958 p 162) Mais ils nrsquoont pas eacuteteacute suivis par les commentateurs sauf par L COULOUBARITSIS Voir E SPINELLI et FR TRABATTONI laquo Discussioni raquo Elenchos 12 21991 p 303-318 M CONCHE p 239

162 Νυκτιφαὲς est une correction proposeacutee par SCALINGER et adopteacutee par tous Les manuscrits donnent deux mots νυκτὶ φάος laquo de nuit lumiegravere raquo

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forgeacute pour qualifier la Lune et lrsquoautre ὑδατόριζον pour caracteacuteriser la Terre (ou terre) sont agrave prendre au sens litteacuteral laquo lumineuse la nuit raquo et laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo ou srsquoils traduisent le caractegravere laquo mixte raquo de leur composition comme reacutesultat de la rencontre de contraires que sont bien le laquo feu raquo et la laquo nuit raquo pour la Lune ndash νυκτιφαές laquo de nuit et de lumiegravere raquo ndash mais seulement laquo drsquoeau et de terre raquo ὑδατόριζον pour la Terre

Srsquoil faut en croire Aeumltius qui preacutecise cela agrave la suite du passage citeacute plus haut la Lune serait drsquoapregraves Parmeacutenide laquo un meacutelange drsquoair et de feu raquo συμμιγῆ [hellip] εἶναι τὴν σελήνην τοῦ τ᾽ἀέρος καὶ τοῦ πυρός163 Elle a laquo le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil raquo αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο LrsquoEacuteleacuteate nrsquoest pas le premier agrave avoir observeacute que la lumiegravere principale qui eacutemane de la Lune ne lui est pas propre mais qursquoelle est un reflet du soleil (frg XIV) Ce meacuterite reviendrait agrave Thalegraves164 On ne se laissera pas pieacuteger par la formulation laquelle peut laisser croire que laquo en cherchant sans cesse du regard les rayons du soleil raquo la Lune aurait la face constamment tourneacutee vers lui Les Anciens avaient bien constateacute que la Lune lorsqursquoelle est pleine semble preacutesenter une laquo face raquo πρόσωπον En X 4 Parmeacutenide a mecircme qualifieacute cette face de laquo ronde raquo κύκλωπος σελήνης Mais cette face est toujours dirigeacutee vers la Terre Elle reste visible mecircme quand crsquoest la phase de nouvelle Lune que lrsquoastre se trouve entre le Soleil et la Terre et que pour nous il est uniquement eacuteclaireacute par la lumiegravere secondaire que reacutefleacutechit la Terre Nous en connaissons lrsquoexplication la rotation de la Lune sur elle-mecircme est parfaitement synchrone avec sa reacutevolution autour de la Terre Parmeacutenide dit seulement que la partie la plus lumineuse de la Lune est toujours orienteacutee vers sa source le soleil

Quant au qualificatif ὑδατόριζον laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo donneacute par une scholie en marge drsquoun texte de saint Basile qui reacutecuse qursquoun corps lourd et dense puisse ne pas srsquoenfoncer dans lrsquoeau165 je me permets de renvoyer agrave lrsquoanalyse de M Conche qui rassemble ce que les Anciens ont pu dire des conceptions de Parmeacutenide agrave propos de la Terre et qui conclut ainsi laquo La terre ldquoenracineacutee dans lrsquoeaurdquo est la terre avec sa veacutegeacutetation sa flore et sa faune bref la terre vivante raquo p 242 Jrsquoajouterai seulement que cette preacutecision de Parmeacutenide srsquoinscrit alors pleinement dans la perspective geacuteneacuterale qui est la sienne agrave cet endroit de son Poegraveme celle de la reproduction Crsquoest comme si la terre et lrsquoeau formaient un couple Dans ce cas laquo terre raquo γῆ nrsquoest pas agrave entendre au sens de laquo planegravete Terre raquo mais de lrsquoeacuteleacutement solide qui entre dans sa composition et qui en srsquoassociant agrave lrsquoeau ὕδωρ geacutenegravere les vivants Xeacutenophane de Colophon eacutecrivait de son cocircteacute laquo Tout ce qui naicirct et croicirct est composeacute de terre et drsquoeau raquo γῆ καὶ ὕδωρ πάντrsquoἐσθrsquoὃσα γίνονται ἠδὲ φύονται (DK 21 B 29 p 136 trad L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 50-51) laquo crsquoest de la terre et de lrsquoeau que tous nous naissons raquo πάντες γὰρ γαίης τε καὶ ὕδατος ἐκγενόμεσθα (DK 21 B 33 p 136 trad L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 54-55)

C Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

Les hasards de la transmission ont fait que le second domaine pris comme reacutefeacuterence par Parmeacutenide est un peu plus eacutetoffeacute que le preacuteceacutedent et peut en conseacutequence nous fournir des indications preacutecieuses pour son interpreacutetation Mais les citations ne le couvrent pas entiegraverement Elles ne concernent que deux secteurs du monde des hommes la procreacuteation et la penseacutee Des teacutemoignages comme ceux que jrsquoai citeacutes plus haut au deacutebut de cette section

163 AEumlTIUS II 7 1 (H DIELS Doxographi Graeci p 335 b 20-22 = A 37 II)

164 AEumlTIUS II 28 5 (H DIELS Doxographi Graeci p 358 b)

165 Le passage en question de lrsquoHexaeumlmeron de St BASILE DE CESAREE a eacuteteacute reproduit et traduit par D OrsquoBRIEN et J FRERE Le Poegraveme de Parmeacutenide p 71

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dans les remarques preacuteliminaires eacutevoquent encore drsquoautres domaines comme par exemple lrsquoalimentation ou lrsquoacircme Crsquoest drsquoautant plus regrettable que cela nous empecircche de voir comment dans un champ deacutetermineacute lrsquoEacuteleacuteate essayait de rendre raison de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes par la laquo theacuteorie raquo geacuteneacuterale que les frg XII et XIII ont reacuteveacuteleacutee et ce lrsquoest drsquoautant plus que ce champ est sans aucun doute celui qui a servi de reacutefeacuterence pour eacutetablir son modegravele interpreacutetatif de la genegravese permanente de la totaliteacute des ecirctres singuliers

a) La reproduction sexueacutee fr XII 4-6 XVII et XVIII

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du [meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

XII 5-6 πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις ἄρσεν θηλυτέρῳ poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse le macircle agrave la [femelle

La disposition qui pousse la femelle agrave srsquounir au macircle et inversement est eacutenonceacutee comme

une loi qui srsquoimpose agrave tous les ecirctres sexueacutes Elle nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave lrsquohomme Elle est mise au compte de la laquo diviniteacute raquo δαίμων et non agrave celui drsquoAmour Ἔρως J Fregravere a penseacute que

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crsquoeacutetait agrave tort166 Il aurait raison si les deux diviniteacutes en question eacutetaient des ecirctres autonomes Ce qui nrsquoest pas le cas Il nrsquoy a qursquoune logique rationnelle de la totaliteacute des choses dans sa composition comme dans son organisation logique que Parmeacutenide nomme δαίμων Amour Ἔρως quant agrave lui nrsquoest qursquoune dimension de cette organisation dimension fondamentale certes puisqursquoelle consiste agrave faire opeacuterer aux forces speacutecifiques σφετέραι δυνάμεις (IX 2) des contraires le contraire de ce qursquoelles devraient produire mais dimension seconde Le contexte limite le propos agrave la reproduction des ecirctres sexueacutes Mais il doit srsquoentendre meacutetaphoriquement de la totaliteacute des choses

XVII δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches

[les filleshellip

Sans le contexte de la citation ce tregraves court fragment resterait bien eacutenigmatique Il srsquoagit toujours de la reproduction des humains agrave consideacuterer sans doute comme repreacutesentative de la reproduction des ecirctres sexueacutes Drsquoapregraves son citateur le meacutedecin Galien qui cite ce propos de Parmeacutenide agrave lrsquoappui de sa propre thegravese les macircles se formeraient dans la partie droite de lrsquouteacuterus et les femelles dans la partie gauche Mais la confrontation avec drsquoautres teacutemoignages qursquointegravegre M Conche dans sa discussion p 258-260 donne agrave penser que la compreacutehension de ce fragment est un peu plus complexe Par laquo parties droites raquo et par laquo parties gauches raquo eacutecrit M Conche p 258-259 il ne faut pas entendre laquo seulement la partie droite ou gauche de lrsquouteacuterus Il faut songer aux parties droites ou gauches des organes geacutenitaux aussi bien masculins et feacuteminins raquo Et de citer ce passage drsquoAeumltius laquo Selon Anaxagore et Parmeacutenide le sperme en provenance du testicule droit descend vers la partie droite de la matrice et celui en provenance du testicule gauche vers la partie gauche srsquoil y a interversion dans la projection ce sont des femelles qui naissent raquo (Aeumltius V 7 4167) Dans ces conditions commente M Conche laquo on a des macircles dans un seul cas et des femelles dans les trois autres cas ndash eacutetant entendu que dans le cas ougrave le sperme issu des parties droites aboutit dans les parties gauches ladite ldquofemellerdquo nrsquoest qursquoun macircle effeacutemineacute raquo p 259168

La question qui est poseacutee est celle de la deacutetermination du sexe de lrsquoecirctre agrave venir Comment Amour srsquoy prend-il pour que les deux laquo forces raquo contraires qui caracteacuterisent les macircles et les femelles se conjuguent pour produire ensemble des ecirctres qui soient tantocirct macircles et tantocirct femelles tout en ayant des traits qui proviennent des deux agrave la fois et selon une proportion tout agrave fait variable La reacuteponse originale169 de Parmeacutenide est drsquoattribuer ces deacuteterminations non pas aux ecirctres sexueacutes eux-mecircmes qui se rencontrent mais agrave la situation aleacuteatoire que creacutee la position des organes geacutenitaux Ces organes en effet sont doubles Chacun drsquoeux conserverait inteacutegralement lrsquoune des deux forces speacutecifiques que sont les caractegraveres macircles et les caractegraveres femelles Chaque ecirctre singulier est un combineacute des deux avec des traits plutocirct macircles ou plutocirct femelles Mais chacun porte et transmet dans son

166 J FRERE laquo Aurore Eacuteros et Anankeacute Autour des dieux parmeacutenidiens (fr 12-fr 13) raquo p 462

167 PLUTARQUE Œuvres Morales t XII2 Opinions des philosophes Texte eacutetabli et traduit par G LACHENAUD Paris Les Belles Lettres 1993 p 171

168 M CONCHE p 259 trouve une confirmation de ce teacutemoignage drsquoAEumlTIUS dans celui drsquoARISTOTE qui dit qursquoANAXAGORE et drsquoautres naturalistes (parmi lesquels il faut inclure PARMENIDE) affirment (Gen an IV 1 763 b 33 s) que laquo le macircle vient des parties droites la femelle des parties gauches comme dans lrsquouteacuterus les macircles sont agrave droites les femelles agrave gauche raquo

169 AEumlTIUS cite PARMENIDE aux cocircteacutes drsquoANAXAGORE pour cette explication Et ARISTOTE parle drsquoANAXAGORE et des naturalistes Mais si ANAXAGORE est plus jeune que PARMENIDE ndash il aurait veacutecu entre 500 et 428 ndash la paterniteacute de la thegravese en revient agrave ce dernier

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inteacutegraliteacute les deux forces opposeacutees On pourrait consideacuterer que lrsquoEacuteleacuteate preacutefigure ici la thegravese moderne concernant la transmission du patrimoine geacuteneacutetique Mais les attendus et lrsquoargumentation ne sont eacutevidemment pas du tout les mecircmes Pour Parmeacutenide il srsquoagit de maintenir intactes agrave travers les geacuteneacuterations les forces qui preacutesident agrave lrsquoengendrement tout en rendant compte de la combinaison singuliegravere et originale qursquoatteste chaque ecirctre qui en reacutesulte Par ailleurs que lrsquoune des forces lrsquoemporte et crsquoest la fin de la reproduction et des espegraveces Si chaque ecirctre est un laquo mixte raquo les laquo forces raquo qui le produisent et qui le font se reproduire doivent en permanence rester pures et eacutegales

Crsquoest ce que preacutecise le frg XVIII lequel est la traduction latine faite par un meacutedecin du ve siegravecle (probablement) Caelius Aurelianus de lrsquoouvrage aujourdrsquohui perdu drsquoun meacutedecin grec de la premiegravere moitieacute du second siegravecle lequel citait Parmeacutenide Il met lrsquoaccent sur les conseacutequences que comporte la rencontre aleacuteatoire entre les semences issues des laquo parties droites raquo et des laquo parties gauches raquo macircles et femelles

XVIII Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences [de Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de [sangs opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de [la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

Si la reacutepartition des semences srsquoeffectue laquo correctement raquo crsquoest-agrave-dire si par exemple la semence venant du testicule droit va dans la partie droite de lrsquouteacuterus et y rencontre de ce fait lrsquoeacuteleacutement masculin eacutemis par la femelle lrsquoecirctre qui naicirctra sera sans conteste un macircle et si la semence vient du testicule gauche et va dans la partie gauche de lrsquouteacuterus et y rencontre lrsquoeacuteleacutement feacuteminin eacutemis par la femelle lrsquoecirctre agrave naicirctre sera assureacutement une femelle Mais srsquoil y a croisement de la droite vers la gauche ou de la gauche vers la droite lrsquoecirctre agrave naicirctre sera perturbeacute Ce qui ne lrsquoempecircchera pas de transmettre agrave son tour de maniegravere intacte les laquo forces170 raquo qui en lui se sont mal combineacutees

Lrsquointeacuterecirct de la thegravese parmeacutenidienne nrsquoest pas seulement drsquoexpliquer comment se fait la reacutepartition des sexes agrave partir de deux laquo forces raquo contraires et comment ces forces persistent de maniegravere laquo pure raquo bien que transmises par des ecirctres laquo mixtes raquo Il est drsquoexpliquer aussi comment dans le concret les ecirctres singuliers qui en reacutesultent sont harmonieux et bien constitueacutes ou agrave lrsquoinverse disgracieux et deacuteseacutequilibreacutes La mortaliteacute qui affecte tout ecirctre singulier rend toute geacuteneacuteration laquo odieuse raquo ou laquo hideuse raquo (cf X 3 et XII 4) Mais celle-ci peut lrsquoecirctre encore par les rateacutes difformiteacutes deacuteficiences malformations ou monstruositeacutes

170 Ce fragment en latin est le seul dans lequel figure agrave nouveau le terme eacutenonceacute au frg IX 3 virtus et virtutes sont la traduction de δύναμις et de δυνάμεις

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qursquoelle peut entraicircner du seul fait des aleacuteas de la migration de la semence du macircle vers lrsquouteacuterus de la femelle Ni la diviniteacute δαίμων ni Amour ne peuvent lrsquoempecirccher Drsquoougrave le jugement de valeur que porte Parmeacutenide pour la troisiegraveme fois les puissances sont laquo funestes raquo dirae (XVIII 5) Il se peut que le terme grec rendu en latin par dirus soit δεινός dont lrsquoun des sens drsquoapregraves le Bailly est laquo mauvais raquo laquo malfaisant raquo laquo funeste raquo Dans ce cas le mot serait agrave rapprocher des deux autres qualificatifs employeacutes preacuteceacutedemment par lrsquoEacuteleacuteate pour parler des effets du soleil et de la geacuteneacuteration laquo hideux raquo pour les premiers laquo odieuse raquo pour la seconde En effet δεινός a aussi le sens de laquo effrayant raquo laquo terrible raquo et entre souvent dans des expressions comme laquo terrible ou effrayant agrave voir ou agrave entendre raquo Substantiveacute il signifie laquo chose horrible raquo τὸ δεινόν

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

Quand au deacutebut de cette section du preacutesent chapitre jrsquoai voulu savoir lrsquoeacutetendue des domaines que recouvrait la partie correspondante du Poegraveme de Parmeacutenide jrsquoai mentionneacute quelques affirmations recueillies par les uns et les autres chez les auteurs anciens affirmations qui laissent entendre que lrsquoEacuteleacuteate avait abordeacute en plus de la reproduction sexueacutee lrsquoappeacutetit la vue et les couleurs la meacutemoire et lrsquooubli le sommeil les sensations et lrsquoacircme Ce dernier fragment concernant lrsquoespegravece humaine traite de lrsquoactiviteacute intellectuelle Son interpreacutetation est discuteacutee On ne srsquoen eacutetonnera pas deacutesormais elle diverge grandement selon les auteurs M Conche p 243-257 B Cassin p 140-144 et J Bollack p 314-328 preacutesentent chacun agrave sa maniegravere les analyses de ceux qui les ont preacuteceacutedeacutes tout en proposant leur propre interpreacutetation Bien des difficulteacutes tomberaient drsquoelles-mecircmes cependant si lrsquoon ne commettait pas de graves erreurs dans la lecture du texte

Le fragment se compose de trois phrases dont chacune y compris la premiegravere est donneacutee comme lrsquoexplication de la preacuteceacutedente elles sont toutes introduites par un γάρ laquo en effet raquo Elles sont donc fortement lieacutees entre elles et avec ce qui les preacuteceacutedait dans le Poegraveme

XVI 1-2a Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes

Le texte de cette premiegravere phrase fait difficulteacute agrave quatre endroits

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1 Les manuscrits offrent plusieurs variantes agrave la place de ἑκάστοτrsquo laquo agrave chaque fois raquo ἕκαστος laquo chacun raquo ἑκάστῳ laquo agrave chacun raquo ἑκάστον laquo chacun raquo (cod) Mais sans entrer dans la discussion il ne fait pas de doute que la leccedilon agrave retenir est ἑκάστοτrsquo laquo agrave chaque fois raquo

2 κρᾶσιν est la forme attesteacutee par tous les manuscrits Mais comme la proposition nrsquoa pas de sujet exprimeacute Estienne a proposeacute de lire le nominatif κρᾶσις Il a eacuteteacute suivi par drsquoautres eacutediteurs et commentateurs Drsquoailleurs crsquoest sans doute la mecircme raison qui avait pousseacute un scribe agrave remplacer lrsquoadverbe ἑκάστοτrsquo laquo chaque fois raquo par le pronom au nominatif ἕκαστος Lrsquoaccusatif κρᾶσιν est la leccedilon qui srsquoimpose

3 Une divergence oppose les deux citateurs sur le dernier mot du premier vers Πολυκάμπτων laquo aux courbes multiples raquo est lrsquoadjectif donneacute par Aristote πολυπλάγκτων laquo qui erre de tous cocircteacutes raquo (drsquoougrave un sens secondaire laquo qui est toujours en mouvement raquo) ou laquo qui fait errer de tous cocircteacutes raquo est celui que donne Theacuteophraste Πολυκάμπτων a lrsquoinconveacutenient drsquoecirctre un hapax Par ailleurs on estime qursquoAristote citait de meacutemoire et qursquoil a pu ecirctre influenceacute dit M Conche p 245-246 par un passage du Timeacutee (44 e) ougrave il est question de laquo membres longs et flexibles raquo καμπτά Ce double inconveacutenient doit cependant ecirctre relativiseacute Parmeacutenide nrsquoest pas avare de neacuteologismes comme on lrsquoa souvent constateacute Par ailleurs le composeacute πολύκαμπτος nrsquoest pas une forme improbable elle est tregraves proche de πολυκαμπής attesteacute par ailleurs en particulier dans le De sensibus de Theacuteophraste (65 1 et 66 10) Le choix de la leccedilon agrave retenir deacutependra du sens qui convient dans la phrase Rapporteacutes agrave ce que nous avons deacutejagrave lu du Poegraveme les deux adjectifs sont possibles πολυκάμπτων fait reacutefeacuterence aux formes circulaires sphegraveres et couronnes qui caracteacuterisent lrsquoordre cosmique (cf VIII 43 XII 1-3) πολυπλάγκτων agrave lrsquoerrance des mortels laquo biceacutephales raquo (cf VI 5 et 6 VIII 28 et 54)

4 La derniegravere divergence concerne le verbe du second vers Theacuteophraste rapporte le parfait παρέστηκε et Aristote le preacutesent παρίσταται Cette derniegravere forme est ameacutetrique laquo Il est probable dit M Conche p 246 qursquoelle a eacuteteacute induite par le παρίστατο du vers drsquoEmpeacutedocle qursquoAristote avait encore dans lrsquoesprit (1009 b 21) raquo On retiendra donc la leccedilon donneacutee par Theacuteophraste avec le ν eacutephelcystique que lui ont ajouteacute les eacutediteurs

Les principales de ces difficulteacutes seraient supprimeacutees ndash et lrsquointelligence du texte en serait aussi grandement faciliteacutee ndash si lrsquoon srsquoavisait comme pour drsquoautres fragments que celui-ci nrsquoest pas fermeacute sur lui-mecircme qursquoil continue un deacuteveloppement engageacute preacuteceacutedemment Ce qui me semble-t-il nrsquoa eacuteteacute observeacute par personne171 Plutocirct donc de chercher un sujet dans la premiegravere proposition comparative ou comme B Cassin (apregraves drsquoautres) de consideacuterer que crsquoest le mecircme sujet eacutenonceacute dans la proposition principale νόος qui vaut pour les deux172 le plus simple et le plus satisfaisant du double point de vue de la construction et du sens est de consideacuterer que le sujet implicite de la proposition comparative reprend un terme qui a eacuteteacute eacutenonceacute juste avant et cela agrave propos drsquoune affirmation dont le fragment XVI donne une explication (la phrase commence par un γάρ laquo en effet raquo) Or me semble-t-il le seul terme qui puisse ecirctre mis ici en eacutequivalence avec νόος laquo penseacutee raquo est laquo diviniteacute raquo δαίμων le νοῦς (ou νόος) est aux hommes ce que la δαίμων est agrave lrsquoensemble des choses de lrsquounivers en particulier

171 En dernier lieu M ANNEE traduit ainsi le premier vers laquo Car de mecircme qursquoagrave chaque fois il y a maintien du meacutelange uniforme des membres partout errants raquo M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 179 R D MCK IRAHAN Philosophy before Socrates laquo For as each person has a mixture of much-wandering limbs so is thought present to humans raquo et plus reacutecemment in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo For as is the temper which it has of the vagrant body at each moment so is mind present to men raquo p 94

172 Lrsquoeacutenonciation du sujet commun reporteacutee dans la proposition principale est un gallicisme non un helleacutenisme

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La locution ἔχει κρᾶσιν est eacutequivalente au verbe simple κεράννυσι comme le sont en franccedilais laquo faire le meacutelange raquo et laquo meacutelanger raquo Le remplacement du verbe simple par une locution composeacutee du verbe ἔχω suivi drsquoun substantif agrave lrsquoaccusatif du mecircme radical que le verbe simple est tregraves freacutequent en grec Il nrsquoy a donc pas agrave donner agrave ἔχει comme le fait J Bollack p 315 le sens fort de laquo tenir raquo ou laquo maintenir raquo qursquoil a en I 12 et 14 ou en VIII 15

Le terme κρᾶσις reprend les termes μίξιος laquo meacutelange raquo de XII 4 agrave propos de toutes choses μιγῆν laquo se meacutelanger raquo de XII 5 et permixto laquo meacutelangeacute raquo de XVIII 4 et 5 agrave propos de la geacuteneacuteration humaine Faut-il voir une nuance entre les deux notions et une application distincte Mίξις (ainsi que le verbe μίγνυμι dont ce nom deacuterive et dont μιγῆν est lrsquoinfinitif aoriste) deacutesigne normalement un meacutelange de choses qui nrsquoimplique pas forceacutement leur dissolution dans le produit qui en reacutesulte Kρᾶσις lrsquoimplique Le premier terme convient pour parler de laquo lumiegravere raquo et de laquo nuit raquo qui demeurent intactes dans leurs composeacutes Le second est approprieacute agrave toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres produites par la rencontre de laquo lumiegravere raquo et de laquo nuit raquo crsquoest-agrave-dire agrave tout ce qui est reacuteellement et que Parmeacutenide nomme ici laquo membre raquo μέλος

Ce substantif μέλος laquo membre raquo justement fait difficulteacute aux yeux de la plupart des commentateurs mecircme lorsqursquoils considegraverent que ce premier vers concerne les hommes et non lrsquounivers Le terme franccedilais laquo membre raquo qui correspond le mieux au terme grec srsquoentend il est vrai de maniegravere plus restreinte qursquoen grec il deacutesigne seulement les parties articuleacutees distinctes du reste du corps (tecircte et tronc) Le terme grec peut deacutesigner toutes les parties du corps Du reste il est souvent associeacute agrave μέρος laquo partie raquo terme avec lequel la diffeacuterence drsquoune seule lettre invite agrave faire le rapprochement Mais il srsquoen distingue par une connotation importante laquo Le mot deacutesigne les membres en tant qursquoils sont le siegravege de la force corporelle raquo dit Chantraine173 En deacutesignant les ecirctres par ce terme lrsquoEacuteleacuteate indique qursquoils sont le siegravege des laquo forces raquo δυνάμεις qui preacutesident agrave leur propre formation et transformations que celles-ci ne leur sont pas exteacuterieures

Lrsquoemploi ici de μέλος agrave propos de lrsquounivers est eacutegalement hautement significatif du point eacutepisteacutemique Dans ce deacutebut du frg XVI Parmeacutenide prend lrsquoordre cosmique comme modegravele de lrsquoordre humain (Ὡς laquo de mecircme que raquohellip τὼς laquo ainsi raquohellip) Ce dernier nrsquoest qursquoun cas particulier du preacuteceacutedent Comme je lrsquoai deacutejagrave noteacute une proposition ne peut ecirctre scientifique que si elle est geacuteneacuterale et universelle Dans son extension la plus large elle implique que la totaliteacute forme un tout qursquoelle soit organiseacutee et coheacuterente comme lrsquoest justement un corps humain crsquoest-agrave-dire un corps humain vivant un ecirctre humain ayant un principe drsquouniteacute et drsquoaction Cette comparaison a eacuteteacute quasi explicitement affirmeacutee en VIII 55 quand il a eacuteteacute dit que les mortels ont interpreacuteteacute le laquo corps raquo δέμας en contraires δέμας deacutesignant un laquo corps vivant raquo (cf aussi VIII 59) Dans la deacutemarche scientifique lrsquoecirctre humain vivant est en reacutealiteacute la reacutefeacuterence premiegravere mecircme si au terme de la deacutemarche il est preacutesenteacute comme le cas particulier drsquoune loi plus geacuteneacuterale174 Donc si dans la preacutesentation des choses on a pu faire apparaicirctre lrsquoecirctre humain comme un laquo microcosme raquo un univers en miniature en reacutealiteacute crsquoest lrsquounivers qui a drsquoabord eacuteteacute envisageacute comme un ecirctre humain en grand ce que ne suggegravere pas lrsquoappellation de laquo macrocosme raquo On aurait ducirc inventer un mot comme meacuteganthrope Jrsquoai eacutegalement noteacute plus haut agrave propos du frg XII que la description que Parmeacutenide donnait de la genegravese permanente du cosmos se preacutesentait comme une meacutetaphore de lrsquoaccouplement et de

173 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 657

174 Dans Phegravedre 264c PLATON eacutecrira mecircme laquo tout discours doit ecirctre constitueacute agrave la faccedilon drsquoun ecirctre vivant qui possegravede un corps agrave qui il ne manque ni tecircte ni pieds mais qui a un milieu et des extreacutemiteacutes eacutecrits de faccedilon agrave convenir entre eux et agrave lrsquoensemble raquo trad L BRISSON in Platon Œuvres complegravetes (dir L BRISSON) p 1281

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lrsquoembrassement Il me semble que en deacuteplaccedilant le terme de μέλος de la proposition principale dans la comparative lrsquoEacuteleacuteate entend exprimer que le monde forme un tout et une uniteacute agrave la maniegravere drsquoun ecirctre vivant que ce sont les mecircmes lois qui srsquoexercent partout et en tout et que crsquoest une condition eacutepisteacutemique

En conseacutequence si la proposition comparative concerne la fonction de la δαίμων dans lrsquounivers lrsquoadjectif qui clocirct le premier vers ne peut ecirctre que πολυκάμπτων laquo aux courbes multiples raquo Agrave lui seul il reacutesume la configuration du monde cosmique que le frg XII a laisseacute entrevoir La leccedilon πολυπλάγκτων donneacutee par Theacuteophraste serait donc fautive

XVI 2b-4a τὸ γὰρ αὐτό car ce que pense

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν la nature des membres est preacuteciseacutement la mecircme chose chez les hommes

καὶ πᾶσιν καὶ παντί qursquoen toutes choses et en tout

La seconde phrase du frg XVI reprend et justifie la premiegravere elle est eacutegalement introduite par un γάρ laquo en effet raquo Son interpreacutetation diverge comme le montre notre panel habituel de traductions

J Fregravere laquo Car lrsquoobjet qursquoappreacutehende la nature de nos membres crsquoest un seul et mecircme objet pour tous les hommes et pour chacun raquo p 151

L Couloubaritsis laquo car le mecircme est chez les hommes en tous et en chacun (la) nature des membres qui reacutefleacutechit raquo p 549

M Conche laquo Car chez les hommes en tous et en chacun la nature du corps est cela mecircme qui pense raquo p 212

B Cassin laquo car crsquoest un mecircme ce dont srsquoavise la nature des membres et pour tous les hommes et pour tout raquo [ou laquo pour les hommes pour tous et pour chacun raquo] p 115

J Bollack laquo car ceci-mecircme crsquoest lagrave que conccediloit la croissance des membres chez les hommes et chez tous et chez chacun raquo p 313

Les principales difficulteacutes drsquointerpreacutetation tomberaient me semble-t-il si lrsquoon respectait la construction de la phrase Il est eacutetrange que personne175 nrsquoait vu que le premier des deux καί qui preacutecegravedent les pronoms-adjectifs πᾶσιν et παντί nrsquoest pas une conjonction de coordination (= laquo et raquo) mais un adverbe appeleacute par le αὐτό du deacutebut de la phrase Cette construction est classique apregraves des adjectifs ou adverbes qui marquent lrsquoeacutegaliteacute ou la ressemblance tel que αὐτό laquo mecircme raquo Ce premier καί eacutequivaut agrave un laquo que raquo en franccedilais Il faut donc comprendre ainsi la structure de la phrase laquo ce que pense la nature des membres chez les hommes est preacuteciseacutement la mecircme chose qursquo (τὸ αὐτόhellip καὶ hellip) en toutes choses et en tout raquo Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord en effet sur lrsquointerpreacutetation des deux derniers pronoms-adjectifs πᾶσιν et παντί Faut-il les rapporter agrave ἀνθρώποισιν comme le font la plupart drsquoentre eux Faut-il les dissocier et rapporter le premier agrave ἀνθρώποισιν et consideacuterer le second comme indeacutependant et deacutesignant la totaliteacute des choses comme le fait

175 Y compris en dernier ressort M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme laquo car crsquoest du mecircme ldquoEstrdquo que la nature des membres est animeacutee pour les hommes comme pour toutes les choses comme pour le tout raquo p 179-181 M D MCK IRAHAN in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo for it is the same as the awareness belonging to the nature of the body for all and each raquo p 94 ou encore P CURD laquo for the same is what the nature of limbs thinks in humans both in all and in each raquo dans son eacutetude de ce fragment laquo Thought and Body in Parmenides raquo p 116

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B Cassin Mais la question nrsquoest pas agrave poser Pour eacutetayer ces deux hypothegraveses il faudrait qursquoil nrsquoy ait pas de καί entre ἀνθρώποισιν et πᾶσιν Par contre crsquoest respecter la structure de la phrase que drsquoy voir une comparaison

Quant au sens preacutecis agrave donner respectivement agrave πᾶσιν et agrave παντί la question reste ouverte Ou bien πᾶσιν signifie laquo toutes choses raquo dans leur diversiteacute (= τὰ πάντα τὰ ἐoacuteντα) et παντί opegravere une extension maximale en deacutesignant les mecircmes choses dans leur totaliteacute sans exclusion aucune (= τὸ πᾶν τὸ ἐoacuteν) ou bien πᾶσιν exprime cette extension maximale et παντί les envisage chacune dans leur singulariteacute Lrsquoexpression peut sembler redondante Par cette insistance Parmeacutenide veut sans doute signifier que sa thegravese est vraiment universelle Ce redoublement nrsquoest pas unique dans le Poegraveme Il est lrsquoeacutequivalent de δὶα παντὸς πάντα de I 32 ou de πάντῃ πάντως de IV 3 Le laquo transmonde raquo διάκοσμος est laquo semblable en tout raquo ἐοικώς πάντα (VIII 60)

Cette seconde phrase du fragment reprend la comparaison qui est exprimeacutee dans la premiegravere ce qui se passe pour lrsquounivers tout entier est preacuteciseacutement la mecircme chose que ce qui se passe pour lrsquohomme Mais elle va beaucoup plus loin en affirmant deux choses importantes

La premiegravere qursquoil nrsquoy a pas seulement similitude ou analogie mais identiteacute entre le monde et lrsquohomme en ce qui concerne cet laquo objet raquo (ὅπερ laquo ce que preacuteciseacutement raquo) que laquo la nature des membres ldquoφρονέειrdquo raquo B Cassin est convaincue que ce passage est agrave rapprocher du frg III ougrave comme tout un chacun elle y lit lrsquoidentiteacute du penser et de lrsquoecirctre Nous serions laquo ici dans la transposition doxique du frg III lrsquoidentiteacute nrsquoest pas construite par le redoublement de lrsquoecirctre et du penser mais par le redoublement de lrsquoacircme du monde et de lrsquoacircme des hommes caracteacuteristique drsquoune physique inteacutegrale raquo p 144 Je ne crois pas qursquoil y ait lieu de faire ce rapprochement Le sujet abordeacute ici est tout autre Ce qui est affirmeacute est que lrsquointelligence et drsquoautres faculteacutes (φρονέει) qui se manifestent dans les choses et qui sont attribueacutees agrave la δαίμων et par assimilation agrave la θεά agrave Ἔρως ou aux autres θεοί eacuteventuels sont les mecircmes que celles qui sont attribueacutees au νοῦς (ou νόος) laquo penseacutee raquo chez les hommes

La seconde affirmation porte justement sur cette reacutealiteacute (ὅπερ) sa nature et son origine Faute de pouvoir le deacuteterminer quelques commentateurs ont cru trouver la solution en consideacuterant que le verbe φρονέει eacutetait ici intransitif et donc que μελέων φύσις laquo la nature des membres raquo eacutetait le sujet reacuteel apposeacute agrave ὅπερ ainsi parmi drsquoautres M Conche et L Couloubaritsis citeacutes ci-dessus Mais crsquoest vraiment forcer le texte et aller contre une lecture eacutevidente La phrase serait eacutecrite autrement ou comporterait neacutecessairement un indicateur pour signifier cette apposition

Lrsquoactiviteacute que megravenent de faccedilon identique la diviniteacute et lrsquohomme est deacutefinie par un verbe φρονέειν (φρονεῖν en attique) Ce terme nrsquoa pas drsquoeacutequivalent en franccedilais Dans la tregraves longue notice qursquoil consacre au mot φρήν dont le verbe φρονέειν deacuterive Chantraine le rend par ces trois eacutequivalents laquo ecirctre aviseacute penser avoir des sentiments raquo176 Quant au terme source φρήν il en exprime ainsi la richesse seacutemantique laquo ldquodiaphragmerdquo ou ldquopeacutericarderdquo plus vaguement ldquoentraillesrdquo ldquocœurrdquo comme siegravege des passions ldquoespritrdquo siegravege de la penseacutee ldquovolonteacuterdquo raquo177 Le verbe φρονέειν renvoie donc agrave lrsquoensemble des fonctions qui caracteacuterisent le psychisme humain mais que lrsquoEacuteleacuteate eacutetend agrave lrsquoensemble des choses La premiegravere et la principale de ces fonctions est la capaciteacute de comprendre lrsquointelligence Dans ce cas le verbe est synonyme de νοεῖν laquo penser raquo qursquoeacutevoque le νόος laquo intelligence raquo mentionneacute dans la

176 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u φρήν p 1183

177 Ibid p 1182

128

phrase preacuteceacutedente mot de la mecircme racine que νοεῖν La seconde qui lui est associeacutee relegraveve plutocirct du ressenti du sentiment Elle implique de lrsquoeacutenergie du dynamisme du laquo cœur raquo Traduire par laquo penser raquo comme je lrsquoai fait faute de trouver mieux reacuteduit donc le sens du mot agrave une seule de ses facettes

LrsquoEacuteleacuteate preacutecise que cette activiteacute complexe est un acte de la laquo nature des membres raquo μελέων φύσις Il eacutenonce ici clairement ce qursquoil entend aussi bien par les dieux et diviniteacutes que par lrsquointelligence humaine et reacutepond ainsi agrave la question que jrsquoai laisseacutee plus haut en suspens Ce sont des proprieacuteteacutes des ecirctres des faculteacutes Celles-ci ne sont ni exteacuterieures ni transcendantes mais totalement immanentes Elles ne sont pas elles-mecircmes des ecirctres des substances ou des essences Le pilotage qursquoelles assurent (cf le κυϐερνᾷ laquo gouverne raquo qui qualifie lrsquoaction de la δαίμων XII 3) ne surplombe pas les ecirctres il leur est interne178 Nous pourrions les qualifier de laquo forces raquo δυνάμεις puisque tel est le terme que lrsquoEacuteleacuteate utilise agrave propos de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo (XII 2) et agrave propos des puissances qui interviennent dans la formation des vivants (XVIII 2 et 4) Elles font partie de la laquo nature raquo φύσις et en partagent les lois mecircme si elles sont invisibles et insaisissables en elles-mecircmes Et comme eux elles y occupent la place centrale comme cela est dit de la δαίμων en XII 3 laquelle est laquo au milieu raquo ἐν δὲ μέσῳ et comme cela est signifieacute par la place centrale qursquooccupe le terme laquo penseacutee raquo νόῳ en IV 1

Parmeacutenide nrsquoest pas le premier agrave consideacuterer que le divin et lrsquointelligence de lrsquohomme sont du mecircme ordre Heacuteraclite avait eacutecrit entre autres propos du mecircme genre laquo Le savoir τὸ σοφὸν ne consiste qursquoen une seule chose qui ne souhaite pas et souhaite ecirctre appeleacutee du nom de Zeus raquo179 Agrave vrai dire le divin est conccedilu sur le modegravele de lrsquointelligence humaine et comme elle il nrsquoest connaissable que par ses effets et non en lui-mecircme Je dirais pour pasticher la ceacutelegravebre formule qursquoeacutenoncera lrsquoAgrave Diognegravete agrave propos des chreacutetiens ce que lrsquointelligence est dans le corps le divin lrsquoest dans le monde180 Ce sont des instances non des entiteacutes substantielles Une tradition philosophico-theacuteologique nous a fait mettre le monde sous la tutelle drsquoun Dieu transcendant et personnel et identifier lrsquointelligence humaine agrave une acircme substantielle et immortelle Pour Parmeacutenide comme pour beaucoup drsquoautres savants-philosophes de lrsquoAntiquiteacute ces instances sont perccedilues comme le sera le laquo sujet raquo humain un laquo sous-jacent raquo ὓποκείμενον absolument neacutecessaire pour penser lrsquouniteacute de la personne mais tout autant absolument insaisissable en lui-mecircme car non seacuteparable de lrsquoecirctre dont il exprime lrsquouniteacute et la singulariteacute

XVI 4b τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

La troisiegraveme et derniegravere phrase du fragment introduite comme les deux preacuteceacutedentes par un γάρ laquo en effet raquo justifie lrsquoaffirmation preacuteceacutedente Si lrsquoemploi du verbe φρονέειν pour qualifier lrsquoaction identique que megravene laquo la nature des membres raquo sous les noms de laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo intelligence raquo est approprieacute crsquoest parce que des deux dimensions principales que pointe ce verbe lrsquointellectuelle et la sensitive la laquo penseacutee raquo νόημα est preacutepondeacuterante

178 Plus tard notamment chez les Stoiumlciens la partie dirigeante de lrsquoacircme la raison sera appeleacutee τὸ ἡγεμονικόν laquo ce qui relegraveve de la direction raquo

179 Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 711 p 246-257 (DK 22 B 32 M MARCOVICH 84 M CONCHE 65)

180 laquo Ce que lrsquoacircme est dans le corps les chreacutetiens le sont dans le monde raquo ὅπερ ἐστὶν ἐν σώματι ψυχή τοῦτrsquoεἰσὶν ἐν κόσμῳ Χριστιανοί Agrave Diognegravete VI 1 Texte et traduction H-I MARROU A Diognegravete p 64

129

Les commentateurs se divisent lagrave encore sur la signification agrave donner agrave cette proposition Le deacutesaccord vient du sens agrave reconnaicirctre agrave τὸ πλέον Certains le considegraverent comme lrsquoadjectif substantiveacute πλέος laquo plein raquo Ainsi parmi nos traducteurs habituels L Couloubaritsis laquo en effet crsquoest le plein qui fait la penseacutee accomplie raquo p 549 et J Bollack laquo Car crsquoest le plein qui fait la penseacutee raquo p 313 Drsquoautres lrsquoanalysent comme le comparatif substantiveacute de πολύς laquo nombreux raquo laquo beaucoup raquo agrave savoir πλείων avec le sens de laquo ce qui preacutedomine raquo Ainsi M Conche laquo Car ce qui preacutedomine fait la penseacutee raquo p 243 J Fregravere p 151 B Cassin p 115 laquo car ce qui preacutedomine est penseacutee raquo181 Tous en font le sujet de la phrase Or et je ne comprends pas qursquoaucun traducteur ou commentateur ne lrsquoait vu sauf en tout dernier lieu M Anneacutee182 une autre lecture aurait ducirc srsquoimposer drsquoembleacutee Tὸ πλέον est bien la forme neutre du comparatif πλείων mais il nrsquoa pas ici la valeur drsquoun substantif Il srsquoagit drsquoun adverbe qui peut signifier dit le Bailly soit laquo pour la plus grande partie raquo ou mecircme simplement laquo plus raquo soit drsquoune maniegravere geacuteneacuterale laquo plus raquo ou laquo plutocirct raquo et ecirctre lrsquoeacutequivalent de μᾶλλον183 Cet emploi est courant La phrase est dans la continuiteacute de la preacuteceacutedente et en garde le sujet τὸ αὐτό laquo car crsquoest pour la plus grande part une penseacutee raquo

Qursquoest-ce agrave dire

Une premiegravere voie est drsquoessayer drsquointerpreacuteter la phrase dans son contexte immeacutediat crsquoest-agrave-dire dans le rapport qursquoeacutetablit Parmeacutenide entre νόημα laquo penseacutee raquo et φρονέειν dont le spectre seacutemantique est plus large que νοεῖν laquo penser raquo et que νόημα qui est la forme nominale de ce dernier Φρονέειν comme je lrsquoai dit plus haut comporte aussi une dimension qui relegraveve du sentiment laquelle peut entraicircner une certaine disposition bonne ou mauvaise Mais souligne Parmeacutenide la dimension intellectuelle ou rationnelle lrsquoemporte la plupart du temps sur lrsquoautre dimension Elle est fondamentale et premiegravere sans quoi il nrsquoy aurait pas de possibiliteacute de connaicirctre les choses avec quelque chance drsquoacceacuteder au vrai Mais sa mise en œuvre aussi bien dans la reacutealiteacute des choses que dans la sphegravere humaine proprement dite peut ecirctre perturbeacutee fausseacutee ou empecirccheacutee par drsquoautres laquo forces raquo lieacutees agrave drsquoautres proprieacuteteacutes de la laquo nature des membres raquo μελέων φύσις en particulier aux sensations laquo Reacutefleacutechir est commun agrave tous raquo ξυνόν ἐστι πᾶσι τὸ φρονέειν avait eacutecrit Heacuteraclite184 mais il avait eacutegalement ajouteacute laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun mais alors que la raison est en commun la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une raison particuliegravere raquo διὸ δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ τοῦ λόγου δrsquoἐόντος ξυνοῦ ζώουσιν οἱ πολλοὶ ὡς ἰδίαν ἔχοντες φρόνησιν185 ou encore laquo La plupart des hommes ne reacutefleacutechissent pas aux choses telles qursquoils les rencontrent pas plus qursquoils ne les connaissent lorsqursquoon les leur a enseigneacutees mais ils se lrsquoimaginent raquo οὐ φρονέουσι τοιαῦτα πολλοὶ ὁκοίοις ἐγκυρεῦσιν οὐδὲ μαθόντες γινώσκουσιν ἑωυτοῖσι δὲ δοκέουσι186 Bien que doteacutes de lrsquointelligence νοῦς ils sont souvent laquo ignorants raquo ἀξύνετοι187

181 M D MCK IRAHAN in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo for the preponderant is the thought the mind conceives raquo p 94

182 Laquelle traduit ainsi la derniegravere proposition du frg XVI faisant de ἐστί un autonyme (eacutequivalent de laquo ldquoestrdquo est raquo laquo car pour la plus grande partie ldquoestrdquo la penseacutee raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 181

183 La mecircme chose se retrouve avec le superlatif pluriel de πολύς τὰ πλεῖστα laquo le plus souvent raquo ou laquo le plus longtemps possible raquo laquo le plus possible raquo

184 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 118 p 299 (DK 22 B 113 M CONCHE 6 M MARCOVICH

ne le retient pas)

185 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 1192 p 300 (DK 22 B 2 M CONCHE 7 M MARCOVICH

ne le retient pas) On notera que J-FR PRADEAU traduit par le mecircme terme laquo raison raquo les deux mots grecs λόγου et φρόνησιν

186 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 90 p 276 (DK 22 B 17 M CONCHE 5 M MARCOVICH 3)

130

mot agrave mot laquo qui ne rapprochent pas raquo laquo qui ne font pas le lien raquo Parmeacutenide ne veut sans doute pas dire autre chose qursquoHeacuteraclite Il ne suffit pas drsquoecirctre doteacute de lrsquointelligence encore faut-il srsquoen servir correctement en en respectant les regravegles eacutepisteacutemiques et en ne se laissant pas emporter ou aveugler par drsquoautres forces Mais la condition laquo mixte raquo des reacutealiteacutes singuliegraveres que sont les humains fait que leurs conceptions et leurs eacutenonciations ne seront jamais des veacuteriteacutes certaines et intangibles mais toujours des laquo opinions raquo δόξαι Agrave la diffeacuterence drsquoHeacuteraclite en revanche il eacutetend ce meacutesusage du penser agrave la totaliteacute des choses Si le monde est rationnel dans sa constitution il ne lrsquoest pas toujours dans la reacutealiteacute comme cela a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute

Mais peut-ecirctre la derniegravere phrase de notre fragment reacutefegravere-t-elle aussi agrave un contexte plus global Dans la theacuteorie geacuteneacuterale que Parmeacutenide eacutelabore de lrsquoensemble des choses theacuteorie qui constate que cet ensemble est fait de contraires et qui postule qursquoune force les fait se rencontrer et srsquounir pour geacuteneacuterer ce qui est reacuteellement il est neacutecessaire que preacuteside une logique rationnelle Mais si comme le reacuteel oblige agrave le constater cette logique ne srsquoimpose pas de maniegravere absolue il importe qursquoelle soit largement dominante sans quoi lrsquoeacutequilibre des forces serait rapidement rompu et le monde srsquoeffondrerait Or il perdure Pour lrsquohomme comme pour le monde la logique rationnelle lrsquoemporte habituellement sur les autres forces Peut-ecirctre nrsquoest-ce pas sans signification que Parmeacutenide a utiliseacute le terme δαίμων il connote une ideacutee de laquo hasard raquo dans la reacutepartition effective des choses lrsquoideacutee que cette reacutepartition nrsquoest pas toujours rationnelle mecircme si en fin de compte lrsquoeacutequilibre des forces est toujours maintenu188

187 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 77 p 263 (DK 22 B 1 M CONCHE 2 M MARCOVICH 1) et Frg 713 p 257 (DK 22 B 34 M CONCHE 3 M MARCOVICH 2)

188 Sur la faccedilon dont THEOPHRASTE a utiliseacute ce fragment dans sa preacutesentation de la conception parmeacutenidienne des sensations voir M CONCHE p 253-257 qui donne une traduction franccedilaise et un commentaire du passage en question

131

Chapitre III section D

Conclusion

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Sur chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

Simplicius qui fut notre principal citateur de Parmeacutenide et qui est le seul agrave transmettre ces trois vers dit qursquoils se situent apregraves lrsquoexposeacute de laquo lrsquoarrangement des choses sensibles raquo τὴν τῶν αἰσθητῶν διακόσμησιν (5588) ce dernier terme (διακόσμησιν) eacutetant la reprise du terme διάκοσμος employeacute par lrsquoEacuteleacuteate en VIII 60 Ils en sont la conclusion et du moins pour nous aujourdrsquohui eacutegalement celle du Poegraveme tout entier Ils en reacutesument lrsquoessentiel et nrsquoapportent rien de vraiment nouveau

Οὕτω τοι laquo ainsi donc raquo Lrsquoadverbe οὕτω reprend les adverbes interrogatifs employeacutes pour annoncer le programme de recherche et qui portent sur le laquo comment raquo et non sur le laquo pourquoi raquo ὥς laquo comment raquo (X 6) πῶς laquo comment raquo (XI 1) ὁππόθεν laquo drsquoougrave raquo (X 3) ἔνθεν laquo drsquoougrave raquo (X 6) Entre temps Parmeacutenide a reacutepondu en expliquant que laquo ce monde-ci raquo le monde qui est le nocirctre que nous avons sous les yeux et dont nous faisons partie ce monde tel qursquoil est et pas autrement est totalement une laquo nature raquo φύσις un ensemble drsquoecirctres de choses drsquoentiteacutes qui sont toutes singuliegraveres et qui comme lrsquoimplique la notion mecircme du mot adviennent se deacuteveloppent et disparaissent Le pronom-adjectif τάδε laquo ces choses-ci raquo reprend bien sucircr ce dont Parmeacutenide vient de parler le monde cosmique et le monde humain Mais comme ces deux domaines ont valeur drsquoexemplariteacute il doit ecirctre eacutetendu agrave la totaliteacute des choses Il eacutequivaut au κόσμον τόνδε laquo ce monde-ci raquo qursquoa employeacute Heacuteraclite lorsqursquoil a eacutecrit laquo ce monde-ci le mecircme pour tous que nul dieu ni homme nrsquoa fait mais qui eacutetait toujours qui est et qui sera raquo κόσμον τόνδε τὸν αὐτὸν ἁπάντων οὔτε τις θεῶν οὔτε ἀνθρώπων ἐποίησεν ἀλλrsquoἦν ἀεὶ καὶ ἔστιν καὶ ἔσται189 Mais agrave la diffeacuterence drsquoHeacuteraclite ce monde-ci nrsquoest pas pour Parmeacutenide laquo un feu eacuteternel srsquoallumant en mesures et srsquoeacuteteignant en mesures raquo190 Il reacutesulte de laquo forces raquo δυνάμεις reacuteparties selon deux laquo formes raquo μορφαὶ appeleacutees laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo qui sont contraires et qui srsquoexcluent mutuellement mais qui gracircce agrave lrsquoaction de deux forces reacutegulatrices internes la δαίμων et Ἒρως srsquounissent pour

189 HERACLITE Texte et Trad J-FR PRADEAU Frg 481 p 239 (DK 22 B 30 M MARCOVICH 51 M CONCHE 80

190 Ibid

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former tout ce qui est concregravetement Cette structure binaire qui constitue laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν demeure et nrsquoest pas affecteacutee par les transformations des ecirctres qursquoelle geacutenegravere

Cette explication bien sucircr nrsquoest qursquoune laquo opinion raquo δόξα En aucune maniegravere elle ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme une certitude Mais si elle respecte des regravegles de rationaliteacute qui elles sont universelles et indiscutables deacutemarche que Parmeacutenide nomme ἀληθείη (= attique ἀλήθεια) laquo veacuteriteacute raquo elle peut ecirctre tenue pour vraie tant qursquoune meilleure explication ne la preacutecise ne la rectifie ou mecircme ne la supplante Crsquoest parce qursquoelle ne respecte pas ces regravegles qursquoil a deacutegageacutees dans la premiegravere partie du Poegraveme que Parmeacutenide rejette les theacuteories des laquo mortels biceacutephales raquo Et il estime que celle qursquoil avance les observe

Quant aux laquo noms ὀνόματα que les hommes ont apposeacutes agrave chaque chose pour les distinguer raquo ils partagent le mecircme statut que lrsquolaquo opinion raquo Comme la laquo repreacutesentation raquo en quoi celle-ci consiste ils sont un meacutedium neacutecessaire agrave la saisie des choses Parmeacutenide envisage le langage comme une speacutecificiteacute humaine Ici crsquoest le terme ἄνθρωποι laquo hommes raquo qui est employeacute alors que jusqursquoagrave preacutesent il avait toujours useacute du terme βροτοί laquo mortels raquo Le rapport entre langage et reacutealiteacute est eacutenonceacute en termes de σήματα laquo signes raquo Lrsquoadjectif ἐπίσημον ici substantiveacute et attribut drsquoὄνομα est fait sur ce terme employeacute en VIII 2 et 55 dans un contexte identique (en X 2 les laquo signes σήματα ceacutelestes deacutesignent les constellations) Il y a donc un intervalle entre le dire et ce qui est nommeacute qui redouble celui qui existe entre le penser et ce qui est penseacute Soit les mots ne reacutepondent pas agrave des critegraveres eacutepisteacutemiques et dans ce cas ils ne seront que des noms vides de sens (VIII 38-39 cf VIII 53) et purement subjectifs (cf III) eacutenonccedilant un monde trompeur (cf VIII 51) soit ils y reacutepondent et alors ils correspondent agrave une certaine reacutealiteacute objective

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Chapitre IV

Le proegraveme ou

Le reacutecit drsquoune deacutecouverte

Sans Sextus Empiricus un auteur qui veacutecut vraisemblablement vers la fin du ɪɪe siegravecle de notre egravere nous nrsquoaurions absolument aucune ideacutee du proegraveme que Parmeacutenide a placeacute comme propyleacutee agrave son Poegraveme Il est le seul agrave nous le rapporter agrave lrsquoexception des deux derniers vers sans doute trop eacutenigmatiques agrave ses yeux pour ecirctre retenus191

Proegraveme est le terme dont usent habituellement les commentateurs pour nommer ce que en franccedilais nous appelons communeacutement preacuteambule mot issu de praeambulus terme du latin tardif lui-mecircme fait justement sur le modegravele de προοίμιον laquo en tecircte du chemin raquo laquo qui marche devant raquo dont laquo proegraveme raquo est la transcription en franccedilais Sa valeur meacutetaphorique eacutetait bien perccedilue des Grecs comme Aristote lrsquoatteste lorsqursquoil eacutecrit dans sa Rheacutetorique laquo Lrsquoexorde est le commencement du discours ce qursquoest le prologue dans le poegraveme dramatique ou le preacutelude dans un morceau de flucircte ce sont lagrave autant de commencements et comme lrsquoouverture du chemin pour qui va srsquoy engager ὁδοποίησις τῷ ἐπιόντι raquo192 Un peu plus loin il preacutecise laquo La fonction la plus neacutecessaire du proegraveme celle qui lui est propre est drsquoindiquer la fin ougrave vise le discours crsquoest pourquoi si elle est eacutevidente de soi et si lrsquoaffaire est minime on ne doit pas employer de proegraveme raquo193

Que le Poegraveme neacutecessitacirct un proegraveme parce sa fin nrsquoeacutetait pas eacutevidente et lrsquoaffaire drsquoimportance la lecture que nous venons drsquoen faire est lagrave pour lrsquoattester Mais ce proegraveme ne semble pas remplir sa fonction du moins agrave premiegravere vue tant il est lui-mecircme si peu eacutevident Il est difficile cependant drsquoimaginer que Parmeacutenide ait pris la peine drsquoen composer un simplement pour rendre lrsquoaccegraves agrave lrsquointelligence de son Poegraveme encore plus ardu Lrsquointerpreacutetation qui doit srsquoimposer est que le mode drsquoeacutecriture de la premiegravere partie du proegraveme

191 SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 111-114 in H DIELS-W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratiker t I p 227-230 Traduction franccedilaise in J-P DUMONT Les eacutecoles preacutesocratiques p 345-347 B CASSIN p 14-17 preacutesente et commente lrsquointerpreacutetation que SEXTUS fait du proegraveme

192 ARISTOTE Rheacutetorique III 14 1414a 19-20 trad M DUFOUR et A WARTELLE Les Belles Lettres 1973 p 78 Un peu auparavant (III) ARISTOTE dit ceci laquo Lrsquoexorde est le commencement du discours ce qursquoest le prologue dans le poegraveme dramatique ou le preacutelude dans un morceau de flucircte ce sont lagrave autant de commencements et comme lrsquoouverture du chemin pour qui va srsquoy engager ὁδοποίησις τῷ ἐπιόντι raquo (ibid p 78)

193 Ibid III 14 1415a 22-26 Les Belles Lettres p 80 Avant ARISTOTE PLATON fera dire agrave lrsquoEacutetranger dans les Lois (IV 722d) laquo Tout discours toute composition ougrave intervient la voix comporte des preacuteludes [προοίμια] quelque chose comme une mise en train qui conforte une sorte drsquohabile prise en main utile agrave ce qui va srsquoexeacutecuter raquo Lois IV 722d trad L BRISSON et J-FR PRADEAU in L BRISSON (dir) PLATON Œuvres complegravetes p 782

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ndash celle qui fait surtout difficulteacute la seconde quant agrave elle est du mecircme style que le corps du Poegraveme ndash est intentionnel et significatif Le propre drsquoun proegraveme en effet nrsquoest pas de reacutesumer par avance ce qui sera deacuteveloppeacute par la suite Il est drsquoannoncer ce deacuteveloppement en le situant dans le contexte qui en a eacuteteacute lrsquoorigine et qui lui donne sa pleine signification Crsquoest pourquoi si la lecture du corps du Poegraveme est neacutecessaire pour comprendre le proegraveme celui-ci agrave son tour peut ecirctre fort preacutecieux pour en connaicirctre lrsquoorientation geacuteneacuterale comprendre comment Parmeacutenide situait lui-mecircme son propre propos par rapport agrave celui de ses pairs quelle est la question preacutecise qui srsquoest poseacutee agrave lui et de quelle faccedilon il lrsquoa instruite pour y reacutepondre Du reste lrsquoEacuteleacuteate a neacutecessairement composeacute le proegraveme apregraves avoir eacutecrit le Poegraveme apregraves avoir effectueacute sa deacutecouverte et meneacute sa recherche agrave terme Sans cela il ne pourrait pas en faire le reacutecit En conseacutequence la faccedilon dont il relate le cheminement de sa deacutecouverte a sans aucun doute eacuteteacute reacuteviseacutee et eacutecrite pour ecirctre en accord avec les reacutesultats comme pour montrer quelles en furent les preacutemices Par exemple la δαίμων qursquoil mentionne degraves le vers 3 du proegraveme comme terme de sa recherche nrsquoeacutetait tregraves probablement pas une donneacutee de deacutepart Telle qursquoil la conccediloit elle fait partie des reacutesultats Et nous non plus nous ne pouvons lire le proegraveme sans tenir compte de lrsquoexposeacute qui le suit Il est cependant certain que lrsquoEacuteleacuteate dut connaicirctre une peacuteriode durant laquelle sa deacutemarche devait ecirctre assez confuse et heacutesitante

La lecture du corps du Poegraveme a fait apparaicirctre que son propos comporte trois registres diffeacuterents Le premier le plus important quant au fond est celui du discours que lrsquoon peut qualifier de savant par lequel lrsquoEacuteleacuteate exprime sa propre penseacutee et reacutefuse (cf ἔλεγχος VII 5) celle de ses pairs Le second registre le plus important quand agrave la forme est celui de la meacutetaphore dont la principale est celle de la voie agrave laquelle se rattachent les sous-meacutetaphores du char et de la porte Le troisiegraveme registre enfin qui vient surdeacuteterminer les deux premiers et donne agrave lrsquoensemble un style eacutepique est drsquoordre symbolique Il est agrave caractegravere religieux et mythique Sa fonction est drsquoeacutecarter par substitution le discours laquo religieux raquo avant tout celui tenu dans les Mystegraveres en tant que celui-ci preacutetend reacuteveacuteler lrsquoexplication vraie et ultime des choses Lrsquointerpreacutetation du proegraveme doit se faire agrave la lumiegravere de ces trois registres

Si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence premiegravere les genres litteacuteraires ou styles drsquoeacutecriture mis en œuvre le proegraveme comprend deux parties de taille tregraves ineacutegale

A La premiegravere la plus longue (I 1-28a) deacutecrit en termes meacutetaphoriques et eacutepiques lrsquoitineacuteraire qursquoa suivi Parmeacutenide dans sa tentative de trouver une explication rationnelle de la totaliteacute des choses et de la deacutecouverte majeure qui en est reacutesulteacutee

B La seconde est si reacuteduite (quatre vers et demi I 28b-32) qursquoelle pourrait tout aussi bien ecirctre interpreacuteteacutee comme une phrase de transition Elle indique en termes savants les mecircmes que ceux qui seront employeacutes par la suite les deux parties qui forment le corps du propos et preacutecise lrsquooptique selon laquelle il convient de lrsquoenvisager

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Chapitre IV section A

Texte et traduction

A Lrsquoitineacuteraire de la recherche (I 1-28a)

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ194 φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte195 des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute196 de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

194 Les leccedilons donneacutees par les manuscrits divergent sans qursquoaucune ne puisse convenir drsquoun point de vue meacutetrique Jrsquoexplique plus loin ma proposition de lecture

195 Le pluriel πύλαι laquo portes raquo deacutesigne une porte le singulier πύλη deacutesignant un battant

196 Comme pour la porte je rends le pluriel grec κληῖδας laquo cleacutes raquo par un singulier car il nrsquoy en a qursquoune seule

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πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι197 lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ Toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des [sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

B Plan et optique I 28b-32

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς198 ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα199 il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

197 Au lieu de εἰλίξασαι donneacute par tous les eacutediteurs et qui ne correspond agrave aucun verbe je lis εἱλίξασαι participe aoriste de εἱλίσσω (autre forme pour ἑλίσσω) laquo faire tourner raquo sens que drsquoailleurs les traducteurs retiennent

198 Plusieurs citateurs preacutesentent de maniegravere tout agrave fait recevable le terme ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo drsquoougrave laquo ferme raquo laquo solide raquo laquo exact raquo agrave la place de ἀτρεμὲς

199 Sur les 4 manuscrits du seul citateur SIMPLICIUS un seul donne la leccedilon περῶντα les trois autres περ ὄντα

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Chapitre IV section B

Lrsquoitineacuteraire de la recherche I 1-28a

La majeure partie du proegraveme deacutecrit en termes imageacutes lrsquoitineacuteraire de la recherche suivi par Parmeacutenide Son interpreacutetation comme le reste du Poegraveme a donneacute lieu lagrave encore agrave des divergences inconciliables Le style eacutepique y a contribueacute particuliegraverement en tirant cette interpreacutetation du cocircteacute du mythe L Couloubaritsis en preacutesente et discute longuement les principales orientations les classant selon qursquoelles donnent une interpreacutetation laquo litteacuterale raquo laquo religieuse raquo laquo alleacutegorique raquo ou laquo rationaliste raquo p 132-196 La seule voie agrave suivre me semble-t-il est celle que je me suis efforceacute de suivre jusqursquoagrave preacutesent Elle consiste agrave confronter le fragment agrave lrsquoensemble du reste de lrsquoœuvre en fonction de la place qui est la sienne (celle drsquoun proegraveme) Or comme je viens de le noter lrsquoanalyse du corps du Poegraveme a reacuteveacuteleacute que le discours se situait sur trois registres diffeacuterents drsquoineacutegale importance le propos personnel de Parmeacutenide la reacutefutation de ses pairs et le rejet par substitution du discours laquo religieux raquo Il est leacutegitime de srsquoattendre agrave ce que le premier registre soit la matrice de lrsquoensemble du proegraveme et lui donne sa coheacuterence mecircme si dans la premiegravere partie il est eacutenonceacute dans un registre meacutetaphorique qui inclut des eacuteleacutements du troisiegraveme

Lrsquoitineacuteraire que Parmeacutenide dit avoir parcouru suit un ordre agrave la fois logique et chronologique Il comporte trois phases

1 La premiegravere deacutecrit la premiegravere eacutetape laquo vers la lumiegravere raquo jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo Lrsquoitineacuteraire eacutetant celui drsquoune recherche elle en preacutecise les conditions eacutepisteacutemiques initiales Elle suggegravere qursquoelles nrsquoeacutetaient pas pleinement satisfaisantes et quel eacutetait le point qui faisait le plus difficulteacute (I 1-10)

2 La seconde reacutevegravele que effectivement cette laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo agrave laquelle conduit la recherche telle qursquoelle eacutetait engageacutee est fermeacutee mais que gracircce agrave une nouvelle cleacute celle-ci a pu ecirctre ouverte et franchie donnant ainsi accegraves agrave la voie rapide vers la demeure de la deacuteesse (I 11-21) La nouvelle cleacute repreacutesente la deacutecouverte majeure que Parmeacutenide pense avoir faite

3 La derniegravere phase enfin raconte lrsquoarriveacutee agrave la demeure de la deacuteesse lrsquoaccueil qursquoelle a reacuteserveacute agrave son hocircte et le jugement qursquoelle porte sur la deacutemarche qursquoil a suivie (I 22-28a)

1 Jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo ou les conditions eacutepisteacutemiques initiales de la recherche I 1-10

Degraves les premiers mots du proegraveme le lecteur du Poegraveme est directement plongeacute in medias res Aucune indication nrsquoest donneacutee sur ce qui a preacuteceacutedeacute en particulier sur les raisons et les circonstances qui ont pousseacute Parmeacutenide agrave effectuer sa propre recherche comme si seul comptait le discours savant et que lrsquoon pouvait faire abstraction des conditions environnantes La description qui est donneacutee de la premiegravere eacutetape laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος preacutecise en

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revanche les conditions eacutepisteacutemiques selon lesquelles celle-ci a eacuteteacute engageacutee et suggegravere quelle eacutetait la question qui faisait problegraveme

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie en effet me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

I 1-2a Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι πέμπον Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet me

[ deacutepecircchaient

Ἵπποι ταί με φέρουσιν laquo les cavales qui me portent raquo Ἵπποι laquo chevaux raquo est normalement un masculin Mais le relatif feacuteminin qui le suit ταί (= αἵ en attique) laquo qui = lesquelles raquo indique tout de suite qursquoil srsquoagit de juments Sont-elles deux ou quatre Impossible agrave dire Lrsquoexpression laquo qui me portent raquo ταί με φέρουσιν doit ecirctre entendue comme beaucoup drsquoautres semblables en matiegravere de transport en un sens meacutetonymique Parmeacutenide nrsquoest pas agrave cheval mais dans le char tireacute par les cavales Par ailleurs comme cela sera preacuteciseacute par la suite il ne conduit pas lui-mecircme le char Cette direction est tenue par des laquo jeunes filles raquo (cf I 5 et 24) Quant aux cavales ont-elles une valeur meacutetaphorique ou sont-elles un simple eacuteleacutement qursquoimpose la meacutetaphore du char sans avoir lui-mecircme une signification particuliegravere Ce qui est dit drsquoelles par la suite invite agrave retenir la premiegravere alternative

ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι litteacuteralement laquo autant que [leur] ardeur peut atteindre raquo La majoriteacute des traducteurs et commentateurs sous-entendent un adjectif possessif de la premiegravere personne (= laquo mon raquo) non obligatoire quand lrsquoappartenance est eacutevidente et attribuent le θυμός agrave Parmeacutenide laquo aussi loin que mon ardeur peut atteindre raquo (B Cassin p 71) laquo aussi loin que mon deacutesir puisse aller raquo (M Conche p 42) laquo aussi loin que puisse parvenir mon deacutesir raquo (J Fregravere p143) laquo aussi loin que va mon deacutesir raquo (J Bollack p 70) laquo aussi loin que mon deacutesir peut acceacuteder raquo (L Couloubaritsis p 539)

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Du point de vue grammatical θυμός ne peut se rapporter qursquoaux laquo cavales raquo ἳπποι et non agrave un adjectif ou pronom possessif sous-entendu tel que ἐμός laquo mon raquo ou μου laquo de moi raquo Si cet adjectif ou pronom nrsquoest pas mentionneacute crsquoest qursquoil nrsquoy a pas de doute sur lrsquoidentiteacute du possesseur qursquoil est le mecircme que dans la proposition principale En ne respectant pas comme beaucoup drsquoautres cette regravegle grammaticale J Fregravere qui a eacutetudieacute particuliegraverement lrsquohistoire de ce mot depuis Homegravere jusqursquoagrave Platon pense que dans ce passage du Poegraveme le seul endroit ougrave le terme apparaicirct le mot acquiert un sens nouveau laquohellip la signification du mot est radicalement autre que celle du fragment drsquoHeacuteraclite Il srsquoagit ici de cette part du psychisme qui srsquoefforce non tant de viser le Juste que trsquoatteindre le Vrai [hellip] Le cœur soutient ici lrsquointellect et la raison en leur saine orientation [hellip] Deacutesormais lrsquoimpeacutetuositeacute de lrsquohomme nrsquoest plus au service de lrsquointelligence utilitaire (Heacutes) et des ambitions personnelles (Hom) elle se met au service de la rigoureuse raison de la quecircte du Vrai raquo200 Srsquoil se rapporte aux cavales le terme conserve sa signification traditionnelle de siegravege de la vigueur avec toutes les formes que celle-ci peut prendre Mais la question se reporte alors sur ce qursquoil faut entendre par laquo cavales raquo ἳπποι Elles ne peuvent que deacutesigner meacutetaphoriquement le dynamisme intellectuel qui pousse Parmeacutenide agrave engager et agrave mener jusqursquoau bout son questionnement sur laquo tout ce qui est raquo πάντα Du coup si le mot conserve sa valeur propre le jeu de la meacutetaphore fait qursquoil acquiert ici pour la premiegravere fois une nouvelle signification Le commentaire de J Fregravere retrouve alors sa pertinence

Ce qui est affirmeacute degraves le deacutebut du proegraveme par la meacutetaphore des laquo cavales raquo ἳπποι et lrsquoexpression du laquo moi raquo με ce sont les conditions eacutepisteacutemiques initiales de toute recherche Ce laquo moi raquo doit ecirctre entendu dans un double sens Au sens de la personnaliteacute mecircme de Parmeacutenide tout drsquoabord Le caractegravere preacutedominant de cette personnaliteacute est le laquo deacutesir raquo θυμός qui srsquoil est dit des cavales concerne en reacutealiteacute lrsquoauteur du Poegraveme et qui est fondamentalement un deacutesir de connaissance et non comme lrsquoeacutecrit Sextus laquo les pulsions et les appeacutetits irrationnels de lrsquoacircme raquo Sans ce ressort premier point de recherche possible Nous avons vu que les futurs du frg X et XI laissent mecircme transparaicirctre un reacuteel enthousiasme intellectuel En second lieu ce laquo moi raquo με doit ecirctre entendu au sens drsquoun laquo je raquo eacutepisteacutemique drsquoun sujet dont lrsquoactiviteacute et le discours pour ecirctre personnels sont uniquement reacutegis par des regravegles eacutepisteacutemiques tenues pour universelles lesquelles exigent la confrontation avec autrui La preacutedominance du laquo je raquo sur le laquo moi raquo est drsquoailleurs telle que dans tout le proegraveme Parmeacutenide ne se preacutesente jamais comme lrsquoacteur de la recherche mais seulement comme un beacuteneacuteficiaire et un agent Ce nrsquoest pas lui qui tient les recircnes mais les laquo jeunes filles raquo figures justement drsquoune intelligence respectant les regravegles eacutepisteacutemiques Il est mecircme laquo mandateacute raquo le sens fondamental du verbe πέμπον laquo deacutepecircchaient raquo est laquo envoyer raquo souvent pour effectuer une tacircche remplir une mission Et cette mission vaut la peine que lrsquoon srsquoy consacre laquo agrave fond raquo comme les cavales qui foncent laquo aussi vite que leur ardeur le permet raquo ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Il est clair que le verbe πέμπω nrsquoest pas approprieacute pour parler de chevaux Il ne relegraveve pas de la meacutetaphore mais de ce dont les cavales sont la meacutetaphore Il est employeacute trois autres fois dans ce qui nous reste du Poegraveme quelques vers plus bas (I 8) agrave propos des jeunes filles qui poussent les cavales pour laquo deacutepecirccher raquo πέμπειν Parmeacutenide vers la lumiegravere en I 26 sous la forme composeacutee προπέμπειν pour faire dire agrave la deacuteesse que ce nrsquoest pas laquo mauvais Destin raquo qui lrsquolaquo a deacutepecirccheacute raquo προὔπεμπε sur la route qursquoil a suivie et en XII 5 enfin pour dire que la laquo deacutemone raquo laquo pousse raquo πέμπουσα le macircle et la femelle agrave srsquounir Srsquoil y a une transcendance crsquoest uniquement une transcendance eacutepisteacutemique Implicitement est donc rejeteacutee toute autre transcendance comme celle drsquoune origine divine agrave une quelconque veacuteriteacute

200 J FRERE Ardeur et colegravere Le thumos platonicien p 97-98

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Nous savons pour avoir analyseacute tout le Poegraveme que la totaliteacute des choses est sous le reacutegime de la contrarieacuteteacute (laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo) chaque contraire ayant laquo ses propres forces raquo σφετέρας δυνάμεις (IX 2) que par ailleurs une force drsquounion laquo Amour raquo Ἔρως les pousse agrave produire le reacuteel tel qursquoil est Il est donc leacutegitime de se demander si la meacutetaphore des cavales srsquoinscrit aussi dans ce schegraveme geacuteneacuteral eacutetant entendu que mecircme srsquoil est supposeacute deacutecrire la phase initiale de la recherche le proegraveme a eacuteteacute composeacute apregraves coup in fine La laquo force raquo δύναμις est la caracteacuteristique fondamentale des cavales Le terme qui la deacutefinit θυμός invite agrave voir en elle une forme drsquolaquo Amour raquo Ἔρως Les deux forces contraires que le deacutesir de connaicirctre met en œuvre seraient-elles alors lrsquoignorance (cocircteacute laquo Nuit raquo) et la connaissance (cocircteacute laquo Lumiegravere raquo) et leur produit un savoir Ce qui fait qursquoil ne saurait y avoir de savoir parfait et absolu tel un feu totalement pur Eacutetant par deacutefinition un mixte il comporterait neacutecessairement une part drsquoignorance et oscillerait entre les deux extrecircmes le curseur se deacuteplaccedilant en fonction des possibiliteacutes reacuteelles drsquoinvestigation et du respect ou du non-respect des exigences eacutepisteacutemiques Il ne peut ecirctre qursquoune laquo opinion raquo δόξα

Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le fait de parler de laquo cavales raquo et non de chevaux macircles est-il intentionnel et a-t-il une signification particuliegravere On cherchera en vain des raisons meacutetriques ou une reacutefeacuterence dans la litteacuterature anteacuterieure Un masculin aurait eacuteteacute a priori plus pertinent si Parmeacutenide avait vraiment voulu souligner la force de lrsquolaquo ardeur raquo θυμός qui le pousse agrave mener sa recherche mais au risque de suggeacuterer que cette force relegraveve plus de lrsquoirrationnel comme lrsquoa compris Sextus que du rationnel La question serait tregraves secondaire si lrsquoemploi de ce feacuteminin eacutetait isoleacute dans le proegraveme Drsquoautres ecirctres en effet y sont nommeacutes au feacuteminin et non des moindres alors que le masculin pouvait tout aussi bien convenir δαίμων laquo diviniteacute raquo (I 3) κοῦραι laquo jeunes filles raquo (I 5 et 9) ἡνιόχοισιν laquo cochers raquo (I 24) qui deacutesigne les jeunes filles et enfin θεά laquo deacuteesse raquo (I 22) La theacutematique geacuteneacuterale dont tous ces ecirctres participent est celle de la laquo voie raquo ὁδός qui est un terme exclusivement feacuteminin Mais lrsquohypothegravese que je formulerais volontiers est que cette preacutesentation drsquoensemble srsquointegravegre dans la figure de la geacuteneacuteration et de lrsquoenfantement En XII 3-4 Parmeacutenide dit que la δαίμων laquo qui gouverne tout raquo laquo commande en toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo La recherche relegraveverait alors elle aussi de la logique geacuteneacuterale de lrsquoenfantement et ses reacutesultats (le savoir) seraient soumis aux mecircmes regravegles que tout ce qui existe et qui relegraveve de la laquo nature raquo φύσις apparaicirctre croicirctre et disparaicirctre crsquoest-agrave-dire ecirctre remplaceacutes par drsquoautres reacutesultats

Quoi qursquoil en soit de ce dernier point qui annonce drsquoune certaine faccedilon la maiumleutique socratique les conditions initiales de la recherche sont si fondamentales que Parmeacutenide a jugeacute utile de les rappeler en les mettant dans la bouche mecircme de la deacuteesse et pratiquement dans les mecircmes termes Crsquoest parce qursquoil les a respecteacutees que Parmeacutenide est parvenu agrave sa demeure laquo crsquoest gracircce aux cavales qui te portent que tu parviens agrave ma demeure raquo ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ (I 25)

I 2-3a hellip ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι δαίμονος hellip lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur la voie [aux multiples discours de la diviniteacute

Ἐς ὁδὸν πολύφημον δαίμονος lrsquoimage de la laquo voie raquo ὁδός est devenue si commune et si banale en philosophie en science en religion et en bien drsquoautres domaines que lrsquoon nrsquoa pratiquement plus conscience qursquoil srsquoagit drsquoune meacutetaphore et que le premier agrave en avoir fait veacuteritablement le concept fondamental pour deacutesigner lrsquoensemble des deacutemarches agrave engager et agrave suivre pour atteindre un objectif dans le domaine de la recherche savante et philosophique est Parmeacutenide Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion en commentant le frg II 4 de souligner les connotations conceptuelles nombreuses et deacuteterminantes qursquoimplique cette image Je nrsquoy

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reviens pas du moins pour lrsquoinstant Une source fort probable de cette image me semble en revanche pertinente agrave souligner

En effet la voie est drsquoembleacutee qualifieacutee de laquo voie de la diviniteacute raquo ὁδὸν δαίμονος et non pas comme on aurait pu srsquoy attendre de laquo voie de la recherche raquo ὁδὸς διζήσιος comme cela sera dit degraves le deacutebut du corps du Poegraveme (II 2) Cette substitution est drsquoautant plus significative qursquoelle paraicirct oseacutee la recherche savante est tout le contraire drsquoune reacuteveacutelation divine La laquo voie raquo que Parmeacutenide propose de suivre est en particulier agrave lrsquoopposeacute de celle que lrsquoon suivait dans les Mystegraveres Une recherche savante est une recherche active suit des regravegles eacutepisteacutemiques rigoureuses et conduit agrave un savoir incertain et jamais acheveacute eacutetant selon la theacuteorie parmeacutenidienne un laquo mixte raquo issu gracircce agrave Amour de la rencontre positive entre les deux laquo formes raquo contraires que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo Elle est par ailleurs publique Une connaissance par reacuteveacutelation est passive ne reacutepond agrave aucun critegravere de veacuteridiction et donne la fausse conviction de deacutetenir un savoir certain et deacutefinitif Dans les Mystegraveres elle est mecircme donneacutee sous le sceau du secret garanti par la loi Elle ne saurait en aucune maniegravere ecirctre reconnue et compareacutee agrave une recherche savante On peut donc penser que par cette substitution lrsquoEacuteleacuteate entend lrsquoeacuteliminer purement et simplement

Degraves le deacutebut de son Poegraveme donc lrsquoEacuteleacuteate affirme avec force que par δαίμων il ne deacutesigne pas un ecirctre divin comme on lrsquoentend dans le langage ordinaire et religieux mais comme il le preacutecisera plus loin (frg XII XIII XVI) une intelligence qui est inscrite dans les choses elles-mecircmes et qui fait partie de la laquo nature raquo φύσις Elle repreacutesente le point ultime de la quecircte de Parmeacutenide la reacuteponse agrave la question fondamentale qursquoil se pose et au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible de remonter Cette question nous pouvons la percevoir plus nettement maintenant que nous sommes parvenus au terme du Poegraveme comprendre comment les contraires qui constituent le fondement des choses peuvent sans srsquoabolir ni se deacutetruire mutuellement produire la totaliteacute des choses singuliegraveres lesquelles apparaissent et disparaissent La δαίμων sera ndash car Parmeacutenide ne le sait pas encore au deacutebut de sa recherche ndash la reacuteponse en eacutetant cette instance rationnelle inscrite dans le monde lui-mecircme et cela depuis toujours Elle nrsquoapparaicirct pas dans un second temps pour mettre de lrsquoordre dans ce qui serait un chaos Aussi met-elle en eacutechec ceux qui pour expliquer le changement constant du monde meacutelangent les contraires les font se transformer les uns dans les autres ou nrsquoen retiennent qursquoun seul en eacuteliminant lrsquoautre

Peut-on degraves lors deacutecider du sens qursquoil faut reconnaicirctre agrave πολύφημον qui qualifie cette voie Le terme πολύφημος est composeacute du preacutefixe πολύ- tireacute de lrsquoadjectif πολύς laquo ldquoabondant nombreux vaste longrdquo en parlant du temps raquo dit Chantraine201 et de φημον fait sur le nom φήμη dont le sens va de laquo preacutesage raquo agrave laquo renommeacutee raquo en passant par laquo reacuteputation raquo laquo rumeur raquo laquo leacutegende raquo etc et lui-mecircme issu du verbe φημί laquo deacuteclarer affirmer preacutetendre dire raquo202 Le Bailly propose deux sens

‒ I passif 1 laquo dont on parle beaucoup tregraves renommeacute fameux ceacutelegravebre raquo 2 laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo

‒ II actif laquo qui parle beaucoup c agrave d 1 abondant en reacutecits 2 qui se reacutepand en paroles raquo

Il renvoie agrave lrsquoOdysseacutee pour les sens I2 (laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo) et II1 (laquo qui parle beaucoup raquo)

201 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 893

202 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 1151

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A priori tous ces sens sont recevables Nos traducteurs habituels ont plutocirct opteacute pour le sens actif M Conche laquo aux nombreux signes raquo p 42 J Fregravere laquo riche en paroles raquo p 143 B Cassin laquo qui dit tant raquo p 71 J Bollack laquo de riche langage raquo p 71 L Couloubaritsis ne tranche pas et joint les deux sens laquo abondant en paroles reacuteputeacutees raquo p 539 Si lrsquoon entend bien par laquo voie raquo la recherche que poursuit Parmeacutenide apregraves tant drsquoautres et comme tant drsquoautres le sens qui conviendrait le mieux me semble-t-il serait le second sens passif donneacute par le dictionnaire laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo Parmeacutenide pointerait tout de suite la pluraliteacute qui caracteacuterise les discours savants ou non et les divergences irreacuteductibles qui les opposent Nous savons aussi qursquoils ne sont pas tous eacutegalement acceptables Certains srsquoeacutecartent de la voie juste parce qursquoils sont erroneacutes Ainsi en est-il des laquo opinions des mortels biceacutephales raquo qui ne respectent pas les regravegles de la logique et engagent dans une impasse (cf II 7) Le vers suivant me semble conforter cette interpreacutetation

I 3 hellip ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα [diviniteacute] qui y fait chuter tout homme qui sait

Toutes les leccedilons donneacutees par les manuscrits montrent que les copistes se sont trouveacutes devant un modegravele corrompu et qursquoils ont parfois tenteacute de reacutesoudre la difficulteacute tout en respectant au maximum le texte qursquoils avaient sous les yeux sans pour autant offrir une leccedilon satisfaisante du point de vue meacutetrique πάντrsquoἄτη πάν τἀτη πάντα τη πάντα τῆ πάντα τῇ Dans le manuscrit N Mutschmann a lu par erreur πάντrsquoἄστη laquo toutes citeacutes raquo au lieu de πάντrsquoἄτη Il a eacuteteacute suivi par Diels-Kranz et parmi les commentateurs que nous citons habituellement par J Fregravere et J Bollack lesquels faisant de ὁδόν lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἣ laquo laquelle raquo traduisent ainsi ce vers laquo chemin qui megravene lrsquohomme qui sait dans toute ville raquo J Fregravere p 133 laquo celui qui porte lrsquohomme du savoir dans toute ville raquo J Bollack p 70

Parmi les conjectures proposeacutees par les savants203 celle de N-L Cordero ndash πᾶν ταύτῃ ndash a plus particuliegraverement retenu lrsquoattention des commentateurs N-L Cordero faisait de ταύτῃ un adverbe synonyme de τῇ laquo lagrave raquo qui apparaicirct deux fois dans le vers suivant (I 4) et faisait de δαίμονος lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἥ laquo laquelle raquo Il interpreacutetait donc ainsi ce vers laquo la Deacuteesse qui conduit lagrave (sc le Royaume de la Deacuteesse) agrave lrsquoeacutegard de tout (ou en ce qui concerne tout) lrsquohomme qui sait raquo204 Il a eacuteteacute suivi par M Conche p 41 et par L Couloubaritsis p 551 pour la conjecture mais non pour la construction et lrsquointerpreacutetation de la phrase Comme J Fregravere J Bollack et beaucoup drsquoautres ils font de ὁδόν et non de δαίμονος lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἥ et interpregravetent ταύτῃ comme un pronom deacutemonstratif deacutesignant la laquo diviniteacute raquo M Conche traduit donc laquo voie qui agrave lrsquoeacutegard de tout ltce qursquoil y agt megravene agrave celle-ci [ie la diviniteacute raquo] lrsquohomme mortel en le rendant savant raquo p 42 Quant agrave L Couloubaritsis il comprend ainsi ce vers laquo [chemin] qui porte sur toute son eacutetendue lrsquohomme qui sait raquo p 539 Agrave noter que B Cassin ne se prononce pas p 71

Il est difficile drsquoimaginer que le pronom relatif ἥ laquo laquelle raquo laquo qui raquo nrsquoait pas pour anteacuteceacutedent δαίμονος qui le preacutecegravede immeacutediatement et dont crsquoest le seul signe qui indique qursquoil srsquoagit drsquoun feacuteminin et non drsquoun masculin Sa place est comparable agrave celle du pronom relatif ταί (= αἵ en attique) laquo lesquelles raquo laquo qui raquo du premier vers lequel suit immeacutediatement ἴπποι

203 A H COXON conserve dans la derniegravere eacutedition de 2009 avec la traduction de R MCK IRAHAN lrsquoadverbe ἂντην (laquo en face raquo) qursquoil avait conjectureacute dans les eacuteditions anteacuterieures Il lit donc πάντrsquoἂltνgtτηltνgt φέρει et traduit laquo which carries through every stage to meet her face to face a man of understanding raquo A H COXON The Fragments of Parmenides p 48-49

204 N-L CORDERO laquo Le vers 13 de Parmeacutenide (ldquoLa deacuteesse conduit agrave lrsquoeacutegard de toutrdquo) raquo Revue philosophique p 173-174

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pour bien marquer qursquoil srsquoagit de laquo juments raquo et non de laquo chevaux raquo205 Le pronom de rappel αὐτῇ ne saurait remplir une telle fonction Il ne peut se comprendre que si lrsquoon sait deacutejagrave que son anteacuteceacutedent est un feacuteminin

Pour redonner agrave la syllabe sa longueur attendue je retiens la lettre conjectureacutee par N L Cordero agrave savoir la voyelle υ mais je propose de faire un autre deacutecoupage des mots Au lieu de πᾶν ταύτῃ je lis πάντrsquoαὐτῇ αὐτῇ laquo par elle raquo agrave savoir la laquo voie raquo ὁδός au lieu de ταύτῃ laquo agrave celle-ci raquo et au lieu du pronom neutre πᾶν laquo tout raquo je lie πάντrsquo (pour πάντα) laquo tout raquo adjectif masculin que je raccorde agrave lrsquoaccusatif εἰδότα φῶτα ce qui donne laquo tout homme qui sait raquo Reste la particule κατά Tous les traducteurs et commentateurs si ne je me trompe en font une preacuteposition Mais elle peut tout aussi bien ecirctre un preacuteverbe et porter sur le verbe φέρει par-dessus πάντrsquoαὐτῇ Ce que nous appelons des laquo preacutepositions raquo parce qursquoelles se placent ordinairement devant un substantif ou ce qui en tient lieu et ce que nous appelons des laquo preacuteverbes raquo non pas parce qursquoils preacutecegravedent un verbe mais parce qursquoils se fixent agrave lui pour former des preacutefixes sont en grec des speacutecifications des mecircmes particules et conservent un sens fort Par ailleurs et crsquoest preacuteciseacutement le cas qui se preacutesente ici les particules qui se rapportent agrave un verbe et en preacutecisent les modaliteacutes nrsquoeacutetaient pas agrave lrsquoorigine fixeacutees au verbe Elles ne le devinrent que progressivement et gardant leurs valeurs propres elles pouvaient toujours en ecirctre seacutepareacutees surtout en poeacutesie pour des raisons meacutetriques Les grammairiens grecs drsquoeacutepoque tardive analysant ce pheacutenomegravene agrave partir des usages de leur eacutepoque lrsquoont appeleacute τμῆσις laquo tmegravese raquo qui signifie laquo seacuteparation raquo alors qursquoil aurait eacuteteacute plus pertinent de lrsquoappeler drsquoun terme comme laquo rattachement raquo σύναψις Or justement le verbe composeacute καταφέρω est fort bien attesteacute en grec depuis Homegravere et signifie litteacuteralement laquo porter (φέρω) en bas (κατά) raquo Par meacutetaphore lrsquoimage peut convenir agrave bien des situations Le verbe peut alors prendre le sens de preacutecipiter abattre renverser Je comprends donc ainsi la proposition relative laquo de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait raquo Parmeacutenide poursuit lrsquoideacutee exprimeacutee preacuteceacutedemment par lrsquoadjectif πολύφημον laquo aux multiples discours raquo et par lrsquoexpression ὁδὸν δαίμονος laquo voie de la diviniteacute raquo expression que lrsquoon pourrait qualifier drsquooxymore puisqursquoil donne agrave δαίμων un sens qui est agrave lrsquoopposeacute de celui du langage courant agrave savoir une recherche reacutepondant agrave des critegraveres rationnels et rigoureux La laquo diviniteacute raquo devenue figure de la rationaliteacute fait chuter quiconque preacutetend savoir degraves lors qursquoil ne respecte pas les regravegles fondamentales de la connaissance

Par laquo tout homme qui sait raquo πάντrsquo hellip εἰδότα φῶτα lrsquoEacuteleacuteate vise quiconque envisage le savoir comme une certitude et un acquis deacutefinitif Sans doute vise-t-il plus particuliegraverement le laquo polymathe raquo que deacutenonce Heacuteraclite pour qui laquo lrsquoeacuterudition (πολυμαθίη) nrsquoenseigne pas lrsquointelligence autrement elle aurait instruit Heacutesiode et Pythagore et encore Xeacutenophane et Heacutecateacutee raquo206 Heacuteraclite commente J-Fr Pradeau laquo poursuit sa critique de lrsquoeacuterudition en demandant que lrsquoon distingue la connaissance veacuteritable (comprise comme eacutecoute et compreacutehension du lόgos) de lrsquoaccumulation vaine de connaissances partielles qui lui paraicirct tenir lieu chez ses contemporains drsquoideacuteal savant ldquoEacuteruditionrdquo ne rend qursquoimparfaitement le terme grec polumathiḗ qui deacutesigne litteacuteralement lrsquoaptitude preacutetendue agrave maicirctriser tous les savoirs et mecircme agrave maicirctriser toutes les techniques ou tous les meacutetiers raquo207 Il se peut que Parmeacutenide vise aussi ceux de ses pairs (parmi lesquels figurerait Heacuteraclite lui-mecircme) qui en

205 Comme argument en faveur de la laquo diviniteacute raquo comme anteacuteceacutedent N-L CORDERO remarque que laquo lrsquoaction de guider le voyageur appartient toujours chez Parmeacutenide agrave des agents personnels ou du moins agrave des ecirctres vivants drsquoune espegravece tregraves particuliegravere raquo laquo Le vers 1 3 de Parmeacutenide raquo p 174 Statut que ne peut avoir la voie

206 Trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 85 p 273 (DK 22 B 40 M MARCOVICH 16 M CONCHE 21) Voir aussi le frg 86 p 274 (DK 22 B 129 M MARCOVICH 17 M CONCHE 26)

207 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 273

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croyant srsquoappuyer sur des observations et des raisonnements justes alors qursquoils sont inexacts ont la certitude de deacutetenir un savoir irreacutecusable ces laquo mortels biceacutephales qui ne savent rien raquo βροτοὶ εἰδότες οὐδέν δίκρανοι comme il les appelle (VI 4-5 seul autre endroit du Poegraveme ougrave apparaicirct le participe parfait εἰδώς) laquo Aussi ne seront-elles qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ (VIII 38-39) Il se peut aussi que lrsquoEacuteleacuteate se vise lui-mecircme quand il eacutetait au deacutebut de sa recherche et qursquoil lrsquoentamait avec les mecircmes preacutesupposeacutes et convictions que ses pairs Ce qui ne pouvait que le conduire agrave lrsquoeacutechec agrave se trouver devant une porte solidement verrouilleacutee Il ne fait pas de doute enfin qursquoil vise ceux qui preacutetendent deacutetenir un savoir laquo divin raquo surtout srsquoil est dit obtenu par reacuteveacutelation comme dans les Mystegraveres ou les oracles Bref il srsquoen prend agrave tous ceux qui preacutetendent tout savoir qui preacutetendent ecirctre des laquo lumiegraveres raquo alors qursquoils sont dans la laquo nuit raquo Comment en effet ne pas entendre le jeu de mots que fait ici Parmeacutenide en employant le terme φώς laquo homme raquo homonyme de φῶς laquo lumiegravere raquo

Ainsi compris le vers 3 trouve sa pleine signification dans lrsquoeacuteconomie du proegraveme il annonce le blocage face auquel Parmeacutenide srsquoest trouveacute dans sa recherche pour lrsquoavoir entreprise sur les mecircmes bases que ses pairs

I 4-5 τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie en effet me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Parmeacutenide insiste crsquoest par cette voie dit-il deux fois dans le vers 4 qursquoil est porteacute vers la connaissance des choses laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος (I 10) Tῇ est le datif feacuteminin du deacutemonstratif grec ὁ Il est geacuteneacuteralement compris comme un adverbe soit de lieu (laquo lagrave raquo laquo par ce chemin raquohellip) soit de maniegravere (laquo ainsi raquo laquo de cette faccedilon raquo) Il se retrouve un peu plus loin sous cette forme adverbiale (I 20) Mais rien nrsquoempecircche de lrsquoentendre ici comme eacutetant reacuteellement un pronom deacutemonstratif dont lrsquoanteacuteceacutedent est ὁδός Ce qui donnerait un peu plus de force au propos sans en changer sensiblement le sens Reste agrave comprendre cette insistance Agrave ce stade de la lecture du proegraveme trois hypothegraveses sont possibles Les deux premiegraveres sont contraires lrsquoune agrave lrsquoautre Soit lrsquoEacuteleacuteate entend signifier que la voie qursquoil emprunte est la mecircme que celle de ses pairs soit il veut deacutejagrave bien marquer que sa voie est diffeacuterente de celle des autres qursquoelle est unique et originale tout en preacutetendant ecirctre universelle puisqursquoelle reacutepondrait agrave des exigences qui le sont La troisiegraveme hypothegravese est de faire un mixte des deux premiegraveres la voie qursquoemprunte Parmeacutenide est bien identique agrave celle que les autres ont suivie Comment en serait-il autrement Nrsquoa-t-il pas commenceacute par lire ses pairs et les suivre sur leurs chemins Si lrsquoon juge drsquoapregraves la suite son point de deacutepart est le mecircme que le leur le double constat de lrsquoeacutevanescence de tout ce qui existe en mecircme temps que la permanence du monde Mais la solution qursquoils envisagent pour concilier les deux et les articuler entre elles est irrecevable Elle megravene tout droit agrave une impasse elle se heurte agrave une porte fermement verrouilleacutee Et crsquoest bien ce qui lui est arriveacute agrave lui aussi Mais agrave la diffeacuterence de ses pairs il srsquoen est rendu compte Il a bien vu qursquoil nrsquoeacutetait pas arriveacute agrave terme qursquoil nrsquoavait pas instruit pleinement et correctement la question qursquoil srsquoeacutetait poseacutee Aussi bien a-t-il reconsideacutereacute son outillage conceptuel et chercheacute la cleacute susceptible de lui ouvrir la porte pour poursuivre sa recherche jusqursquoau bout

Lrsquoadjectif πολύφραστοι est un neacuteologisme inventeacute par Parmeacutenide Il est mecircme un hapax puisque personne drsquoautre ne lrsquoa employeacute Nous ne disposons donc pas drsquoautres attestations permettant drsquoen connaicirctre les usages Il est composeacute de la mecircme maniegravere que

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πολύφημος attribueacute plus haut agrave la laquo voie raquo un thegraveme verbal avec πολύ- comme preacutefixe φραστος qui nrsquoest pas attesteacute comme terme indeacutependant mais qui aurait pu lrsquoecirctre est un adjectif verbal de φράζω La notice du Chantraine reacutesume tregraves bien celle du Bailly laquo φράζω ldquofaire comprendre indiquerrdquo par des signes (Od Hdt etc) ou par la parole (Od etc) ldquoexpliquerrdquo ce que lrsquoon pense ce que lrsquoon veut dire (Od etc) apregraves Homegravere ldquoparlerrdquo pour se faire comprendre ldquodire annoncerrdquo raquo208 Comme πολύφημος laquo aux multiples discours raquo πολύφραστοι est agrave comprendre non pas agrave partir du terme meacutetaphorique qursquoil qualifie les cavales qui par deacutefinition ne parlent pas mais agrave partir de ce dont celles-ci sont la meacutetaphore Si πολύφημος laquo aux multiples discours raquo qualifie la laquo voie raquo que suit Parmeacutenide en tant qursquoelle est eacutegalement parcourue par beaucoup drsquoautres et de maniegraveres fort diverses dont certaines sont fausses πολύφραστος qui est dit des cavales qualifie me semble-t-il comme je lrsquoai dit plus haut ce qui dans la personnaliteacute de Parmeacutenide en est le trait dominant en tant que chercheur le deacutesir de connaicirctre exprimeacute de maniegravere explicite par le terme θυμός La signification propre de πολύφραστος assez proche de celle de πολύφημος adjoindrait agrave ce deacutesir ardent de connaicirctre celui de faire connaicirctre notamment par le langage La recherche relegraveve du dire et de lrsquoeacutenonciation mecircme si le noter pourrait aujourdrsquohui passer pour une lapalissade Elle ne se tient pas dans une pure contemplation solitaire Elle implique des explications et une argumentation logique Si le but est de convaincre autrui il est aussi de se confronter agrave lui agrave ses propres observations analyses et argumentations afin de le reacutefuter si neacutecessaire Cette confrontation lui est inheacuterente Elle requiert la mise en œuvre de toutes les ressources du langage Il se pourrait alors que le preacutefixe πολύ- vise la diversiteacute des registres du discours tels que le registre eacutepique du proegraveme celui du discours logique qui preacuteside agrave la premiegravere partie du Poegraveme celui du discours explicatif de la seconde partie qui relegraveve de lrsquolaquo opinion raquo δόξα et enfin celui du discours descriptif ou narratif qui dans la seconde partie sert agrave deacutecrire lrsquounivers et la reproduction humaine Parmi les commentateurs habituels que jrsquoai principalement retenus trois proposent une traduction qui irait dans ce sens J Bollack qui traduit par laquo de riche discours raquo p 70 B Cassin par laquo qui tant indiquent raquo p 71 L Couloubaritsis par laquo aux multiples indications raquo p 539

Mais le Bailly nrsquoanalyse pas le terme de la sorte Il rend πολύφραστος par laquo tregraves prudent raquo laquo tregraves reacutefleacutechi raquo ou laquo tregraves habile raquo Tregraves vraisemblablement il se reacutefegravere agrave deux autres mots faits sur la mecircme racine le verbe πολυφραδέω laquo ecirctre tregraves sage raquo et lrsquoadjectif πολυφραδής laquo tregraves sage tregraves aviseacute raquo dont πολύφραστος serait un synonyme209 Au v 494 de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode vers auquel le Bailly fait reacutefeacuterence πολυφραδής qualifie les conseils que Terre donne agrave Cronos laquo Cronos trompeacute par les conseils bien reacutefleacutechis πολυφραδέεσσι de Terre recracha tous ses enfants raquo210 Si ces deux mots ont ce sens crsquoest parce qursquoils sont construits note le Bailly non pas sur le verbe φράζω agrave sa forme active mais sur ce verbe agrave la forme moyenne φράζομαι Au moyen en effet il a le sens fondamental dit toujours le Bailly de laquo se mettre dans lrsquoesprit ou avoir dans lrsquoesprit raquo drsquoougrave les sens particuliers de laquo penser raquo laquo reacutefleacutechir raquo laquo meacutediter raquo tous attesteacutes chez Homegravere Crsquoest pour avoir laquo bien reacutefleacutechi raquo laquo bien meacutediteacute raquo et tourneacute la question dans tous les sens que Parmeacutenide a pu voir ougrave se trouvait la difficulteacute que rencontrait la thegravese de ses pairs et qursquoil a pu trouver la solution Son deacutesir de connaissance nrsquoeacutetait pas que spontaneacute Il impliquait une reacuteflexion sur la

208 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 1179

209 Nous avons deacutejagrave rencontreacute plus haut un cas analogue ici lrsquoadjectif πολύφραστος est agrave πολυφραδής ce que lrsquoadjectif πολύκαμπτος eacutegalement inventeacute par PARMENIDE est agrave πολυκαμπής (XVI 1)

210 M MAZON qui tient ce vers pour inauthentique rend πολυφραδής par laquo ourdie raquo Cronos laquo succombant agrave la ruse ourdie par les conseils de Terrehellip raquo HESIODE Theacuteogonie p 50

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deacutemarche agrave suivre un questionnement drsquoordre eacutepisteacutemique qursquoatteste la premiegravere partie du Poegraveme Drsquoougrave ma traduction par laquo si reacutefleacutechies raquo

La preacutesentation des conditions initiales de la recherche srsquoachegraveve sur lrsquoentreacutee en lice de laquo jeunes filles raquo κοῦραι Elles laquo conduisaient et montraient la voie raquo κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον eacutecrit Parmeacutenide laquo Les jeunes filles montraient la voie raquo traduit M Conche p 43 laquo montraient le chemin raquo J Fregravere p 143 et J Bollack p 70 laquo ouvraient la voie raquo B Cassin p 71 laquo dominaient le chemin raquo L Couloubaritsis p 539 Le verbe ἡγεμονεύω est un deacuteriveacute de ἡγέομαι dont les premiers sens attesteacutes chez Homegravere sont laquo marcher en tecircte aller en tecircte guider ecirctre le chef de raquo211 Il signifie fondamentalement dit le Bailly laquo ecirctre le guide de raquo et par suite laquo conduire diriger commander raquo Le mecircme dictionnaire relegraveve eacutegalement le syntagme ὁδὸν ἡγεμονεύω et donnant des exemples de lrsquoexpression pris agrave Homegravere et agrave Pindare le traduit par laquo montrer le chemin raquo ne retenant qursquoun aspect du sens Nous nrsquoaurions que cette indication sur les jeunes filles nous pourrions ecirctre dans lrsquoembarras Celles-ci en effet ne peuvent laquo marcher en tecircte raquo drsquoun attelage qui fonce au galop Elles pourraient ecirctre alors sur les cocircteacutes de la voie formant une cohorte drsquohonneur et indiquant par des gestes la direction agrave suivre

Mais la suite du proegraveme permet de lever toute ambiguiumlteacute Les jeunes filles ne sont pas un eacuteleacutement du deacutecor un simple motif litteacuteraire puisqursquoelles vont encore accomplir un certain nombre drsquoautres tacircches Elles doivent avoir une signification particuliegravere dans le dispositif eacutepisteacutemique de Parmeacutenide Deacutejagrave nous pouvons ecirctre certains du rocircle qursquoelles tiennent En I 24 en effet la deacuteesse qui reccediloit Parmeacutenide le salue en le deacutesignant comme le laquo compagnon drsquoimmortels cochers raquo ἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Il ne fait pas de doute que par laquo immortels cochers raquo la deacuteesse deacutesigne les jeunes filles Mais combien sont-elles Deux ou plus LrsquoEacuteleacuteate ne le preacutecise pas Sont-elles toutes dans le char pour tenir les regravenes212 Certaines sont-elles aussi sur les juments Mais ces questions pas plus que celle du nombre de cavales nrsquoont sans doute pas drsquointeacuterecirct Les meacutetaphores du char et des jeunes filles nrsquoont eacuteteacute choisies par Parmeacutenide que pour lrsquoun ou lrsquoautre de leurs aspects Il nrsquoy a pas agrave les filer La coheacuterence est agrave chercher dans la reacutealiteacute pour la compreacutehension de laquelle elles ont eacuteteacute convoqueacutees On peut retenir en revanche que la tacircche des jeunes filles est double elles conduisent lrsquoattelage (fonction de cocher drsquoaurige) et ce sont elles qui deacuteterminent la voie agrave suivre (tacircche que nrsquoimplique pas forceacutement la fonction de cocher elle revient au donneur drsquoordre) Drsquoougrave ma traduction par deux verbes laquo conduisaient et montraient la voie raquo

Si les cavales sont la meacutetaphore du laquo deacutesir raquo intellectuel θυμός qui pousse Parmeacutenide agrave vouloir connaicirctre et la reacuteflexion tregraves approfondie qursquoil entraicircne les jeunes filles sont la meacutetaphore de son intellect de son νοῦς agrave la fois personnel et repreacutesentatif de tout intellect digne de ce nom Elles sont donc aussi dans la figure de la δαίμων remplissant au niveau individuel ce que celle-ci effectue au niveau de la totaliteacute ἡγεμονεύω laquo conduire raquo est agrave rapprocher de κυϐερνᾶν laquo gouverner raquo de XII 3 De ce verbe sera tireacute lrsquoadjectif ἡγεμονικός laquo qui est propre agrave diriger agrave conduire raquo adjectif qui substantiveacute deacutesignera selon la theacuteorie stoiumlcienne la partie dirigeante de lrsquoacircme la raison En attribuant cette fonction aux jeunes filles

211 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 388

212 On peut srsquoen faire une ideacutee agrave partir de repreacutesentations figureacutees comme celles de Peacutelops et Hippodamie aux cocircteacutes lrsquoun de lrsquoautre dans la course engageacutee contre le pegravere de cette derniegravere Voir par exemple le bas-relief conserveacute au Metropolitan Museum of Art agrave New York ou la peinture de lrsquoamphore attique du dernier quart du ve siegravecle A C qui serait dit lrsquoouvrage ougrave jrsquoai pu la voir au Museacutee National des Antiquiteacutes agrave Florence (T SPITERIS Histoire inteacutegrale de lrsquoArt La Peinture grecque et eacutetrusque Lausanne Eacuteditions Rencontre 1965 p 74) Voir aussi les croquis faits agrave partir drsquoautres documents iconographiques dans E SAGLIO Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines art laquo Currus raquo t I p 1635-1642

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au lieu de srsquoen faire un attribut personnel Parmeacutenide entend bien signifier que sa deacutemarche a une porteacutee universelle comme si elle eacutetait exteacuterieure et srsquoimposait agrave lui comme le sont les exigences eacutepisteacutemiques Peut-ecirctre est-ce la raison pour laquelle elles sont qualifieacutees drsquolaquo immortelles raquo (I 24)

I 6-8a Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν roues bien tourneacutees

Les commentateurs passent vite sur ces deux vers et demi ou mecircme comme M Conche

les passent totalement sous silence Il serait eacutetonnant qursquoils ne soient lagrave que pour des raisons poeacutetiques

laquo Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte raquo Manifestement le crissement que les roues font entendre est le signe que le char roule agrave grande vitesse Le bruit est mecircme caracteacuteristique drsquoun roulement en train de gripper Parmeacutenide a dit degraves le premier vers que laquo les cavales vont aussi vite que leur ardeur le permet raquo Pour qursquoun rouage puisse bien fonctionner il faut que les piegraveces en contact soient parfaitement faccedilonneacutees faites au tour Dans le cas preacutesent les deux piegraveces majeures en cause sont les extreacutemiteacutes de lrsquoessieu (les fuseacutees coniques) et les anneaux inteacuterieurs (les boicirctes) qui sont fixeacutees agrave lrsquointeacuterieur du moyeu et dans lesquelles passe chaque fuseacutee Sans un corps gras cependant le frottement freine consideacuterablement le mouvement produit un eacutechauffement tregraves important et eacutemet un crissement caracteacuteristique annonccedilant un grippage prochain qui bloquera tout213

Nos traducteurs habituels rendent σύριγγος ἀϋτήν par laquo un cri de flucircte raquo B Cassin p 71 L Couloubaritsis p 539 laquo crissement de flucircte raquo J Bollack p 76 laquo un son flucircteacute raquo J Fregravere p 143 laquo le son aigu de la flucircte raquo M Conche p 43 Cette traduction est possible et acceptable Celle par laquo crissement de la boicircte raquo toutefois me semble plus juste La description du char est preacutecise drsquoun point de vue technique comme le sera celle de la porte un peu plus loin (I 11-13) Toute la question et de savoir quel sens preacutecis donner agrave σύριγγος et conjointement agrave χνοίῃσιν Le vocabulaire deacutesignant le moyeu et les piegraveces qui le composent est flottant Le terme χνoacuteη utiliseacute ici par Parmeacutenide peut deacutesigner dit le Bailly soit lrsquolaquo eacutecrou de fer au centre du moyeu raquo (crsquoest-agrave-dire la boicircte) soit le laquo bout de lrsquoessieu dans le moyeu raquo (crsquoest-agrave-dire la fuseacutee conique) Ici seul le premier sens convient puisque lrsquoessieu ἄξων est dit peacuteneacutetrer en lui Mais sans doute nrsquoest-il pas le sens exact Dans son article laquo Currus raquo du Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines t I 1887 E Saglio donne drsquoautres noms pour deacutesigner cette piegravece laquo πλῆμναι πλημνoacuteδετον ou θώραξ le ruban du moyeu ou bande de meacutetal formant lrsquoanneau inteacuterieur qui enserre les rais Pollux indique aussi les termes ἄταρνον γάρνον δέστρον comme les noms de lrsquoanneau inteacuterieur qui tourne autour de lrsquoaxe crsquoest-agrave-dire de la boicircte agrave graisse raquo (p 1635) Il note aussi que le terme σῦριγξ eacutegalement employeacute ici par Parmeacutenide est un des termes pour deacutesigner le moyeu agrave cocircteacute de πλῆμνη et de χοινικίς Le sens premier de σῦριγξ est dit le Bailly laquo roseau tailleacute et creuseacute raquo drsquoougrave par analogie entre autres choses laquo flucircte champecirctre ou flucircte de Pan raquo et laquo tout objet ou conduit long et eacutetroit raquo en particulier laquo trou du moyeu drsquoune roue raquo ou comme plus loin en I 19 lrsquolaquo eacutecrou drsquoun gond raquo crsquoest-agrave-dire la crapaudine Le crissement provoqueacute par le frottement de la fuseacutee dans la boicircte

213 Pour une description deacutetailleacutee et eacutegalement valable pour lrsquoAntiquiteacute avec scheacutemas et croquis agrave lrsquoappui voir Eacute DE LAUBRIE et J-R TROCHET Veacutehicules agricoles des reacutegions de France notamment p 27

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peut eacutevoquer le son aigu drsquoune flucircte et traduire ainsi ce vers du proegraveme nrsquoest pas incongru Mais le sens de laquo flucircte raquo nrsquoest pas premier pour σῦριγξ il est un sens secondaire comme le sont laquo boicircte raquo et laquo crapaudine raquo Il ne srsquoimpose donc pas Aussi me paraicirct-il plus pertinent de le traduire par son sens technique de laquo boicircte raquo et donner agrave χνoacuteη le sens de laquo moyeu raquo

Le char roulait donc tregraves vite non seulement parce qursquoil eacutetait tireacute par des cavales qui fonccedilaient mais eacutegalement parce que ses roues avaient eacuteteacute bien tourneacutees et que comme il est dit juste apregraves les jeunes filles cochers laquo preacutecipitaient le mouvement raquo σπερχοίατο Lrsquoempressement eacutetait donc agrave son comble Au risque de paraicirctre complegravetement deacuteraisonnable la course pouvant ecirctre preacutematureacutement arrecircteacutee pour grippage

Parmeacutenide le sait parfaitement Si crsquoest la vitesse seule qursquoil avait voulu mettre en exergue il savait qursquoil srsquoexposait agrave cette critique Aussi bien sommes-nous en droit de nous demander si dans cette description drsquoun char en train de gripper ne se cache pas plutocirct une meacutetaphore particuliegravere Sextus Empiricus voyait dans ses roues les oreilles apregraves avoir identifieacute les jeunes filles aux sens et les filles de Soleil aux yeux214 Je ne le suivrai eacutevidemment pas sur cette voie

Ce que deacutecrit ici Parmeacutenide se situe dans la premiegravere phase de son parcours Il nrsquoa pas encore trouveacute la cleacute qui pour reprendre sa propre image lui ouvre la porte vers le vrai chemin de la connaissance La voie qursquoil suit est sans aucun doute la bonne puisqursquoelle conduit vers cette porte Ses preacutemices sont justes Mais elle nrsquoest pas par elle-mecircme la laquo grand-route raquo ἀμαξιτὸς ὁδός qui megravene laquo tout droit raquo ἰθύς au but rechercheacute (I 21) Le problegraveme fondamental qui taraude Parmeacutenide nous le savons deacutesormais est de comprendre sans devoir en nier lrsquoun comment srsquoarticulent les deux termes entre lesquels se reacutepartit tout ce qui est la permanence et le changement Le monde demeure dans son inteacutegraliteacute et en mecircme temps tout ce qui le constitue apparaicirct et disparaicirct Tout est nouveau Rien de ce qui est aujourdrsquohui nrsquoeacutetait hier et nrsquoexistera plus demain (cf ἔφυhellip νῦν ἔασιhellip τελευτήσουσι XIX 1-2) Et paradoxalement le monde persiste Pour lrsquoinstant ces deux faits aussi aveacutereacutes et indubitables lrsquoun que lrsquoautre srsquoarticulent dans sa tecircte comme le sont lrsquoessieu du char figure de la permanence et de lrsquoimmobiliteacute et les roues figures du mouvement et du changement Le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que ccedila coince et que ccedila grince Tout est bien en place pour que le char puisse avancer agrave vive allure Les piegraveces sont parfaitement travailleacutees les cavales vigoureuses et les cochers bien au fait de leur mission Mais ce qui gecircne freine et risque de tout bloquer se situe preacuteciseacutement agrave lrsquoarticulation de lrsquoessieu et du moyeu agrave lrsquoarticulation de ce qui est fixe permanent et de ce qui est mobile changeant Sans aucun doute Parmeacutenide indique ici en termes voileacutes parce que symboliques la difficulteacute majeure qursquoil a rencontreacutee lrsquoobstacle eacutepisteacutemologique qui a eacuteteacute le sien et qursquoil a ducirc surmonter Le char dans ces conditions revecirct lui aussi une valeur symbolique Si la voie rassemble meacutetaphoriquement tout ce qursquoimplique une veacuteritable recherche le char figure la theacuteorie dirions-nous aujourdrsquohui qui porte cette recherche et la fait avancer

Je ne sais si la meacutetaphore du char en mouvement peut eacutegalement srsquoentendre sur un autre registre Elle preacutesente en effet deux traits qui la rapprochent de ce qui est dit dans le frg XII de la constitution du monde Lrsquoessieu presseacute par le moyeu laquo fait jaillir raquo ἵει le crissement de la boicircte laquo sous lrsquoeffet de la brucirclure raquo αἰθόμενος En XII 2 laquo un lot de flammes jaillit entre raquo les deux couronnes de Feu et de Nuit μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα Des deux cocircteacutes figure le mecircme verbe ἵημι agrave lrsquoactif dans le premier cas ἵει laquo lance raquo agrave la forme moyenne ἵεται laquo srsquoeacutelance raquo dans le second Par ailleurs le participe preacutesent moyen αἰθόμενος laquo brucirclant raquo joint au laquo crissement de la boicircte raquo nrsquoest pas sans eacutevoquer le laquo lot de flammes raquo φλογὸς αἶσα

214 SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 111-114 (DIELS-KRANZ t I p 228)

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qui jaillit entre les couronnes de Feu et de Nuit Un tel rapprochement ne me paraicirctrait pas illeacutegitime maintenant que nous savons que dans la theacuteorie parmeacutenidienne tout ce qui est reacuteellement y compris donc la connaissance relegraveve drsquoun laquo mixte raquo entre laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo agrave ce stade de la recherche le rapport entre les deux laquo composantes raquo (lrsquoignorance et la connaissance) nrsquoest manifestement pas bon Pour srsquoen assurer il faudrait disposer du texte inteacutegral du Poegraveme Les quelques reacuteflexions que formule Theacuteophraste agrave propos du fragment XVI sont insuffisantes et peu claires

I 8b-10 ὅτε σπερχοίατο πέμπειν chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Heureusement lrsquointelligence nrsquoest pas une machine Pour elle le grippage nrsquoest pas forceacutement une issue ineacuteluctable Du reste la conjonction de temps ὅτε laquo quand raquo construit avec lrsquooptatif σπερχοίατο suggegravere que la chevaucheacutee nrsquoeacutetait pas constamment agrave son maximum qursquoelle devait marquer des temps de ralentissement et de reacutepit Cette construction est drsquousage pour indiquer une reacutepeacutetition dans le passeacute La conjonction est alors assez bien rendue en franccedilais par laquo chaque fois que raquo

Les jeunes filles sont maintenant appeleacutees laquo filles de Soleil raquo Ἡλιάδες Si Parmeacutenide reprend cette deacutenomination ce nrsquoest pas pour assimiler les jeunes filles cochers aux cinq filles drsquoHeacutelios et de lrsquoOceacuteanide Clymegravene lesquelles drsquoapregraves Parmeacutenon que cite la notice du Bailly apregraves avoir pleureacute la mort de leur fregravere Phaeacutethon et vu leurs larmes transformeacutees en gouttes drsquoambre furent elles-mecircmes changeacutees en peupliers LrsquoEacuteleacuteate ne fait ici reacutefeacuterence agrave la mythologie que pour mieux la subvertir et y substituer son propre discours La deacutenomination laquo filles de Soleil raquo signifie que lrsquointelligence pour conduire le chercheur laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος doit elle-mecircme relever de la lumiegravere celle-ci eacutetant comprise agrave la fois comme meacutetaphore ordinaire de lrsquointelligence et eacutegalement selon la theacuteorie parmeacutenidienne comme relevant de la laquo forme raquo μορφή de laquo Lumiegravere raquo agrave laquelle srsquooppose celle de laquo Nuit raquo Lrsquointelligence progresse en srsquoeacuteloignant de lrsquoignorance ou de lrsquoerreur laquo demeures de la nuit raquo δώματα νυκτός crsquoest-agrave-dire en repoussant de devant les yeux le voile qursquoelles forment ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας Dans le cas preacutesent le voile en question est mecircme plus preacuteciseacutement ce qui aveugle les contemporains de Parmeacutenide et les empecircche de voir lrsquoaporie dans laquelle se meut leur penseacutee la confusion entre ce qui demeure et ce qui change Lrsquointelligence ainsi preacutedisposeacutee la lumiegravere peut apparaicirctre lrsquoobseacutedante question qui tourmente Parmeacutenide peut recevoir sa reacuteponse

2 Le deacuteverrouillage de la porte ou la premiegravere deacutecouverte de Parmeacutenide I 11-21

Cette reacuteponse est donneacutee sous la forme imageacutee du deacuteverrouillage drsquoune porte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις

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elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Comme preacuteceacutedemment la difficulteacute majeure que preacutesente ce passage reacuteside dans le fait de devoir discerner dans cette description entre ce qui relegraveve du registre meacutetaphorique et ce qui appartient au registre reacutealiste ainsi que du lien entre les deux Des eacuteleacutements du premier peuvent figurer simplement parce qursquoils sont utiles au deacuteploiement de la meacutetaphore sans avoir pour autant une signification dans lrsquoordre symbolique Par ailleurs si le registre symbolique peut accumuler les images en partie disparates (voie char chevaux jeunes filles porte battants cleacutehellip) le registre reacutealiste est unique il est drsquoordre eacutepisteacutemique et concerne la deacutemarche que Parmeacutenide a entreprise pour avoir la connaissance la plus certaine possible du reacuteel Ce dernier registre doit ecirctre notre fil rouge agrave travers les diffeacuterentes meacutetaphores

Comme dans un reacutecit de la meilleure facture qui soit Parmeacutenide raconte que dans la quecircte qui eacutetait la sienne (la connaissance du monde consideacutereacute comme un tout) il srsquoest brusquement trouveacute devant un obstacle apparemment infranchissable symboliseacute par une porte bien verrouilleacutee Pour surmonter lrsquoobstacle il lui fallut trouver la solution eacutepisteacutemique symboliseacutee par une cleacute et pour obtenir cette cleacute recourir agrave lrsquoaide drsquoun auxiliaire ou adjuvant (selon la terminologie structuraliste) lequel se trouvait ecirctre aussi drsquoune certaine faccedilon son opposant puisqursquoil lui barrait la voie Justice Δίκη Crsquoest comme si la voie dans laquelle il srsquoeacutetait engageacute identique agrave celle de ses pairs et consideacutereacutee comme valide conduisait en reacutealiteacute agrave une impasse qursquoil lui fallait donc changer drsquoorientation et proceacuteder drsquoune autre faccedilon

I 11-13 Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

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La description faite en ce passage par Parmeacutenide comprend un ensemble symbolique nouveau et deux figures connues Le premier se preacutesente sous la forme drsquoune porte dont certains deacutetails sont preacuteciseacutes le linteau le seuil les battants et la cleacute Les secondes sont laquo Justice raquo et le couple laquo Nuit raquo et laquo Jour raquo Le premier nrsquoest pas mentionneacute dans le corps du Poegraveme dont nous nrsquoavons il est vrai que des fragments Mais il est quasiment certain qursquoil nrsquoy figurait pas Il concerne la recherche elle-mecircme dont traite le proegraveme non les reacutesultats qursquoa pour objet le corps du Poegraveme Il doit certainement avoir avec la mention de lrsquoeacutequipage du char et des jeunes filles une signification capitale dans lrsquoeacuteconomie du proegraveme laquo Justice raquo et le couple laquo Nuit raquo et laquo Jour raquo en revanche sont bien connus pour faire partie inteacutegrante du corps du Poegraveme Ces deux figures fournissent pour reprendre agrave lrsquoEacuteleacuteate sa propre image la cleacute permettant drsquointerpreacuteter correctement les eacuteleacutements symboliques

La porte πύλαι est deacutefinie comme laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός κελεύθων (I 12) M Conche p 49 nrsquoen dit rien si ce nrsquoest qursquoil faut traduire avec beaucoup drsquoautres πύλαι par un singulier J Bollack p 79-81 consideacuterant que les mots du proegraveme laquo ne se rapportent qursquoagrave eux-mecircmes raquo et que le principe drsquointerpreacutetation laquo srsquoappuie sur lrsquoideacutee qursquoil srsquoagit drsquoune eacutetude du langage raquo p 69 lit ce passage selon cette perspective B Cassin se demande p 51-52 ndash mais sans apporter de reacuteponse ndash si laquo les portes des chemins de la nuit et du jour raquo sont laquo les portes du grand ciel et de lrsquoOlympe raquo de lrsquoIliade (V 749 sq) ou plutocirct comme dans lrsquoOdysseacutee (X 86) laquo lagrave ougrave le chemin du jour est tout pregraves de celui de la nuit raquo ou bien le Tartare de la Theacuteogonie (740) lagrave ougrave laquo la nuit et le jour se rencontrent et se saluent en se croisant raquo laquo Route ceacuteleste route infernale agrave quel texte se vouer raquo

Celui de Parmeacutenide me semble le plus sucircr Crsquoest dans la suite du Poegraveme nous le savons deacutesormais que se trouve la reacuteponse Les deux thegravemes laquo Nuit raquo Νύξ et laquo Jour raquo Ἢμαρ figurent plusieurs fois dans la deuxiegraveme partie du Poegraveme Le premier est toujours formuleacute de maniegravere identique par un seul mot laquo Nuit raquo Νύξ (VIII 59 IX 1 et 3 XII 2) le second en revanche est exprimeacute par plusieurs termes ou expressions synonymiques laquo Feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον Πῦρ (VIII 56) laquo Lumiegravere raquo Φάος (IX 1 et 3) ou simplement laquo Feu raquo Πῦρ (XII 1) Nous savons aussi que les reacutealiteacutes que deacutesignent ces termes forment le laquo corps raquo δέμας dont la laquo totaliteacute des choses raquo πάντα (IX 1) est constitueacutee qursquoelles sont des laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) et constituent des laquo formes raquo μορφαί (VIII 53) Chacune de ces deux cateacutegories de contraires est doteacutee de laquo forces qui lui sont propres raquo σφετέρας δυνάμεις (XI 2) Elles sont agrave eacutegaliteacute ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) Enfin elles demeurent sempiternellement du moins tant que entre elles persistera lrsquoeacutegaliteacute des forces Mais peut-ecirctre allons-nous deacutejagrave un peu trop vite du cocircteacute de la solution trouveacutee par lrsquoEacuteleacuteate et dans la relecture qursquoil a faite lui-mecircme de son propre parcours

Parmeacutenide dit en effet ne pas ecirctre lrsquoinventeur de la reacutepartition des choses entre ce qursquoil nomme les deux laquo formes raquo que sont laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo Il la preacutesente comme un acquis de la recherche faite par ses pairs Mais comme drsquoapregraves les sources disponibles il est le premier agrave user du terme de laquo forme raquo μορφή cette preacutesentation porte deacutejagrave la marque de la faccedilon nouvelle dont il envisage la question et qui lui permettra de la reacutesoudre Crsquoest ce que suggegravere lrsquoimage drsquoune porte verrouilleacutee

La porte qui lrsquoarrecircte dans sa course ne deacutesigne pas la porte drsquoentreacutee de la demeure de la deacuteesse Du chemin restera encore agrave faire pour y parvenir Elle est planteacutee lagrave sur le parcours Parmeacutenide dit qursquoelle eacutetait laquo eacutetheacutereacutee raquo αἰθέριαι Cet adjectif est un deacuteriveacute de αἰθήρ laquo eacutether raquo reacutegion supeacuterieure de lrsquoair le ciel En XI 2 lrsquoEacuteleacuteate le mentionne comme eacuteleacutement laquo commun raquo ξυνός au milieu des astres Deacutecrire la porte comme srsquoeacutelevant jusqursquoau ciel crsquoest agrave mon sens laisser entendre qursquoelle ouvre sur le monde consideacutereacute dans sa totaliteacute et formant

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un tout objectiveacute et donc que la question dont il traite et la reacuteponse qursquoil souhaite trouver concernent ce tout et mecircme ne valent que si elles le concernent

La porte se compose de deux parties La premiegravere est constitueacutee du chambranle dont seuls le laquo linteau raquo ὑπέρθυρον et le laquo seuil raquo οὐδός sont mentionneacutes La seconde forme les deux laquo battants raquo deacutenommeacutes ici θύρετραι les termes habituels eacutetant θύρα ou πύλη ce dernier seulement au singulier Le linteau et le seuil sont les eacuteleacutements fixes Ce sont eux qui tiennent la porte laquo des deux cocircteacutes raquo (ἀμφὶς ἔχει I 12) Grammaticalement le verbe ἔχει laquo tient raquo se rapporte seulement agrave laquo linteau raquo ὑπέρθυρον et lrsquoadjectif λάϊνος laquo de pierre raquo seulement agrave laquo seuil raquo οὐδός Mais il est eacutevident que le verbe ἔχει laquo tient raquo est agrave sous-entendre devant οὐδός laquo seuil raquo Cela vaut-il inversement pour lrsquoadjectif λάϊνος laquo de pierre raquo Qualifie-t-il aussi le linteau Pour ma part je serais tenteacute de le penser Mais ce nrsquoest pas une certitude Un linteau de pierre apparaicirctrait a priori plus robuste et plus durable qursquoun linteau de bois Lrsquoexpression laquo tient des deux cocircteacutes raquo ἀμφὶς ἔχει est agrave entendre de la maniegravere suivante Les gonds qui tiennent les battants de la porte ne sont pas fixeacutes aux jambages sur les cocircteacutes Ils srsquoenfoncent dans des crapaudines des trous creuseacutes aux extreacutemiteacutes du linteau et du seuil Il nrsquoest peut-ecirctre pas insignifiant que le mot image dont lrsquoEacuteleacuteate nomme les crapaudines est le mecircme que celui qui deacutesigne la boicircte au centre des moyeux σῦριγξ (I 6) Dans les deux cas il srsquoagit du point drsquoarticulation entre ce qui est fixe et ce qui est mobile

Il ne fait pas de doute que le linteau en haut et le seuil en bas symbolisent laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo les deux laquo formes raquo contraires dont tout le monde pense qursquoelles repreacutesentent en se les reacutepartissant la totaliteacute de ce qui existe Mais pour rendre compte agrave la fois de la permanence du monde et de son renouvellement complet tout aussi permanent tout le monde pense aussi que les reacutealiteacutes que ces formes repreacutesentent se succegravedent les unes aux autres comme le jour succegravede agrave la nuit et la nuit au jour Les deux ne sauraient en effet ecirctre en mecircme temps Mais une telle conception nrsquoest ni conforme agrave une exacte observation du reacuteel ni agrave la logique que lrsquoEacuteleacuteate deacutecouvre certainement agrave ce moment-lagrave Il est contraire au reacuteel que le mecircme puisse ecirctre disparaicirctre puis ecirctre agrave nouveau Le nouveau est neacutecessairement autre Pour qursquoune telle alternance puisse exister on doit supposer que quelque chose demeure sous le changement qursquoelle implique Heacuteraclite a certes raison drsquoaffirmer que tout change que rien de ce qui est ne demeure πάντα κινεῖται laquo tout se meut raquo πάντα ῥεῖ laquo tout srsquoeacutecoule raquo πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει laquo tout passe et rien ne demeure raquo215 Mais le laquo mobilisme universel raquo dont il srsquoest fait le heacuteraut ne peut ecirctre agrave lui-mecircme son propre support Le changement ne peut se produire que si laquo quelque chose raquo persiste sans quoi le changement lui-mecircme ne pourrait exister Quant agrave la logique il est impossible drsquoaffirmer qursquoune mecircme chose puisse en mecircme temps ecirctre et ne pas ecirctre ni qursquoelle soit un meacutelange des deux En conseacutequence la cleacute eacutepisteacutemique dont pensent pouvoir user ceux qui envisagent ainsi lrsquoexplication des choses est totalement inopeacuterante et trompeuse Elle ne peut ouvrir la porte Ou pour reprendre lrsquoautre image celle de la laquo voie raquo ὁδός le laquo chemin raquo κέλευθος qursquoils empruntent srsquoavegravere ecirctre une laquo impasse raquo (II 6)

Pour ouvrir la porte et poursuivre sur le bon chemin κέλευθος il faut recourir agrave laquo Justice raquo car crsquoest elle qui deacutetient la bonne cleacute

I 14 τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de lrsquoeacutechange

215 Texte et trad de J-Fr PRADEAU Heacuteraclite frg 12 13 et 15 p 206-208 lequel agrave lrsquoinverse de H DIELS et de M MARCOVICH considegravere ces fragments comme authentiques M CONCHE retient les deux derniers 136 et 135

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Par chance pour nous nous disposons drsquoun fragment dans lequel Δίκη est mentionneacutee et dans lequel sa fonction est deacutecrite Il srsquoagit du frg VIII agrave propos de ἔστιν laquo ldquoestrdquo est raquo

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquo ἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

Ce preacutecieux passage laisse clairement entendre que Δίκη laquo Justice raquo nrsquoest pas agrave comprendre en termes mythiques institutionnels ou juridiques mais uniquement en termes eacutepisteacutemiques Elle est la personnification des regravegles et exigences eacutepisteacutemiques elles-mecircmes

Elle intervient quand on enfreint ces regravegles agrave commencer comme dans ce frg VIII par le premier des principes neacutecessaires agrave toute eacutenonciation dont Parmeacutenide fait certainement alors la deacutecouverte celui drsquoexistence La voie que suivent les pairs de Parmeacutenide et sur laquelle il srsquoest lui-mecircme drsquoabord engageacute ne respecte pas ces regravegles Ils confondent laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo laquo pour eux ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8) Ou comme il est dit degraves le deacutebut du corps du Poegraveme ils pensent laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι (II 5) Mais ce nrsquoest pas parce qursquoils le pensent et peuvent le penser que cela est vrai Cette laquo voie nrsquoest pas vraie raquo οὐ γὰρ ἀληθής ὁδός (VIII 17-18) parce qursquoune telle conception ne respecte ni les regravegles eacutepisteacutemiques ni le reacuteel Ils franchissent donc une ligne qui ne peut en aucun cas ecirctre franchie sous peine de srsquoengager dans un laquo sentier totalement inexplorable raquo παναπευθέα ἀταρπόν (II 6) une laquo impasse raquo οὐ γὰρ ἀνυστόν mot agrave mot laquo qui ne fait pas aboutir raquo (II 7) ou autre image de se condamner agrave lrsquoerrance (cf laquo ils errent raquo πλάττονται VI 5 laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo πεπλανημένοι εἰσίν VIII 48) Ils font ce qui est une impossibiliteacute absolue laquo car on ne peut ni dire ni penser que laquo est raquo nrsquoest pas raquo οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι (VIII 8-9) laquo car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1) Crsquoest pourquoi la voie qursquoils suivent doit demeurer laquo impenseacutee et innommeacutee raquo ἀνόητον ἀνώνυμον (VIII 17) laquo Justice raquo Δίκη nrsquoy peut rien changer Elle ne peut changer ni le reacuteel ni les regravegles et relacirccher ses entraves pour permettre agrave laquo est raquo de naicirctre et de peacuterir (VIII 13-14) Elle ne peut donc donner une cleacute qui ouvrirait agrave une telle effraction

Elle peut mecircme chacirctier celui qui userait pourrait-on dire drsquoune fausse cleacute La justice eacutepisteacutemique est aussi intraitable que la justice institutionnelle Elle est πολύποινος laquo qui chacirctie fort raquo autre neacuteologisme inventeacute par Parmeacutenide M Conche p 50 ne dit rien quant au sens de cet adjectif dans la penseacutee parmeacutenidienne J Bollack et B Cassin lrsquointegravegrent dans lrsquointerpreacutetation de lrsquoadjectif donneacute agrave la cleacute ἀμοιϐούς laquo en eacutechange raquo et sur lequel je vais revenir Pour J Bollack le linteau et le seuil de pierre laquo repreacutesentent les deux masses

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extrecircmes qui encadrent comme la voucircte du ciel et la Terre le font pour le cosmos p 80-81 En conseacutequence laquo selon une reacutepartition qui fait penser au fragment drsquoAnaximandre les regravegnes ldquopayent chacunrdquo agrave lrsquoautre leur diffeacuterence raquo p 81 B Cassin dont J Bollack srsquoest peut-ecirctre inspireacute dit que les laquo cleacutes drsquoalternance raquo κληῖδας ἀμοιϐούς que deacutetient la justice laquo permettent agrave sa rigueur (polupoinos) de reacutetribuer drsquoeacutechanger faute contre chacirctiment et meacuterite contre reacutecompense raquo p 136 Il me semble que le dur chacirctiment auquel srsquoexpose celui qui ne respecte pas laquo Justice raquo qui ne suit pas scrupuleusement les regravegles eacutepisteacutemiques qursquoelle incarne est drsquoabord drsquoordre eacutepisteacutemique ecirctre dans lrsquoerreur et non dans le vrai Il connaicirct alors le triste sort de srsquoenfermer dans une impasse ou drsquoerrer Peine suppleacutementaire il nrsquoeacutechappera pas au discreacutedit qursquoentraicircnera la reacutefutation que lrsquoon fera de ses fausses affirmations (VII 5)

Mais si elle veut laquo chacirctier raquo ceux qui sont dans lrsquoerreur tout en affirmant qursquoils sont dans le vrai elle se doit de le deacutemontrer Et il nrsquoest de meilleure reacutefutation de lrsquoerreur que la deacutemonstration du vrai laquo Justice raquo se doit de fournir la laquo cleacute de remplacement raquo κληῖδας ἀμοιϐούς une cleacute capable drsquoouvrir les battants

Lrsquointerpreacutetation de lrsquoadjectif ἀμοιϐός comme agrave lrsquoaccoutumeacutee diverge grandement selon les interpregravetes certains allant mecircme jusqursquoagrave le neacutegliger Le Bailly le rend ainsi en franccedilais laquo qui est ou se fait en eacutechange ou en retour de raquo drsquoougrave substantiveacute laquo remplaccedilant au combat raquo (cf Iliade 13 793) Que voudrait donc dire une cleacute qui laquo serait en eacutechange raquo ou laquo en retour de raquo Lrsquoadjectif aurait-il un autre sens que ne mentionnerait pas le dictionnaire mais qui serait reacuteveacuteleacute par les autres mots de la mecircme famille Le verbe ἀμείϐω dont provient lrsquoadjectif ἀμοιϐός et qursquoemploie Parmeacutenide en VIII 41 pour parler du changement de couleurs signifie agrave lrsquoactif et au sens transitif laquo eacutechanger raquo laquo donner en eacutechange raquo ou simplement laquo changer raquo et au sens intransitif laquo prendre la place de raquo laquo succeacuteder agrave raquo Le Bailly cite une locution au participe preacutesent tireacutee de Pindare avec le sens de laquo alternativement raquo ἐν ἀμείϐοντι sens qui cette fois pourrait convenir en parlant drsquoune cleacute qui alternativement ouvrirait et fermerait Mais lrsquoalternance dont il srsquoagit nrsquoest pas exactement la mecircme Il y est question des arbres qui laquo ne veulent agrave tous cycles drsquoanneacutees porter fleur embaumeacutee drsquoune eacutegale richesse mais agrave tour de rocircle raquo J-P Savignac agrave qui je reprends cette traduction aussi exacte qursquoeacuteleacutegante216 rend lrsquoexpression en franccedilais par laquo agrave tour de rocircle raquo conformeacutement au sens intransitif du verbe crsquoest-agrave-dire laquo en se succeacutedant raquo Le substantif ἀμοιϐή a le mecircme sens que lrsquoadjectif laquo ce qui se fait ou se donne en eacutechange raquo dit le Bailly Dans Odysseacutee XIV 521 le laquo manteau de rechange raquo ἀμοιϐὰς χλαῖνα dont le porcher recouvre Ulysse est un manteau laquo eacutepais et gros raquo qursquoil a en reacuteserve pour remplacer son manteau habituel en cas de mauvais temps Sur cet adjectif ἀμοιϐάς Parmeacutenide a peut-ecirctre forgeacute lrsquoadverbe ἀμοιϐαδόν laquo alternativement raquo laquo lrsquoun apregraves lrsquoautre raquo pour deacutecrire le mouvement que font agrave lrsquoouverture les gonds de chacun des battants (I 19) Un autre adjectif tireacute du substantif ἀμοιϐή ἀμοιϐαῖος signifie dit toujours le Bailly laquo qui a lieu en retour en eacutechange en compensation raquo ou laquo qui se reacutepond alternatif raquo Certes si lrsquoon ne peut totalement exclure que par extension lrsquoadjectif ἀμοιϐός puisse deacutesigner un mouvement alternatif et donc convenir pour une cleacute qui va et qui vient qui ouvre et qui ferme cette possibiliteacute reste cependant peu probable Ce qualificatif comme les mots de la mecircme famille ne servent pas agrave deacutecrire un mecircme objet qui va dans un sens puis dans lrsquoautre mais diffeacuterentes entiteacutes objets ou individus qui se succegravedent se reacutepondent ou srsquoeacutechangent

En reacutealiteacute si certains comme Kranz et drsquoautres veulent trouver en ἀμοιϐός le sens qui semble convenir parfaitement agrave une cleacute agrave savoir laquo qui ouvre et qui ferme raquo crsquoest parce qursquoils prennent les cleacutes drsquoaujourdrsquohui comme modegraveles Or la litteacuterature ancienne et lrsquoarcheacuteologie

216 PINDARE Neacutemeacuteennes 11 43 trad J-P SAVIGNAC p 343

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reacutevegravelent que les cleacutes nrsquoavaient pas alors ce double usage Dans son ouvrage sur Parmeacutenide217 H Diels a rassembleacute et analyseacute les diffeacuterents teacutemoignages des auteurs anciens et des peintures sur vases Son eacutetude et ses scheacutemas ont eacuteteacute repris par R Vallois dans lrsquoarticle Sera du Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines de Ch Daremberg et Ed Saglio (t IV 2e partie p 1242-1243) et enfin par M Conche p 50-53 Or il ressort que la cleacute en tant que telle ne servait qursquoagrave ouvrir la porte non agrave la fermer La barre recourbeacutee en quoi consistait cette cleacute eacutetait introduite par un trou du vantail La manœuvre consistait agrave accrocher une barbe qui faisait saillie sur le verrou de maniegravere agrave le faire glisser hors de sa gacircche Il fallait donc une adresse certaine avoir le coup de main comme on dit pour effectuer cette opeacuteration La fermeture quant agrave elle se faisait au moyen drsquoune courroie ἱμάς que lrsquoon faisait passer autour du verrou pour le tirer agrave travers un autre trou du vantail On pourrait certes encore arguer que le pluriel κληῖδας laquo cleacutes raquo employeacute par Parmeacutenide au lieu du singulier κληΐς pourrait englober et la cleacute proprement dite et la courroie Je ne le pense pas Des raisons meacutetriques peuvent ecirctre suffisantes pour expliquer ce pluriel

On comprend que devant cette difficulteacute certains aient malgreacute tout chercheacute un sens agrave ἀμοιϐός qui puisse convenir en parlant de cleacute M Conche traduit par laquo adapteacute raquo p 45 Il srsquoen justifie en recourant agrave un argument pour le moins curieux car sans fondement linguistique laquo la clef doit ecirctre adapteacutee au verrou doit lui ldquocorrespondrerdquo crsquoest ce que signifie le mot ἀμοιϐούς raquo p 50 Le sens de laquo correspondre raquo nrsquoest nulle part attesteacute pour ἀμοιϐός ni envisageable J Fregravere p 144 eacutelude aussi le problegraveme en srsquoeacutecartant totalement du sens du mot laquo qui les ouvrent raquo (ie cleacutes qui ouvrent les battants) J Bollack respecte le sens fondamental du terme en traduisant laquo cleacutes de lrsquoeacutechange raquo p 79 Mais il nrsquoexplique pas son choix dans son commentaire Il nrsquoy mentionne mecircme pas du tout le rocircle de ces cleacutes L Couloubaritsis croit reacutesoudre la difficulteacute en consideacuterant qursquoil y a deux battants et donc que la cleacute sert laquo tour agrave tour raquo laquo cleacutes qui les ouvrent tour agrave tour raquo p 540 crsquoest-agrave-dire qui ouvre chacun des deux battants Mais cette interpreacutetation ne reacutepond ni au sens du mot ni aux donneacutees archeacuteologiques la cleacute glisseacutee par le trou du battant agrave ouvrir en premier pour atteindre le verrou fixeacute sur lrsquoautre battant ne servait qursquoune fois pour ouvrir entiegraverement la porte

Si lrsquoon veut parvenir agrave une interpreacutetation qui soit agrave la fois fidegravele au sens du mot et significative quant au propos de Parmeacutenide il nrsquoest qursquoagrave suivre le style drsquoeacutecriture que Parmeacutenide a adopteacute pour la premiegravere partie du proegraveme Ce nrsquoest pas la premiegravere fois en effet qursquoapparaicirct une discordance de sens assez forte entre deux termes lieacutes entre eux que le second ne se comprend pas agrave partir du mot qursquoil qualifie mais agrave partir de la reacutealiteacute dont ce mot est la meacutetaphore Ainsi par exemple le verbe πέμπον laquo deacutepecircchaient raquo (I 2) et lrsquoadjectif πολύφραστοι laquo si reacutefleacutechies raquo (I 4) agrave propos des cavales ἳπποι ou lrsquoadjectif πολύφημον laquo aux multiples discours raquo attribueacute agrave la voie ὁδόν (I 2) nrsquoont vraiment de sens que rapporteacutes agrave ce dont les cavales et la voie sont les meacutetaphores Comme si lrsquoEacuteleacuteate voulait drsquoembleacutee bien faire comprendre qursquoil ne doit pas ecirctre pris au pied de la lettre et selon un seul registre de discours Le qualificatif ἀμοιϐός doit donc me semble-t-il ecirctre interpreacuteteacute de la mecircme maniegravere en confrontant ce qui est dit ici de maniegravere imageacutee agrave la reacutealiteacute qursquoil repreacutesente

La deacutecouverte ou plutocirct la premiegravere seacuterie de deacutecouvertes et de trouvailles que Parmeacutenide a effectueacutee simplement figureacutee ici par une cleacute mais expliciteacutee dans le corps du Poegraveme a consisteacute drsquoune part agrave poser les principes eacutepisteacutemologiques qui srsquoimposent agrave toute penseacutee et agrave toute diction du vrai (partie deacutecouverte proprement dite) et drsquoautre part agrave bien distinguer entre ce qui est permanent et ce qui est mouvant et agrave trouver une explication permettant de comprendre leur articulation (partie plutocirct trouvaille) Du point de vue

217 H DIELS Parmenides Lehrgedicht Berlin 1897

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eacutepisteacutemique il affirme en premier lieu le principe drsquoexistence laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν et rejette le principe contraire celui de non-existence laquo ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo οὐκ ἔστι μὴ εἶναι (II 3) Ce dernier ne peut ecirctre qursquoun concept Ce double principe doit ecirctre la pierre de touche de tout eacutenonceacute qui entend ecirctre vrai Le principe de non-existence est la conseacutequence drsquoune faiblesse naturelle de la penseacutee Lrsquoune des particulariteacutes de la penseacutee en effet est de pouvoir srsquoillusionner de confondre le concept et le reacuteel de croire qursquoune chose est du seul fait de la penser et inversement de croire qursquoelle nrsquoest pas du seul fait de penser qursquoelle nrsquoest pas Agrave ce double premier principe il affirme eacutetroitement lieacutes agrave lui les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction lesquels impliquent neacutecessairement celui du tiers exclu Ils sont eux aussi directement mis en cause par ses pairs

Du point de vue de la reacutealiteacute la meacutetaphore de la porte suggegravere que la solution agrave lrsquoaporie agrave laquelle les thegraveses preacuteceacutedentes aboutissaient a eacuteteacute obtenue gracircce agrave des trouvailles dont lrsquoune a eacuteteacute drsquoeacutetablir une nette seacuteparation dans le reacuteel entre ce qui est permanent et ce qui est mouvant une autre de situer les laquo contraires raquo du cocircteacute du permanent et les reacutealiteacutes singuliegraveres du cocircteacute du mouvant la troisiegraveme enfin de trouver comment articuler entre eux ces deux ensembles La porte bloque parce que dans la conception de ses pairs elle forme justement un bloc Dans leur vision les eacuteleacutements fixes (le linteau et le seuil) et les eacuteleacutements mobiles (les portes) sont confondus LrsquoEacuteleacuteate a alors lrsquoideacutee pour deacutebloquer la situation drsquoanalyser le reacuteel selon deux plans distincts Le premier est celui des deux laquo formes raquo μορφαί (VIII 53) laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ (IX 1) Celles-ci ne relegravevent pas des laquo contingents raquo comme le dira Aristote Sinon elles seraient elles aussi mouvantes et eacutevanescentes Elles ne sont pas des reacutealiteacutes singuliegraveres Leur appellation (laquo forme raquo) indique qursquoelles ne sont pas des laquo ecirctres raquo des entiteacutes palpables comme tout ce qui existe Ce sont ndash autre trouvaille de lrsquoEacuteleacuteate ndash des laquo forces raquo δυνάμεις (IX 2) permanentes et intangibles comme nous le dirions aujourdrsquohui des lois naturelles Elles sont figureacutees par les eacuteleacutements fixes de la porte le linteau et le seuil Les battants en revanche figurent tout ce qui est mouvant crsquoest-agrave-dire la totaliteacute des reacutealiteacutes singuliegraveres πάντα tout ce qui naicirct et disparaicirct Quant agrave leur jonction et leur articulation elles sont assureacutees par le seul poteau qui de chaque cocircteacute les arrime agrave la fois au linteau et au seuil agrave savoir laquo Amour raquo sous lrsquoeacutegide de la laquo diviniteacute raquo

Le choix de lrsquoadjectif ἀμοιϐός nrsquoest donc pas agrave comprendre agrave partir du meacutecanisme physique de la cleacute mais agrave partir de la fonction symbolique que celle-ci occupe dans le propos parmeacutenidien Le modegravele que propose Parmeacutenide doit deacutesormais laquo remplacer raquo celui qui est deacutefendu par ses pairs B Cassin a noteacute parmi les textes auxquels Parmeacutenide a pu faire reacutefeacuterence un passage de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode ougrave il est dit ndash je reprends sa traduction ndash que laquo la nuit et le jour se rencontrent et se saluent en se croisant raquo (Theacuteogonie 749) laquo En se croisant raquo traduit le participe preacutesent moyen du verbe ἀμείϐω dont est tireacute lrsquoadjectif ἀμοιϐός Or le sens de ce participe nrsquoest pas laquo en se croisant raquo mais laquo lorsqursquoils se remplacent raquo ou laquo se succegravedent raquo Ici lrsquoadjectif ne peut deacutesigner le remplacement reacuteciproque de laquo Jour raquo et de laquo Nuit raquo comme le pensent les laquo mortels biceacutephales raquo mais la substitution du modegravele parmeacutenidien au leur Crsquoest lui qui ouvre la porte sur le chemin de la connaissance sur le chemin κέλευθος qui reacutesout la question de lrsquoantinomie que constituent les contraires laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo 218

218 laquo Chemin raquo est au pluriel κελεύθων Est-ce pour signifier que crsquoest agrave cet endroit que se fait la bifurcation entre le bon chemin que va suivre PARMENIDE et qui en ouvrant la porte fait la jonction entre les contraires sans les alteacuterer et le mauvais chemin que suivent ses pairs et qui se transforme en impasse Est-ce parce qursquoun chemin est celui de laquo Jour raquo et lrsquoautre de laquo Nuit raquo crsquoest-agrave-dire respectivement de la connaissance vraie et de lrsquoerreur sens particuliers que peuvent prendre eacutegalement laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo Il nrsquoest pas exclu que PARMENIDE

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I 15-17a Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο de la porte le verrou obstructeur

Si je comprends bien B Cassin p 136 la deacutemarche de seacuteduction effectueacutee par les jeunes filles aupregraves de Justice a peut-ecirctre pour but de la convaincre laquo drsquoeacutequilibrer le monde de tenir la balance entre la lumiegravere et la nuit raquo chose qui drsquoapregraves sa lecture du frg IX ne serait pas faite M Conche srsquoeacutetonne que les jeunes filles aient agrave seacuteduire la Justice laquo ce qursquoelles demandent nrsquoayant preacuteciseacutement rien que de juste raquo p 53 laquo Mais poursuit-il la nature de Dikegrave est neacutegative Son rocircle est de deacutevoiler [hellip] de deacutenoncer [hellip] les entorses agrave lrsquoordre naturel comme les actes ou paroles injustes des hommes de poursuivre les coupables [hellip] et de punir Dikegrave nrsquoa pas agrave se manifester drsquoelle-mecircme lorsqursquoil nrsquoy a eu aucun crime aucune faute Elle reste figeacutee De lagrave la neacutecessiteacute de la persuader accomplir ce agrave quoi elle nrsquoest pas obligeacutee est une faveur raquo p 53

Une autre interpreacutetation de la deacutemarche des jeunes filles aupregraves de Justice peut ecirctre donneacutee me semble-t-il si nous comprenons laquo jeunes filles raquo et laquo Justice raquo selon le sens et la fonction que leur donne Parmeacutenide dans son Poegraveme Il est clair si lrsquoon accepte mon interpreacutetation que cette deacutemarche ne saurait avoir pour objectif drsquoamener Justice agrave assouplir ses regravegles agrave faire une exception agrave accorder une faveur indue Cela est totalement exclu Elle ferait exactement le contraire de ce qursquoelle est et de ce qui est attendu drsquoelle Elle se nierait elle-mecircme Elle ferait ce qui a eacuteteacute deacuteclareacute comme une impossibiliteacute absolue laquo qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1 voir aussi VIII 12-18 rappeleacute ci-dessus agrave propos de I 14) Mais si lrsquoon se place du point de vue de la deacutemarche de Parmeacutenide deacutemarche qursquoil partage au deacutepart avec ses pairs les exigences eacutepisteacutemiques neacutecessaires agrave sa reacutealisation ne sont pas encore pleinement reacuteunies Certes elles sont espeacutereacutees mais elles sont eacutegalement redouteacutees parce que lrsquoon ne sait pas quelles elles sont exactement ni quelles sont leurs conditions Tout savoir produit sans leur connaissance sera agrave coup sucircr reacutefuteacute et deacuteconsideacutereacute parce qursquoerroneacute Elles sont un obstacle en tant qursquoelles sont meacuteconnues Il importe donc drsquoabord de les deacutecouvrir De cette deacutecouverte Parmeacutenide ne dit pas clairement comment il lrsquoa faite Il suggegravere que ce fut au terme drsquoune recherche qui lrsquoa obligeacute agrave remettre en cause le modegravele explicatif leacutegueacute par ses pairs agrave abandonner ses certitudes pour se mettre totalement agrave lrsquoeacutecoute de ce que pouvaient ecirctre ces regravegles de maniegravere agrave les avoir comme atout et non plus comme obstacle Ce nrsquoest pas laquo Justice raquo qursquoil a fallu convaincre de changer mais le chercheur Il est agrave noter que laquo Justice raquo ne donne pas la cleacute aux jeunes filles Crsquoest bien elle qui repousse le verrou Si les jeunes filles sont la figure du chercheur honnecircte et laquo Justice raquo celle des regravegles eacutepisteacutemiques crsquoest bien le fait drsquoacqueacuterir ces regravegles et de srsquoy soumettre qui deacutebloque la situation et permet de continuer la recherche Il est agrave noter que pour deacutecrire le retrait du verrou Parmeacutenide use du mecircme verbe ὠθέω-ῶ laquo repousser raquo (I 17) que pour deacutecrire celui du voile des jeunes filles (I 10) comme pour bien signifier que ce

fasse aussi allusion au moins implicitement au rituel drsquoinitiation des Mystegraveres drsquoEacuteleusis Selon P FOUCART

(Les Mystegraveres drsquoEacuteleusis p 398-401) lors de la premiegravere phase de lrsquoinitiation la τελετή dans une salle que pour cette raison les archeacuteologues appellent communeacutement le τελεστήριον laquo salle drsquoinitiation raquo on faisait passer les initieacutes des laquo teacutenegravebres agrave la lumiegravere raquo σκότους τε καὶ φωτὸς ἐναλλὰξ γενομένων (DION CHRYSOSTOME Or XII p 387 eacuted REISKE) et on leur montrait que apregraves la mort ils seraient jugeacutes laquo dans la plaine au carrefour formeacute de deux routes (τὼ ὁδώ) qui conduisent lrsquoune aux Iles des Bienheureux et lrsquoautre au Tartare raquo (PLATON Gorgias 524a trad M CANTO-SPERBER p 505)

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verrou est bien drsquoordre eacutepisteacutemologique Du moins est-ce ainsi que je comprends cette deacutemarche de seacuteduction et de persuasion

I 17b-21 ταὶ δὲ θυρέτρων En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

La suie du reacutecit continue avec la sous-meacutetaphore du char Lrsquoobstacle eacutepisteacutemologique qui empecircchait la recherche drsquoavancer est entiegraverement leveacute remplaceacute par la nouvelle theacuteorie La libeacuteration est telle que les battants semblent srsquoenvoler (cf le participe passeacute ἀναπτάμεναι laquo srsquoeacutetant envoleacutees raquo du v 18 reprenant lrsquoadverbe ἀπτερέως laquo agrave tire drsquoailes raquo du v preacuteceacutedent) deacutegageant la totaliteacute de lrsquoouverture Il nrsquoy a plus aucune entrave pour mener la recherche Lrsquoeacutequipage peut mecircme foncer La voie est toute droite ἰθύς et se transforme en laquo grand-route raquo ἀμαξιτός

Lrsquoouverture des battants est mecircme faciliteacutee par la qualiteacute de leur eacutetat LrsquoEacuteleacuteate preacutecise en effet que les gonds couverts de cuivre ou reposant sur une coupelle de cuivre πολυχάλκους sans doute pour en faciliter la rotation eacutetaient laquo tous deux garnis de clous et de pointes raquo γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε (I 20) Le participe parfait ἀρηρότε donne une preacutecision technique Il est au duel Il nrsquoy a donc que deux gonds un pour chaque battant Un battant nrsquoest donc pas tenu par deux gonds un en bas avec une ferrure fixeacutee en dessous et un en haut avec ferrure fixeacutee au-dessus Il est drsquoune seule piegravece de bas en haut faisant ainsi le lien entre le seuil et le linteau entre laquo Nuit raquo et laquo Lumiegravere raquo Comme je lrsquoai deacutejagrave dit il figure laquo Amour raquo qui fait la jonction entre les contraires et retourne leur contrarieacuteteacute en collaboration beacuteneacutefique et productrice des ecirctres singuliers

La situation preacutesente contraste fortement avec celle du deacutepart Le char bien que parfaitement conccedilu grinccedilait et menaccedilait de gripper tant la recherche eacutetait laborieuse et incertaine (I 6-7) Ici aucun grincement dans le mouvement des portes et des gonds dans les crapaudines (σύριγγες) plus aucun crissement qui surgisse du frottement de lrsquoessieu et de la boicircte La recherche peut ecirctre poursuivie en toute tranquilliteacute et assurance LrsquoEacuteleacuteate ne dit rien quant agrave son contenu Il suggegravere seulement qursquoelle allait de soi comme deacutecoulant logiquement Ce qursquoelle impliqua et les deacutecouvertes ou trouvailles auxquelles elle donna lieu est agrave chercher dans le corps du Poegraveme agrave lrsquoexception peut-ecirctre des derniegraveres deacutecouvertes rattacheacutees agrave la laquo diviniteacute raquo-laquo deacuteesse raquo δαίμων-θεά qui en sont lrsquoaboutissement Nous en avons deacutejagrave noteacute un certain nombre concernant la logique et les principes drsquoexistence de non-existence drsquoidentiteacute et de non-contradiction Drsquoautres concernent le langage en particulier ce qui touche agrave la valeur de certaines formes verbales et agrave leurs rapports entre elles (lrsquoindicatif preacutesent agrave la troisiegraveme personne du singulier ndash ἒστι ndash lrsquoinfinitif ndash εἶναι ndash et le participe ndash ἐoacuteν) drsquoautres le rapport entre le langage le reacuteel et la penseacutee drsquoautres enfin les diffeacuterents plans selon lesquels on peut saisir le reacuteel et le nommer pour bien distinguer entre ce qui est permanent et ce qui est eacutevanescent entre ce qui relegraveve du tout en tant que tel et de chaque singulariteacute lrsquoemploi du

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mecircme terme ἐόν laquo eacutetant raquo pour deacutesigner les uns et les autres eacutetant une ideacutee aussi juste qursquooriginale

3 Lrsquoaccueil de la deacuteesse I 22-28a

Le parcours initial srsquoachegraveve par lrsquoarriveacutee agrave la demeure de la laquo deacuteesse raquo θεά lrsquoaccueil bienveillant que celle-ci lui reacuteserve et le jugement qursquoelle porte sur sa deacutemarche

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en [dehors des sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

I 22 Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατοhellip laquo Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillancehellip raquo

La diviniteacute chez laquelle parvient Parmeacutenide nrsquoest plus appeleacutee δαίμων laquo diviniteacute raquo comme au deacutebut du proegraveme mais θεά laquo deacuteesse raquo Cette nouvelle deacutenomination pose la question de savoir si lrsquoentiteacute ainsi nommeacutee ici en I 22 est la mecircme que

‒ la δαίμων qui en I 3 laquo fait chuter tout homme qui sait raquo ἣ κατὰ πάντrsquoαὐτῇ φέρει εἰδότα φῶτα (I 2-3)

‒ la δαίμων qui en XII 3-4 laquo gouverne tout car elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo ἣ πάντα κυϐερνᾷ πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει

‒ et qui en XIII laquo imagina Amour comme le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον μέν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων

‒ enfin la δαίμων qui selon moi en XVI 1 laquo fait le meacutelange des membres aux courbes multiples raquo ἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων

Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord entre eux Pour M Conche par exemple p 227 la θεά du proegraveme et la δαίμων des frg XII et XIII sont aussi nettement distinctes que le Jour et la Nuit Mais cette distinction srsquoeacutevanouit dans son propos puisqursquoil dit de la premiegravere qursquoelle nrsquoest rien drsquoautre qursquolaquo une fiction individuelle une fiction du poegravete-philosophe raquo p 57 et de la seconde qursquoelle laquo nrsquoa drsquoautre deacutetermination que celle indiqueacutee dans le discours raquo p 227 B Cassin dit de son cocircteacute que lrsquolaquo on ne peut eacutevidemment pas assimiler la deacutemone de lrsquoengendrement et la diviniteacute-deacuteesse du prologue lrsquoune fait tout simplement partie du discours de lrsquoautre raquo p 190

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Savoir si la θεά de I 22 est identique ou non agrave la δαίμων qui est mentionneacutee en I 3 et ailleurs agrave plusieurs reprises nrsquoest pas une question secondaire ou neacutegligeable Elle est mecircme de la plus grande importance Donneacutee au deacutebut du proegraveme comme unique deacuteterminant de la voie de la recherche (ἐς ὁδὸν πολύφημον δαίμονος laquo vers la voie aux multiples discours de la diviniteacute raquo I 2-3) et agrave la fin comme celle qui en est le terme et lrsquoaboutissement (ἱκάνων ἡμέτερον δῶ laquo parvenant agrave notre demeure raquo I 25) la laquo diviniteacute raquo-laquo deacuteesse raquo doit revecirctir une fonction capitale dans le systegraveme parmeacutenidien Mais comme pour bien drsquoautres termes en particulier pour un certain nombre drsquoadjectifs rencontreacutes dans le proegraveme la signification du mot doit ecirctre chercheacutee avant tout dans la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne La nouvelle qualification en θεά qui nrsquoest pas ameneacutee pour des raisons meacutetriques pourrait indiquer que lrsquoentiteacute qursquoelle recouvre assume trois types de fonctions diffeacuterentes et recueille ainsi sous son nom geacuteneacuterique les derniegraveres trouvailles de lrsquoEacuteleacuteate

Le premier type de fonctions regroupe celles qui dans le Poegraveme sont attribueacutees agrave la laquo diviniteacute raquo δαίμων et agrave laquo Amour raquo Ἔρως qualifieacute de laquo dieu raquo θεoacuteς (XIII) deux des derniegraveres trouvailles majeures de Parmeacutenide La nature de la δαίμων est drsquoecirctre une laquo force raquo comme son nom lrsquoindique et plus preacuteciseacutement laquo une force qui attribue raquo en respectant neacutecessairement certaines contraintes ce qui la rapproche de lrsquoideacutee de laquo Justice raquo et de celle de laquo Destin raquo crsquoest-agrave-dire de donneacutees de fait sur lesquelles rien ni personne ne peut agir et que lrsquoon ne peut que constater Placeacutee laquo au centre raquo ἐν μέσῳ (XII 3) de tout cette force principalement rationnelle a pour premiegravere fonction de maintenir lrsquoeacutequilibre entre les laquo formes contraires raquo (formes qui sont aussi des forces) de sorte que le monde qui nrsquoest fait que de singulariteacutes contingentes se maintienne constamment La seconde fonction est pour passer des laquo formes raquo immuables aux ecirctre singuliers de produire et de diriger (laquo elle imagina raquo μητίσατο XIII) une autre laquo force raquo capable quant agrave elle de convertir en forces creacuteatrices les forces contraires de laquo Jour raquo et de laquo Nuit raquo qui sans elle chercheraient agrave srsquoentredeacutetruire le laquo dieu raquo laquo Amour raquo (XIII) Pas plus que la δαίμων laquo Amour raquo nrsquoest un dieu personnel Il nrsquoest lui aussi qursquoune proprieacuteteacute de la laquo nature raquo Il repreacutesente le versant dynamique eacutemotionnel et affectif de la δαίμων Il est clair deacutesormais que les laquo forces contraires raquo que sont laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo bien que constituantes de la φύσις ne sont pas du mecircme ordre que les ecirctres qursquoelles permettent de produire et qursquoelles ne sont pas affecteacutees par leurs apparitions et transformations Il est clair aussi qursquolaquo Amour raquo qursquoinvente alors Parmeacutenide pour reacutesoudre la question de lrsquoarticulation entre ce qui est permanent et ce qui et mouvant pour ecirctre le gond qui articule les battants au linteau et au seuil est une force du mecircme type Comme les lois laquo naturelles raquo de nos physiciens elles sont universelles et atemporelles219 Cette notion de laquo force raquo δύναμις est je crois une trouvaille sinon une deacutecouverte fondamentale faite par lrsquoEacuteleacuteate celle qui en faisant sortir drsquoune conception laquo mateacuterialiste raquo et laquo essentialiste raquo des choses lui a permis de reacutesoudre lrsquoantinomie jusqursquoalors insoluble entre la permanence et le mouvement Elle constitue le terme de sa recherche et la cleacute de voucircte de son systegraveme

Le second type de fonctions qursquoassume la θεά est de figurer lrsquointelligence humaine dans ce qursquoelle a de proprement rationnel le νoacuteος (ou νοῦς) Dans le frg XVI comme je crois lrsquoavoir deacutemontreacute au chapitre preacuteceacutedent Parmeacutenide assimile lrsquoactiviteacute de lrsquolaquo intelligence humaine raquo νoacuteος et celle de la δαίμων laquo En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange des membres aux courbes multiples ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose qursquoen toutes choses et en tout raquo La δαίμων est pour la totaliteacute des choses ce qursquoest le νoacuteος pour un individu humain mecircme si comme je lrsquoai noteacute crsquoest lrsquointelligence humaine qui a servi

219 Pour les physiciens drsquoaujourdrsquohui la notion drsquoatemporaliteacute ne vaut qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoun laquo temps propre raquo

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de modegravele pour penser la laquo diviniteacute raquo Les deux sont une production de la φύσις une proprieacuteteacute des ecirctres et des choses et non des entiteacutes autonomes Elles apparaissent et disparaissent avec eux Elles sont laquo au centre raquo ἐν μέσῳ (XII 3) pour la laquo diviniteacute raquo le laquo cœur raquo ἦτορ pour lrsquolaquo intelligence raquo avec ce sens nouveau de laquo centre raquo qursquoil prend chez Parmeacutenide en I 29 (voir aussi la position du νoacuteος au centre de la proposition en IV 1 ὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως) Les verbes φρονέειν laquo penser raquo (XVI 3) κυϐερνᾶν laquo gouverner raquo (XII 3) et μητίεσθαι laquo imaginer raquo (XIII) indiquent une activiteacute complexe que les traductions franccedilaises ne peuvent rendre correctement mais que lrsquoexpression actuelle laquo activiteacute ceacutereacutebrale raquo pourrait rassembler si du moins on considegravere que les Grecs attribuent au laquo cœur raquo φρήν (dont φρονέειν deacuterive) ou ἦτορ ce que nous nous attribuons au cerveau La laquo penseacutee raquo y occupe laquo la plus grande partie raquo τὸ πλέον (XVI 4) Mais agrave la diffeacuterence de la δαίμων qui nrsquoeacutetant pas un dieu identifiable et personnalisable ne srsquoexprime pas lrsquointelligence humaine est individuelle et doueacutee de la parole

Le troisiegraveme type de fonctions de la θεά enfin qui justifie aussi la deacutenomination de θεά est drsquoeacutecarter toute reacutefeacuterence agrave une reacuteveacutelation divine en en prenant la forme pour exprimer une deacutemarche et une connaissance purement humaines La fin du proegraveme et tout le corps du Poegraveme nrsquoont rien drsquoune reacuteveacutelation Ils sont un discours savant tel qursquoun homme se soumettant agrave des regravegles eacutepisteacutemiques parvient agrave en eacutenoncer un sur le monde En mettant le discours savant dans la bouche de la deacuteesse en le preacutesentant mecircme comme si crsquoeacutetait le fruit drsquoune initiation Parmeacutenide parachegraveve la substitution qursquoil opegravere des discours mythologiques et religieux notamment ceux des Mystegraveres et des oracles Par exemple dans lrsquoHymne I agrave Deacutemeacuteter que Parmeacutenide a pu connaicirctre puisque sa composition drsquoapregraves son eacutediteur dans la collection des Belles Lettres remonterait laquo aux derniegraveres anneacutees de lrsquoautonomie eacuteleusinienne ndash peu avant 610 raquo220 Deacutemeacuteter est le plus souvent deacutesigneacutee par le simple mot θεά laquo deacuteesse raquo Pour signifier cette substitution le terme theacutea est mecircme beaucoup plus fort que le terme daimocircn eacutenonceacute degraves le deacutepart agrave la place du mot laquo recherche raquo

Ce sont certainement toutes ces reacutefeacuterences et concordances qursquoentend suggeacuterer lrsquoEacuteleacuteate lorsqursquoil dit que la deacuteesse le reccedilut avec bienveillance et lui prit la main droite dans sa main Dans le mecircme temps il exprime la profonde uniteacute qui preacuteside agrave lrsquoorganisation du monde dans sa totaliteacute et qursquoil appelle laquo transmonde raquo diakosmos

Jrsquoai deacutejagrave noteacute qursquoHeacuteraclite pensait que gracircce au λόγος laquo raison raquo et laquo parole raquo lequel est commun agrave tous lrsquohomme est capable de saisir lrsquolaquo harmonie invisible raquo ἁρμονία ἀφανής qui unit les contraires laquo Ceux qui parlent de faccedilon reacutefleacutechie ξὺν νῷ doivent neacutecessairement srsquoappuyer sur ce qui est commun ξυνῷ agrave toushellip raquo laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun ξυνῷ mais alors que la raison est en commun ξυνοῦ la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une reacuteflexion particuliegravere ἰδίαν ἔχοντες φρoacuteνησιν raquo221 laquo De cette explication qui existe toujours les hommes demeurent ignorants ἀξύνετοι raquo222 laquo Ignorants ἀξύνετοι alors qursquoils eacutecoutent ils ressemblent agrave des sourds raquo223 Lrsquoadjectif ἀξύνετος qui est ici traduit par laquo ignorant raquo signifie proprement laquo qui ne met pas ensemble raquo crsquoest-agrave-dire qui ne voit pas les liens invisibles qui unissent malgreacute les deacutesaccords visibles Parmeacutenide va beaucoup plus

220 J HUMBERT Homegravere Hymnes p 39

221 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 119 1 et 2 p 300 (DK 22 B 114 et B 2 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57 et 7)

222 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 77 p 263 (DK 22 B 1 M MARCOVICH 1 M CONCHE 2)

223 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 71 3 p 257 (DK 22 B 34 M MARCOVICH 2 M CONCHE 3)

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loin Cette harmonie invisible que lrsquointelligence est capable de saisir dans les choses elle y est reacuteellement gracircce au couple laquo diviniteacute raquo-laquo Amour raquo qui dans le monde comme chez lrsquohomme tire de la force permanente des contraires le contraire de ce qursquoelle devrait produire si elle eacutetait laisseacutee agrave elle-mecircme lrsquoexistence de tout ce qui existe LrsquoEacuteleacuteate pense avoir surmonteacute la contradiction qui enfermait ses pairs et proposeacute un systegraveme drsquoexplication de la totaliteacute des choses agrave la fois conforme aux exigences eacutepisteacutemiques et agrave la reacutealiteacute Ce dispositif constitutif de lrsquoordre du monde en son entier ndash il est laquo semblable en tout raquo ἐοικώς πάντα ndash il le nomme laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60)

I 24-25 ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

Agrave partir de lagrave le reacutecit change de locuteur Ce nrsquoest plus Parmeacutenide qui parle mais la θεά personnification du discours savant Par cette autre substitution lrsquoEacuteleacuteate signifie que le discours qursquoil tient est un discours qui nrsquoest plus vraiment le sien il est universel et chacun peut le faire sien

La deacuteesse alias Parmeacutenide rameneacute agrave sa pure capaciteacute intellectuelle porte drsquoabord un jugement sur le parcours effectueacute Elle en rappelle les deux principaux ressorts les cavales symbole de lrsquolaquo ardeur raquo θυμός (I 1) et de la reacuteflexion approfondie πολύφραστοι (I 4) plutocirct agrave mettre du cocircteacute de la composante psychique qui est en chacun laquo Amour raquo les jeunes filles repreacutesentant la composante intellectuelle pure νόημα

La deacuteesse preacutecise ensuite ce qui laquo a deacutepecirccheacute raquo Parmeacutenide sur la voie de recherche qui a eacuteteacute la sienne Ce nrsquoest pas laquo Destin mauvais raquo Μοῖρα κακή mais laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε Seule Δίκη apparaicirct dans le corps du Poegraveme agrave propos de ἔστιν (VIII 13-15) et elle a deacutejagrave eacuteteacute nommeacutee dans le proegraveme (cf plus haut I 14-17) Elle repreacutesente les regravegles eacutepisteacutemiques dans toute leur rigueur

I 26-28a χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en [dehors des sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

Le terme θέμις figure bien dans le corps du Poegraveme dans le mecircme fragment que Δίκη mais agrave propos de τὸ ἐόν (frg VIII 32) Mais ce serait forcer le texte que drsquoy voir comme ici une personnification divine Il ne srsquoagit que de lrsquoexpression courante θέμις ἐστίν laquo il est permis raquo οὐ θέμις ἐστίν laquo il nrsquoest pas permis raquo laquo la puissante Neacutecessiteacute le [ie ce qui est] tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι (VIII 32-35) Lrsquoeacutetymologie de θέμις a donneacute lieu agrave divers hypothegraveses sans qursquoaucune ne se soit imposeacutee224 Pas plus que les autres laquo diviniteacutes raquo ou abstractions personnifieacutees et diviniseacutees la Θέμις du proegraveme terme que jrsquoai rendu par laquo Droit raquo nrsquoest agrave comprendre agrave partir de la mythologie Ici elle est associeacutee agrave Δίκη laquo Justice raquo Elle la renforce en soulignant la notion de laquo regravegle raquo ou de laquo loi raquo selon laquelle

224 Cf P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 411-412

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preacuteciseacutement le laquo jugement juste raquo δίκη peut et doit ecirctre rendu Elle souligne que ces regravegles ou lois eacutepisteacutemiques srsquoimposent comme de lrsquoexteacuterieur et qursquoelles ne deacutependent en aucun cas du bon vouloir humain Elles ne sont pas des inventions mais des deacutecouvertes La connaissance du vrai est agrave ce prix

Drsquoapregraves Heacutesiode les Μοῖραι laquo Destineacutees raquo seraient tantocirct filles de la Nuit (Theacuteogonie 217) tantocirct filles de Zeus et de Theacutemis ((Theacuteogonie 904) Mais la Μοῖρα dont il est question ici est uniquement agrave comprendre comme lrsquoantithegravese de laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε Elle ne renvoie pas agrave une laquo Destineacutee raquo implacable et en lrsquooccurrence meacutechante qui aurait enfermeacute Parmeacutenide dans ses rets Elle ne renvoit pas non plus comme en VIII 37 agrave lrsquoordre mecircme des choses auquel rien ni personne ne peut changer quoi que ce soit Ici Elle signifie simplement comme le vers suivant le dit clairement que Parmeacutenide ne srsquoest pas laisseacute laquo enchaicircner raquo (cf VIII 37) par la doxa commune cette laquo part partageacutee raquo agrave noter que le mot εἱμαρμένη ndash litteacuteralement laquo la partageacutee raquo ndash est tireacute de la mecircme racine que Μοῖρα un autre nom du Destin Auquel cas cet enchaicircnement aurait eacuteteacute catastrophique (cf κακή) le bloquant dans sa recherche Celle-ci a eacuteteacute libeacutereacutee justement parce qursquoil srsquoest soumis aux regravegles eacutepisteacutemiques les seules qui affranchissent des erreurs qui empecircchent drsquoavancer En preacutecisant que la voie qursquoil a suivie laquo est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des sentiers battus raquo ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν (I 29) la deacuteesse souligne certainement lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche originaliteacute dont il peut ecirctre fier mais elle indique aussi que cet eacutecart par rapport aux autres est en reacutealiteacute un maintien dans la bonne direction le bon laquo chemin raquo κέλευθος (cf I 11 II et VI 9) Ce sont les autres qui se sont mis agrave lrsquoeacutecart de la voie laquo droite raquo (cf πλάττονται laquo ils errent raquo VI 5 et πεπλανημένοι εἰσίν laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo VIII 54) et se sont engageacutes dans une impasse (cf οὐ γὰρ ἀνυστόν laquo il nrsquoaboutit pas raquo II 7) Les contraintes eacutepisteacutemiques sont donc libeacuteratrices Qui les respecte scrupuleusement Parmeacutenide ou quiconque laquo est indeacutepassable raquo ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ laquo afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse raquo (VIII 61)225

225 Qursquoil me soit permis de faire ici une remarque Si la recherche meneacutee par PARMENIDE nrsquoa pas eacuteteacute affecteacutee par laquo Destineacutee mauvaise raquo on ne saurait en dire autant de sa reacuteception par la posteacuteriteacute tant elle fut et est resteacutee incomprise

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Chapitre IV section C

Plan et optique I 28b-32

Avec la mention de laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε srsquoarrecircte non pas le discours

precircteacute agrave la deacuteesse mais un mode drsquoexpression que lrsquoon pourrait qualifier drsquoeacutepique et meacutetaphorique Agrave partir de I 28b commence le discours savant qui sera celui du corps du Poegraveme La fin du proegraveme en annonce le plan et lrsquooptique geacuteneacuterale selon laquelle le propos sera tenu

1 Plan I 28b-30

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

I 28b χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

Il y a deux faccedilons de comprendre le pronom πάντα laquo tout raquo Soit on en fait un compleacutement drsquoobjet direct de πυθέσθαι laquo srsquoenqueacuterir raquo et dans ce cas les deux propositions qui suivent en sont des attributs qui en explicitent le contenu soit on en fait un adverbe laquo en tout raquo et les deux propositions suivantes sont les compleacutements drsquoobjet direct de πυθέσθαι laquo srsquoenqueacuterir raquo

Nos traducteurs de reacutefeacuterence optent tous pour la premiegravere solution B Cassin laquo il faut que tu sois instruit de tout et du cœurhellip et de cehellip raquo p 72 J Fregravere laquo il faut que tu sois instruit de toutes choses aussi bienhellip quehellip raquo p 144 J Bollack laquo il trsquoest utile de tout apprendre raquo p 97 L Couloubaritsis laquo tu dois trsquoenqueacuterir de toutes choses drsquoune parthellip drsquoautre part raquo p 540 M Conche laquo il faut que tu sois instruit de tout agrave la foishellip ethellip raquo p 43

La seconde solution me semble preacutefeacuterable Nous savons que lrsquointention de Parmeacutenide nrsquoest pas de laquo tout raquo connaicirctre Il nrsquoa pas la preacutetention au demeurant absurde parce qursquoimpossible drsquoecirctre un laquo polymathe raquo De ce point de vue il fait sienne lrsquoaccusation drsquoHeacuteraclite En revanche il entend bien embrasser les choses dans leur totaliteacute en les envisageant comme un tout crsquoest-agrave-dire comme une uniteacute organiseacutee sinon organique agrave lrsquoimage drsquoun corps vivant (cf δέμας laquo corps vivant raquo VIII 55 μελέων laquo membres raquo XVI 1 et 3) Nous avons deacutejagrave rencontreacute πάντα ayant une valeur adverbiale laquo en tout raquo en un passage cleacute du Poegraveme En VIII 60 la deacuteesse annonce qursquoelle va lui reacuteveacuteler le transmonde laquo semblable en tout raquo laquo Quant agrave moi je te reacutevegravele le transmonde semblable en tout raquo τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω La connaissance que lrsquoEacuteleacuteate a chercheacute agrave acqueacuterir et

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qursquoil transmet est celle qui lui permet de deacutegager les lois et principes geacuteneacuteraux qui gouvernent le monde dans sa globaliteacute et qui srsquoappliquent partout parce qursquouniversels

B Cassin J Fregravere et M Conche traduisent le verbe πυθέσθαι par laquo sois instruit raquo Cette traduction pourrait laisser entendre que la connaissance que Parmeacutenide va acqueacuterir est le fruit drsquoune reacuteveacutelation Il est vrai que en VIII 60 jrsquoai moi-mecircme traduit le verbe φατίζω par laquo je reacutevegravele raquo agrave un endroit ougrave il est deacutesormais bien clair qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune reacuteveacutelation Il est vrai aussi que la mise en scegravene du deacutebut du proegraveme met Parmeacutenide en position de beacuteneacuteficiaire de la recherche et non directement comme son auteur Il est vrai enfin que le discours qui est tenu est mis sur les legravevres drsquoune deacuteesse telle une reacuteveacutelation faite agrave un initieacute Mais le verbe πυνθάνομαι laquo chercher agrave savoir raquo laquo srsquoenqueacuterir raquo nrsquoest pas un verbe passif mais un moyen agrave valeur active Ce qui est affirmeacute ici est que Parmeacutenide est bien lrsquoauteur de la recherche qursquoil a meneacutee La fiction qui lui fait precircter agrave drsquoautres que lui (les jeunes filles laquo Justice raquo la deacuteessehellip) lrsquoinitiative et la responsabiliteacute de la deacutemarche nrsquoa drsquoautre but que de bien souligner que la validiteacute de sa recherche deacutepend des conditions eacutepisteacutemiques rigoureuses auxquelles il srsquoest soumis et en mecircme temps qursquoelle suit une deacutemarche qui se substitue agrave celle drsquoune reacuteveacutelation

Le choix du verbe πυθέσθαι par Parmeacutenide a aussi je pense une autre signification Il paraicirct eacutetrange en effet que la deacuteesse invite son hocircte agrave entreprendre la recherche alors que drsquoune part elle vient de reconnaicirctre que en arrivant chez elle il est parvenu drsquoune certaine faccedilon agrave son terme et que drsquoautre part lrsquoexposeacute qui va suivre est la preacutesentation des reacutesultats de cette recherche Cette anomalie srsquoexplique me semble-t-il si par-delagrave lrsquoexposeacute des reacutesultats de sa propre recherche Parmeacutenide par le truchement de la deacuteesse veut montrer que sa deacutemarche est exemplaire et inviter son lecteur non seulement agrave en accepter les reacutesultats mais eacutegalement agrave la faire sienne et agrave la poursuivre pour son propre compte Nul nrsquoest deacutepasseacute lorsqursquoil respecte scrupuleusement les exigences eacutepisteacutemiques (cf VIII 61)

I 29-30 ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

Je me suis deacutejagrave expliqueacute au chapitre I sur le sens qursquoil faut reconnaicirctre aux deux particules ἠμέν et ἠδέ que je lis agrave la place des articles ἡ μέν laquo lrsquoune raquo et ἡ δέ laquo lrsquoautre raquo des eacutediteurs Si en II 3 et 5 elles ont une valeur uniquement disjonctive (= laquo soithellip soithellip raquo) ici elles ont en plus une valeur accumulative (= laquo ethellip ethellip) Les deux domaines dont Parmeacutenide ou tout chercheur doit srsquoenqueacuterir sont bien distincts et sont bien tous deux agrave connaicirctre Crsquoest lrsquoun et lrsquoautre et non lrsquoun ou lrsquoautre comme en II 3 et 5 La lecture du corps du Poegraveme permet de dire que les deux domaines en question sont ceux de la premiegravere et de la seconde partie la premiegravere axeacutee sur les conditions de la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη en tant que voie drsquoaccegraves au vrai la seconde sur les δόξαι laquo opinions raquo comprises comme discours savants que les laquo mortels raquo peuvent tenir sur le monde Les deux mots ἀληθείη et δόξαι qui les reacutesument ici seront repris pour lrsquoun tout au deacutebut de la premiegravere partie (II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin ndash il suit veacuteriteacute ndash raquo) et comme son dernier terme (VIII 51a ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα ἀμφὶς ἀληθείης laquo Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables concernant la veacuteriteacute raquo) pour lrsquoautre comme le premier mot de la seconde partie (VIII 51b δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας μάνθανε laquo Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels raquo) et dans le dernier fragment (XIX 1 Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent et qursquoelles sont maintenant raquo) Il nrsquoy a aucun doute agrave avoir agrave ce sujet

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Δόξα (I 30 VIII 51 XIX 1) deacutesigne drsquoune maniegravere geacuteneacuterale le reacutegime de toute penseacutee Elle laquo peacutenegravetre tout en tout raquo (I 32) La traduction habituelle par laquo opinion raquo tireacutee du latin opinio rend bien le terme grec avec cependant une petite restriction agrave savoir qursquoun Grec lorsqursquoil entend ou prononce ce mot ne peut le couper totalement drsquoun autre sens que preacutesente le verbe δοκέω-ῶ dont il deacuterive laquo paraicirctre raquo et dont Parmeacutenide use juste apregraves du participe preacutesent δοκοῦντα comme un synonyme de δόξαι (I 31) laquo Opinion raquo est le versant penseacute de ce qui est perccedilu ce perccedilu eacutetant drsquoabord saisi pour autant qursquoil laquo paraicirct raquo La saisie intellectuelle des choses en ce qursquoelles sont reacuteellement et veacuteritablement nrsquoest pas immeacutediate Elle est meacutediatiseacutee par un laquo paraicirctre raquo qui peut ecirctre laquo trompeur raquo tant du cocircteacute de lrsquoobjet perccedilu que du sujet percevant (VIII 52) Crsquoest pour cette raison que le reacuteel saisi par la penseacutee est exprimeacute en termes de laquo signes raquo σήματα (VIII 2 55 XIX 3) Cela suppose observation et laquo interpreacutetation raquo (I 32 VIII 55) ainsi qursquoune confrontation avec des pairs pour mieux srsquoassurer de la qualiteacute de la perception et de lrsquointerpreacutetation La deacutemarche conduit agrave porter un laquo jugement raquo agrave prendre une laquo deacutecision raquo (VIII 15 16 39 53)

Mais comment faire pour que ce jugement ne soit pas laquo sans discernement raquo (VI 7) le fruit drsquoun laquo aveuglement raquo (VI 7) et drsquoune laquo errance raquo (VI 5-6 VIII 54)) qursquoun laquo nom raquo poseacute sur les choses (VIII 28 38) mais au contraire laquo fiable raquo (I 30 VIII 50) et capable drsquoentraicircner la laquo persuasion raquo (I 29 II 4) si lrsquolaquo opinion raquo δόξα est un stade indeacutepassable de la penseacutee La confrontation avec autrui ne suffit pas Un travail critique doit neacutecessairement ecirctre entrepris comme cela va ecirctre immeacutediatement preacuteciseacute (I 32) un travail qui ne peut ecirctre qursquoun retour de lrsquoopinion sur elle-mecircme (Parmeacutenide use drsquoun adverbe fait sur le mecircme thegraveme que δόξα δοκίμως I 32) Ce travail lrsquoEacuteleacuteate le nomme ἀληθείη ndash ἀλήθεια en ionien-attique (I 29 II 4 VIII 51) Ce terme est la plupart du temps rendu en franccedilais par laquo veacuteriteacute raquo terme issu du latin ueritas Cette traduction nrsquoest sans doute pas erroneacutee Mais elle deacuteplace totalement lrsquoangle sous lequel les Grecs abordent la question Le mot nrsquoeacutevoque pas pour eux ce qursquoeacutevoque laquo veacuteriteacute raquo pour nous Crsquoest un mot drsquoaction tireacute de lrsquoadjectif ἀληθής laquo vrai raquo Cet adjectif partant le substantif qui en deacuterive est drsquoune composition assez particuliegravere et rare car associant deux eacuteleacutements exprimant chacun un manque une deacuteficience Habituellement lrsquoideacutee ou la chose dont on indique la privation est une qualiteacute ou une reacutealiteacute positive Or ici si le preacutefixe α- dit privatif indique bien que lrsquoideacutee exprimeacutee par le thegraveme du mot fait deacutefaut le mot λήθη quant agrave lui exprime eacutegalement un manque ou pour ecirctre plus exact un manquement laquo oubli raquo Ἀληθής signifie proprement laquo sans oubli raquo Quand donc un Grec eacutenonce entend ou lit le mot ἀληθείη (ou ἀλήθεια) la repreacutesentation qui lui vient agrave lrsquoesprit nrsquoest pas celle drsquoun contenu ideacuteel se reacutefeacuterant directement au reacuteel comme y invite agrave le faire le terme laquo veacuteriteacute raquo mais lrsquoaction de ne pas oublier La traduction litteacuterale serait laquo inoubli raquo terme que nous avons dans lrsquoadjectif laquo inoubliable raquo Ἀληθείη serait le fait de ne pas laquo oublier raquo une eacutetape neacutecessaire mais neacutegligeacutee (laquo il faudrait raquo I 32) dans la formation et lrsquoexpression drsquoun jugement celle drsquoun examen critique de la saisie que lrsquoon fait du reacuteel afin de porter un jugement qui soit vraiment creacutedible (I 30 VIII 17 28 39) et qui puisse laquo persuader raquo (I 29 II 4) Le terme est particuliegraverement bienvenu pour deacutesigner la situation que Parmeacutenide a rencontreacutee au deacutebut de sa deacutemarche lrsquooubli fait par ses devanciers et contemporains dans lrsquoexamen du monde agrave savoir celui des regravegles eacutepisteacutemiques fondamentales que sont le jugement drsquoexistence et celui de non-existence ainsi que les principes de contradiction et de non-contradiction objet de la premiegravere partie du Poegraveme Ces principes que Parmeacutenide est le premier agrave avoir deacutecouverts sont aussi figureacutes par les jeunes filles du proegraveme et par Justice (I 14 28 VIII 14) et Droit (I 28) Le terme est eacutegalement particuliegraverement reacuteveacutelateur de ce qursquoest une veacuteritable recherche δίζησις (II 2) la laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθείη) est bien un laquo non oubli raquo non pas positivement une donneacutee certaine mais le fruit drsquoune double neacutegation au sens ougrave elle supprime ce qui empecircche de connaicirctre tant du cocircteacute de lrsquoobjet que de

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celui du sujet Elle est fondamentalement une critique permanente une laquo enquecircte raquo (laquo srsquoenqueacuterir raquo πυνθάνομαι I 28 X 4) jamais acheveacutee

Concernant le premier domaine celui de la laquo veacuteriteacute raquo une premiegravere question agrave reacutesoudre est celle de la teneur du texte Les manuscrits divergent sur deux termes εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo agrave propos de veacuteriteacute et ἀτρεμές agrave propos de laquo cœur raquo Lrsquoadjectif εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo est la leccedilon donneacutee par la plupart des citateurs Mais Proclus propose εὐφεγγέος laquo bien illumineacutee raquo laquo conformeacutement agrave ce qursquoattend un lecteur des Enneacuteades raquo dit B Cassin p 73 n 1 et Simplicius εὐκυκλέος laquo bien ronde raquo comme lrsquoest la sphegravere en VIII 43 laquo On suppose agrave juste titre dit encore B Cassin p 73 n 1 qui reprend ces observations agrave ses preacutedeacutecesseurs que les leccedilons plus tardives cherchent agrave eacuteviter lrsquoalliance peu platonicienne entre veacuteriteacute bonne et persuasion dangereuse (Timeacutee 29 c 3) raquo La leccedilon agrave retenir est sans conteste εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo Nous savons deacutesormais que pour Parmeacutenide la veacuteriteacute en question nrsquoest pas un savoir constitueacute lequel relegraveve de lrsquolaquo opinion raquo δόξα mais une deacutemarche faite conformeacutement agrave des principes eacutepisteacutemiques irreacutefutables pouvant seuls susciter lrsquoadheacutesion laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin (il suit veacuteriteacute) raquo πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ (II 4)

La leccedilon ἀτρεμές laquo non tremblant raquo est concurrenceacutee par la leccedilon ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo donc laquo ferme raquo laquo exact raquo laquo preacutecis raquo La premiegravere a pour elle lrsquoappui de Sextus Empiricus (dans un passage) de Cleacutement drsquoAlexandrie de Proclus et de Simplicius la seconde lrsquoappui du mecircme Sextus Empiricus (mais dans un autre endroit) de Plutarque et de Diogegravene Laeumlrce La seule chose que lrsquoon peut dire est que les deux versions devaient se trouver dans la tradition manuscrite anteacuterieurement aux citateurs et que lrsquoon ne peut rien tirer de deacuteterminant de leur confrontation

Les deux adjectifs sont composeacutes de la mecircme maniegravere un thegraveme nominal preacuteceacutedeacute du α- privatif (correspondant au franccedilais laquo non-hellip raquo)

Les deux thegravemes nominaux ne sont pas tregraves eacuteloigneacutes quant au sens -τρεμής est tireacute du verbe τρέμω qui signifie fondamentalement laquo trembler raquo Le verbe ἀτρεμέω-ῶ existe avec le sens chez Heacutesiode de laquo ne pas trembler raquo drsquoougrave laquo demeurer immobile raquo ainsi que drsquoautres termes composeacutes de la mecircme faccedilon -τρεκής repose sur un thegraveme dont lrsquoeacutetymologie nous eacutechappe Drsquoapregraves le Bailly le sens litteacuteral du composeacute ἀτρεκής est laquo qui ne tourne pas raquo drsquoougrave au sens propre laquo droit ferme solide raquo et au sens figureacute laquo droit exact preacutecis raquo La notion drsquoexactitude semble la dominante des autres mots qui en sont tireacutes le substantif ἀτρέκεια par exemple signifie chez Heacuterodote laquo reacutealiteacute exacte veacuteriteacute raquo Ces eacutequivalents en franccedilais cependant ont le deacutesavantage de dire positivement ce que le grec dit neacutegativement avec le α- privatif (= non-hellip) et donc de masquer lrsquoimage sous-jacente Lrsquoimage sous-jacente agrave chacun des deux termes est diffeacuterente (le tremblement pour ἀτρεμής le tournoiement pour ἀτρεκής) Mais cette diffeacuterence srsquoestompe dans lrsquoexpression neacutegative (laquo absence de tremblement raquo et laquo absence de tournoiement raquo) surtout si elle est prise en un sens figureacute

La reacuteponse est-elle donneacutee par le terme que lrsquoadjectif qualifie ἦτορ laquo cœur raquo Comme pour ses synonymes καρδία et κῆρ ἦτορ signifie le laquo cœur raquo soit en tant qursquoorgane soit en tant que siegravege de la vie des sentiments ou de lrsquointelligence Or aucune de ces deux significations ne convient au contexte de cette fin du proegraveme De nouveau le mot fait image et son sens vient de la reacutealiteacute dont il est la meacutetaphore Dans la premiegravere partie du Poegraveme la seule donneacutee qui puisse convenir est ἔστιν laquelle implique de maniegravere indissociable τὸ ἐόν Crsquoest la seule reacutealiteacute fondamentale et stable En VIII 26 et en VIII 38 τὸ ἐόν est qualifieacute drsquolaquo immobile raquo ἀκίνετον Et mecircme ndash ce qui me semble-t-il nrsquoa pas eacuteteacute remarqueacute ndash ἀτρεμές laquo non tremblant raquo qualifie ἔστιν au tout deacutebut du frg VIII (v 4) Cela signifie que ἔστιν et τὸ ἐόν forment le laquo cœur raquo ἦτορ stable et sucircr agrave partir duquel il est possible de tenir

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un discours vrai sur le monde sur tout ce qui est Lrsquoadjectif ἀτρεμής pour qualifier le laquo cœur raquo ἦτορ en I 29 ndash si crsquoest bien lui qursquoil faut retenir ndash ne serait donc pas appeleacute comme cela a deacutejagrave eacuteteacute souvent constateacute depuis le deacutebut du proegraveme par le mot qui fait image le laquo cœur raquo mais par ce dont le cœur est la meacutetaphore Si ce nrsquoeacutetait pas le cas la conjonction des deux termes formerait un oxymore pour le moins eacutetrange En effet le cœur en tant qursquoorgane est sans cesse en mouvement drsquoun mouvement qui pourrait ecirctre qualifieacute de tremblement Or srsquoil nrsquoest plus en mouvement crsquoest qursquoil est mort Est-ce pour cette raison qursquoun terme moins contrasteacute ἀτρεκής lui aurait eacuteteacute substitueacute Nul ne peut le dire Il reste que une fois de plus nous pouvons constater le travail que fait Parmeacutenide sur la langue Il fait passer ἦτορ du sens physique (organe ou siegravege des sentiments et de la penseacutee) agrave un sens figureacute que le mot laquo cœur raquo peut avoir en franccedilais celui de deacutesigner la partie centrale de quelque chose le lieu qui constitue lrsquoorgane directeur (comme la laquo diviniteacute qui au centre ἐν μέσῳ gouverne tout raquo XII 3) le point ougrave tout converge ou drsquoougrave tout rayonne (comme du centre de la sphegravere VIII 44) La premiegravere deacutemarche que doit effectuer le chercheur est donc de srsquoassurer des critegraveres eacutepisteacutemiques indiscutables qui permettront de pouvoir saisir et eacutenoncer le monde dans sa totaliteacute agrave commencer par les principes premiers

Le second domaine dont le chercheur doit conjointement srsquoenqueacuterir est celui des laquo opinions des mortels raquo βροτῶν δόξας mecircme si laquo en elles il nrsquoest pas de vraie creacuteance raquo ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής Deux ideacutees fortes me semble-t-il sont contenues dans cette proposition qui annonce de toute eacutevidence la seconde partie du Poegraveme La premiegravere est qursquoil nrsquoest pas de recherche digne de ce nom qui ne soit pas drsquoabord un eacutetat de la question qui ne srsquointerroge pas sur la faccedilon dont la question que lrsquoon veut traiter a eacuteteacute instruite par les autres sur les meacutethodes suivies et les reacutesultats obtenus La confrontation avec autrui est inheacuterente agrave toute recherche comme agrave tout logos en tant que raison et parole Elle nrsquoest pas qursquoune condition de la deacutemocratie La recherche de Parmeacutenide est neacutee de cette inscription et de cette confrontation La seconde ideacutee forte est que le statut de ce savoir est et demeure celui de lrsquolaquo opinion raquo δόξα Srsquoil peut revendiquer drsquoacceacuteder agrave une certaine forme de vrai si sur tel ou tel point et selon tel point de vue il est possible de dire que cela est ou nrsquoest pas est ainsi et non autrement la veacuteriteacute en tant que discours global sur un objet a fortiori sur tout est une construction que lrsquoon peut tenir pour probable ou vraisemblable mais jamais pour certaine et deacutefinitive De ce point de vue Parmeacutenide est du mecircme avis que Xeacutenophane de Colophon laquo opinion sur tout est fabriqueacutee raquo δόκος δrsquoἐπὶ πᾶσι τέτυκται (DK 21 B 34) Et il nrsquoimagine pas que lui-mecircme ou qui que ce soit puisse eacutechapper agrave la regravegle commune

Ce qui ne veut pas dire qursquoil nrsquoy a rien agrave espeacuterer ni agrave faire Car agrave la diffeacuterence de Xeacutenophane il pose les principes et les regravegles eacutepisteacutemiques dont le respect limite le relativisme de lrsquoopinion

2 Optique geacuteneacuterale I 31-32

Le proegraveme srsquoachegraveve justement sur ce qursquoil est possible de faire et qui devrait ecirctre fait

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

La phrase a certainement ducirc embarrasser Sextus Empiricus puisqursquoil lrsquoomet alors qursquoil a recopieacute inteacutegralement le proegraveme La formulation grecque il est vrai bien que ne comportant

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aucun mot qui en lui-mecircme fasse difficulteacute226 nrsquoest pas du tout eacutevidente Les traductions proposeacutees divergent agrave ce point que le lecteur qui srsquoaviserait de les comparer pourrait leacutegitimement se demander si elles sont toutes faites sur le mecircme texte Qursquoon en juge

J Beaufret laquo Mais oui apprends aussi comment la diversiteacute qui fait montre drsquoelle-mecircme devrait deacuteployer une preacutesence digne drsquoecirctre reccedilue eacutetendant son regravegne agrave travers toutes choses raquo 227

J Bollack laquo Pourtant de cela aussi tu seras instruit que les valeurs il fallait toutes les valider en les faisant passer par le tout raquo p 98

M Conche laquo Tu nrsquoen apprendras pas moins encore ceci comment il eacutetait ineacutevitable que les semblances aient semblance drsquoecirctre traversant tout depuis toujours raquo p 43

B Cassin laquo En tout cas tu apprendras en outre ceci comment les choses qui apparaissent doivent ecirctre en leur apparaicirctre elles qui agrave travers tout peacutenegravetrent toutes choses raquo p 73

L Couloubaritsis laquo Mais tu apprendras eacutegalement ceci comment il faudrait que soient comme il convient les choses (deacutesigneacutees par les mortels) qui toutes traversent agrave travers tout raquo p 540

J Fregravere laquo Mais toutefois tu apprendras encore ceci comment des ltprincipesgt valables manifestes doivent ecirctre manifestement valables traversant toutes choses dans leur totaliteacute p 144228

Aux traductions habituelles jrsquoai ajouteacute celle de J Beaufret comme teacutemoin de la surinterpreacutetation heideggeacuterienne que lrsquoon a faite du Poegraveme en plus de sa lecture platonisante229

La derniegravere consigne de la deacuteesse porte sur lrsquoaffirmation preacuteceacutedente agrave savoir la non-fiabiliteacute des opinions des mortels pour marquer une restriction ἀλλrsquoἔμπης (en ionien-attique ἀλλrsquoἔμπας) laquo mais toutefois raquo Le caractegravere indeacutepassable de lrsquoopinion pour reacutedhibitoire qursquoil soit nrsquoest pas un obstacle absolu agrave la recherche du vrai et ne doit donc pas deacutecourager de lrsquoentreprendre Le chercheur peut srsquoattaquer en confiance agrave son objet et aux opinions qui sont eacutemises agrave son sujet y compris les siennes (il fait lui aussi partie des laquo mortels raquo) justement parce qursquoil est muni des regravegles eacutepisteacutemiques eacutenonceacutees dans la premiegravere partie Crsquoest tout ce que veut dire ce final du proegraveme

Τὰ δοκοῦντα litteacuteralement laquo ce qui semble raquo est lrsquoeacutequivalent de αἱ δόξαι laquo les opinions raquo ce dernier terme eacutetant tireacute du verbe

Χρῆν pour ἐχρῆν signifie laquo il faudrait raquo Lrsquoabsence de la particule ἄv est de regravegle avec les verbes impersonnels drsquoobligation de convenance etc laquo En fait eacutecrit M Bizos il srsquoagit ici le plus souvent drsquoobligations de convenances reacuteelles qui ont eacuteteacute neacutegligeacutees raquo230 Les laquo mortels biceacutephales raquo ont effectivement neacutegligeacute de soumettre leurs opinions aux exigences

226 Il nrsquoy a que pour le dernier mot περῶντα que la tradition manuscrite diverge

227 J BEAUFRET Parmeacutenide Le Poegraveme p 79

228 La traduction commune avec OrsquoBRIEN est celle-ci laquo Mais toutefois tu apprendras encore ceci comment il faudrait que les apparences fussent reacuteellement traversant toutes choses dans leur totaliteacute raquo Le Poegraveme de Parmeacutenide p 8

229 Voir agrave ce sujet les remarques de B CASSIN p 18-19

230 M BIZOS Syntaxe grecque p 160 Remarque 4

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eacutepisteacutemiques Au nouveau chercheur de ne pas faire comme eux ce que Parmeacutenide reconnaicirct avoir fait lui aussi au deacutebut de sa recherche (cf la premiegravere partie du proegraveme)

Δοκίμως εἶναι laquo ecirctre eacuteprouveacutees raquo laquo ecirctre mises agrave lrsquoeacutepreuve raquo Crsquoest preacuteciseacutement en quoi consiste lrsquoopeacuteration de laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη comme cela vient drsquoecirctre dit La construction drsquoun adverbe avec le verbe εἰμί agrave la place drsquoun adjectif nrsquoest pas rare en grec Δοκίμως est lrsquoeacutequivalent de lrsquoadjectif δόκιμος dont lrsquoun des sens est laquo eacuteprouveacute raquo laquo dont on a fait lrsquoessai raquo laquo qui a fait ses preuves raquo Agrave Athegravenes la δοκιμασία laquo dokimasie raquo deacutesignera la veacuterification de lrsquoaptitude ou de lrsquoeacuteligibiliteacute agrave bon nombre de fonctions Δοκίμως est fait sur le mecircme thegraveme verbal que laquo les opinions raquo τὰ δοκοῦντα (et αἱ δόξαι) qui sont agrave mettre agrave lrsquoeacutepreuve Comment en serait-il autrement Toute affirmation relegraveve de lrsquoopinion Les opinions sont en mecircme temps que le reacuteel ce qui est agrave veacuterifier Par ailleurs mecircme en usant de concepts et de principes rigoureux et incontestables la recherche relegraveve de toute maniegravere de lrsquoopinion et ses reacutesultats seront toujours de lrsquoordre de lrsquoopinion Mais ce nrsquoest pas qursquoune question de degreacute Entre lrsquoerroneacute et le vrai il y a plus qursquoun eacutecart Et Parmeacutenide a donneacute lrsquoexemple de cette mise agrave lrsquoeacutepreuve en deacutecouvrant et en eacutenonccedilant le premier les principes eacutepisteacutemiques auxquels on doit soumettre les opinions et en se montrant intransigeant aussi bien avec lui-mecircme qursquoavec les autres Toute recherche veacuteritable est la mise en œuvre de ce que nous appelons aujourdrsquohui lrsquoesprit critique ou vigilance eacutepisteacutemologique Elle implique obstacles et ruptures eacutepisteacutemologiques

Διὰ παντὸς πάντα περῶντα laquo elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo La leccedilon περῶντα laquo qui peacutenegravetrent raquo est la bonne mecircme si elle nrsquoest donneacutee que par un seul des manuscrits La leccedilon περ ὄντα donneacutee par les trois autres manuscrits et retenue par certains commentateurs231 pose tant de difficulteacutes que R Brague propose apregraves une longue discussion de corriger περ en ἃπερ232 La reacutepeacutetition de πᾶς sous forme pronominale ou adverbiale nrsquoest pas unique dans le Poegraveme Nous lrsquoavons rencontreacutee en IV 3 sous la forme πάντῃ πάντως laquo partout et de toutes maniegraveres raquo agrave propos de τὸ ἐόν qui ne saurait ecirctre rassembleacute puisqursquoil ne peut ecirctre fractionneacute et en XVI 4 sous la forme πᾶσιν καὶ παντί laquo en toutes choses et en tout raquo agrave propos de lrsquoactiviteacute que megravene de maniegravere identique la δαίμων et le νόος de lrsquohomme Elle indique lrsquouniversaliteacute comme dans ce fragment drsquoHeacuteraclite agrave propos du savoir ἕν τὸ σοφόν ἐπίστασθαι γνώμην κυϐερνῆσαι πάντα διὰ πάντων laquo le savoir ne consiste qursquoen une seule chose reconnaicirctre qursquoune penseacutee gouverne toutes choses agrave travers tout raquo233 La proposition au participe διὰ παντὸς πάντα περῶντα est agrave comprendre me semble-t-il comme une apposition agrave τὰ δοκοῦντα laquo les opinions raquo et donne la raison pour laquelle il nrsquoest pas de solution en dehors drsquoelles leur universaliteacute Avec lrsquoideacutee nouvelle cependant que lrsquointelligence qui les eacutemet a la capaciteacute de peacuteneacutetrer le reacuteel dans sa totaliteacute inteacutegrale Il nrsquoest rien qui puisse rester en dehors laquo Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement raquo Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως (IV 1) Drsquoougrave la possibiliteacute de proposer un modegravele drsquointerpreacutetation du monde qui vaille pour tout le laquo transmonde semblable en tout raquo διάκοσμον ἐοικότα πάντα (VIII 60)

Loin drsquoecirctre un morceau de bravoure ou un motif deacutecoratif le proegraveme se reacutevegravele donc fort preacutecieux pour comprendre comment Parmeacutenide a engageacute sa recherche dans le sillage de ses

231 Voir L COULOUBARITSIS p 540 n 4 et R BRAGUE laquo La vraisemblance du faux (Parmeacutenide fr I 31-32) raquo

232 R BRAGUE laquo La vraisemblance du faux (Parmeacutenide fr I 31-32) raquo p 46-60

233 Texte grec et traduction de J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 95 p 280 (DK 22 B 41 M MARCOVICH 10 M CONCHE 64)

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pairs quelle eacutetait la pierre drsquoachoppement qursquoil a rencontreacutee dans leurs laquo theacuteories raquo et quelles ont eacuteteacute les deacutecouvertes et trouvailles qursquoil a faites pour franchir lrsquoobstacle et proposer un modegravele explicatif geacuteneacuteral et coheacuterent La meacutetaphore de la voie avec char cavales cochers porte agrave franchir et destination lui a permis de preacutesenter de maniegravere inclusive et vivante lrsquoensemble des donneacutees proceacutedures et probleacutematiques qursquoimplique un vrai parcours de recherche Lrsquointeacutegration de traits eacutepiques dont le but eacutetait certainement de deacutetourner le discours religieux en lrsquointeacutegrant a malheureusement rendu opaque ce travail sur la meacutetaphore de la voie et contribueacute agrave lrsquoincompreacutehension dont tout le Poegraveme a eacuteteacute lrsquoobjet

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Conclusion

Un laquo physicien raquo de geacutenie

trop en avance pour ecirctre compris

Restaureacute comme un archeacuteologue aurait pu le faire de lrsquoœuvre unique drsquoun grand artiste le Poegraveme de Parmeacutenide a retrouveacute en grande partie sa forme et sa teneur Certes drsquoimportantes lacunes nous privent encore de preacutecieuses informations notamment sur lrsquoeacutetendue et les modaliteacutes du modegravele geacuteneacutealogique par lequel il expliquait lrsquoensemble des pheacutenomegravenes Mais lrsquoessentiel est deacutesormais restitueacute et je lrsquoespegravere correctement deacutecrypteacute Le moins que lrsquoon puisse dire est que la lecture qui srsquoimpose ne va pas du tout dans le sens des interpreacutetations qui en sont proposeacutees qursquoelles soient traditionnelles ou actuelles Rien en particulier qui puisse autoriser lrsquoideacutee que lrsquoEacuteleacuteate serait le pegravere de lrsquoontologie comme penseacutee de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre ou de lrsquoideacutealisme qui confond concept et reacuteel Ce nrsquoest pas lui qui a orienteacute la science et la philosophie vers cette double impasse De mecircme son discours ne se perd pas dans une confusion entre mythologie et rationalisme Reacutealiste et rationnel il srsquoest attacheacute agrave comprendre le reacuteel tel qursquoil est Le premier il a eacutetabli les bases eacutepisteacutemiques sur lesquelles srsquoappuyer pour tenir des propositions vraies Sur ces bases il a essayeacute de construire une theacuteorie geacuteneacuterale ingeacutenieuse et rigoureuse qui puisse rendre compte agrave la fois de la permanence du monde et de la contingence de tout ce qui est Et srsquoil a emprunteacute des termes et des meacutetaphores agrave la sphegravere religieuse et agrave la mythologie crsquoest pour mieux les disqualifier en les mettant au service drsquoun discours savant

A Le systegraveme diacosmique de Parmeacutenide

1 Le point de deacutepart

Le deacutecryptage du proegraveme conjugueacute aux attaques formuleacutees dans le corps du Poegraveme et agrave la nette deacuteclaration de VIII 53-54 (laquo ils [les mortels] ont eacutetabli de nommer deux formes dont il faut que lrsquoune ne soit pas raquo) laisse clairement entendre que la recherche de Parmeacutenide est neacutee de lrsquoinsatisfaction que faisaient naicirctre en lui les thegraveses de ses pairs Il eacutetait tout agrave fait drsquoaccord avec eux en particulier avec Heacuteraclite pour reconnaicirctre que tous les ecirctres sont singuliers quels qursquoils soient et qursquoils sont tous contingents Rien de ce qui est aujourdrsquohui nrsquoa existeacute par le passeacute et nrsquoexistera demain Cela est eacutevident pour lrsquoindividu humain pris comme reacutefeacuterence premiegravere et pour tous les vivants animaux et veacutegeacutetaux dont la briegraveveteacute de la vie est sous nos yeux Cela vaut aussi pour le regravegne mineacuteral dont les changements eacutechappent au regard et semblent braver les siegravecles Cela vaut enfin pour les corps ceacutelestes eux-mecircmes en apparence immuables Comme le changement ne peut ecirctre agrave lui-mecircme sa propre cause ni le fondement de sa permanence les savants drsquoalors supposaient drsquoapregraves Parmeacutenide que lrsquoensemble de tout ce qui est est la reacutesultante de contraires qui selon la preacutesentation regroupeacutee qursquoil en fait relegravevent de deux laquo formes raquo μορφαί appeleacutees

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laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ (VIII 59 IX 1 et 3 XII 2) Le terme μορφή employeacute par Parmeacutenide indique drsquoune part qursquoil ne prend pas position sur lrsquoentiteacute elle-mecircme sur ce qui constitue la reacutealiteacute dont on parle mais que lrsquoon srsquoen tient agrave ce qui apparaicirct agrave sa manifestation que drsquoautre part ce que recouvre la laquo forme raquo se preacutesente sous une certaine configuration une structure qui implique dynamisme et organisation Il ne srsquoagit ni de laquo substances raquo pour utiliser un terme plus tardif ni drsquoun chaos De mecircme les appellations de laquo Lumiegravere raquo Φάος et de laquo Nuit raquo Νύξ dont seule la seconde est constante chez Parmeacutenide ndash la premiegravere reccediloit des noms variables234 ndash ne sont pas agrave prendre au pied de la lettre Ce sont des deacutenominations des laquo noms raquo ὀνόματα (cf laquo nommer raquo ὀνομάζειν VIII 53 laquo est nommeacute raquo ὀνόμασται IX 1 laquo nom raquo ὄνομα XIX 3) qui sont la conseacutequence drsquoune perception du reacuteel drsquoun jugement porteacute sur lui et drsquoune eacutenonciation langagiegravere laquo Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes raquo μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν (VIII 53) laquo ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires raquo ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας (VIII 55) Ces deacutenominations sont emprunteacutees au monde cosmique mais valent meacutetaphoriquement pour toutes choses Toutefois agrave la diffeacuterence de laquo forme raquo ces deacutenominations ne sont pas qursquoune simple commoditeacute pour deacutesigner quelque chose qui se retrouve de maniegravere fort diverse et en proportion variable dans le reacuteel Ce ne sont pas que des concepts qui permettent drsquoappreacutehender le reacuteel de dire quelque chose qui a bien un fondement dans la reacutealiteacute mais fondement eacutechappant lui-mecircme agrave sa saisie Dans la conception que srsquoen font ses pairs si lrsquoon comprend bien la preacutesentation qursquoen fait lrsquoEacuteleacuteate laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo deacutesignent le reacuteel dans ce qui pourrait en ecirctre le cœur

Or crsquoest lagrave que le bacirct blesse Lrsquoexplication repose sur une contradiction Ou bien laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo disparaissent reacuteellement lorsqursquoelles se succegravedent ou se meacutelangent laquo Il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54) Dans ces conditions elles ne peuvent plus ecirctre les mecircmes lorsqursquoelles reacuteapparaissent Elles sont obligatoirement autres Elles participent alors du mecircme changement dont sont affecteacutes les ecirctres singuliers lesquels ne reacuteapparaissent jamais lorsqursquoils disparaissent Elles ne peuvent donc pas ecirctre tenues pour leur fondement Il faut trouver autre chose Ou bien laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo bien qursquoappellations meacutetaphoriques et renvoyant agrave des reacutealiteacutes diverses deacutesignent quelque chose de permanent et de stable un mecircme Auquel cas on ne peut dire qursquoelles peuvent se meacutelanger disparaicirctre et reacuteapparaicirctre Ses pairs sont donc laquo dans lrsquoerrance raquo πεπλανημένοι εἰσίν (VIII 54) Leur chemin est laquo reacuteversible raquo παλίντροπος (VI 9)235

2 Le monde comme un laquo tout raquo πᾶν

En prenant conscience de cette impossibiliteacute agrave la fois contraire agrave la logique et au reacuteel Parmeacutenide deacutecouvre en mecircme temps les moyens de la surmonter La solution qursquoil trouve deacutebouche sur lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme explicatif de lrsquoensemble des choses

234 laquo Lumiegravere raquo φάος (IX 1 et 3) laquo feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ (VIII 56) laquo feu raquo πῦρ (XII 1) laquo Jour raquo ἢμαρ (I 11)

235 Nous avons peut-ecirctre deacutesormais lrsquoexplication de cet adjectif παλίντροπος HERACLITE lrsquoavait utiliseacute pour qualifier lrsquolaquo harmonie invisible raquo qui unit les contraires et dont il voyait un symbole dans lrsquoarc et la lyre (frg 79 2 et 80 de J-FR PRADEAU p 269 DK 28 B 51 M MARCOVICH 27 M CONCHE 125) Pour PARMENIDE lrsquoexplication ne tient pas Elle ne permet pas drsquoharmoniser les contraires Elle les fait se succeacuteder sans les maintenir ensemble En ce sens elle est bien παλίντροπος laquo reacuteversible raquo crsquoest-agrave-dire non harmonieuse Le son de lrsquoarc ou de la lyre nrsquoest pas plus harmonieux que celui que produit le frottement de lrsquoessieu dans la boicircte tant que nrsquoest pas trouveacutee la bonne explication

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a) La deacutecouverte des principes eacutepisteacutemiques fondamentaux

Tout drsquoabord il deacutecouvre que pour qursquoune assertion sur le monde puisse ecirctre tenue pour vraie il est neacutecessaire qursquoelle soit conforme agrave des principes fondamentaux Le premier il eacutetablit le principe drsquoexistence en mecircme temps que les principes drsquoidentiteacute de non-contradiction et donc du tiers exclu Le principe drsquoexistence formuleacute dans le simple eacutenonceacute ἔστιν poseacute degraves le deacutebut de la premiegravere partie (frg II) et deacuteployeacute dans le frg VIII 1a-18 est un acte par lequel un ecirctre humain prend conscience intellectuellement que quelque chose est et qursquoil le formule verbalement Le principe contraire de non-existence est une impossibiliteacute reacuteelle absolue Il relegraveve du pur concept capaciteacute que possegravede lrsquoesprit humain mais qui lrsquoentraicircne agrave commettre de graves erreurs Autre est de concevoir que quelque chose qui est ne soit pas autre le fait que cette chose ne soit pas Inversement il ne suffit pas de concevoir une chose pour qursquoelle soit reacuteellement236 Quand donc les savants que visent Parmeacutenide meacutelangent laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ou les font se succeacuteder alors mecircme qursquoils les comprennent comme fondements permanents de la reacutealiteacute ils font comme srsquoils niaient temporairement leur existence Peut-ecirctre ont-ils une excuse lrsquousage commun de la langue Son systegraveme verbal en particulier ne connaicirct pas que lrsquoindicatif qui eacutenonce une prise directe sur le reacuteel un constat que tranche lrsquoeacutevidence Il srsquoest deacuteployeacute en drsquoautres modes (subjonctif optatif infinitifhellip) par lesquels srsquoexprime la subjectiviteacute le lieu ougrave le concept et le constat peuvent se confondre aideacutes en cela par le deacutesir ou la crainte Le mode infinitif en particulier est en grec le mode drsquoun grand nombre de propositions subordonneacutees De cela le premier et bien avant tous les autres Parmeacutenide a eu clairement conscience Lorsqursquoon exprime le reacuteel par ce mode il faut ecirctre tregraves vigilant pour ne pas le confondre avec la penseacutee que lrsquoon en a Drsquoougrave son constat en forme de mise en garde eacutenonceacute au frg III τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι laquo en effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo Lrsquoinfinitif εἶναι est la forme linguistique de la saisie νοεῖν de ἔστιν subordonneacutee aux conditions de cette saisie agrave une subjectiviteacute

Du principe drsquoexistence deacutecoulent les principes drsquoidentiteacute de non-contradiction et implicitement du tiers-exclu repris tout au long de la premiegravere partie du Poegraveme Lagrave encore Parmeacutenide en a pleinement conscience mecircme srsquoil ne les formule pas de maniegravere explicite Ses pairs ne se rendent sans doute pas compte qursquoils les bafouent puisqursquoils les ignorent lorsqursquoils meacutelangent les contraires que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ou les prennent lrsquoun pour lrsquoautre Leur ignorance si crsquoen est une les disculpe peut-ecirctre Mais elle ne leur donne pas raison LrsquoEacuteleacuteate est seacutevegravere contre ces laquo mortels biceacutephales raquo laquo une incapaciteacute en leur poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible raquo ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος (VI 5-9) laquo Mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus la langue aussi raquo νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν καὶ γλῶσσαν (VII 4-5)

236 Cette affirmation ne doit pas ecirctre confondue avec celle selon laquelle du reacuteel peut effectivement reacutesulter drsquoune conception Lrsquoune des capaciteacutes de lrsquointelligence (celle de lrsquohomme comme celle qui est dans tout la δαίμων) est justement de pouvoir laquo inventer raquo μητίεσθαι et de produire des choses reacuteelles et pas seulement imaginaires

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b) La deacutefinition de la totaliteacute comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν

En srsquoappuyant sur ces principes Parmeacutenide reconsidegravere ensuite totalement la faccedilon dont on aborde la saisie du reacuteel et propose un nouveau modegravele explicatif Il reprend agrave son compte ndash ou plutocirct agrave sa maniegravere ndash la distribution de la reacutealiteacute en deux laquo formes raquo μορφαί de laquo contraires raquo ἀντία ainsi que leurs deacutenominations laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo La contrarieacuteteacute tout comme le changement relegraveve drsquoun constat indeacuteniable Comme lui elle est premiegravere Elle permet de rendre compte du caractegravere contingent de tous les ecirctres du fait que un jour ils sont alors qursquoauparavant ils nrsquoeacutetaient pas et que apregraves ils ne seront plus agrave nouveau Lrsquoexistence et la non-existence sont en matiegravere de contrarieacuteteacute ce qursquoil y a de plus absolu Mais pense alors Parmeacutenide on ne saurait laquo ontologiser raquo la contrarieacuteteacute et la non-existence pour reprendre un terme moderne en faire un ecirctre reacuteel au mecircme titre que les ecirctres singuliers qui sont les seuls agrave exister reacuteellement Il faut lrsquoenvisager dans un tout autre cadre conceptuel

Ce cadre pour ecirctre valide doit embrasser les choses dans leur totaliteacute La totaliteacute sera donc consideacutereacutee comme un laquo tout raquo πᾶν (VIII 22 24 25 48 X 3) agrave la maniegravere drsquoun ecirctre vivant (δέμας laquo corps vivant raquo) dont lrsquoindividu humain est le paradigme donc quelque chose de logiquement organiseacute un laquo monde raquo κόσμος dont on a saisi ce qui en assure transversalement lrsquouniteacute et la logique drsquoensemble et que lrsquoEacuteleacuteate appelle le laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60) Il srsquoagit lagrave non drsquoun constat mais drsquoun postulat neacutecessaire agrave toute affirmation agrave caractegravere scientifique Lrsquouniversaliteacute est la condition de toute loi Sans ce postulat Isaac Newton qui nrsquoavait pas les moyens drsquoacceacuteder jusqursquoaux confins de lrsquoUnivers nrsquoaurait jamais pu eacutenoncer la loi de la gravitation ou de lrsquoattraction universelle On peut donc srsquoexprimer agrave propos du tout comme agrave propos drsquoun ecirctre vivant ayant des caracteacuteristiques propres et hieacuterarchiseacutees Le monde nrsquoest pas un chaos un amas de choses sans principe drsquoorganisation On peut tenir agrave son sujet des propos qui valent pour lrsquoensemble

Ce monde saisi comme un tout il le nomme laquo ce qui est raquo (τὸ) ἐόν (IV 2 VIII 19 24 25 32 35 37 46 47) Ce participe preacutesent ne saurait deacutesigner laquo lrsquoecirctre raquo (encore moins laquo lrsquoEcirctre raquo) au sens drsquoune entiteacute speacutecifique qui aurait quelque consistance propre et dont pour reprendre un terme platonicien laquo participeraient raquo tous les ecirctres existants ayant existeacute ou devant exister Ce serait prendre un concept pour le reacuteel Il nrsquointroduit pas une reacutealiteacute nouvelle Il permet seulement de saisir et drsquoeacutenoncer le reacuteel dans sa globaliteacute de maniegravere agrave exprimer des proprieacuteteacutes qui sont communes agrave laquo toutes les choses qui sont raquo ou qui sont dues au fait qursquoelles forment un tout et une uniteacute Ce faisant Parmeacutenide pose apregraves la reconnaissance des contraintes eacutepisteacutemiques lrsquoautre base neacutecessaire agrave toute connaissance veacuteritable son objet reacuteel

Dans le chapitre V des Cateacutegories transmises sous le nom drsquoAristote les ecirctres singuliers et lrsquoespegravece commune dont ils relegravevent recevront le nom drsquolaquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη pour les premiers et drsquolaquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα pour la seconde237 Par exemple en nommant laquo Socrate raquo lrsquoindividu qui est devant moi ou dont je veux parler je deacutesigne un ecirctre singulier et unique Le nom propre est un deacuteictique qui ne fonctionne que si la personne (ou la chose238) indiqueacutee par ce nom est connue sous ce nom et ne precircte pas agrave confusion comme lorsque lrsquoon montre quelqursquoun ou quelque chose du doigt drsquoougrave son nom de deacuteictique Mais si

237 ARISTOTE Cateacutegories 2a 11 et sq (= chap V) Je traduis οὐσία par laquo entiteacute raquo et non par laquo essence raquo ou par laquo substance raquo lesquels bien qursquohabituels sont trop connoteacutes ils prennent position sur le contenu de cette entiteacute en lrsquolaquo ontologisant raquo et la reacuteifiant

238 Pour une chose singuliegravere lrsquousage le plus freacutequent fait que le nom commun (celui de lrsquoespegravece) sert aussi agrave la deacutesigner et peut fonctionner comme un nom propre

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je veux dire quelque chose de lui de son identiteacute comme de toute autre particulariteacute je ne peux le faire qursquoen usant de termes et de notions qui sont geacuteneacuteraux ou communs Si parlant de son identiteacute je dis qursquoil est un homme laquo homme raquo est la cateacutegorie commune agrave tous les autres membres de lrsquoespegravece humaine Si je dis qursquoil est Atheacutenien laquo Atheacutenien raquo est un caractegravere commun agrave tous les citoyens drsquoAthegravenes Si je dis qursquoil est philosophe laquo philosophe raquo est un trait qui le range parmi tous ceux que lrsquoon nomme de la sorte Et ainsi de suite On le voit si lrsquoindividu que je perccedilois ou me repreacutesente est bien singulier et unique je ne peux en parler qursquoen termes et en concepts qui eux sont forceacutement communs et geacuteneacuteraux quelle que soit lrsquoeacutetendue de cette geacuteneacuteraliteacute partielle ou totale Ainsi en est-il pour tout Mais en raison de cette contrainte du langage la cateacutegorie geacuteneacuterale ou abstraite lrsquolaquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα a souvent pris le dessus sur lrsquolaquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη et a mecircme fini par passer pour la veacuteritable entiteacute au point que le reacuteel singulier a eacuteteacute compris comme la reacutealisation de concepts et devant srsquoy conformer Telle ne fut pas la conception que Parmeacutenide se faisait du rapport de la penseacutee aux ecirctres et aux choses

La distinction proposeacutee par lrsquoauteur des Cateacutegories permet de mieux saisir le trait de geacutenie qursquoa eu Parmeacutenide en deacutesignant par le participe preacutesent du verbe εἰμί τὸ ἐόν tout ce qui existe dans sa totaliteacute et formant un tout Nous avons deacutejagrave eu lrsquooccasion de constater agrave la fin du chapitre II que τὸ ἐόν a une double signification Drsquoun cocircteacute il deacutesigne toute reacutealiteacute singuliegravere existante marqueacutee par la contingence De lrsquoautre il deacutesigne concregravetement lrsquoensemble des laquo choses qui sont raquo consideacutereacutees comme formant un tout Nous sommes alors devant le mecircme cas de figure selon lequel le mot laquo homme raquo peut deacutesigner aussi bien tel individu singulier que lrsquoensemble de lrsquoespegravece humaine Lrsquoappellation τὸ ἐόν ne deacutesigne pas une laquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη mais une laquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα crsquoest-agrave-dire une cateacutegorie commune Mais ici au lieu de se limiter comme il se devrait agrave une cateacutegorie speacutecifique et limiteacutee lrsquolaquo espegravece raquo εἴδος (par exemple laquo homme raquo) et mecircme agrave une cateacutegorie plus large mais moins preacutecise le laquo genre raquo γένος (par exemple laquo ecirctre animeacute raquo)239 cette cateacutegorie commune srsquoeacutetend agrave absolument tout

La raison de cette entorse srsquoexplique par le fait que Parmeacutenide entend moins speacutecifier par τὸ ἐόν le laquo mateacuteriau raquo fondamental dont le monde serait fait et dont il ne fait nulle part mention que son existence reacuteelle La notion drsquolaquo entiteacute raquo qursquoimplique la deacutenomination τὸ ἐόν comporte en effet deux faces lrsquoune qui est tourneacutee vers ce qui est sa nature son laquo essence raquo lrsquoautre qui est dirigeacutee vers le fait qursquoelle soit son laquo existence raquo Dans la penseacutee occidentale cette bivalence a fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat constant la face laquo essence raquo preacutevalant le plus souvent sur la face laquo existence raquo Or le problegraveme que lrsquoEacuteleacuteate a agrave reacutesoudre ne porte pas sur la reacutealiteacute et la nature de laquo ce qui est raquo mais sur son existence le tort que commettent ses pairs et qui conduit agrave lrsquoaporie est de confondre ἔστιν laquo est raquo et οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo lrsquoexistence et la non-existence Drsquoune chose singuliegravere (une laquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη) parce qursquoelle est contingente on peut dire avant qursquoelle soit et apregraves qursquoelle nrsquoest plus οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo Mais cela ne peut ecirctre dit quand elle existe et cela ne peut jamais ecirctre dit du reacuteel dans sa totaliteacute De mecircme que lrsquoon ne peut jamais consideacuterer comme reacuteelles des choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas (VII 1) on ne peut jamais consideacuterer comme nrsquoeacutetant pas des choses qui sont reacuteellement On peut certes le penser mais ce nrsquoest alors qursquoun concept Par le choix de τὸ ἐόν pour deacutesigner la totaliteacute Parmeacutenide signifie clairement drsquoune part qursquoil met lrsquoaccent sur son existence comme lrsquoindique le deacuteictique ἔστιν laquo est raquo dont τὸ ἐόν est la forme participiale drsquoautre part que le tout nrsquoa pas drsquoautre identiteacute que ce qui le compose qursquoil nrsquoest ni un ecirctre nouveau ni un pur concept

239 ARISTOTE Cateacutegories 2a 14-19

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Pour nommer ce tout Parmeacutenide aurait certes pu retenir un terme faisant image comme par exemple κόσμος laquo monde raquo φύσις laquo nature raquo ou mieux des termes comme laquo un raquo ἓν laquo tout raquo ὃλον ainsi que drsquoautres savants-philosophes lrsquoont proposeacute Mais il semble que agrave ses yeux ces termes deacutesignent lrsquoune ou lrsquoautre des caracteacuteristiques de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν non ce qui en pointe directement son laquo entiteacute raquo οὐσία comme on le dira un peu plus tard Κόσμος laquo monde raquo est peut-ecirctre deacutejagrave trop emprisonneacute dans des configurations interpreacutetatives que lrsquoEacuteleacuteate qualifie de laquo trompeuses raquo Il lui oppose son διάκοσμος laquo transmonde raquo Φύσις laquo nature raquo englobe certes absolument tout mais deacutesigne ce tout sous un angle particulier celui du changement Ἓν laquo un raquo est dit de ἔστιν (VIII 6) Ὃλον sous la forme οὖλον laquo tout raquo est dit de ἔστιν (VIII 4) et de τὸ ἐόν (VIII 38) En retenant donc le participe preacutesent ἐόν pour deacutesigner la totaliteacute des choses comme un tout Parmeacutenide ne pouvait trouver terme plus approprieacute plus geacuteneacuteral et plus juste

Par ailleurs avec le couple indissociable ἔστιν et τὸ ἐόν lrsquoEacuteleacuteate dans la quecircte de lrsquooriginaire agrave laquelle se livre quiconque veut comprendre la reacutealiteacute dans son ensemble pense avoir trouveacute le point ultime que lrsquoon peut atteindre et agrave partir duquel il devient possible drsquoune part de penser et de dire la reacutealiteacute et drsquoautre part de soumettre constamment ce penser et ce dire agrave lrsquoexamen critique laquo ldquoEstrdquo mrsquoest le point commun drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore) raquo ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις (frg V) Χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα laquo Il faudrait qursquoelles [les opinions] soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo (I 32)

c) La permanence des deux laquo formes contraires raquo μορφαἱhellip ἀντία (VIII 52 et 55)

laquo Ce qui est raquo τὸ ἐόν est laquo de force eacutegale du centre vers les cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ (VIII 32) de maniegravere que laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo dont laquo tout est plein raquo πᾶν πλέον ἐστὶν (IX 3) soient laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) Sans cette eacutegaliteacute entre les deux laquo formes raquo qui sont agrave lrsquoorigine de toutes les choses qui sont un deacuteseacutequilibre se produirait tregraves rapidement au profit de lrsquoune des deux laquelle finirait par occuper tout lrsquoespace et entraicircnerait ipso facto la fin du monde puisque ce qui constitue la totaliteacute de ce qui est πάντα est le produit de leur rencontre Or le monde demeure depuis toujours preuve que lrsquoeacutequilibre nrsquoest pas rompu

Le changement qui caracteacuterise tout ce qui existe nrsquoaffecte donc pas les deux laquo formes contraires raquo laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont des laquo forces raquo δυνάμεις Par le choix de ce terme Parmeacutenide signifie que la contrarieacuteteacute nrsquoa pas de consistance ontologique laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ne deacutesignent pas de la matiegravere Elles ne renvoient pas agrave des laquo eacuteleacutements raquo premiers agrave des particules inseacutecables (atomes) par exemple qui par des combinaisons infinies donneraient forme agrave tout ce qui existe Il se tient agrave lrsquoopposeacute drsquoune penseacutee essentialiste Sa physique est ni laquo mateacuterialiste raquo ni laquo hyleacutemorphique raquo au sens ougrave les ecirctres corporels seraient la reacutesultante de deux principes la matiegravere et la forme Elle est laquo dynamique raquo Pour lui laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont des proprieacuteteacutes internes aux ecirctres eux-mecircmes Comme toutes les autres forces dont il sera question plus loin elles font partie de la laquo nature raquo φύσις (XVI 3) Il nrsquoy a rien qui existe en-dehors des ecirctres contingents et anteacuterieurement agrave eux Avec la notion de laquo force raquo δύναμις qui anticipe sur les theacuteories modernes de la physique mecircme si ce meacuterite ne lui a jamais eacuteteacute reconnu lrsquoEacuteleacuteate introduit un outil conceptuel qui srsquoest aveacutereacute exact et tregraves pertinent et qui par sa malleacuteabiliteacute son adaptabiliteacute et son indeacutetermination permet de poursuivre sans arrecirct lrsquoinvestigation du reacuteel Une conception raquo mateacuterialiste raquo et laquo essentialiste raquo risque au contraire de faire prendre une reacutealiteacute deacutetermineacutee pour le terme

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ultime de la recherche comme lrsquoatteste le terme drsquolaquo atome raquo que lrsquoon a retenu pour deacutesigner un eacuteleacutement qui srsquoest aveacutereacute par la suite ne pas ecirctre laquo inseacutecable raquo240

3 Le monde des singuliers contingents

Srsquoil est vrai que le monde demeure il est non moins vrai que tout ce qui est au monde est contingent La notion de laquo force raquo δύναμις va justement permettre agrave Parmeacutenide de reacutesoudre la question de la permanence du monde et de sa contingence en pensant leur articulation

a) Une double logique directrice laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως

Les laquo forces propres raquo σφέτεραι δυνάμεις (IX 2) que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ne sont pas livreacutees agrave elles-mecircmes Comme pour un ecirctre vivant elles sont canaliseacutees et eacutequilibreacutees par drsquoautres laquo forces raquo qui sont non seulement capables drsquoempecirccher leur destruction mutuelle mais mecircme drsquoorganiser leur rencontre pour qursquoelles deviennent creacuteatrices du monde tel qursquoil est Parmeacutenide en nomme deux la laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως

Ma traduction de δαίμων par laquo diviniteacute raquo agrave la suite de beaucoup drsquoautres a le double inconveacutenient drsquoorienter vers une deacuteiteacute individuelle et de masquer la pertinence de ce terme dans le dispositif parmeacutenidien Comme cela a eacuteteacute noteacute lors de lrsquoexamen des frg XII et XIII ougrave le terme apparaicirct puis agrave propos du proegraveme ougrave srsquoajoute la deacutenomination θεά (I 3 et 22) δαίμων ne renvoie jamais agrave un dieu particulier Le terme connote deux ideacutees importantes la premiegravere est celle de laquo puissance raquo justement de laquo force raquo δύναμις Δαίμων est pourrait-on dire la version raquo religieuse raquo de la notion de δύναμις ou inversement dans le propos parmeacutenidien δύναμις est la version laiumlciseacutee de δαίμων version qui ici entraicircne eacutegalement δαίμων dans une conception laiumlciseacutee Agrave la notion de laquo force raquo δαίμων puisqursquoelle est au feacuteminin chez Parmeacutenide comme lrsquoest le terme δύναμις ajoute celle de reacutepartition ce qui implique une forme de rationaliteacute (cf μητίσατο laquo imagina raquo XIII) Elle se tient laquo au milieu raquo ἐν μέσῳ et elle laquo gouverne tout raquo πάντα κυϐερνᾷ (XII 3) comme le fait dans la conception grecque le laquo cœur raquo ἦτορ dans un individu humain siegravege de la laquo penseacutee raquo νοῦς

La laquo diviniteacute raquo δαίμων dit Parmeacutenide laquo a imagineacute Amour comme le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων (XIII) Pas plus que sa creacuteatrice crsquoest-agrave-dire une logique de rationaliteacute inscrite dans lrsquoordre des choses Ἔρως nrsquoest un dieu personnel Comme elle il est une proprieacuteteacute de la laquo nature raquo (XVI 1 et 3) et peut ecirctre consideacutereacute comme une speacutecification de la δαίμων comme le sont eacutegalement les abstractions diviniseacutees telles que laquo Justice raquo Δίκη laquo Droit raquo (I 28) Θέμις (I 28) ou laquo Neacutecessiteacute raquo Ἀνάγκη (VIII 30) Si la δαίμων exprime plutocirct le versant intellectuel et rationnel de lrsquoactiviteacute de la laquo nature raquo activiteacute exprimeacutee en XVI 3 par le verbe φρονέειν qui signifie agrave la fois penser et ressentir laquo Amour raquo repreacutesente plutocirct le versant affectif le deacutesir mais un deacutesir positif qui peut ecirctre drsquoordre intellectuel et qui ne doit pas ecirctre identifieacute au pulsionnel et aux autres affects irrationnels auxquels parfois on le reacuteduira plus tard La haine plus que son contraire est sa neacutegation Comme laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont emprunteacutees au monde cosmique pour deacutesigner les deux laquo formes raquo contraires originaires Ἔρως est un terme commun tireacute drsquoune reacutealiteacute humaine et employeacute communeacutement pour deacutesigner la force qui y preacuteside celle de lrsquolaquo engendrement raquo τόκος la rencontre productrice de deux forces opposeacutees la force macircle et la force femelle Mais dans le langage parmeacutenidien il prend une

240 Cet usage du mot laquo atome raquo (qui signifie laquo inseacutecable raquo) est agrave bien distinguer de celui qui a eacuteteacute mentionneacute plus haut agrave propos du tout que forme la totaliteacute ou agrave propos de lrsquolaquo individu raquo dans ces derniers cas il signifie que ce qui constitue le tout ou lrsquoindividu comme laquo un raquo est absolument inseacutecable et qursquoil nrsquoest pas le produit des eacuteleacutements qui le composent Le tout nrsquoest pas la somme des parties sauf agrave nrsquoecirctre qursquoun tas

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autre dimension Il qualifie le retournement qursquoopegravere la laquo diviniteacute raquo dans la gestion des formes et forces contraires et cela non seulement dans lrsquoordre du vivant mais dans tous les domaines y compris lrsquoordre cosmique laquo En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout car elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει (XII 3-4) Ce retournement est originel et geacuteneacuteral Crsquoest pourquoi laquo Amour raquo est dit Parmeacutenide avec insistance laquo le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον θεῶν πάντων (XIII) Lrsquoengendrement est la meacutetaphore qui deacutesigne le processus universel auquel tous les ecirctres sont soumis ndash naicirctre croicirctre et disparaicirctre ndash et que signifie tregraves preacuteciseacutement en grec le terme φύσις laquo nature raquo

b) Les ecirctres singuliers un laquo mixte raquo μίξις des deux laquo formes contraires raquo

Le reacutesultat de lrsquoaction conjointe de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo est double Le premier est de donner forme agrave tous les ecirctres singuliers quels qursquoils soient y compris dans le domaine de la penseacutee des sentiments et des sensations domaine sur lequel les parties perdues du Poegraveme devaient donner des preacutecisions La particulariteacute de cette forme est drsquoecirctre un laquo mixte raquo un laquo meacutelange raquo μίξις des deux laquo formes contraires raquo que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo (XII 4 cf miscent XVIII 1 et permixto XVIII 4 et 5) Toutes les combinatoires sont possibles depuis un partage eacutequilibreacute entre laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo jusqursquoagrave la preacutedominance de lrsquoune sur lrsquoautre mais sans jamais rompre leur eacutequilibre au niveau geacuteneacuteral La derniegravere proposition du frg XVI eacutenonce que dans lrsquoactiviteacute laquo psychique raquo qui se trouve chez les hommes comme en tout la fonction proprement intellectuelle la laquo penseacutee raquo νόημα est preacutepondeacuterante laquo en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee raquo τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα (XVI 4) Theacuteophraste qui cite ce fragment agrave propos des laquo sensations raquo αἰσθήσεις confirme cette extension agrave tout du laquo meacutelange raquo des contraires mecircme srsquoil entend les formes contraires comme des laquo eacuteleacutements raquo στοιχεῖα et ramegravene la laquo Lumiegravere raquo au laquo chaud raquo et la laquo Nuit raquo au laquo froid raquo laquo [hellip] distinguant deux eacuteleacutements il [Parmeacutenide] srsquoest borneacute agrave dire que la connaissance (γνῶσις) se conforme agrave celui qui lrsquoemporte (τὸ ὑπερϐάλλον) Car selon que crsquoest le chaud ou le froid qui a le dessus la penseacutee (διάνοια) est autre elle est meilleure et plus pure par lrsquoeffet du chaud Elle nrsquoexiste toutefois que par le respect drsquoune certaine proportion (συμμετρία) raquo Il conclut laquo en geacuteneacuteral tout ce qui est (πᾶν τὸ ὄν) a une certaine connaissance (γνῶσις) raquo241 Des anomalies dans la reacutepartition et le reacutesultat peuvent donc aussi se comprendre comme cela a eacuteteacute noteacute agrave propos de la procreacuteation laquo Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu du meacutelange funestes elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant raquo nam si virtutes permixto semine pugnent nec faciant unam permixto in corpore dirae nascentem gemino vexabunt semine sexum (XVIII 3-5)

Lrsquoautre reacutesultat de lrsquoaction conjointe de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo est de preacuteserver les laquo forces raquo originaires que sont les formes contraires Comme dans la geacuteneacuteration qui garde intact le patrimoine geacuteneacutetique les laquo formes raquo contraires ne sont pas affecteacutees ou alteacutereacutees par leur meacutelange Ce qui est possible si elles ne sont pas de lrsquoordre de la matiegravere Seul le reacutesultat est contingent Ainsi peuvent srsquoarticuler le neacutecessaire ou permanent et le contingent ou singulier

Ainsi donc il semble bien que Parmeacutenide nrsquoaurait pas signeacute du moins pas sans de seacuterieuses reacuteserves la formule qursquoemploiera peu apregraves lui Anaxagore de Clazomegravenes et qui est devenue ceacutelegravebre laquo Rien ne naicirct ni ne peacuterit mais des choses deacutejagrave existantes se combinent

241 Traduction reprise agrave M CONCHE p 253

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puis se seacuteparent de nouveau raquo οὐδὲν γὰρ χρῆμα γίνεται οὐδὲ ἀπόλλυται ἀλλrsquoἀπὸ ἐόντων χρημάτων συμμίσγεταί τε καὶ διακρίνεται242 ni celle que lrsquoon attribue au fondateur de la chimie moderne A L Lavoisier laquo rien ne se perd rien ne se creacutee tout se transforme raquo Si lrsquoon considegravere les ecirctres singuliers crsquoest-agrave-dire tout ce qui existe reacuteellement et concregravetement tout naicirct et disparaicirct Ce qui est actuellement nrsquoeacutetait pas auparavant et ne sera plus apregraves Mais ce dont est fait tout ce qui existe demeure et demeure sans changement Comme il nrsquoy a rien en dehors de la φύσις en dehors de ce qui advient croicirct et disparaicirct il est vain de chercher une laquo matiegravere raquo un laquo eacuteleacutement raquo qui serait preacuteexistant et dont tout ce qui est serait fait Ce que Parmeacutenide appelle au singulier τὸ ἐόν nrsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo comme on lrsquoa toujours penseacute mais les choses qui sont consideacutereacutees dans leur totaliteacute et formant un tout Ce qui nrsquoest pas mateacuteriel lrsquolaquo intelligence raquo la laquo penseacutee raquo νοῦς en fait eacutegalement partie

Il est toujours deacutelicat drsquointerpreacuteter un silence surtout quand celui-ci nrsquoest pas sucircr en raison des lacunes de la transmission Mais tout drsquoabord il est difficile drsquoimaginer que la tradition aurait quant agrave elle passeacute sous silence le passage ou les passages dans lesquels Parmeacutenide aurait abordeacute la question de la laquo matiegravere raquo du monde Le teacutemoignage de Theacuteophraste citeacute ci-dessus montre ensuite que ce que lrsquoEacuteleacuteate appelle laquo formes raquo μορφαί est ce qui a eacuteteacute interpreacuteteacute comme laquo eacuteleacutements raquo στοιχεῖα fondamentaux du monde Le silence de Parmeacutenide est intentionnel Il nrsquoa pas voulu srsquoengager sur le chemin traceacute par ses devanciers lesquels essayaient de comprendre le monde agrave partir drsquoeacuteleacutements pouvant se combiner ou agrave partir drsquoun seul pouvant se transformer en des eacutetats opposeacutes et intermeacutediaires Heacuteraclite par exemple concevait la totaliteacute agrave partir drsquoun eacuteleacutement premier le laquo feu raquo πῦρ lequel pouvait se transformer en laquo air raquo en laquo terre raquo et en laquo eau raquo laquo les transformations du feu drsquoabord mer de la mer une moitieacute terre une moitieacute souffle brucirclant raquo πυρὸς τροπαὶ πρῶτον θάλασσα θαλάσσης δὲ τὸ μὲν ἣμισυ γῆ τὸ δὲ πρηστήρ243 En disant drsquoentreacutee de jeu que laquo les mortels ont eacutetabli de nommer deux formes raquo μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν (VIII 52) lrsquoEacuteleacuteate signifie clairement me semble-t-il qursquoil rejette leur approche des choses (la question drsquoune matiegravere premiegravere nrsquoest pas pertinente) pour ne retenir que lrsquoaffirmation de la contrarieacuteteacute fondamentale Le terme mecircme de laquo forme raquo μορφή indique que la contrarieacuteteacute doit eacutegalement ecirctre consideacutereacutee agrave partir de son aspect et non agrave partir de constituants ontologiques Les reacutealiteacutes singuliegraveres qui composent le monde depuis toujours sont si diverses que vouloir les ramener agrave quelques eacuteleacutements premiers voire agrave un seul est srsquoengager dans une impasse La permanence dans ces conditions serait un pur concept Beaucoup plus pertinent et productif agrave ses yeux est de srsquointerroger sur le dynamisme qui preacuteside aux transformations constantes du monde et de postuler que des laquo forces raquo logiques δυνάμεις y sont agrave lrsquoœuvre Mecircme si lrsquoon ne dispose pas encore drsquooutils conceptuels et instrumentaux pour les analyser et les mesurer avec quelque preacutecision on tient avec elles les concepts majeurs permettant drsquoeacutelaborer un modegravele interpreacutetatif du monde dans sa permanence dans son changement non moins permanent et de lrsquoarticulation des deux modegravele geacuteneacuteral que lrsquoEacuteleacuteate lui-mecircme qualifie de laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60)

B De quelques points plus saillants

Le modegravele selon lequel Parmeacutenide comprenait et interpreacutetait lrsquoensemble des choses est sans aucun doute le point majeur que lrsquoanalyse que jrsquoai meneacutee de son œuvre a mis en eacutevidence Il implique drsquoautres points importants ou speacutecifiques dont les plus saillants

242 DK 59 B 17 p 40-41 Traduction J VOILQUIN Les Penseurs grecs avant Socrate p 150

243 Texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite 48 2 p 239 (DK 22 B 31 M MARCOVICH 53a M CONCHE 82)

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meacuteritent drsquoecirctre releveacutes mecircme si ce ne peut ecirctre que briegravevement dans le cadre drsquoune conclusion Jrsquoen noterai seulement trois

1 Deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures

Le premier de ces points agrave souligner sont les deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures que Parmeacutenide a opeacutereacutees la premiegravere par rapport au discours religieux la seconde par rapport agrave ses pairs

LrsquoEacuteleacuteate nrsquoest pas le premier agrave avoir remis en cause les croyances concernant les dieux Degraves le deacutebut la recherche grecque antique nrsquoa pu se poser qursquoen reacutecusant les croyances de cette nature Crsquoeacutetait une condition premiegravere dans la mesure ougrave le discours laquo religieux raquo speacutecialement lorsqursquoil se donnait comme une reacuteveacutelation preacutetendait dire une veacuteriteacute preacutesenteacutee comme certaine et indiscutable Reacuteveacutelation et deacutemarche scientifique sont exclusives lrsquoune de lrsquoautre la seconde ne pouvant accepter une veacuteriteacute qui soit toute faite qui ne soit pas le fruit drsquoun questionnement meacutethodiquement meneacute et qui surtout donne des explications totalement inveacuterifiables Si des ecirctres impossibles agrave connaicirctre les dieux intervenaient dans le cours des eacuteveacutenements en interrompant le processus normal des causes aucune recherche rationnelle ne serait possible Les Grecs y compris les savants nrsquoont jamais saisi la question religieuse agrave partir drsquoune notion globale comme celle que les Latins eacutelaboreront avec celle de religio Ses savants-philosophes lrsquoont abordeacutee principalement sur le plan eacutepisteacutemique tout en continuant agrave la pratiquer sur les autres plans Crsquoest pourquoi saisie agrave partir des croyances la religion a eacuteteacute comprise comme une faiblesse de lrsquointelligence drsquoougrave le nom de laquo crainte des diviniteacutes raquo δεισιδαιμονία qursquoils lui ont donneacute Je ne reviens pas davantage sur ce que jrsquoai eacutecrit plus haut agrave ce sujet notamment agrave propos des frg XII et XIII Le seul point que je voudrais souligner ici est que Parmeacutenide achegraveve le processus critique engageacute par ses preacutedeacutecesseurs Il ne critique plus ouvertement les croyances aux dieux Il nrsquoeacuteprouve mecircme pas le besoin drsquoopposer les deux modes de diction de la veacuteriteacute Il eacutevite mecircme le conflit et eacutecarte ainsi la menace du crime drsquolaquo impieacuteteacute raquo ἀσέϐεια dont Socrate et drsquoautres seront accuseacutes Toute son habiliteacute consiste agrave vider le discours religieux de son contenu en inteacutegrant les dieux et mecircme le proceacutedeacute de la reacuteveacutelation dans son propre propos Apparemment donc les croyances religieuses et leurs mythologies ne sont pas attaqueacutees Elles sont neacuteanmoins complegravetement deacutetourneacutees et videacutees de leur substance Lrsquoemprise qursquoexercera la culture chreacutetienne sur le monde occidental fera que le retour agrave une deacutemarche proprement scientifique aux xvɪe et xvɪɪe s ndash je pense en particulier agrave Galileacutee ndash devra refaire cette rupture eacutepisteacutemologique Le discours savant devra alors srsquoaffirmer contre un discours de reacuteveacutelation qui non seulement fait intervenir Dieu dans lrsquohistoire mais le place comme Creacuteateur et Providence Drsquoougrave la mention laquo rien ne se creacutee raquo dans la formule attribueacutee agrave Lavoisier

La reacutefutation que fait Parmeacutenide des thegraveses de ses pairs et surtout le jugement particuliegraverement seacutevegravere qursquoil porte sur leur meacutethode et sur les fondements de leur propos attestent qursquoil avait conscience drsquoeffectuer une seconde rupture eacutepisteacutemologique au sein mecircme de la deacutemarche scientifique Comme la premiegravere partie du proegraveme le suggegravere fortement me semble-t-il il a engageacute sa reacuteflexion agrave lrsquointeacuterieur des postulats et des thegraveses de ses pairs Mais attentif avec la plus extrecircme vigilance aux attendus aux raisonnements et agrave lrsquoobservation du reacuteel il srsquoest rendu compte que les modegraveles explicatifs proposeacutes par ses pairs eacutechouaient quant aux reacutesultats et surtout comportaient de graves contradictions Quitte agrave ne pas ecirctre compris puisque crsquoest ce qui lui est effectivement arriveacute il a rompu avec leurs approches Cette rupture dans le champ scientifique comporte deux aspects majeurs Le premier est proprement drsquoordre eacutepisteacutemique Il porte sur les regravegles auxquelles toute recherche digne de ce nom doit srsquoastreindre et il deacutebouche sur la mise en eacutevidence des principes

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drsquoexistence et de non-existence drsquoidentiteacute de non-contradiction et du tiers exclu Agrave ce titre il me paraicirctrait juste de reconnaicirctre Parmeacutenide comme le pegravere de lrsquoeacutepisteacutemologie Le second aspect concerne le modegravele explicatif qui lui permet de reacutesoudre la contradiction fondamentale que manifeste lrsquoobservation des choses la singulariteacute et la contingence de tout ce qui est drsquoune part la permanence du monde drsquoautre part Pour ce faire il a introduit de nouvelles notions et de nouveaux concepts importants qui permettaient de ne pas les mettre sur le mecircme plan et drsquoexpliquer leur articulation tels que laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν laquo forme raquo μορφή laquo force raquo δύναμις laquo meacutelange raquo μίξις laquo transmonde raquo διάκοσμος etc Il a eacutegalement eacuteteacute ameneacute agrave reacutefleacutechir sur la langue sur la signification des mots sur le rapport entre le langage la penseacutee et le reacuteel avec une acuiteacute et une preacutecision telles que nrsquoont pu percevoir et comprendre ni ses contemporains ni ses successeurs pendant des siegravecles Je vais y revenir

Du seul point de vue de ces deux ruptures eacutepisteacutemologiques le projet parmeacutenidien relegraveve bien du palimpseste au sens fort du terme et non au sens affaibli selon lequel on lrsquoentend depuis G Genette244 et que reprend B Cassin p 48 Un palimpseste en effet deacutesigne un manuscrit dans lequel par suite de la cherteacute du parchemin on a effaceacute par grattage un texte deacutejagrave eacutecrit pour eacutecrire agrave la place un texte jugeacute plus important ou plus utile La substitution est totale De ce fait il me semble que Parmeacutenide nrsquoest pas seulement le pegravere de lrsquoeacutepisteacutemologie mais eacutegalement le veacuteritable pegravere de la science en tant que deacutemarche

2 Langage et penseacutee

Le langage et la penseacutee ont fait lrsquoobjet de la plus grande attention de la part de Parmeacutenide Mais il a meneacute agrave leur propos une analyse si pousseacutee qursquoelle a totalement eacutechappeacute agrave ses contemporains et agrave ses successeurs et que aujourdrsquohui encore elle nous paraicirct absolument impensable pour son eacutepoque Il faudra attendre Abeacutelard et mecircme la peacuteriode moderne pour que lrsquoon ouvre agrave nouveau les questions qursquoil a poseacutees

Isoler des formes verbales (ἔστιν laquo est raquo εἶναι ou ἔμμεναι laquo ecirctre raquo ἐόν laquo qui est raquo νοεῖν laquo penser raquo) voire des syntagmes (νοεῖν ἔστιν laquo penser est raquo μηδὲν [se εἶναι] laquo ne rien ecirctre raquo) pour en faire des autonymes suppose que lrsquoon ne porte pas seulement attention au sens que peut avoir ce mot ou ce syntagme dans la proposition telle qursquoelle est eacutenonceacutee mais que lrsquoon est en mesure de les extraire de la chaicircne parleacutee pour lrsquoexaminer en lui-mecircme tant du point de vue du sens que de la forme grammaticale Rapprocher certaines de ces formes pour les comparer juger de leurs eacutequivalences et de leurs rapports comme cela est fait au deacutebut du frg VI (laquo Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo laquo ecirctre raquo mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν VI 1-2) et de maniegravere plus flagrante encore dans le frg III (laquo En effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) suppose eacutegalement que lrsquoon ait reacutefleacutechi agrave lrsquoexistence des formes verbales (en particulier des modes indicatif infinitif et participe) agrave leurs implications seacutemantiques et aux enjeux que cela repreacutesente dans une eacutenonciation

Comment expliquer une telle prise de conscience unique et improbable en son temps La reacuteponse est donneacutee par Parmeacutenide lui-mecircme degraves le deacutebut du corps du Poegraveme dans les frg II et III Il nrsquoy a pas eacuteteacute ameneacute par des preacuteoccupations proprement linguistiques mais par la nature mecircme de ses recherches pour comprendre le monde dans sa totaliteacute et reacutesoudre les apories dans lesquelles ses pairs les avaient enfermeacutees LrsquoEacuteleacuteate srsquoest drsquoabord rendu compte que dans leurs explications pour rendre compte de la permanence du monde et du

244 G GENETTE Palimpsestes La litteacuterature au second degreacute

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changement non moins permanent de tout ce qui le compose ses pairs faisaient disparaicirctre lrsquoune des deux laquo formes raquo contraires laquo il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 53) Pour eux par conseacutequent laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8)

Crsquoest ainsi que Parmeacutenide a deacutecouvert le principe drsquoexistence et de son contraire ainsi que les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction principes qursquoil eacutenonce ainsi dans le frg II laquo penser soit que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre [hellip] soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo νοῆσαι ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι [hellip] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι (II 2-3 et 5) La forme verbale de la troisiegraveme personne de lrsquoindicatif preacutesent ἔστιν est lrsquoexpression la plus concise et la plus juste du principe drsquoexistence Reconnaicirctre ce principe crsquoest laquo penser (et dire) que ldquoestrdquo est raquo νοῆσαι ἠμὲν ὅπως ἔστιν [ἐστίν] (II 2-3) Car cette assertion est un laquo jugement raquo le premier de tous Quant agrave son contraire le principe de non-existence il ne peut ecirctre eacutenonceacute de la mecircme maniegravere Dans le second membre du v 3 du frg II lrsquoEacuteleacuteate dit laquo penserhellip que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo νοῆσαιhellip ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι Il emploie lrsquoinfinitif εἶναι et non lrsquoindicatif ἔστιν Lrsquoeacutenonceacute geacuteneacuteral οὐκ ἔστιν [ἐστίν] laquo nrsquoest pas est raquo est impossible Ce serait donner existence agrave ce qui nrsquoexiste pas Crsquoest pourtant ce que font ses pairs et qursquoil deacutenonce au v 5 eux pensent laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι

Dans le mecircme temps qursquoil deacutecouvre ainsi la troisiegraveme personne de lrsquoindicatif preacutesent du verbe ecirctre agrave la fois comme reacutefeacuterence au reacuteel (τὸ ἐόν) reacutefeacutereacute de maniegravere deacuteictique (ἔστιν) et comme eacutenonceacute proprement dit reacutefeacuterant agrave une penseacutee qui saisit ce reacuteel drsquoougrave la redondance implicite mais grammaticalement neacutecessaire ἔστιν [ἐστίν] laquo ldquoestrdquo est raquo Parmeacutenide deacutecouvre lrsquoinfinitif comme mode exprimant de maniegravere privileacutegieacutee une saisie du reacuteel qui peut ecirctre soit conforme agrave la reacutealiteacute soit contraire Lrsquoinfinitif εἶναι est un mode verbal qui permet drsquoexprimer ce qursquoune intelligence pense lorsqursquoelle saisit le reacuteel ou qursquoelle croit le saisir Drsquoougrave lrsquoeacutequivalence donneacutee dans le frg III lequel devait ecirctre la conclusion du frg II laquo En effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι Lrsquoinfinitif εἶναι est un mode verbal qui permet de dire ἔστιν saisi subjectivement par une intelligence Si ce εἶναι ne correspond pas agrave la reacutealiteacute il nrsquoest alors qursquoun laquo mot raquo laquo Aussi ne seront qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ (VIII 38-39) laquo Qursquoun nom raquo crsquoest de la sorte que Parmeacutenide deacutesigne le laquo concept raquo pur une notion sans correspondance dans le reacuteel245 terme qursquoil nrsquoavait pas agrave sa disposition

Enfn il ne saurait y avoir de ἔστιν laquo est raquo ou laquoldquoestrdquo est raquo sans un reacutefeacuterent interne le reacuteel que Parmeacutenide nomme τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo et qui nrsquoest autre que le participe preacutesent substantiveacute du mecircme verbe laquo sans ce qui est dans lequel ldquoestrdquo est formuleacute tu ne trouveras pas ce ldquopenserrdquo raquo οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται (VIII 35-36)

245 Dans le mecircme ordre de confusion mais en sens inverse ARISTOTE ira jusqursquoagrave assimiler le νοῦς laquo lrsquointelligence raquo et le νοητόν laquo lrsquointelligible raquo quand la premiegravere se prend elle-mecircme pour objet de connaissance Ce que le dieu fait agrave la perfection et qursquoil propose comme un ideacuteal pour lrsquohomme laquo Lrsquointelligence se pense elle-mecircme en saisissant lrsquointelligible car elle devient elle-mecircme intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant de sorte qursquoil y a identiteacute entre lrsquointelligence et lrsquointelligible raquo ὣστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν (Meacutetaphysique VII 1072b 19-21 traduction J TRICOT p 681-682) La penseacutee et le penseacute ne font alors plus qursquoun Crsquoest la voie que tenteront de suivre les laquo contemplatifs raquo chreacutetiens ou non et lrsquoassimilation agrave Dieu sera donneacutee comme fin de lrsquohomme

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Crsquoest ainsi me semble-t-il que Parmeacutenide a pris conscience de ces formes verbales que sont lrsquoindicatif preacutesent (agrave la troisiegraveme personne du singulier) lrsquoinfinitif et le participe preacutesent et de leur importance pour la penseacutee et son expression langagiegravere

Je ne reviens pas sur ce que jrsquoai deacutejagrave pu dire sur les rapports chez Parmeacutenide entre la penseacutee le langage et le reacuteel notamment au chap II et au chap III agrave propos du frg XVI Je nrsquoinsiste pas davantage sur les concepts ou notions que lrsquoEacuteleacuteate a introduits ou installeacutes durablement dans le champ eacutepisteacutemique agrave commencer par celui de laquo voie raquo ὁδός (I 2 5 27 II 2 VI 3 VII 2 et 3 VIII 1 et 18) et le syntagme ὁδός διζήσιός laquo voie de la recherche raquo (II 2) si ce nrsquoest pour dire maintenant que je suis arriveacute au terme du deacutecryptage du Poegraveme que lrsquoEacuteleacuteate devait avoir pleinement conscience des implications de cette meacutetaphore la voie symbolise la recherche dans son ensemble en tant qursquoitineacuteraire les cavales et leur laquo ardeur raquo ce qui est neacutecessaire agrave quiconque veut entreprendre une recherche le deacutesir de connaicirctre et de connaicirctre veacuteritablement Le char repreacutesente la laquo theacuteorie raquo la laquo thegravese raquo le questionnement et son outillage qui permettent drsquoavancer Lrsquoessieu et la boicircte deacutesignent la question preacutecise qui eacutetait poseacutee degraves le deacutepart et qui faisait problegraveme lrsquoarticulation entre les deux contraires qui caracteacuterisent le monde et que sont la permanence du tout et le changement de chaque chose (contrarieacuteteacute agrave distinguer de celle qui oppose dans la solution que propose Parmeacutenide laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo toutes deux eacutetant permanentes) Les jeunes filles cochers repreacutesentent les regravegles eacutepisteacutemiques agrave respecter sinon crsquoest lrsquoerrance (VI 5 laquo ils errent raquo VIII 54 laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo) ou lrsquoimpasse (II 6) Justice et Droit le caractegravere irreacutefragable de ces regravegles Neacutecessiteacute la contrainte qursquoimplique lrsquoobjet de la recherche (le reacuteel ce qui est) la porte la reacuteplique du char mais comme neacutecessaire reacutevision ou refondation de la theacuteorie en mecircme temps que figure des notions drsquoobstacle et de rupture eacutepisteacutemologiques le seuil et le linteau drsquoun cocircteacute les battants de lrsquoautre eacutetant respectivement agrave la porte ce que lrsquoessieu et les roues sont au char la cleacute la solution au problegraveme (un nouveau modegravele theacuteorique capable drsquoexpliquer le monde dans sa totaliteacute et en particulier de reacutesoudre lrsquoantinomie entre la permanence et le changement) la demeure de la deacuteesse enfin le terme de la recherche comme objet agrave connaicirctre agrave savoir le monde consideacutereacute en sa totaliteacute et comme un tout la deacuteesse eacutetant lrsquointelligence ou la raison inscrite agrave la fois dans le monde et dans lrsquohomme permettant au premier drsquoecirctre expliqueacute et au second de deacutecouvrir et drsquoexprimer cette explication

Je ne reviens pas non plus sur le couple antinomique laquo nuit raquo et laquo jour raquo comme symbole du passage de lrsquoignorance agrave la connaissance tel qursquoil apparaicirct dans le proegraveme (I 9-10) et qui repris dans le couple drsquoabord juif puis chreacutetien deviendra aussi le symbole de la lutte des forces du bien contre les forces du mal tous les concepts ou notions qui viennent drsquoecirctre mentionneacutes autour du principe drsquoexistence (laquo est raquo ἔστιν laquo est raquo ou laquoldquoestrdquo est raquo laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν laquo ecirctre raquo εἶναι) mecircme si le sens de τὸ ἐόν a eacuteteacute incompris et deacutetourneacute au profit drsquoune conception ontologique (τὸ ἐόν = lrsquoecirctre) et onto-theacuteologique (= lrsquoEcirctre)246 le couple antitheacutetique laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη et laquo opinion raquo δόξα la premiegravere ndash au singulier ndash ne deacutesignant pas cependant une connaissance assureacutee mais seulement les conditions requises pour atteindre une telle connaissance et la seconde ndash au singulier et au pluriel ndash la connaissance effective et limiteacutee agrave laquelle seulement on peut reacuteellement parvenir et qui peut ecirctre trompeuse celui de laquo signe raquo σῆμα comme marque du travail drsquointerpreacutetation de la penseacutee dans sa saisie du reacuteel lrsquoassertion comme laquo jugement raquo les termes servant agrave deacutecrire et agrave expliquer comment le monde se produit laquo nature raquo φύσις laquo forme raquo μορφή laquo meacutelange raquo μίξις et surtout laquo force raquo δύναμις les termes emprunteacutes au monde religieux ou mythologique pour exprimer des proprieacuteteacutes internes de la laquo nature raquo φύσις avant tout laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως mais aussi ces abstractions personnifieacutees que sont

246 Cf D DUBARLE Dieu avec lrsquoecirctre de Parmeacutenide agrave Saint Thomas essai drsquoontologie theacuteologale

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laquo Droit raquo Θέμις et laquo Justice raquo Δίκη je laisse de cocircteacute les termes auxquels par le jeu meacutetaphorique il donne un sens nouveau θυμός laquo ardeur raquo comme eacutelan proprement intellectuel ἦτορ laquo cœur raquo comme laquo centre raquo etc On peut regretter que par suite drsquoune incompreacutehension du projet parmeacutenidien celui de laquo transmonde raquo διάκοσμος ne soit pas passeacute agrave la posteacuteriteacute tant il eacutetait chargeacute de potentialiteacutes heuristiques comme on peut deacuteplorer drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que la perte drsquoune grande partie du Poegraveme nous ait certainement priveacutes drsquoautres concepts ou notions remarquables On peut enfin leacutegitimement se demander si lrsquousage de termes contraires allant jusqursquoagrave celui de lrsquooxymore nrsquoatteste pas agrave sa faccedilon la contrarieacuteteacute qui existe en tout Tout cela meacuteriterait une eacutetude speacutecifique et approfondie laquelle montrerait que mecircme si les termes techniques et explicites nrsquoy sont pas encore crsquoest bien tout le systegraveme eacutepisteacutemique drsquoune vraie recherche scientifique tout le laquo dispositif raquo comme lrsquoappelle G Agamben247 que Parmeacutenide a mis en place autour de la meacutetaphore de la voie lui meacuteritant certainement le titre de fondateur de la science en Occident

Le point qursquoil me paraicirct plus utile de reprendre dans le cadre de cette conclusion est la faccedilon dont lrsquoEacuteleacuteate envisageait la nature de la penseacutee dans son systegraveme diacosmique Selon la theacuteorie geacuteneacuterale parmeacutenidienne tout ce qui existe de quelque ordre que ce soit relegraveve de la laquo nature raquo φύσις crsquoest-agrave-dire drsquoune logique qui conformeacutement au sens du mot fait naicirctre croicirctre et disparaicirctre En second lieu toutes ces reacutealiteacutes sont le reacutesultat de la rencontre de deux laquo formes raquo μορφαί (VIII 52) laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ ayant chacune laquo leurs propres forces raquo σφετέρας δυνάμεις (IX 2) En troisiegraveme lieu enfin gracircce agrave lrsquoaction conjugueacutee de deux forces compleacutementaires la laquo diviniteacute raquo δαίμων (XII) et laquo Amour raquo Ἔρως (XIII) qui orientent les forces contraires de telle sorte qursquoelles soient productives et non destructrices toutes ces reacutealiteacutes sont des laquo mixtes raquo des laquo meacutelanges raquo μίξεις

Comme le laisse entendre le frg XVI chez lrsquohomme la laquo penseacutee raquo νoacuteος (ou νοῦς) et le laquo deacutesir raquo θυμός sont les formes humaines de ce que sont la laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως pour lrsquoensemble des choses En eux-mecircmes ils ne relegraveveraient pas des laquo formes contraires raquo ni de leur laquo forces propres raquo mais seraient comme cela est dit de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo deux forces permettant aux forces contraires de se conjuguer pour ecirctre productives Dans ces conditions la laquo penseacutee raquo νόημα ou connaissance γνῶσις (terme qui nrsquoest pas attesteacute dans les fragments mais qursquoutilise Theacuteophrase agrave propos du frg XVI) serait un laquo mixte raquo μίξις de deux formes contraires qui ne peuvent ecirctre me semble-t-il que lrsquoignorance complegravete (= laquo Nuit raquo) et le savoir parfait (= laquo Lumiegravere raquo) comme le suggegravere le proegraveme laquo chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles neacutees de Soleil apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte raquo ὅτε σπερχοίατο πέμπειν Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας (I 8-10) Crsquoest la raison pour laquelle la connaissance ne peut ecirctre qursquoune δόξα une laquo opinion raquo jamais une connaissance parfaite et certaine et que cette opinion en tant qursquoassertion est toujours un laquo jugement raquo une laquo deacutecision raquo Seul celui qui est porteacute par le deacutesir de connaicirctre peut parvenir agrave une connaissance plus assureacutee si du moins il soumet ses opinions et celles drsquoautrui agrave lrsquoeacutepreuve des contraintes de la rationaliteacute laquo les opinions il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo τὰ δοκοῦντα χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα (I 31-32) laquo Il faudrait raquo χρῆν cet irreacuteel atteste que aux yeux de Parmeacutenide cette exigence est loin drsquoecirctre pleinement respecteacutee et que mecircme si elle lrsquoeacutetait un savoir parfait est une impossibiliteacute Le savoir vrai auquel on peut parvenir restera toujours une

247 Ici jrsquoentends cependant ce terme en un sens pous restreint que G AGAMBEN Cf Qursquoest-ce qursquoun dispositif p 31

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laquo opinion raquo qui a subi le feu de lrsquoexamen critique et dont son deacutetenteur sait qursquoil demeure une laquo opinion raquo

3 Le monde bien que rationnel est absurde

Tout lrsquoeffort de Parmeacutenide pour comprendre le monde dans sa totaliteacute repose sur la conviction que ce monde est laquo rationnel raquo λογικός mecircme si ce terme ne fait pas partie de son vocabulaire Il est sous la reacutegulation de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo qui sont tous les deux des laquo forces raquo rationnelles Il est donc tout agrave fait possible de tenter de le connaicirctre de deacutecouvrir les lois auxquelles il est soumis et qui sont universelles Degraves le premier vers du proegraveme lrsquoEacuteleacuteate a exprimeacute le laquo deacutesir raquo ardent θυμός (version individuelle drsquolaquo Amour raquo) qui lrsquoa pousseacute agrave srsquoengager sur cette voie Au moment drsquoexposer son systegraveme diacosmique il ne cache pas le reacuteel enthousiasme que cette connaissance lui procure et procurera agrave celui qui le suivra sur cette voie Lrsquoattestent les trois futurs du frg XII εἴσῃ laquo tu sauras raquo (XII 1) πεύσῃ laquo tu apprendras raquo (XII 4) εἰδήσεις laquo tu connaicirctras raquo (XII 5)

Lrsquoun des reacutesultats de cette investigation cependant est lrsquoamer constat que ce monde est absurde au sens ougrave A Camus lrsquoa utiliseacute Oui le monde est ainsi fait que tous les ecirctres en quoi il consiste sont voueacutes agrave la destruction et agrave la mort laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent qursquoelles sont maintenant et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc raquo Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα (XIX 1-2) Agrave trois reprises Parmeacutenide exprime son sentiment Aux deux premiegraveres il trouve que cette terrible reacutealiteacute qui le concerne personnellement comme tout un chacun est laquo hideuse raquo (agrave propos des laquo œuvres hideuses du soleil raquo ἠελίοιο ἔργrsquoἀΐδηλα X 2) et laquo odieuse raquo (agrave propos de laquo lrsquoengendrement et du meacutelange que commande la diviniteacute raquo στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει XII 4) La mort la seule question qui veacuteritablement taraude chaque ecirctre humain et que chacun faute de pouvoir lrsquoeacutelucider intellectuellement drsquoune faccedilon pleinement satisfaisante srsquoefforce agrave sa faccedilon drsquooublier La troisiegraveme fois il juge que lrsquoaction conjugueacutee de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo ne peut empecirccher que des anomalies se produisent dans le meacutelange des contraires et que lrsquoecirctre singulier qui en reacutesulte soit atteint de troubles de deacuteficiences de malformations ou de tout autre malheur laquo Si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du meacutelange funestes (dirae = δειναί ) elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant raquo (XVIII 4-6)

Par ces deux aspects contradictoires lrsquoenthousiasme et lrsquoamertume la joie de connaicirctre et la conscience aigueuml drsquoecirctre laquo mortel raquo βροτός et que le monde comporte bien des imperfections et des anomalies Parmeacutenide reacutevegravele qursquoil nrsquoest pas qursquoun ceacutereacutebral Il est humain profondeacutement humain Et honnecircte il a poursuivi jusqursquoau bout sa quecircte de la veacuteriteacute sans chercher agrave dissimuler la question fondamentale qui au fond la motivait et la reacuteponse que pourtant il eacutetait sucircr de trouver

4 Une incompreacutehensionhellip compreacutehensible

Reste une derniegravere question lrsquoincompreacutehension geacuteneacuterale dans laquelle le Poegraveme de Parmeacutenide a eacuteteacute tenue depuis lrsquoantiquiteacute jusqursquoagrave nos jours Sans doute est-ce le destin que partagent la plupart des geacutenies Les ideacutees qursquoils eacutemettent sont si novatrices et si eacutetrangegraveres agrave ce que pensent leurs contemporains qursquoelles leur paraissent inintelligibles Mais pousseacutee agrave ce point et aussi longtemps une telle incompreacutehension deacutefit elle-mecircme lrsquoentendement Il est vrai que au caractegravere proprement inouiuml de son propos Parmeacutenide a ajouteacute quelques difficulteacutes peu propres agrave en faciliter lrsquointelligence Jrsquoen vois principalement deux

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La premiegravere est lrsquointroduction dans son texte de verbes autonymes Le fait eacutetait tellement nouveau que les lecteurs ne les ont pas vus et cherchant malgreacute tout un sens aux propositions dans lesquelles ils se trouvaient ils se sont eacutegareacutes La seconde eacutegalement drsquoordre linguistique est la preacutesence simultaneacutee de trois registres distincts dans lrsquoeacutelaboration de son discours en particulier dans le proegraveme dont la fonction est pourtant drsquoouvrir au sens du propos le registre savant dans lrsquoeacutenonceacute de sa propre penseacutee et celui de la penseacutee de ceux qursquoil reacutefute le registre meacutetaphorique qui construit sur le thegraveme central de la voie associe drsquoautres sous-meacutetaphores comme celles du char et de la porte enfin le registre symbolique agrave caractegravere religieux et mythique pour exprimer aussi bien de pures notions que des composantes du reacuteel Lrsquoentremecirclement (mixis) de ces trois registres agrave lrsquoimage de tout ce qui existe a rendu opaque un propos que la nouveauteacute suffisait deacutejagrave agrave elle seule agrave rendre suffisamment ardu

Par ailleurs Parmeacutenide nrsquoa laisseacute aucune cleacute ni dans le texte mecircme (il ne disposait pas de signes diacritiques approprieacutes) ni dans drsquoautres eacutecrits Certes il a en quelque sorte donneacute des indices dans le proegraveme en introduisant des termes (verbes adjectifs noms) dont le sens ne convient pas aux mots auxquels ils se rapportent mais seulement aux reacutealiteacutes dont ces mots sont la meacutetaphore Mais pour les voir comme indices et non comme une difficulteacute suppleacutementaire il aurait fallu que le lecteur ait deacutejagrave eu accegraves agrave lrsquointelligence de lrsquoœuvre On peut penser que pour ce qui concerne le registre religieux crsquoeacutetait faire acte de prudence que de ne pas eacuteveiller de soupccedilon on ne remet pas en cause impuneacutement lrsquoordre religieux (la croyance aux dieux) dont deacutepend lrsquoordre eacutetabli agrave commencer par lrsquoordre politique On peut eacutegalement deacuteduire de la meacutecompreacutehension geacuteneacuterale du Poegraveme que le contenu de celui-ci nrsquoa pas fait lrsquoobjet drsquoun laquo enseignement raquo de la part de Parmeacutenide LrsquoEacuteleacuteate nrsquoa ni fait eacutecole ni eu de disciples

Crsquoest comme si pour reprendre une meacutetaphore bien plus reacutecente il avait jeteacute une bouteille agrave la mer et que celle-ci aurait eacuteteacute trouveacutee et ouverte seulement maintenant vingt-cinq siegravecles plus tard Il est donc plus que temps que justice lui soit rendue et qursquoil soit reconnu en fonction du meacuterite qui lui revient Je souhaite vivement que ce travail soit un nouveau deacutepart dans les eacutetudes parmeacutenidiennes Il reste beaucoup agrave deacutecouvrir et agrave preacuteciser en ce qui concerne le propre propos de Parmeacutenide Sur la base de cette analyse il devrait ecirctre eacutegalement possible de reacuteeacutevaluer sa reacuteception dans la tradition de mieux distinguer en particulier dans une citation une mention ou simplement une allusion ce qui correspond agrave sa penseacutee et ce qui revient agrave lrsquointerpreacutetation du citateur De mecircme une reacuteeacutevaluation du mecircme ordre sera ineacutevitable sur les preacutedeacutecesseurs les contemporains et les successeurs de Parmeacutenide notamment Xeacutenophane de Colophon Heacuteraclite et Empeacutedocle drsquoAgrigente et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale sur les origines de la penseacutee scientifique en Occident Peut-ecirctre fera-t-elle apparaicirctre que malgreacute une incompreacutehension globale son œuvre a exerceacute une reacuteelle influence ne serait-ce qursquoagrave partir du thegraveme de la laquo voie raquo qursquoil a imposeacutee comme image matricielle de la recherche Mais sera-t-il possible de percer ce double mystegravere agrave savoir le surgissement drsquoune penseacutee aussi novatrice et acheveacutee que fut celle de Parmeacutenide et lrsquoincompreacutehension totale et multiseacuteculaire dans laquelle elle a eacuteteacute tenue

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Texte et traduction

Proegraveme frg I

A Lrsquoitineacuteraire de la recherche frg I 1-28a

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

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ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des [sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

B Plan et optique frg I 28b-32

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

Premiegravere partie les conditions drsquoune vraie connaissance

A Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

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ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

[(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

B Explicitation frg V-VII

1 Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Frg V ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν

laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

Frg VI 1

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo raquo ecirctre raquo

2 Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

a)Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3

Frg VI 2-3

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφ΄ὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

b) Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν frg VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9

αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

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[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible

Frg VII οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα

Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute [ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses

[lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

C Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51a

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

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πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

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ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde

μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

194

Deuxiegraveme partie le laquo transmonde raquo διάκοσμος

A Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui pris en lui-mecircme

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε est lrsquoopposeacute nuit obscure corps dense et lourd

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

Frg VIII 60-61

[60] τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

195

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

B Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a)Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

196

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble frg XII 1-4 XIII

Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Deux astres la Lune et la Terre frg XIV-XVa Agrave propos de la Lune

Frg XIV

νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

2 Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

a)La reproduction sexueacutee frg (XIII) XII 4-6 XVII et XVIII

(Frg XIII) 248

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

248 Je reproduis ici le frg XIII car il concerne eacutegalement cette section du Poegraveme

197

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

198

C Conclusion frg XIX

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Agrave chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

199

Index des mots grecs

Sont uniquement mentionneacutes les mots faisant lrsquoobjet drsquoun commentaire

ἀγένητος sans naissance VIII 3 ἀΐδηλος hideux raquo X 3 ἀληθείη veacuteriteacute I 29 II 4 VIII 51 ἀληθής vrai I 30 VIII 17 28 39 ἀμοιϐός de remplacement I 14 Ἀνάγκη Neacutecessiteacute VIII 16 30 X 6 ἀνώλεθρός impeacuterissable VIII 3 ἀπατηλόϛ trompeur VIII 52 ἀτέλεστος sans fin VIII 4 ἀτρεμής non tremblant I 29 VIII 4 δαίμων diviniteacute I 3 XII 3 XVI 1 δέμας corps VIII 55 59 διάκοσμος transmonde VIII 60 Δίκη Justice I 14 28 VIII 14 δόξα opinion I 30 VIII 51 XIX 1 δύναμις force IX 2 XVIII 2 4 (virtus) εἰδώς qui sait I 3 VI 4 εἰμί ecirctre249 - εἶναι (autonyme) laquo ecirctre raquo III VI 1 2 (sous-entendu) - εἶναι (non autonyme) ecirctre I 32 VII 1 VIII 18 32 39 40 - ἔμμεναι (autonyme) laquo ecirctre raquo VI 1 - ἔμμεν (non autonyme) ecirctre II 6 ἔμεναι VIII 38 - ἔστι(ν) (autonyme) laquo ldquoestrdquo est raquo II 3 4 5 III V 1 VI 1 VIII 3 9 16 35 - ἔστι(ν) ou ἐστί(ν) (non autonyme) I 27 VI 9 VIII 5 11 15 18 20 22 24 25 27 33 34 (bis) 36 42 45 46 47 48 54 IX 3 XVI 3 4 - οὐκ ἔστι(ν) (autonyme) laquo nrsquoest pas raquo II 3 5 VI 2 VIII 16 - οὐκ ἔστι(ν) (non autonyme) nrsquoest pas VIII 9 - εἰσι(ν) sont I 11 II 2 VIII 54 - ἔασι sont VIII 2 XIX 1 - εἴη serait VIII 47 - ἐόν (autonyme) laquo lrsquoeacutetant raquo VI 1 - ἐόν (τὸ) (non autonyme) (l)rsquoeacutetant IV 2 (bis) VIII 3 12 19 24 25 (bis) 32 33 35 37 46 47 (bis) ὄν VIII 57 - μὴ ἐόν (τὸ) ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas II 7 μὴ ἐόντα VII 1 - μὴ εἶναι ne saurait ecirctre II 3 ne soit pas II 5 - οὐκ εἶναι ne pas ecirctre VI 8 - Voir aussi πέλω ecirctre VI 8 VIII 11 18 19 45 εἷς μία ἕν un VIII 6 54 ἔλεγχος reacutefutation VII 1 ἐοικώς semblable VIII 60 Ἔρως Amour XIII εὐαγής eacuteclatant de lumiegravere X 2

249 Le non helleacuteniste doit savoir que lrsquoentreacutee drsquoun verbe dans les dictionnaires grecs est la premiegravere personne de lrsquoindicatif preacutesent (εἰμί = laquo je suis raquo) et non lrsquoinfinitif comme dans un dictionnaire franccedilais

200

ἠδέ hellip soithellip (disjonctif) II 5 hellip ethellip (disjonctif et accumulatif) I 30 ἠμέν soithellip (disjonctif) II 3 ethellip (disjonctif et accumulatif) I 29 ἦτορ cœur I 29 θεά deacuteesse I 22 θέμις permis VIII 32 Θέμις Droit I 28 θυμός ardeur I 1 ἡγεμονεύω conduire et montrer I 5 ἳππος (ἡ) jument cavale I 1 ἰσοπαλής de force eacutegale VIII 44 κατατίθημι deacuteposer apposer VIII 39 53 XIX 3 κέλευθος chemin I 11 II 4 VI 9 κληΐς cleacute I 14 κόσμος monde IV 3 VIII 52 κρᾶσις meacutelange XVI 1 κρίνω juger VII 5 VIII 16 interpreacuteter VIII 55 κυϐερνάω gouverner XII 3 λέγειν dire VI 1 λόγος parole I 15 raison VII 5 discours VIII 50 μέλος membre XVI 1 3 μέτα (= μέτεστι) se trouve IX 4 μή penseacute comme nehellip pas II 3 5 7 VI 2 VII 1 VIII 7

- μηδέ et que nehellip pas VII 3 - μηδέν nehellip rien VI 2 VIII 10 IX 4

μητίομαι imaginer XIII μίξις meacutelange XII 4 Μοῖρα Destin I 26 VIII 37 μορφή forme VIII 53 μουνογενής drsquoun genre unique VIII 4 μῦθος exposeacute II 1 VIII 1 νοέω penser II 2 III VI 1 VIII 8 34 36 νοητoacuteς VIII 8

- νοεῖν ἐστίν (autonyme) laquo penser ldquoestrdquo raquo III νόος (νοῦς) penseacutee IV 1 VI 6 XVI 2 νύξ nuit I 9 11 VIII 59 IX 1 3 XII 2 ξυνεχής constant VIII 6 συνεχής drsquoun seul tenant VIII 25 ξυνός commun V 1 XI 2 ὁδός voie I 2 5 27 II 2 VI 3 VII 2 3 VIII 1 18 ὁμῶς ensemble IV 1 VI 7 VIII 49 ὄγκος courbure masse volume VIII 43 ὄνομα nom VIII 38 XIX 3 ὀνομάζω nommer VIII 53 IX 1 οὐ(κ) οὐχί nehellip pas I 30 II 3 5 7 IV 2 VI 2 8 VIII 8 9 11 16 17 20 32 33 35 54

- οὔτι nehellippas I 26 - οὔτε et nehellippas ni II 7 8 IV 3 4 VIII 13 14 44 45 46 (bis) 47 - οὐδέ ni non plus VIII 5(bis) 7 8 (bis) 12 20 22 23 24 - οὐδέν rien VI 4 VIII 36 - οὐ μήποτε il nrsquoest pas agrave craindre que VII 1 - οὐ μή ποτε nehellip jamais VIII 61

οὖλος entier VIII 4 38

201

οὐρανός ciel X 5 παλίντροπος reacuteversible VI 9 παναπευθής totalement inexplorable II 6 πᾶς tout I 3 28 32 (bis) VI 9 VIII 5 22 24 25 33 38 48 60 IX 1 X 1 XII 3 4 16 4 (bis) πέμπω deacutepecirccher I 2 8 XII 5 προπέμπω I 26 πλέον (τὸ) pour la plupart XVI 4 πολύπειρος tant essayeacute VII 3 πολύποινος qui chacirctie fort I 14 πολύφημος aux multiples discours I 2 πολύφραστος si reacutefleacutechi I 4 προοίμιον proegraveme preacuteambule πύλη πύλαι porte I 11 17 πυνθάνομαι srsquoenqueacuterir apprendre I 28 X 4 πῦρ feu VIII 56 XII 1 στεφάνη couronne (sous-entendu) XII 1 στυγερός odieux XII 4 συνεχής voir sous ξυνεχής σῦριγξ boicircte (de moyeu) I 6 crapaudine I 19 ὑδατόριζος enracineacute dans lrsquoeau XVa φάος (φῶς) lumiegravere I 10 IX 1 3 XIV φατίζω formuler reacuteveacuteler VIII 35 60 φρονέω penser XVI 3 φύσις nature X 1 5 XVI 3 χνoacuteη moyeu I 6

202

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Page 2: Parménide (livre I, v. ed.univoak)69996/datastream/PD… · La crainte de Platon Évoquant Parménide dans son Théétète , Platon met sur les lèvres de Socrate une réflexion

2

Preacutesentation

laquo Je crains tout agrave la fois que ses paroles nous ne les comprenions pas et que ce qursquoil pensait en les prononccedilant nous deacutepasse beaucoup plus raquo dit Platon de Parmeacutenide dans le Theacuteeacutetegravete Le texte est en effet agrave ce point crypteacute que jusqursquoagrave preacutesent les lectures qui en ont eacuteteacute proposeacutees srsquoeacutegarent dans des interpreacutetations incertaines et divergentes ne srsquoaccordant que sur deux points Parmeacutenide serait le pegravere de lrsquoontologie et de lrsquoideacutealisme accuseacute agrave la fois de deacutetourner la penseacutee de la compreacutehension du monde au profit de la contemplation de lrsquoecirctre en tant que tel et de prendre le concept pour le reacuteel Nrsquoa-t-il pas eacutecrit croit-on laquo crsquoest la mecircme chose penser et ecirctre raquo (frg III) Or pour la premiegravere fois mettant agrave profit sa connaissance intime du grec et avec la patience et la preacutecision meacuteticuleuse drsquoun archeacuteologue reconstituant un vase agrave partir de fragments incomplets lrsquoauteur est parvenu agrave deacutejouer les piegraveges drsquoune eacutecriture souvent elliptique Il a pu restaurer le Poegraveme et reconstituer le projet de son auteur proposer en pur laquo physicien raquo une theacuteorie geacuteneacuterale qui permette agrave la fois de sauvegarder et de concilier la permanence du monde et le changement non moins permanent de tout ce qui est

Plutocirct que de donner simplement les reacutesultats de la recherche il la livre ici telle qursquoil lrsquoa effectivement meneacutee permettant au lecteur de le suivre pas agrave pas et drsquoeacuteprouver par lui-mecircme la force de sa deacutemonstration Il fait franchir une premiegravere porte dont certains autonymes sont la cleacute (chap I) Elle donne accegraves agrave la premiegravere partie du Poegraveme dans laquelle sont eacutenonceacutees pour la premiegravere fois les regravegles eacutepisteacutemiques auxquelles toute connaissance du reacuteel doit se soumettre pour preacutetendre agrave quelque veacuteriteacute (chap II) Ces regravegles deviennent agrave leur tour la cleacute qui ouvre agrave la seconde partie dans laquelle lrsquoEacuteleacuteate preacutesente sa propre conception du monde consideacutereacute dans sa totaliteacute et formant un tout (chap III) Alors et alors seulement il devient possible de deacutecrypter le preacuteambule dans lequel Parmeacutenide deacutecrit en termes meacutetaphoriques lrsquoitineacuteraire qui a eacuteteacute le sien et la difficulteacute majeure qursquoil a ducirc surmonter pour atteindre laquo le cœur de la veacuteriteacute raquo (chap IV) Au terme Parmeacutenide se reacutevegravele ecirctre non pas le fondateur de lrsquoontologie ou le pegravere de lrsquoideacutealisme mais un pur laquo physicien raquo qui parce que tregraves rigoureux dans sa deacutemarche ndash il a fondeacute lrsquoeacutepisteacutemologie que nous partageons tous depuis lors en Occident ndash a chercheacute agrave comprendre le monde tel qursquoil est et a proposeacute un modegravele aussi puissant qursquooriginal qui puisse en rendre compte Son tort fut drsquoavoir eacuteteacute beaucoup trop en avance sur son temps pour ecirctre compris

Maurice Sachot est Professeur eacutemeacuterite de lrsquoUniversiteacute de Strasbourg ougrave pendant plusieurs anneacutees il enseigna le grec ancien et les eacutecoles de philosophie preacutesocratiques aux eacutetudiants de la faculteacute de philosophie Docteur egraves lettres classiques et titulaire drsquoune Habilitation agrave diriger des recherches en grec et en latin il srsquoest surtout fait connaicirctre pour son Invention du Christ et son Quand le christianisme a changeacute le monde (chez Odile Jacob) devenus des ouvrages de reacutefeacuterence sur les origines de la religion chreacutetienne et sur la notion de religion

3

Table des matiegraveres

Remerciements p 6

Introduction p 7

La crainte de Platon p 7 Des lectures divergentes et infondeacutees p 7 Une rupture reacutecente dans la lecture du Poegraveme p 8 La seule issue possible p 9 Deux conditions requises p 10 Trois difficulteacutes speacutecifiques p 12 Mon propos p 12 Une difficulteacute suppleacutementaire le grec p 14

Chapitre I Des autonymes p 17

A Frg II laquo ἔστιν raquo laquo οὐκ ἔστιν raquo p 17 B Frg III laquo νοεῖν ldquoἔστινrdquo raquo et laquo εἶναι raquo p 21 C Frg V laquo ἔστιν raquo p 24 D Frg VI 1-2 laquo ἐόν raquo laquo ἔμμεναι raquo laquo ἔστι raquo laquo εἶναι raquo p 25 E Frg VIII 1-51a laquo ἔστιν raquo p 26 Conclusion p 28

Chapitre II Premiegravere partie du Poegraveme ou les conditions drsquoune vraie connaissance p 29

Section A Texte et traduction p 30

Section B Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III p 35

1 Thegravese geacuteneacuterale p 35 2 Rejet de la neacutegation de la thegravese geacuteneacuterale p 39

3 Un postulat preacutejudiciel la penseacutee p 40 4 Lien entre penseacutee et langage p 42 5 Muthos p 43

Section C Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1 p 44

Frg V p 44 Frg VI 1 p 45

Section D Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII p 47

1 Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3 p 47 2 Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo

VI 4-9 et VII p 48

Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51a p 52

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2b-18 p 52 2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51a p 58

Chapitre III Deuxiegraveme partie du Poegraveme ou le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide p 65

Section A Texte et traduction p 67

Section B Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX p 72

4

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59 p 72 2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61

IV et IX p 78 a) Eacutenonceacute de la proposition du laquo transmonde raquo διάκοσμος

VIII 60-61 p 79

b) Deacuteveloppement de la proposition IV et IX p 84

a Premier principe voir les contraires ensemble frg IV p 84

b Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces frg IX p 87

Section C Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII p 94

1 Texte et traduction p 94

2 Commentaire p 96

A Remarques preacuteliminaires p 96

a) Une limitation agrave deux mondes lrsquounivers et lrsquohomme p 96 b) Une promesse de deacutecouvertes p 98

B Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa p 99

a) Le programme de la recherche frg X et XI p 99 b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa c) Lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reconstruction de la structure

de lrsquounivers de Parmeacutenide p 107 d) La genegravese permanente du laquo monde raquo de Parmeacutenide

frg XII 3-4 et XIII p 111

e) De la Lune et de la Terre frg XIV-XVa p 118

C Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI p 119

a) La reproduction sexueacutee frg XII 4-6 XVII et XVIII p 120 b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI p 123

Section D Conclusion frg XIX p 131

Chapitre IV Le proegraveme ou le reacutecit drsquoune deacutecouverte p 133

Section A Texte et traduction p 135

Section B Lrsquoitineacuteraire de la recherche I 1-28a p 135

1 Jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo ou les conditions eacutepisteacutemiques initiales de la Recherche I 1-10 p 137 2 Le deacuteverrouillage de la porte ou la premiegravere deacutecouverte de Parmeacutenide I 11-21 p 149 3 Lrsquoaccueil de la deacuteesse I 22-28a p 159

Section C Plan et optique I 28b-32 p 164

1 Plan I 28b-30 p 164 2 Optique geacuteneacuterale I 31-32 p 168

5

Conclusion un laquo physicien raquo de geacutenie trop en avance pour ecirctre compris p 172

A Le systegraveme diacosmique de Parmeacutenide p 172

1 Le point de deacutepart p 172

2 Le monde comme un laquo tout raquo πᾶν p 173

a) La deacutecouverte des principes eacutepisteacutemiques fondamentaux p 174 b) La deacutefinition de la totaliteacute comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν p 175 c) La permanence des deux laquo formes contraires raquo μορφαί

ἀντία (VIII 52 et 55) p 177

3 Le monde des singuliers contingents p 178

a) Une double logique directrice laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως p 178

b) Les ecirctres singuliers un laquo mixte raquo μίξις des deux laquo formes contraires p 179

B De quelques points plus saillants p 180

1 Deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures p 181 2 Langage et penseacutee p 182 3 Le monde bien que rationnel est absurde p 186 4 Une incompreacutehensionhellip compreacutehensible p 186

Texte et traduction p 188

Index des mots grecs commenteacutes p 199

Reacutefeacuterences bibliographiques p 202

6

Mes remerciements les plus vifs vont agrave notre fils Pierre-Louis Sachot Professeur agreacutegeacute de Lettres Classiques Gracircce agrave sa sagaciteacute et agrave son souci meacuteticuleux de lrsquoexactitude il a grandement contribueacute agrave ameacuteliorer cet ouvrage par la proposition de corrections et de suggestions toujours pertinentes tant sur la forme que sur le fond

7

Introduction

La crainte de Platon

Eacutevoquant Parmeacutenide dans son Theacuteeacutetegravete Platon met sur les legravevres de Socrate une reacuteflexion assez surprenante laquo Je crains tout agrave la fois que ses paroles nous ne les comprenions pas et que ce qursquoil pensait en les prononccedilant nous deacutepasse beaucoup plus raquo1 Les paroles en question auraient eacuteteacute entendues par Socrate de la bouche mecircme de Parmeacutenide lors drsquoun seacutejour de ce dernier agrave Athegravenes au moment des Grandes Panatheacuteneacutees Parmeacutenide aurait alors eu 65 ans2 Si cette rencontre suppose une chronologie difficilement conciliable avec celle qursquoindique Diogegravene Laeumlrce3 les paroles precircteacutees agrave Socrate en revanche me paraissent tregraves significatives Elles ont ici un accent de veacuteriteacute particulier lrsquoincompreacutehension du philosophe loin drsquoecirctre feinte semble agrave ce point profonde qursquoil ressent le besoin drsquoen faire lrsquoaveu Socrate et agrave travers lui Platon ndash qui de son cocircteacute ne pouvait connaicirctre que le Poegraveme ndash a lrsquointuition drsquoun eacutecart non neacutegligeable entre lrsquoentendement qursquoil a des propos de Parmeacutenide et ce que ce dernier pouvait bien vouloir signifier en les prononccedilant

Des lectures divergentes et infondeacutees

La crainte de Platon eacutetait drsquoautant plus justifieacutee que la lecture du Poegraveme de Parmeacutenide avait eacuteteacute mal engageacutee avant lui Griseacute par les perspectives que lui ouvraient les possibiliteacutes nouvelles de lrsquoabstraction Gorgias avait joueacute sur les mots et la logique et feignant de croire que la neacutegation μή dans lrsquoexpression τὸ μὴ ἐόν ndash ὄν en attique ndash est eacutequivalente agrave οὐ4 faisait de ce qui nrsquoest qursquoun pur concept pour Parmeacutenide une reacutealiteacute objective laquo le Neacuteant raquo

Et les vingt-cinq siegravecles qui nous seacuteparent de Parmeacutenide nrsquoont pas permis de clarifier la situation Ne parlons pas de J Barnes commentateur reconnu des Preacutesocratiques5 pour qui lrsquoEacuteleacuteate6 ne serait reacutesume B Cassin laquo au pire qursquoun prisonnier aveugle [de la langue

1 Φοβοῦμαι οὖν μὴ οὔτε τὰ λεγόμενα συνιῶμεν τί τε διανοούμενος εἶπε πολὺ πλέον λειπώμεθα PLATON Theacuteeacutetegravete 184a trad M NARCY

2 PLATON Parmeacutenide 127b-c

3 Dans le livre IX 23 de ses Vies et doctrines des philosophes illustres DIOGENE LAEumlRCE situe la pleine maturiteacute de PARMENIDE ndash son acmegrave ndash pendant la soixante-neuviegraveme Olympiade laquelle correspond aux anneacutees 504-501 PARMENIDE serait donc neacute vers 544-541 Si les eacuteveacutenements que rapporte le Parmeacutenide de PLATON se sont produits vers les anneacutees 450-448 PARMENIDE aurait alors eu plus de 90 ans et non environ 65 ans comme lrsquoeacutecrit PLATON (Parmeacutenide 127b) La datation de DIOGENE LAEumlRCE est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme correcte dit J BRUNSCHWIG le traducteur et commentateur du livre IX des Vies et doctrines (n 4 p 1066) Mais la chronologie basse proposeacutee par PLATON trouve un argument en sa faveur si comme le laisse fortement supposer la lecture du Poegraveme PARMENIDE a lu lrsquoouvrage drsquoHERACLITE DrsquoEacutePHESE qui lui serait neacute vers 520 et mort vers 460

4 Les explications neacutecessaires agrave lrsquointelligence de cette locution seront donneacutees dans le chapitre I

5 J BARNES The Presocratic Philosophers

6 PARMENIDE fut citoyen de la citeacute drsquoEacuteleacutee port situeacute sur la cocircte tyrrheacutenienne au sud du golfe de lrsquoactuelle Salerne agrave une centaine de km au sud de Naples Eacuteleacutee (aujourdrsquohui Elea-Velia) est une colonie grecque fondeacutee probablement peu apregraves 535 par les Phoceacuteens qui en eacutetablirent alors beaucoup drsquoautres comme Marseille Phoceacutee aujourdrsquohui Fokia eacutetait situeacutee sur la cocircte ionienne non loin drsquoEacutephegravese citeacute drsquoHeacuteraclite Si lrsquoon retient la chronologie haute celle de DIOGENE LAEumlRCE PARMENIDE nrsquoy serait pas neacute puisqursquoil aurait ducirc avoir environ dix

8

grecque] seacuteduit par elle comme drsquoautres par les siregravenes ou par les sophistes et au mieux qursquoun usager profiteur et ruseacute faisant drsquoinsuffisance vertu raquo7 Lrsquointerpreacutetation du texte parmeacutenidien donne toujours lieu agrave des divergences inconciliables entre les commentateurs comme nous aurons lrsquooccasion de le constater tout au long de cet ouvrage Mais agrave lrsquoinverse ils semblent srsquoaccorder pour en donner parfois une lecture qui ne respecte pas la litteacuteraliteacute du texte et qui y trouve un sens qui ne peut y ecirctre Je viens de souligner que contrairement agrave ce que laissait croire Gorgias lrsquoexpression τὸ μὴ ἐόν ne saurait en aucune faccedilon ecirctre comprise comme une affirmation de lrsquoexistence du Neacuteant Prenons eacutegalement le cas du fameux frg III8 celui qursquoeacutevoque immanquablement le nom de Parmeacutenide et qui pense-t-on habituellement condense sa penseacutee Dans ce fragment Parmeacutenide affirmerait explicitement que laquo lrsquoecirctre et la penseacutee sont une seule et mecircme chose raquo τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι Non seulement lrsquoobjet de la recherche philosophique serait laquo lrsquoEcirctre raquo mais laquo la Penseacutee raquo et laquo lrsquoEcirctre raquo seraient aussi une seule et mecircme chose Ce faisant Parmeacutenide serait non seulement le fondateur de lrsquoontologie comme penseacutee de lrsquoecirctre mais eacutegalement le pegravere de lrsquoideacutealisme pour avoir commis la mecircme erreur de logique que preacuteceacutedemment erreur dont Nietzsche lrsquoaccusera qui est de confondre le concept et le reacuteel laquo Du seul fait qursquoil pouvait le [lrsquoEcirctre] penser il a conclu qursquoil devait exister raquo9 Enfin affirmant simultaneacutement lrsquoexistence de lrsquoEcirctre et du Non-ecirctre il se serait gravement contredit puisque Ecirctre et Non-ecirctre srsquoexcluent absolument Or on ne saurait trouver dans ce fragment lrsquoaffirmation drsquoune identiteacute entre laquo la Penseacutee raquo et laquo lrsquoEcirctre raquo Lrsquoaffirmation de lrsquolaquo Ecirctre raquo ne se trouve pas dans lrsquoinfinitif du verbe correspondant en grec εἶναι mecircme substantiveacute avec lrsquoarticle τό Lrsquoinfinitif εἶναι avec ou sans article signifie laquo le fait drsquoecirctre raquo laquo le fait drsquoexister raquo non une entiteacute subsistante laquo lrsquoecirctre raquo ou laquo lrsquoEcirctre raquo De la mecircme maniegravere lrsquoinfinitif νοεῖν laquo penser raquo deacutesigne un fait un acte non une reacutealiteacute substantielle il signifie le laquo fait de penser raquo Rien absolument rien dans le texte parmeacutenidien ne peut accreacutediter lrsquointerpreacutetation selon laquelle Parmeacutenide y affirmerait lrsquoexistence de lrsquoEcirctre pris absolument et conjointement que son contraire le Non-ecirctre ndash le Neacuteant ndash pris eacutegalement absolument existerait et aurait en quelque sorte une consistance ontologique

Une rupture reacutecente dans la lecture du Poegraveme

Crsquoest ce dont a certainement pris conscience L Couloubaritsis lrsquoun des meilleurs exeacutegegravetes actuels de la philosophie antique Dans lrsquoouvrage consideacuterable qursquoil a consacreacute agrave Parmeacutenide10 il met entre parenthegraveses ce fameux frg III ainsi que le frg V parce que la lecture traditionnelle qui en est faite pourtant eacutevidente en apparence ne lui paraicirct pas

ans quand la colonie fut fondeacutee En le deacutesignant drsquoEacuteleacuteate je nrsquoentends en aucun cas lrsquoassimiler agrave lrsquoeacutecole du mecircme nom et lui faire endosser ce qursquoon attribue agrave drsquoautres membres de cette eacutecole comme MELISSOS et ZENON consideacutereacutes comme ses disciples

7 B CASSIN Parmeacutenide Sur la nature ou sur lrsquoeacutetant La langue de lrsquoecirctre p127

8 Les numeacuteros des fragments sont ceux de lrsquoeacutedition de base que H DIELS a donneacutee de lrsquoensemble des Preacutesocratiques et qursquoa reacuteviseacutee W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratiker (61952) Par commoditeacute et pour faire bref jrsquoidentifierai chaque fragment drsquoun Preacutesocratique conformeacutement agrave lrsquousage et en dehors de ceux de PARMENIDE en mentionnant cette eacutedition seulement par laquo Diels-Kranz raquo dans le texte et par la simple abreacuteviation DK dans les reacutefeacuterences Le premier chiffre qui suit lrsquoabreacuteviation DK indique lrsquoauteur Preacutesocratique dont il srsquoagit le dernier chiffre le ndeg du fragment et la lettre B qui preacutecegravede ce chiffre indique qursquoil srsquoagit drsquoun fragment consideacutereacute comme authentique Par ex dans la reacutefeacuterence DK 22 B 31 DK renvoie agrave DIELS-KRANZ 22 agrave HERACLITE et B 31 au frg authentique ndeg 31 Chaque eacutediteur drsquoun auteur Preacutesocratique donne en principe des tables drsquoeacutequivalence au moins entre sa propre eacutedition et celle de DIELS-KRANZ Pour meacutemoire le ndeg drsquoordre pour PARMENIDE dans DIELS-KRANZ est 28

9 Fr NIETZSCHE La Philosophie agrave lrsquoeacutepoque tragique des Grecs p 49

10 L COULOUBARITSIS La Penseacutee de Parmeacutenide

9

acceptable et qursquoil ne voit pas quelle nouvelle interpreacutetation il pourrait en proposer Il est le premier me semble-t-il agrave refuser de cautionner une telle lecture teacutemoignant drsquoune vigilance et drsquoune probiteacute intellectuelle qui meacuteritent drsquoecirctre salueacutees mecircme si apparemment personne nrsquoen a encore tenu compte

La seule issue possible

Il ne fait aucun doute que les frg III et V que L Couloubaritsis met entre parenthegraveses font partie du corpus parmeacutenidien Jamais agrave aucun moment depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours leur authenticiteacute nrsquoa eacuteteacute mise en cause Et L Couloubaritsis nrsquoentend pas soulever une telle hypothegravese La seule conclusion qursquoil faut degraves lors en tirer est que la solution agrave cette aporie se trouve bien dans la lecture que nous faisons de ces fragments et qui comme on peut le supposer ne concerne pas qursquoeux seuls Crsquoest ce que semble suggeacuterer Platon lui-mecircme lorsqursquoil eacutecrit dans le Theacuteeacutetegravete qursquoil craint ne pas comprendre (οὔτε συνιῶμεν) les paroles de Parmeacutenide et laquo que ce qursquoil pensait en les prononccedilant (τί τε διανοούμενος εἶπε) nous deacutepasse beaucoup plus raquo Platon a compris que le sens qursquoil fallait trouver dans le texte parmeacutenidien nrsquoeacutetait pas celui qui paraissait eacutevident

Mais quel pouvait-il bien ecirctre Parmeacutenide nrsquoa transmis ou laisseacute aucune indication agrave ce sujet en dehors de son Poegraveme et il nrsquoavait sans doute agrave sa disposition aucun des proceacutedeacutes graphiques dont nous disposons aujourdrsquohui comme les guillemets lrsquoitalique le gras les traits obliques ou les crochets de toutes sortes pour mettre en eacutevidence un mot ou un groupe de mots et ainsi faire entendre le sens particulier qursquoon veut lui donner Aussi ne pouvait-il le faire que par la voix en deacutetachant certains mots ou groupes de mots et en marquant un temps drsquoarrecirct entre eux Crsquoest ce que Platon a bien perccedilu mais sans aller plus loin

Or justement si nous nous appliquons agrave laquo eacutecouter raquo le Poegraveme de la sorte on se rend compte que dans un certain nombre de fragments des formes verbales nrsquooccupent pas dans la phrase le rocircle qursquoelles y jouent ordinairement Elles sont des autonymes11 Ce sont avant tout celles du verbe laquo ecirctre raquo εἶναι Cet usage est ineacutedit Les lecteurs ne srsquoen sont aperccedilus que tregraves reacutecemment mais de maniegravere tregraves incomplegravete Lagrave reacuteside certainement la cause principale de la meacutelecture dont le Poegraveme a souffert depuis les origines et qui me fait supposer poussant plus avant lrsquointuition de Platon qursquoil devait y avoir une faccedilon de le laquo prononcer raquo pour le rendre intelligible Agrave lrsquoimage de la cleacute qui entre les mains de Δίκη (laquo Justice raquo) ouvre la porte qui megravene tout droit agrave la demeure de la deacuteesse (I 14-21) ces emplois autonymiques sont ce qui ouvre au sens du Poegraveme

La premiegravere tacircche qursquoil importe donc drsquoeffectuer est drsquoidentifier les formes verbales employeacutees de maniegravere autonymique Jusqursquoagrave preacutesent les savants srsquoaccordent pour en reconnaicirctre une seule ἔστι laquo est raquo et uniquement pour deux ou trois occurrences Or un examen serreacute du texte reacutevegravele qursquoelles sont plus nombreuses plus diverses et qursquoelles concernent lrsquoensemble des fragments de la premiegravere partie du Poegraveme

Cette identification faite il devient alors possible de proposer une nouvelle interpreacutetation drsquoensemble de la premiegravere partie La question principale que pose et instruit Parmeacutenide nrsquoest pas drsquoordre ontologique mais eacutepisteacutemique En posant comme unique critegravere de veacuteridiction le fait drsquoecirctre ou de ne pas ecirctre ndash laquo est raquo ἔστι ou laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι ndash il deacutegage mecircme si crsquoest implicitement les principaux principes de lrsquoeacutepisteacutemologie qursquoil est neacutecessaire de respecter si lrsquoon veut aboutir agrave une connaissance vraie des choses comme ceux drsquoexistence drsquoidentiteacute et de non-contradiction

11 Dans lrsquoexemple laquo ecirctre est un verbe raquo ecirctre est employeacute comme autonyme

10

Une telle interpreacutetation entraicircne eacutegalement une nouvelle intelligence de la seconde partie du Poegraveme La connaissance du monde qursquoy propose lrsquoEacuteleacuteate nrsquoest ni seacutepareacutee de la premiegravere partie ni ne lui est opposeacutee comme le serait lrsquolaquo opinion raquo δόξα agrave la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη (ἀλήθεια en ionien-attique) mais elle en est la mise en œuvre dans lrsquoexamen concret des choses

La clarteacute sur lrsquoensemble de lrsquoœuvre eacutetant faite il devrait ecirctre alors enfin possible de saisir le sens du preacuteambule ou proegraveme eacutecrit en termes pour le moins eacutenigmatiques Que peut bien signifier cette expeacutedition sur un char tireacute agrave vive allure franchissant des portes eacutetheacutereacutees et conduisant agrave la demeure de la deacuteesse laquelle instruira notre savant-philosophe12 de tout ce qursquoil doit savoir Comme pour toute composition qui veut maintenir le lecteur en haleine les preacutemices prennent tout leur sens agrave partir du deacutenouement

Syntheacutetiser les eacuteleacutements deacutegageacutes tout au long du parcours de maniegravere agrave reconstituer si possible le systegraveme theacuteorique selon lequel lrsquoEacuteleacuteate appreacutehendait la reacutealiteacute pour en rendre raison sera la tacircche de la conclusion

Deux conditions requises

Deux conditions sont requises pour envisager de mener agrave bien cette laquo eacutecoute raquo du Poegraveme disposer drsquoun texte qui effectivement la permette parce qursquoil est suffisamment eacutetoffeacute et que son eacutetat est relativement bien assureacute Platon Aristote et un certain nombre des citateurs de lrsquoAntiquiteacute disposaient du texte inteacutegral du Poegraveme ou srsquoils le voulaient vraiment pouvaient y avoir accegraves Tel nrsquoest plus notre cas Comme pour les eacutecrits de tous ceux que lrsquoon nomme habituellement les Preacutesocratiques lrsquoœuvre de Parmeacutenide ne nous a pas eacuteteacute transmise directement Nous ne la connaissons que par des citations Mais agrave la diffeacuterence de la plupart des autres Preacutesocratiques les fragments que lrsquoon a trouveacutes chez les citateurs ou que lrsquoon a pu reconstituer agrave partir de citations multiples ne se ramegravenent pas agrave quelques phrases ou fragments de phrase Plusieurs drsquoentre eux sont mecircme drsquoune belle longueur et forment des ensembles substantiels et coheacuterents justement pour la premiegravere partie lagrave ougrave se trouveraient les thegraveses qursquoon veut y trouver Le plus long (frg VIII) fait agrave lui seul 61 vers auxquels il faut ajouter les 5 vers et demi du frg VII avec lequel il fait corps ce qui donne un total de 665 vers Si lrsquoon estime comme je le propose que les fragments II et III nrsquoen font eacutegalement qursquoun seul lrsquoensemble se ramegravene agrave 17 fragments et non plus agrave 19 Nous avons donc la possibiliteacute de lire mateacuteriellement le Poegraveme crsquoest-agrave-dire de disposer drsquoune partie substantielle du texte pour ne pas ecirctre reacuteduits agrave ne formuler jamais que des hypothegraveses inveacuterifiables Il a mecircme eacuteteacute possible de reconstituer la structure drsquoensemble du Poegraveme

12 Il est drsquousage de ranger PARMENIDE et les Preacutesocratiques dans la cateacutegorie des philosophes Le terme srsquoil nrsquoest peut-ecirctre pas inapproprieacute offre lrsquoinconveacutenient de comporter des surdeacuteterminations qui nrsquoapparaicirctront que plus tard comme celle drsquoune approche proprement meacutetaphysique HERACLITE parle drsquolaquo enquecircteur raquo ἵστωρ de quelqursquoun qui megravene une laquo enquecircte raquo une laquo recherche raquo ἱστορίη ndash ἱστορία en attique (frg 84 p 272 J-Fr PRADEAU DK 28 B 35 M CONCHE 24 M MARKOVICH 7) PARMENIDE use drsquoun synonyme de ἱστορίη δίζησις laquo recherche raquo (II 2 VI 3 VII 2) dont le verbe correspondant est δίζημαι laquo rechercher raquo (VIII 6) et un synonyme πυνθάνομαι laquo chercher agrave savoir raquo (I 28 X 4)

11

Le preacuteambule ou proegraveme (Frg I) Conserveacute dans son inteacutegraliteacute

Total 32 vers

La premiegravere partie Comprend 6 fragments13

frg II 75 vers frg III 1 vers frg V 15 vers frg VI 9 vers frg VII 55 vers frg VIII les 505 premiers vers

Total 75 vers

La seconde partie Comprend 13 fragments la plupart de petite taille

frg VIII les 105 derniers vers14 frg IV 35 vers frg IX 4 vers frg X 65 vers frg XI 3 vers frg XII 55 vers frg XIII 1 vers frg XIV 1 vers frg XV 1 vers frg XVa 1 mot frg XVI 4 vers frg XVII 1 vers frg XVIII 6 vers (en latin) frg XIX 3 vers

Total 49 vers

Quant agrave lrsquoeacutetat du texte il est possible de le restituer de maniegravere relativement satisfaisante La tradition indirecte (celle des citations) est a priori moins fiable que la tradition directe (celle drsquoun texte recopieacute pour lui-mecircme) Dans ce dernier cas lrsquoeacutedition manuscrite a normalement eacuteteacute faite avec soin avec choix du manuscrit agrave recopier relecture et correction et mecircme une eacuteventuelle confrontation avec le texte drsquoun ou de plusieurs autres manuscrits Le souci premier est de transmettre le texte le plus fidegravelement possible Dans le cas drsquoune citation ce souci est inexistant La citation peut se faire de meacutemoire etou le texte

13 Si lrsquoon reporte le frg IV dans la seconde partie

14 Vers 51b agrave 61 Le a ou le b que jrsquointroduis parfois apregraves le numeacutero drsquoun vers a pour fonction drsquoindiquer que je fais une distinction significative entre la premiegravere et la seconde partie de ce vers ou simplement pour ecirctre preacutecis que ce dont je parle se trouve dans lrsquoune ou lrsquoautre de ces parties Le a du frg XVa nrsquoa pas la mecircme signification il a eacuteteacute introduit par lrsquoeacutediteur des fragments pour distinguer celui-ci du frg XV tout en lrsquoy associant

12

ecirctre reacuteameacutenageacute pour mieux servir le propos que lrsquoon deacuteveloppe Au vers 29 du frg I par exemple les citateurs divergent sur le qualificatif agrave reconnaicirctre au laquo cœur de la veacuteriteacute raquo pour les uns il est ἀτρεμές laquo non tremblant raquo pour drsquoautres ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo donc laquo ferme raquo ou laquo exact raquo Plus significatif du travail du citateur sur le texte citeacute au mecircme vers 29 du frg I la veacuteriteacute est qualifieacutee par certains drsquoεὐπειθέος laquo bien persuasive raquo par Proclus drsquoεὐφεγγέος laquo bien illumineacutee raquo et par Simplicius drsquoεὐκυκλέος laquo bien ronde raquo Plus surprenant encore le mecircme citateur peut citer diffeacuteremment le mecircme passage comme lrsquoatteste en particulier Simplicius pour le frg VIII Mais drsquoune maniegravere geacuteneacuterale et mis agrave part certaines variantes ougrave lrsquoon peut deacuteceler lrsquointention qui les a introduites les divergences rencontreacutees nrsquoexcegravedent pas celles que lrsquoon rencontre habituellement pour les textes transmis directement Peut-ecirctre le fait drsquoecirctre un poegraveme donc un eacutecrit versifieacute et rythmeacute a-t-il contribueacute agrave preacuteserver le texte contre une facile substitution paraphrastique

Mon propos nrsquoeacutetant pas de produire une nouvelle eacutedition savante du Poegraveme je mrsquoappuierai sur ce que lrsquoon appelle le textus receptus laquo le texte reccedilu raquo crsquoest-agrave-dire le texte qui eacutetabli par Diels et reacuteviseacute par Kranz se retrouve avec quelques retouches chez les eacutediteurs et commentateurs franccedilais tels que M Conche B Cassin L Couloubaritsis ou J Bollack chacun y marquant ses choix quant aux variantes possibles et selon sa propre interpreacutetation Je nrsquoeacutechapperai pas agrave la regravegle et donnerai agrave chaque fois les raisons de mes propres choix

Trois difficulteacutes speacutecifiques

La fragmentation du texte soulegraveve cependant trois difficulteacutes particuliegraveres La premiegravere est que les coupures ne correspondent pas forceacutement aux articulations du texte consideacutereacute dans son inteacutegraliteacute Porteacutes agrave prendre un fragment pour une uniteacute signifiante nous le consideacuterons seacutepareacutement des autres ou ne voyons pas qursquoil concerne deux questions distinctes Pour le frg VIII par exemple il est clair que le vers 50 termine la premiegravere partie du Poegraveme et en ouvre une autre Parmeacutenide le dit explicitement Mais il ne dit pas de maniegravere nette que au v 19 de ce mecircme fragment il cesse de parler de ἔστιν laquo est raquo pour ouvrir un nouveau deacuteveloppement sur τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo laquo lrsquoeacutetant raquo Tout le monde pense que les 50 premiers vers de ce fragment traitent uniquement de laquo lrsquoeacutetant raquo Autres exemples le premier vers du frg VI nrsquoappartient pas au mecircme deacuteveloppement que la suite du fragment La coupure opeacutereacutee par le citateur a fait croire le contraire et a engageacute sur la voie drsquoune fausse interpreacutetation du passage Le frg IX ne forme pas qursquoune seule phrase comme tout le monde le pense mais en comporte deux les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont manque le deacutebut et les deux derniers forment une phrase indeacutependante La coupure apregraves les vers 60 et 61 du frg VIII a tregraves certainement contribueacute agrave pousser les commentateurs modernes agrave penser que ces deux vers concluaient ce qui preacuteceacutedait alors qursquoils ouvrent un nouveau deacuteveloppement Dernier exemple lrsquoisolement du frg XVI a empecirccheacute les traducteurs et commentateurs de voir que le sujet du verbe de la proposition comparative (ἔχει) est le mecircme que celui de la phrase preacuteceacutedente non conserveacutee

La seconde difficulteacute particuliegravere se rencontre dans la seconde partie du Poegraveme Certains fragments sont si courts qursquoils sont pratiquement incompreacutehensibles sans le commentaire des citateurs Comment par exemple comprendre sans se reacutefeacuterer au citateur ndash en lrsquooccurrence une scolie dans un texte de saint Basile ndash que le seul mot qui compose le frg XVa ὑδατόριζον laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo se rapporte agrave la Terre (ou terre) Le lecteur deacutepend alors totalement de lrsquousage que le citateur fait de la citation Il se trouve dans une situation comparable agrave celle drsquoun archeacuteologue devant un monument qursquoil faudrait reconstituer agrave partir de mateacuteriaux que lrsquoon retrouve dans des eacutedifices ougrave ils ont eacuteteacute reacuteemployeacutes

13

La troisiegraveme difficulteacute speacutecifique tient agrave lrsquoordre selon lequel il convient de lire les fragments et agrave la place qui leur revient dans lrsquoeacuteconomie du Poegraveme Cet ordre et cette place reacutesultent pour une part des eacuteventuelles et rares indications agrave ce sujet qui se trouvent dans les fragments eux-mecircmes pour une autre de celles que donnent les citateurs pour une autre enfin drsquoune confrontation entre le sens que lrsquoon trouve pour chacun des fragments consideacutereacutes en eux-mecircmes et celui qursquoappelle la coheacuterence du Poegraveme Par bonheur il a eacuteteacute assez aiseacute de reconstituer lrsquoarchitecture geacuteneacuterale du Poegraveme un proegraveme et deux parties comme cela a deacutejagrave eacuteteacute noteacute Par ailleurs la reacutepartition faite par Diels-Kranz des fragments entre chacune des deux parties est admise dans son ensemble En ce qui me concerne je deacuteplace comme le font B Cassin et J Bollack le frg IV de la premiegravere agrave la deuxiegraveme partie Quant agrave la distribution des fragments agrave lrsquointeacuterieur de chacune des parties elle est plus flottante elle deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de chacun des fragments eacutetant entendu que dans les cas litigieux cette interpreacutetation deacutecoule en mecircme temps de la place qursquoon lui accorde On se trouve alors dans une sorte de cercle vicieux dont la sortie nrsquoest possible que si le sens deacutegageacute est celui qui srsquoinscrit le mieux dans la logique drsquoensemble du Poegraveme La meacutethode suivie srsquoapparente agrave celle de lrsquoarcheacuteologue qui essaie de reconstituer un vase agrave partir drsquoun ensemble incomplet de tessons dont certains sont contigus et drsquoautres sans contact immeacutediat avec aucun autre Comme pour un puzzle dont on ne dispose pas du modegravele le principe fondamental est celui du rapprochement aussi bien quant agrave la forme que quant au sens la situation ideacuteale eacutetant que ce rapprochement puisse ecirctre synonyme de contiguiumlteacute Crsquoest celui qursquoont suivi Diels-Kranz dans la reconstitution des fragments et leur ordonnancement Ils ont cependant gardeacute distincts les frg VII et VIII qursquoils consideacuteraient pourtant comme ne formant qursquoun seul Ils sont tregraves geacuteneacuteralement suivis L Couloubaritsis quant agrave lui integravegre le frg IV dans le frg VIII (entre les vers 41 et 42) et propose mecircme de faire des frg VI VII VIII et IV un tout p 344 ss et p 546 Pour ma part je rattache le frg III au frg II dont il complegravete le dernier vers Le but viseacute est analogue agrave celui que poursuit lrsquoeacutediteur drsquoun texte ancien Par une confrontation entre toutes les variantes donneacutees par les manuscrits il tente de reconstituer ce que lrsquoon appelle un archeacutetype crsquoest-agrave-dire le texte supposeacute le plus proche possible de celui qui a eacuteteacute eacutediteacute par lrsquoauteur Crsquoest un texte reconstruit qui nrsquoa sans doute jamais existeacute exactement comme tel au cours de la transmission mais qui se veut le plus proche de lrsquooriginal

Il restera ineacutevitablement bien des zones drsquoombre dans lrsquointelligence du Poegraveme en plus de la part drsquohypothegraveses que recegravele toute interpreacutetation Ce qui importe est que le mateacuteriau dont nous disposons soit suffisamment conseacutequent pour qursquoil soit a priori possible de deacutegager la penseacutee de son auteur par confrontation interne en se fiant le moins possible aux seuls citateurs agrave qui nous devons leur conservation

Mon propos

Mon intention ici nrsquoest pas de donner du Poegraveme de Parmeacutenide une interpreacutetation qui soit la plus exhaustive possible Elle est seulement de faire une deacutemonstration susceptible drsquoengager une telle interpreacutetation sur une voie nouvelle Allez plus avant en mecircme temps serait entrer dans des discussions et des hypothegraveses qui outre qursquoelles seraient preacutematureacutees en affaibliraient la vigueur Je suis parti drsquoun fait la preacutesence drsquoautonymes dans la premiegravere partie Ce fait mrsquoa paru deacutecisif pour la compreacutehension du Poegraveme Il mrsquoa sembleacute qursquoil eacutetait de nature agrave engager une enquecircte agrave frais nouveaux dans le dossier parmeacutenidien Les autonymes mrsquoapparaissaient comme je lrsquoai deacutejagrave dit ecirctre la cleacute au sens actuel du mot et non au sens ancien15 qui fermait agrave lrsquointelligence du Poegraveme et qui en mecircme temps eacutetait susceptible drsquoy

15 Comme cela sera preacuteciseacute plus loin dans lrsquoAntiquiteacute la cleacute ne servait qursquoagrave ouvrir non agrave fermer

14

ouvrir Puis lrsquoenquecircte a suivi son propre cheminement Crsquoest elle que jrsquoai eacutecrite au fur et agrave mesure de sa progression sans chercher agrave preacutesenter discuter et reacutefuter toutes les thegraveses que lrsquoon tient sur lrsquoœuvre de lrsquoEacuteleacuteate et sans savoir ougrave elle me megravenerait Ne connaissant pas par avance qursquoelle en serait le terme elle garde la marque des tacirctonnements et des approximations qui une fois le travail acheveacute auraient pu ecirctre gommeacutes

Il mrsquoa sembleacute que ma deacutemonstration en resterait vraiment une si je la transmettais telle que je lrsquoai reacuteellement meneacutee si je faisais suivre fidegravelement au lecteur le chemin que jrsquoai effectivement parcouru et le faisais progresser pas agrave pas dans les deacutecouvertes qui ont eacuteteacute les miennes Ayant toutes les piegraveces et les arguments en main il serait mieux agrave mecircme drsquoen appreacutecier la force comme drsquoen voir les eacuteventuelles faiblesses

Je suis donc parti de la prise de conscience des autonymes et de la recherche de leur exacte eacutetendue (chapitre I) Puis jrsquoai repris agrave partir de ce fait une relecture de la premiegravere partie du Poegraveme la seule partie dans laquelle ils sont preacutesents (chapitre II) Une fois effectueacutee cette relecture mrsquoa inciteacute agrave voir si elle nrsquoautorisait pas un regard nouveau sur la seconde partie malgreacute son eacutetat de deacutelabrement extrecircme (chapitre III) Lrsquoeacutetude du corps du Poegraveme eacutetant acheveacutee il mrsquoa sembleacute que alors et alors seulement une interpreacutetation du proegraveme pouvait ecirctre tenteacutee (chapitre IV) Les reacutesultats de cette patiente investigation pouvaient enfin ecirctre reacuteunis drsquoune maniegravere syntheacutetique (conclusion)

Une difficulteacute suppleacutementaire le grec

Reste une difficulteacute devenue majeure aujourdrsquohui le grec Parmeacutenide a eacutecrit en grec Cette langue est deacutesormais meacuteconnue du plus grand nombre mecircme des philosophes Le lecteur comprendra aiseacutement que ma deacutemonstration ne puisse se faire que sur le texte grec comme un matheacutematicien ou un physicien ne peut faire la sienne sans recourir aux formules matheacutematiques Se passer du grec crsquoest effacer la deacutemonstration et demander au lecteur drsquoajouter foi aux conclusions que lrsquoon en tire sans lui permettre de veacuterifier et de discuter lrsquoessentiel lrsquoargumentation qui a eacuteteacute suivie Le transcrire en caractegraveres latins nrsquoa de sens que pour celui qui connaicirct deacutejagrave cette langue Enfin on ne peut se contenter de travailler sur une traduction mecircme la plus litteacuterale possible Si laquo est raquo en franccedilais recouvre seacutemantiquement et linguistiquement le ἔστιν grec il nrsquoen est pas de mecircme pour lrsquoinfinitif du mecircme verbe laquo ecirctre raquo εῖναι Comme je lrsquoai dit plus haut lrsquoinfinitif franccedilais substantiveacute (laquo lrsquoecirctre raquo) reacutefegravere agrave une reacutealiteacute substantielle alors que en grec τὸ εῖναι ne peut avoir cette signification il signifie seulement laquo le fait drsquoecirctre raquo laquo le fait drsquoexister raquo Du reste le lecteur srsquoapercevra au travers des diverses traductions que je citerai mecircme celles qui sont les plus litteacuterales qursquoelles sont loin de rendre le mecircme sens

Cependant je souhaiterais vivement pouvoir ecirctre lu et compris au-delagrave du cercle tregraves eacutetroit des philosophes helleacutenisants

Le grec nrsquoest pas mateacuteriellement difficile agrave lire Chacun de nous en connaicirct deacutejagrave un certain nombre de caractegraveres surtout en ce qui concerne les majuscules identiques pour une bonne part agrave nos caractegraveres drsquoimprimerie Aussi je propose de donner ci-apregraves un tableau qui inspireacute drsquoautres ouvrages comme lrsquoἕρμαιον de J-V Vernhes16 permet de lire ces caractegraveres Il suffit au lecteur de le photocopier pour en faire un marque-page le temps de les apprendre et de se familiariser avec eux ce qui ne demandera que tregraves peu de temps

16 J-V VERNHES ἕρμαιον Initiation au grec ancien p 1

15

Alphabet grec

Majus-cules

Minus-cules

Nom de la lettre

Pronon-ciation

Remarques

A Β Γ Δ Ε Ζ Η Θ Ι Κ Λ Μ Ν Ξ Ο Π Ρ Σ Τ Υ Φ Χ Ψ Ω

α β ou ϐ γ δ ε ζ η θ ι κ λ μ ν ξ ο π ρ

ς ou σ τ υ φ χ ψ ω

alpha becircta

gamma delta

epsilon zecircta ecircta

thecircta iota

kappa lambda

mu nu xi

omicron pi

rhocirc sigma

tau upsilon

phi chi psi

omeacutega

a ou acirc b g d eacute dz ecirc th

i ou icirc k l m n x o p r s t

u ou ucirc ph ou f

kh ps ocirc

a bref ou long chatte ou pacirctre β au commencement des mots (en France)

g dur comme dans gare

eacute bref fermeacute comme dans cleacute

ecirc long ouvert comme dans pegravere

i bref ou long

jamais nasaliseacute jamais nasaliseacute

x dur comme dans axe o bref fermeacute ou ouvert mot ou mort

r rouleacute

s dur comme dans sac (ς agrave la fin des mots) t dur comme dans table

u bref ou long

(ou ch cf choleacutera) comme dans psychologue

ocirc long fermeacute

Il existe drsquoautres signes qui accompagnent les lettres et dont le non helleacuteniste peut faire lrsquoeacuteconomie dans la prononciation comme les esprits rude (῾ ὁδός laquo voie raquo) ou doux (᾽ ἀλήθεια laquo veacuteriteacute raquo) et les accents aigu (´ κέλευθος laquo chemin raquo) grave (` τὸ ἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo) ou circonflexe (῀ νοῦς laquo esprit raquo) Ces accents peuvent se combiner avec les esprits ἂ ἇ ἥ ὗ etc Ils se placent au-dessus des voyelles ou avant srsquoil srsquoagit drsquoune majuscule Ἀ Ἂ Ἇ Ὂ Ὢ etc Le iota (ι) peut ecirctre souscrit (placeacute sous la voyelle ῳ ῃ ᾈ ᾨ etc) ou plus rarement adscrit (placeacute apregraves elle quand celle-ci est une majuscule Aι) Ce iota ne se prononce pas Enfin la ponctuation grecque diverge quelque peu de la nocirctre le point drsquointerrogation est noteacute par un point-virgule () πόθεν αὐξηθέν laquo par quel moyen a-t-il crucirc raquo et nos deux points ou point-virgule par un point en haut () τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει laquo Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est raquo

Quelques regravegles de prononciation dite eacuterasmienne

- Les diphtongues αι ει οι se prononcent en faisant entendre le laquo i raquo comme dans aiumle pareil langue drsquooiumll

- La diphtongue ου se prononce ou comme en franccedilais les diphtongues αυ et ευ se prononcent aou et eacuteou un peu comme dans caoutchouc (ou mieux allemand Baum ou anglais sound) et comme dans gueacutepeacuteou

16

- Le μ et le ν ne sont jamais nasaliseacutes comme en franccedilais - Devant γ κ χ et ξ le γ est nasaliseacute et se prononce n ἂγγελος laquo messager raquo se

prononce ang-gueacute-loss ἀνάγκη laquo neacutecessiteacute raquo se prononce a-nang-kegrave etc

Enfin pour faciliter la lecture sans pour autant surcharger lrsquoeacutecriture jrsquoai pris le parti drsquoinseacuterer la traduction dans le texte grec lui-mecircme et dans le corps de mon eacutetude drsquoaccompagner un mot grec de sa traduction ou inversement en eacutevitant le plus possible cependant les reacutepeacutetitions inutiles et fastidieuses

Une simplification eacuteconome

Je serai ameneacute agrave citer souvent drsquoautres traductions Aussi afin drsquoeacuteviter agrave chaque fois une reacutefeacuterence en bas de page jrsquoindiquerai la pagination sans autre mention que le nom de lrsquoauteur Les traductions habituelles que jrsquoai retenues sont les suivantes17

J BOLLACK Parmeacutenide De lrsquoeacutetant au monde Paris Verdier Poche 2006

B CASSIN Parmeacutenide Sur la nature ou sur lrsquoeacutetant La langue de lrsquoecirctre Paris Seuil 1998

M CONCHE Parmeacutenide Le Poegraveme Fragments Paris PUF 21999 (11996)

L COULOUBARITSIS La Penseacutee de Parmeacutenide Troisiegraveme eacutedition modifieacutee et augmenteacutee de Mythe et Philosophie chez Parmeacutenide Bruxelles Ousia 2008

J FRERE Parmeacutenide ou le souci du vrai Ontologie theacuteologie cosmologie Paris Kimeacute 2012

17 Ce choix paraicirctra arbitraire surtout agrave ceux dont les traductions nrsquoont pas eacuteteacute retenues

Mais comme je lrsquoai dit plus haut ma deacutemonstration serait affaiblie si je mrsquoengageais dans un deacutebat avec tous ceux qui ont eacutemis un avis sur le sens agrave donner de tel ou tel fragment du Poegraveme Pour autant celles que jrsquoai retenues sont celles qui parmi les plus reacutecentes sont soutenues par une eacutetude tregraves approfondie du texte parmeacutenidien et qui agrave deacutefaut de srsquoy reacutefeacuterer directement permettent de connaicirctre les traductions et interpreacutetations de leurs devanciers Ce qui nrsquoest pas le cas par exemple de la traduction drsquoA V ILLANI Parmeacutenide Le Poegraveme suivi de Parmeacutenide ou la deacutenomination 2011 ni de celle de M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme preacuteceacutedeacute de Eacutenoncer le verbe ecirctre 2012 dont jrsquoai deacutecouvert lrsquoouvrage je le reconnais apregraves la reacutedaction du mien et dont la viseacutee particuliegravere lui fait deacutelaisser les questions de fond pour srsquoattacher uniquement agrave laquo la couche linguistique et poeacutetique sous-jacente raquo Jrsquoai enfin inteacutegreacute mais seulement en notes la nouvelle eacutedition du commentaire drsquoA H COXON qui reprend la traduction de MCKIRAHAN The Fragments of Parmenides A Critical Text with Introduction and Translation the Ancient Testimonia and a Commentary Revised and Expanded Edition edited with new Translations by Richard MCKIRAHAN and a new Preface by Malcohn SCHOFIELD Las Vegas Zurich Athens Parmenides Publishing 2009

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Chapitre I

Des autonymes

La premiegravere partie du Poegraveme preacutesente une particulariteacute linguistique des formes verbales ne sont pas employeacutees selon la fonction qursquoelles ont habituellement dans la phrase mais de maniegravere autonymique Ces autonymes ont longtemps fausseacute ou interdit la compreacutehension du Poegraveme dans la mesure ougrave le lecteur ne se rendant pas compte de leur preacutesence trouvait malgreacute tout un sens agrave la phrase dans laquelle ils figuraient Ils en permettent agrave lrsquoinverse une intelligence profonde si lrsquoon parvient agrave les identifier Aussi pour reprendre lrsquoimage que Parmeacutenide lui-mecircme propose dans son proegraveme sont-ils laquo la cleacute raquo κληῖδας (I 14) qui ouvre la porte agrave son intelligence18

Ce nrsquoest que depuis peu que les savants ont repeacutereacute cet usage drsquoautonymes dans le Poegraveme Ils lrsquoont signaleacute pour la troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du verbe laquo ecirctre raquo ἔστιν laquo est raquo mais seulement pour deux ou trois occurrences19 En reacutealiteacute il me semble que lrsquoemploi de ἔστιν comme autonyme concerne lrsquoensemble des fragments de la premiegravere partie Bien plus ce pheacutenomegravene qui constitue un fait linguistique nouveau dans lrsquoeacutecriture des textes grecs dont nous disposons touche mecircme drsquoautres formes verbales comme les infinitifs εἶναι laquo ecirctre raquo et νοεῖν laquo penser raquo et mecircme un syntagme νοεῖν ldquoἔστινrdquo laquo penser ldquoestrdquo raquo

La premiegravere tacircche agrave effectuer est de mettre ces formes en eacutevidence reacuteservant pour apregraves lrsquointerpreacutetation geacuteneacuterale qui en deacutecoule pour le Poegraveme

A Frg II laquo ἔστιν raquo laquo οὐκ ἔστιν raquo

1 Texte et traduction20

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι21 quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν22 ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

18 Un premier exposeacute de lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee dans ce chapitre et le suivant a fait lrsquoobjet drsquoune communication faite agrave Strasbourg sous le titre laquo Parmeacutenide enfin une cleacute raquo le 15 mars 2013 et publieacutee dans Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 II 2014 laquo Heidegger la Gregravece et la destineacutee europeacuteenne raquo Textes reacuteunis par A MERKER p 85-109

19 Ἔστι deux fois (frg II 2 et VIII 2) οὐκ ἔστι (frg II 5) B CASSIN trouve une autre occurrence de ἔστι autonyme au frg VIII 35 Seule M ANNEE en a reacutecemment releveacute davantage

20 Sauf mention particuliegravere toutes les traductions proposeacutees sont personnelles

21 Texte des eacuteditions εἰσι νοῆσαιmiddot

22 Texte des eacuteditions ἡ μὲν

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πειθοῦς ἔστι23 κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquo24 ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

2 Ma lecture du texte

La lecture que je fais de ce fragment est leacutegegraverement diffeacuterente de celle qui est suivie par les eacutediteurs et les commentateurs Ces diffeacuterences sont noteacutees en gras Portant seulement sur la ponctuation les esprits et lrsquoaccentuation elles ne remettent pas en cause le texte grec lui-mecircme mais lrsquointerpreacutetation que les eacutediteurs y ont inscrite

II 2 αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

Drsquoabord je deacuteplace avant νοῆσαι laquo penser raquo le point en haut ndash eacutequivalent grec des deux points franccedilais ndash que les eacutediteurs placent apregraves (εἰσι νοῆσαιmiddot) et fais de cet infinitif une apposition agrave ὁδοί laquo voies raquo et non plus un compleacutement de εἰσί laquo sont raquo Je traduis donc laquo quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penserhellip raquo et non par exemple laquo quelles voies de recherche seules sont agrave penser hellip raquo (B Cassin p 77)

II 3 ἠμὲν ὅπως ἔστινhellip soit que laquo ldquoestrdquo est raquohellip II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστινhellip soit que ldquonrsquoest pasrdquo est raquohellip

Ensuite je lis les particules disjonctives ἠμέν et ἠδέ aux vers 3 et 5 agrave la place des articles ἡ μέν laquo lrsquoune raquo et ἡ δέ laquo lrsquoautre raquo des eacutediteurs Ces articles qui reprennent ὁδοί laquo voies raquo nrsquoont plus de raison drsquoecirctre si on fait de νοῆσαι laquo penser raquo une apposition agrave ὁδοί laquo voies raquo et non un compleacutement de εἰσί laquo sont raquo Ces deux particules qui combinent la particule ἤ laquo ou bien raquo et les particules μέν et δέ peuvent avoir selon le contexte le sens de laquo soithellip soithellip raquo agrave valeur fortement disjonctive ou de laquo ethellip ethellip raquo agrave valeur agrave la fois disjonctive et cumulative Ce sont les mecircmes que celles des vers 29 et 30 du frg I Et comment en serait-il autrement Le frg II en effet nrsquoest que le premier deacuteploiement de ces deux vers par lesquels Parmeacutenide agrave la fin du proegraveme eacutenonce la premiegravere exigence eacutepisteacutemique qui srsquoimpose au candidat au vrai savoir

Frg I 28-30

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

23 Texte des eacuteditions ἐστι

24 Texte des eacuteditions ἡ δrsquo

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Le laquo cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive raquo du v 29 nrsquoest autre que ἔστιν du vers 3 du frg II tandis que les opinions des mortels du v 30 sont reprises au v 5 du frg II par οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo affirmeacute par les mortels comme ἔστιν et par ἔστιν affirmeacute par eux comme οὐκ ἔστιν Dans ces derniers vers du frg I les particules ἠμέν et ἠδέ ont une valeur agrave la fois disjonctive et cumulative les deux sortes de connaissances dont Parmeacutenide doit srsquoenqueacuterir sont nettement distinctes lrsquoune de lrsquoautre et srsquoadditionnent

II 4 ἔστι(ν) laquo ldquoestrdquo est raquo

Les eacutediteurs et commentateurs comprennent le ἐστί du v 4 comme ayant une valeur attributive ndash laquo crsquoest le chemin de persuasion raquo traduit par exemple B Cassin p 77 ndash et lrsquoeacutecrivent ἐστι en raison de la place qursquoil occupe dans la phrase Jrsquoestime pour ma part qursquoil est possible de le comprendre comme autonyme et signifiant lrsquoexistence Crsquoest pourquoi je lrsquoaccentue ainsi ἔστι25

3 Les cinq occurrences de ἔστι(ν) comme autonyme

La reconnaissance aux vers 3a et 5a de ἔστι(ν) comme autonyme est relativement reacutecente Le premier a lrsquoavoir faite serait G Calogero en 193226 Elle a depuis lors eacuteteacute adopteacutee par nombre de commentateurs non sans reacuteticence Nombreux parmi ces derniers cherchent en effet agrave sous-entendre un sujet agrave ce laquo est raquo agrave refuser de le consideacuterer comme autonyme Beaucoup drsquointerpregravetes supposent que ce sujet est laquo lrsquoecirctre raquo laquo Lrsquointerpreacutetation la moins risqueacutee conclut L Couloubaritsis au terme drsquoune analyse quasi exhaustive de toutes les interpreacutetations p 253-259 parce qursquoelle est confirmeacutee par la suite du texte est celle qui admet un sujet implicite qui doit eacutemerger dans la suite qui nrsquoest autre que lrsquoeon raquo p 258

En reacutealiteacute ἔστιν sans sujet mais lui-mecircme sujet ou autonyme ne figure pas deux fois dans ce frg II comme on le pense geacuteneacuteralement mais cinq fois Cela concerne toutes ses occurrences et assure une grande uniteacute de signification agrave lrsquoensemble27

II 3 ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

La troisiegraveme personne du singulier du verbe εἰμί agrave savoir ἐστί doit ecirctre sous-entendue apregraves le premier ἔστιν drsquoune part en raison de la construction de la proposition introduite par ὅπως laquo que raquo laquelle exige un verbe exprimeacute ou non et drsquoautre part en raison de la symeacutetrie qursquoelle forme drsquoun cocircteacute avec le second membre de la phrase et drsquoun autre cocircteacute avec les deux propositions du v 5 Je lis donc ἠμὲν ὅπως ἔστιν [s e ἐστίν] laquo soit que ldquoestrdquo est raquo reacutepeacutetition qui ne se dit pas en grec

Toujours au vers 3 je comprends οὐκ ἔστι comme laquo nrsquoest pas raquo et non comme laquo il nrsquoest pas possible raquo comme le font la plupart des traducteurs et commentateurs ainsi par exemple J Fregravere laquo il nrsquoest pas possible de ne pas ecirctre raquo p 145 Par ailleurs jrsquoen fais le sujet de lrsquoinfinitif μὴ εἶναι laquo ne saurait ecirctre raquo et fais de ce μὴ εἶναι non plus comme le font les traducteurs le compleacutement de οὐκ ἔστι devenu sujet mais compleacutement de lrsquoinfinitif νοῆσαι laquo penser raquo Drsquoougrave ma traduction laquo penser soit que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

Il y a certes un changement de construction entre les deux propositions que je fais deacutependre de νοῆσαι laquo penser raquo La premiegravere est agrave lrsquoindicatif si lrsquoon sous-entend le verbe εἰμί

25 Ἐστί est accentueacute diffeacuteremment suivant le sens et la position dans la phrase Quand il est autonyme jrsquoai pris le parti de lrsquoeacutecrire ἔστι aussi bien dans le texte du Poegraveme que dans le commentaire

26 G CALOGERO Studi sullrsquoEleatismo p 17-18

27 Jrsquoai constateacute avec satisfacion que M ANNEE fait la mecircme analyse Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 157-158

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laquo je suis raquo agrave la troisiegraveme personne ὅπως ἔστιν [s e ἐστίν] et la seconde est agrave lrsquoinfinitif bien qursquointroduite par ὡς ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι Ce qui semble pour nous incoheacuterent ne lrsquoest pas pour un Grec Les verbes de perception par lrsquoesprit ou les sens peuvent se contruire avec le participe ὅτι ou ὡς et un mode personnel ou enfin avec une proposition infinitive Mais ici on aurait affaire agrave une construction qui meacutelangerait deux logiques en associant ὡς et lrsquoinfinitif au lieu de lrsquoindicatif Dans sa Syntaxe grecque M Bizos note il est vrai agrave propos de la construction de la phrase apregraves des verbes drsquoaffirmation et non agrave propos des verbes de perception que lrsquolaquo on passe quelquefois de la construction avec ὅτι ou ὡς agrave la proposition infinitive il arrive mecircme que la proposition commenceacutee par ὅτι ou ὡς srsquoachegraveve par une infinitive raquo28

Enfin je traduis μὴ εἶναι par laquo ne saurait ecirctre raquo Le verbe νοεῖν laquo penser raquo qui commande la phrase peut suivant le sens qursquoon lui precircte soit se construire comme un verbe drsquoopinion et ecirctre suivi drsquoune proposition infinitive avec la neacutegation οὐ soit se construire comme un verbe de perception par lrsquoesprit ou les sens et dans ce cas la construction de la phrase subseacutequente sera soit au participe et la neacutegation οὐ soit agrave un mode personnel introduit par ὅτι ou ὡς et agrave nouveau la neacutegation οὐ Mais un certain nombre de ces verbes de perception par lrsquoesprit ou les sens peuvent eacutegalement ecirctre suivis drsquoune infinitive dans ce cas le sens du verbe est diffeacuterent et la neacutegation est μή Ici le sens de νοεῖν nrsquoest pas agrave entendre comme drsquoun verbe drsquoopinion Le contexte et la construction premiegravere avec ὅτι ou ὡς invitent agrave lrsquoentendre non pas au sens de laquo croire raquo mais de laquo comprendre raquo laquo saisir de maniegravere reacutefleacutechie raquo La construction de la phrase je lrsquoai fait remarquer est complexe Parmeacutenide pouvait tout aussi bien eacutecrire οὐκ εἶναι que μὴ εἶναι Comme je lrsquoexplique ci-apregraves le choix de la neacutegation μή est hautement significatif Si ἔστιν peut ecirctre objectivement constateacute οὐκ ἔστι ne le peut pas Lrsquoinexistence en tant que telle ne peut ecirctre qursquoune vue de lrsquoesprit un concept La neacutegation μή devant lrsquoinfinitif εἶναι signifie que lrsquoinexistence en tant que telle est une impossibiliteacute reacuteelle29

II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

Il nrsquoest sans doute pas interdit de penser que ἔστι(ν) puisse changer de sens et de fonction drsquoune proposition agrave une autre Mais si crsquoest bien lui qui est pointeacute dans ce fragment il mrsquoapparaicirct beaucoup plus logique et significatif de le conserver comme sujet et de lrsquoaccentuer ἔστι et non plus ἐστί (en reacutealiteacute ἐστι en raison de sa position dans la phrase) Il donne agrave la voie agrave suivre ὁδός un contenu Crsquoest lui le laquo chemin de persuasion raquo πειθοῦς κέλευθος car lui seul reacutepond agrave des exigences eacutepisteacutemiques de veacuteridiction ἀληθείῃ ὀπηδεῖ laquo il suit veacuteriteacute raquo Ma lecture de la phrase creacutee il est vrai une asyndegravete ce vers 4 nrsquoest pas explicitement lieacute agrave ce qui preacutecegravede par une particule Cette difficulteacute peut ecirctre leveacutee me semble-t-il si lrsquoon comprend ce vers comme une explication du vers preacuteceacutedent laquelle explication est le premier cas que mentionne M Bizos dans sa Syntaxe pour rendre compte de lrsquousage de lrsquoasyndegravete30 Les contraintes de la versification ne permettaient pas drsquoajouter une syllabe de plus et il aurait eacuteteacute ineacuteleacutegant de faire figurer deux γάρ laquo car raquo dans le mecircme vers31

28 M BIZOS Syntaxe grecque p 133 Remarque 5

29 Nuance qui nrsquoapparaicirct pas dans la traduction de M ANNEE laquo Lrsquoune crsquoest ldquoestrdquo tout en sachant que ldquonrsquoest pasrdquo nrsquoest point raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 157

30 Ibid p 258

31 M ANNEE traduit ainsi ce vers laquo Car ldquoestrdquo chemin de persuasion accompagne veacuteriteacute raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme pl 157

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II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

Comme pour les occurrences preacuteceacutedentes je sous-entends ἐστί pregraves du premier ἔστίν que jrsquoaccentue ainsi et un autre pregraves de χρεών laquo il faut raquo ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν [s e ἐστί] τε καὶ ὡς χρεών [s e ἐστί] ἔστι μὴ εἶναι laquo (penser) soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo Tous les commentateurs sauf M Anneacutee32 comprennent le ἔστι du second membre du vers comme se rattachant agrave χρεών laquo il faut raquo alors que ce participe preacutesent neutre peut srsquoemployer sans un ἐστί exprimeacute

4 Mή nrsquoest pas οὐ

Je reviens sur la question de la traduction de la neacutegation μή devant les infinitifs εἶναι aux vers 3 et 5 et devant le participe ἐόν au vers 7 Agrave la diffeacuterence de la neacutegation οὐ qui est la neacutegation du fait constateacute la neacutegation μή est la neacutegation du fait penseacute ou voulu La premiegravere est la marque de lrsquoobjectiviteacute la seconde celle de la subjectiviteacute agrave savoir que le fait eacutenonceacute est eacutenonceacute comme perccedilu par une subjectiviteacute et donc que la reacutealiteacute peut ecirctre diffeacuterente de cette perception voire opposeacutee Avec la neacutegation μή le fait qui est affirmeacute est moins lrsquoobjet de cette perception que cette perception mecircme Tὸ μὴ ἐόν par exemple au vers 7 ne saurait ecirctre compris comme τὸ οὐκ ἐόν laquo ce qui nrsquoest pas raquo Sinon ce qui nrsquoest qursquoun concept une pure vue de lrsquoesprit deviendrait alors un reacuteel constateacute qui aurait quelque consistance ontologique le Neacuteant Ce que ne srsquoest pourtant pas priveacute de faire Gorgias comme je lrsquoai deacutejagrave dit dans lrsquointroduction trompeacute par les possibiliteacutes nouvelles de lrsquoabstraction qursquooffre la langue grecque dont la plasticiteacute est semblable agrave la plasticiteacute neuronale33 Crsquoest la raison pour laquelle jrsquoai traduit au v 3 par laquo ne saurait ecirctre raquo au v 5 par laquo ne soit pas raquo et au v 7 par laquo ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas raquo Cette derniegravere formule est lourde Jrsquoen conviens Mais traduire par laquo ce qui nrsquoest pas raquo est objectiver et ontologiser ce qui nrsquoest et ne peut ecirctre qursquoun concept La neacutegation du reacuteel est un geste de lrsquoesprit Mais elle ne rend pas pour autant le reacuteel inexistant Cela est impossible comme cela sera exprimeacute agrave plusieurs reprises notamment au deacutebut du frg VII

Οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme

reacuteelles gt des choses ltqui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

Si cette lecture du frg II est la bonne srsquoil srsquoavegravere que Parmeacutenide y deacutetache la forme verbale ἔστί de ses fonctions normales pour lui faire tenir la fonction drsquoun substantif il est leacutegitime de srsquoattendre eacutetant donneacute qursquoil pose cette forme au centre de sa reacuteflexion qursquoil recommencera dans la suite du Poegraveme et mecircme qursquoil peut eacutetendre le proceacutedeacute agrave drsquoautres termes Ce qursquoatteste justement le fragment suivant

B Frg III laquo νοεῖν ldquo ἔστινrdquo raquo et laquo εἶναι raquo

Ce fragment est celui qursquoeacutevoque immanquablement le nom de Parmeacutenide agrave quiconque srsquoest quelque peu frotteacute agrave la philosophie antique Il fait agrave peine un vers et paraicirct drsquoune parfaite clarteacute

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι

32 Laquelle traduit ainsi ce vers laquo Lrsquoautre crsquoest ldquonrsquoest pasrdquo tout en sachant que neacutecessairement ldquoestrdquo nrsquoest point raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 159

33 Voir sur le traiteacute Περὶ τοῦ μὴ ὄντος ἢ Περὶ φύσεως de GORGIAS les eacutetudes de B CASSIN Si Parmeacutenide et LrsquoEffet sophistique

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Sa traduction ne fait apparemment aucun doute τὸ γὰρ αὐτὸ ἐστίν laquo car crsquoest la mecircme chose raquo νοεῖν τε καὶ εἶναι laquo penser et ecirctre raquo Ici donc Parmeacutenide identifierait la penseacutee et lrsquoecirctre Crsquoest lrsquointerpreacutetation en tout cas qui a eacuteteacute geacuteneacuteralement retenue34 Elle a donneacute lieu agrave des variantes que M Heidegger a distribueacutees selon trois perspectives laquo la premiegravere nous montre la penseacutee comme quelque chose qui est donneacute devant nous et la range dans le reste de lrsquoeacutetant La seconde perspective comprend lrsquoecirctre agrave la moderne comme le fait pour les objets drsquoecirctre repreacutesenteacutes comme objectiviteacute pour le moi de la subjectiviteacute Dans la troisiegraveme perspective nous retrouvons un trait fondamental de tout ce qui dans la philosophie antique a reccedilu la marque de Platon Suivant la doctrine de Socrate et de Platon les ideacutees constituent dans tout eacutetant ce qui ldquoestrdquo raquo35 Quant agrave lui il reacutesume ainsi son interpreacutetation laquo En toute briegraveveteacute le fragment III dit que la penseacutee fait partie de lrsquoecirctre raquo36

Srsquoils nrsquoosent plus aujourdrsquohui ramener purement et simplement lrsquoecirctre agrave la penseacutee ou inversement la penseacutee agrave lrsquoecirctre la plupart des commentateurs butent toujours sur le sens agrave donner agrave cette proposition Aussi bien certains essaient-ils de sauver ce fragment en lui faisant dire ce qursquoil ne dit pas tels M Heidegger que je viens de citer (laquo ecirctre la mecircme chose raquo ne signifie pas laquo faire partie de raquo) ou J Fregravere qui de son cocircteacute traduit laquo Crsquoest en effet une seule et mecircme chose que lrsquoon pense et qui est raquo37 Mais L Couloubaritsis le premier me semble-t-il estime que toutes ces tentatives ne rendent pas justice au texte et ne trouvant pas pour lrsquoinstant une interpreacutetation satisfaisante preacutefegravere comme Platon reconnaicirctre honnecirctement que le sens de ce fragment lui eacutechappe et met entre crochets ce fragment ainsi que le frg V pour dit-il laquo marquer leur caractegravere probleacutematique raquo p 538

Si nous nrsquoavions du Poegraveme de Parmeacutenide que ce seul fragment agrave notre disposition nous nrsquoaurions pas drsquoautre choix que lrsquointerpreacutetation suivante comme je lrsquoai signaleacute dans lrsquointroduction lrsquoinfinitif εἶναι ne saurait ici ecirctre substantiveacute et ecirctre compris comme eacutetant laquo lrsquoecirctre raquo (avec majuscule ou non) Il nrsquoy a pas drsquoarticle Et mecircme avec lrsquoarticle τὸ εἶναι ne peut signifier laquo lrsquoecirctre raquo comme entiteacute ontologique mais seulement laquo le fait drsquoexister raquo Par conseacutequent la seule lecture possible pourrait ecirctre formuleacutee ainsi si pour un individu la penseacutee est lrsquoactiviteacute qui le constitue essentiellement et qui doit commander agrave tout ce qursquoil fait il est possible de dire que laquo penser et ecirctre crsquoest la mecircme chose raquo laquo Ecirctre raquo serait alors agrave entendre au sens drsquoexister exister vraiment pour un ecirctre humain Mais personne nrsquoa soutenu cette interpreacutetation En effet puisque ce fragment nrsquoest pas le seul dont nous disposons rien dans le reste du texte de Parmeacutenide ne lrsquoautorise comme rien du reste nrsquoautorise agrave identifier εἶναι agrave laquo lrsquoecirctre raquo

Or puisque ce fragment justement nrsquoest pas unique il est possible de lui appliquer les regravegles drsquointerpreacutetation qursquoAbeacutelard a eacutenonceacutees dans le prologue de son Sic et non pour mettre fin agrave lrsquoabus auquel donnait lieu lrsquoeacutelaboration de listes drsquoarguments soit en faveur drsquoune position soit agrave son encontre dans le traitement des laquo questions raquo (quaestiones) que lrsquoon traitait

34 R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides drsquoA H COXON traduit ainsi laquo hellip for the same thing is for conceiving as is for being raquo p 58 Au lieu de lrsquointerpreacutetation moderne laquo ratonaliste raquo et eacutepisteacutemologique D M GIANCOLA propose de retrouver une interpreacutetation qui selon elle serait premiegravere et agrave caractegravere religieux et mystique Lrsquoeacutenonceacute du frg III serait laquo une assertion religieuse drsquoidentiteacute meacutetaphysique raquo (a religious assertion of metaphysical identity) selon laquelle laquo lrsquoEcirctre est intelligent raquo (Being is intelligent) His (i e Parmenidesrsquo) visionary poem proclaims that reality although it may appear multiple is as the mystics disclose an all-comprehending One (laquo Toward a radical reinterpretation of Parmenidesrsquo B3 raquo p 635-636)

35 M HEIDEGGER laquo Moira raquo in M HEIDEGGER Essais et confeacuterences p 286-287

36 Ibid p 291

37 Traduction D OrsquoBRIEN et J FRERE et reprise agrave Eacutetudes sur Parmeacutenide 1987 et reacuteviseacutee par J FRERE Parmeacutenide ou le souci du vrai p 145

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dans les laquo disputes raquo (disputationes)38 On empilait ainsi des propositions tireacutees de la Bible des Pegraveres de lrsquoEacuteglise ou des philosophes anciens avant tout Aristote sans tenir compte de leur exactitude de leur auteur et du contexte preacutecis dans lequel elles trouvaient sens Le frg III peut donc ecirctre contextualiseacute et trouver dans cette contextualisation ce qui en oriente lrsquointerpreacutetation Cette contextualisation permet mecircme drsquoaffirmer qursquoil est la proposition fondamentale du Poegraveme puisque introduite par un γὰρ laquo car raquo elle est donneacutee comme lrsquoexplication de propositions preacuteceacutedentes lesquelles sont tregraves certainement celles du frg II dont il est probable qursquoelle constitue le compleacutement du dernier vers

Je lis donc

τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

Je sous-entends ici encore apregraves τὸ αὐτό laquo le mecircme raquo un ἐστίν qui nrsquoa pas agrave ecirctre exprimeacute et je considegravere εἶναι non pas avec la valeur fonctionnelle drsquoun infinitif dans une proposition mais comme pour ἔστιν ainsi accentueacute avec la valeur fonctionnelle drsquoun autonyme

Cette proposition preacutesente trois signifiants deacuteconnecteacutes de leur usage habituel ἔστιν laquo est raquo comme preacuteceacutedemment mais eacutegalement εἶναι laquo ecirctre raquo et mecircme un syntagme νοεῖν ἐστίν laquo penser ldquoestrdquo raquo

Lrsquoeacutequivalence nrsquoest pas entre laquo penser raquo et laquo ecirctre raquo comme tout le monde le pense mais entre laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν et laquo ecirctre raquo εἶναι Parmeacutenide ne disposait drsquoaucun signe graphique comme par exemple les guillemets franccedilais et anglais que jrsquoutilise La mise en eacutevidence de certains termes ou regroupement de termes ne pouvait se faire que par la voix en regroupant certains mots ou en les deacutetachant en marquant un temps drsquoarrecirct entre eux Dans ce cas la place et lrsquoordre des mots prenaient toute leur importance En deacuteplaccedilant ἔστιν laquo est raquo pour en faire un ἐστίν rattacheacute agrave τὸ αὐτό laquo le mecircme raquo les commentateurs se sont interdit drsquoeacutecouter le texte parmeacutenidien La nouvelle eacutecoute que je propose ne permet pas seulement de sortir de lrsquoimpasse dans laquelle la lecture traditionnelle tient ce fragment enfermeacute le rend incompreacutehensible et engage en conseacutequence lrsquointerpreacutetation de lrsquoensemble de lrsquoœuvre dans une direction qui nrsquoest pas la sienne39 elle ouvre la voie agrave une nouvelle interpreacutetation qui fait apparaicirctre une penseacutee aussi forte et originale qursquointellectuellement satisfaisante et coheacuterente Ce sera le propos du prochain chapitre

Le fragment suivant dans la numeacuterotation de Diels-Kranz le frg IV nrsquoappartient vraisemblablement pas agrave la premiegravere partie du Poegraveme mais agrave la seconde40 De toute maniegravere

38 On trouvera une traduction de ce prologue par lrsquoAssociation Culturelle Pierre Abeacutelard en date du 23022007 sous http wwwpierre-abelardcomtra-sicetnonhtm Texte latin du Sic et Non J-P MIGNE Petri Abaelardi Opera Omnia Patrologiae Latinae t 178 Tournholt s a col 1329-1349 Eacutedition Blanche BOYER et Richard MCKEON ChicagoLondon University of Chicago Press 1976 Sur le rocircle majeur qursquoa joueacute Abeacutelard dans le passage drsquoune argumentation agrave coups drsquoarguments drsquoautoriteacute agrave une argumentation rationnelle et scientifique je me permets de renvoyer agrave mon eacutetude laquo LrsquoArgument drsquoautoriteacute dans lrsquoenseignement theacuteologique au Moyen acircge les grandes eacutetapes drsquoune eacutevolution (xɪe-xɪɪɪe siegravecles) raquo in O REBOUL et J-FR GARCIA (dir) Rheacutetorique et Peacutedagogie Cahiers du Seacuteminaire de philosophie 10 Strasbourg PUS 1991 p 111-153

39 Dans son Parmeacutenide p 122-134 B CASSIN preacutesente une excellente eacutetude historique et critique des analyses qui ont eacuteteacute faites depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours de ce frg III

40 Comme beaucoup le pensent agrave juste titre ainsi B CASSIN et J BOLLACK qui le placent apregraves le frgVIII dans la seconde partie du Poegraveme L COULOUBARITSIS quant agrave lui lrsquointegravegre au frg VIII entre les vers 41 et 42 crsquoest-agrave-dire encore dans la premiegravere partie

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il ne contient pas la forme ἐστίν ou ἔστιν ni aucun autre terme employeacute comme autonyme La forme ἔστιν figure bien en revanche dans le frg V

C Frg V laquo ἔστιν raquo

ξυνὸν δὲ μοί ἐστιν ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις

L Couloubaritsis traduit ainsi ce court fragment laquo Pour moi il est eacutegal par ougrave je commencerai puisqursquoen ce lieu agrave nouveau je reviendrai raquo p 541

La plupart des commentateurs le traduisent pratiquement de la sorte41 sauf B Cassin suivie par J Bollack et M Anneacutee Ainsi formuleacute il eacutenonce une reacuteflexion triviale peu convenable agrave la graviteacute du propos du Poegraveme Par ailleurs je ne vois pas comment on a pu trouver le sens de laquo cela mrsquoest eacutegal raquo dans lrsquoexpression ξυνόν μοί ἐστιν Lrsquoeacutequivalent grec de lrsquoexpression franccedilaise est ὅμοιόν μοί ἐστιν ou mecircme οὐδέν μοὶ διαφέρει laquo il ne mrsquoimporte pas raquo Jrsquoignore qui a eu cette ideacutee en premier ni sur quoi il srsquoest fondeacute Elle doit ecirctre ancienne puisque le Bailly lrsquoa reprise ne donnant du reste que Parmeacutenide comme reacutefeacuterence Le Liddel-Scott ignore ce sens Enfin ainsi compris le fragment eacutenonce une ideacutee absurde Comment Parmeacutenide pourrait-il revenir agrave un point de deacutepart qui ne serait pas toujours le mecircme ou qui serait nrsquoimporte quoi Ne ferait-il pas alors ce que justement il reproche agrave tous les mortels agrave deux tecirctes agrave savoir drsquolaquo errer raquo πλάττονται (VI 5) ou de suivre un laquo chemin qui revient sur ses pas raquo παλίντροπός ἐστι κέλευθος (VI 9) On comprend que L Couloubaritsis lrsquoait jugeacute comme faisant problegraveme et lrsquoait mis entre crochets p 541

B Cassin retrouve le sens de ξυνός Elle traduit laquo Commun mrsquoest lagrave drsquoougrave je pars car jrsquoy reviendrai de nouveau raquo p 175 Mais elle nrsquoa pas vu que ἐστίν ou plutocirct ἔστιν est le sujet de la proposition et que comme dans le frg III un autre ἐστίν doit ecirctre sous-entendu Son commentaire va pourtant dans ce sens Elle reconnaicirct que ξυνός a deacutejagrave reccedilu une signification forte chez Heacuteraclite lequel dit-elle laquo lrsquoeacutetymologise mecircme en xun noocirci raquo lorsqursquoil dit raquo ldquoceux qui parlent avec intelligence (xun noocirci legontas) doivent tirer leur force de ce qui est commun agrave tous (tocirci xunocirci pantocircn)rdquo (frg 114) raquo42 Revenant agrave Parmeacutenide elle dit tregraves justement laquo Le point de deacutepart de la deacuteesse agrave savoir le ldquoestrdquo loin drsquoecirctre indiffeacuterent est plutocirct surdeacutetermineacute il est deacutebut et fin alpha et omeacutega elle en part et ne cesse drsquoy revenir puisqursquoil est au deacutebut (ldquoestrdquo) et agrave la fin du reacutecit (ldquolrsquoeacutetantrdquo agrave travers quoi ldquoestrdquo se dit) il est en mecircme temps le point de deacutepart le plus commun le premier eacutenonceacute celui qui est neacutecessaire agrave tous les autres et dont tous les hommes peuvent pratiquer la logique raquo p 213

Son commentaire nrsquoaurait sans doute guegravere eacuteteacute diffeacuterent si elle avait lu comme je propose de le faire

41 D OrsquoBRIEN et J FRERE laquo Ougrave que je commence cela mrsquoest indiffeacuterent car je retournerai agrave ce point de nouveau raquo laquo Le Poegraveme de Parmeacutenide raquo p 23 M CONCHE laquo Il mrsquoest indiffeacuterent drsquoougrave je commence car je retournerai en ce point de nouveau raquo p 96 A VILLANI qui connaicirct pourtant la traduction et le commentaire de B CASSIN traduit laquo raquo Par ougrave commencer cela mrsquoest indiffeacuterent car lagrave mecircme je reviendrai agrave nouveau raquo Parmeacutenide Le poegraveme p 33 J BOLLACK a tenu compte de la traduction de B CASSIN et traduit ξυνόν ἐστιν par laquo co-existe raquo laquo Co-existe dans mon discours le lieu drsquoougrave je prends mon deacutepart Lagrave mecircme je retournerai en sens inverse raquo p 198 R MCKIRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON suit les traducteurs franccedilais laquo It is indifferent to me whence I begin raquo p 54 Quant agrave M Anneacutee elle traduit ainsi laquo (hellip) (lrsquoldquoeacuteleacutementrdquo ce qui est) commun est en moi Par ougrave que je commence car crsquoest lagrave que je reviendrai de nouveau raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 80

42 B CASSIN p 213 Texte grec du frg 114 de DIELS-KRANZ ξὺν νῷ λέγοντας ἰσχυρίζεσθαι χρὴ τῷ ξυνῷ πάντων ὅκωσπερ νόμῳ πόλις καὶ πολὺ ἰσχυροτέρως (J-FR PRADEAU 119 1 p 300 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57)

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ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

D Frg VI 1-2 laquo ἐόν raquo laquo ἔμμεναι raquo laquo ἔστι raquo laquo εἶναι raquo

Le fragment VI qui comporte 9 vers a eacuteteacute reconstitueacute agrave partir de citations en provenance drsquoun seul auteur Simplicius et il preacutesente quelques incertitudes quant agrave lrsquoeacutetablissement du texte du premier vers43

La traduction et la compreacutehension en sont laborieuses En voici deux eacutechantillons en franccedilais44

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι B Cassin laquo Voici ce qursquoil est besoin de dire et penser est en eacutetant car est ecirctre L Couloubaritsis laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoCe qui est dans le preacutesentrdquo

[(Eon) est car il est ecirctre

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot B Cassin laquo Mais rien nrsquoest pas raquo p 81 L Couloubaritsis laquo alors que le neacuteant nrsquoest pas raquo p 542

On peut sortir de lrsquoembarras si lagrave encore on suit Parmeacutenide dans sa faccedilon de srsquoexprimer si comme preacuteceacutedemment on considegravere les formes du verbe εἶναι laquo ecirctre raquo comme des autonymes agrave savoir

‒ le participe preacutesent ἐόν laquo eacutetant raquo forme dorienne ou eacuteolienne du mecircme verbe εἶναι (forme attique ὄν)

‒ ἔμμεναι laquo ecirctre raquo forme dorienne ou eacuteolienne de lrsquoinfinitif du verbe εἶναι ‒ ἔστι laquo est raquo ‒ εἶναι laquo ecirctre raquo

Je propose donc la traduction suivante

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo (laquo est raquo raquo ecirctre raquo

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot) mais laquo ne rien ecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo)

Je mrsquoexpliquerai dans le chapitre suivant sur la signification de ce passage et sur le choix de ma traduction Notons seulement qursquoil est tout agrave fait possible ici encore de lire le texte de Parmeacutenide en deacutetachant les diffeacuterentes formes du verbe εἶναι comme preacuteceacutedeacutemment

La faccedilon qursquoa Parmeacutenide de srsquoexprimer ici est particuliegraverement brachylogique ou elliptique Je nrsquoy vois en reacutealiteacute qursquoun cas particulier pousseacute agrave lrsquoextrecircme il est vrai drsquoun mode drsquoeacutenonciation qui reacutegit lrsquoensemble du fragment et mecircme une bonne partie du Poegraveme le style paratactique Selon ce style les propositions ou phrases voire les termes sont le plus souvent juxtaposeacutees sans qursquoun mot de liaison nrsquoexplicite leur relation Ce mode drsquoexpression est le plus primitif Son principal avantage sur le mode syntagmatique ndash qui lui explicite les

43 Le second τὸ donneacute par les manuscrits a eacuteteacute remplaceacute par τε par KARSTEN suivi par DIELS-KRANZ En outre τrsquoἐὸν est un choix retenu par les eacutediteurs Deux manuscrits donnent la leccedilon τὸ ὄν un autre τεὸν dont le texte retenu se rapproche le plus

44 R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON traduit ainsi laquo It is necessary to assert and conceive that this is Being For it is for being but Nothing is not raquo p 58

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relations de deacutependance entre les propositions ndash est en faisant lrsquoeacuteconomie des outils rheacutetoriques de lrsquoargumentation de se dispenser de cette argumentation elle-mecircme de srsquoexprimer comme srsquoil nrsquoy avait que des constats agrave faire Il peut ecirctre aussi de dissimuler agrave lrsquoauditeur ou au lecteur cette argumentation crsquoest-agrave-dire les raisons qui preacutesident au raisonnement45 Dans le Poegraveme de Parmeacutenide beaucoup de phrases sont quasiment paratactiques car le γάρ laquo car raquo qui les relie le plus freacutequemment ndash jrsquoen ai deacutenombreacute 29 ndash introduit plus souvent une correacutelation qursquoune explication au sens fort du terme On a affaire agrave une succession de constats qui se corroborent les uns les autres

E Frg VIII 1-51a laquo ἔστιν raquo

Le frg VII ne preacutesente pas la forme ἔστί et les formes εἶναι et ἐόντα du premier vers ne sont pas autonymes

Le frg VIII en revanche ougrave lrsquoon a voulu voir la description de lrsquoEacutetant avec un Eacute majuscule deacutebute par cette proposition on ne peut plus nette

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

La voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre une impasse

La plupart des commentateurs traduisent aujourdrsquohui ce ἔστιν par laquo est raquo46 Pourtant agrave ce que je crois ils sont unanimes agrave sous-entendre un sujet laquo lrsquoEacutetant raquo mecircme lorsqursquoils se basent sur une eacutedition corrigeacutee de Diels-Kranz et qursquoils traduisent correctement le v 3 ougrave figure le participe preacutesent ἐόν Je prends seulement un exemple

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι J Bollack laquo lagrave sont disposeacutes les signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν J Bollack laquo tout agrave fait nombreux agrave savoir que lrsquoEacutetant est sans naissance et qursquoil [est aussi destruction

45 La parataxe est caracteacuteristique du genre oratoire Elle permet de substituer un mot agrave un autre sans que lrsquoauditeur srsquoen rende compte Elle est mecircme constitutive du genre oratoire qursquoest lrsquohomeacutelie le discours que prononce lrsquohomeacuteliaste dans la synagogue ou lrsquoofficiant dans lrsquoeucharistie Ce discours en effet a pour fonction de substituer une parole vive aux extraits de la Bible qui ont eacuteteacute lus auparavant Dans le rituel ordinaire la substitution se fait en trois temps dans le rituel synagogal ancien un texte propheacutetique indique en quel sens interpreacuteter le texte mosaiumlque lu auparavant lrsquohomeacutelie effectue cette interpreacutetation pour le preacutesent (voir M SACHOT laquo Homilie raquo Reallexikon fuumlr Antike und Christentum t XVI 1992 col 148-175) Lrsquoeacutevecircque ST

CYPRIEN de Carthage a eu recours agrave ce proceacutedeacute pour reconqueacuterir le pouvoir apregraves la perseacutecution de Degravece en 251 Dans le discours qursquoil fit agrave son retour agrave Carthage par substitution il fit glisser la deacutetention du pouvoir du Seigneur (le Christ) agrave Pierre puis agrave lrsquoeacutevecircque crsquoest-agrave-dire agrave lui-mecircme La tradition chreacutetienne fera de ce discours un argument de reacutefeacuterence dans la justification du primat de lrsquoeacutevecircque de Rome sur tous les autres (voir M SACHOT laquo De la tradition de lrsquoEacutecriture agrave lrsquoeacutecriture de la Tradition De Mt 1617-19 au De Ecclesiae Catholicae Unitate S Cyprien C IV) in CERIT Du texte agrave la parole Paris Beauchesne coll laquo Le point theacuteologique ndeg 40 1982 p 11-40)

46 B CASSIN laquo Seul reste donc le reacutecit de la voie laquo est raquo p 85 J BOLLACK laquo Seul reste encore en lice le reacutecit du chemin que laquo est raquo p 142 L COULOUBARITSIS laquo Il ne reste encore qursquoune seule faccedilon autoriseacutee de parler concernant le chemin celle ltqui ditgt qursquoil est et ltcommentgt il est raquo p 543 D OrsquoBRIEN et J FRERE laquo Il ne reste plus qursquoune seule parole celle de la voie lteacutenonccedilantgt ldquoestrdquo raquo laquo Le Poegraveme de Parmeacutenide raquo p 33 etc Mais R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON traduit ainsi ce deacutebut laquo Only one story of the way is stil left that a thing is raquo p 64

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οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot J Bollack laquo entier seul neacute et aussi bien intreacutepide et sans fin raquo p 142

J Bollack est clair il fait du participe preacutesent ἐόν le sujet de ἐστίν et le traduit par laquo lrsquoEacutetant raquo B Cassin et L Couloubaritsis laissent agrave ἐόν sa fonction de participe preacutesent mais comme lrsquoattestent leurs commentaires ils entendent bien laquo lrsquoEacutetant raquo dans le laquo il raquo affirmeacute comme sujet de laquo est raquo47 Or rien nrsquoautorise agrave faire cette substitution Dans la premiegravere partie du frg VIII (jusqursquoau vers 18) tel qursquoil a eacuteteacute reconstitueacute crsquoest bien de ἔστιν qursquoil est question et non de τὸ ἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo laquo ce qui est raquo Comme ce dernier est impliqueacute dans lrsquoaffirmation ἔστιν il sera lui aussi explicitement caracteacuteriseacute agrave partir du vers 19 En particulier agrave la diffeacuterence de ἔστιν qui est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) τὸ ἐόν est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 32) laquo fini raquo τετελεσμένον (VIII 42) Tὸ ἐόν convient-il de le remarquer nrsquoest pas le sujet de ἔστιν Il en est lrsquoobjet interne le contenu Il deacutesigne ce que depuis Saussure on appelle le reacutefeacuterent

Comme ἔστιν est sujet des propositions jusqursquoau v 18 et qursquoil lrsquoest encore une fois dans la suite (v 35) la question se pose de savoir si lorsqursquoon rencontre un ἐστίν il faut entendre celui-ci comme une reprise de la forme autonyme (ἔστιν) pregraves de laquelle le verbe copulatif ordinaire serait sous-entendu ou simplement comme ce verbe copulatif Il me semble pour ma part que la forme autonyme srsquoimpose aux vers 9 16 (2 fois) et 35 et que aux vers 22 (2 fois) 24b et 25 on a affaire au verbe copulatif

Je me bornerai ici agrave citer seulement les quatre premiers vers

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστινmiddot ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι laquo est raquo est Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν48 tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier unique non tremblant et sans fin

Quant agrave τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo qui est le sujet des propositions agrave partir du v 19 jusqursquoau v 51a il nrsquoest pas absolument neacutecessaire de le consideacuterer comme un autonyme puisque crsquoest dans sa fonction de participe substantiveacute drsquoecirctre le sujet drsquoune proposition ou drsquooccuper toute autre fonction deacutevolue agrave un substantif Mais la question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee en particulier quand τὸ ἐόν est mis en eacutequivalence avec drsquoautres formes qui elles sont autonymiques comme en VI 1

La premiegravere partie du Poegraveme srsquoarrecircte au vers 51a du frg VIII Commence alors la seconde partie du discours de la deacuteesse

47 B CASSIN laquo Sur elle [la voie] les marques sont tregraves nombreuses en eacutetant sans naissance et sans treacutepas il est entier seul de sa race sans tremblement et non deacutepourvu de fin raquo p 85 L COULOUBARITSIS laquo Sur lui [le chemin] il y a des signes plutocirct nombreux indiquant qursquoeacutetant dans le preacutesent il est aussi impeacuterissable tout drsquoune seule souche inflexibe et acheveacute raquo p 543 L COULOUBARITSIS corrige ἠδrsquo ἀτέλεστον laquo et sans fin raquo en ἠδὲ τέλεστον laquo et acheveacute raquo

48 Je place la virgule avant ἐστιν et non apregraves Le texte eacutediteacute par DIELS-KRANZ diffegravere quelque peu πολλὰ μάλrsquo ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν ἐστι γὰρ οὐλομελέςhellip

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Conclusion

Une double conclusion se deacutegage de cet inventaire La premiegravere est que agrave consideacuterer les fragments dont nous disposons de la premiegravere partie du Poegraveme le sujet dont y traite Parmeacutenide est ἔστιν eacutenonceacute de maniegravere autonymique soit positivement soit neacutegativement οὐκ ἔστιν Cette forme verbale ainsi eacutenonceacutee apparaicirct dans tous les fragments sauf le VII

‒ Frg II 5 fois ‒ Frg III 1 fois ‒ Frg V 1 fois ‒ Frg VI 2 fois ‒ Frg VIII 5 fois (v 2 9 16 bis 35)

Soit un total de 14 fois

Agrave la forme autonyme ἔστιν srsquoajoutent eacutegalement quelques autres formes verbales du mecircme verbe lrsquoinfinitif εἶναι et mecircme un syntagme νοεῖν ἐστίν

‒ Frg III νοεῖν ἔστιν laquo penser ldquoestrdquo raquo εἶναι laquo ecirctre raquo

‒ Frg VI ἐόν laquo qui est raquo ἔμμεναι laquo ecirctre raquo εἶναι laquo ecirctre raquo μηδὲν [se εἶναι] laquo ne rien ecirctre raquo

Soit quatre fois εἶναι dont une sous la forme ἔμμεναι et une autre avec la neacutegation une fois ἐόν et une fois le syntagme νοεῖν ἔστιν49

La seconde conclusion concerne le propos du Poegraveme Parmeacutenide y rend compte de deux deacutecouvertes qursquoil est conscient drsquoavoir faites et qui sont eacutetroitement lieacutees entre elles

La premiegravere est ce que nous appelons aujourdrsquohui lrsquoeacutepisteacutemologie en tant que reacuteflexion sur les conditions preacutealables agrave remplir pour produire un discours qui puisse preacutetendre dire quelque chose de vrai sur la reacutealiteacute Ces conditions sont toutes contenues dans un critegravere essentiel exprimeacute par une alternative ἔστιν ou οὐκ ἔστιν Prendre lrsquoun pour lrsquoautre est se condamner agrave lrsquoerrance et agrave lrsquoimpasse

La seconde deacutecouverte est celle du lien eacutetroit qui unit la penseacutee et le langage Parmeacutenide prend conscience en particulier drsquoune part qursquoun verbe en lrsquooccurrence le verbe εἶναι preacutesente diffeacuterentes formes

‒ la 3e personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent agrave savoir ἐστίν laquo est raquo

‒ un infinitif εἶναι ou ἔμμεναι laquo ecirctre raquo

‒ et un participe preacutesent ἐόν laquo qui est raquo

que drsquoautre part ces formes ne sont pas que des modaliteacutes linguistiques elles sont le miroir et le meacutedium de la saisie et de la laquo diction raquo (λέγειν) du reacuteel par une laquo faculteacute intellectuelle raquo νoacuteος (ou νοῦς) dont la proprieacuteteacute est de laquo penser raquo νοεῖν

49 Si jrsquoai bien fait le deacutecompte M ANNEE dont lrsquoapproche du texte parmeacutenidien est uniquement linguistique relegraveve 14 occurrences de ἔστιν autonyme avec ou sans neacutegation (les 5 du frg II 4 au frg VI 7 au frg VIII et 2 au frg XVI) 2 occurrences de lrsquoinfinitif εἶναι avec ou sans neacutegation (au frg VI) et deux fois ἐόν (frg VII)

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Chapitre II

Premiegravere partie du Poegraveme

ou

Les conditions drsquoune vraie connaissance

Puisque le verrou qui fermait la porte a eacuteteacute repousseacute comme il est dit dans le proegraveme (I 16-17) nous pouvons peacuteneacutetrer dans lrsquointelligence de la premiegravere partie du Poegraveme et tenter drsquoen proposer une interpreacutetation geacuteneacuterale Nous savons deacutejagrave que le propos est drsquoordre eacutepisteacutemologique et qursquoil consiste agrave justifier qursquoil faut eacutecarter la proceacutedure qui consiste agrave confondre ἔστιν et οὐκ ἔστιν ndash crsquoest une laquo impasse raquo οὐhellip ἀνυστόν ndash et que laquo la seule voie qui reste est laquo ldquoestrdquo est raquo μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο λείπεται ὡς ἔστιν laquo ldquoNrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo οὐκ ἔστιν μὴ εἶναι

Lrsquoargumentation pour le montrer telle du moins qursquoil est possible drsquoen restituer les lineacuteaments drsquoapregraves les fragments reconstitueacutes semble ecirctre la suivante

A Sont drsquoabord affirmeacutes la thegravese geacuteneacuterale et fondamentale qui vient drsquoecirctre rappeleacutee et le rejet de sa neacutegation (frg II et III)

B Vient ensuite lrsquoexplicitation de cette double proposition Elle se fait en deux temps

1 Le premier temps concerne la proposition fondamentale laquo ldquoestrdquo est raquo exprimeacutee en II 3a et b Il nrsquoen reste que le court frg V et le premier vers du frg VI

2 Le second temps est consacreacute agrave la laquo reacutefutation raquo ἔλεγχον (VII 5) des affirmations que Parmeacutenide considegravere comme erroneacutees et qursquoil a formuleacutees en II 3b 5a et b Cette reacutefutation occupe les frg VI 2-9 et la totaliteacute du frg VII 1-6a

C La conclusion enfin eacutenumegravere longuement

1 les attributs de ἔστιν laquo est raquo (VIII 2a-18)

2 et ceux de sa composante essentielle τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo (VIII 19-51a)

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Chapitre II section A

Texte et traduction

A Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

[(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

B Explicitation

1 Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Frg V

ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

Frg VI 1

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo raquo ecirctre raquo

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2 Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

a) Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3

Frg VI 2-3

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφ΄ὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

b) Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν frg VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9

αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible

Frg VII

οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute

[ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses [lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

C Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51 a

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

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λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2 b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51 a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

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οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde

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μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes50 car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

50 La forme πάντῃ est celle que donne les eacuteditions du texte sans mentionner de divergences entre les manuscrits Elle reacuteapparaicirct au frg IV 3 Je le mentionne car agrave lrsquoinverse du LIDDELL SCOTT le BAILLY ne la connaicirct pas

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Chapitre II section B

Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Les frg II et III dont on peut supposer qursquoils ne font qursquoun et qursquoils ouvraient la

premiegravere partie du Poegraveme exposent drsquoentreacutee de jeu la thegravese geacuteneacuterale qui sera deacutefendue par la suite et rejettent la thegravese qui la nie

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

La thegravese est affirmeacutee sous la forme drsquoune alternative entre deux paires de propositions exclusives entre elles

‒ la premiegravere paire formuleacutee au vers 3 est ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι laquo que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

‒ la seconde eacutenonceacutee au vers 5 ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

1 Thegravese geacuteneacuterale

La premiegravere alternative ou plus exactement la seule alternative possible si lrsquoon veut avancer sur le chemin de la recherche est de penser laquo que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo Elle reacutesonne comme un principe une injonction premiegravere absolue et incontournable

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II 3a ὅπως ἔστιν laquo que ldquoestrdquo est raquo

Deux affirmations principales sont poseacutees

La premiegravere est que laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν est un eacutenonceacute qursquoil est donc le produit drsquoune eacutenonciation et qursquoil y a un eacutenonciateur En deacutetachant le syntagme ἔστιν de la chaicircne discursive habituelle pour le consideacuterer en lui-mecircme et en faire le sujet drsquoune proposition Parmeacutenide met drsquoabord en eacutevidence que lrsquoaffirmation est un fait de langue

La seconde affirmation est que ce ἔστιν relegraveve du constat Selon nos grammaires ἔστιν est la troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du verbe εἶναι laquo ecirctre raquo comme laquo est raquo en franccedilais

En tant qursquoindicatif preacutesent ndash nous devrions plutocirct dire en tant qursquoimperfectif51 ndash ἔστιν signifie que le procegraves eacutetat ou action est envisageacute comme effectif en acte

En tant que troisiegraveme personne de lrsquoindicatif selon lrsquoappellation de nos grammaires mais nous devrions dire comme lrsquoa fort bien analyseacute Benveniste52 en tant que non-personne ἔστιν signifie que le procegraves est eacutenonceacute comme un pur constat qursquoil est affirmeacute comme un deacuteictique comme lorsque par exemple nous disons laquo il pleut raquo le franccedilais ne pouvant cependant se dispenser drsquoexprimer un sujet laquo il raquo Crsquoest du reste la situation originelle conserveacutee pour tous les verbes que nous appelons impersonnels du type laquo il faut raquo laquo il pleut raquo etc La structure que nous analysons comme syntaxique eacutetait agrave lrsquoorigine parataxique En indo-europeacuteen et pendant longtemps dans les langues qui en deacuterivent il y avait seulement une apposition entre le verbe et lrsquoentiteacute concerneacutee par lrsquoaction exprimeacutee par le verbe Le verbe dit laquo il y a action de raquo et le terme placeacute agrave cocircteacute dit lrsquoentiteacute que cette action concerne Dire en franccedilais laquo le chien court raquo reacutesulte drsquoune transformation qui en latin ancien srsquoexprimait ainsi laquo il y a action de courir raquo (currit) laquo le chien raquo (canis) Du point de vue linguistique ἐστίν exprime le constat drsquoun fait reacuteel et en acte indeacutependant du sujet qui fait ce constat (il ne deacutepend pas de sa subjectiviteacute impression souhait ou regret volonteacute etc) Pour cette raison constater qursquoun fait nrsquoest pas se dit en grec avec la neacutegation οὐ

Du point de vue seacutemantique le fait important agrave souligner est que le verbe εἶναι est un thegraveme drsquoimperfectif et uniquement un thegraveme drsquoimperfectif Lagrave encore il convient de ne pas se laisser tromper par les tableaux que les grammaires de nos langues modernes nous mettent sous les yeux et qui associent des thegravemes verbaux qui nrsquoont pas de rapport entre eux53 Le verbe εἶναι nrsquoa pas de thegravemes drsquoaoriste ni de parfait Les formes qui figurent dans les grammaires sont emprunteacutees agrave un autre verbe γίγνομαι qui signifie laquo devenir raquo laquo naicirctre raquo Crsquoest la mecircme chose en latin en franccedilais et en bien drsquoautres langues Cela signifie que le fait drsquoexister qursquoil eacutenonce est perccedilu comme eacutetant en cours et non acheveacute quel qursquoen soit le mode

51 Nos grammaires franccedilaises distribuent les formes verbales entre modes (indicatif subjonctif conditionnel participe infinitif et participe) et temps (pour lrsquoindicatif preacutesent imparfait passeacute simple passeacute composeacute plus-que-parfait passeacute anteacuterieur futur simple futur anteacuterieur) Le grec plus fidegravele heacuteritier que le latin drsquoun eacutetat anteacuterieur de la langue englobait modes et temps dans une reacutepartition plus fondamentale lrsquoaspect laquelle opposait lrsquoimperfectif le perfectif et lrsquoaoriste Lrsquoimperfectif envisage lrsquoaction (ou procegraves) dans sa dureacutee et le parfait comme acheveacutee Lrsquoaoriste quant agrave lui lrsquoenvisage comme notion verbale pure crsquoest-agrave-dire en dehors de toute reacutealisation

52 Eacute BENVENISTE laquo Structure des relations de personnes dans le verbe raquo Problegravemes de linguistique geacuteneacuterale I p 228

53 Dans son Introduction agrave la meacutetaphysique (p 80 et s) M HEIDEGGER rapproche ainsi les trois racines indo-europeacuteennes es bhucirc et wes qui servent agrave former la conjugaison complegravete du verbe laquo ecirctre raquo

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(reacuteel irreacuteel eacuteventuel ou potentiel) Agrave lrsquoindicatif ἔστιν pris absolument crsquoest-agrave-dire sans sujet particulier exprimeacute sans ecirctre dit drsquoune chose particuliegravere exprime un eacuteternel ou si lrsquoon preacutefegravere un sempiternel preacutesent

Dire laquo ldquoestrdquo est raquo crsquoest reconnaicirctre et affirmer que toute eacutenonciation pour ecirctre vraie doit ecirctre soumise agrave un premier axiome dont on ne parle pas ou trop peu et que Parmeacutenide est le premier agrave poser le principe drsquoexistence Lrsquoexistence prise dans son acception la plus large et la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire sans lrsquoaffirmer de quelque chose de particulier et de concret est la donneacutee de fait au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible de remonter et sans laquelle rien ne peut ecirctre affirmeacute Elle relegraveve de lrsquoobjectiviteacute Elle est premiegravere

II 3b ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι laquo que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

Cette seconde proposition contient eacutegalement deux affirmations

La premiegravere est la mecircme que la preacuteceacutedente agrave savoir qursquoil srsquoagit drsquoun fait de langue un eacutenonceacute

La seconde en revanche signifie que la proposition laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι pour ecirctre eacutenonccedilable et eacutenonceacutee ne peut ecirctre tenue comme la preacuteceacutedente Lrsquoinexistence en tant que telle ne peut ecirctre affirmeacutee tout comme lrsquoexistence en tant que telle ne peut ecirctre nieacutee Il est certes possible de concevoir νοεῖν que ἔστιν laquo est raquo ne soit pas mais ce ne peut ecirctre qursquoun concept une vue de lrsquoesprit non la reacutealiteacute que lrsquoon peut constater Drsquoougrave lrsquoemploi par Parmeacutenide de lrsquoinfinitif et de la neacutegation μή En effet agrave la diffeacuterence de lrsquoindicatif qui exprime le fait comme un constat qui srsquoimpose lrsquoinfinitif eacutenonce ce mecircme fait comme envisageacute comme perccedilu par une subjectiviteacute qui lrsquoaffirme le pense ndash νοεῖ ndash le sait le veut etc drsquoougrave en grec son emploi apregraves de nombreux verbes de ce type Le fait nrsquoest pas eacutenonceacute dans son existence indeacutependante mais dans la saisie qursquoen fait un sujet Eἶναι ne renvoie donc pas drsquoabord agrave la chose elle-mecircme agrave laquo lrsquoecirctre raquo mais agrave la saisie de cette chose De mecircme la neacutegation devant lrsquoinfinitif εἶναι ne peut ici ecirctre que μή Il nrsquoy a aucun problegraveme agrave dire drsquoune chose particuliegravere qursquoelle nrsquoest pas οὐκ ἔστι agrave lrsquoindicatif οὐκ εἶναι agrave lrsquoinfinitif ou encore οὐκ ἐόν au participe Mais il est impossible de le dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale ou absolue Ce serait contradictoire Ce serait eacutegalement une situation absurde puisque le penser qui relegraveve lui-mecircme de lrsquoexister de ἔστιν se nierait lui-mecircme comme existant La neacutegation μή srsquoimpose comme la marque signifiant que lrsquoaffirmation οὐκ ἔστιν dite drsquoune maniegravere geacuteneacuterale est un pur concept et ne peut ecirctre qursquoun pur concept Crsquoest pour cela que Parmeacutenide eacutecrit laquo que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι et non pas laquo que ldquonrsquoest pasrdquo nrsquoest pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν οὐκ ἔστιν ou mecircme ὡς οὐκ ἔστιν οὐκ εἶναι En utilisant la proposition infinitive avec la neacutegation μή il veut signifier que lrsquoinexistence nrsquoa strictement aucune consistance qursquoelle nrsquoa drsquoautre forme drsquoexistence que celle drsquoun concept Elle relegraveve non du constat et de lrsquoobjectiviteacute mais de la subjectiviteacute pure Ce qui implique bien qursquoil y ait un eacutenonceacute une eacutenonciation et un locuteur

Penser et dire que laquo ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo crsquoest en reacutealiteacute affirmer au moins implicement en plus du principe drsquoexistence deux principes fondamentaux en eacutepisteacutemologie que sont les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction Si le principe drsquoidentiteacute et le principe de non-contradiction qui en est la forme neacutegative srsquoeacutenoncent habituellement ainsi laquo Ce qui est est ce qui nrsquoest pas nrsquoest pas raquo on peut dire que la formulation parmeacutenidienne srsquoen rapproche de tregraves pregraves En deacutetachant laquo est raquo de la chaicircne syntagmatique pour en faire le sujet drsquoune proposition Parmeacutenide ne fait pas que mettre en

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eacutevidence que lrsquoaffirmation est un fait de langue il veut signifier que lrsquoattribut nrsquoest pas seulement contenu dans le sujet il est le mecircme que le sujet54

II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin (il suit veacuteriteacute) raquo

Le vers 4 preacutecise que laquo est raquo est la seule voie possible pour que la recherche soit un laquo chemin de persuasion raquo πειθοῦς κέλευθος pour soi-mecircme et pour les autres pour que le chercheur devienne veacuteritablement laquo quelqursquoun qui sait raquo εἰδώς (I 3) que son discours puisse faire lrsquoobjet drsquoune laquo vraie creacuteance raquo πίστις ἀληθής (I 30) laquo Nrsquoest pas raquo ne saurait en ecirctre une

La raison en est donneacutee dans le second heacutemistiche lrsquoaffirmation laquo ldquoestrdquo est raquo laquo suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ ὀπηδεῖ Elle seule reacutepond au critegravere fondamental de toute recherche le vrai On peut en deacuteduire que lrsquoautre affirmation selon laquelle ndash laquo ldquonrsquoest pasrdquo serait raquo ndash suit lrsquoerreur

Si lrsquoaffirmation laquo ldquoestrdquo est raquo laquo suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ ὀπηδεῖ cela signifie que pour lrsquoEacuteleacuteate la veacuteriteacute nrsquoest pas au terme de la deacutemarche selon une conception qui ne sera pas absente dans la philosophie grecque ulteacuterieure Elle nrsquoest pas non plus une donneacutee de deacutepart une reacuteveacutelation premiegravere comme cela sera dans le judaiumlsme le christianisme lrsquoislam et en ce qui concerne Parmeacutenide dans les Mystegraveres auxquels il srsquooppose et entend substituer une voie de connaissance que nous qualifions aujourdrsquohui de scientifique Elle est agrave lrsquointeacuterieur de la deacutemarche elle-mecircme comme son exigence eacutepisteacutemique intrinsegraveque Elle en est le nom Lrsquolaquo opinion raquo doxa agrave lrsquoinverse de la laquo veacuteriteacute raquo deacutesigne un contenu un eacutenonceacute une proposition sur le reacuteel

Dans ce vers 4 le terme pour deacutesigner la voie est κέλευθος Il remplace ὁδός au vers 2 probablement pour des raisons meacutetriques et stylistiques ndash ne pas reacutepeacuteter ὁδός Lrsquoimportant agrave souligner est la force de cette nouvelle meacutetaphore de la laquo voie raquo agrave laquelle recourt Parmeacutenide et la place centrale qursquoelle occupe dans son Poegraveme Il est sans doute le premier agrave lrsquoemployer dans le champ de la recherche55 Elle est la meacutetaphore geacuteneacuterale qui commande tout le proegraveme dans lequel le mot ὁδός est mentionneacute 3 fois (I 2 5 27) et le terme κέλευθος 1 fois (I 11) Elle figure ici avec les deux termes dans le fragment II (2 et 4) et revient dans trois autres fragments de la premiegravere partie VI 3 VII 2 et 3 VIII 1 et 18 avec le terme ὁδός VI 9

54 Dans La Meacutetaphysique Γ 3 1005b 19-30 ARISTOTE deacutefinira ainsi le laquo principe raquo ἀρχή de non-contradiction laquo il est impossible que le mecircme appartienne et nrsquoappartienne pas en mecircme temps [20] agrave la mecircme chose et du mecircme point de vue (τὸ γὰρ αὐτὸ ἅμα ὑπάρχειν τε καὶ μὴ ὑπάρχειν ἀδύνατον τῷ αὐτῷ καὶ κατὰ τὸ αὐτό) [hellip] Il est impossible agrave quiconque de concevoir que la mecircme chose est et nrsquoest pas (ἀδύνατον γὰρ ὁντινοῦν ταὐτὸν ὑπολαμβάνειν εἶναι καὶ μὴ εἶναι) [hellip] [25]hellip Il est manifestement impossible agrave la mecircme personne de croire en mecircme temps [30] que le mecircme est et nrsquoest pas (φανερὸν ὅτι ἀδύνατον ἅμα ὑπολαμβάνειν τὸν αὐτὸν εἶναι καὶ μὴ εἶναι τὸ αὐτό) raquo (trad M-P DUMINIL et A JAULIN Aristote Meacutetaphysique p 153) Ce principe se reacutepandra en latin sous diverses formes comme par exemple idem non potest simul esse et non esse ou impossibile est idem simul esse et non esse

55 La paterniteacute en reviendrait-elle agrave XENOPHANE DE COLOPHON Dans une eacuteleacutegie il a eacutecrit agrave lrsquoadresse de PYTHAGORE laquo Une fois de plus je tiens un autre discours et je (te) montrerai la voie raquo (trad L BRISSON Diogegravene Laeumlrce Vies et doctrines des philosophes illustres p 969) ou laquo Agrave preacutesent je mrsquoavance vers un autre reacutecit et je vais en montrer le chemin raquo (trad L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 18) νῦν αὖτrsquoἂλλον ἒπειμι λόγον δείξω δὲ κέλευθον drsquoapregraves DIOGENE LAEumlRCE Vies et Doctrines VIII 36 Texte grec DIOGENES

LAERTIUS Lives of eminent philosophers edited with introduction by T DORANDI Cambridgehellip Cambridge University Press 2013 p 620 (cf DK 21 B 7 L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 19) Pour en deacutecider il faudrait ecirctre sucircr que cette eacuteleacutegie est anteacuterieure au Poegraveme et que PARMENIDE en a eu connaissance Il est agrave noter que le terme nrsquoest pas ὁδός mais κέλευθος un synonyme dont lrsquoEacuteleacuteate use eacutegalement trois fois (I 11 II 4 et VI 9)

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avec le mot κέλευθος Pratiquement tous les termes de connaissance ont une origine meacutetaphorique Celui de ὁδός laquo voie raquo est particuliegraverement approprieacute pour deacutesigner une recherche δίζησις digne de ce nom La meacutetaphore implique drsquoabord lrsquoideacutee un projet personnel la satisfaction drsquoun deacutesir en lrsquooccurrence lrsquoacquisition drsquoun savoir elle implique ensuite lrsquoideacutee drsquoune destination drsquoun objectif preacutecis la reacuteponse agrave une question preacutecise drsquoordre intellectuel Lrsquoideacutee de destination implique celle du choix On ne peut viser toutes les destinations agrave la fois Il nrsquoy a pas de savoir du Tout Il est forceacutement partiel Lrsquoimage de la voie implique encore celle de lrsquoitineacuteraire du parcours agrave accomplir en lrsquooccurrence le point de vue retenu et la meacutethode (la laquo discipline raquo) Ce qui est aussi un choix une limite Elle implique encore que lrsquoon dispose des moyens pour aller jusqursquoau bout en lrsquooccurrence lrsquooutillage intellectuel neacutecessaire Elle implique qursquoon la suive sans srsquoen eacutecarter crsquoest-agrave-dire en respectant scrupuleusement les exigences eacutepisteacutemiques sinon crsquoest lrsquoerrance image que Parmeacutenide eacutevoque en VI 5 (πλάττονται laquo ils errent raquo) et en VIII 54 (πεπλανημένοι εἰσίν laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo) Qui dit itineacuteraire nrsquoexclut pas la preacutesence drsquoobstacles agrave surmonter en particulier des obstacles drsquoordre eacutepisteacutemique Bref la meacutetaphore de la voie introduite par lrsquoEacuteleacuteate a connu depuis lors une belle posteacuteriteacute

2 Rejet de la neacutegation de la thegravese geacuteneacuterale

II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

Les principes drsquoexistence drsquoidentiteacute et de non-contradiction sont absolus et ne peuvent ecirctre enfreints sous peine de sombrer dans la confusion et ne rien pouvoir connaicirctre Crsquoest ce qursquoaffirme le vers 5 introduit par un ἠδ(έ) qui ici opposeacute au ἠμέν du v 3 a une valeur uniquement disjonctive laquo soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

Une lecture rapide baseacutee sur les apparences formelles pourrait laisser croire que les deux propositions du v 5 reprennent celles du v 3 dans le mecircme ordre pour en affirmer le contraire

v 3a ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε 3b καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit qursquoest laquo est raquo et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

v 5a ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε 5b καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

En reacutealiteacute la reprise se fait en chiasme 5a reprend 3b et 5b reprend 3a

v 3a ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε 3b καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit qursquoest laquo est raquo et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

v 5a ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε 5b καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

La proposition du v 5a exprime le contraire de celle du v 3b lrsquoinexistence y est affirmeacutee comme existence Et la proposition du v 5b affirme le contraire de celle du v 3a lrsquoexistence est deacuteclareacutee comme inexistence Propositions insoutenables lrsquoinexistence ne peut ecirctre affirmeacutee comme existence ni lrsquoexistence comme inexistence Crsquoest impossible en vertu mecircme des principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction On peut mecircme me semble-t-il y voir ici lrsquoaffirmation implicite du principe du tiers exclu selon lequel lorsque deux propositions sont contradictoires elles ne peuvent ecirctre ni vraies agrave la fois ni fausses agrave la fois et drsquoougrave son nom de

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tiers exclu il ne peut y avoir une troisiegraveme hypothegravese qui soit meacutediane entre les deux propositions

Si donc on tient ces propositions pour vraies on srsquoengage sur un laquo sentier raquo ἀταρπόν qui ne deacutebouche sur absolument aucune connaissance παναπευθέα neacuteologisme relevant du domaine eacutepisteacutemologique et composeacute par Parmeacutenide laquo qui ne peut absolument pas faire savoir raquo παν- laquo absolument raquo α- laquo ne pas raquo πευθέα laquo peut faire savoir raquo Parmeacutenide prend bien soin de rappeler et de preacuteciser que ce qui constitue une laquo impasse raquo οὐ hellip ἀνυστόν56 comme il lrsquoappelle nrsquoest pas le laquo non-ecirctre raquo ou laquo ce qui nrsquoest pas raquo comme on a lrsquohabitude de traduire τὸ μὴ ἐόν mais laquo ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas raquo Tὸ μὴ ἐόν nrsquoest pas τὸ οὐκ ἐόν La contradiction absolue qursquooppose Parmeacutenide nrsquoest pas entre la penseacutee et le reacuteel ndash on peut tregraves bien penser qursquoune chose qui est ne soit pas et qursquoune chose qui nrsquoest pas soit ndash mais gicirct au cœur de la penseacutee elle-mecircme Elle est logique La penseacutee ne peut connaicirctre ni exprimer ce qursquoelle pense comme nrsquoeacutetant pas οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις laquo car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse) ni lrsquoexprimer raquo (II 7 et 8) Autre faccedilon de dire le reacuteel auquel toute penseacutee doit faire reacutefeacuterence pour formuler une proposition vraie et qui est exprimeacute par le participe preacutesent du verbe ecirctre τὸ ἐόν fait deacutefaut dans les propositions 5a et 5b Lrsquoabsence de reacuteel ne saurait ecirctre comprise comme un reacuteel absent

Ce qui oppose les deux voies tient fondamentalement en ce que dans la premiegravere la penseacutee peut acceacuteder au vrai quand elle respecte des exigences eacutepisteacutemiques et qursquoelle se confronte au reacuteel agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν impliqueacute par le laquo ldquoestrdquo est raquo dans la seconde voie au contraire la penseacutee srsquoengage dans une impasse puisqursquoelle se libegravere des regravegles eacutepisteacutemiques et de la confrontation avec laquo ce qui est raquo pour prendre ce qursquoelle produit pour le reacuteel et donc confondre lrsquoexistence et lrsquoinexistence ou les prendre lrsquoun pour lrsquoautre

3 Un postulat preacutejudiciel la penseacutee

Tout se joue donc au niveau du laquo penser raquo νοῆσαι dont lrsquoexistence comme plus tard pour Descartes dont la probleacutematique retrouve et croise celle de Parmeacutenide57 est preacutealablement requise agrave toute recherche et connaissance

II 2 νοῆσαι laquo penser raquo

Pour Parmeacutenide il ne fait aucun doute que lrsquohomme est doteacute de la laquo faculteacute de penser raquo νόος (νοῦς en ionien-attique frg IV 1 VI 6 XVI 2) et que cette faculteacute est capable de connaicirctre et par la parole drsquoexprimer et de partager cette connaissance Mais cette faculteacute qui est individuelle mecircme si elle est commune agrave toute lrsquoespegravece humaine est marqueacutee par la subjectiviteacute58 Degraves qursquoun ecirctre humain saisit un fait aussi reacuteel et objectif soit-il il le saisit par la penseacutee laquelle est subjective laquo Opinion sur tout est fabriqueacutee raquo δόκος δrsquoἐπὶ πᾶσι

56 Ἀνυστός est lrsquoadjectif verbal du verbe ἀνύω qui signifie laquo faire aboutir raquo laquo amener agrave terme raquo

57 Dans sa Lettre agrave Clerselier DESCARTES donne plusieurs sens du mot laquo principe raquo Un de ces sens eacutecrit-il est laquo de chercher un Ecirctre lrsquoexistence duquel nous soit plus connue que celle drsquoaucuns autres en sorte qursquoelle nous puisse servir de principe pour les connaicirctre raquo [hellip] En ce sens laquo le premier principe est que notre Acircme existe agrave cause qursquoil nrsquoy a rien dont lrsquoexistence nous soit plus notoire raquo (Lettre agrave Clerselier DESCARTES Œuvres eacuted Ch ADAM et P TANNERIE IV 444)

58 Dans Les regravegles pour la direction de lrsquoesprit DESCARTES eacutenoncera comme huitiegraveme regravegle laquo Et drsquoabord nous remarquerons qursquoen nous lrsquointelligence seule est capable de connaicirctre mais qursquoelle peut ecirctre ou empecirccheacutee ou aideacutee par trois autres faculteacutes crsquoest agrave savoir lrsquoimagination les sens et la meacutemoire raquo

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τέτυκται avait deacuteclareacute Xeacutenophane de Colophon (DK 21 B 34 L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 54-5759) De ce fait la saisie du reacuteel dans lequel la penseacutee elle-mecircme est incluse devient probleacutematique Elle peut ecirctre exacte ou complegravetement erroneacutee Elle peut confondre reacuteel et imaginaire Nrsquoy a-t-il alors aucune issue

Parmeacutenide pense qursquoil y en a une Certes lrsquoopinion δόξα (δόκος chez Xeacutenophane de Colophon) est indeacutepassable Elle est constitutive de la penseacutee humaine Mais sa part drsquoimpreacutecision de doute et drsquoerreur peut ecirctre consideacuterablement reacuteduite La penseacutee tout drsquoabord nrsquoest pas renfermeacutee sur elle-mecircme Elle a un objet laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν mecircme lorsqursquoelle se donne elle-mecircme pour objet En second lieu il y a des regravegles qui srsquoimposent agrave elle aussi bien dans son rapport au reacuteel que par rapport agrave son propre fonctionnement Comme pour laquo est raquo et laquo nrsquoest pas raquo que lrsquoon coupe de la chaicircne parleacutee lrsquoacte de penseacutee ici deacutesigneacute par lrsquoinfinitif aoriste νοῆσαι plus loin au frg III par lrsquoinfinitif preacutesent νοεῖν doit ecirctre un geste reacutefleacutechi un geste sur lequel on revient pour ne pas se laisser pieacuteger par cette subjectiviteacute qui affecte la faculteacute intellectuelle En reacutefleacutechissant sur son propre exercice la penseacutee deacutecouvre des regravegles internes auxquelles elle doit se soumettre agrave savoir les principes drsquoexistence et de non-existence drsquoidentiteacute de non-contradiction ou mecircme du tiers exclu

Ce sont bien ces regravegles internes qursquoil invite agrave deacutecouvrir et auxquelles il engage agrave se soumettre lorsqursquoil deacutedouble en quelque sorte lrsquoacte de penser entre lui-mecircme et la deacuteesse θεά dont Parmeacutenide dit transmettre les propos qursquoil a lui-mecircme reccedilus de sa bouche (I 22-32 et II 1) Nous discuterons plus loin quand le moment sera venu pour savoir ce que repreacutesente exactement cette laquo deacuteesse raquo θεά si elle est la mecircme que la laquo deacutemone raquo δαίμων dont il est question au v 3 du proegraveme et au vers 3 du frg XII Ce que nous pouvons deacutejagrave noter ici est qursquoelle est la figure de la reacuteflexiviteacute de ce retour de la penseacutee sur elle-mecircme lorsqursquoelle est en acte Ce faisant elle objectivise et personnalise en quelque sorte les exigences eacutepisteacutemiques qui srsquoimposent agrave toute penseacutee en quecircte de veacuteriteacute Elle signifie que ces exigences transcendent le sujet eacutenonciateur qursquoelles ne sont pas la manifestation drsquoun moi singulier mais lrsquoexpression drsquoune grammaire eacutepisteacutemique universelle dont les regravegles sont agrave deacutecouvrir Le sujet connaissant nrsquoest pas lrsquoauteur de ces exigences Il doit les deacutecouvrir les reconnaicirctre et srsquoy soumettre il doit les laquo eacutecouter raquo ἀκούσας et les laquo assumer raquo κόμισαι (II 1) Ce agrave quoi justement srsquoattegravele Parmeacutenide

Mais lrsquoEacuteleacuteate ne fait pas que deacutecouvrir que la penseacutee pour saisir correctement laquo ce qui est raquo doit respecter certaines exigences eacutepisteacutemiques Il eacutetablit ou reconnaicirct un lien entre cette penseacutee et le langage Il associe lrsquoacte de penseacutee agrave un mode verbal lrsquoinfinitif Ce que reacutevegravele le fameux frg III

59 La datation des eacutecrits de XENOPHANE DE COLOPHON est tregraves incertaine comme du reste tout ce que lrsquoon sait de lui Il est neacute agrave Colophon tout pregraves drsquoEacutephegravese la ville drsquoHERACLITE et non loin de Phoceacutee dont PARMENIDE eacutetait originaire Il seacutejourna en Grande Gregravece Il eacutetait certainement plus ageacute que PARMENIDE (L REIBAUD situe sa naissance aux alentours de 570 av J-C et sa mort vers 475 av J-C Xeacutenophane de Colophon Œuvre poeacutetique p XIII) Par conseacutequent certains de ses eacutecrits peuvent avoir eacuteteacute concomitants voire posteacuterieurs au Poegraveme de PARMENIDE si du moins on retient la chronologie haute pour ce dernier ce que je pense pas CLEMENT

DrsquoA LEXANDRIE dit qursquoil laquo a donneacute son impulsion agrave lrsquoeacutecole eacuteleacuteatique raquo τῆς Ἐλεατικῆς ἀγωγῆς κατάρχει (Strom I 64) Selon ARISTOTE (Meacutetaphysique I 5 986 b 22) PARMENIDE aurait eacuteteacute son laquo eacutelegraveve raquo μαθητής information qursquoa reprise THEOPHRASTE (drsquoapregraves SIMPLICIUS in Phys frg 5 DIELS Doxographi Graeci p 480) affirmant que XENOPHANE aurait eacuteteacute le maicirctre διδάσκαλον de PARMENIDE Peut-ecirctre est-ce ce que reprend DIOGENE LAEumlRCE (IX 21) si lrsquoexpression laquo eut pour auditeur raquo (διήκουσε) a le mecircme sens que laquo a eu pour disciple raquo Sur le frg B 34 voir outre les remarques de L REIBAUD le commentaire de J H LESHER Xenophanes of Colophon p 155-169)

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4 Lien entre penseacutee et langage

Frg III hellip τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι laquo en effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo

Le frg III a eacuteteacute transmis isoleacutement du frg II parce que lrsquoon nrsquoa pas perccedilu le sens du propos de Parmeacutenide Rien nrsquointerdit de consideacuterer qursquoil concluait cette premiegravere deacutemonstration en en donnant lrsquoultime explication laquo en effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo On peut comprendre que le lecteur faute de signes diacritiques nrsquoait pas eacuteteacute alerteacute sur ce qui pouvait ecirctre mis en eacutevidence par la seule faccedilon de le dire Parmeacutenide nrsquoa pas davantage pris la peine de dire que ἔστιν est un indicatif et εἶναι un infinitif Du reste nous ne savons rien sur le meacutetalangage grammatical qui pouvait avoir cours agrave son eacutepoque dans lrsquoenseignement de la langue orale et eacutecrite Tout ce que nous savons est bien plus tardif Mais on ne saurait tirer argument de ce silence et de notre ignorance pour conclure agrave son inexistence Lrsquoart architectural offre un cas similaire ce nrsquoest pas parce qursquoon lrsquoignore que nrsquoa pas existeacute le vocabulaire technique extrecircmement preacutecis qui a permis la conception et la construction de tant de temples de theacuteacirctres et de bien drsquoautres monuments Nous ne saurons donc jamais si Parmeacutenide a eu une connaissance intuitive de ce que nous nous appelons agrave la suite des grammairiens anciens lrsquoindicatif ou lrsquoinfinitif ou srsquoil a repris ces cateacutegories agrave une grammaire drsquoenseignement existant agrave son eacutepoque La trouvaille capitale qursquoil a faite en revanche fut de percevoir le lien eacutetroit qui unit la penseacutee et le langage Il perccedilut qursquoil y a des correspondances entre la premiegravere et la seconde qursquoil y a des laquo cateacutegories de langues raquo qui sont en mecircme temps des laquo cateacutegories de penseacutee raquo pour reprendre les termes du titre drsquoune eacutetude drsquoEacutemile Benveniste qui a beaucoup irriteacute les philosophes60 Impossible reacutetorquera-t-on Parmeacutenide aurait eacuteteacute le seul agrave faire cette deacutecouverte des siegravecles avant tous les autres et sans en laisser drsquoautres traces plus explicites Mais le fait est lagrave Il en a eu conscience en teacutemoigne le proegraveme dans lequel en un langage meacutetaphorique compliqueacute mais clair quant agrave sa signification geacuteneacuterale il veut faire comprendre qursquoil a franchi un seuil capital sur le chemin de la connaissance ou plutocirct qursquoil faisait franchir le seuil neacutecessaire et ultime qui fait acceacuteder au siegravege de la penseacutee Le premier il a reconnu qursquoil y a une eacutequivalence entre laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν et laquo ecirctre raquo εἶναι

En donnant laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν comme eacutequivalent de laquo ecirctre raquo εἶναι lrsquoEacuteleacuteate exprime drsquoabord de faccedilon aussi nette que concise la valeur de lrsquoinfinitif Eἶναι est agrave la fois ce concept et cette forme linguistique de ἐστίν quand lrsquoesprit le laquo pense raquo νοεῖ et lrsquolaquo eacutenonce raquo λέγει ou φράζει Preacutecisons enfin que le grec distingue nettement entre deux situations dans cette saisie

‒ la premiegravere est celle ougrave le sujet entend dire que la reacutealiteacute qursquoil saisit est envisageacutee comme reacuteelle et objective Dans ce cas qui rejoint celui de lrsquoindicatif la neacutegation sera οὐ

‒ La seconde est celle ougrave le sujet met lrsquoaccent non pas sur la reacutealiteacute saisie mais sur la saisie elle-mecircme en tant que subjective Dans ce cas la neacutegation sera μή

Dans le frg III du Poegraveme il nrsquoy a pas de neacutegation exprimeacutee Mais lrsquoeacutequivalence qui est faite entre νοεῖν ἐστίν et εἶναι vient conclure une longue phrase dans laquelle cette eacutequivalence est donneacutee comme positive quand on tient que laquo est raquo est (v 3a) il y a bien une reacutealiteacute objective que la penseacutee saisit et que lrsquoinfinitif exprime mais qui est neacutegative quand on tient que laquo nrsquoest pas raquo est (v 3b et 5a) ou que laquo est raquo nrsquoest pas (v 5b) dans ce cas la subjectiviteacute

60 Eacute BENVENISTE laquo Cateacutegories de penseacutee et cateacutegories de langue raquo in Eacute BENVENISTE Problegravemes de linguistique geacuteneacuterale I p 63

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qursquoimplique la penseacutee lrsquoemporte sur lrsquoobjectiviteacute Lrsquoerreur fondamentale que commettent ceux qui prennent lrsquoun pour lrsquoautre laquo est raquo et laquo nrsquoest pas raquo est drsquooublier le travail de la penseacutee ils confondent ἐστίν et εἶναι Ils confondent οὐ et μή Ils ne voient pas que εἶναι est la cateacutegorie dans laquelle ἐστίν est saisie par la penseacutee degraves lors que celle-ci le pense La porte est alors ouverte agrave la meacuteprise et agrave la confusion Crsquoest parce qursquoil y a le laquo penser raquo νοεῖν qursquoil est aussi possible de se tromper de confondre lrsquoinexistence avec lrsquoexistence

Ainsi le frg III drsquoobscur ou drsquoaberrant qursquoil pouvait paraicirctre coupeacute de son contexte prend toute sa force conceptuelle et eacutenonce le principe eacutepisteacutemologique qui fonde le propos du frg II Ἔστιν est le fait ultime et irreacuteductible auquel Parmeacutenide parvient au terme de sa quecircte de lrsquooriginaire fait agrave partir duquel il est deacutesormais possible de soumettre agrave lrsquoexamen la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire le reacuteel au travers de ce que lrsquoon en pense et de ce que lrsquoon en dit examen qui eacutetait affirmeacute dans les derniers vers du proegraveme sur lesquels je reviendrai dans le dernier chapitre et qui est encore explicitement affirmeacute dans le frg V

5 Muthos

II 1 μῦθος laquo exposeacute raquo

Le terme μῦθος employeacute ici (II 1) et en VIII 1 ne doit pas donner le change Il participe du jeu de recouvrement et de substitution qursquoopegravere Parmeacutenide par rapport au discours religieux particuliegraverement agrave celui des Mystegraveres Srsquoil convient dans la bouche de la deacuteesse il nrsquoest autre que le λόγος tel qursquoon lrsquoentend deacutesormais dans la bouche des savants-philosophes depuis Heacuteraclite agrave savoir laquo la fonction de deacutesigner de maniegravere geacuteneacuterique ce type de raisonnement et drsquoargumentation rationnelle qui caracteacuterise les travaux savants ou scientifiques raquo61 Comme pour Heacuteraclite le logos laquo nrsquoest rien drsquoautre que le moyen par lequel on atteint une certaine connaissance du tout Le logos deacutesigne le processus psychique et cognitif par lequel on atteint la connaissance de tous les objets raquo62

61 J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments p 64 HERACLITE est contemporain de PARMENIDE Il serait drsquoune vingtaine drsquoanneacutees son cadet si lrsquoon retient une datation haute pour PARMENIDE agrave peu pregraves du mecircme acircge si lrsquoon opte pour la chronologie basse Il veacutecut agrave Eacutephegravese agrave environ 70 km agrave vol drsquooiseau au sud de Phoceacutee ougrave peut-ecirctre PARMENIDE naquit et dont en tout cas il eacutetait originaire Il ne connaissait pas le Poegraveme de PARMENIDE En revanche PARMENIDE a certainement lu son ouvrage

62 Ibid p 68

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Chapitre II section C

Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Le frg V drsquoun vers et demi seulement est tout ce qui reste avec le premier vers du frg

VI du deacuteveloppement qui devait ecirctre consacreacute agrave lrsquoexplicitation et agrave la justification de la premiegravere proposition eacutenonceacutee en II 3a laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν

Frg V ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore) raquo

Ce frg V donne une indication preacutecieuse sur la faccedilon dont Parmeacutenide a compris sa recherche Il preacutecise que ἔστιν est le point ultime auquel on parvient dans la quecircte de lrsquointelligence des choses point agrave partir duquel il est ensuite possible drsquoengager toute recherche et auquel il faut sans cesse revenir Sont pointeacutees ici de maniegravere implicite les deux notions drsquooriginaire et drsquoorigine Lrsquooriginaire est ce que lrsquoon vise comme eacutetant lrsquoexplication ultime pour une question que lrsquoon se pose explication au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible drsquoaller plus loin Comme tel il est inaccessible car tout questionnement est soumis agrave la regravegle du regressus ad infinitum de la reacutegresssion agrave lrsquoinfini Mais si le questionnement est fermeacute preacutecis non ouvert sur lrsquoindeacutefini srsquoil porte seulement sur la base ultime dont il faut srsquoassurer pour produire par exemple un discours vrai il devient alors possible drsquoarrecircter la deacutemarche quand cette base a eacuteteacute trouveacutee Elle est alors transformeacutee en origine en point de deacutepart reacuteel agrave partir duquel un discours peut ecirctre construit et auquel il faut revenir sans cesse pour srsquoassurer qursquoil nrsquoy a pas de deacuteviance ni drsquoerrance63 Parmeacutenide pense avoir trouveacute ce point ultime en ἐστίν constateacute et eacutenonceacute Ἔστιν est ce qui permet drsquoeacutetablir le vrai en discriminant entre les laquo opinions raquo δοκοῦντα ou δόξαι tacircche annonceacutee dans les deux derniers vers du proegraveme

Ξυνόν affirme trois choses

‒ que ἔστιν est le point commun du reacuteel de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν dont il va ecirctre question par la suite

‒ que ἔστιν est le point commun de toute penseacutee νόημα ou νοεῖν laquelle sous la forme de la laquo raison raquo λόγος comme lrsquoa eacutecrit Heacuteraclite est ce qui est commun agrave tous laquo Ceux qui parlent de faccedilon reacutefleacutechie ξὺν νῷ doivent neacutecessairement srsquoappuyer sur ce qui est commun ξὺνῷ agrave toushellip raquo laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun ξὺνῷ mais alors que la raison est en commun ξυνοῦ la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une reacuteflexion particuliegravere raquo64

63 On ne peut ici eacuteviter de penser agrave Descartes et agrave son cogito comme premiegravere veacuteriteacute qui srsquoimpose agrave lrsquoesprit de maniegravere immeacutediate et indubitable et agrave partir de laquelle il est possible de deacuteduire toute autre reacutealiteacute

64 Texte et Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 1191 et 2 p 300 (DK 22 B 114 et B 2 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57 et 7)

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‒ que ἔστιν est enfin le point commun du reacuteel et du penser il fonde et assure leur rencontre Crsquoest ce qursquoaffirmera plus loin je crois les v 34-36 du frg VIII

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] Οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμὲνον ἔστιν Car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est exprimeacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖν tu ne trouveras ce laquo penser raquo

Crsquoest parce qursquoil rassemble ces trois fonctions que ἔστιν peut ecirctre consideacutereacute et affirmeacute comme le laquo cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive raquo ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ (I 29)65

Crsquoest donc agrave ce ἔστιν qursquoil faut revenir sans cesse pour veacuterifier si le propos que lrsquoon tient est toujours valide et sur lequel Parmeacutenide ne cesse de revenir dans la premiegravere partie du Poegraveme laquo agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore raquo τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις (V 2)

Frg VI 1 χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoeacutetantrdquo ldquoecirctrerdquo car ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo

Le premier vers du frg VI doit certainement conclure la justification que la voie laquo est raquo est la seule valide Sa lecture est difficile non en raison du sens des mots mais agrave cause de lrsquoabsence de syntaxe qui les relie En teacutemoigne lrsquoembarras des traducteurs En voici quelques exemples en franccedilais66

B Cassin laquo Voici ce qursquoil est besoin de dire et penser est en eacutetant car est ecirctre raquo p 81

M Conche laquo Il faut dire et penser lrsquoeacutetant ecirctre car il y a ecirctre raquo p 100

L Couloubaritsis laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoCe qui est preacutesentrdquo (Eon) est car il est ecirctre raquo p 542

J Fregravere laquo Il faut dire et penser ceci lrsquoecirctre est car il est possible drsquoecirctre raquo p 146

J Bollack laquo Ce qui est utile crsquoest de dire que ceci est eacutetant et de penser ainsi ceci car il y a moyen qursquoil soit raquo p 121

Pour faire droit agrave cette absence de syntaxe jrsquoai proposeacute dans le chapitre I de voir dans ce vers le mecircme mode drsquoexpression brachylogique que dans bien drsquoautres passages du Poegraveme et de lire les quatre formes verbales ἐόν ἔμμεναι ἔστι et εἶναι comme des autonymes Celles-ci forment deux paires dont les termes entretiennent en chacune les mecircmes rapports mecircme srsquoils ne sont pas expliciteacutes drsquoougrave lrsquointroduction de barres obliques dans ma traduction laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoeacutetantrdquo ldquoecirctrerdquo car ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo

Le mieux est de partir de la proposition formuleacutee en fin de vers ἔστι γὰρ εἶναι puisqursquoelle donne lrsquoexplication de la proposition preacuteceacutedente ἐὸν ἔμμεναι Lrsquoexpression reprend le frg III dans lequel lrsquoidentification a eacuteteacute faite entre laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo Il

65 Remarque compleacutementaire Πάλιν hellip αὖθις BOLLACK veut voir en ces deux mots des valeurs distinctes Lrsquoemploi de ces deux mots qui ont le mecircme sens est freacutequent en grec Il correspond agrave notre laquo encore et encore raquo laquo Est raquo est la reacutefeacuterence fixe agrave laquelle PARMENIDE dit qursquoil reviendra sans cesse et agrave laquelle il soumettra toute penseacutee et affirmation

66 On trouvera un panel de traductions franccedilaises et eacutetrangegraveres dans M CONCHE p 101-103

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me semble qursquoil faut la comprendre ainsi laquo εἶναι est ἔστιν raquo laquo ldquoecirctrerdquo est ldquoestrdquo raquo en tant que celui-ci est penseacute

Or srsquoil y a correspondance entre ἐστίν et εἶναι en tant que le second est la saisie conceptuelle du premier il y a aussi la mecircme correspondance entre ce εἶναι remplaceacute dans la premiegravere partie du vers pour des raisons meacutetriques par la forme dorienne ou eacuteolienne ἔμμεναι et le participe preacutesent ἐόν Ἔμμεναι est agrave ἐόν ce que εἶναι est agrave ἔστιν Il y a bien un reacuteel ἐόν compris ici selon la mecircme geacuteneacuteraliteacute que ἔστιν que la penseacutee saisit lorsqursquoelle pense comme il faut χρὴ La relation entre les deux termes ἐόν et ἔμμεναι est elliptique comme dans la proposition explicative qui suit Le participe imperfectif ἐόν sans article ne deacutesigne pas une chose existante particuliegravere ni mecircme lrsquoecirctre en geacuteneacuteral car cela excluerait le penser et le dire de ce qui est mais drsquoune maniegravere la plus geacuteneacuterale possible laquo qui est raquo

La conclusion que donne ce vers agrave lrsquoexplicitation de laquo ldquoestrdquo est raquo introduit pour nous aujourdrsquohui deux nouveauteacutes dont il a tregraves vraisemblablement eacuteteacute question dans le passage perdu

La premiegravere est le parler λέγειν que lrsquoEacuteleacuteate place aux cocircteacutes du penser νοεῖν les mettant sur le mecircme plan Agrave vrai dire le parler a deacutejagrave eacuteteacute au moins implicitement affirmeacute dans le ἔστιν comme le dire deacuteictique de lrsquoeacutevidence reacutefeacuterence premiegravere de toute diction du vrai qursquoelle soit immeacutediate ou meacutediatiseacutee par un instrument ou un concept Ici il srsquoagit drsquoun dire au sens second comme le μῦθος de la deacuteesse (II 1) un dire qui est lrsquoexpression drsquoune penseacutee et qui en conseacutequence peut eacutenoncer du faux aussi bien que du vrai comme cela a eacuteteacute dit agrave la fin du frg II οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις laquo car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse) ni lrsquoexprimer raquo Φράζειν est un synonyme de λέγειν

La seconde nouveauteacute est lrsquointroduction de ce troisiegraveme mode du verbe εἶναι celui du participe preacutesent ἐόν laquo qui est raquo Lrsquoapparition de ce ἐόν pour fugitive qursquoelle soit en consideacuteration de ce qui nous reste de cette section du Poegraveme est capitale En fait crsquoest la seconde occurrence Parmeacutenide avait deacutejagrave employeacute cette forme participiale avec lrsquoarticle mais de maniegravere neacutegative agrave la fin du frg II que je viens justement de citer Il y reviendra longuement dans la conclusion de la premiegravere partie frg VIII 19-51a pour en deacutecrire les multiples caracteacuterisques et dans le frg IV qui se rattache certainement agrave la seconde partie Si lrsquoinfinitif εἶναι renvoie agrave la saisie subjective et conceptuelle de ἔστιν le participe ἐόν renvoie agrave la saisie objective et pourrait-on dire mateacuterielle de ce mecircme ἔστιν Il est le reacutefeacuterent agrave la fois interne agrave ἔστιν et externe agrave lrsquoeacutenonciateur sans lequel ἔστιν serait une coquille vide un pur concept Sans cette confrontation la penseacutee se mouvrait dans son propre monde dans cet ideacutealisme que lrsquoon a malencontreusement precircteacute agrave Parmeacutenide Τὸ ἐόν ne deacutesigne pas laquo lrsquoEcirctre raquo comme concept geacuteneacuteral et absolu mais le reacuteel dans ce qursquoil a de plus concret

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Chapitre II section D

Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

Apregraves la justification de laquo est ldquoestrdquo raquo devait suivre la laquo reacutefutation raquo ἔλεγχον (VII 5)

des deux thegraveses lieacutees entre elles et consideacutereacutees comme insoutenables agrave savoir celle qui considegravere que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo rejeteacutee en II 3b et formuleacutee en II 5a et celle qui eacutenonceacutee en II 5b affirme au contraire que laquo est raquo nrsquoest pas Parmeacutenide commence par eacutecarter la premiegravere thegravese qursquoil appelle ici laquo la premiegravere voie de recherche raquo (v 2-3) puis reprenant les deux thegraveses du v 5 du frg II il les regroupe en une seule parce que les tenants de ces deux thegraveses pensent que laquo ecirctre et ne pas ecirctre sont le mecircme et non le mecircme raquo

1 Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo VI 2-3

Frg VI 2-3 μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφrsquoὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

VI 2a μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν laquo Mais ldquo rien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo

Comme pour le v 1 la compreacutehension de ces premiers mots du second vers fait difficulteacute comme le montrent ces quelques exemples de traduction

B Cassin laquo Mais rien nrsquoest pas raquo p 81

M Conche laquo et rien il nrsquoy a pas raquo p 100

J Fregravere laquo et il nrsquoest pas possible que soit ce qui nrsquoest rien raquo p 146

L Couloubaritsis laquo alors que le neacuteant nrsquoest pas raquo p 542

J Bollack laquo pour le rien il nrsquoy a pas moyen qursquoil soit raquo p 121

Cette proposition srsquooppose agrave la fois agrave lrsquoaffirmation preacuteceacutedente ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo et au deacuteveloppement qui preacutecegravede sur lrsquoexplicitation que laquo ldquoestrdquo est raquo Ce que marque le δrsquo (pour δέ) laquo mais raquo apregraves μηδέν

Opposeacutee agrave ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo qursquoelle reprend de maniegravere neacutegative cette proposition est construite de la mecircme maniegravere Crsquoest pourquoi je pense qursquoil faut sous-entendre εἶναι apregraves μηδέν μηδὲν δrsquo[se εἶναι] οὐκ ἔστιν laquo mais ldquorien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo Le rapport entre les deux termes laquo rien nrsquoecirctre raquo et laquo nrsquoest pas raquo est analogue agrave celui qursquoil y a entre laquo est raquo et laquo ecirctre raquo mais avec une diffeacuterence capitale si laquo εἶναι est ἐστίν raquo laquo ldquoecirctrerdquo est ldquoestrdquo raquo en tant que celui-ci est penseacute et renvoie agrave un reacuteel μηδὲν εἶναι laquo rien nrsquoecirctre raquo οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo crsquoest-agrave-dire ne peut avoir drsquoautre mode drsquoexistence que conceptuel Crsquoest une penseacutee sans contenu ou plutocirct une penseacutee qui a pris pour objet reacuteel le concept que sa rencontre avec lrsquoobjet reacuteel a fait naicirctre laquo Rien nrsquoecirctre raquo est agrave entendre comme si lrsquoon disait laquo que rien ne soit raquo Crsquoest une pure hypothegravese On remarquera ici la preacutesence de la neacutegation

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μή contenue dans μηδέν conformeacutement agrave ce que jrsquoai dit dans le chapitre preacuteceacutedent sur la distinction entre les neacutegations οὐ et μή Lrsquoinexistence en tant que telle nrsquoa pas drsquoautre contenu que conceptuel

Si rejetant le parallegravelisme entre la premiegravere proposition du v 2 ndash μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν laquo rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo ndash et la derniegravere du v 1 ndash ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo ndash on ne consideacuterait plus le ἔστιν comme un autonyme mais comme un verbe dont le sujet serait μηδὲν laquo rien raquo le sens geacuteneacuteral de la proposition ne serait pas modifieacute Lrsquoargumentation perdrait seulement de sa force

VI 2b-3 τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα laquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφrsquoὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche raquo

La fin du v 2 et le v 3 explicitent seulement le deacutebut du vers 2 comme lrsquoa bien vu B Cassin (p 166) laquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche raquo laquo Rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo est ce que Parmeacutenide et avec lui quiconque cherche agrave acqueacuterir une vraie connaissance se doivent de meacutediter Cette thegravese est qualifieacutee de laquo premiegravere voie raquo Cette laquo premiegravere voie raquo en reacutealiteacute une impasse a eacuteteacute deacutefinie au frg II 5a comme la seconde voie celle qui est agrave ne pas suivre ὡς οὐκ ἔστιν laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est raquo Pour comprendre le raisonnement de Parmeacutenide il est neacutecessaire de reprendre sous la forme affirmative ce qursquoil vient drsquoeacutenoncer de maniegravere neacutegative Lrsquohomme reacutefleacutechi dit de maniegravere neacutegative laquo rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo Lrsquoirreacutefleacutechi preacutetend affirmer de maniegravere positive laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo La deacuteesse alias la raison impose de srsquoeacutecarter de cette pseudo-voie

La conjecture de Diels qui complegravete le vers 3 par εἴργω laquo jrsquoeacutecarte raquo est tout agrave fait plausible Elle srsquoinspire du v 2 du fragment suivant le frg VII 2

2 Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9 αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible La seconde voie ou impasse dont la deacuteesse veut eacutecarter Parmeacutenide est celle qursquoelle a

eacutenonceacutee dans le frg II v 5b et qui est lrsquoautre versant de la mecircme confusion ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι laquo qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

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La suite du fragment porte sur cette double erreur Les mortels meacutelangent et confondent ce qui est avec ce qui nrsquoest pas et ce qui nrsquoest pas avec ce qui est ne respectant pas ce que lrsquoon appellera plus tard les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction dont Parmeacutenide donne ici une formulation qui eacutevoque celle que donnera Aristote67 τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo (VI 8-9) Ici la neacutegation est οὐ et non μή car les mortels prennent position sur le reacuteel Ils ne se rendent pas compte qursquoils posent un acte conceptuel et confondent cet acte avec le reacuteel En affirmant drsquoun cocircteacute que οὐκ ἔστιν laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et de lrsquoautre ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ils meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes de κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε laquo sourds en mecircme temps qursquoaveugles raquo (VI 7) de τεθηπότες laquo heacutebeacuteteacutes raquo (VI 7) et ce qui reacutevegravele les deux formes de la mecircme impasse de βροτοὶ εἰδότες οὐδέν δίκρανοι laquo mortels biceacutephales qui ne savent rien raquo (VI 4-5) ou drsquoἄκριτα φῦλα laquo races qui ne discernent pas raquo (VI 7) Leur (faux) laquo chemin raquo κέλευθος (VI 9) peut donc lui aussi ecirctre qualifieacute de laquo reacuteversible raquo παλίντροπος

Parmeacutenide peut conclure sa reacutefutation des fausses voies ainsi

Frg VII οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute [ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses [lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

La traduction du premier vers apparaicirctra plus comme une paraphrase que comme une traduction proprement dite laquo Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses ltqui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo Mais je nrsquoai pas trouveacute de meilleure solution pour rendre la nette opposition qui est faite entre εἶναι et μὴ ἐόντα Tous les commentateurs en effet traduisent comme srsquoil y avait οὐκ ἐόντα68 La neacutegation est μή et ne peut ecirctre que μή lorsqursquoil srsquoagit de nier non pas une chose deacutetermineacutee mais comme ici le reacuteel consideacutereacute dans sa plus grande geacuteneacuteraliteacute Elle oblige agrave comprendre le syntagme μὴ ἐόντα laquo des choses saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo et non laquo des choses qui ne sont pas raquo Si cette observation est juste εἶναι doit alors ecirctre compris comme preacuteceacutedemment laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἐστίν et non comme une simple affirmation drsquoexistence Drsquoougrave ma traduction laquo ecirctre consideacutereacutees comme reacuteelles des choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo Parmeacutenide nrsquoexprime pas une tautologie mais une impossibiliteacute logique en mecircme temps

67 Voir plus haut note 54

68 Par exemple M CONCHE traduit εἶναι μὴ ἐόντα par laquo des non-eacutetants ecirctre raquo p 115 B CASSIN par laquo ecirctre des non-eacutetants raquo p 85 D OrsquoBRIEN et J FRERE par laquo des non-ecirctres sont raquo Le Poegraveme de Parmeacutenide p 32 Cette traduction est reprise dans J FRERE p 143-152 L COULOUBARITSIS par laquo faire ecirctre les choses qui ne sont pas dans le preacutesent raquo p 543 A VILLANI par laquo les choses qui ne sont pas agrave ecirctre raquo Parmeacutenide Le poegraveme p 34 J BOLLACK par laquo faire que soient les choses qui ne sont pas raquo p 137 etc

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qursquoontologique Il y aurait contradiction agrave penser le contraire Il peut donc affirmer en toute assurance que cela laquo ne risque pas drsquoecirctre un jour dompteacute raquo mecircme si certains qursquoil a qualifieacutes de laquo mortels biceacutephales raquo ou de laquo races qui ne discernent pas raquo pensent pouvoir le faire en brisant les liens de la logique la plus eacuteleacutementaire Ici peut-on le remarquer au passage lrsquoEacuteleacuteate affirme agrave nouveau avec clarteacute les principes de non-contradiction et drsquoidentiteacute qursquoil a deacutejagrave eacutenonceacutes dans les fragments preacuteceacutedents II et VI et qursquoil reprendra en VIII 29

Ce nrsquoest pas ainsi que Platon dans Le Sophiste (237a et s) interpregravetera ce premier vers du frg VII si du moins lrsquoon en juge par les traductions Auguste Diegraves le traducteur du livre dans Les Belles Lettres traduit ce vers laquo Non jamais tu ne plieras de force les non-ecirctres agrave ecirctre raquo69 N-L Cordero quant agrave lui rend ainsi ce vers dans la traduction franccedilaise des Œuvres complegravetes de Platon dirigeacutee par L Brisson laquo Que ceci ne soit jamais imposeacute qursquoil y a des choses qui ne sont pas raquo70 Aristote citera eacutegalement ce vers dans une critique des Platoniciens qui ont laquo cru que tous les ecirctres nrsquoen formeraient qursquoun seul agrave savoir lrsquoEcirctre lui-mecircme si on nrsquoarrivait pas agrave reacutesoudre et agrave reacutefuter lrsquoargument de Parmeacutenide Car jamais on ne fera que ce qui est nrsquoest pas Il eacutetait donc croyait-on neacutecessaire de montrer que le Non-Ecirctre est raquo71

Dans la suite du fragment Parmeacutenide opegravere de la mecircme faccedilon que dans le fragment preacuteceacutedent Il reprend la sentence neacutegative du premier vers de maniegravere positive crsquoest-agrave-dire agrave partir de ceux qui considegraverent comme reacuteelles des choses qursquoils saisissent pourtant comme nrsquoeacutetant pas agrave savoir ceux qui suivent la seconde voie en fait ceux qui srsquoengagent dans une impasse La deacuteesse alias la raison le pousse agrave laquo eacutecarter sa penseacutee de cette voie de recherche raquo (v 2) pratiqueacutee par des personnes qui cette-fois ci sont ne sont plus deacutecrites comme laquo sourdes raquo laquo aveugles raquo ou laquo heacutebeacuteteacutees raquo (VI 7) mais comme dirigeant leur regardhellip dans le vague ndash lrsquoopposition entre νωμᾶν laquo diriger raquo et ἄσκοπον laquo sans objectif raquo relegraveve de lrsquooxymore et souligne la contradiction interne du propos des preacutetendus laquo savants raquo εἰδότες ndash nrsquoentendant et ne prononccedilant que des bruits confus crsquoest-agrave-dire inarticuleacutes parce que non soumis agrave la raison (λόγος)

Lrsquoadjectif composeacute πολύπειρον du v 3 fait difficulteacute Sans doute est-il une creacuteation de Parmeacutenide Il est pense-t-on composeacute de lrsquoadverbe πολύ qui signifie laquo beaucoup raquo et de -πειρον fait sur le thegraveme du substantif πεῖρα laquo expeacuterience raquo LrsquoEacuteleacuteate use assez souvent du preacutefixe πολύ On en compte six autres exemples dans ce qui nous reste du Poegraveme dont trois ont sans doute eacuteteacute forgeacutes par lui (le second le troisiegraveme et le cinquiegraveme)

‒ πολύφημος laquo aux multiples discours raquo (I 2)

‒ πολύφραστος laquo si reacutefleacutechi raquo (I 4)

‒ πολύποινος laquo qui chacirctie fort raquo (I 14)

‒ πολύχαλκος laquo tregraves cuivreacute raquo (I 18)

‒ πολύδηρις laquo eacuteminemment eacuteristique raquo (VII 5)

‒ πολύκαμπτος laquo aux courbes multiples raquo ou si on prend lrsquoautre version πολύπλαγκτος laquo qui erre ou fait errer de tous cocircteacutes raquo (XVI 1)

La forme πολύπειρον peut aussi bien ecirctre entre autres un nominatif neutre singulier qursquoun accusatif feacuteminin singulier Lrsquoadjectif peut donc tout autant srsquoaccorder agrave ἔθος laquo coutume raquo

69 PLATON Le Sophiste trad A DIES p 237

70 PLATON Le Sophiste trad N-L CORDERO p 1836

71 ARISTOTE La Meacutetaphysique traduction J TRICOT II p 807-808

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laquo habitude raquo qui est un neutre qursquoagrave ὁδόν laquo voie raquo feacuteminin Mais le sens de laquo riche en expeacuteriences raquo qui est agrave la base de toutes les traductions et que chacun srsquoaccorde agrave rattacher agrave ἔθος a en lui-mecircme une connotation positive qui ne convient pas au contexte ici ni lrsquolaquo habitude raquo ni la laquo voie raquo en question ont quelque creacutedit aux yeux de la deacuteesse alias la raison Elles sont agrave rejeter vigoureusement Aussi bien retiendrais-je plutocirct le sens drsquolaquo essai raquo ou de laquo tentative raquo qursquoattestent aussi πεῖρα et bien drsquoautres termes qui sont faits en grec sur la mecircme racine et je rattacherais lrsquoadjectif agrave ὁδόν plutocirct qursquoagrave ἔθος La voie a beaucoup eacuteteacute essayeacutee et pratiqueacutee au point que cette tentative est devenue une habitude mais elle nrsquoa jamais abouti elle est οὐκ ἀνυστόν laquo sans issue raquo laquo une impasse raquo (II 7)

Une premiegravere conclusion peut degraves lors ecirctre tireacutee lrsquoideacutee que cette voie qui repose sur lrsquoaffirmation que laquo est raquo nrsquoest pas et que laquo nrsquoest pas raquo est a deacutesormais reccedilu sa reacutefutation ἔλεγχον Celle-ci est qualifieacutee de πολύδηριν laquo qui donne lieu agrave beaucoup de combats raquo (VII 5) terme que faute drsquoen trouver de plus pertinents jrsquoai rendu en franccedilais par lrsquoadjectif laquo eacuteristique raquo repris agrave un terme grec ulteacuterieur agrave Parmeacutenide ἐριστικός laquo relatif agrave la controverse raquo Il srsquoagit bien drsquoune rude bataille agrave mener tant les partisans de la voie-impasse ne sont pas disposeacutes agrave en sortir mais porteacutes agrave deacutefendre leurs positions Deux traits sont agrave remarquer Le premier est lrsquousage du terme λόγος la laquo raison raquo drsquoapregraves laquelle lrsquoauditeur de la deacuteesse Parmeacutenide doit juger la reacutefutation que celle-ci vient de prononcer Car crsquoest bien en conformiteacute avec ce λόγος que la deacuteesse alias la penseacutee srsquoest exprimeacutee lequel λόγος est le propre de lrsquohomme et le fondement du discours de la deacuteesse qui par reacutefeacuterence aux dieux est appeleacute μῦθος Lrsquoautre trait est lrsquoinvitation que la deacuteesse fait agrave Parmeacutenide et agrave travers lui agrave tout un chacun srsquoil reacutepond agrave des exigences qui en tant que telles transcendent lrsquoopinion de tout homme le λόγος nrsquoen est pas moins eacutemis par un sujet par un individu qui en srsquoy conformant peut dire laquo je raquo Parmeacutenide eacutenonce ici de maniegravere forte que la veacuteriteacute nrsquoest pas une eacutenonciation anonyme ou collective qui srsquoimpose drsquoen-haut aux membres du groupe mais lrsquoeacutenonciation drsquoun individu qui srsquoefforce de transcender son moi pour acceacuteder au laquo je raquo eacutepisteacutemique Ce qui implique la controverse la discussion serreacutee avec drsquoautres laquo je raquo

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Chapitre II section E

Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51 a

Si la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre une impasse peut degraves lors tomber comme un couperet la conclusion de la premiegravere partie Elle ouvre le frg VIII le plus long du Poegraveme (il fait 61 vers)

VIII 1-2a μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

La voie est deacutesormais libre srsquoil est permis de reprendre cette image pour faire sereinement lrsquoexposeacute de la voie ἔστιν

Ἔστιν laquo ldquoestrdquo est raquo Cet eacutenonceacute est proprement un axiome agrave savoir une laquo proposition eacutevidente pour quiconque en comprend le sens sur laquelle repose toute deacutemonstration mais qui est elle-mecircme indeacutemontrable raquo72 Ici axiome doit ecirctre entendu au sens strict crsquoest-agrave-dire non au sens de postulat auquel lrsquoeacutevidence fait deacutefaut Par ailleurs il est de lrsquoordre du constat du deacuteictique un jugement sur le reacuteel le jugement drsquoexistence Par lagrave il se distingue nettement de lrsquoaxiome matheacutematique lequel est une proposition eacutenonceacutee comme base de deacutepart drsquoun systegraveme hypotheacutetico-deacuteductif et indeacutependant du reacuteel laquo Est raquo est bien le point originaire ultime auquel on remonte et auquel toute laquo opinion raquo δόξα devra ecirctre confronteacutee

Crsquoest bien cela que Parmeacutenide a saisi et veut signifier mecircme si une fois encore il ne lrsquoeacutenonce pas dans notre meacutetalangage Aussi bien ne parle-t-il pas de laquo preuves raquo ou de laquo deacutemonstration raquo mais seulement de laquo signes raquo σήματα de traits caracteacuteristiques qui sont agrave la fois des indices et des proprieacuteteacutes au sens qursquoa ce mot en matheacutematiques Ceux-ci sont reacutepartis en deux sections bien distinctes La premiegravere concerne ἔστιν proprement dit la seconde la composante fondamentale de ἔστιν τὸ ἐόν agrave savoir le reacuteel lrsquoobjet interne sans lequel ἔστιν nrsquoaurait absolument aucune consistance et ne serait qursquoun nom ὄνομα

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2 b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν 73 tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

72 P FOULQUIE Dictionnaire de la langue philosophique s u laquo axiome raquo 21969 p 64

73 Je place la virgule avant ἐστιν et non apregraves Le texte eacutediteacute par DIELS-KRANZ diffegravere quelque peu πολλὰ μάλrsquo ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν ἐστι γὰρ οὐλομελέςhellip

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οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστον74middot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν de laquo est raquo qursquoil nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de ce qui est penseacute

[comme nrsquoeacutetant pas

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ ἀνάγκη est laquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute conformeacutement agrave la [neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

Les caracteacuteristiques principales que Parmeacutenide reconnaicirct agrave ἔστιν en tant que sujet de lrsquoaxiome drsquoexistence proprement dit ont toutes pour objectif de montrer qursquoil est si on le considegravere comme tel un sempiternel preacutesent sans changement aucun

Lrsquoaffirmation la plus nette est sans doute celle du vers 5

VIII 5 οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquo ἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν laquo jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est raquo

Parmeacutenide comme il a eacuteteacute dit ne disposait pas du meacutetalangage qui sera trouveacute apregraves lui Mais par cette affirmation il explicite nettement et sans ambiguiumlteacute qursquoil a parfaitement saisi la porteacutee de ἔστιν en tant que troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du

74 La leccedilon ἠδrsquoἀτέλεστον est la mieux attesteacutee et convient parfaitement srsquoil srsquoagit de ἐστίν Mais certains pensant qursquoil srsquoagit de lrsquoEacutetant adoptent la correction proposeacutee par BRANDIS οὐδrsquoἀτέλεστον laquo non sans fin raquo L COULOUBARITSIS corrige lui en ἠδὲ τέλεστον laquo et acheveacute raquo correction proposeacutee par A COVOTTI I Prosocratici p 125 et eacutegalement retenue par A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoEcirctre p 26

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verbe εἶναι comme je lrsquoai fait plus haut Il regravevegravele ici srsquoil en eacutetait besoin qursquoil en eacutetait tout agrave fait conscient laquo Maintenant il est raquo νῦν ἔστιν ne deacutesigne pas lrsquoinstant preacutesent par opposition aux instants infinis de la temporaliteacute Ce laquo maintenant raquo νῦν deacutesigne un sempiternel preacutesent

Tout le deacuteveloppement peut ecirctre consideacutereacute comme une seacuterie de variations sur ces deux caracteacuteristiques majeures

VIII 3 ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν laquo inengendreacute et impeacuterissable raquo

Nrsquoeacutetant pas en tant que tel de lrsquoordre des reacutealiteacutes concregravetes et singuliegraveres ἔστιν nrsquoen a pas les traits il nrsquoest pas affecteacute par le temps et lrsquoespace Aussi est-il dit ἀγένητον καὶ ἀνώλεθρόν laquo inengendreacute et impeacuterissable raquo Il ne connaicirct ni la naissance ni le deacutepeacuterissement et la mort Le terme ἐόν nrsquoest pas ici le participe preacutesent substantiveacute mais la forme participiale sans article du verbe εἶναι dont lrsquousage est de regravegle pregraves drsquoun adjectif jouant le rocircle drsquoattribut constituant souvent ainsi une phrase participiale agrave valeur circonstancielle Le v 57 en offre un autre exemple ἤπιον ὄν laquo eacutetant doux raquo

VIII 4 οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστον laquo entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin raquo

‒ οὖλον laquo entier raquo il nrsquoy a rien agrave lrsquointeacuterieur de ἔστιν si lrsquoon peut parler de la sorte qui ne serait pas ἔστιν au sens plein du terme Il nrsquoest pas composeacute de parties Il nrsquoest pas divisible

‒ μουνογενές laquo drsquoun genre unique raquo Ce qualificatif a donneacute lieu agrave discussions certains commentateurs trouvant en particulier qursquoil eacutetait en contradiction avec ἀγένητον donneacute au vers preacuteceacutedent et dont il partage la racine75 Tous pensent qursquoil srsquoagit de lrsquoecirctre et non de laquo est raquo Il me semble que cet adjectif ne doit pas ecirctre interpreacuteteacute en reacutefeacuterence agrave la geacuteneacuteration Γένος a aussi le sens de laquo genre raquo de laquo classe raquo ou de laquo cateacutegorie raquo Aussi bien peut-on rendre μουνογενές par laquo drsquoun genre unique raquo ou laquo unique en son genre raquo Une fois encore lrsquoEacuteleacuteate emprunte un terme agrave un autre registre pour le faire glisser dans le registre eacutepisteacutemique qursquoil inaugure

‒ ἀτρεμές laquo non tremblant raquo drsquoougrave laquo immobile raquo Cet adjectif nrsquoapporte rien de nouveau sur ἔστιν si ce nrsquoest de deacutevoiler clairement pour celui qui ne srsquoen serait pas encore rendu compte que ἔστιν est bien le laquo cœur raquo ἦτορ de la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείης qui avait eacuteteacute annonceacute de maniegravere eacutenigmatique dans le proegraveme (I 29) et ougrave il faisait oxymore le cœur eacutetant par deacutefinition constamment en mouvement quand il est vivant Mais par le jeu de la meacutetaphore ἦτορ deacutesignant ici ce qui est fixe et sans mouvement aucun prend un sens nouveau qursquoil nrsquoavait pas jusqursquoalors celui de laquo centre raquo sens que le mot franccedilais laquo cœur raquo a eacutegalement

‒ ἀτέλεστον laquo sans fin raquo Cet adjectif va dans le mecircme sens que les preacuteceacutedents Il fait difficulteacute depuis lrsquoAntiquiteacute dans la mesure ougrave lrsquoon comprend que tout ce deacuteveloppement concerne laquo lrsquoeacutetant raquo et non pas laquo est raquo et en conseacutequence qursquoil est en contradiction avec les deux preacutedicats οὐκ ἀτελεύτητον laquo non sans fin raquo (v 32) et τετελεσμένονhellip πάντοθεν laquo fini de toutes parts raquo (v 42-43) qui eux concernent effectivement τὸ ἐόν Aussi a-t-on voulu le corriger en son contraire οὐδrsquoἀτέλεστον ἠδὲ τέλεστον ou ἠδrsquoἀγέν(ν)ητον Mais dans ce passage Parmeacutenide examine ἔστιν en tant que tel et non dans les limites que τὸ ἐόν lui impose laquo accidentellement raquo pourrait-on dire

75 Sur ces discussions voir M CONCHE p 131-132 et B CASSIN p 220-221

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Cet adjectif peut-on le remarquer confirme sil en eacutetait besoin que le sujet de ce passage est bien ἔστιν

VIII 5 b ndash 6a ὁμοῦ πᾶν ἕν συνεχές laquo agrave la fois tout entier un constant

Il me semble eacutevident que lrsquoadverbe ὁμοῦ laquo agrave la fois raquo laquo ensemble raquo a pour but de joindre les trois termes suivants πᾶν ἕν et συνεχές mentionneacutes sans terme de coordination

‒ πᾶν laquo tout entier raquo synonyme de οὖλον (v 4)

‒ ἕν laquo un raquo il nrsquoy a pas une pluraliteacute de ἔστιν ndash il est unique ndash et en interne il ne se divise pas ndash il est un

‒ συνεχές laquo constant raquo beaucoup de commentateurs pensant qursquoil srsquoagit de lrsquoecirctre traduisent cet adjectif par laquo continu raquo sens spatial que συνεχές peut tout agrave fait avoir et qui est reconnu plus loin agrave laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν (VIII 24 ξυνεχές) Mais srsquoagissant de ἔστιν ce sens ne convient pas Ici me semble-t-il Parmeacutenide veut dire que ἔστιν ne connaicirct aucune sorte drsquointerruption temporelle Il est toujours laquo actuel raquo νῦν ἔστιν laquo maintenant il est raquo (v 5)

VIII 6 b-7a τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν Comment par quel moyen a-t-il crucirc

Ces deux propositions reprennent sous forme de question lrsquoadjectif ἀγένητον du v 3

VIII 7b-18 οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

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Le paragraphe final sur ἔστιν en tant que tel reprend les affirmations fondamentales qui ont eacuteteacute eacutenonceacutees et reacutepeacuteteacutees dans la premiegravere partie du Poegraveme pour conclure de la maniegravere la plus nette que la voie qui eacutenonce que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et que laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo est fausse qursquoelle ne peut ecirctre ni penseacutee ni nommeacutee et que seule demeure et est vraie la voie qui reconnaicirct en les seacuteparant clairement que laquo ldquoestrdquo est raquo et que laquo ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

La nouveauteacute de ce paragraphe est de faire intervenir deux entiteacutes personnifieacutees Δίκη laquo Justice raquo (v 14) et Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (v 16) Δίκη a eacuteteacute mentionneacutee dans le proegraveme ougrave nous le verrons plus loin elle tient un rocircle capital puisque crsquoest elle qui agrave cocircteacute de Θέμις laquo Droit raquo deacutetient la cleacute qui ouvre la porte qui donne accegraves agrave la grand-route menant agrave la demeure de la deacuteesse Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo est mentionneacutee ici pour la premiegravere fois Comme les autres entiteacutes personnifieacutees qui ont eacuteteacute nommeacutees dans le proegraveme etou qui le seront par la suite (Θέμις laquo Droit raquo Μοῖρα laquo Destin raquo) laquo Justice raquo et laquo Droit raquo sont des notions et non des dieux Elles sont mises en scegravene comme des diviniteacutes en raison sans doute du style eacutepique qui caracteacuterise le proegraveme et colore lrsquoensemble du Poegraveme Mais ce passage par le style eacutepique ne doit pas avoir qursquoune raison litteacuteraire

Dans le proegraveme Δίκη laquo Justice raquo qui laquo tient raquo (ἔχει I 14) la cleacute qui ouvre la porte sur le chemin de la veacuteriteacute consent agrave ouvrir celle-ci agrave Parmeacutenide Ce passage-ci en donne lrsquoexplication De part et drsquoautre Parmeacutenide emploie le mecircme verbe ἔχει laquo tient raquo Dans le premier cas le discours est de type symbolique Dans le second il est de type explicatif et reacutealiste Il se tient dans le registre eacutepisteacutemique Ce passage drsquoun registre agrave lrsquoautre donne agrave penser que Parmeacutenide laquo laiumlcise raquo le discours qui fait reacutefeacuterence aux dieux en particulier celui que lrsquoon tient dans les Mystegraveres Δίκη laquo Justice raquo nrsquoest pas une deacuteiteacute qui souverainement et arbitrairement prononce une sentence Comme dans un procegraves ougrave lrsquoon instruit la cause le plus eacutequitablement possible et de maniegravere contradictoire elle repreacutesente dans la recherche du vrai les exigences eacutepisteacutemiques qui doivent guider la proceacutedure elle-mecircme Dans le procegraves qui doit deacuteterminer si ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν si laquo ldquoestrdquo est raquo ou si ldquonrsquoest pasrdquo est raquo (VIII 16) elle est le raisonnement juste qui permet drsquoemporter lrsquoassentiment avec certitude et de juger (cf κρίσις laquo jugement raquo VIII 15 et κέκριται laquo a jugeacute raquo VIII 16) que seule la premiegravere proposition est vraie Δίκη donc nrsquoa pas tous les pouvoirs Figure des regravegles eacutepisteacutemiques qui relegravevent et de la logique et de la confrontation avec la reacutealiteacute elle ne peut nrsquoy deacuteroger agrave la premiegravere ni faire fi de la seconde laquo ldquoEstrdquo est raquo eacutenonceacute degraves le deacutebut du corps du Poegraveme (I 3) est la seule proposition qui respecte les deux Il est sans doute possible drsquoimaginer que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo ou que laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo mais il est impossible de le penser et de le dire reacuteellement οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι laquo car on ne peut ni dire ni penser que laquo est raquo nrsquoest pas raquo (VIII 8-9) Ce ne peut ecirctre qursquoun pur concept non la reacutealiteacute Cela est faux du point de vue de la logique et du reacuteel οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα laquo car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas (VII 1) Crsquoest une impossibiliteacute absolue Cette voie doit demeurer laquo impenseacutee et innommeacutee raquo ἀνόητον ἀνώνυμον elle laquo nrsquoest pas vraie raquo οὐ γὰρ ἀληθής (VIII 17) Par conseacutequent Δίκη ne peut ni changer le reacuteel et relacirccher ses entraves pour permettre agrave laquo est raquo de naicirctre et de peacuterir (VIII 13-14) ni ouvrir un tel chemin agrave la connaissance

Ici Δίκη laquo Justice raquo reccediloit le concours drsquoἈνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (VIII 16) La plupart des commentateurs comprennent ici ἀνάγκη comme un terme de sens commun et traduisent ainsi entre autres exemples la proposition κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ ἀνάγκη

‒ B Cassin laquo Or il a eacuteteacute deacutecideacute conformeacutement agrave la neacutecessiteacute raquo p 87

‒ L Couloubaritsis laquo il a eacuteteacute effectivement deacutecideacute comme par neacutecessiteacute raquo p 545

‒ M Conche laquo Or deacutejagrave a eacuteteacute deacutecideacute comme crsquoest neacutecessaire raquo p 128

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‒ J Bollack laquo Dans ces conditions la deacutecision est acquise par neacutecessiteacute raquo p 153

‒ J Fregravere laquo Or il a eacuteteacute deacutecideacute suivant Neacutecessiteacute raquo p 147

Les traductions de lrsquoincise ὥσπερ ἀνάγκη ne me semblent pas respecter vraiment ce que dit le texte grec La conjonction ὥσπερ laquo comme raquo introduit en grec une comparaison Le laquo comme raquo de plusieurs de ces traductions srsquoil correspond lexicalement au grec ne rend pas le mecircme sens Il y reccediloit une valeur logico-causale Il eacutequivaut agrave laquo puisque raquo sens que laquo comme raquo peut avoir en franccedilais non ὥσπερ en grec Et les autres traductions srsquoeacuteloignent encore davantage du texte Mais si au lieu de comprendre κέκριται comme un parfait passif impersonnel du verbe κρίνω laquo il a eacuteteacute deacutecideacute raquo on lrsquoanalyse comme un parfait moyen du mecircme verbe ayant pour sujet Δίκη laquo Justice raquo repris par-dessus la phrase preacuteceacutedente76 la proposition comparative peut alors srsquoentendre ainsi en sous-entendant le mecircme verbe κέκριται laquo Elle [Justice] a donc jugeacute comme [a jugeacute] Neacutecessiteacute raquo

La comparaison eacutenigmatique agrave cet endroit srsquoeacuteclaire par la suite dans le deacuteveloppement consacreacute non plus agrave ἔστιν mais agrave τὸ ἐόν En VIII 30-31 on lit effet ceci

κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

Ἀνάγκη est agrave τὸ ἐόν ce que Δίκη est agrave ἔστιν Le mecircme verbe ἔχει laquo tient raquo est agrave nouveau employeacute Faut-il en deacuteduire que ἔστιν entendu comme proposition laquo ldquoestrdquo est raquo est sous le reacutegime de Δίκη tandis que le reacutefeacuterent interne de ἔστιν τὸ ἐόν est sous celui drsquoἈνάγκη Le premier mecircme srsquoil est indiscutable peut faire lrsquoobjet drsquoune controverse dans le discours des mortels car les mortels ont cette capaciteacute de penser diffeacuteremment de ce qui est de concevoir mecircme le contraire Un jugement est agrave rendre comme on en prononce dans un procegraves δίκη Le second en revanche qui relegraveve seulement de ce qui est serait de lrsquoordre de la neacutecessiteacute ἀνάγκη

Cette observation semble ecirctre confirmeacutee par la reacutefeacuterence qui sera faite un peu plus loin agrave Μοῖρα laquo Destin raquo toujours agrave propos de τὸ ἐόν En VIII 36-38 Parmeacutenide eacutecrit

οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot pour ecirctre entier et immobile

Comme Δίκη laquo Justice raquo Μοῖρα laquo Destin raquo a par ailleurs deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee dans le proegraveme (I 26) Et comme pour Δίκη et Ἀνάγκη lrsquoimage des liens lui est associeacutee

‒ Δίκη laquo Justice raquo (VIII 13-15) χαλάσασα πέδῃσιν laquo a relacirccheacute ses entraves raquo

‒ Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (VIII 30-31) πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει laquo le tient dans les liens drsquoune limite raquo

76 Mon interpreacutetation se trouve renforceacutee si comme il est probable la phrase ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστιν laquo Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci raquo nrsquoest pas de Parmeacutenide mais une cheville due au citateur SIMPLICIUS Crsquoeacutetait lrsquoavis de DIELS Il est partageacute par A STEVENS laquo pour des raisons et meacutetriques et logiques Drsquoune part en effet ils ne peuvent constituer une fin drsquohexamegravetre alors que tous les vers de Parmeacutenide preacutesentent ce scheacutema Drsquoautre part Simplicius a coutume drsquoarticuler les longues citations par quelques mots drsquointroduction ou de synthegravese et ceux-ci complegravetent parfaitement la phrase introductive ldquoτὰ μετὰhelliprdquo (p 144) raquo (A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoecirctre p 127 n 15)

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‒ Μοῖρα laquo Destin raquo (VIII 37) ἐπέδησεν laquo a entraveacute raquo

Quant au sens Μοῖρα est agrave associer agrave Ἀνάγκη Ἀνάγκη souligne que le fait consideacutereacute relegraveve intrinsegravequement de lrsquoordre des choses Les choses elles-mecircmes nrsquoy peuvent rien ni nous-mecircmes Μοῖρα souligne surtout ce second aspect le fait consideacutereacute est ainsi et non autrement parce que crsquoest son sort son lot La racine de Μοῖρα eacutevoque agrave la base lrsquoideacutee de laquo part raquo Mais cette ideacutee sera diffeacuteremment connoteacutee suivant les langues issues de lrsquoindo-europeacuteen En latin par exemple elle est connoteacutee comme eacutetant laquo la part que chacun acquiert gracircce agrave ses efforts personnels raquo (cf meritum laquo meacuterite raquo) En grec agrave lrsquoinverse elle devient cette part qui est deacutejagrave lagrave qui nous eacutechoie et sur laquelle on ne peut rien Mais comme pour les deux autres deacuteiteacutes mentionneacutees preacuteceacutedemment et que Parmeacutenide laquo laiumlcise raquo Μοῖρα ne doit pas ecirctre entendue comme une diviniteacute mais comme une loi inscrite dans la nature elle-mecircme On peut trouver un indice de cette laquo laiumlcisation raquo dans le fait que Θέμις eacutevoqueacutee comme deacuteiteacute aux cocircteacutes de Δίκη dans le proegraveme (I 28) est mentionneacutee en VIII 32 avec sa valeur ordinaire de laquo regravegle raquo de laquo loi eacutetablie raquo qui srsquoimpose agrave tous et qui avec le verbe εἶναι forme une locution courante correspondant au franccedilais laquo il nrsquoest pas permis raquo

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51 a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

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οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque77 alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest78 ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure79 drsquoune sphegravere bien ronde

77 Pour les mecircmes raisons que plusieurs commentateurs je retiens la leccedilon manuscrite ἐπιδεές et non la leccedilon ἐπιδευές Voir B CASSIN p 89 n 1

78 Comme beaucoup drsquoautres jrsquoadopte la correction proposeacutee par PRELLER Voir les explications dans B CASSIN p 89 n 2

79 Le BAILLY et le CHANTRAINE (p 745) connaissent deux ὄγκος diffeacuterents Le premier dont le sens propre dit le BAILLY est laquo courbure raquo a les sens concrets de laquo croc drsquoune flegraveche raquo de laquo partie recourbeacutee sur les cocircteacutes drsquoun navire raquo ou drsquolaquo angle raquo Le second signifie laquo grosseur drsquoun corps raquo drsquoougrave au sens propre laquo volume masse raquo et au sens figureacute laquo ampleur majesteacute raquo On comprend degraves lors que la plupart des traducteurs aient opteacute pour le second ὄγκος le traduisant par laquo masse raquo (J FRERE p 148 B CASSIN p 89 L COULOUBARITSIS p 546) ou laquo corps raquo (M CONCHE p 128) Mais J BOLLACK qui avait souleveacute le problegraveme de cette homonymie agrave propos de ses travaux sur Empeacutedocle (travaux auquels le CHANTRAINE fait reacutefeacuterence) et qui estimait que le sens de laquo courbure raquo convenait pour le frg 60 1 (DK 31 B 20 1) et le sens de laquo masse raquo pour le frg 551 13 (DK 31 B 100 13) pense que laquo les deux homonymes ont aussi pu se contaminer raquo (p 189) et traduit ici par laquo courbure raquo (p 188) Apparement il ignore que entretemps crsquoest-agrave-dire en 1985 J JOUANNA a pu deacutemontrer qursquoil nrsquoy a eacutetymologiquement parlant qursquoun seul ὄγκος dont le sens premier est laquo courbure raquo (laquo Le mot grec ὄγκος ou de lrsquoutiliteacute drsquoHippocrate pour comprendre les textes poeacutetiques raquo Comptes rendus de lrsquoAcadeacutemie des inscriptions et belles lettres 1985) Eacutevoquant ce vers 43 du frg VIII de Parmeacutenide il dit cependant ceci p 36 n 15 laquo Le terme franccedilais ldquovolumerdquo ne rend pas compte exactement du caractegravere concret de ὄγκος Crsquoest ldquolrsquoeacutetenduerdquo drsquoun corps tel qursquoil apparaicirct agrave la vue dans la totaliteacute de ses contours Pour exprimer ce caractegravere concret le mot ldquomasserdquo est parfois plus approprieacute Crsquoest agrave ce sens de ldquovolumerdquo (ldquomasserdquo) qursquoappartiennent les emplois de ὄγκος chez Parmeacutenide (DK 28 B8 v 43 lrsquoEcirctre est limiteacute de partout ldquosemblable agrave lrsquoὄγκος de la sphegravere au beau cerclerdquo) raquo Mais Ch De LAMBERTERIE le reacutedacteur de la notice du Suppleacutement au Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque de CHANTRAINE (p 1332-1333) se montre moins scrupuleux que J JOUANNA Donnant notre vers de Parmeacutenide comme teacutemoin du sens premier il traduit laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien arrondie raquo Jrsquoai donc retenu le sens de laquo courbure raquo mais un sens deacuteriveacute comme celui de laquo masse raquo ou de laquo volume raquo nrsquoest pas agrave exclure

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μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoecirctre ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

Deacuteterminer avec certitude quand le sujet dont Parle Parmeacutenide nrsquoest plus ἐστίν mais τὸ ἐόν au sens de totaliteacute de ce qui est nrsquoest pas chose facile Un faisceau drsquoindices autorise cependant agrave penser que ce changement srsquoeffectue au v 19 Drsquoabord le v 18 apparaicirct comme la conclusion de tout le deacuteveloppement sur la seule deacutecision agrave prendre quant au choix entre ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν entre laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo est raquo (VIII 16) En second lieu mecircme si Parmeacutenide aime agrave se reacutepeacuteter les vers 20 et suivants apparaicirctraient comme une reacutepeacutetition particuliegraverement lourde et maladroite srsquoils concernaient encore ἔστιν alors qursquoils redeviennent pertinents srsquoil srsquoagit de τὸ ἐόν Enfin et surtout les deux heacutemistiches du v 19 disent la mecircme chose si le sujet est encore ἔστιν laquo Mais comment serait-il devenu par la suite un eacutetant Et comment le serait-il devenu raquo Si en revanche on considegravere que lrsquoἐόν du premier heacutemistiche nrsquoest pas lrsquoattribut drsquoun sujet qui serait ἔστιν mais lui-mecircme sujet de la proposition les deux heacutemistiches ne sont plus reacutepeacutetitifs et la question poseacutee par le second heacutemistiche est alors pertinente Drsquoougrave ma traduction laquo Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il devenu raquo

Ce deacuteveloppement sur τὸ ἐόν est drsquoautant plus preacutecieux qursquoil est le seul fragment conseacutequent qui ait eacuteteacute conserveacute agrave son sujet

Qursquoil partage avec ἔστιν un certain nombre de caracteacuteristiques identiques ne doit pas surprendre Comment en pourrait-il en ecirctre autrement puisque sans lrsquoἐόν ἔστιν ne serait rien il ne serait qursquoun nom bien plus il ne serait mecircme ni penseacute ni eacutenonceacute puisqursquoil faut bien que quelqursquoun existe ndash ait les attributs de lrsquoἐόν et de ἔστιν ndash pour le penser et le dire

οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo (VIII 40-41)

Pas drsquoexistence sans essence en quelque sorte

La principale caracteacuteristique que τὸ ἐόν a en commun avec ἔστιν est celle de nrsquoavoir ni geacuteneacuteration ni conseacutequemment de deacutepeacuterissement

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τὸ ἐόν ἔστιν

v 21 τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

v 27-28 γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν geacuteneacuteration et peacuterissement ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin

v40 γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

v 3 ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν eacutetant inengendreacute et impeacuterissable

v 6 τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

v 13-14 οὔτε γενέσθαι οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη crsquoest pourquoi Justice ne lui a permis ni de naicirctre ni de peacuterir

v16 ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est

v 38 οὖλον entier

v 4 οὖλον entier

Mais τὸ ἐόν se distingue de ἔστιν en ce que comme son nom lrsquoindique il deacutesigne ce qui

est Pour cette raison contrairement agrave ἔστιν qui lui est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) τὸ ἐόν est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 32) laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον πάντοθεν (VIII 42) De mecircme convient-il de ne pas entendre comme ayant exactement le mecircme sens certains termes ou certaines expressions dont Parmeacutenide qualifie lrsquoun et lrsquoautre

‒ οὖλον laquo entier raquo ἔστιν (VIII 4) τὸ ἐόν (VIII 38) ‒ συνεχές laquo constant raquo pour ἔστιν (VIII 6) laquo drsquoun seul tenant raquo pour τὸ ἐόν (ξυνεχὲς

VIII 25) Comparer aussi οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι οὐδέ τι χειρότερον laquo Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant ni un moins raquo (VIII 23-24)

Agrave lire ces caracteacuteristiques de lrsquoἐόν il est clair qursquoon ne saurait le ramener agrave un concept qui serait celui drsquolaquo ecirctre raquo encore moins celui de laquo lrsquoEcirctre raquo

Tὸ ἐόν peut avoir deux significations Par la premiegravere il deacutesigne toute reacutealiteacute singuliegravere existante tout ce qui existe a existeacute et existera ndash tous les ἐόντα srsquoil est possible drsquoutiliser ce pluriel qui drsquoapregraves ce qui nous reste du Poegraveme nrsquoest mentionneacute qursquoune seule fois dans les fragments sous la forme μὴ ἐόντα laquo choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo (VII 1) Ces reacutealiteacutes sont toutes marqueacutees par la contingence elles apparaissent et disparaissent elles changent de lieu et drsquoaspect comme cela est dit en particulier en VIII 40-41

γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

Par la seconde signification celle qui est surtout concerneacutee dans cette partie du frg VIII τὸ ἐόν deacutesigne concregravetement lrsquoensemble des laquo choses qui sont raquo ἐόντα pour les consideacuterer en leur totaliteacute (IV 2 VIII 19 24 25 32 35 37 46 47) Pas plus que lrsquoinfinitif εἶναι laquo ecirctre raquo avec ou sans lrsquoarticle τό le participe preacutesent τὸ ἐόν ne saurait deacutesigner laquo lrsquoecirctre raquo (encore moins laquo lrsquoEcirctre raquo) au sens drsquoune entiteacute speacutecifique qui aurait quelque consistance propre et dont pour reprendre un terme platonicien laquo participeraient raquo tous les ecirctres existants ayant existeacute ou devant exister Ce serait prendre un concept pour le reacuteel Agrave ce

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niveau de la saisie du reacuteel τὸ ἐόν repreacutesente seulement la totaliteacute de tout ce qui est de laquo toutes les choses qui sont raquo πάντα (I 28 32 VIII 38 60 IX 1 X 1 XII 3 4) Il nrsquointroduit pas une reacutealiteacute nouvelle Il permet seulement de saisir et drsquoeacutenoncer le reacuteel dans sa globaliteacute de maniegravere agrave exprimer des proprieacuteteacutes qui sont communes agrave laquo toutes les choses qui sont raquo ou qui sont dues au fait qursquoelles forment un tout et une uniteacute (πᾶν οὖλον)

Ce faisant Parmeacutenide pose apregraves la reconnaissance des contraintes eacutepisteacutemiques reacutesumeacutees dans la double affirmation laquoldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo lrsquoautre base neacutecessaire agrave toute connaissance veacuteritable son objet reacuteel agrave savoir la totaliteacute de ce qui est Et dans le mecircme temps par cet emploi de laquo lrsquoeacutetant raquo pour deacutesigner le tout il fournit lrsquoassise qui lui permet de reacutesoudre la question initiale de la permanence et de la contingence et de confondre ses pairs En VIII 38-41 en effet il en tire cette conseacutequence laquo Aussi ne seront-elles qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies devenir et peacuterir changer de lieu et drsquoeacuteclat de couleur raquo En quoi ces propositions ne seraient-elles pas laquo vraies raquo Elles sont tout agrave fait exactes si lrsquoon considegravere lrsquoensemble des choses dans leur singulariteacute et leur contingence Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoerreur des laquo mortels raquo Celle-ci reacuteside dans lrsquointerpreacutetation par laquelle ils pensent rendre compte des changements qui affectent tout ce qui existe Ils pensent que crsquoest un mecircme laquo qui est et qui nrsquoest pas raquo εἶναί τε καὶ οὐχί (VIII 40) laquo pour eux ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν (VI 8-9) Autrement dit ils attribueraient agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν deacutesignant un ecirctre singulier et contingent les attributs qui ne sont deacutevolus qursquoagrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν deacutesignant la totaliteacute dans sa permanence et sa neacutecessiteacute Ils confondraient les principes drsquoexistence et de non-existence et ne respecteraient pas les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction Leur discours ne peut donc pas ecirctre laquo vrai raquo ἀληθής

Parmi les proprieacuteteacutes que fait apparaicirctre la saisie de la totaliteacute du reacuteel comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν Parmeacutenide en mentionne un certain nombre la plupart eacutenumeacutereacutees en VIII 19-51a Ces proprieacuteteacutes ou laquo signes raquo σήματα sont moins le reacutesultat drsquoune observation du reacuteel que la deacuteduction logique du principe selon lequel laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

La premiegravere ndash je viens de le signaler ndash est de former un tout πᾶν un ensemble ayant quelque homogeacuteneacuteiteacute ὁμοῖον (VIII 22) εἰς ὁμόν (VIII 47) ὁμῶς (IV 1) et une uniteacute indivisible οὐδὲ διαιρετόν (VIII 22) agrave la maniegravere drsquoun corps vivant δέμας comme il le dira plus loin (VIII 55 cf μελέων XVI 1 et 3) Il est laquo inseacutecable raquo laquo atome raquo ἂτομον au sens qursquoil aura dans les Cateacutegories un ecirctre que lrsquoon ne peut couper sans le deacutetruire en tant que tel On peut certes le diviser parce qursquoil est composite mais ce nrsquoest plus de lui qursquoil srsquoagit mais des eacuteleacutements qui le composent Le terme laquo individu raquo est la traduction en franccedilais de cet laquo atome raquo ἂτομον via le latin indiuiduum La saisie de tout ce qui est comme une totaliteacute et formant un tout est une condition eacutepisteacutemique neacutecessaire Pour ecirctre scientifique une assertion doit ecirctre universelle

Une autre proprieacuteteacute de ce tout est drsquoecirctre fini drsquoavoir des limites Il est laquo immobile dans les limites de liens puissants raquo ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν (VIII 26) laquo La puissante Neacutecessiteacute le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι (VIII 30-32) laquo Puisqursquoil y a une ultime limite il est fini de toutes parts raquo ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν (VIII 42-43) Crsquoest encore un postulat neacutecessaire Certes on peut avoir le concept drsquoinfini mais ce nrsquoest qursquoun concept Il est remarquable agrave ce sujet que dans le frg VIII lrsquoEacuteleacuteate distingue clairement τὸ ἐόν de ἔστιν Le premier est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 31) laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν

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(v 42-43) le second agrave lrsquoinverse est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) Les deux ne sont pas sur le mecircme plan Le premier est au niveau du reacuteel nous pourrions dire du concret Le second est au niveau du geacuteneacuterique et du geacuteneacuteral par deacutefinition non limiteacute par le temps et lrsquoespace

Autre proprieacuteteacute ce tout nrsquoa ni commencement ni fin Il est sempiternel laquo Et comment par la suite y aurait-il eu un ldquoeacutetantrdquo Et comment le serait-il devenu Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable raquo πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquo οὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος (VIII 19-21) laquo Il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes raquo ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής Certes tout ce qui compose cet laquo eacutetant raquo naicirct et peacuterit car tout ce qui est est singulier et relegraveve de la laquo nature raquo φύσις Mais le tout quant agrave lui demeure et en tant que tel est laquo immobile raquo ἀκίνητον (VIII 26) Il est La question de savoir si lrsquoeacutetat preacutesent reacutesulte de phases anteacuterieures comme J Bollack a cru en deacuteceler distinguant un stade preacutecosmique un stade cosmogonique et un stade cosmologique nrsquoapparaicirct pas dans le Poegraveme La question des origines du tout et de ce qui est permanent nrsquoest pas poseacutee Ce tout nrsquoa eacutevidemment pas eacuteteacute creacuteeacute comme la croyance judeacuteo-chreacutetienne lrsquoaffirme et lrsquoa inscrit dans notre fond culturel De mecircme il nrsquoaura pas de fin Aucune parousie ni jugement dernier ne viendront le transformer en laquo une Terre nouvelle et en des Cieux nouveaux raquo Aucun Dieu transcendant ne preacuteside aux destineacutees drsquoun monde creacuteeacute Le monde de Parmeacutenide est clos sur lui-mecircme

Autre proprieacuteteacute dans ce tout il nrsquoy a pas de vide au sens ougrave il y aurait des lieux des espaces infimes ou immenses ougrave il nrsquoy aurait absolument rien laquo Ce qui est raquo est laquo tout plein de ce qui est Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est raquo πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει (VIII 24-25) laquo car lui nrsquoa pas besoin drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact raquo τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλον (VIII 44-48) laquo En effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde ni ne srsquoassemble raquo οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον οὔτε συνιστάμενον (IV 2-4) Le vide absolu compris comme absence absolue donnerait consistance au laquo rien raquo au laquo Neacuteant raquo lequel ne peut ecirctre qursquoun concept non une reacutealiteacute laquo mais ldquorien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν (VI 2) Crsquoest une impossibiliteacute absolue laquo il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1) Par ailleurs en introduisant une solution de continuiteacute dans lrsquoexistant il rendrait concregravetement impossibles les passages et les eacutechanges Agrave la diffeacuterence de lrsquoinfini lrsquoespace reacuteel nrsquoest pas qursquoun concept

Derniegravere proprieacuteteacute sans preacutetendre agrave lrsquoexhaustiviteacute le tout laquo est semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ (VIII 43) La raison nrsquoest ni estheacutetique ni matheacutematique au cas ougrave par exemple on estimerait que la sphegravere est la forme geacuteomeacutetrique parfaite ou la plus acheveacutee Elle est physique au sens propre du terme Ici Parmeacutenide dit seulement que laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν est laquo de force eacutegale du centre vers les cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ (VIII 32) Plus loin il explicitera cette expression et en donnera lrsquoexplication Cela tient aux laquo forces raquo δυνάμεις qui sont agrave lrsquoœuvre dans le monde

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tout entier celles de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo les deux laquo formes raquo contraires dont laquo tout est plein raquo πᾶν πλέον ἐστὶν (IX 3) Elles sont laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) car sans cette eacutegaliteacute une des formes lrsquoemporterait entraicircnant ipso facto la fin du monde Or si le monde demeure depuis toujours cela signifie que lrsquoeacutequilibre nrsquoest pas rompu

Avec ces proprieacuteteacutes de laquo lrsquoeacutetant raquo Parmeacutenide achegraveve la premiegravere partie portant sur les conditions eacutepisteacutemiques de toute recherche conditions qursquoil appelle laquo veacuteriteacute raquo laquo Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables concernant la veacuteriteacute (VIII 50-51) Il reacutepond ainsi de maniegravere anticipeacutee agrave la question que Platon percevra dans le Poegraveme et qui le conduira agrave lrsquoeacutevoquer dans son Theacuteeacutetegravete (183e et sq) qursquoest-ce que la science en tant que discours assureacute et stable Parmeacutenide semble reacutepondre la science nrsquoest un discours stable et assureacute que si elle reacutepond agrave des regravegles eacutepisteacutemiques certaines aussi bien quant agrave sa deacutemarche que quant agrave son objet Crsquoest pour ne pas les avoir rechercheacutees et respecteacutees que ses pairs ont erreacute (VI 7 VIII 54) et nrsquoont pu aboutir (II 7) Jusqursquoalors leur souci a eacuteteacute de chercher dans le reacuteel le fondement ultime sur lequel srsquoappuyer pour comprendre le monde dans sa structure sa genegravese et ses transformations un eacuteleacutement premier pouvant prendre des formes multiples par combinaison ou transformation (le feu lrsquoair la terre lrsquoeau) Crsquoeacutetait aller trop vite en besogne estime-t-il Il est une question preacutealable qursquoil fallait (χρῆν I 32) drsquoabord reacutesoudre non pas celle de la possibiliteacute qursquoa lrsquohomme de comprendre le reacuteel ndash cela il ne le met pas en doute ndash mais celle de srsquoassurer si la connaissance que lrsquoon peut en avoir est fiable et agrave quelles conditions Cette question est drsquoordre eacutepisteacutemique Et apregraves avoir poseacute les bases sur lesquelles un jugement doit srsquoappuyer pour ecirctre eacutenonceacute il semble dans ce finale de la premiegravere partie du Poegraveme limiter cette connaissance agrave une science de type laquo theacuteoreacutetique raquo comme lrsquoappellera Aristote agrave une science du laquo neacutecessaire raquo (Ἀνάγκη VIII 30) et de lrsquolaquo immuable raquo (ἀκίνητον VIII 38) une science du geacuteneacuteral et de lrsquouniversel Tel est le principe On ne saurait dire si tel est lrsquoideacuteal car sur cette base srsquoest deacuteveloppeacutee en Occident une penseacutee laquo essentialiste raquo si preacutegnante qursquoelle suscitera son renversement dans une penseacutee laquo existentialiste raquo et fera dire agrave Sartre de maniegravere provocante dans La Nauseacutee que laquo lrsquoessentiel crsquoest la contingence raquo80

Si lrsquoon suit la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη ndash mot sur lequel srsquoachegraveve la premiegravere partie et qui deacutesigne les regravegles eacutepisteacutemiques et non un contenu de savoir sur le reacuteel ndash il devient possible de soumettre agrave lrsquoexamen (I 32) les laquo opinions raquo δόξαι ou δοκοῦντα celles que lrsquoon eacutemet soi-mecircme comme celles drsquoautrui et ainsi de proposer une opinion sur les choses qui ne soit pas agrave lrsquoimage des choses elles-mecircmes mais qui les transcendant atteint lrsquouniversel et peut au moins en un sens relatif preacutetendre au qualificatif de ce qui sera par la suite appeleacute laquo science raquo ἐπιστήμη

Crsquoest justement agrave cette critique et agrave cette proposition qursquoest consacreacutee la deuxiegraveme partie du Poegraveme

80 J-P SARTRE La Nauseacutee p 171

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Chapitre III

Deuxiegraveme partie du Poegraveme

ou

le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide

laquo Les traces drsquoun univers perdu raquo Ainsi nomme L Couloubaritsis ce qui reste de la seconde partie du Poegraveme81 Et si ces traces laquo laissent soupccedilonner la preacutesence drsquoune composition grandiose digne de celles que de rares esprits ont pu eacutedifier raquo p 445 laquo les teacutemoignages que nous [en] posseacutedons font plus pour brouiller les pistes que pour nous eacutedifier raquo p 446 Crsquoest dire si lrsquoentreprise de reconstituer le laquo monde raquo de Parmeacutenide srsquoavegravere peacuterilleuse Les commentateurs contemporains srsquoy sont pourtant essayeacutes cherchant justement dans ces teacutemoignages les indications qui combleraient les lacunes des citations Mais leurs reacutesultats demeurent tregraves hypotheacutetiques et divergent grandement

Srsquoil ne permet pas de reconstituer son laquo monde raquo de maniegravere satisfaisante ce qui nous est encore accessible fournit cependant des indications suffisamment preacutecises pour connaicirctre la faccedilon dont lrsquoEacuteleacuteate lrsquoenvisageait En effet sur la base eacutepisteacutemique eacutetablie dans la premiegravere partie de son Poegraveme il rejette le laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo construit selon lui sur une simple affirmation de contraires srsquoexcluant les uns les autres pour proposer un laquo transmonde raquo διάκοσμος dans lequel les contraires en srsquoassociant et en se combinant entre eux sous la pousseacutee de leurs laquo propres forces raquo σφετέραι δυνάμεις engendrent le monde tel qursquoil est et eacutevolue et permettent ainsi de le comprendre et de lrsquoexpliquer

Il me semble que lrsquoon peut reconstituer ainsi lrsquoordonnance de cette seconde partie82

81 Crsquoest le titre du chapitre que L COULOUBARITSIS consacre agrave lrsquoeacutetude de cette partie du Poegraveme Une erreur de typographie a fait disparaicirctre le laquo s raquo du laquo les raquo dans le titre courant p 445-514

82 Voici agrave titre de comparaison comment B CASSIN ordonne ainsi les fragments

laquo En IX [hellip] laquo les deux principes constitutifs du monde de la doxa et la maniegravere dont ils servent agrave tout deacutecrire

laquo Vient XII pour lrsquoorganisation de ces principes dans la structure du monde agrave laquelle preacuteside la daimocircn [hellip]

laquo Puis passage agrave la cosmogonie proprement dite avec la genegravese des astres en XI et agrave la cosmologie en X avec leurs œuvres ou de leurs effets [hellip] srsquoachevant sur une repreacutesentation du ciel limiteacute par la neacutecessiteacute aussi concluante et conclusive que celle de la sphegravere agrave la fin de VIII

laquo Tel est en toute incertitude le deacuteroulement qui me semble le plus conforme agrave lrsquoanalogie entre ontologie et physique

laquo Quant aux autres fragments agrave partir de XII la perception de leur succession ne peut ecirctre qursquoeacutepidermiquement logique Je propose la lune et la terre dans la suite de XI et X (XIV XV XVa puis explicitant de maniegravere plus anthropologique le meacutelange (XII 4-6) lrsquoAmour et la physiologie (XIII XVIII et XVIII) enfin bouclant la doxa le rapport chez les hommes entre nature et penseacutee (XVI) avant la reacutecapitulation finale (XIX) raquo p 197-198

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A) Rejet du laquo monde raquo κόσμος des mortels et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des mortels frg VIII 51b-59

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

B) Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XI XIII-XVa

2 Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

C) Conclusion frg XIX

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Chapitre III section A

Texte et traduction

A Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare83 partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui pris en lui-mecircme

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε est lrsquoopposeacute84 nuit obscure corps dense et lourd

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et

IX

Frg VIII 60-61

[60] τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

83 La leccedilon des manuscrits comporte un mot de trop du point de vue meacutetrique ἀραιόν ἐλαφρὸν KARSTEN a retenu le premier DIELS le second Je retiens ἀραιόν pour les mecircmes motifs que M CONCHE p 193-194 en particulier en raison du teacutemoignage drsquoAeumltius (DK A 37)

84 Τἀντία contraction de τὰ ἀντία laquo les contraires raquo peut ecirctre consideacutereacute soit comme un substantif attribut dont les termes qui suivent sont des appositions soit comme un adverbe laquo au contraire raquo laquo agrave lrsquoopposeacute raquo drsquoougrave cette autre traduction possible laquo cet autre qui pris en lui-mecircme est au contraire nuit obscure corps dense et lourd raquo

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Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

Frg IX

[hellip]85 αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

B Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

85 Les eacutediteurs et commentateurs comprennent ce fragment comme ne formant qursquoune seule phrase Je considegravere pour ma part que les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont le deacutebut nrsquoa pas eacuteteacute reproduit et les deux suivants forment une autre phrase indeacutependante

69

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Agrave propos de la Lune

Frg XIV

νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

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2 Le monde des hommes frg (XIII) XII-4-6 XVII XVIII et XVI

a) La reproduction sexueacutee frg XIII XII 4-6 XVII et XVIII

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

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ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

C Conclusion frg XIX

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν86 ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Agrave chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

86 Avec N-L CORDERO (Les deux chemins de Parmeacutenide p 34 et 42) suivie par M ANNEE (Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 100 et 182) je retiens la leccedilon καὶ νῦν laquo et maintenant raquo qui est drsquoailleurs celle des manuscrits de Simplicius et non pas la leccedilon καί νυν laquo et certes raquo des eacutediteurs Il est du reste eacutetrange que dans leurs traductions ceux-ci ne rendent pas la particule intensive νυν laquo certes raquo mais bien lrsquoadverbe de temps νῦν M CONCHE 265 L COULOUBARITSIS p 550 B CASSIN p 117 J BOLLACK p 230 J FRERE p 152

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Chapitre III section B

Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος

Frg VIII 51b-61 IV et IX

Le deacutebut de la seconde partie du Poegraveme est le pendant du deacutebut de la premiegravere partie (les frg II et III) Comme lui mais dans lrsquoordre inverse il rejette le laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et propose la conception drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος dont certains aspects seront deacuteveloppeacutes par la suite Mais le rapprochement nrsquoest pas que formel La nouvelle deacutemonstration est en reacutealiteacute la reprise de la premiegravere mais de maniegravere plus concregravete si lrsquoon peut dire et non plus de maniegravere seulement laquo theacuteorique raquo En reacutealiteacute elle deacutevoile ce que visait concregravetement Parmeacutenide dans lrsquoexposeacute de la premiegravere elle est sa mise en œuvre comme une recherche est la mise en œuvre de principes eacutepisteacutemiques

1Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Le rejet du monde κόσμος des mortels occupe seulement 9 vers 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir drsquoici les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare de tous cocircteacutes le mecircme que soi

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non le mecircme que lrsquoautre et puis cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourd

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Les deux premiers vers sont une introduction et les sept suivants une explication

VIII 51 b-52 δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

La locution ἀπὸ τοῦδε laquo agrave partir de lagrave raquo indique clairement que Parmeacutenide aborde deacutesormais un nouveau sujet et que ce sujet traite des laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας Elle peut cependant ecirctre interpreacuteteacutee de deux faccedilons Tοῦδε est le geacutenitif du pronom deacutemonstratif ὃδε laquo celui-ci raquo Ici il a une valeur adverbiale dont le sens peut ecirctre preacuteciseacute par une preacuteposition comme crsquoest le cas preacutesentement ἀπό qui marque la seacuteparation lrsquoeacuteloignement ou la provenance Le Bailly mentionne la locution et ne donne que ce sens laquo agrave lrsquoinstant raquo Beaucoup de traducteurs et commentateurs consideacuterant que agrave cet endroit lrsquoEacuteleacuteate ouvre la seconde partie de son Poegraveme dont lrsquoobjet est nettement distinct de la premiegravere les opinions (δόξαι) et non plus la veacuteriteacute ἀληθείη (ἀλήθεια en ionien-attique) lrsquointerpregravetent comme marquant une rupture laquo agrave partir drsquoici raquo (B Cassin p 89 L Couloubaritsis p 546) laquo agrave partir de maintenant raquo (M Conche p 187) laquo agrave distance de ceci raquo (J Bollack p 203) Tout en partageant ce point de vue J Fregravere me semble-t-il pense que la locution exprime aussi un lien de conseacutequence avec ce qui preacutecegravede et traduit laquo en fonction de ceci raquo p 149 La question nrsquoest pas sans inteacuterecirct Il y va de lrsquointerpreacutetation geacuteneacuterale de la seconde partie et de son lien avec la premiegravere Crsquoest agrave lrsquoanalyse interne de trancher entre les deux possibiliteacutes Mais il se trouve que lrsquoexpression reacuteapparaicirct au frg XIX Parmeacutenide conclut en disant laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent qursquoelles sont maintenant et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc raquo Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα (XIX 1-2) La mort de tous les ecirctres est bien la conseacutequence ineacuteluctable de leur naissance La preacutesentation et la critique que lrsquoEacuteleacuteate entend deacutesormais faire des opinions des mortels aussi bien que la preacutesentation de sa propre opinion ne sont pas seulement un second temps de son exposeacute Ils sont la suite logique du premier temps et sa mise en œuvre

La deacuteesse invite son auditeur agrave lrsquoeacutecouter car elle veut lui enseigner maintenant μάνθανε (laquo apprends raquo impeacuteratif preacutesent) quelles sont ces laquo opinions raquo Mais preacutecise-t-elle le laquo monde raquo tel que le conccediloivent les mortels est laquo trompeur raquo ἀπατηλόϛ La formulation soulegraveve une difficulteacute que les commentateurs nrsquoont pas manqueacute de soulever agrave savoir comme lrsquoeacutecrit M Conche que laquo la Deacuteesse ne peut mentir ni se tromper ni vouloir tromper Elle ne peut dire que la veacuteriteacute raquo p 189 Aussi bien poursuit-il laquo la tromperie ne peut donc se trouver que dans ce dont elle parle agrave savoir le monde raquo p 189 Mais ajoute-il encore laquo La tromperie fait partie de lrsquoessence mecircme du monde en tant que paraissant neacutecessairement reacuteel aux mortels en tant que monde-des-mortels raquo p 189

M Conche suggegravere qursquoil y a une opposition entre deux mondes lrsquoun qui serait intrinsegravequement veacuteridique parce que monde-de-la-deacuteesse lrsquoautre qui serait intrinsegravequement trompeur parce que laquo monde-des-mortels raquo Nous savons deacutejagrave que la deacuteesse mise en scegravene par Parmeacutenide nrsquoest pas une diviniteacute mais le truchement par lequel il dit sa propre penseacutee mais penseacutee soumise agrave des critegraveres de veacuteridiction rigoureux Ce nrsquoest pas en tant qursquoeacutemanant drsquoune diviniteacute mais en tant que reacutepondant agrave ces critegraveres que le discours precircteacute agrave la deacuteesse est vrai et ne peut ecirctre que vrai drsquoune laquo veacuteriteacute bien persuasive raquo ἀληθείης εὐπειθέος (I 29) et que laquo parce qursquoil suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ (II 4) il est laquo comme la penseacutee fiable raquo πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα (VIII 50) On ne saurait lire ce passage selon un schegraveme theacuteologique qui oppose le discours humain au discours de la Reacuteveacutelation

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En reacutealiteacute le laquo monde trompeur raquo κόσμοϛ ἀπατηλόϛ que veut deacutesigner Parmeacutenide en le mettant sur les legravevres de la deacuteesse nrsquoest pas le monde en tant que tel mais la construction erroneacutee que se font les laquo mortels raquo agrave son sujet leurs laquo opinions raquo δόξαι Quand le lecteur en arrive agrave ce passage du Poegraveme il sait depuis le deacutebut que ces opinions ne sont pas fiables laquo en elles il nrsquoest pas de vraie creacuteance raquo ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής (I 30) En conseacutequence il est clair que ce ne sont pas ces conceptions trompeuses que la deacuteesse alias Parmeacutenide veut enseigner mais en quoi et pourquoi elles sont trompeuses Crsquoest cela que signifie lrsquoexpression δόξας βροτείας μάνθανε laquo apprends les opinions des mortels raquo Elle reprend lrsquoobligation eacutenonceacutee agrave la fin du proegraveme laquo il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres [hellip] des opinions des mortels raquo πυθέσθαιhellip βροτῶν δόξας (I 28-30) Le propos est donc moins une preacutesentation de ces opinions qursquoune critique argumenteacutee et sans concession de leurs erreurs

Ces laquo opinions des mortels raquo sont preacutesenteacutees et critiqueacutees dans les sept vers suivants

VIII 53-59 μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute la structure en contraires et poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourde

Comme pour beaucoup drsquoautres passages lrsquointerpreacutetation de celui-ci est largement controverseacute surtout en ce qui concerne les deux premiers vers87 Agrave leur propos note B Cassin laquo les traductions les plus freacutequentes sont gravement incompatibles [hellip] Pourtant [hellip] tout le monde est drsquoaccord sur le sens non pas de la phrase mais de lrsquoerreur des mortels et de la critique de la deacuteesse ils dualisent au lieu drsquouner raquo p 183 Examinons drsquoabord le premier vers

VIII 53 μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

Les deux mots κατέθεντο et γνώμας forment une expression Le verbe κατατίθημι signifie au sens concret laquo deacuteposer raquo le mot franccedilais deacuterivant drsquoun mot latin composeacute de la mecircme faccedilon que le verbe grec avec des eacuteleacutements ayant fondamentalement le mecircme sens Parmeacutenide lrsquoemploie en deux autres endroits dans ce qui nous reste du Poegraveme

‒ en VIII 39 laquo toutes les choses que les mortels ont eacutetablies κατέθεντο persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo

‒ en XIX 3 laquo sur chacune drsquoelles [les choses] les hommes ont apposeacute κατέθεντο un nom comme signe distinctif raquo

87 Pour une preacutesentation et une critique de ces interpreacutetations agrave commencer par celle drsquoARISTOTE voir M CONCHE p 188-197 et B CASSIN p 181-185

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La valeur meacutetaphorique du terme et son contexte sont les mecircmes en ces trois passages et prennent probablement leur source dans lrsquoassembleacutee qui devait donner un avis ou prononcer un jugement en le laquo deacuteposant raquo dans une urne Ce sens preacutecis peut alors ecirctre expliciteacute par la jonction drsquoun accusatif dit de relation ou drsquoobjet interne γνώμας comme crsquoest le cas ici en VIII 5388 Les laquo mortels raquo ont donc porteacute un jugement pris une deacutecision mecircme si celle-ci nrsquoeacutetait pas la bonne mecircme si elle nrsquoeacutetait pas conforme agrave Justice Δίκη mecircme laquo srsquoils croyaient qursquoelle eacutetait vraie raquo πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ Mais ce nrsquoest qursquoun avis qursquoune laquo opinion raquo δόξα

Le contenu de ce jugement est laquo nommer raquo ὀνομάζειν Le rapport entre laquo ont eacutetabli raquo κατέθεντο et laquo nom raquo ὄνομα a deacutejagrave eacuteteacute poseacute dans les deux passages qui viennent drsquoecirctre citeacutes VIII 38-39 et XIX 3

‒ VIII 38-39 laquo ainsi ne seront qursquoun nom τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται toutes les choses que les mortels ont eacutetablies κατέθεντο raquo

‒ XIX 3 laquo sur chacune drsquoelles [les choses] les hommes ont apposeacute κατέθεντο un nom ὄνομα comme signe distinctif raquo

Quant au verbe ὀνομάζειν il sera repris en IX 1 laquo puisque toutes choses sont nommeacutees ὀνόμασται lumiegravere et nuit raquo reacutealiteacutes qui reprennent justement ce qursquoici Parmeacutenide nomme laquo formes raquo μορφαί et qursquoil deacuteveloppe immeacutediatement apregraves (VIII 55-59) Ce que rejette Parmeacutenide nrsquoest pas le fait de laquo nommer raquo On ne peut penser et dire sans nommer Ce qui est inacceptable selon lui est qursquoil nrsquoy ait rien derriegravere les mots et que lrsquoon prenne les mots pour la reacutealiteacute

Ce que les laquo mortels raquo ont deacutecideacute de nommer ce sont laquo deux formes raquo μορφὰς δύο Celles-ci sont expliciteacutees aux vers 55-59

VIII 55-59 ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourd

Une premiegravere lecture de ces cinq vers peut nous inciter agrave penser que Parmeacutenide fait non seulement allusion aux thegraveses de ses devanciers et de ses contemporains sur les eacuteleacutements constitutifs du monde mais qursquoil entend aussi situer son propos sur le mecircme plan qursquoeux Mais une lecture plus attentive invite agrave reacuteviser cette impression Tout drsquoabord il ne parle que de deux laquo eacuteleacutements raquo le feu πῦρ et la nuit νύξ alors que les autres Preacutesocratiques en eacutenumegraverent jusqursquoagrave quatre ndash la terre lrsquoeau lrsquoair et le feu ndash les consideacuterant le plus souvent comme des laquo transformations raquo ou laquo modaliteacutes raquo τροπαί drsquoun eacuteleacutement premier le feu par exemple pour Heacuteraclite89 Ensuite la nuit que Parmeacutenide mentionne ne peut ecirctre mise sur le

88 SIMPLICIUS est le seul citateur de ce passage Un certain nombre de manuscrits donnent la leccedilon γνώμαις un datif instrumental (aussi plausible) au lieu de lrsquoaccusatif

89 Πυρὸς τροπαί HEacuteRACLITE DK 22 B 31 M MARCOVICH 53a M CONCHE 82 J-FR PRADEAU 482 p 239

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mecircme plan que le feu elle ne saurait en elle-mecircme constituer un laquo eacuteleacutement raquo Le propos de Parmeacutenide ici ne porte donc pas sur les eacuteleacutements constitutifs du monde ou alors srsquoil y fait reacutefeacuterence crsquoest pour les envisager selon une autre faccedilon drsquoappreacutehender le reacuteel

Dans une note de son ouvrage sur Heacuteraclite J-Fr Pradeau reprenant une eacutetude de H Cherniss90 rappelle que lrsquohypothegravese selon laquelle la recherche sur la nature doit commencer par un examen des principes eacuteleacutementaires constitutifs de toutes les reacutealiteacutes et que chacun des laquo physiciens raquo posait un ou plusieurs eacuteleacutements premiers en guise de principe (ἀρχή) est une hypothegravese strictement aristoteacutelicienne laquo Il est peu probable poursuit-il qursquoelle rende convenablement compte de toutes les philosophies de la nature anteacuterieures mais il est en revanche certain qursquoelle leur a donneacute cette homogeacuteneacuteiteacute tregraves artificielle qui pourrait laisser entendre que [hellip] tous les philosophes anteacuterieurs conduisaient une recherche semblable sinon identique raquo91 Il serait donc prudent de ne pas enfermer drsquoembleacutee Parmeacutenide dans cette quecircte drsquoun ou de plusieurs laquo eacuteleacutements raquo premiers

Ce que Parmeacutenide entend mettre en relief dans ces cinq vers est comme lrsquoont constateacute ses preacutedeacutecesseurs et contemporains avant tout Heacuteraclite que la contrarieacuteteacute est ce qui caracteacuterise principalement les choses Et de prendre en exemples ou comme symboles deux cas extrecircmes que tous les laquo signes raquo σήματα (VIII 55) opposent

‒ le feu eacutetheacutereacute doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme ‒ la nuit obscure corps dense et lourd

La totaliteacute de la reacutealiteacute est ici appeleacutee laquo corps raquo δέμας Le terme est fort ancien utiliseacute seulement en poeacutesie Il deacuterive drsquoun verbe δέμω eacutegalement drsquousage uniquement poeacutetique et dont le sens fondamental est dit P Chantraine laquo construire par rangeacutees eacutegales et superposeacutees raquo92 En langage homeacuterique il deacutesigne un corps vivant par opposition agrave un corps mort sens que peut eacutegalement avoir le terme σῶμα

Cette reacutepartition de la reacutealiteacute en contraires est le produit drsquoune constatation suivie drsquoun laquo jugement raquo drsquoune laquo deacutecision raquo sens qursquoimplique ἐκρίναντο et qui reprend une theacutematique deacutejagrave fortement affirmeacutee Parmeacutenide la nomme μορφή Ce terme laquo signifie ldquoformerdquo dit encore Chantraine en tant que cette forme dessine un tout en principe harmonieux raquo93 La notion drsquoharmonie semblerait ici faire deacutefaut puisque laquo feu raquo et laquo nuit raquo srsquoexcluent mutuellement Heacuteraclite Parmeacutenide le sait certainement a surmonteacute la contrarieacuteteacute du monde pour affirmer qursquoil est un et ordonneacute en postulant qursquoil est la transformation constante drsquoun mecircme eacuteleacutement le feu Parmeacutenide ne le suit pas sur cette voie laquo Les premiers physiciens de lrsquoIonie ont donc erreacute en ne posant qursquoun unique principe raquo dit A Motte en conclusion drsquoun paragraphe consacreacute agrave lrsquoeacutetude du mot μορφή chez Parmeacutenide94 Platon opposera μορφή agrave εἶδος ce terme eacutetant compris comme laquo forme reacuteelle raquo95 Trouver un terme geacuteneacuterique crsquoest-agrave-dire passer du

90 H CHERNISS Aristotle Criticism of Presocratic Philosophy p 1-143

91 J FR PRADEAU Heacuteraclite p 54 n 1

92 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque p 250

93 Ibid p 687

94 A MOTTE laquo Les philosophes preacuteclassiques raquo p 24

95 PLATON Reacutepublique 380d SOCRATE demande ironiquement si un dieu eacutetait par magie capable de laquo nous apparaicirctre sous des figures diverses tantocirct en se produisant lui-mecircme par la transformation de son ecirctre propre en plusieurs formes (ὁ αὑτοῦ εἶδος εἰς πολλὰς μορφάς) tantocircthellip raquo (trad G LEROUX in L BRISSON (dir) Platon Œuvres complegravetes p 1541) Pour une vision drsquoensemble de la notion de laquo forme raquo dans la philosophie grecque des Preacutesocratiques jusqursquoagrave ARISTOTE voir lrsquoouvrage collectif de A MOTTE Chr RUTTEN et P SOMVILLE (eacuteds) Philosophie de la Forme Eidos Idea Morphegrave dans la philosophie grecque des origines agrave Aristote

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registre descriptif et concret au registre explicatif et notionnel nrsquoest pas encore une entreprise aiseacutee Parmeacutenide srsquoy risque Il semble bien en effet mecircme si le vers 53 nrsquoest pas parfaitement clair agrave ce sujet que crsquoest lui qui le premier use de ce terme96 Lrsquoexpression μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν laquo ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes raquo nrsquoimplique pas forceacutement que le terme μορφή ait eacuteteacute employeacute par ses pairs Son emploi par lrsquoEacuteleacuteate laisse supposer que lrsquoobjet ainsi deacutesigneacute est vu sous lrsquoangle de ce qui apparaicirct que lrsquoon ne prend pas position sur sa nature son entiteacute et qursquoil a une coheacuterence interne On pourrait sans doute le rendre ici par laquo classe raquo laquo cateacutegorie raquo laquo genre raquo mais ce serait masquer lrsquoimage qursquoil comporte et en affaiblir le sens Les termes de δέμας97 laquo corps raquo et de μορφή laquo forme raquo comme celui de κόσμος laquo monde raquo (VIII 51) sur lequel je vais revenir comportent tous un signifieacute commun celui de composition ordonneacutee voire drsquoharmonie

VIII 54 τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

Toute lrsquointelligence du deacutebut de la seconde partie repose en reacutealiteacute sur la compreacutehension de ce vers Celle-ci diverge grandement selon les commentateurs En voici un eacutechantillon pris parmi nos auteurs habituels98 crsquoest des deux laquo formes raquo qursquoil srsquoagit

B Cassin laquo en pensant que lrsquoune nrsquoa pas besoin drsquoecirctre en quoi ils errent raquo p 89

M Conche laquo dont il ne faut pas faire une ndash en quoi ils se sont trompeacutes raquo p 187

Jean Fregravere laquo il ne faut pas nommer seulement lrsquoune ndash de ce point de vue on se trouve en errance raquo p 149

L Couloubaritsis laquo dont lrsquouniteacute des deux nrsquoest pas obligatoire ndash en quoi ils se sont eacutegareacutes raquo p 546

96 La documentation que nous avons sur les philosophes preacuteclassiques (ou preacutesocratiques) est beaucoup trop lacunaire pour que nous soyons affirmatifs Drsquoapregraves lrsquoeacutetude qursquoA MOTTE a faite de ce terme et de quelques autres chez ces philosophes PARMENIDE est le premier agrave lrsquoemployer PHILOLAOS preacutesente une occurrence (plus deux dans les teacutemoignages doxographiques) EMPEDOCLE trois (dont une sous la forme διάμορφος) ANAXAGORE une seule dans les teacutemoignages et DEMOCRITE une seule (sous la forme εὐμορφίη) mais dix dans les teacutemoignages (dont une sous la forme δυσμορφία) La seule autre occurrence de μορφή ayant un sens proche de celui de PARMENIDE se trouve chez EMPEDOCLE (DK 31 B 21) lequel est posteacuterieur agrave PARMENIDE et connaissait certainement le Poegraveme A MOTTE laquo Les philosophes preacutesocratiques raquo p 20-21 34 54 58-59

97 Le terme δέμας apparaicirct trois fois dans les fragments de XENOPHANE DE COLOPHON agrave propos de la repreacutesentation que lrsquoon se fait des dieux Le rendre en franccedilais nrsquoest pas une chose aiseacutee comme lrsquoattestent les traductions L REIBAUD le traduit par laquo stature raquo ou laquo forme raquo frg 14 laquo les mortels pensent que les dieuxhellip ont la mecircme stature qursquoeux raquo frg 15 laquohellip chacun leur [aux dieux] ferait des corps de mecircme stature que le sien raquo frg 23 laquo un seul dieu suprecircme parmi dieux et hommes nullement semblable aux mortels ni par la forme ni mecircme par lrsquoesprit raquo (L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 30 et 40 lrsquoitalique est de moi) J VOILQUIN traducteur des Preacutesocratiques le rendait par laquo corps raquo dans les frg14 et 23 et paraphrasait ainsi la fin du frg 15 laquo bref des images analogues agrave celles de toutes les espegraveces animales raquo (Les Penseurs grecs avant Socrate p 64-65) J H LESHER le traduit comme J VOILQUIN par laquo body raquo dans les mecircmes frg 14 et 23 et par laquo sort raquo dans le frg 15 laquo and they would make the bodies of the sort which each of them had raquo (Xeacutenophanes of Colophon respectivement p 85 96 et 89) Il se trouve en effet que dans le frg 15 δέμας apparaicirct aux cocircteacutes de σῶμα en tant que synonyme σώματrsquoἐποίουν τοιαῦθrsquoοἷoacuteν περ καὐτοὶ δέμας εἶχον ltἓκαστοιgt Dans une note au frg 23 p 97 J H LESHER dit que laquo δέμας is better rendered therefore as lsquobodyrsquo or lsquobodily formrsquo rather than the more general lsquoformrsquo (Edmonds Burnet) or lsquoGestaltrsquo (D-K Heitsch) raquo

98 On trouvera une preacutesentation et une discussion des diverses interpreacutetations y compris celle drsquoARISTOTE dans B CASSIN p 181-185 et dans une moindre mesure dans M CONCHE p 190-193

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J Bollack qui au lieu de μορφὰς fait de γνώμας traduit par laquo principes raquo lrsquoanteacuteceacutedent de μίαν laquo Lrsquoun de ceux-lagrave nrsquoa pas besoin drsquoecirctre nommeacute dans le monde de lrsquoerrance ougrave ils se trouvent raquo p 208

La solution se trouve me semble-t-il dans la premiegravere partie du Poegraveme au frg II dont ce deacutebut est symeacutetrique Dans la proposition τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν lrsquoaccusatif μίαν est a priori soit le sujet drsquoun infinitif sous-entendu qui ne peut ecirctre qursquoεἶναι comme le pensent la plupart des commentateurs soit le compleacutement drsquoobjet direct de lrsquoinfinitif sous-entendu ὀνομάζειν repris du vers preacuteceacutedent comme le pensent J Fregravere J Bollack et drsquoautres que je nrsquoai pas citeacutes La confrontation avec le frg II permet de lever toute ambiguiumlteacute Au vers 5 de ce fragment Parmeacutenide reacutecuse la proposition selon laquelle οὐκ ἔστιν τε καὶ χρεών ἔστι μὴ εἶναι laquo ldquonrsquoest pasrdquo est et il faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo La seconde partie de ce vers correspond exactement agrave la proposition du v 55 du frg VIII pour peu que lrsquoon deacuteplace la neacutegation οὐ devant lrsquoinfinitif sous-entendu laquelle neacutegation devient alors μή Et cet infinitif sous-entendu est εἶναι

‒ II 5 χρεών [ἐστιν] ἔστι μὴ εἶναι ‒ VIII 55 μίαν οὐ χρεών ἐστιν rarr μίαν χρεών ἐστι μὴ [εἶναι]

Lrsquoerreur preacutecise que commettent les laquo mortels raquo nrsquoest pas de reacutepartir la reacutealiteacute en contraires Ces contraires sont un fait Elle est face agrave deux faits contraires de les tenir seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 56) de nrsquoen retenir qursquoun et de nier lrsquoautre de nier la nuit quand ils traitent de la lumiegravere et agrave lrsquoinverse de nier la lumiegravere quand ils traitent de la nuit ou peut-ecirctre plus exactement de faire disparaicirctre lrsquoun quand ils affirment lrsquoautre Mίαν laquo lrsquoune raquo est agrave comprendre comme laquo soit lrsquoune soit lrsquoautre raquo et non seulement la forme de la nuit Ils disent laquo il faut raquo χρεών ἐστιν au nom drsquoune logique fausse puisqursquoils affirment drsquoune mecircme chose que tantocirct laquo elle est raquo ἔστιν et tantocirct qursquoelle laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστιν Or crsquoest soit lrsquoun soit lrsquoautre laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo (II 3) Leur interpreacutetation fait que laquo nrsquoest pas raquo est et que laquo est raquo nrsquoest pas (II 5)

Si le frg II eacuteclaire singuliegraverement ce deacutebut de la seconde partie celle-ci en retour eacuteclaire drsquoun jour nouveau toute la premiegravere Nous savons deacutesormais ce que visait Parmeacutenide en exposant des principes eacutepisteacutemiques Cela nrsquoavait rien drsquoun pur exercice de logique formelle La question eacutetait eacuteminemment concregravete et lrsquoenjeu de premiegravere importance les conditions de la validiteacute du discours que nous tenons sur le monde Le discours actuel est erroneacute mecircme srsquoil part de constats justes parce que ceux qui le tiennent nrsquoont pas reacutefleacutechi agrave ces conditions On comprend deacutesormais pourquoi Parmeacutenide distingue clairement entre laquo est raquo ἔστι et laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι et que en conseacutequence il exclut toute possibiliteacute de les faire se confondre ou se permuter On comprend aussi deacutesormais pourquoi il traite laquo drsquoindividus biceacutephales raquo δίκρανοι (VI 5) laquo de race sans discernement raquo ἄκριτα φῦλα (VI 7) etc les savants laquo pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8)

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

a) Eacutenonceacute de la proposition

Frg VIII 60-61

τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

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b) Deacuteveloppement de la proposition

‒ Premier principe voir les contraires ensemble

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble99 fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι En effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

‒ Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

a) Eacutenonceacute de la proposition du laquo transmonde raquo διάκοσμος VIII 60-61

De lrsquoannonce du sujet que Parmeacutenide entend deacutesormais traiter dans la seconde partie de son Poegraveme il ne reste que deux vers VIII 60-61

τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Aucun commentateur agrave ce qursquoil mrsquoa sembleacute nrsquoa vu la rupture qursquointroduisent ces deux vers Tous pensent que la seule rupture se fait en VIII 51b (cf plus haut leur interpreacutetation de la locution ἀπὸ τοῦδε laquo agrave partir de lagrave raquo) et que Parmeacutenide poursuit jusqursquoagrave la fin du Poegraveme son exposeacute mecircleacute de critique des laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας (VIII 50) de leur laquo monde trompeur raquo κόσμον ἀπατηλόν (VIII 51) Il nrsquoen est rien Comme en II 1 ougrave il marque le deacutebut de la premiegravere partie le laquo moi raquo ἐγὼ est la marque linguistique de cette rupture La deacuteesse indique qursquoelle va deacutesormais parler en son propre nom et non plus au nom des laquo mortels raquo que le laquo monde raquo κόσμος qursquoelle va laquo reacuteveacuteler raquo φατίζω nrsquoest plus celui des laquo mortels raquo mais le laquo transmonde raquo διάκοσμον qui est le sien Ce nrsquoest sans doute pas exactement ainsi je crois que les interpregravetes anciens ont compris cette seconde partie du

99 Je lis ὁμῶς laquo ensemble raquo et non ὅμως laquo cependant raquo comme le font la plupart des traducteurs qui suivent la leccedilon eacutediteacutee par DIELS-KRANZ

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Poegraveme mais il semble bien qursquoils ont consideacutereacute le contenu de la deuxiegraveme partie comme lrsquoexpression non pas des laquo opinions des mortels raquo que Parmeacutenide repousse mais de lrsquoopinion de Parmeacutenide lui-mecircme Il est vrai qursquoils avaient du moins certains drsquoentre eux la possibiliteacute de lire le Poegraveme en son entier tandis que nous nous nrsquoavons que des fragments et que la coupure qui suit les vers 60-61 a fortement contribueacute agrave les rattacher agrave ce qui preacutecegravede et non agrave ce qui pouvait suivre

Ce nrsquoest donc pas eacutetonnant si se meacuteprenant sur la porteacutee de ces deux vers les commentateurs divergent encore plus sur le sens agrave leur reconnaicirctre comme lrsquoattestent ces quelques traductions du vers 60

VIII 60 τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω

B Cassin laquo Mes formules te livrent le dispositif du monde dans toute sa ressemblance raquo p 91

M Conche laquo Quant agrave moi je trsquoexpose cet arrangement-en-monde vrai-semblable (sic) en tous points raquo p 188

J Fregravere laquo Pour toi le deacuteploiement reacuteunifieacute du monde en son eacutevidente vraisemblance crsquoest dans son entier que je trsquoen donne la reacuteveacutelation raquo p 189

L Couloubaritsis laquo Quant agrave moi je mrsquoengage agrave te reacuteveacuteler lrsquoordonnance totale des choses qui convient raquo p 546

J Bollack laquo Telle qursquoelle est je te la dis agrave toi la dualiteacute de cet arrangement si entiegraverement adapteacute raquo p 209

Une interpreacutetation plus assureacutee de ces deux vers devient possible si comme je le pense ils ouvrent un nouveau deacuteveloppement dans lequel Parmeacutenide propose sa conception drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος agrave la place du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo

Διάκοσμος est composeacute du preacutefixe διά- et du mot κόσμος

Le substantif κόσμος est aussi polyseacutemique en grec que peut lrsquoecirctre laquo monde raquo en franccedilais par lequel on le traduit le plus souvent Le terme franccedilais deacuterive du mot latin mundus dont le sens premier est laquo ensemble des corps ceacutelestes cieux univers lumineux raquo100 Mais disent A Ernout et A Meillet ce terme laquo semble bien ecirctre le mecircme mot que mundus ldquoparurerdquo qui a eacuteteacute choisi pour deacutesigner le ldquomonderdquo sans doute agrave lrsquoimitation du gr κόσμος raquo101 Avant drsquoavoir une histoire lieacutee agrave κόσμος mundus avait donc le sens de laquo parure raquo ce qui le rapproche de κόσμος dont le sens premier est laquo ordre mise en ordre raquo102 La traduction de κόσμος par laquo monde raquo semble donc toute indiqueacutee mecircme srsquoil convient de distinguer les niveaux de signification

Dans la bouche des laquo mortels raquo dont lrsquoEacuteleacuteate conteste les laquo opinions raquo laquo monde raquo recouvre la totaliteacute de ce qui est lrsquoensemble des laquo eacutetants raquo πάντα Il ne saurait ecirctre reacuteduit agrave lrsquolaquo univers raquo au laquo cosmos raquo sens speacutecifique qursquoil aura par exemple dans certains eacutecrits drsquoAristote Mais lrsquousage qursquoen font les laquo mortels raquo est en contradiction avec le sens premier du mot qui est toujours preacutesent dans les sens speacutecifiques qursquoil peut prendre celui drsquolaquo ordre raquo ou de laquo mise en ordre raquo Il sert agrave deacutesigner chez eux la contrarieacuteteacute mais une contrarieacuteteacute qursquoils pensent surmonter en eacuteliminant agrave chaque fois lrsquoun des deux termes Il est donc laquo trompeur raquo

100 A ERNOUT et A MEILLET Dictionnaire eacutetymologique de la latine Histoire des mots p 420

101 Ibid

102 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque s uerbo p 549

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ἀπατηλός Il se peut que Parmeacutenide vise plus particuliegraverement Heacuteraclite mecircme si celui-ci postule une laquo harmonie invisible raquo ἁρμονία ἀφανής qui unifierait les contraires tout en les maintenant103 ne respectant pas ainsi le principe de non-contradiction que Parmeacutenide vient de mettre en eacutevidence dans la premiegravere partie du Poegraveme et qursquoil rappelle agrave cet endroit et comme le lui reprocheront aussi Platon et Aristote104

Au laquo monde fallacieux raquo κόσμος ἀπατηλός des laquo mortels raquo Parmeacutenide oppose son διάκοσμος que je traduis faute de trouver mieux par laquo transmonde raquo dont lrsquoadjectif correspondant pourrait lui ecirctre fait sur διάκοσμος laquo diacosmique raquo105 En composition διά dit le Bailly marque une ideacutee soit de seacuteparation soit de peacuteneacutetration (laquo agrave travers raquo) soit de supeacuterioriteacute soit drsquoachegravevement Les sens donneacutes par le dictionnaire pour διάκοσμος le verbe διακοσμέω laquo mettre en ordre raquo laquo disposer raquo et διακόσμησις laquo mise en ordre raquo se comprennent avant tout avec lrsquoideacutee de distinction ou de seacuteparation mais peuvent aussi impliquer celle de peacuteneacutetration et drsquoachegravevement Les commentateurs retiennent pour la plupart lrsquoideacutee de seacuteparation Crsquoest celle que met en avant en particulier B Cassin dans son commentaire laquo Dans diakosmos dia- insiste sur le deacuteploiement de la structure sa partition sa division ainsi diakosmos deacutesigne reacuteguliegraverement chez Homegravere lrsquoldquoordre de bataillerdquo La deacuteesse va expliciter la systeacutematique doxique du monde et comment ce systegraveme repose sur une partition entre contraires raquo p 192 Et drsquoajouter immeacutediatemennt apregraves laquo Mourelatos insiste agrave juste titre ldquopar le choix de diakosmos le sens de lsquoordrersquo dans -kosmos et inverseacute en lsquoseacutegreacutegation division clivage conflitrsquo Le kosmos des mortels deacuteployeacute par la deacuteesse est en fait un champ de bataillerdquo raquo p 192 Cette interpreacutetation du preacutefixe διά- est due au fait que les commentateurs pensent comme le dit B Cassin ndash laquelle partage cet avis ndash qursquoici laquo la deacuteesse se fait le porte-parole de la physique et de la cosmologie de lrsquoopinion [que] ses formules en livrent la teneur raquo p 165

Je pense que lrsquoon ne peut faire dire agrave διάκοσμος exactement le contraire de ce que signifie son composant principal κόσμος Du reste ces propos de la deacuteesse ne concernent pas ce qui preacutecegravede (le laquo monde raquo des laquo mortels raquo) mais ce qui suit agrave savoir lrsquoexposeacute du κόσμος tel que Parmeacutenide lrsquoenvisage mais un Parmeacutenide qui en se cachant derriegravere la figure de la deacuteesse indique qursquoil se soumet agrave des exigences eacutepisteacutemiques comme par exemple celle du principe de non-contradiction Par le choix de ce terme il indique que les contraires srsquoils sont bien constitutifs de la reacutealiteacute sont porteacutes par une logique qui les unifie en empecircchant les

103 Ἁρμονίη ἀφανὴς φανερῆς κρείττων laquo Lrsquoharmonie qui est inapparente lrsquoemporte sur celle qui est apparente raquo texte et trad J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Frg 28 1 p 219 (DK 22 B 54 M MARCOVICH 9 M CONCHE 126)

104 Drsquoapregraves J-Fr PRADEAU (Heacuteraclite p 270) chez HERACLITE lrsquouniteacute ne se ferait pas en supprimant les contraires Srsquoappuyant sur un fragment que les eacutediteurs ne retiennent pas ce dernier eacutecrit que laquo si le monde est un comme Heacuteraclite le suppose crsquoest dans la mesure ougrave lrsquouniteacute reacutesulte drsquoune certaine coiumlncidence des contraires qursquoelle est le produit litteacuteralement de leur reacuteunion [hellip] De ce point de vue et crsquoest ce qui fait lrsquooriginaliteacute de la thegravese heacuteracliteacuteenne les contraires ne sont si supprimeacutes ni subsumeacutes par lrsquouniteacute mais ils la constituent raquo (p 270) Le fragment en question est le suivant τὸ ἓν διαφερόμενον αὐτὸ αὐτῷ ξυμφέρεσθαι ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας laquo lrsquoun coiumlncide en diffeacuterant lui-mecircme de lui-mecircme comme crsquoest le cas pour lrsquoharmonie de lrsquoarc et celle de la lyre raquo (texte et trad J-FR PRADEAU frg 80 p 269) PARMENIDE ne semble pas partager cette analyse Pour lui HERACLITE nrsquoexplique pas comment srsquoeffectue cette laquo harmonie invisible raquo qui preacuteserverait les contraires Peut-ecirctre est-ce lui qursquoil vise plus particuliegraverement par lrsquoemploi du terme παλίντροπος pour qualifier le chemin de ses pairs (VI 9) Cet adjectif est justement employeacute par HERACLITE pour reacutecuser la position de ses adversaires qualifier cette harmonie et en rendre raison en la comparant agrave celle de lrsquoarc et de la lyre οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέειmiddot παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης laquo Ils ne comprennent pas comment ce qui est diffeacuterent de soi-mecircme srsquoaccorde avec soi-mecircme il y a une harmonie dans les deux directions comme dans lrsquoarc et la lyre raquo (texte et trad J-FR PRADEAU frg 79 2 p 269)

105 Lrsquoadjectif διακοσμικὁς nrsquoexiste pas en grec Jamblique fait usage drsquoun διακοσμητικὁς (cf en franccedilais laquo cosmeacutetique raquo)

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laquo puissances raquo δυνάμεις qui sont les leurs de se deacutetruire mutuellement et en les faisant produire au contraire tout le reacuteel singulier Cette logique sera deacutevoileacutee plus loin (frg XII et XIII notamment) Le preacutefixe διά- devant κόσμος ne vise pas lrsquoantinomie qui existe entre les contraires Il indique que le principe drsquouniteacute et drsquoorganisation signifieacute par κόσμος se retrouve partout agrave travers tout quel que soit le domaine consideacutereacute et pas seulement dans lrsquoagencement de lrsquounivers Crsquoest donc avec cette valeur de laquo agrave travers raquo que agrave deacutefaut de transcrire simplement διάκοσμος par diacosme il convient drsquoentendre le preacutefixe trans- dans transmonde et non avec celle drsquolaquo au-delagrave de raquo Il nrsquoy a pas de transcendance

Crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoexplicite le qualificatif ἐοικότα πάντα qui accompagne διάκοσμον Ἐοικότα est le participe parfait drsquoun verbe deacutefectif dont le preacutesent qui nrsquoest plus attesteacute est εἴκω laquo ecirctre semblable raquo Il a la valeur drsquoun adjectif Le Bailly donne trois sens 1 laquo semblable raquo 2 laquo convenable raquo drsquoougrave laquo juste raquo laquo naturel raquo laquo raisonnable 3 laquo vraisemblable raquo laquo probable raquo On ne peut deacutecider de son sens sans tenir compte de πάντα qui le suit Πάντα est une forme polyvalente ici il peut ecirctre lrsquoaccusatif masculin de πᾶς laquo tout raquo et se rapporter agrave διάκοσμον (ce que pense par exemple L Couloubaritsis) ou un accusatif pluriel neutre agrave valeur adverbiale laquo en tout raquo et se rapporter soit agrave ἐοικότα justement (comme le pensent par exemple M Conche et J Bollack) soit agrave φατίζω (comme le fait J Fregravere) Il me semble que πάντα a ici comme en I 28 une valeur adverbiale qursquoil se rapporte agrave ἐοικότα et que lrsquoexpression preacutecise ou conforte le sens de διάκοσμος et de son preacutefixe διά- Le laquo transmonde raquo est un principe drsquoordonnance qui est laquo semblable en tout raquo Il nrsquoest pas reacuteserveacute agrave un domaine particulier Il est universel Srsquoil nrsquoest pas dit laquo identique raquo ou laquo le mecircme raquo ὁ αὐτός comme est lrsquoeacutetant τὸ ἐόν (cf VIII 29) crsquoest sans doute parce qursquoil diffegravere selon les domaines quels qursquoils soient lrsquounivers aussi bien que le monde des hommes par exemple En cela il assure agrave la recherche de Parmeacutenide lrsquoassise sans laquelle elle ne pourrait avoir de preacutetention laquo scientifique raquo comme on la qualifiera plus tard Lrsquouniversaliteacute drsquoune regravegle ou drsquoune loi est la condition de sa validiteacute

Ici la similitude du laquo transmonde raquo concerne lrsquoensemble des laquo reacutealiteacutes singuliegraveres raquo πάντα lesquelles ne sont pas par elles-mecircmes homogegravenes On sait deacutejagrave que la laquo similitude raquo est aussi une des caracteacuterisques de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν lequel laquo nrsquoest pas divisible puisqursquoil est tout entier semblable raquo ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖον (VIII 22) laquo il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute raquo οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν (VIII 46-47) Si laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν est une faccedilon de saisir dans leur totaliteacute laquo toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres raquo πάντα le laquo transmonde raquo διάκοσμος apparaicirct alors comme eacutetant aussi lrsquoune de ses caracteacuteristiques Du coup laquo lrsquoeacutetant raquo ne doit pas ecirctre compris comme une entiteacute statique mais dynamique Sans doute est-ce un concept mais en tant qursquoil permet comme le veut son eacutetymologie de laquo saisir raquo intellectuellement le reacuteel Crsquoest agrave ce dernier qursquoil renvoie et non agrave lui-mecircme Il nrsquoest pas autoreacutefeacuterentiel Sa deacutefinition est deacutetermineacutee par lrsquoobjet dont il est la saisie

M Conche donne agrave ἐοικότα le sens de laquo vrai-semblable raquo laquo Bien que le discours cosmologique soit tenu par la Deacuteesse qui ne peut dire que la veacuteriteacute ce discours ne peut aller au-delagrave de la vrai-semblance de la semblance du vrai raquo p 197 Le sens de laquo vrai-semblable raquo serait acceptable si le propos que va tenir la deacuteesse eacutetait un exposeacute des laquo opinions des mortels raquo comme chacun le croit exposeacute dont drsquoailleurs on ne verrait pas lrsquointeacuterecirct si ce nrsquoeacutetait pour le critiquer et le rectifier Ce qui nrsquoest pas le cas Que la veacuteriteacute soit toujours pour Parmeacutenide de lrsquoordre de lrsquoopinion raquo δόξα cela ne fait aucun doute Mais cette laquo opinion raquo nrsquoest pas une laquo semblance du vrai raquo Ici le propos est de fonder dans le reacuteel mecircme lrsquoappreacutehension que lrsquointelligenge peut en avoir pour que le discours construit qursquoil en donne le laquo transmonde raquo διάκοσμος soit le plus adeacutequat possible le plus laquo juste raquo possible et donc le moins contestable et reacutefutable possible

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Quant au verbe φατίζω laquo dire raquo deacutejagrave employeacute en VIII 35 agrave propos de laquo lrsquoeacutetant dans lequel ldquoestrdquo est formuleacute raquo ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν la contrainte de la versification peut suffire agrave justifier son emploi agrave la place drsquoun synonyme plus commun comme λέγειν ou φράζειν laquo dire raquo Toutefois ce verbe est deacuteriveacute drsquoun substantif φάτις dont le sens premier est laquo ce qursquoon dit raquo drsquoougrave laquo rumeur raquo laquo parole raquo laquo discours raquo etc Or chez les Tragiques il a souvent le sens particulier de laquo parole drsquoun dieu raquo laquo oracle raquo Le traduire par laquo reacuteveacuteler raquo conviendrait ici fort bien agrave la condition toutefois de lrsquoentendre dans un sens laquo laiumlciseacute raquo Il nrsquoy a aucune laquo reacuteveacutelation raquo divine La parole est bien celle de Parmeacutenide

VIII 61 ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Telle qursquoelle est formuleacutee la finaliteacute de tout cet effort intellectuel pour tenir un discours vrai sur les choses peut sembler bien deacuterisoire Ne devrait-elle pas se trouver seulement ou avant tout dans le bonheur de connaicirctre Mais explique M Conche laquo Parmeacutenide entend faire mieux que ses rivaux les philosophes qui lrsquoont preacuteceacutedeacute [hellip] On reconnaicirct lagrave lrsquoesprit de lrsquo ἀγών (concours compeacutetition eacutemulation) essentiel agrave la civilisation grecque Lrsquohomme grec veut lutter pour ldquoecirctre le meilleur surpasser les autresrdquo (Il 6208) telle est la ldquobonne erisrdquo (lutte rivaliteacute) drsquoHeacutesiode (Tr 24)hellip raquo p 196 Cela est incontestable agrave la condition de ne pas ramener cette rivaliteacute agrave la quecircte drsquoune vaine gloriole Comme lrsquoeacutecrit encore fort justement M Conche mais agrave propos drsquoHeacuteraclite le fondement de cette eris se trouve laquo dans la recherche et la passion de la veacuteriteacute raquo106 Nous ne sommes plus agrave lrsquoeacutepoque drsquoHomegravere mais agrave celle des savants-philosophes Le combat est un deacutebat et la raison λόγος seule en est lrsquoarbitre comme cela a eacuteteacute dit dans le frg VII laquo mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique par moi prononceacutee raquo κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα (VII 5-6) Le λόγος qui en grec est inseacuteparablement laquo raison raquo et laquo parole raquo ndash double sens qursquoaucune traduction franccedilaise ne peut sauvegarder ndash implique discussion deacutebat Il ne se tient pas dans la pure contemplation Lrsquoἒρις a sans aucun doute pour but de remporter la victoire et drsquoapparaicirctre comme le meilleur mais en mettant agrave lrsquoeacutepreuve les arguments qui sont avanceacutes par les uns et les autres pour en eacutecarter les mauvais et retenir les bons Aussi bien si lrsquoon deacuteconstruit le jeu drsquoeacutecriture qui fait parler la deacuteesse agrave la place de Parmeacutenide le veacuteritable destinataire du propos est-il le lecteur de son Poegraveme Crsquoest lui qui dans la recherche de la veacuteriteacute sera indeacutepassable non pas parce qursquoil est deacutetenteur drsquoune connaissance indeacutepassable ndash ce qui nrsquoa aucun sens ndash mais parce que lrsquoargumentation qursquoil tient repose sur des bases logiques indiscutables universelles et atemporelles Heacuteraclite avait afficheacute une preacutetention semblable dans le fragment le plus long que lrsquoon a conserveacute de lui107

106 M CONCHE Heacuteraclite p 119

107 Heacuteraclite frg 77 p 263 J-FR PRADEAU (DK 22 B 1 M MARCOVICH 1 M CONCHE 2) laquo Lrsquoargument drsquoHeacuteraclite commente J-FR PRADEAU p 265-266 est critique les hommes se figurent qursquoune connaissance de la nature de toutes choses et de chacune drsquoentre elles est impossible nrsquoexiste pas pour eux mais qursquoelle est reacuteserveacutee aux dieux Heacuteraclite conteste cette croyance pour affirmer au contraire que la connaissance vraie est communeacutement accessible (elle est encore agrave porteacutee de main preacutecise encore le texte 115) La preuve qursquoen donne Heacuteraclite est deacuteroutante puisqursquoelle ne fait que consacrer lrsquoextraordinaire exception de sa propre personne Outre la part de provocation qui ici comme dans drsquoautres citations paraicirct rechercheacutee on peut toutefois accorder un sens plus mesureacute agrave cette auto-ceacuteleacutebration Il nrsquoest pas exclu en effet qursquoHeacuteraclite cherche agrave faire de son propre exemple la preuve qursquoon peut atteindre la connaissance vraie Si Heacuteraclite se donne en exemple crsquoest pour suggeacuterer que lrsquoldquoeacutecouterdquo est possible agrave un homme pourvu qursquoil y consacre une attention dont le caractegravere meacutethodique est ici accentueacute Heacuteraclite nrsquoest pas simplement celui des hommes qui sait il est celui qui sait pour certaines raisons et au prix drsquoun certain effort raquo

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Jrsquoai dit plus haut que lrsquoensemble des commentateurs nrsquoont pas vu la rupture qursquointroduisent les deux vers 60 et 61 du frg VIII et donc considegraverent que dans les fragments qui composent la seconde partie du Poegraveme Parmeacutenide expose les laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας B Cassin cependant a bien senti qursquoune telle perception soulevait quelques difficulteacutes laquo Si en effet la doxa srsquointerroge-t-elle agrave juste titre nrsquoest pour Parmeacutenide qursquoun ramassis drsquoopinions contradictoires pourquoi lrsquointerpregravete srsquoeacutechinerait-il agrave reconstruire une coheacuterence et de quel type de coheacuterence peut-il alors srsquoagir raquo p 192 B Cassin propose de lever ainsi cette difficulteacute

laquo Dans lrsquoeacuteconomie du poegraveme la doxa apparaicirct tantocirct du point de vue de lrsquo alecirctheia comme une contradiction ontologique un discours intenable tenu dans lrsquoerrance par les mortels dikranes et tantocirct du point de vue de la doxa elle-mecircme comme un discours intelligent et soigneux attentif aux pheacutenomegravenes permettant de les organiser en monde La cosmogonie la cosmologie voire la psychologie et la theacuteorie de la connaissance [hellip] contenues dans les fragments IX agrave XIX constituent le discours doxique sur la doxa que la deacuteesse expose au mortel-Parmeacutenide (I 31-32) Elles repreacutesentent donc une mise en forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo p 193

Je ne vois pas bien comment on peut veacuterifier dans le texte mecircme de Parmeacutenide comment srsquoopegravere cette distinction entre la doxa des laquo mortels raquo et le laquo discours doxique sur la doxa raquo tenu par la deacuteesse ni comment srsquoeffectue laquo la mise en forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo La difficulteacute souleveacutee par B Cassin disparaicirct degraves lors que lrsquoon considegravere la suite comme un exposeacute de la propre doxa de Parmeacutenide sans qursquoil soit question de celle des laquo mortels raquo Que lrsquoEacuteleacuteate soit tributaire de ses contemporains ne fait aucun doute Mais crsquoest une autre question Il entend par contre ndash et il ne srsquoen cache pas ndash se deacutemarquer nettement par rapport agrave eux et les laquo deacutepasser raquo drsquoune maniegravere qursquoil estime agrave jamais incontestable Du reste avant de poser la question de lrsquointerpregravete ne conviendrait-il pas de poser celle de lrsquoauteur Quel inteacuterecirct Parmeacutenide avait-il agrave deacuteployer tant drsquoeacutenergies pour preacutesenter un tel laquo ramassis raquo srsquoil nrsquoavait pas une meilleure doxa agrave proposer

b) Deacuteveloppement de la proposition IV et IX

De ce qui devait ecirctre un deacuteveloppement de la proposition eacutenonceacutee en VIII 60 il ne reste que deux fragments les frg IV et IX lesquels eacutenoncent chacun un principe

‒ Premier principe voir les contraires ensemble frg IV

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

Lrsquointerpreacutetation du frg IV deacutepend de la place qursquoon lui trouve dans lrsquoeacuteconomie du Poegraveme108 Et inversement cette place deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon en donne Si

108 Elle est tregraves variable selon les commentateurs Voir M CONCHE p 91-92 J BOLLACK p 306-307 B CASSIN p 214-215

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cependant on associe et confronte les deux deacutemarches la solution qui me semble srsquoimposer est de consideacuterer ce fragment comme lrsquoun des deux qui restent du bref deacuteveloppement qui devait suivre les deux vers introducteurs du propre propos de Parmeacutenide sur le laquo monde raquo son laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60-61)

La premiegravere phrase est savamment eacutelaboreacutee La reacutepartition des termes nrsquoest pas seulement due aux exigences de la versification Elle se veut hautement significative La proposition est symeacutetriquement construite autour du substantif νόῳ laquo par la penseacutee raquo laquo en penseacutee raquo et lrsquoabsence totale drsquoun article devant les deux participes rend possible a priori presque toutes les combinatoires entre chacun de ses termes109

Λεῦσσε δ΄ ὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως

La plupart des traducteurs partagent cependant quelques options communes Ils font de ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo le compleacutement drsquoobjet direct de λεῦσσε laquo regarde raquo et de παρεόντα laquo des choses preacutesentes raquo lrsquoattribut de ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo Mais a priori lrsquoinverse est tout aussi possible Ils rapportent lrsquoadverbe βεϐαίως laquo fermement raquo agrave παρεόντα laquo des choses preacutesentes raquo Quant agrave lrsquoadverbe ὁμῶς laquo ensemble raquo que je retiens avec J Bollack (qui le traduit par laquo semblablement raquo) ils lisent agrave sa place ὅμως laquo cependant raquo et le rattachent soit agrave λεῦσσε laquo regarde raquo soit agrave ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo Quelques exemples

M Conche laquo Les choses absentes regarde-les pourtant par le penser comme fermement preacutesentes raquo p 91

B Cassin laquo Regarde par la penseacutee les choses qui ne sont pourtant pas lagrave comme eacutetant lagrave fermement raquo p 93

J Fregravere laquo Bien que de telles choses soient absentes contemple-les comme eacutetant fermement preacutesentes agrave lrsquointelligence raquo p 145

L Couloubaritsis laquo Cependant les choses absentes appreacutehende-les clairement par la faculteacute de penser comme fermement preacutesentes raquo p 546

J Bollack laquo Embrasse semblablement du regard ce qui est absent la penseacutee le rend fermement preacutesent raquo p 306110

La suite du fragment qui en donne lrsquoexplication ndash elle est introduite par un γάρ laquo en effet raquo ndash permet de lever les doutes Parmeacutenide reprend une des caracteacuteristiques fondamentales de lrsquoἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo formuleacutees en VIII 22-25 celle drsquoecirctre laquo drsquoun seul tenant raquo συνέχεσθαι ξυνεχὲς et donc drsquoecirctre laquo indivisible raquo οὐδὲ διαιρετόν

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

109 B CASSIN p 215 en mentionne un certain nombre pour ce vers et les suivants

110 J BOLLACK place ce fragment apregraves le frg XVIII et le regroupe avec le frg XVI dans un paragraphe portant sur la connaissance

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[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

Son extension agrave la totaliteacute nrsquoest le reacutesultat ni drsquoune laquo dispersion raquo σκιδνάμενον ni drsquoun laquo assemblage raquo συνιστάμενον lesquels supposeraient des ruptures dans lrsquouniteacute de lrsquoeacutetant

Il me semble par conseacutequent que dans le premier vers de ce fragment il convient de lire ὁμῶς laquo ensemble raquo et non ὅμως laquo cependant raquo111 Un des citateurs preacutesente cette lecture Theacuteodoret de Cyr J Bollack la retient aussi (laquo semblablement raquo) Mais Parmeacutenide est agrave lui-mecircme son meilleur avocat Il a deacutejagrave employeacute cet adverbe deux fois

‒ en VI 7 ougrave il accuse les laquo mortels biceacutephales raquo drsquoecirctre laquo sourds en mecircme temps qursquoaveugles raquo κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε

‒ et en VIII 49 ougrave agrave propos de lrsquoeacutetant il dit que laquo de partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la mecircme faccedilon raquo ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει

Lrsquouniteacute et lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de lrsquoeacutetant sont si importantes pour Parmeacutenide qursquoil emploie souvent soit lrsquoadjectif ὁμός laquo un le mecircme commun uni raquo soit des deacuteriveacutes de cet adjectif dont ὁμῶς fait partie

‒ en VIII 5-6 ἔστιν est laquo agrave la fois ὁμοῦ tout entier un constant raquo ‒ en VIII 22 citeacute ci-dessus lrsquoeacutetant est dit indivisible laquo puisqursquoil est tout entier

semblable raquo ὁμοῖον ‒ en VIII 46-47 laquo il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave

lrsquo homogeacuteneacuteiteacute raquo εἰς ὁμόν ‒ En IX 3 laquo tout est plein agrave la fois ὁμοῦ de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo

Le propos est de souligner comme eacutetant un impeacuteratif eacutepisteacutemique ndash drsquoougrave lrsquoimpeacuteratif λεῦσσε laquo regarde raquo et le futur agrave valeur impeacuterative ἀποτμήξει laquo tu nrsquoempecirccheras pas en coupant raquo ndash de consideacuterer laquo ensemble raquo ὁμῶς laquo fermement raquo βεϐαίως les ἀπεόντα et les παρεόντα Lrsquoadverbe ὁμῶς comme ὁμοῦ en VIII 5-6 permet drsquounir plus eacutetroitement qursquoun τε καί ou simplement un καί laquo et raquo les deux participes preacutesents ἀπεόντα et παρεόντα

Que sont ces ἀπεόντα et ces παρεόντα La reacuteponse se trouve justement dans les vers qui agrave la fin du frg VIII ouvrent la seconde partie du Poegraveme Parmeacutenide vient de reprocher aux laquo mortels biceacutephales raquo non pas drsquoavoir laquo reacuteparti la structure en contraires et poseacute des signes de seacuteparation entre eux raquo ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 55-56) mais de consideacuterer qursquoune seacuterie de ces contraires une laquo forme raquo μορφή nrsquoest pas τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν (VIII 54) La disposition ordonneacutee du laquo monde raquo qursquoil propose le laquo transmonde raquo διάκοσμος est de tenir ensemble les contraires de ne pas prendre en consideacuteration seulement la laquo forme raquo qui est preacutesente et que lrsquoon a sous les yeux (le feu par exemple) et de penser que laquo nrsquoest pas raquo celle qui est absente et que lrsquoon ne voit pas (la nuit par exemple) En VIII 60 il a dit que le laquo transmonde raquo est laquo semblable en tout raquo ἐοικότα πάντα Lrsquoadjectif ἐοικότα synonyme de ὁμοῖος est repris ici par lrsquoadverbe ὁμῶς en IV 1 Il appartient agrave lrsquolaquo intelligence raquo νοῦς du moins agrave lrsquointelligence qui respecte les regravegles eacutepisteacutemiques de tenir ensemble ce qursquoune perception sensible seacutepare Cette fonction centrale est symboliseacutee par la position meacutediane qursquoil occupe dans le vers Il me semble donc que le frg IV trouve pleinement sa place agrave ce moment de lrsquoexposeacute de lrsquoEacuteleacuteate

111 ὅμως est lrsquoadverbe donneacute par A H COXON dans sa derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides p 61

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‒ Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces frg IX

Il en va de mecircme pour le frg IX Drsquoapregraves Simplicius qui est le seul agrave le rapporter ce passage vient laquo peu apregraves raquo μετrsquoὀλίγα la citation qursquoil a faite du frg VIII 53-59112 Mais la nature du propos lui-mecircme milite pour cet endroit du Poegraveme Il est drsquoordre geacuteneacuteral Il ne traite pas des choses drsquoune maniegravere descriptive et concregravete comme cela sera par la suite Comme preacuteceacutedemment son intelligence reacutesulte de la confrontation croiseacutee entre la place qursquoil occupe dans le Poegraveme et son analyse interne

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune

[ni dans lrsquoautre

Ce fragment pose un problegraveme de lecture que nrsquoa perccedilu agrave ma connaissance aucun des eacutediteurs traducteurs et commentateurs113 Jrsquoai deacutejagrave souligneacute agrave propos du frg VIII que sa coupure apregraves le vers 61 avait certainement eacuteteacute la cause qui a empecirccheacute les commentateurs de voir que les deux derniers vers marquaient une rupture dans le propos de Parmeacutenide qursquoils ouvraient lrsquoexposeacute de sa propre penseacutee sur le laquo monde raquo son laquo transmonde raquo διάκοσμος Ici la coupure du fragment a empecirccheacute de voir que les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont le deacutebut nous eacutechappe et non pas le commencement drsquoune nouvelle

Tout le monde114 lit ainsi ce fragment mis agrave part la traduction que jrsquoemprunte pour lrsquoexemple agrave B Cassin car elle est toujours au plus pregraves du texte grec p 95

Aὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται Alors degraves lors que toutes choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς crsquoest-agrave-dire les noms qui correspondent aux forces qursquoelles mettent en œuvre dans [tel ou tel cas

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien

112 SIMPLICIUS In Aristotelis Physicorum libros quattuor priores commentaria ed H DIELS Commentaria in Aristotelem graeca vol IX Berlin 1882 1808 (39 17)

113 En dernier lieu M ANNEE qui commence ainsi sa traduction laquo Alors une fois que toutes les choses ont eacuteteacute nommeacutees ldquonuitrdquo et ldquolumiegravererdquohellip raquo M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 175

114 En dernier lieu R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmeacutenides de A H COXON laquo Now since light and night have been given all names and the names corresponding to their potencies have been given to these things and those all is full of light and invisible night together both of them equal since in neither is there Nothing raquo p 88

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Une telle lecture comporte deux anomalies majeures

La premiegravere est une impossibiliteacute logique Lrsquoaffirmation du vers 3 laquo tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo est donneacutee comme la conseacutequence logique de la deacutenomination de toutes choses en termes de lumiegravere et de nuit (vers 1) et de ce que ces termes deacutesignent non pas les choses elles-mecircmes mais les laquo forces raquo δυνάμεις qui en elles en commandent diversement les transformations (v 2) La logique exigerait une formulation inverse laquo puisque tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere [hellip] toutes choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuithellip raquo La constatation du reacuteel preacutecegravede et entraicircne sa diction Lrsquoinverse nrsquoest pas possible Le reacuteel ne peut pas ecirctre la conseacutequence de ce que lrsquoon en dit

La seconde anomalie apparaicirct au vers 4 Elle est de nature agrave la fois grammaticale et seacutemantique Les traducteurs et les commentateurs ne sont pas tregraves explicites Mais soit ils supposent que la conjonction ἐπεί laquo puisque raquo du vers 4 introduit une proposition subordonneacutee dont la principale est πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου laquo tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo (v 3) Dans ce cas cette proposition principale se trouve encadreacutee par deux propositions causales la premiegravere introduite par ἐπειδή laquo puisque raquo (vers 1) et la seconde par ἐπεί laquo puisque raquo (vers 4) Lrsquoune est de trop Soit ils comprennent comme le fait B Cassin la seconde proposition causale du vers 4 ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν laquo puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien raquo ou laquo puisqursquoil nrsquoest rien qui ne participe ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre raquo comme une explication des geacutenitifs du deacutebut du vers ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo Mais dans ce cas outre la difficulteacute que soulegraveve la compreacutehension de cette explication la proposition causale ne peut grammaticalement deacutependre des geacutenitifs ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo parce qursquoils sont des appositions agrave φάεος et agrave νυκτὸς du vers preacuteceacutedent et non des geacutenitifs absolus lesquels exigeraient la preacutesence drsquoun verbe au participe ὄντων par exemple Ils ne forment pas une proposition

La conclusion qui srsquoimpose me semble-t-il est de couper le fragment en deux phrases indeacutependantes De la premiegravere seule la fin a eacuteteacute conserveacutee Ce sont les deux premiers vers du fragment Quant agrave la seconde elle occupe les deux derniers vers

Mecircme srsquoils divergent beaucoup quant agrave son interpreacutetation115 tous les interpregravetes considegraverent que ce fragment est agrave mettre sur le mecircme plan que tous ceux qui suivent et qursquoil fait partie de la doxa parmeacutenidienne laquo En IX et dans la suite directe de VIII 38-39 et 55-59 eacutecrit B Cassin [sont eacutenonceacutes] les deux principes constitutifs du monde de la doxa et la maniegravere dont ils servent agrave tout deacutecrire raquo p 197-198 Mais que faut-il entendre par laquo doxa parmeacutenidienne raquo La laquo forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo comme le dit B Cassin et le pense lrsquoensemble des interpregravetes ou la doxa personnelle de Parmeacutenide Or me semble-t-il ce passage nrsquoest pas agrave mettre au compte de la doxa des laquo mortels raquo ni mecircme drsquoune laquo formulation doxique de la doxa raquo comme la nomme encore B Cassin Il preacutesente la penseacutee personnelle de lrsquoEacuteleacuteate son transmonde raquo διάκοσμος

Lorsqursquoil en vient agrave lire ce passage le lecteur ne peut manquer de le rappprocher de ce que Parmeacutenide a deacutejagrave dit et sur la laquo nomination raquo des choses par les laquo mortels raquo et sur la reacutepartition entre laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo Pour nous aujourdrsquohui crsquoest en VIII 38-41 et en VIII 53-59 comme vient de le rappeler B Cassin

115 Pour une preacutesentation de ces divergences voir par exemple M CONCHE p 199-203 et B CASSIN p 199-200

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En VIII 38-41 lrsquoEacuteleacuteate a eacutecrit agrave propos de laquo lrsquoeacutetant raquo que laquo ne seront qursquoun nom toutes les choses πάντrsquoὄνομrsquoἔσται que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies ldquodevenirrdquo et ldquopeacuterirrdquo ldquoecirctrerdquo et ldquonrsquoecirctre pasrdquo ldquochanger de lieurdquo et ldquochanger drsquoeacuteclat de couleurrdquo raquo Parmeacutenide je lrsquoai deacutejagrave noteacute ne conteste nullement le fait de qualifier les choses drsquoun nom Agrave cet endroit il deacuteclare que ce qursquoils ont nommeacute ne sera qursquoun nom si cela ne correspond pas agrave quelque chose de reacuteel agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν laquo Sans lrsquoeacutetant dans lequel laquo est raquo est formuleacute tu ne trouveras pas ce ldquopenserrdquo raquo avait-il dit juste avant οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν εὑρήσεις τὸ νοεῖν (VIII 35-36) Ici les futurs laquo sera raquo ἔσται et laquo trouveras raquo εὑρήσεις impliquent la reacutealisation drsquoune condition Si elle nrsquoest pas remplie le dire des laquo mortels raquo ne sera qursquoune laquo opinion raquo δόξα au sens le plus subjectif du terme un pur construit intellectuel Une sorte drsquoauto-nomination dans laquelle le sujet prend pour reacuteel le concept qursquoil eacutenonce Toutefois Parmeacutenide ne parle pas agrave cet endroit de laquo lumiegravere et de nuit raquo mais de laquo ldquodevenirrdquo et ldquopeacuterirrdquo ldquoecirctrerdquo et ldquonrsquoecirctre pasrdquo ldquochanger de lieurdquo et ldquochanger drsquoeacuteclat de couleurrdquo raquo un meacutelange de couples de contraires et de changements qui ne se situent pas tous sur le mecircme plan sauf agrave les consideacuterer comme des traits de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν au sens drsquoecirctre singulier et contingent

En VIII 53-59 en revanche lrsquoobjet de la nomination faite par les laquo mortels raquo porte sur les deux laquo formes raquo de contraires qursquoils ont nommeacutees laquo feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ et laquo nuit raquo νύξ et entre lesquelles ils ont reacuteparti les choses (VIII 53-59) Lagrave non plus il ne dit pas qursquoil conteste cette reacutepartition et cette deacutenomination (mecircme si crsquoest lui qui lrsquoeacutetablit et la nomme ainsi) Son deacutesaccord porte seulement sur la faccedilon dont ils perccediloivent cette reacutepartition Leur tort dit-il est de ne pas affirmer ensemble les deux laquo formes raquo de telle maniegravere que lorsqursquoils en affirment une lrsquoautre ne soit pas nieacutee pour eux laquo il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54) Ils commettent ainsi agrave la fois une erreur de logique et une erreur drsquointerpreacutetation du reacuteel

Quand donc lrsquoEacuteleacuteate eacutecrit ces vers du frg IX il ne vise plus les laquo mortels raquo et leurs erreurs mais fait lrsquoexposeacute de sa propre conception des choses Ce fragment se comprend entiegraverement non pas agrave partir de ce qui preacutecegravede mais agrave la lumiegravere de ce qui suit

IX 1 [hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

Lrsquoadverbe αὐτάρ peut prendre deux sens diffeacuterents selon le contexte Soit il marque une opposition et peut ecirctre rendu en franccedilais par laquo mais raquo soit il exprime une succession et peut ecirctre rendu par laquo drsquoautre part raquo laquo ensuite raquo et dans ce cas il peut ecirctre suivi drsquoune autre particule ou conjonction telle ἐπειδή comme ici Crsquoest donc ce second sens qui srsquoimpose

Mecircme si nous ne savons pas de quelle affirmation les deux premiers vers sont lrsquoexplication il nrsquoest pas interdit drsquoen comprendre le sens et drsquoen tirer parti La premiegravere partie de lrsquoexplication contenue dans le premier vers comporte trois eacuteleacutements

Le premier est la nomination ὀνόμασται laquo sont nommeacutees raquo Une action langagiegravere faite par les hommes Donc un jugement drsquoordre eacutepisteacutemique comportant un avis et une deacutecision theacutematique agrave laquelle Parmeacutenide nous a habitueacutes placeacutee sous lrsquoemblegraveme de laquo Justice raquo (cf VIII 14-16 et les termes κρίσις laquo jugement raquo κέκριται laquo a deacutecideacute raquo cf aussi le verbe κατέθεντο laquo ont eacutetabli raquo VIII 39 et 53) Sans doute serait-il abusif que de vouloir precircter agrave Parmeacutenide plus qursquoil ne faut de cette simple notation ὀνόμασται laquo sont nommeacutees raquo Mais ce que nous avons lu de lui jusqursquoagrave preacutesent nous autorise agrave penser qursquoil accorde au langage la plus grande importance Tout commence avec le dire humain sur les choses et toute la recherche commence aussi par un regard sur ce dire lequel implique un acte de penser νοεῖν comme cela vient drsquoecirctre particuliegraverement souligneacute au frg IV 1 Ici importe-t-il

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de le souligner cette nomination nrsquoest pas mise au compte des laquo mortels biceacutephales raquo Elle est celle de la deacuteesse crsquoest-agrave-dire de Parmeacutenide lui-mecircme en tant qursquoil se soumet agrave des exigences eacutepisteacutemiques universelles Tout homme senseacute est supposeacute la partager

Le second eacuteleacutement est lrsquoobjet de cette nomination devenu sujet drsquoun verbe au passif πάντα laquo toutes choses raquo sans limitation aucune crsquoest-agrave-dire y compris les choses qui en tant que telles nrsquoont aucun rapport mateacuteriel ou physique avec la lumiegravere et la nuit

Le troisiegraveme enfin est la qualification de laquo toutes les choses raquo φάος καὶ νύξ laquo lumiegravere et nuit raquo La deacutenomination est leacutegegraverement diffeacuterente de celle que Parmeacutenide a employeacutee pour deacutecrire la reacutepartition faite par les laquo mortels raquo Eux divisent le laquo corps raquo δέμας (VIII 59) entre laquo le feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ (VIII 56) et laquo la nuit raquo νύξ (VIII 59) Mais cela ne devrait pas porter agrave conseacutequence Ce nrsquoest pas sur cette reacutepartition et cette deacutenomination que Parmeacutenide est en deacutesaccord avec les laquo mortels raquo Il lrsquoest sur la faccedilon de les comprendre dans leur nature et dans leur relation entre elles et par rapport aux choses

IX 2 καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici et lagrave

B Cassin comprend le vers 2 comme une explication du vers 1 et lrsquointerpregravete ainsi laquo toutes les choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuit crsquoest-agrave-dire (kai) les noms (ta sc onomata) qui correspondent (kata) aux forces que lumiegravere et nuit mettent en œuvre agrave la puissance qursquoelles deacuteploient (spheteras dunameis) dans tel et tel cas agrave propos de tel ou tel objet (epi toisi te kai tois) raquo (p 199) Aussi le traduit-elle ainsi laquo crsquoest-agrave-dire les noms qui correspondent aux forces qursquoelles mettent en œuvre dans tel ou tel cas raquo p 95

Parmeacutenide introduit ici un terme geacuteneacuterique nouveau de la plus grande importance pour lrsquointelligence de son propos δύναμις dont le sens fondamental est laquo ldquoforcerdquo au sens le plus geacuteneacuteral raquo 116 et qui peut recevoir diverses acceptions plus preacutecises selon le contexte Il deacuterive du verbe δύναμαι dont le sens est laquo avoir en soi la capaciteacute de ecirctre capable de raquo117

La division entre laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo pour parler de la totaliteacute des choses apparaicirct chez Parmeacutenide on lrsquoa vu agrave propos des laquo mortels raquo en VIII 56-59 Mais il se trouve que cette division ne reacutefegravere agrave aucun philosophe connu qui lui soit anteacuterieur ou qui soit son contemporain M Conche estime pour sa part que les laquo mortels raquo que vise Parmeacutenide sont des laquo mortels non philosophes raquo raquo incapables de comprendre la genegravese du monde La lumiegravere et la nuit sont lagrave crsquoest tout raquo p 191-192 Les philosophes ajoute-t-il ont montreacute que laquo tout ce qursquoil y a ndash mais non le il y a lui-mecircme ndash est le reacutesultat drsquoun devenir [hellip] Ils seacuteparent drsquoabord les contraires mais ne les laissent pas dans leur seacuteparation raquo p 192 Lrsquoantagonisme dans lequel srsquoeacutetablirait Parmeacutenide pour construire son propos serait donc celui-lagrave mecircme qui deviendra classique et qui oppose le discours savant au discours commun ou vulgaire celui du laquo grand nombre raquo οἱ πολλοί Mais dans ces conditions la victoire que lrsquoon remporte agrave reacutefuter lrsquoopinion commune est facile et la gloire qui en reacutesulte bien faible Elles ne sont pas agrave la mesure de lrsquoambition que laisse supposer le Poegraveme dans sa facture et sa composition (cf en particulier le proegraveme) Parmeacutenide ou le lecteur qui le suit ne risque pas drsquoecirctre un jour laquo deacutepasseacute raquo (VIII 61) Et si la seacuteparation entre lumiegravere et nuit precircteacutee aux laquo mortels raquo eacutetait le fruit de lrsquoinvention de Parmeacutenide notre preux chevalier risquerait drsquoapparaicirctre rapidement sous les traits drsquoun Don Quichotte

116 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque s u δύναμαι p 288

117 Ibid

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Lrsquohypothegravese que je formulerais pour ma part est de consideacuterer que Parmeacutenide ramegravene agrave deux cateacutegories fondamentales celles dans lesquelles ses preacutedeacutecesseurs ou contemporains ont reacuteparti la totaliteacute des choses pour pouvoir rendre compte intellectuellement agrave la fois de leur multipliciteacute de leur diversiteacute de leur contrarieacuteteacute et surtout de leurs transformations les unes dans les autres Il appelle ces deux cateacutegories laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo La raison est double

La premiegravere est que ce couple antinomique a son fondement dans la reacutealiteacute Il permet drsquoune part de deacutecrire et de saisir la reacutealiteacute dans ce qursquoelle a de plus fondamental la contrarieacuteteacute Lumiegravere et nuit sont deux images qui plus que toute autre la font ressortir et ce de maniegravere irreacuteductible118 Drsquoautre part comme chaque jour la nuit succegravede agrave la lumiegravere et la lumiegravere agrave la nuit chacune opeacuterant ses propres œuvres cette double image est des plus approprieacutees pour suggeacuterer les rapports entre des contraires Pris dans le reacuteel ce couple est tout indiqueacute pour deacutesigner meacutetonymiquement et meacutetaphoriquement toutes les autres reacutealiteacutes y compris tout ce qui concerne la constitution de lrsquohomme et la procreacuteation dont il sera question par la suite Il permet de nommer et de deacutesigner dans le reacuteel visible cette laquo capaciteacute raquo δύναμις qui srsquoy trouve et qui comme telle est insaisissable comme lrsquoest la vie ou le sujet dans un ecirctre vivant mais qui est cause des transformations qursquoil connaicirct Cette laquo capaciteacute raquo est ce qui fait que le laquo monde raquo κόσμος nrsquoest pas qursquoun ensemble de choses organiseacutees mais statiques mais un laquo transmonde semblable en tout raquo un διάκοσμος ἐοικὼς πάντα (cf VIII 60) dans lequel une mecircme logique en reacutegit les transformations mais de maniegravere tregraves diverse

La seconde raison est drsquoordre logique Dans la premiegravere partie du Poegraveme Parmeacutenide a affirmeacute avec insistance qursquoil nrsquoy a pas de confusion possible entre ἔστιν et οὐκ ἔστιν erreur que commettent les laquo mortels raquo Si en ouverture de la seconde partie il regroupe et reacutecapitule sous le couple lumiegravere et nuit les diverses thegraveses qursquoont eacutemises sur le monde les savants-philosophes qui lrsquoont preacuteceacutedeacute ou qui lui sont contemporains crsquoest pour signifier la rupture que son approche marque avec les leurs Pour rendre compte du passage de la nuit agrave la lumiegravere et inversement ils sont obligeacutes agrave chaque fois de les poser laquo seacutepareacutement raquo χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 56) et de nier lrsquoune des deux laquo il faut que lrsquoune [des deux formes] ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54 cf II 5) Pour eux laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν (VI 8) Ils ne peuvent reconnaicirctre lrsquoexistence simultaneacutee des deux formes sans se contredire Crsquoest lrsquoune ou lrsquoautre de maniegravere exclusive Comme si crsquoeacutetait des laquo entiteacutes raquo figeacutees des οὐσίαι comme lrsquoauteur (Aristote ) des Cateacutegories appellera bien plus tard ce qui fait la singulariteacute drsquoun ecirctre οὐσία πρώτη laquo entiteacute premiegravere raquo ou celle de son espegravece οὐσία δεύτερα laquo entiteacute seconde raquo

118 Il pourrait aussi y avoir une allusion aux vers 123-124 de la Theacuteogonie drsquoHESIODE ougrave il est dit que Nuit et Jour sont les premiers contraires qui naquirent de Chaos HESIODE cependant parle de Jour (Ἡμέρη) et non de Lumiegravere (Φάος) mais dans le proegraveme PARMENIDE parle aussi de laquo la porte des chemins de Nuit et de Jour raquo πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός κελεύθων La diffeacuterence la plus importante est que chez Heacutesiode Jour et Nuit ne sont pas neacutes en mecircme temps Jour naquit de Nuit on est dans une vision cosmogonique qui nrsquoest pas celle de lrsquoEacuteleacuteate

ἐκ Χάεος δrsquoἜρεβός τε μέλαινά τε Νὺξ ἐγένοντοmiddot Du Chaos Eacuteregravebe (= Obscuriteacute) et Nuit noire naquirent

Νυκτὸς δrsquoαὖτrsquoΑἰθήρ τε καὶ Ἡμέρη ἐξεγένοντο Et de Nuit ensuite sortirent Eacutether et Jour

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IX 3-4 πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune ni dans [lrsquoautre

Au vers 3 et 4 lrsquoEacuteleacuteate reprend lrsquoaffirmation du vers 1 non plus comme le fruit drsquoune nomination mais comme un constat du reacuteel laquo tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo Il preacutecise aussi que la reacutepartition entre lumiegravere et nuit est eacutegale et que srsquoil affirme que tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit crsquoest parce que rien nrsquoexiste qui soit en dehors de ces deux laquo formes raquo ayant chacune ses propres laquo forces raquo

Qursquoentend Parmeacutenide par laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων Les interpregravetes se divisent pour savoir srsquoil srsquoagit drsquoune eacutegaliteacute qualitative ou quantitative M Conche qui preacutesente les positions des uns et des autres penche pour cette derniegravere interpreacutetation p 201 Si on considegravere que lumiegravere et nuit ne sont pas des choses ni des constituants des choses mais des forces il est logiquement neacutecessaire que ces forces restent en eacutequilibre car si lrsquoune lrsquoemportait sur lrsquoautre ce serait rapidement la fin du monde Et la force qui resterait victorieuse disparaicirctrait elle aussi avec celle de son support Ce faisant les vers 3 et 4 du frg IX donnent-ils une explication agrave lrsquoaffirmation qui eacutetait donneacutee en VIII 44 agrave propos de τὸ ἐόν laquo de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ Lrsquoadjectif ἰσοπαλής est composeacute du preacutefixe ἰσο- laquo eacutegal raquo et de lrsquoeacuteleacutement παλής lequel est tireacute du substantif πάλη laquo lutte raquo en particulier lutte drsquoathlegravete (drsquoougrave le terme παλαίστρα laquo palestre raquo lieu ougrave lrsquoon srsquoexerccedilait agrave la lutte) Ce nrsquoest pas certain mecircme si ce nrsquoest pas exclu Il ne srsquoagit pas de la mecircme chose ou peut-ecirctre lrsquoaccent nrsquoest pas mis exactement sur la mecircme chose en VIII 44 la force concerne lrsquoeacutetant dans sa plus grande geacuteneacuteraliteacute Le propos est dans la continuiteacute des affirmations preacuteceacutedentes il est de dire drsquoune autre maniegravere qursquoil nrsquoy a aucune rupture dans lrsquoeacutetant Il nrsquoy a pas un endroit ougrave il serait plus faible qursquoailleurs En IX 4 en revanche il srsquoagit de lrsquoeacutequilibre entre les deux formes contraires que sont nuit et lumiegravere Mais les forces de celles-ci ne seraient pas eacutequilibreacutees si lrsquoeacutetant ne lrsquoeacutetait pas lui-mecircme Elles le preacutesupposent

La fin du v 4 a eacuteteacute plus discuteacutee encore119 La traduction que je propose se rapproche de celle de M Conche et de plusieurs autres commentateurs avec cependant une leacutegegravere diffeacuterence quant au sens Mais B Cassin est formelle Cette traduction est irrecevable Elle srsquoen explique ainsi p 199 laquo En 4 meta mis pour metesti laquo eacutechoir en part raquo se construit avec le datif drsquoattribution (metesti moi laquo jrsquoai en part raquo) un nominatif pouvant preacuteciser la part accordeacutee (mestesti moi mecircden laquo je nrsquoai part agrave rien raquo) Elle traduit donc ainsi cette partie du vers laquo aucune drsquoentre elles (oudeteroi agrave savoir le jour et la nuit) nrsquoa part (meta) agrave rien (mecircden) raquo120 Et drsquoajouter p 199 qursquoil faut laquo eacutecarter les traductions tregraves freacutequentes qui inversent sujet et objet en ldquoil nrsquoest rien qui nrsquoait part ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautrerdquo (Conche) raquo Elle en donne enfin lrsquointerpreacutetation suivante laquo ldquorienrdquo signifie rien drsquoautre qursquoeux (ou qursquoelles la lumiegravere et la nuit) agrave savoir aucun principe exteacuterieur agrave eux et je comprends que jour et nuit se retrouvent agrave eacutegaliteacute parce que servant agrave tout nommer et eacutetendant leur juridiction sur tous les pheacutenomegravenes du monde des hommes ils ne sont reacutegis ou habiteacutes par aucun principe supeacuterieur agrave eux raquo p 200

119 M CONCHE p 200-203 preacutesente et discute les tregraves nombreuses interpreacutetations qui en ont eacuteteacute donneacutees

120 Traduction qui devient en face du texte grec laquo toutes deux eacutegales puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien raquo p 95

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Lrsquoargumentation avanceacutee par B Cassin serait convaincante si elle eacutetait irreacutefutable du point de vue grammatical et si elle eacutetait satisfaisante quant agrave lrsquointerpreacutetation La construction qursquoelle met en avant est certes tregraves bien attesteacutee surtout agrave lrsquoeacutepoque classique Mais le Bailly atteste que le verbe μέτειμι se construit aussi avec le datif comme un verbe ordinaire Le sens en est alors un peu diffeacuterent laquo ecirctre parmi raquo et non pas laquo prendre part agrave raquo Ainsi par exemple au vers 85 du chant V de lrsquoIliade il est dit du fils de Tydeacutee qursquolaquo on nrsquoaurait pu savoir dans lequel des deux camps il se trouvait raquo οὐκ ἂν γνοίης ποτέροισι μετείη et au vers 487 du chant XIV de lrsquoOdysseacutee Eumeacutee deacuteclare laquo je ne serai plus longtemps parmi les vivants raquo οὔ τοι ἔτι ζωοῖσι μετέσσομαι Si lrsquoon tient agrave garder le sens de laquo prendre part agrave raquo pour μέτειμι lrsquoargument grammatical avanceacute par B Cassin srsquoimpose Mais rien ne nous y oblige Lrsquoautre sens indiqueacute par le dictionnaire convient parfaitement ici avec la construction qui srsquoy trouve Drsquoougrave ma traduction laquo puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune ni dans lrsquoautre raquo soit en termes positifs laquo puisque tout ce qui est se trouve neacutecessairement soit dans lrsquoune soit dans lrsquoautre raquo Le verbe μέτειμι peut ecirctre consideacutereacute comme un synonyme de κύρω laquo se trouver raquo laquo se rencontrer raquo qui en VIII 49 est dit de lrsquolaquo eacutetant raquo ἐόν qui laquo se rencontre dans ses limites de la mecircme faccedilon raquo ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει

Il me semble que Parmeacutenide tient agrave souligner que tout absolument tout est reacutegi par un couple de laquo forces raquo contraires et eacutegales entre elles que les transformations des choses ne reacutesultent pas de la meacutetamorphose drsquoun unique eacuteleacutement en divers eacutetats successifs et reacuteversibles drsquoun mecircme qui deviendrait autre ni mecircme de plusieurs eacuteleacutements mais qursquoelles sont la manifestation drsquoune dynamique interne inscrite drsquoune maniegravere originaire et permanente dans lrsquoecirctre mecircme de laquo lrsquoeacutetant raquo produisant laquo toutes les choses raquo singuliegraveres πάντα dans leur diversiteacute eacutepheacutemegravere sans affecter lrsquouniteacute lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et la permanence de laquo lrsquoeacutetant raquo sans mettre en cause laquo la force eacutegale raquo ἰσοπαλές qui du centre jusqursquoagrave ses limites laquo tient raquo σύνεχει la sphegravere de laquo lrsquoeacutetant raquo (cf VIII 43-44) Mais pour que le monde reacuteel se produise il est neacutecessaire qursquointervienne une autre force capable de faire se rencontrer positivement les forces contraires de chacune des deux laquo formes raquo celle du laquo transmonde raquo

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Chapitre III section C

Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Texte et traduction

A Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

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αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Deux astres la Lune et la Terre

‒ Agrave propos de la Lune

Frg XIV

Νυκτιφαὲς121 περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

‒ Agrave propos de la Terre

Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

B Lrsquohomme frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

a) la reproduction sexueacutee frg (XIII) XII 4-6 XVI I et XVIII

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ

121 Νυκτιφαὲς SCALINGER La leccedilon des manuscrits est νυκτὶ φάος

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le macircle agrave la femelle Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du [meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

2 Commentaire

A Remarques preacuteliminaires

a) Une limitation agrave deux mondes lrsquounivers et lrsquohomme

De la laquo composition grandiose raquo dont parle L Couloubaritsis et dans laquelle Parmeacutenide donne une explication scientifique du laquo transmonde raquo il ne reste que ces quelques fragments La premiegravere question qursquoil convient de se poser est de savoir de quelle eacutetendue eacutetait cette composition et quels champs elle recouvrait Or il semblerait bien que ceux-ci aient eacuteteacute reacuteduits agrave deux

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Le premier champ est bien circonscrit celui de lrsquounivers en tant qursquoensemble de la matiegravere distribueacutee dans lrsquoespace et dans le temps depuis la Terre jusqursquoagrave ses limites extrecircmes le firmament Les teacutemoignages des citateurs et des doxographes en particulier celui drsquoAeumltius auteur du Ier ou du IIe siegravecle de notre egravere complegravetent quelque peu les rares citations dont nous disposons aujourdrsquohui

Le second champ est moins net agrave deacutelimiter Il ne semble pas avoir vraiment retenu lrsquoattention des philosophes de lrsquoAntiquiteacute Et sans le teacutemoignage de meacutedecins nous serions bien dans lrsquoincapaciteacute de nous en faire quelque ideacutee Quatre fragments les XIII XII 4-6 XVII et XVIII traitent de la reproduction sexueacutee chez lrsquohomme Le frg XVI quant agrave lui concerne son activiteacute intellectuelle Dans son eacutetude du Poegraveme de Parmeacutenide J Bollack a ouvert deux sections seacutepareacutees qursquoil intitule pour la premiegravere laquo les hommes et les femmes raquo et pour la seconde laquo connaissance raquo Pour constituer cette derniegravere il a inteacutegreacute le frg XVI ainsi que le frg IV que pour ma part jrsquoai deacutejagrave placeacute au deacutebut de la seconde partie car il nrsquoest pas descriptif mais injonctif (λεῦσσε laquo regarde raquo ) Par ailleurs il y a incorporeacute quelques teacutemoignages qui apportent drsquoautres eacuteleacutements Deux sont drsquoAeumltius lequel affirme agrave propos de lrsquoacircme que laquo Parmeacutenide Hippasos et Heacuteraclite la disent igneacutee raquo (citeacute p 303) et agrave propos de lrsquoalimentation que laquo Parmeacutenide et Empeacutedocle disent que lrsquoappeacutetit se produit par le manque de nourriture raquo (citeacute p 324) Un troisiegraveme est de Simplicius Dans son Commentaire de la Physique drsquoAristote (p 39 18-21 DK ad fr 13) il dit agrave propos des acircmes laquo Et pour les acircmes [agrave la suite des dieux] il [Parmeacutenide] dit que la deacuteesse les fait aller tantocirct de la clarteacute vers lrsquoobscuriteacute tantocirct prendre le chemin inverse raquo (citeacute p 327) Selon J Bollack qui suit A Stevens122 Simplicius commente ici agrave la suite du frg XIII une phrase de Parmeacutenide que malheureusement pour nous il ne cite pas J Bollack cite encore des teacutemoignages qui concernent la vue p 325-326 les couleurs p 327 la meacutemoire et lrsquooubli le sommeil les sensations p 320-325 Rien ne nous autorise agrave invalider a priori ces teacutemoignages srsquoils peuvent srsquoinseacuterer dans le schegraveme diacosmique selon lequel Parmeacutenide rend compte de lrsquoensemble des choses Ils conforteraient alors lrsquoideacutee que lrsquoEacuteleacuteate a consacreacute une importante section speacutecifique agrave lrsquohomme section dans laquelle il abordait de nombreux aspects tels que ceux qui viennent drsquoecirctre mentionneacutes

Puisque de tous les teacutemoignages que les commentateurs ont minutieusement recueillis et inteacutegreacutes dans leurs analyses il ne me semble pas qursquoon puisse tirer lrsquohypothegravese que le Poegraveme comprenait des deacuteveloppements sur drsquoautres sujets que les deux sur lesquels nous avons des fragments nous pouvons conclure que la seconde partie se terminait par la description de deux laquo mondes raquo bien distincts lrsquounivers et lrsquohomme ce dernier eacutetant seulement envisageacute si lrsquoon se fie aux citations et aux teacutemoignages comme un ecirctre individuel formant un tout et non eacutegalement comme membre de son espegravece comme ecirctre social et ecirctre au monde si ce nrsquoest en tant que procreacuteateur Aucune mention nrsquoest faite par exemple des activiteacutes humaines dans le monde et de lrsquoorganisation en socieacuteteacute123 Drsquoun point de vue formel ces deux mondes seraient dans la seconde partie du Poegraveme le pendant dans la premiegravere des deux sections sur ἔστιν (VIII 2-18) et sur τὸ ἐόν (VIII 19-51)

122 A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoEcirctre Simplicius interpregravete du Parmeacutenide p 77

123 Cependant drsquoapregraves CICERON Parmeacutenide rapporterait eacutegalement au dieu laquo la guerre la discorde le deacutesir et toutes les autres choses du mecircme genre qui sont deacutetruites par la maladie le sommeil lrsquooubli ou le temps raquo (quippe qui bellum qui discordiam qui cupiditatem ceteraque generis eiusdem ad deum reuocat quae uel morbo uel somno uel obliuitione uel uetustate delentur) De natura deorum I 11 28 M CONCHE p 221 y voit la marque drsquoune influence heacuteracliteacuteenne sur PARMENIDE agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoune confusion chez CICERON des deux penseurs preacutesocratiques

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Mais alors pourquoi cette limitation Pourquoi ce choix Parmeacutenide srsquoen est-il expliqueacute dans ce qui est perdu Peut-ecirctre Faute de pouvoir srsquoen assurer je serais tenteacute de formuler lrsquohypothegravese que lrsquoEacuteleacuteate eacutevitant de se lancer dans une exposition encyclopeacutedique des choses dont Heacuteraclite deacutenonccedilait lrsquoinaniteacute124 a seulement voulu exposer la thegravese diascosmique par laquelle il rend compte agrave la fois de la permanence du monde dans sa totaliteacute et du changement de toutes les choses qui sont

b) Une promesse de deacutecouvertes

Les futurs qui jalonnent le frg X et qui devaient aussi commander le frg XI me paraissent en effet tregraves reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

‒ εἴσῃ laquo tu sauras raquo (XII 1) ‒ πεύσῃ laquo tu apprendras raquo (XII 4) ‒ εἰδήσεις laquo tu connaicirctras raquo (XII 5)

Ils nrsquoannoncent pas un exposeacute de connaissances deacutejagrave bien eacutetablies complegravetes et deacutefinitives Ils eacutenoncent une laquo promesse raquo comme lrsquoa tregraves bien vu le citateur du fragment Cleacutement drsquoAlexandrie (cf le participe ὑπισχνουμένου125) Ils laissent percer un reacuteel enthousiasme et une certaine forme de jubilation La joie de la recherche advient pleinement lorsque celle-ci deacutebouche sur une connaissance du monde reacuteel Cette connaissance est promise agrave celui qui saura aborder la reacutealiteacute sous lrsquoangle de la contrarieacuteteacute τἀντία et des laquo puissances raquo δυνάμεις que recegravele chacune des laquo formes raquo contraires Elle est donc encore en tregraves grande partie agrave construire Il semble que les citateurs et les commentateurs anciens ont neacutegligeacute quelque peu cet angle drsquoattaque plutocirct porteacutes qursquoils eacutetaient agrave srsquointeacuteresser immeacutediatement aux reacutealiteacutes concregravetes dont Parmeacutenide fait eacutetat ou agrave interroger son œuvre agrave partir de questions et de probleacutematiques qui eacutetaient les leurs et non les siennes Aussi bien nrsquoont-ils pas vu que le laquo monde raquo dont Parmeacutenide cherche agrave deacutecouvrir les meacutecanismes nrsquoest pas le reacutesultat statique issu drsquoune cosmogonie primordiale mais une laquo cosmogeacutenegravese raquo continue un enfantement permanent

Les deux domaines que deacutecrit Parmeacutenide reacutesultent certes drsquoun ensemble drsquoobservations qursquoil a pu faire personnellement ou mecircme qursquoil reprend dans une large mesure agrave ses devanciers et contemporains comme formant deacutejagrave en quelque sorte une doxa commune une vulgate agrave partir de laquelle et sur laquelle on peut srsquoappuyer pour travailler jusqursquoagrave ce que des examens plus approfondis viennent les rectifier ou les modifier plus ou moins profondeacutement126 Mais ils sont aussi une construction intellectuelle le produit drsquoun regard noeacutetique respectant des contraintes rationnelles et capable de laquo voir raquo ce qui est invisible et

124 La condamnation est sans appel laquo Lrsquoeacuterudition nrsquoenseigne pas lrsquointelligence raquo πολυμαθίη νόον οὐ διδάσκει texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 85 p 273 (DK 22 B 40 M MARCOVICH 16 M CONCHE 2) ou encore agrave propos de la laquo sagesse raquo σοφίην de PYTHAGORE laquo eacuterudition et imposture raquo πολυμαθείην κακοτεχνίην texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 86 p 274 (DK 22 B 129 M MARCOVICH 17 M CONCHE 26)

125 laquo Parvenu donc agrave lrsquoeacutetude de la veacuteriteacute que celui qui le deacutesire eacutecoute la promesse de Parmeacutenide drsquoEacuteleacutee raquo ἀκουέτο μὲν Παρμενίδου τοῦ Ἐλεάτου ὑπισχνουμένου CLEMENT DrsquoA LEXANDRIE Stromates V xıv 138 1 Texte drsquoA LE BOULUEC et trad de P VOULET coll laquo Sources chreacutetiennes raquo ndeg 278 1981 p 242-243

126 PLUTARQUE dira que PARMENIDE laquo a composeacute un livre de son cru sans emprunter agrave drsquoautres raquo Adversus Colotem 13 114 b-c eacuted M POHLENZ Leipzig Bibl Teubner 1952 reacuteeacuted R WESTMAN 1959 eacuted B EINARSON ET PH H DE LACY (LCL Plutarchrsquos Moralia vol XIV) Londres Heinemann 1967 Cette impression est vraisemblablement due au διάκοσμος original selon lequel PARMENIDE envisage la constitution du monde et ses transformations

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inaccessible agrave lrsquoexpeacuterience Ici srsquoapplique avec toute sa force lrsquoimpeacuteratif eacutenonceacute en IV 1 Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως laquo Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement raquo Nos anciens ne disposaient drsquoaucun moyen technique pour sonder lrsquounivers Ils nrsquoen avaient pas davantage pour sonder le vivant dans ce qursquoil a de plus intime et de plus petit Ils ne pouvaient compter que sur les capaciteacutes hypotheacutetico-deacuteductives de la penseacutee Aussi bien la description de lrsquounivers comme celle du monde humain se preacutesentent-elles comme lrsquoaboutissement et le couronnement de tout ce qui preacutecegravede depuis le proegraveme jusqursquoaux caracteacuteristiques de laquo lrsquoeacutetant raquo en passant par lrsquoexposeacute des contraintes de la logique Finalement tous ces deacuteveloppements nrsquoavaient drsquoautre finaliteacute que drsquooutiller lrsquointelligence pour qursquoelle soit en mesure drsquoappreacutehender le reacuteel tel qursquoil est et non pas tel qursquoil apparaicirct tel qursquoil srsquoimpose objectivement et non pas tel qursquoon peut le croire ou lrsquoimaginer mecircme si la coupure entre les deux nrsquoest pas souvent facile agrave faire et si en deacutefinitive lrsquoobjectiviteacute est aussi le reacutesultat drsquoun travail subjectif sur du subjectif

Mecircme si les citateurs les commentateurs ou autres doxographes ne nous ont pas faciliteacute la tacircche en se focalisant sur les contenus de savoirs et en precirctant relativement peu drsquoattention agrave lrsquoangle eacutepisteacutemique sous lequel Parmeacutenide abordait ces contenus il est capital pour lrsquointelligence du Poegraveme dans son ensemble de percevoir le lien eacutetroit qui unit cette description aux principes eacutenonceacutes dans la premiegravere partie et au deacutebut de la seconde Ici encore se veacuterifie la proceacutedure qui srsquoest progressivement imposeacutee au cours de notre deacutecouverte du Poegraveme lrsquointelligence drsquoun passage reacutesulte de la confrontation de ce passage avec lrsquoensemble de lrsquoœuvre les deux srsquoeacuteclairant mutuellement

B Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Les frg X et XI annoncent le programme de la recherche ou tout au moins une partie de ce programme

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

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Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

Les laquo signes raquo σήματα qui sont dans lrsquoeacutether deacutesignent tregraves vraisemblablement les constellations Agrave noter que le laquo ciel raquo οὐρανός qui nrsquoest pas un astre en fait partie

Le questionnement selon lequel lrsquoensemble de lrsquounivers est envisageacute porte sur la formation et le deacuteveloppement des astres leur origine et le rocircle que certains drsquoentre eux ndash le soleil la lune et le ciel ndash exercent Peut-ecirctre est-il pertinent et significatif de relever que les eacuteclaircissements attendus sont de lrsquoordre des modaliteacutes (ὥς laquo comment raquo X 6 πῶς laquo comment raquo XI 1) ou des enchaicircnements eacutenonceacutes le plus souvent sous la figure de la geacuteneacuteration (ὁππόθεν laquo drsquoougrave raquo X 3 ἔνθεν laquo drsquoougrave raquo X 6) non du laquo pourquoi raquo διὰ τί Ils ne relegravevent pas drsquoun questionnement portant sur les causes proprement dites en tout cas pas sur les causes laquo finales raquo comme les appellera plus tard Aristote Le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide est clos sur lui-mecircme Il nrsquoest ni projeteacute ni porteacute par une transcendance de quelque nature que ce soit Il ne reacutepond agrave aucune viseacutee teacuteleacuteologique

X 1 φύσιν laquo nature raquo

B Cassin J Fregravere OrsquoBrien-Fregravere et L Couloubaritsis traduisent φύσιν par laquo nature raquo J Bollack par laquo croissance raquo M Conche par laquo naissance raquo laquo Si lrsquoon traduit φύσις par ldquonaturerdquo on manque le sens de ce fragment eacutecrit M Conche [hellip] Or le contexte est suffisamment clair Parmeacutenide ne se propose nullement drsquoexposer la ldquoconstitutionrdquo (drsquoanalyser les composants) encore moins de deacutefinir lrsquoldquoessencerdquo de lrsquoeacutether ou de la lune raquo p 204-205 Mais toute autre traduction (laquo naissance raquo ou laquo croissance raquo) en restreint le sens et manque agrave son tour la signification du mot dans cette section du Poegraveme laquo Comme lrsquoont signaleacute bon nombre drsquohistoriens des ideacutees anciennes eacutecrit J-Fr Pradeau (en dernier lieu voyez G Nadaf LrsquoOrigine et lrsquoeacutevolution du concept grec de ldquophusisrdquo Edwin Mellen Lewiston-Queenston-Lampeter 1992127 p 1-57) lrsquoemploi de phuacutesis comme cateacutegorie cosmologique et deacutefinitionnelle est caracteacuteristique de la langue nouvelle qui au tournant des vɪe et ve siegravecles deacutesigne agrave la fois la totaliteacute des reacutealiteacutes (toutes choses eacutetant soumises agrave un processus de croissance et de deacuteveloppement qursquoon nomme preacuteciseacutement ldquonaturerdquo) et la speacutecificiteacute des proprieacuteteacutes de chacune drsquoentre elles (chaque chose est le reacutesultat drsquoun processus de croissance particulier qui lui confegravere son aspect et ses proprieacuteteacutes crsquoest-agrave-dire ldquosa naturerdquo) raquo128

Ce mot qui apparaicirct trois fois dans le Poegraveme (X 1 et 5 XVI 3) est tireacute du verbe φύω dont le sens fondamental est agrave lrsquoactif et au mode transitif laquo faire pousser faire naicirctre

127 Note personnelle Cet ouvrage donne lieu agrave une reprise et agrave un remaniement dont le premier volume paru a pour titre Le concept de nature chez les Preacutesocratiques 2008 Lrsquoauteur y traite de PARMENIDE p 206-214

128 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 267

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produire raquo et rarement agrave lrsquoactif intransitif mais reacuteguliegraverement au meacutedio-passif φύομαι laquo croicirctre pousser naicirctre raquo (CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u φύομαι p 1188) Srsquoil met lrsquoaccent sur le fait de naicirctre et de croicirctre il implique aussi le fait de mourir et de disparaicirctre Agrave la diffeacuterence de laquo est raquo et de laquo lrsquoeacutetant raquo consideacutereacute dans sa globaliteacute qui eux ne sont pas soumis agrave la naissance et agrave la mort129 toute chose singuliegravere naicirct et disparaicirct Cette condition sera rappeleacutee agrave lrsquoextrecircme fin du Poegraveme (XIX 2) Parmeacutenide la juge mecircme laquo hideuse raquo

Crsquoest en ce sens que PARMENIDE et ses pairs sont proprement des laquo physiciens raquo φυσικοί qualificatif qui leur sera donneacute plus tard par ARISTOTE mais en un sens restrictif puisqursquoARISTOTE distinguera et opposera dans les eacutetudes philosophiques la laquo physique raquo φυσική qui srsquooccupe de la nature de lrsquolaquo eacutethique raquo ἠθική qui traite de la morale et de la laquo logique raquo λογική qui eacutetudie la raison Chez PARMENIDE tout au moins tout absolument tout aurait releveacute de la laquo physique raquo φυσική si le mot avait existeacute Crsquoest donc avec ce sens pleacutenier que je qualifierais lrsquoEacuteleacuteate de laquo physicien raquo Et en ce sens la tradition tardive ne srsquoest pas trompeacutee en donnant au Poegraveme le titre de περὶ φύσεως laquo sur la nature raquo130

X 2-3 καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα [tu sauras] de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere les œuvres hideuses

Deux adjectifs soulegravevent quelques difficulteacutes εὐαγέος et ἀΐδηλα

Eὐαγέος se rapporte agrave ἠελίοιο laquo soleil raquo et peut ecirctre a priori le geacutenitif singulier de trois homonymes grecs

‒ un premier εὐαγής composeacute de eὖ laquo bien raquo et de ἅγος ou ἄγος laquo ce qui doit ecirctre expieacute raquo laquo crime raquo et signifiant laquo exempt de souillure raquo laquo favorable raquo et par extension laquo lumineux raquo (en particulier chez Platon)

‒ un second εὐαγής eacutegalement composeacute de eὖ laquo bien raquo et drsquoun terme tireacute du verbe ἄγω laquo mener raquo et signifiant laquo qui se meut facilement raquo (chez Hippocrate)

‒ un troisiegraveme εὐαγής composeacute du mecircme eὖ laquo bien raquo et drsquoun terme tireacute du verbe ἡγέομαι laquo conduire raquo laquo guider raquo et signifiant laquo bien conduit raquo drsquoougrave laquo reacutegulier raquo et particuliegraverement preacutecise le Bailly qui vise notre mot ici le rapprochant drsquoun autre terme fait sur le mecircme radical περιηγής (ou περιαγής) laquo de forme arrondie raquo

Les commentateurs actuels optent pour le premier mais avec divers sens La plupart le traduisent soit par laquo brillant raquo (M Conche p 204) laquo bien brillant raquo (B Cassin p 101) laquo resplendissant raquo (J Fregravere p 149) laquo lumineux raquo (L Couloubaritsis p 548) J Bollack cependant le rattache agrave λαμπάδος laquo torche raquo et lrsquoassociant agrave καθαρᾶς laquo pure raquo le traduit par laquo sainte raquo p 264

Le choix de J Bollack nrsquoest pas recevable Lrsquoexpression εὐαγέος ἠελίοιο forme un tout enclaveacute entre un nom λαμπάδος et son deacuteterminant καθαρᾶς pour bien signifier qursquoil srsquoagit drsquoun compleacutement du nom λαμπάδος Εὐαγέος ne peut ecirctre qursquoun deacuteterminant du soleil Quant agrave lrsquoexpression laquo la torche du soleil raquo elle est eacutevidemment agrave comprendre comme laquo la torche qursquoest le soleil raquo et non une torche que brandirait Soleil et qui en serait distincte

Le contexte invite agrave retenir le sens de laquo bien lumineux raquo Il se peut que εὐαγής ait eacuteteacute rapprocheacute de αὐγή laquo lumiegravere eacuteclatante raquo notamment pour deacutesigner lrsquoeacuteclat du soleil et au

129 Pour laquo est raquo laquo eacutetant inengendreacute et impeacuterissable raquo (VIII 3) pour laquo lrsquoeacutetant raquo laquo ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable raquo (VIII 21)

130 Voir aussi lrsquointerpreacutetation de G CASERTANO laquo Parmenides-Scholar of Nature raquo in N-L CORDERO Parmenides Venerable and Awesome p 21-58

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pluriel ses rayons comme dans le frg XV Il se peut mecircme (quatriegraveme possibiliteacute eacutetymologique) que ici il ait eacuteteacute fait sur le thegraveme de ce mot Parmeacutenide nrsquoeacutetant pas avare de neacuteologismes

Les effets de la puissance du soleil ses laquo œuvres raquo ἔργα sont qualifieacutes drsquoἀΐδηλα Le sens de cet adjectif varie lagrave encore consideacuterablement selon les traducteurs et commentateurs Ainsi si nous reprenons nos traducteurs habituels il est rendu par laquo invisibles raquo (B Cassin) laquo cacheacutees raquo (OrsquoBrien-Fregravere et J Fregravere) laquo bien claires raquo (J Bollack) ou laquo destructrices raquo (M Conche L Couloubaritsis) Devant lrsquoimpossibiliteacute de le faire srsquoaccorder avec la laquo pureteacute raquo du soleil et avec les effets beacuteneacutefiques que selon nous il procure certains vont mecircme jusqursquoagrave lui substituer un autre mot tregraves proche ἀείδελος laquo invisible raquo ou ἀείδηλος laquo toujours clair raquo131

Le Bailly se fondant sur lrsquoeacutetymologie distingue un sens actif laquo qui rend invisible qui fait disparaicirctre destructeur raquo et un sens passif laquo invisible inconnu raquo laquo sombre obscur raquo Le reacutedacteur de la notice du Dictionnaire eacutetymologique de Chantraine laisse transparaicirctre sa perplexiteacute comme srsquoil ne parvenait pas agrave saisir ce qui pourrait mettre ces diffeacuterents sens en coheacuterence Il commence par distinguer chez Homegravere trois emplois laquo a) p-ecirc ldquoodieuxrdquo dont on ne peut supporter la vue () eacutepithegravete appliqueacutee agrave Atheacutena agrave Aregraves dans des contextes significatifs [hellip] et aux preacutetendants [hellip] b) mais mecircme dans ces passages les Anciens donnent au mot le sens actif de ldquoqui fait disparaicirctre qui deacutetruitrdquo [hellip] et crsquoest en tout cas le sens qui srsquoimpose lorsque le mot est eacutepithegravete de πῦρ [hellip] c) enfin le sens passif de ldquosecret obscurrdquo est attesteacute Hes Tr 756 [hellip] raquo Et il termine ainsi sa notice laquo Le sens premier semble ecirctre ldquoagrave la vue insupportablerdquo mais dans certains contextes le terme a eacuteteacute entendu comme ldquoqui fait disparaicirctre destructeurrdquo Enfin le sens drsquoldquoinvisiblerdquo est attesteacute Ces donneacutees autorisent agrave poser un ἀ- privatif et ἰδεῖν avec le suffixe -ᾶλος -ηλος raquo132

Puisque le soleil est laquo feu raquo πῦρ et que chez Homegravere crsquoest le sens de laquo qui fait disparaicirctre qui deacutetruit raquo qui srsquoimpose dans ce cas-lagrave il paraicirctrait eacutevident que le sens agrave retenir est laquo destructeur raquo Mais cela nrsquoexplique pas comment on est passeacute du sens eacutetymologique agrave ce sens particulier Par ailleurs il est difficile drsquoeacutecarter drsquoentreacutee de jeu que lrsquoexpression ἔργrsquoἀΐδηλα employeacutee par lrsquoEacuteleacuteate ne fasse pas allusion au chant V de lrsquoIliade ougrave elle apparaicirct deux fois avec le sens croit-on drsquolaquo actions odieuses raquo Or il me semble que lrsquoon peut sortir de lrsquoembarras si lrsquoon repart du sens eacutetymologique de laquo agrave la vue insupportable raquo Une bataille comme un incendie laissent derriegravere eux un spectacle de deacutesolation laquo agrave la vue insupportable raquo La cause en est qursquoils deacutetruisent et que cette destruction est aussi bien insupportable agrave la vue qursquoagrave la droite raison Agrave cause de ce rapport on est facilement passeacute par meacutetonymie de laquo agrave la vue insupportable raquo agrave laquo destructeur raquo mais sans oublier ce lien de cause agrave effet Dans ces conditions lagrave ougrave chez Homegravere on a cru que ἀΐδηλος en raison du contexte signifiait agrave bon droit laquo odieux raquo je pense que lrsquoon peut garder lrsquoimage du sens eacutetymologique et traduire par exemple par laquo hideux raquo qui connote les deux valeurs visuelle et morale

La premiegravere fois qursquoelle se rencontre dans lrsquoIliade lrsquoexpression ἔργrsquoἀΐδηλα est dans la bouche drsquoHeacutera qui srsquoadressant agrave Zeus lui demande V 757 laquo Zeus pegravere nrsquoes-tu pas outreacute des actions hideuses drsquoAregraves raquo La seconde fois elle est sur les legravevres drsquoAregraves lui-mecircme qui blesseacute par Diomegravede implore Zeus dans les mecircmes termes V 871 laquo Zeus pegravere nrsquoes-tu pas outreacute de voir toutes ces actions hideuses raquo Quelques vers plus loin le mecircme Aregraves parle

131 Pour des explications compleacutementaires sur cette question et sur les choix des traducteurs voir M CONCHE p 205-207 et J BOLLACK p 266-267

132 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 30

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drsquoAtheacutena en la traitant drsquolaquo enfant hideuse raquo παῖδrsquoἀΐδηλον (V 880) Et Zeus dans sa reacuteponse agrave Aregraves reconnaicirct qursquoil lrsquoa fait naicirctre lui-mecircme laquo si hideuse raquo ὧδε ἀΐδηλος (V 897)

Je serais donc fortement tenteacute pour ma part de penser que Parmeacutenide visait ici en X 3 agrave propos des œuvres du soleil agrave la fois leur aspect laquo destructeur raquo (aspect objectif) et leur aspect moral (jugement de valeur) Crsquoest dans la nature du feu de deacutetruire Mais par cette destruction qui met un terme aux ecirctres singuliers et qui en particulier fait peacuterir les vivants il autorise en mecircme temps le passage drsquoun eacutetat des eacuteleacutements agrave un autre drsquoun ecirctre agrave un autre Il en est lrsquoagent neacutecessaire Crsquoest une laquo destruction creacuteatrice raquo pour reprendre lrsquoexpression que Joseph Stumpeter a formuleacutee pour theacuteoriser une certaine eacuteconomie Mais aussi bien en raison des modaliteacutes qui sont peacutenibles et douloureuses que de la condition geacuteneacuterale des ecirctres qui est drsquoecirctre eacutepheacutemegravere et mortelle le regard qursquoune connaissance approfondie conduit agrave porter sur le monde mecircme lorsqursquoelle a eacuteteacute engageacutee avec enthousiasme nrsquoen reste pas moins profondeacutement pessimiste Oui tous les ecirctres sont eacutepheacutemegraveres Oui lrsquohomme est bien un laquo mortel raquo βροτός Pas drsquoeacutechappatoire possible Il nrsquoest pas doteacute drsquoune acircme immortelle Et il nrsquoy a pas un autre monde ougrave celle-ci pourrait srsquoeacutevader et mener une autre vie Lrsquoanalyse rationnelle aboutit ainsi agrave la conclusion que le monde tout entier bien que rationnel dans sa constitution est finalement absurde au sens ougrave Camus lrsquoentendait133 qursquoil est cruel laquo hideux raquo ἀΐδηλος que lrsquoharmonie dynamique du laquo transmonde raquo se paie au prix fort la destruction des ecirctres singuliers Par le choix de ce terme Parmeacutenide nrsquoexprime pas seulement un constat il porte un jugement intellectuel et moral lequel implique au moins de maniegravere implicite que le malheur sinon le mal se trouve inscrit dans lrsquoordre mecircme des choses Celui-ci nrsquoest pas la conseacutequence de la preacutesence de la laquo matiegravere raquo introduite dans la constitution des choses par suite drsquoune deacutegradation selon une conception eacutemanatiste de la genegravese du monde ni comme dans la tradition judeacuteo-chreacutetienne la conseacutequence drsquoune faute morale primordiale imputable agrave lrsquohomme Il est la condition mecircme de la transformation du monde et de la genegravese des ecirctres et des choses Il est immanent Crsquoest dans la deacutefinition mecircme de la laquo nature raquo φύσις

Cette analyse sera corroboreacutee par le frg XII dans lequel lrsquoEacuteleacuteate eacutetend le qualificatif drsquolaquo odieux raquo στυγεροῖο (XII 4) agrave lrsquoensemble des reacutealiteacutes cosmiques aussi bien qursquoagrave la geacuteneacuteration humaine

La torche est qualifieacutee de laquo pure raquo καθαρᾶς Cet adjectif est sans aucun doute agrave entendre agrave partir de la division de la totaliteacute en deux laquo contraires raquo ἀντία laquo Feu raquo Πῦρ et laquo Nuit raquo Νύξ (cf VIII 55-59) Mais je pense qursquoil ne doit pas ecirctre pris au pied de la lettre Le soleil ne saurait certes se confondre avec la nuit Mais en tant qursquoecirctre singulier il est neacutecessairement un laquo mixte raquo un meacutelange de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo avec eacutevidemment une proportion maximale de laquo Lumiegravere raquo

Frg X 5-7 εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

133 Absurde non pas au sens de qui viole un raisonnement logique mais laquo dont lrsquoexistence ne paraicirct justifieacutee par aucune fin derniegravere raquo

104

Lagrave encore les commentateurs divergent grandement sur la nature du laquo ciel raquo οὐρανός sur sa position et le rocircle qursquoil tient dans la cosmologie de Parmeacutenide134

laquo Drsquoapregraves le fragment 10 eacutecrit M Conche le ciel ldquose tient tout autourrdquo il convient en effet de donner agrave ἀμφὶς ἔχειν le sens homeacuterique de se tenir tout autour (cf ἀμφὶς ἐόντες ldquoceux qui sont tout autourrdquo Il 24488) Nous avons vu (ad 830-31) qursquoAnankegrave tient lrsquoecirctre dans les liens de la limite lrsquoenlace Mais alors il srsquoagissait drsquoune figure de style Ici il srsquoagit drsquoune figure mythique puisque ldquoAnankegraverdquo est lrsquoun des noms de la diviniteacute (δαίμων) qui preacuteside agrave la geacuteneacuteration des ecirctres (cf A 37 I) dans le cadre drsquoun mythe cosmogonique Par le meacutelange des principes contraires le Feu-lumiegravere et la Nuit est neacute le monde et en particulier lrsquoenglobant de tout ce qui est au monde le ciel οὐρανός raquo p 208

Selon J Bollack laquo on voit bien la puissance deacutemiurgique traiter le ciel aussi implacablement que lrsquoont eacuteteacute les Titans enchaicircneacutes Elle lui confie comme agrave un Atlas la tacircche de porter ou de maintenir les frontiegraveres infeacuterieures de ce monde supeacuterieur situeacute entre lrsquoeacutether et la lune raquo p 265

B Cassin qui reacuteagissait agrave cette conception de J Bollack exprimeacutee jusqursquoalors dans un article paru en 1990135 exprimait ainsi ses reacuteserves

laquo Dans la logique de reacutesonance alecirctheia-doxa136 il me semble pour ma part essentiel de ne pas couper cet amphis ekhonta du amphis ekhein (I 12) qui caracteacuterise le linteau enserrant les portes de la nuit et du jour Et drsquoentendre simultaneacutement VIII 31 anagkecirc peiratos en desmoisin ekhei to min amphis eergei ldquola neacutecessiteacute le tient dans les liens de la limite qui lrsquoenclocirct tout autourrdquo Bref jrsquoattache plus de creacutedit aux eacutechos internes ndash le linteau la neacutecessiteacute qui tient lrsquoeacutetant et le ciel avec la neacutecessiteacute qui le megravene ndash qursquoagrave la construction de la congruence avec Aeumltius raquo [hellip] Et je deacuteduirais volontiers de ces analogies [hellip] que lrsquounivers de la doxa parmeacutenidienne est spheacuterique comme lrsquoeacutetant raquo p 197

J Bollack dans son livre paru en 2006 rejette ces reacuteserves Les laquo eacutechos internes raquo qursquoelle met en avant dit-il laquo sont loin de fournir lrsquoargument que lrsquoon croit en faveur drsquoun encerclement On peut au contraire sur cette base mecircme ecirctre ameneacute agrave reconsideacuterer les renvois internes au poegraveme exactement dans lrsquoautre sens Les apparences ne sont pas en faveur de lrsquohypothegravese que ldquocielrdquo deacutesigne la voucircte externe raquo p 265

Il me semble que crsquoest B Cassin qui a vu juste mecircme si lrsquoexpression qursquoelle emploie laquo eacutechos internes raquo est trop faible Les expressions ἀμφὶς ἔχοντα laquo qui tient tout autour raquo et ἐπέδησεν Ἀνάγκη πείρατrsquoἔχειν ἄστρων laquo Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute pour qursquoil maintienne les limites des astres raquo imposent en effet de faire un rapprochement avec ce que Parmeacutenide a dit dans la premiegravere partie du Poegraveme des caracteacuteristiques de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν ougrave figurent des expressions identiques ou eacutequivalentes137

134 Voir par exemple M CONCHE p 208-209 B CASSIN p 197 J BOLLACK p 264-266

135 J BOLLACK laquo La cosmologie parmeacutenidienne de Parmeacutenide raquo in R BRAGUE et J-F COURTINE (eacuted) Hermeacuteneutique et ontologie Paris PUF 1990 p 17-53

136 Alecirctheia renvoie agrave la premiegravere partie du Poegraveme doxa agrave la seconde (note personnelle)

137 B CASSIN a tout agrave fait raison de rapprocher lrsquoexpression ἀμφὶς ἔχοντα de X 5 de ἀμφὶς ἔχειν du proegraveme (I 12) Mais le proegraveme eacutetant une annonce de ce qui sera exposeacute par la suite on ne peut le faire entrer dans lrsquoargumentation Cette argumentation en revanche sera preacutecieuse pour la compreacutehension du proegraveme

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Aux vers 42-44 du frg VIII Parmeacutenide a affirmeacute que laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν en tant que totaliteacute de toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres πάντα

‒ a une laquo limite raquo πεῖρας ‒ qursquoil est laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον πάντοθεν ‒ qursquoil est laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης

ἐναλίγκιον ὄγκῳ ‒ enfin qursquoil est laquo de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ

Un peu plus haut aux vers 30-31 du mecircme fragment il en a donneacute lrsquoexplication en disant que laquo la puissante Neacutecessiteacute le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει

Il ne fait pas de doute que le laquo ciel raquo οὐρανός du frg X est la limite laquo physique raquo externe πεῖρας de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν qursquoil englobe tout lrsquounivers et qursquoil a pour des raisons drsquoeacutequilibre des laquo forces raquo ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo (IX 4 cf ἰσοπαλές laquo de force eacutegale raquo VIII 44) la forme drsquoune laquo sphegravere bien ronde raquo σφαῖρα εὔκυκλος (VIII 43) Au-delagrave il nrsquoy a absolument rien On peut certes concevoir un espace infini Mais cet espace nrsquoest qursquoun concept Il nrsquoa rien de reacuteel Il nrsquoy a pas non plus un espace qui pourrait ecirctre le seacutejour des dieux par exemple Peut-ecirctre Parmeacutenide rejette-t-il explicitement cette possibiliteacute lorsque plus loin en XI 2-3 il appelle le ciel laquo lrsquoOlympe extrecircme raquo Ὂλυμπος ἔσχατος En laquo seacutecularisant raquo ou laquo laiumlcisant raquo ainsi lrsquoOlympe il reacutecuse en mecircme temps lrsquoexistence des dieux

La deacutemarche de lrsquoEacuteleacuteate est laquo scientifique raquo Face agrave ce qui est expeacuterimentalement inaccessible la deacutemarche logique est de proposer une hypothegravese explicative agrave partir drsquoobservations et de raisonnements analogiques ou autres jusqursquoagrave ce qursquoun jour lrsquoexpeacuterience vienne la confirmer lrsquoinfirmer ou la transformer Crsquoest ce qursquoa fait Parmeacutenide La conception drsquoun univers spheacuterique a peut-ecirctre eacuteteacute suggeacutereacutee par lrsquoimpression que nous donne une vision naiumlve du ciel Mais les savants de lrsquoAntiquiteacute avaient certainement observeacute que crsquoeacutetait une illusion drsquooptique en constatant que la demi-sphegravere que lrsquoon voit au-dessus de nos tecirctes a pour centre lrsquoobservateur et qursquoelle se deacuteplace en mecircme temps que lui comme le fait la ligne drsquohorizon Pour affirmer que le ciel est spheacuterique et qursquoil est la limite extrecircme de lrsquounivers il fallait deacutepasser cette illusion et construire sur drsquoautres bases plus solides Et lrsquoargument principal qursquoavance Parmeacutenide est celui de laquo lrsquoeacutequilibre des forces raquo ἰσοπαλὲς que seule une forme spheacuterique est susceptible de preacuteserver sans quoi lrsquoeacutetant nrsquoaurait pas une permanence certaine

Ce qui nous a eacuteteacute transmis du texte de Parmeacutenide est trop lacunaire pour savoir comment il deacutefinissait cette sphegravere-limite Drsquoapregraves Aeumltius elle serait laquo solide raquo στερεόν laquo ce qui les [ie les couronnes] enveloppe toutes agrave la maniegravere drsquoun rempart est solide raquo τὸ περιέχον δὲ πάσας τείχους δίκην στερεὸν ὑπάρχειν138

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Telle eacutetait la promesse Qursquoen fut-il de sa reacutealisation sous la conduite de Parmeacutenide Nous ne le saurons pas La tradition a apparemment eacuteteacute aussi deacutevastatrice qursquoun feu De la construction qursquoil a faite de lrsquounivers il ne reste que quelques rares brandons 3 vers seulement pour le preacutesenter dans son ensemble 2 vers incomplets pour deacutecrire la Lune et 1 mot pour notre Terre Leur interpreacutetation qui plus est est incertaine Les commentateurs ont

138 AEumlTIUS De placitiis philosophorum ed H DIELS Doxographi graeci Berlin 1879 p 335 La citation entiegravere du passage sera donneacutee un peu plus bas

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cru que le teacutemoignage drsquoAeumltius allait les sortir drsquoembarras Ils ont donc tenteacute de reconstituer lrsquounivers parmeacutenidien Ainsi en franccedilais M Conche p 215-229 J Fregravere p 119-126 J Bollack p 226-276 et L Couloubaritsis p 459-505 J Bollack deacuteveloppant une ideacutee eacutemise par K Reinhardt en 1916 a mecircme cru voir en ce frg XII la premiegravere phase drsquoune peacuteriodisation la phase preacutecosmique laquelle preacutecegravede la phase cosmogonique (qui serait eacutevoqueacutee en XI) et la phase cosmologique (frg X) Comme agrave lrsquoaccoutumeacute ces reconstructions divergent grandement et reconnaissons-le relegravevent beaucoup de la speacuteculation Aussi B Cassin exprime-t-elle beaucoup de reacuteserves agrave leur eacutegard et se garde-t-elle prudemment drsquoen proposer une autre

Agrave la veacuteriteacute les commentateurs se sont trompeacutes sur le propos que tient Parmeacutenide dans les deux premiers vers du frg XII Ils ont coupeacute ces derniers des deux vers qui les suivent et du seul vers qui compose le frg XIII pensant qursquoils concernent seulement la geacuteneacuteration humaine alors qursquoils portent sur les deux domaines agrave la fois lrsquoordre cosmique et lrsquoordre humain et qursquoils indiquent clairement le sens selon lequel ils doivent ecirctre compris

Eacutetant donneacute lrsquoimportance que les commentateurs ont attacheacutee agrave ce passage du Poegraveme il me semble neacutecessaire de montrer drsquoabord qursquoune interpreacutetation qui isole les deux premiers vers du frg XII deacutebouche sur une impasse avant drsquoen proposer une nouvelle lecture apregraves les avoir reconsideacutereacutes dans leur contexte

Dispositif drsquoensemble

Frg XII 1-4 139

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μέν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle imaginahellip

139 SIMPLICIUS est le seul agrave nous rapporter ce passage Il le fait en deux fois drsquoabord les vers 2-6 (in Physica 31 13-17) puis les vers 1-3 (in Physica 39 14-16) En son entier le fragment fait un peu plus de 5 vers Le v 5 et le deacutebut du v 6 concernent agrave lrsquoeacutevidence la geacuteneacuteration humaine Crsquoest pourquoi je les reacuteserve pour le moment ougrave je traiterai de cette question Les deux premiers concernent lrsquoordre cosmique Cela ne fait aucun doute Quant aux vers meacutedians les v 3 et 4 auxquels il convient drsquoajouter lrsquounique vers du frg XIII ils portent sur les deux ordres agrave la fois le cosmique et lrsquohumain

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De la Lune et de la Terre

Agrave propos de la Lune Frg XIV

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο Le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

Le teacutemoignage drsquoAeumltius

Texte grec et traduction140

Παρμενίδης στεφάνας εἶναι περιπεπεπλεγμένας ἐπαλλήλους Parmeacutenide dit qursquoil y a des couronnes tresseacutees tout autour les unes au-dessus des autres

τὴν μὲν ἐκ τοῦ ἀραιοῦ τὴν δὲ ἐκ τοῦ πυκνοῦ μικτὰς δὲ ἄλλας ἐκ φωτὸς καὶ σκότους lrsquoune faite du rare lrsquoautre du dense drsquoautres meacutelangeacutees faites de lumiegravere et drsquoobscuriteacute

μεταξὺ τούτων καὶ τὸ περιέχον δὲ πάσας τείχους δίκην στερεὸν ὑπάρχειν dans lrsquointervalle entre elles et ce qui les entoure toutes comme un rempart est solide

ὑφrsquoᾧ πυρώδης στεφάνη καὶ τὸ μεσαίτατον πασῶν avec au-dessous une couronne de feu et ce qui est le plus au centre de toutes lt est solide gt

περὶ ὃ πάλιν πυρώδης τῶν δὲ συμμιγῶν τὴν μεσαιτάτην autour de lui agrave nouveau une couronne de feu La plus centrale des couronnes mixtes est

ἁπάσαις ltτοκέαgt [ou lt ἀρχήν gt τε καὶ lt αἰτίανgt]141 πάσης κινήσεως pour toutes lt la megravere gt [ou lt le principe gt et lt la cause gt] de tout mouvement

καὶ γενέσεως ὑπάρχειν ἣντινα καὶ δαίμονα κυϐερνῆτιν καὶ κληροῦχον ἐπονομάζει et de tout engendrement Il lrsquoappelle diviniteacute qui gouverne et qui tient les parts

Δίκην τε καὶ Ἀνάγκην Justice et Neacutecessiteacute

c) Lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reconstruction de la structure de lrsquounivers de Parmeacutenide

XII 1-2 Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

140 Le texte est eacutediteacute deux fois par DIELS une fois dans les Fragmente der Vorsokratiker (A 37 I) et une autre fois dans les Doxographi Graeci p 335 4-16 Le texte des Fragmente der Vorsokratiker est fautif en ce sens que lrsquoeacutediteur a introduit une conjecture sans la mentionner comme telle στερεόν apregraves τὸ μεσαίτατον πασῶν laquo la plus centrale de toutes raquo Pour cette raison les commentateurs retiennent la version publieacutee dans les Doxographi Graeci

141 La leccedilon des manuscrits est seulement τε καὶ

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αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

De la structure supposeacutee de lrsquounivers de Parmeacutenide il ne reste que ces deux vers en tout et pour tout qui plus est incomplets en ce sens que nous manquent le nom de ce dont il est question et lrsquoaffirmation dont ces deux vers sont lrsquoexplication (ils sont introduits par un γάρ laquo en effet raquo) La raison en est que Simplicius le seul citateur ne srsquointeacuteresse pas agrave la configuration cosmologique de lrsquoEacuteleacuteate142 mais seulement agrave la laquo cause productrice des corps qui sont en devenir et des choses non corporelles qui complegravetent la geacuteneacuteration raquo agrave savoir la laquo diviniteacute raquo δαίμων mentionneacutee au v 3 Drsquoapregraves le doxographe Aeumltius les composantes dont parlerait ici Parmeacutenide seraient des laquo couronnes raquo στεφάναι Aeumltius convient-il de le remarquer drsquoentreacutee de jeu agrave la diffeacuterence de Simplicius ne connaicirct pas directement le Poegraveme de Parmeacutenide Il ne le connaicirct qursquoagrave travers Theacuteophraste (372370 ndash 288285) qui fut disciple drsquoAristote et le premier scholarque du Lyceacutee (de 322 agrave sa mort) Le passage correspondant de Theacuteophraste est perdu On ne peut donc distinguer entre ce qui revient en propre agrave Aeumltius et ce qui appartient agrave sa source Theacuteophraste ou mecircme lrsquoun des eacuteventuels doxographes intermeacutediaires

Le terme στεφάναι laquo couronnes raquo devait ecirctre dans la source puisqursquoil est eacutegalement mentionneacute par Ciceacuteron qui cite Parmeacutenide eacutegalement drsquoapregraves Theacuteophraste143 Nous savons que pour lrsquoEacuteleacuteate lrsquounivers consideacutereacute dans son entier est laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ (VIII 43) Nous savons aussi que agrave lrsquointeacuterieur de cette sphegravere les laquo forces raquo parce qursquoelles sont contraires doivent ecirctre reacuteparties de maniegravere eacutequilibreacutee sans quoi le monde prendrait fin assez rapidement Il serait donc logique que les laquo formes raquo qui portent ces laquo forces raquo au niveau cosmique aient eacutegalement une forme spheacuterique ou tout du moins srsquoinscrivent dans cette forme geacuteomeacutetrique Pourquoi degraves lors Parmeacutenide si crsquoest agrave lui qursquoil faut faire remonter la deacutenomination de laquo couronnes raquo nrsquoaurait-il pas gardeacute le terme σφαῖραι pour deacutesigner des eacutepaisseurs spheacuteriques lesquelles peuvent srsquoemboicircter les unes dans les autres agrave la maniegravere de poupeacutees gigognes On peut eacutevoquer une raison meacutetrique ou mecircme simplement de style Nous en avons deacutejagrave rencontreacute quelques exemples Mais plus concregravetement lrsquoimage de la laquo sphegravere raquo pour deacutesigner des eacutetages infeacuterieures ou internes de lrsquounivers pouvait ecirctre gecircneacutee par le rapprochement avec des astres comme le soleil la lune et la terre qui sont des laquo boules raquo pleines et que lrsquoon qualifie eacutegalement de laquo sphegraveres raquo σφαῖραι En revanche lrsquoimage de la laquo couronne raquo si elle a lrsquoavantage drsquoeacutevoquer une eacutepaisseur circulaire a lrsquoinconveacutenient de ne deacutesigner qursquoune laquo bande raquo non une forme spheacuterique ou une couche concentrique comme on le dit aujourdrsquohui par exemple de la constitution de la Terre Plus grave elle rend impossible toute adeacutequation entre une repreacutesentation du monde et la reacutealiteacute physique des choses

Le pluriel et le comparatif (laquo les plus eacutetroites raquo et laquo celles drsquoau-dessus raquo) laissent supposer qursquoil srsquoagit drsquoune structure binaire qui se reproduit laquelle structure comprend une composante laquo pleine drsquoun feu sans meacutelange raquo et une autre laquo pleine de nuit raquo Le comparatif laquo στεινότεραι raquo qui est drsquousage quand il srsquoagit de deux et non comme en franccedilais le

142 Peut-ecirctre aussi et ce serait un indice en faveur de lrsquointerpreacutetation que je donnerai plus loin parce qursquoil a bien vu que ces vers de PARMENIDE ne concernent pas lrsquoorganisation de la structure de lrsquounivers mais sa genegravese permanente

143 Dans le De natura deorum (I 11 28) CICERON eacutecrit Nam Parmenides commenticium quiddam coronae simile efficit (στεφάνην appellat)hellip laquo car Parmeacutenide fabrique une sorte drsquoinvention semblable agrave une couronne (il lrsquoappelle στεφάνη)hellip raquo

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superlatif ou lrsquoadjectif simple144 laisse eacutegalement supposer que la composante pleine de feu est agrave lrsquointeacuterieur lrsquoautre agrave lrsquoexteacuterieur si lrsquoeacutetroitesse en question concerne le diamegravetre de la couronne et non sa largeur et si la preacuteposition ἐπί dans lrsquoexpression αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς a un sens spatial de verticaliteacute et signifie bien laquo au-dessus raquo et non laquo apregraves raquo qui pourrait avoir un sens spatial de lateacuteraliteacute comme le laissent entendre les traductions de B Cassin (laquo celles qui les suivent raquo p 97) M Conche et L Couloubaritsis (laquo celles qui suivent raquo respectivement p 222 et p 548) J Bollack (laquo celles qui venaient agrave la suite de celles-lagrave raquo p 237) J Fregravere traduit par laquo agrave cocircteacute raquo p 150

laquo Entre les deux raquo μετά laquo jaillit raquo ἵεται un laquo lot raquo αἶσα de flammes φλογός (le grec a le singulier) Des traducteurs que jrsquoai habituellement retenus seul L Couloubaritsis traduit μετά par laquo entre raquo J Fregravere rend cet adverbe par laquo avec raquo p 150 et les autres par laquo apregraves raquo introduisant plutocirct une ideacutee de temporaliteacute que de spatialiteacute (J Bollack p 237 B Cassin p 97 M Conche p 222) Lrsquounivers serait donc constitueacute drsquoune alternance de couples de couronnes spheacuteriques qui srsquoemboicircteraient les uns dans les autres la couronne de feu eacutetant agrave chaque fois en-dessous et celle de nuit au-dessus avec entre les deux un espace dans lequel laquo jaillit un lot de flammes raquo Selon cette disposition la derniegravere (qui porterait le nom de laquo ciel raquo οὐρανός ou drsquolaquo Olympe extrecircme raquo Ὂλυμπος ἔσχατος) serait faite de nuit

Le teacutemoignage drsquoAeumltius complegravete certes le texte de Parmeacutenide Mais il rend la repreacutesentation des choses encore plus confuse

Il confirme tout drsquoabord que les couronnes sont regroupeacutees par paires La fin de la premiegravere proposition se termine au singulier τὴν μὲν ἐκ τοῦ ἀραιοῦ τὴν δὲ ἐκ τοῦ πυκνοῦ laquo lrsquoune faite du rare lrsquoautre du dense raquo La structure de la phrase est manifestement elliptique Il faut comprendre qursquoil y a une seacuterie de laquo couronnes raquo que celles-ci sont organiseacutees par paires et que pour chaque paire une des deux couronnes est composeacutee du rare lrsquoautre du dense Les termes ἀραιός laquo rare raquo et πυκνός laquo dense raquo sont bien parmeacutenidiens Mais ils proviennent drsquoun autre endroit du Poegraveme de VIII 56-59 drsquoun passage ougrave il est question de la reacutepartition faite par les laquo mortels raquo Les adjectifs ἀραιός et πυκνός sont chez Parmeacutenide deux des traits qui caracteacuterisent pour lrsquoun le feu pour lrsquoautre la nuit Chez Aeumltius ils remplacent les expressions parmeacutenidiennes πλῆντο πυρός laquo sont pleines de feu raquo (XII 1) et [πλῆντο] νυκτός laquo sont pleines de nuit raquo (XII 2) Cela se comprend bien si on se rappelle qursquoAeumltius nrsquoavait pas le texte de Parmeacutenide sous les yeux mais celui de Theacuteophraste (ou drsquoune source intermeacutediaire) et si deacutejagrave chez ce dernier lrsquointerpreacutetation personnelle ou la paraphrase srsquoeacutetait substitueacutee au texte parmeacutenidien

En revanche la description qursquoAeumltius (ou sa source) fait des rapports entre les couronnes rend leur repreacutesentation encore plus probleacutematique Tout drsquoabord il dit qursquoelles sont περιπεπεπλεγμένας ἐπαλλήλους laquo tresseacutees tout autour les unes au-dessus des autres raquo Le tressage en question se rapporte-t-il agrave chaque couronne prise isoleacutement ou deacutefinit-il les relations dans chaque binocircme entre la couronne infeacuterieure et la couronne supeacuterieure auquel cas chaque couronne serait tantocirct supeacuterieure tantocirct infeacuterieure Par ailleurs le participe parfait περιπεπεπλεγμένας est-il agrave prendre au sens litteacuteral ou doit-il ecirctre consideacutereacute comme ameneacute presque meacutecaniquement par lrsquoimage de la couronne et ne doit pas ecirctre pris au sens propre La majeure partie des couronnes eacutetaient tresseacutees Lrsquoexpression πλέκειν στεφάνας laquo tresser des couronnes raquo a fini par devenir une locution toute faite Aeumltius (ou sa source) aurait tout aussi bien pu eacutecrire στεφάνας περιτεθειμένας laquo couronnes placeacutees tout autour raquo

144 En franccedilais par exemple nous pouvons employer lorsque nous comparons deux personnes lrsquoune forte lrsquoautre faible soit laquo la personne forte lrsquoemporte sur la personne faible raquo (adjectif simple) soit laquo la personne la plus forte lrsquoemporte sur la personne la plus faible raquo (superlatif) Le grec en pareil cas utilise le comparatif pour les deux adjectifs

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expression synonymique eacutegalement attesteacutee en grec Le preacutefixe περί signifie laquo autour raquo laquo tout autour raquo Enfin le pronom ἐπαλλήλους signifie laquo les unes au-dessus des autres raquo Le pronom simple αλλήλους exprime la reacuteciprociteacute laquo les uns les autres raquo et le preacutefixe ἐπί en preacutecise la modaliteacute soit selon la valeur qursquoon retient un rapport de superposition laquo au-dessus raquo soit un rapport de succession dans lrsquoespace ou dans le temps laquo apregraves raquo Si lrsquoon veut malgreacute tout sauver une repreacutesentation du monde qui fasse droit agrave la reacutealiteacute physique observable il convient de ne pas prendre ces images au pied de la lettre et de consideacuterer que les laquo couronnes raquo sont une autre faccedilon de nommer des laquo sphegraveres raquo En conseacutequence il nrsquoy a donc pas agrave imaginer que les bandes spheacuteriques qui distribuent les composants de lrsquounivers sont elles-mecircmes tresseacutees comme des couronnes ni qursquoelles le sont entre elles comme cela est parfois compris M Conche traduit laquo des couronnes enrouleacutees lrsquoune autour de lrsquoautre qui se suivent sans interruption raquo p 215 J Bollack raquo des couronnes (ou ldquosphegraveresrdquo) encastreacutees circulairement coucheacutees les unes sur les autres raquo p 242 B Cassin laquo des couronnes encastreacutees agrave la suite les unes des autres raquo p 195 J Fregravere laquo sphegraveres encastreacutees de faccedilon concentrique serreacutees les unes contre les autres raquo L Couloubaritsis enfin parle de laquo couronnes qui sont enchevecirctreacutees entre elles raquo p 488

Autre complication apporteacutee par Aeumltius entre ces premiegraveres couronnes srsquointercalent des couronnes laquo mixtes faites de lumiegravere et drsquoobscuriteacute raquo μικτὰς δὲ ἄλλας ἐκ φωτὸς καὶ σκότους Lrsquoadjectif μικτάς laquo mixtes raquo laquo meacutelangeacutees raquo ne figure pas dans ce qui nous reste du texte de Parmeacutenide Mais le thegraveme de ce mot apparaicirct aussitocirct apregraves non pas agrave propos des laquo couronnes raquo mais agrave propos du rapport entre macircle et femelle (μίξιος et μιγῆν XII 4 et 5) Si lrsquoemploi de ce qualificatif agrave propos des laquo couronnes raquo est ducirc agrave Aeumltius ou agrave sa source il est parfaitement justifieacute Un grand nombre de pheacutenomegravenes cosmiques peuvent ecirctre compris comme des produits engendreacutes par la rencontre entre deux formes contraires et donc ecirctre des composeacutes de lrsquoune et de lrsquoautre selon des proportions variables On doit en deacuteduire que les couronnes mixtes ne srsquointercalent pas entre les couples de couronnes que lrsquoon peut qualifier de laquo pures raquo mais agrave lrsquointeacuterieur de ces couples entre celle du laquo rare raquo et celle du laquo dense raquo comme les appelle Aeumltius En revanche les termes qui deacutesignent ce dont les couronnes mixtes sont faites ne sont pas exactement ceux de Parmeacutenide Selon lui elles sont faites de laquo lumiegravere et drsquoobscuriteacute raquo ἐκ φωτὸς καὶ σκότους Le premier terme est effectivement employeacute par Parmeacutenide dans le frg XII (vers 1) Lrsquoautre σκότος laquo obscuriteacute raquo ne figure dans aucun fragment Parmeacutenide parle de laquo nuit raquo νύξ laquo Lumiegravere raquo et laquo nuit raquo ne sont pas de veacuteritables antonymes agrave la lumiegravere srsquooppose lrsquoobscuriteacute et agrave la nuit le jour On peut supposer que pour cette raison Aeumltius ou sa source a remplaceacute νύξ par σκότος Quant agrave imaginer ce que tout cela donne concregravetement on serait bien en peine drsquoen esquisser le moindre modegravele

Apregraves avoir parleacute des couronnes mixtes Aeumltius preacutecise qursquoune couronne de feu est au-dessous de laquo ce qui les entoure toutes comme un rempart raquo autrement dit de la limite de lrsquounivers le laquo ciel raquo lrsquolaquo Olympe extrecircme raquo Mais lrsquoadjectif qursquoemploie Aeumltius pour qualifier la couronne qui est placeacutee au-dessous drsquoelle est pour le moins ambigu Il dit qursquoelle est laquo de feu raquo πυρώδης En reacutealiteacute elle devrait ecirctre comprise comme une laquo couronne mixte raquo comme il appelle les couronnes intermeacutediaires puisqursquoelle se trouve neacutecessairement entre deux enveloppes drsquoun binocircme dont la supeacuterieure ou exteacuterieure est laquo solide raquo et laquo faite de nuit raquo et dont lrsquoinfeacuterieure ou inteacuterieure est laquo faite drsquoun feu sans meacutelange raquo

Si lrsquoon maintenait jusqursquoau bout la logique des binocircmes de couronnes concentriques dans un univers spheacuterique avec agrave lrsquointeacuterieur de chacun drsquoeux une couronne mixte la couronne infeacuterieure du binocircme le plus central devrait neacutecessairement se ramener agrave une laquo sphegravere raquo au sens de laquo boule raquo Elle serait laquo pleine de feu raquo et drsquoelle devrait laquo jaillir un lot de flammes raquo Compte tenu de ce que les Anciens pouvaient connaicirctre de lrsquounivers seul le soleil

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pouvait reacutepondre agrave cette deacutefinition Mais ce nrsquoest pas ce que laissent supposer ni la suite du texte drsquoAeumltius ni les autres rares teacutemoignages

Aeumltius (ou sa source) dit que laquo ce qui est le plus au centre de toutes les couronnes [est solide] autour de lui agrave nouveau une couronne de feu raquo Comme le pensent plusieurs commentateurs comme B Cassin p 195 ou J Bollack p 243 il convient certainement de sous-entendre στερεὸν ὑπάρχειν laquo est solide raquo apregraves τὸ μεσαίτατον πασῶν Il manque un verbe Et la symeacutetrie avec la proposition preacuteceacutedente invite agrave reprendre ce verbe et cet attribut Ce type drsquoellipse est tregraves courant Est-ce la Terre que deacutesigne Aeumltius et faisant partie de la couronne de feu qui lrsquoentoure le soleil Dans ce cas il faudrait inverser lrsquoordre des deux couronnes qui composent ce binocircme central lrsquoeacuteleacutement laquo nuit raquo serait en-dessous et lrsquoeacuteleacutement laquo feu raquo au-dessus Il faudrait aussi consideacuterer que la Terre est faite de laquo nuit raquo qursquoelle nrsquoest pas un astre drsquoune couronne mixte Pour la plupart des commentateurs de Parmeacutenide la Terre serait au centre et le soleil dans la peacuteripheacuterie de la Terre cf J Bollack (scheacutema p 275) L Couloubaritis (scheacutema p 501) Aristote dit que pour Parmeacutenide le soleil laquo va autour de la Terre raquo (Meacutetaphysique Z 15 1040 a 31)

Du texte parmeacutenidien compleacuteteacute par drsquoautres sources avant tout du teacutemoignage drsquoAeumltius il ressort qursquoil est impossible ni de tirer une repreacutesentation coheacuterente du dispositif cosmique envisageacute par Parmeacutenide ni de distribuer les pheacutenomegravenes observables agrave lrsquointeacuterieur de ce dispositif145 Mais sans doute est-ce une erreur que de vouloir absolument poursuivre un tel objectif

d) La genegravese permanente du laquo monde raquo de Parmeacutenide XII 1-4 et XIII

Une autre interpreacutetation de ces deux premiers vers du frg XII devient possible si lrsquoon srsquoavise de ne pas les couper de ce qui suit les vers 3 et 4 et drsquoen rapprocher le frg XIII

XII 3-4 ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

XIII Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle imaginahellip

Dans le frg XII de Parmeacutenide la mention de la diviniteacute δαίμων fait immeacutediatement suite agrave la mention des premiegraveres paires de laquo couronnes raquo La diviniteacute se trouve en leur milieu Drsquoapregraves Aeumltius (ou sa source) qui intercale des laquo couronnes mixtes raquo la diviniteacute est identifieacutee agrave lrsquoune de ces derniegraveres et plus preacuteciseacutement laquo agrave celle qui est la plus au centre raquo et qui laquo pour toutes est geacutenitrice [ou cause et principe] de tout mouvement et de tout engendrement raquo Cette couronne preacutecise Aeumltius Parmeacutenide laquo lrsquoappelle aussi diviniteacute qui gouverne et qui tient les parts Justice et Neacutecessiteacute raquo

Le texte du doxographe est agrave quelques endroits incertain et relegraveve plus de la paraphrase et de lrsquointerpreacutetation que drsquoune reproduction fidegravele

145 Il est tentant de rapprocher la description du cosmos faite par PARMENIDE des sphegraveres armillaires qui effectivement distribuent les astres sur des cercles emboiteacutes ayant souvent lrsquoaspect de couronnes Mais ce serait confondre le reacuteel que lrsquoEacuteleacuteate veut expliquer plutocirct que deacutecrire et lrsquoinstrument que lrsquoon a imagineacute pour pouvoir le repreacutesenter et faire des calculs et qui pour des raisons de manipulation ou de figuration de mouvements orbitaux devait remplacer les sphegraveres par des cercles ou des couronnes

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Tout drsquoabord il preacutesente un τε καὶ laquo et raquo apregraves ἁπάσαις laquo pour toutes raquo particules de coordination auxquelles rien ne se rattache Et il manque un mot qui puisse gouverner les geacutenitifs qui suivent Soit la double particule de liaison τε καὶ laquo et raquo est une meacutelecture de ce mot soit manquent les deux mots qursquoelle est supposeacutee relier Deux eacutediteurs Davis et Krische ont opteacute pour la premiegravere hypothegravese Le premier Davis propose donc de lire τοκέα laquo geacutenitrice raquo laquo megravere raquo agrave la place de τε καὶ conjecture que Diels a adopteacutee dans lrsquoeacutedition des Doxographi Graeci Le second Krische conjecture αἰτίαν laquo cause raquo dont les lettres srsquoeacuteloignent plus de τε καὶ que τοκέα Il est suivi par J Fregravere qui traduit par laquo Cause raquo p 122 Auparavant dans son eacutedition des Fragmente der Vorsokratiker Diels avait opteacute pour la seconde solution et proposeacute de restituer autour de τε καὶ les mots ἀρχήν laquo principe raquo et αἰτίαν laquo cause raquo

La variante τοκέα laquo geacutenitrice raquo a en sa faveur le fait drsquoecirctre assez proche de la leccedilon des manuscrits τε καὶ et lrsquoimage de la laquo geacutenitrice raquo semble ecirctre la mieux adapteacutee au contexte La conjecture ἀρχή τε καὶ αἰτία suppose lrsquoomission de deux mots et fait basculer dans un langage abstrait non parmeacutenidien En revanche elle relegraveve drsquoune tradition bien eacutetablie dans la lecture de Parmeacutenide Aristote dont deacutependent les doxographes et les commentateurs anciens les emploie pour qualifier les deux principales composantes du systegraveme parmeacutenidien agrave un endroit ougrave il les ramegravene au laquo chaud raquo et au laquo froid raquo laquo autrement dit le feu et la terre raquo (Meacutetaphysique A 5 986 b 33-34) Simplicius qualifiera la diviniteacute de laquo cause productrice raquo ποιητικὸν αἴτιον (31 18-19) ou simplement τὸ ποιητικόν (39 18)

Ni τοκέα ni ἀρχή ni αἰτία ne sont des termes parmeacutenidiens Le premier tregraves concret srsquoinscrit dans une interpreacutetation qui laquo concreacutetise raquo aussi la diviniteacute en couronne mixte Aeumltius en effet identifie la diviniteacute δαίμων agrave une laquo couronne raquo une laquo mixte raquo en lrsquooccurrence laquelle couronne eacutetant placeacutee la plus au centre commanderait agrave laquo toutes raquo ἁπάσαις les autres couronnes du mecircme type Lrsquoidentification devait deacutejagrave se trouver dans sa source Ciceacuteron qui deacutepend eacutegalement de cette mecircme source mais de maniegravere sans doute moins directe ne mentionne qursquoune couronne laquelle faite de lumiegravere et ceignant le ciel serait appeleacutee laquo dieu raquo deum par Parmeacutenide146 Mais on ne voit pas bien comment une couronne mixte centrale qui perdant son statut de diviniteacute pour devenir une reacutealiteacute physique bien circonscrite dans lrsquoespace pourrait agir physiquement sur toutes les autres couronnes mixtes et en ecirctre la geacutenitrice Pareille identification rend le texte parmeacutenidien inintelligible au risque de le discreacutediter L Couloubaritsis tient pourtant cette identification comme parmeacutenidienne p 481-505 passim Quant aux seconds termes ἀρχή et αἰτία laquo pincipe raquo et laquo cause raquo ils relegravevent drsquoune relecture de Parmeacutenide agrave partir drsquoun questionnement et de concepts qui pour ecirctres leacutegitimes nrsquoeacutetaient pas ceux de lrsquoEacuteleacuteate Lrsquoaddition des deux interpreacutetations nrsquoest pas insolite dans un ouvrage doxographique lequel par deacutefinition tend agrave la compilation Aussi bien ces deux leccedilons ne nous renseignent-elles guegravere sur le texte du Poegraveme de Parmeacutenide Elles concernent davantage lrsquohistoire de son interpreacutetation

En second lieu un doute subsiste dans le texte drsquoAeumltius sur le terme κληροῦχον laquo qui tient les parts raquo pour qualifier lrsquoaction de la diviniteacute Crsquoest le terme des manuscrits Mais certains estiment que ce terme ne peut convenir agrave la diviniteacute laquo Le ldquocleacuterouquerdquo est celui qui possegravede une part assigneacutee par le sort eacutecrit M Conche Or la deacutecision par le hasard ὁ κλῆρος est quelque chose qui ne concerne en rien la diviniteacute soit qursquoelle en deacutepende soit que par elle les choses en deacutependent raquo p 219 Aussi M Conche accepte-t-il la correction de κληροῦχον en κλῃδοῦχον laquo qui deacutetient les clefs raquo correction proposeacutee par Fuumllleborn Cette correction peut srsquoappuyer sur I 14 ougrave il est dit que laquo Justice deacutetient les clefs raquo Δίκη [hellip] ἔχει

146 Continentem ardore lucis orbem qui cingit caelum quem appellat deum laquo un cercle continu drsquoembrasement lumineux qui ceint le ciel et qursquoil appelle dieu raquo (De natura deorum I 11 28)

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κληῖδας Justice agrave laquelle justement Aeumltius assimile la diviniteacute Lrsquoargumentation de M Conche tiendrait si le terme par lequel Parmeacutenide nomme la diviniteacute δαίμων ne signifiait pas aussi laquo hasard raquo laquo destin raquo Crsquoest pourquoi je serais tenteacute pour ma part de voir en ce κληροῦχον laquo qui tient les parts raquo une allusion au laquo lot raquo de flammes αἶσα dont parle Parmeacutenide en XII 2 et dont κλῆρος laquo lot raquo laquo part raquo est un synonyme Par ailleurs lrsquoideacutee de laquo part raquo est contenue dans la racine du mot δαίμων Le rocircle de la diviniteacute ndash je vais y revenir ndash est de preacuteserver lrsquoeacutequilibre des forces en veillant agrave leur juste reacutepartition J Fregravere p 122 et B Cassin p 195 ont donc raison de garder la leccedilon des manuscrits Bollack p 244 traduit par laquo deacutetentrice des clefs raquo mais commente quelques lignes plus bas par laquo la faculteacute de reacutepartir les parts raquo

Revenons au texte de Parmeacutenide

En XII 3 lrsquoEacuteleacuteate eacutecrit que situeacutee laquo au milieu raquo des deux couronnes ἐν μέσῳ τούτων147 il y a laquo une diviniteacute qui gouverne tout raquo δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ Les commentateurs srsquoarrecirctent geacuteneacuteralement ici pour rendre compte de la conception parmeacutenidienne de lrsquounivers Ce faisant ils oublient que le vers suivant donne lrsquoexplication de ce vers 3 il lui est relieacute par un γάρ laquo en effet raquo Cette explication agrave savoir laquo qursquolaquo elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει ne concerne donc pas seulement la geacuteneacuteration humaine dont il va ecirctre question aussitocirct apregraves mais absolument toutes choses y compris lrsquoordre cosmique Enfin le frg XIII ajoute dans la mecircme perspective que la diviniteacute laquo imagina Amour comme le tout premier de tous les dieux148 raquo La conclusion qui srsquoimpose est que les deux premiers vers du fragment ne doivent pas ecirctre compris comme une description drsquoune structure plus ou moins statique de lrsquounivers mais comme une explication de sa genegravese permanente comme le produit drsquoun enfantement permanent Les laquo couronnes raquo organiseacutees en laquo couples raquo de laquo contraires raquo le laquo lot de flammes qui jaillit raquo de la couronne de feu les laquo entrelacements raquo dont parle Aeumltius sont inspireacutes par la meacutetaphore dynamique de lrsquoaccouplement entre des ecirctres sexueacutes La structure de la totaliteacute des choses repose certes sur des contraires qui en principe srsquoexcluent et se combattent mutuellement mais dit Parmeacutenide une logique interne en oriente les forces pour qursquoelles srsquounissent au lieu de se combattre et produisent constamment le monde tel qursquoil est Les logiques de la contrarieacuteteacute et de lrsquounion sont toutes deux premiegraveres et indissociables lrsquoune de lrsquoautre Elles sont permanentes Crsquoest la raison pour laquelle lrsquoEacuteleacuteate deacutecrit directement la structure du monde dans celle de la reproduction sexueacutee La theacutematique du laquo feu raquo et de la laquo nuit raquo pointe la structure duale des contraires qui composent la reacutealiteacute celle drsquolaquo Amour raquo la force qui reacutegit leur rencontre pour produire les effets contraires agrave ceux qui seraient logiquement attendus Rechercher dans les premiers vers du frg XII une structure statique est donc se tromper complegravetement sur le sens du propos de Parmeacutenide

Nous sommes lagrave au cœur de ce qui constitue le laquo transmonde raquo διάκοσμος de Parmeacutenide

Lrsquoensemble du dispositif universel est dirigeacute par une δαίμων une laquo deacutemone raquo si lrsquoon veut ecirctre au plus pregraves du texte grec Le terme laquo diviniteacute raquo que jrsquoutilise avec beaucoup drsquoautres

147 Le pronom τούτων laquo de celles-ci raquo renvoie normalement aux deux types de laquo couronnes raquo dont il vient drsquoecirctre question si eacutevidemment le vers 3 du fragment suivait immeacutediatement le vers 2 dans le texte de PARMENIDE et srsquoil nrsquoen eacutetait pas seacutepareacute par des indications sur les laquo couronnes mixtes raquo comme le laisserait supposer AEumlTIUS

148 Une traduction eacuteleacutegante inviterait agrave omettre laquo tout raquo ou laquo tous raquo Mais pour des raisons soit meacutetriques soit drsquoinsistance significative PARMENIDE nrsquoa pas mis lrsquoadjectif simple πρῶτον laquo premier raquo mais le superlatif πρώτιστον laquo tout premier raquo par ailleurs il dit bien laquo de tous les dieux raquo θεῶν πάντων et non pas seulement laquo des dieux raquo θεῶν

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commentateurs est moins preacutecis et surtout peut precircter agrave confusion en laissant entendre qursquoil pourrait srsquoagir drsquoun dieu personnel149

Δαίμων qui peut ecirctre parfois feacuteminin signifie dit Chantraine laquo ldquopuissance divinerdquo drsquoougrave ldquodieu destinrdquo [hellip] Le terme srsquoemploie chez Hom pour deacutesigner une puissance divine que lrsquoon ne peut ou ne veut nommer drsquoougrave les sens de diviniteacute et drsquoautre part de destin Le δαίμων nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoun culte raquo150 Agrave la fin de la notice il dit que le terme est laquo tireacute de δαίομαι au sens de ldquopuissance qui attribuerdquo drsquoougrave ldquodiviniteacute destinrdquo raquo B Cassin en conclut que δαίμων exprime laquo plutocirct un pouvoir ou un vouloir divin que la personne mecircme drsquoun ldquodieurdquo ou drsquoune ldquodeacuteesserdquo (theacuteos thea) raquo p 189 Ici le terme qui est geacuteneacuterique est utiliseacute au feacuteminin comme il lrsquoest dans le proegraveme (I 3) Cela a sans doute une signification Dans le contexte du frg XII qui est celui de lrsquolaquo enfantement raquo τόκος (XII 4) le feacuteminin peut aiseacutement se comprendre

Agrave lrsquoinverse de δαίμων qui est un terme geacuteneacuterique et reacutefegravere uniquement au monde divin Ἔρως laquo Amour raquo est un terme singulier et commun avant drsquoecirctre divin Parmeacutenide le range dans le genre des laquo dieux raquo θεῶν Et il est neacutecessairement de genre masculin Quelle fonction occupe-t-il dans le dispositif parmeacutenidien

Nous savons deacutejagrave que pour Parmeacutenide le laquo corps raquo (vivant) δέμας de lrsquounivers en sa totaliteacute est reacuteparti en deux laquo formes raquo μορφαί de laquo forces eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων IX 4 (cf ἰσοπαλές VIII 44) mais opposeacutees et srsquoexcluant mutuellement Leur rapport ne peut ecirctre a priori que conflictuel Elles ne peuvent coexister mais seulement se substituer les unes aux autres sans rien produire de nouveau Or le monde pris dans sa totaliteacute atteste qursquoil est fait drsquoecirctres singuliers que ceux-ci apparaissent ou naissent se deacuteveloppent se transforment se reproduisent pour certains drsquoentre eux et finissent par disparaicirctre Il y a donc une puissance particuliegravere qui empecircche les contraires de se deacutetruire les uns les autres et qui tout en les maintenant en retourne les forces pour en faire une eacutenergie creacuteatrice Cette puissance qui regroupe tout ce qursquoimplique concregravetement un processus de geacuteneacuteration Parmeacutenide lrsquoappelle preacuteciseacutement du nom qui la deacutesigne chez les ecirctres sexueacutes agrave commencer par les humains ἔρως laquo deacutesir amoureux raquo laquo amour raquo deacuteriveacute du verbe ἔραμαι laquo aimer drsquoamour deacutesirer raquo151 Dans la tradition grecque ce deacutesir amoureux est aussi diviniseacute Ἔρως est le laquo dieu de lrsquoamour raquo Mais mecircme eacutenonceacute comme dieu cet laquo Amour raquo est inscrit dans les choses elles-mecircmes il ne leur est pas exteacuterieur Il nrsquoest pas une puissance ou un ecirctre qui les transcende Enfin eacutetant donneacute son rocircle on comprend qursquoil soit le laquo tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον θεῶν πάντων imagineacute par la laquo diviniteacute raquo δαίμων

On imagine lrsquohabileteacute et le tour de force que reacutealise la laquo diviniteacute raquo δαίμων en inventant cette puissance dont la finaliteacute est de contrecarrer les contraires pour que leurs forces soient productives et non mutuellement destructrices Crsquoest sans doute ce qursquoexprime Parmeacutenide en employant le verbe μητίσατο laquo imagina raquo pour deacutesigner lrsquoactiviteacute de la laquo diviniteacute raquo δαίμων Μῆτις dont deacuterive le verbe signifie laquo parfois ldquoplan plan habilerdquo plus souvent ldquosagesserdquo habile et efficace qui nrsquoexclut pas la ruse raquo152 laquo Ce terme qui srsquoapplique agrave lrsquointelligence pratique parfois agrave la ruse est issu drsquoune racine verbale qui signifie ldquomesurerrdquo mesurer implique calcul connaissance exacte Ce sens est conserveacute dans deux mots grecs μέτρον et

149 La difficulteacute de transcrire le grec par laquo deacutemon raquo et au feacuteminin laquo deacutemone raquo vient de la signification du mot franccedilais laquo deacutemon raquo profondeacutement empreint de culture chreacutetienne

150 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 236

151 Voir P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 347

152 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 673

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μήτρα ldquomesure agrairerdquo raquo153 Calcul preacutecis pour mesurer les forces en preacutesence sagesse pour en sauvegarder lrsquoeacutequilibre et ruse pour deacutejouer leur contrarieacuteteacute trois qualiteacutes neacutecessaires qui supposent une grande intelligence

Toutefois si gracircce agrave laquo Amour raquo Ἔρως elle sauve la permanence du monde en empecircchant les contraires de se deacutetruire mutuellement la laquo diviniteacute raquo ne peut empecirccher la destruction de tous les ecirctres singuliers qursquoAmour fait naicirctre Cette conseacutequence nrsquoest pas qursquoun effet du soleil (X 3) Elle est geacuteneacuterale Drsquoougrave le qualificatif drsquolaquo odieux raquo στυγερός donneacute agrave lrsquolaquo engendrement raquo τόκος (XII 4) Ce qualificatif comme je lrsquoai dit plus haut agrave propos des laquo œuvres hideuses raquo ἔργrsquoἀΐδηλα du soleil (X 3) nrsquoa rien agrave voir avec une certaine conception moralisatrice de la sexualiteacute la consideacuterant comme intrinsegravequement mauvaise et honteuse Il est inspireacute par le sentiment tregraves profond de quelqursquoun qui constate que tous les ecirctres singuliers parce qursquoils naissent sont neacutecessairement voueacutes agrave la mort et agrave la disparition et qursquoil en fait lui-mecircme partie Si le monde demeure dans sa structure tous les ecirctres singuliers πάντα quant agrave eux naissent et meurent neacutecessairement Et cela peut ecirctre insupportable

Si lrsquoon comprend bien le texte parmeacutenidien tel qursquoil est ici formuleacute laquo les dieux raquo οἱ θεοί seraient infeacuterieurs agrave la laquo diviniteacute raquo δαίμων Ils seraient plusieurs alors qursquoelle est unique Ils seraient mecircme ses creacuteatures Ils ne seraient donc pas sur le mecircme plan qursquoelle Quelle conception du monde divin cela induit-il Pourquoi en particulier Parmeacutenide les fait-il intervenir agrave cet endroit de son propos

Nous pouvons supposer sans risque de nous tromper que Parmeacutenide reacutecuse lrsquoexistence des dieux au sens du moins drsquoecirctres personnels intervenant dans le cours des eacuteveacutenements Crsquoest un reacutequisit de la deacutemarche scientifique qui a eacuteteacute poseacute degraves le deacutebut par les savants-philosophes La reconnaissance de dieux intervenant dans le cours des choses est la neacutegation mecircme drsquoune investigation scientifique Elle remet radicalement en cause la rationaliteacute sur laquelle seule repose une recherche digne de ce nom Pour les savants-philosophes grecs le rapport agrave ce que lrsquoon peut appeler avec beaucoup de preacutecautions la laquo religion raquo est uniquement envisageacute sous le rapport eacutepisteacutemique sous celui de la croyance Ce que lrsquoon croit et raconte agrave propos des dieux relegraveve non seulement de lrsquoopinion δόξα mais eacutegalement drsquoune opinion non fondeacutee et indeacutemontrable Pour cette raison ils qualifieront ces croyances par lrsquoun de ses ressorts psychologiques δεισιδαιμονία laquo crainte des dieux raquo au sens de crainte infondeacutee superstition Il est clair aussi pour eux comme le laisse entendre Xeacutenophane de Colophon avant Heacuteraclite et Parmeacutenide que le discours qursquoun dieu tient est un discours humain qui lui est precircteacute La veacuteriteacute qursquoil reacutevegravele nrsquoa rien de divin

Mais la laquo religion raquo a aussi une dimension sociale et politique majeure On ne la remet pas en cause impuneacutement Certes en mecircme temps que les savants-philosophes grecs posent que la construction de la veacuteriteacute est neacutecessairement lrsquoaffaire drsquoune penseacutee individuelle et non celle drsquoune communauteacute qui dicterait cette veacuteriteacute agrave ses membres qursquoelle est une question poseacutee par un laquo je raquo ce qui implique la confrontation avec drsquoautres laquo je raquo une partie du monde grec connaicirct une mutation socio-politique majeure lrsquoavegravenement de la deacutemocratie Agrave la diffeacuterence de la royauteacute ou drsquoun reacutegime oligarchique la deacutemocratie est lrsquoaffaire de citoyens de laquo je raquo qui confrontent leurs points de vue afin de deacuteterminer le bien commun lequel est agrave construire car il nrsquoest pas donneacute drsquoavance ni imposeacute par une autoriteacute supeacuterieure La rationaliteacute agrave laquelle se soumettent les savants-philosophes est aussi une exigence interne de

153 Ibid

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la citoyenneteacute deacutemocratique154 Pour cette raison la laquo religion raquo grecque de lrsquoeacutepoque classique ne peut-elle avoir dans de nombreuses citeacutes agrave commencer par Athegravenes le sens et lrsquoimportance de ce qursquoaura la religio pour les Romains Mais mecircme ainsi reacuteduite elle pegravese encore psychologiquement par les croyances sociologiquement par les fecirctes et les rites et politiquement par le rocircle de garant qursquoelle tient pour les citeacutes en interne comme dans leurs relations avec les autres (elle garantit notamment les traiteacutes et autres accords) Crsquoest pourquoi si la recherche philosophique et la dynamique deacutemocratique reposent en principe sur des bases communes les mentaliteacutes et les institutions avec tous les inteacuterecircts mis en jeu ne sont pas precirctes agrave supporter une critique qui remettrait radicalement en cause ce qui les repreacutesente et les symbolise Socrate ne sera pas le seul agrave en faire la cruelle expeacuterience Srsquoattaquer agrave lrsquoexistence des dieux ou simplement les mettre agrave lrsquoeacutecart de lrsquoanalyse que lrsquoon fait de la reacutealiteacute exige donc quelques preacutecautions

Se preacuteserver soi-mecircme est deacutejagrave une raison suffisante pour mentionner positivement les dieux dans son discours savant Mais il en est drsquoautres Lrsquoune relegraveve de la strateacutegie Plutocirct que drsquoattaquer frontalement et de susciter la riposte nrsquoest-il pas moins risqueacute et drsquoune efficaciteacute plus sucircre que drsquoinvestir la place en faisant croire le contraire agrave lrsquoadversaire En lrsquooccurrence de prendre son langage et de le subvertir de lui faire dire le contraire de ce qursquoune eacutecoute superficielle laisserait croire On ne mettra pas ouvertement en cause lrsquoexistence des dieux mais on leur fera servir son propre propos On seacutecularisera et mecircme laiumlcisera leur influence Ils seront mis au service drsquoun propos rationnel Le beacuteneacutefice sera double puisqursquoon videra en mecircme temps la croyance religieuse de son contenu Comme jrsquoespegravere le montrer quand jrsquoaborderai le proegraveme jrsquoestime que Parmeacutenide en employant le terme de laquo deacuteesse raquo θεά en I 22 veut signifier agrave ses pairs que son propos se substitue au discours religieux en particulier agrave celui qui est tenu dans les Mystegraveres qursquoil le subvertit et lrsquoannule Il nrsquoest pas le premier Heacuteraclite avait choisi dans le mecircme esprit de srsquoadresser aux hommes laquo sous les traits drsquoun oracle raquo155 Il se peut aussi que le choix drsquoeacutecrire en vers plutocirct qursquoen prose relegraveve de la mecircme strateacutegie se substituer aux poegravemes anciens homeacuteriques ou non qui mettaient tout sur le compte des dieux

Une autre raison drsquointroduire le divin est aussi paradoxal que cela puisse paraicirctre de garantir agrave la rationaliteacute sa veacuteritable pertinence tout en en signifiant les limites Comprendre et expliquer le reacuteel relegraveve de lrsquoactiviteacute intellectuelle de lrsquoesprit de lrsquoinvisible Par ailleurs lrsquoexercice rationnel de la raison atteste qursquoil est impossible drsquoatteindre lrsquoultime raison qui expliquerait tout ou plutocirct que cette raison nrsquoexiste pas Lrsquoexplication du reacuteel se diffracte en une multitude infinie de causes sans que lrsquoon ne puisse jamais y mettre un terme Ce qursquoon appelait regressus ad infinitum laquo la reacutegression agrave lrsquoinfini raquo Lrsquoune des raisons et des fonctions de la laquo religion raquo poliade est justement drsquoexprimer que lrsquooriginaire nous eacutechappe qursquoil est en lui-mecircme inaccessible tout en le mettant agrave notre porteacutee en lrsquoeacutenonccedilant comme Origine Elle clocirct lrsquoinvestigation et la dispute sans fin en obligeant agrave retenir hic et nunc ce qui fera fonction drsquoOrigine Ce qursquoelle sanctionne est certes temporaire et arbitraire Mais elle ordonne de le consideacuterer comme assureacute et deacutefinitif jusqursquoagrave ce qursquoune situation nouvelle oblige agrave le reacuteviser Le discours scientifique et philosophique nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle Y impliquer les dieux

154 Dans lrsquointroduction agrave son eacutetude du concept de nature chez les Preacutesocratiques G NADDAF annonce qursquoil tentera laquo drsquoeacutetablir contrairement agrave ce que la plupart des speacutecialistes preacutetendent que chaque philosophe eacutetait actif au sein de son milieu politique et social et souvent mecircme au-delagrave de ces limites En outre chacun semble avoir eacuteteacute un deacutefenseur du pouvoir de la loi et un ardent partisan de la deacutemocratie ou de son eacutequivalent la toute nouvelle isonomiacutea et cela mecircme srsquoils eacutetaient tous issus de familles riches ou aristocratiques raquo Le concept de nature chez les preacutesocratiques p 19

155 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 77 Voir aussi p 20 et les commentaires aux frg 142 et 143 p 318 et 319

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relegraveve sans doute encore du deacutetournement Mais le reacuteduire agrave cela serait en manquer le sens profond En invoquant le divin et en le placcedilant dans le reacuteel le savant-philosophe signifie en mecircme temps que la connaissance qursquoil donne est de lrsquoordre de lrsquointelligence de lrsquoideacuteel que le reacuteel est rationnel (condition neacutecessaire pour le comprendre et lrsquoexprimer) enfin que tout ce qursquoil peut en dire toutes les deacutemonstrations qursquoil peut en faire nrsquoest jamais complet et deacutefinitif qursquoil est toujours sujet agrave caution Ce sont les raisons pour lesquelles crsquoest agrave ce moment de son exposeacute que Parmeacutenide fait intervenir la laquo diviniteacute raquo δαίμων et le dieu laquo Amour raquo Ἔρως

Sur le rapport geacuteneacuteral agrave la laquo religion raquo Parmeacutenide nrsquoinnove pas totalement Dans son texte δαίμων est la substitution laquo religieuse raquo de la γνώμη que lrsquoon rencontre par exemple dans ce fragment drsquoHeacuteraclite ἕν τὸ σοφόν ἐπίστασθαι γνώμην κυϐερνῆσαι πάντα διὰ πάντων laquo le savoir ne consiste qursquoen une seule chose reconnaicirctre qursquoune penseacutee gouverne toutes choses agrave travers tout raquo156 Pour Parmeacutenide comme pour Heacuteraclite cette penseacutee est preacutesente dans la totaliteacute des choses Elle leur est immanente Elle entre dans leur constitution mecircme Elle ne leur est pas externe Elle nrsquoest pas celle drsquoun dieu particulier qui doteacute drsquoune intelligence et drsquoune volonteacute propres pourrait ecirctre compris comme Creacuteateur et comme Providence Πρόνοια ou agrave lrsquoinverse comme un ecirctre malveillant un laquo deacutemon raquo au sens chreacutetien du terme Sur ce point Parmeacutenide signerait le propos drsquoHeacuteraclite selon lequel nul dieu ni homme nrsquoa fait ce monde-ci157 Δαίμων contient plutocirct lrsquoideacutee de laquo destin raquo au sens drsquoune reacutealiteacute de fait agrave laquelle on ne peut rien changer Elle se rapproche de laquo neacutecessiteacute raquo ἀνάγκη Ici elle est mentionneacutee plus particuliegraverement lagrave ougrave srsquoopegraverent les transformations du monde lagrave ougrave se rencontrent les forces de Feu et celles de Nuit Dans le vers 2 lrsquoEacuteleacuteate dit que de la couronne de feu jaillit un laquo lot raquo αἶσα de flammes Le terme αἶσα peut ecirctre tenu pour un eacutequivalent poeacutetique du mot commun κλῆρος ou mecircme de μοῖρα utiliseacute en prose et en poeacutesie Lrsquointelligence qui est dans les choses a pour fonction speacutecifique de reacuteguler les laquo puissances raquo δυνάμεις pour que lrsquoeacutequilibre entre elles soit constamment sauvegardeacute et que ainsi le monde persiste Crsquoest en cela que consiste sa laquo gouvernance raquo πάντα κυϐερνᾷ elle laquo gouverne tout raquo Le verbe κυβερνάω est emprunteacute par meacutetaphore au monde marin Il qualifie le travail et la responsabiliteacute du pilote qui est de manœuvrer le navire de telle sorte que celui-ci eacutevite les eacutecueils reacutesiste aux tempecirctes eacutechappe aux attaques garde le cap et parvienne agrave destination

Elle laquo tient les parts raquo κληροῦχον dit justement Aeumltius ou sa source La laquo part raquo de flammes est intelligemment deacutetermineacutee comme si elle faisait lrsquoobjet drsquoune deacutecision La δαίμων a une fonction semblable agrave celle que la laquo penseacutee raquo γνώμη occupe dans le laquo monde raquo drsquoHeacuteraclite lequel est constitueacute drsquoun seul eacuteleacutement le feu lequel se transforme laquo Ce monde-ci le mecircme pour tous que nul dieu ni homme nrsquoa fait mais qui eacutetait toujours qui est et qui sera un feu eacuteternel srsquoallumant en mesures (μέτρα) et srsquoeacuteteignant en mesures (μέτρα) raquo158 laquo Le soleil dit encore Heacuteraclite [hellip] ne transgresse pas ses limites Car srsquoil les franchit les Eacuterinyes servantes de la justice (Δίκης) le deacutecouvriront raquo159 Parmeacutenide a insisteacute (VIII 14 et 16) pour dire lui aussi que le monde tout entier est soumis agrave lrsquoordre de Δίκη et drsquoἈνάγκη

156 Texte grec et traduction de J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 95 p 280 (DK 22 B 41 M MARCOVICH 10 M CONCHE 64)

157 Texte citeacute au paragraphe suivant

158 Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 481 (DK 22 B 30 M MARCOVICH 51 M CONCHE 80) Nous avons vu avec P Chantraine que μέτρα et μῆτις ont la mecircme racine

159 Frg 74 reacutecemment trouveacute Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 260

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appellations qui preacutefigurent et preacuteparent ce que les savants drsquoaujourdrsquohui nomment des laquo lois raquo terme qui faut-il le remarquer provient du monde de la justice160

Pour autant les indications que donne Parmeacutenide dans les frg XII et XIII restent assez floues concernant la nature et les fonctions qursquoil attribue aux dieux et aux diviniteacutes De nombreuses questions demeurent en suspens Par exemple les savants se demandent si la δαίμων des frg XII et XIII est la mecircme que celle dont parle Parmeacutenide dans le proegraveme (I 3) et si elle est eacutegalement la mecircme que la θεά qui lrsquoaccueille dans sa demeure (I 22) Par ailleurs quels rapports entretiennent-elles avec ces abstractions personnifieacutees que sont Δίκη laquo Justice raquo Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo Μοῖρα laquo Destin raquo Θέμις laquo Droit raquo dont nous avons rencontreacute quelques-unes dans le frg VIII et que nous retrouverons dans le proegraveme Drsquoautres laquo intervenants raquo telles les laquo Filles de Soleil raquo Ἡλιάδες (I 9) sont-ils agrave mettre sur le mecircme plan La suite du Poegraveme et lrsquoeacutetude du proegraveme au chapitre suivant devraient nous permettre drsquoeacuteclaircir ces questions

e) De la Lune et de la Terre frg XIV-XVa

Agrave propos de la Lune Frg XIV

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

Lagrave encore ces quelques fragments de vers sont certainement loin de repreacutesenter ce que Parmeacutenide a pu dire sur un certain nombre drsquoastres161 Malheureusement pour nous ils sont beaucoup trop reacuteduits pour nous permettre de savoir si le modegravele diacosmique preacuteceacutedemment deacutecrit a permis agrave lrsquoEacuteleacuteate drsquoexposer et drsquoexpliquer de maniegravere satisfaisante ce que lui imposait lrsquoobservation Nous ne saurons donc pas si les deux beaux neacuteologismes lrsquoun νυκτιφαές162

160 La filiation nrsquoest sans doute pas eacutevidente Elle est probablement intervenue comme une greffe avec le retour agrave lrsquoAntiquiteacute et la relegraveve de la science antique au moment de la Renaissance Drsquoapregraves le Dictionnaire historique de la langue franccedilaise s u LOI le sens de laquo formule geacuteneacuterale exerccedilant une correacutelation entre des pheacutenomegravenes physiques raquo srsquoest reacutealiseacute au xvɪɪe s dans les sciences (1677) puis srsquoest deacutegageacute laquo vraiment de lrsquoideacutee drsquoune volonteacute transcendante ou de la nature des choses qursquoavec la conception moderne de la science vers la fin du xvɪɪɪe et au xɪxe siegravecle raquo

161 W JAEGER a cru trouver dans la Meacutetaphysique drsquoARISTOTE (Z 15 1040 a31) un nouveau fragment concernant le soleil περὶ γῆν ἰὸν νυκτικρυφὲςhellip laquo allant autour de la Terre cacheacute la nuit raquo (laquo Ein verkanntes Fragment des Parmenides raquo Rheinisches Museum 100 1957 p 42-47) et M UNSTERSTEINER lrsquoa inteacutegreacute comme frg XIIIa (Parmenide Testimonianze e Frammenti Firenze La laquo Nuova Italia raquo 1958 p 162) Mais ils nrsquoont pas eacuteteacute suivis par les commentateurs sauf par L COULOUBARITSIS Voir E SPINELLI et FR TRABATTONI laquo Discussioni raquo Elenchos 12 21991 p 303-318 M CONCHE p 239

162 Νυκτιφαὲς est une correction proposeacutee par SCALINGER et adopteacutee par tous Les manuscrits donnent deux mots νυκτὶ φάος laquo de nuit lumiegravere raquo

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forgeacute pour qualifier la Lune et lrsquoautre ὑδατόριζον pour caracteacuteriser la Terre (ou terre) sont agrave prendre au sens litteacuteral laquo lumineuse la nuit raquo et laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo ou srsquoils traduisent le caractegravere laquo mixte raquo de leur composition comme reacutesultat de la rencontre de contraires que sont bien le laquo feu raquo et la laquo nuit raquo pour la Lune ndash νυκτιφαές laquo de nuit et de lumiegravere raquo ndash mais seulement laquo drsquoeau et de terre raquo ὑδατόριζον pour la Terre

Srsquoil faut en croire Aeumltius qui preacutecise cela agrave la suite du passage citeacute plus haut la Lune serait drsquoapregraves Parmeacutenide laquo un meacutelange drsquoair et de feu raquo συμμιγῆ [hellip] εἶναι τὴν σελήνην τοῦ τ᾽ἀέρος καὶ τοῦ πυρός163 Elle a laquo le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil raquo αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο LrsquoEacuteleacuteate nrsquoest pas le premier agrave avoir observeacute que la lumiegravere principale qui eacutemane de la Lune ne lui est pas propre mais qursquoelle est un reflet du soleil (frg XIV) Ce meacuterite reviendrait agrave Thalegraves164 On ne se laissera pas pieacuteger par la formulation laquelle peut laisser croire que laquo en cherchant sans cesse du regard les rayons du soleil raquo la Lune aurait la face constamment tourneacutee vers lui Les Anciens avaient bien constateacute que la Lune lorsqursquoelle est pleine semble preacutesenter une laquo face raquo πρόσωπον En X 4 Parmeacutenide a mecircme qualifieacute cette face de laquo ronde raquo κύκλωπος σελήνης Mais cette face est toujours dirigeacutee vers la Terre Elle reste visible mecircme quand crsquoest la phase de nouvelle Lune que lrsquoastre se trouve entre le Soleil et la Terre et que pour nous il est uniquement eacuteclaireacute par la lumiegravere secondaire que reacutefleacutechit la Terre Nous en connaissons lrsquoexplication la rotation de la Lune sur elle-mecircme est parfaitement synchrone avec sa reacutevolution autour de la Terre Parmeacutenide dit seulement que la partie la plus lumineuse de la Lune est toujours orienteacutee vers sa source le soleil

Quant au qualificatif ὑδατόριζον laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo donneacute par une scholie en marge drsquoun texte de saint Basile qui reacutecuse qursquoun corps lourd et dense puisse ne pas srsquoenfoncer dans lrsquoeau165 je me permets de renvoyer agrave lrsquoanalyse de M Conche qui rassemble ce que les Anciens ont pu dire des conceptions de Parmeacutenide agrave propos de la Terre et qui conclut ainsi laquo La terre ldquoenracineacutee dans lrsquoeaurdquo est la terre avec sa veacutegeacutetation sa flore et sa faune bref la terre vivante raquo p 242 Jrsquoajouterai seulement que cette preacutecision de Parmeacutenide srsquoinscrit alors pleinement dans la perspective geacuteneacuterale qui est la sienne agrave cet endroit de son Poegraveme celle de la reproduction Crsquoest comme si la terre et lrsquoeau formaient un couple Dans ce cas laquo terre raquo γῆ nrsquoest pas agrave entendre au sens de laquo planegravete Terre raquo mais de lrsquoeacuteleacutement solide qui entre dans sa composition et qui en srsquoassociant agrave lrsquoeau ὕδωρ geacutenegravere les vivants Xeacutenophane de Colophon eacutecrivait de son cocircteacute laquo Tout ce qui naicirct et croicirct est composeacute de terre et drsquoeau raquo γῆ καὶ ὕδωρ πάντrsquoἐσθrsquoὃσα γίνονται ἠδὲ φύονται (DK 21 B 29 p 136 trad L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 50-51) laquo crsquoest de la terre et de lrsquoeau que tous nous naissons raquo πάντες γὰρ γαίης τε καὶ ὕδατος ἐκγενόμεσθα (DK 21 B 33 p 136 trad L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 54-55)

C Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

Les hasards de la transmission ont fait que le second domaine pris comme reacutefeacuterence par Parmeacutenide est un peu plus eacutetoffeacute que le preacuteceacutedent et peut en conseacutequence nous fournir des indications preacutecieuses pour son interpreacutetation Mais les citations ne le couvrent pas entiegraverement Elles ne concernent que deux secteurs du monde des hommes la procreacuteation et la penseacutee Des teacutemoignages comme ceux que jrsquoai citeacutes plus haut au deacutebut de cette section

163 AEumlTIUS II 7 1 (H DIELS Doxographi Graeci p 335 b 20-22 = A 37 II)

164 AEumlTIUS II 28 5 (H DIELS Doxographi Graeci p 358 b)

165 Le passage en question de lrsquoHexaeumlmeron de St BASILE DE CESAREE a eacuteteacute reproduit et traduit par D OrsquoBRIEN et J FRERE Le Poegraveme de Parmeacutenide p 71

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dans les remarques preacuteliminaires eacutevoquent encore drsquoautres domaines comme par exemple lrsquoalimentation ou lrsquoacircme Crsquoest drsquoautant plus regrettable que cela nous empecircche de voir comment dans un champ deacutetermineacute lrsquoEacuteleacuteate essayait de rendre raison de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes par la laquo theacuteorie raquo geacuteneacuterale que les frg XII et XIII ont reacuteveacuteleacutee et ce lrsquoest drsquoautant plus que ce champ est sans aucun doute celui qui a servi de reacutefeacuterence pour eacutetablir son modegravele interpreacutetatif de la genegravese permanente de la totaliteacute des ecirctres singuliers

a) La reproduction sexueacutee fr XII 4-6 XVII et XVIII

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du [meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

XII 5-6 πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις ἄρσεν θηλυτέρῳ poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse le macircle agrave la [femelle

La disposition qui pousse la femelle agrave srsquounir au macircle et inversement est eacutenonceacutee comme

une loi qui srsquoimpose agrave tous les ecirctres sexueacutes Elle nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave lrsquohomme Elle est mise au compte de la laquo diviniteacute raquo δαίμων et non agrave celui drsquoAmour Ἔρως J Fregravere a penseacute que

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crsquoeacutetait agrave tort166 Il aurait raison si les deux diviniteacutes en question eacutetaient des ecirctres autonomes Ce qui nrsquoest pas le cas Il nrsquoy a qursquoune logique rationnelle de la totaliteacute des choses dans sa composition comme dans son organisation logique que Parmeacutenide nomme δαίμων Amour Ἔρως quant agrave lui nrsquoest qursquoune dimension de cette organisation dimension fondamentale certes puisqursquoelle consiste agrave faire opeacuterer aux forces speacutecifiques σφετέραι δυνάμεις (IX 2) des contraires le contraire de ce qursquoelles devraient produire mais dimension seconde Le contexte limite le propos agrave la reproduction des ecirctres sexueacutes Mais il doit srsquoentendre meacutetaphoriquement de la totaliteacute des choses

XVII δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches

[les filleshellip

Sans le contexte de la citation ce tregraves court fragment resterait bien eacutenigmatique Il srsquoagit toujours de la reproduction des humains agrave consideacuterer sans doute comme repreacutesentative de la reproduction des ecirctres sexueacutes Drsquoapregraves son citateur le meacutedecin Galien qui cite ce propos de Parmeacutenide agrave lrsquoappui de sa propre thegravese les macircles se formeraient dans la partie droite de lrsquouteacuterus et les femelles dans la partie gauche Mais la confrontation avec drsquoautres teacutemoignages qursquointegravegre M Conche dans sa discussion p 258-260 donne agrave penser que la compreacutehension de ce fragment est un peu plus complexe Par laquo parties droites raquo et par laquo parties gauches raquo eacutecrit M Conche p 258-259 il ne faut pas entendre laquo seulement la partie droite ou gauche de lrsquouteacuterus Il faut songer aux parties droites ou gauches des organes geacutenitaux aussi bien masculins et feacuteminins raquo Et de citer ce passage drsquoAeumltius laquo Selon Anaxagore et Parmeacutenide le sperme en provenance du testicule droit descend vers la partie droite de la matrice et celui en provenance du testicule gauche vers la partie gauche srsquoil y a interversion dans la projection ce sont des femelles qui naissent raquo (Aeumltius V 7 4167) Dans ces conditions commente M Conche laquo on a des macircles dans un seul cas et des femelles dans les trois autres cas ndash eacutetant entendu que dans le cas ougrave le sperme issu des parties droites aboutit dans les parties gauches ladite ldquofemellerdquo nrsquoest qursquoun macircle effeacutemineacute raquo p 259168

La question qui est poseacutee est celle de la deacutetermination du sexe de lrsquoecirctre agrave venir Comment Amour srsquoy prend-il pour que les deux laquo forces raquo contraires qui caracteacuterisent les macircles et les femelles se conjuguent pour produire ensemble des ecirctres qui soient tantocirct macircles et tantocirct femelles tout en ayant des traits qui proviennent des deux agrave la fois et selon une proportion tout agrave fait variable La reacuteponse originale169 de Parmeacutenide est drsquoattribuer ces deacuteterminations non pas aux ecirctres sexueacutes eux-mecircmes qui se rencontrent mais agrave la situation aleacuteatoire que creacutee la position des organes geacutenitaux Ces organes en effet sont doubles Chacun drsquoeux conserverait inteacutegralement lrsquoune des deux forces speacutecifiques que sont les caractegraveres macircles et les caractegraveres femelles Chaque ecirctre singulier est un combineacute des deux avec des traits plutocirct macircles ou plutocirct femelles Mais chacun porte et transmet dans son

166 J FRERE laquo Aurore Eacuteros et Anankeacute Autour des dieux parmeacutenidiens (fr 12-fr 13) raquo p 462

167 PLUTARQUE Œuvres Morales t XII2 Opinions des philosophes Texte eacutetabli et traduit par G LACHENAUD Paris Les Belles Lettres 1993 p 171

168 M CONCHE p 259 trouve une confirmation de ce teacutemoignage drsquoAEumlTIUS dans celui drsquoARISTOTE qui dit qursquoANAXAGORE et drsquoautres naturalistes (parmi lesquels il faut inclure PARMENIDE) affirment (Gen an IV 1 763 b 33 s) que laquo le macircle vient des parties droites la femelle des parties gauches comme dans lrsquouteacuterus les macircles sont agrave droites les femelles agrave gauche raquo

169 AEumlTIUS cite PARMENIDE aux cocircteacutes drsquoANAXAGORE pour cette explication Et ARISTOTE parle drsquoANAXAGORE et des naturalistes Mais si ANAXAGORE est plus jeune que PARMENIDE ndash il aurait veacutecu entre 500 et 428 ndash la paterniteacute de la thegravese en revient agrave ce dernier

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inteacutegraliteacute les deux forces opposeacutees On pourrait consideacuterer que lrsquoEacuteleacuteate preacutefigure ici la thegravese moderne concernant la transmission du patrimoine geacuteneacutetique Mais les attendus et lrsquoargumentation ne sont eacutevidemment pas du tout les mecircmes Pour Parmeacutenide il srsquoagit de maintenir intactes agrave travers les geacuteneacuterations les forces qui preacutesident agrave lrsquoengendrement tout en rendant compte de la combinaison singuliegravere et originale qursquoatteste chaque ecirctre qui en reacutesulte Par ailleurs que lrsquoune des forces lrsquoemporte et crsquoest la fin de la reproduction et des espegraveces Si chaque ecirctre est un laquo mixte raquo les laquo forces raquo qui le produisent et qui le font se reproduire doivent en permanence rester pures et eacutegales

Crsquoest ce que preacutecise le frg XVIII lequel est la traduction latine faite par un meacutedecin du ve siegravecle (probablement) Caelius Aurelianus de lrsquoouvrage aujourdrsquohui perdu drsquoun meacutedecin grec de la premiegravere moitieacute du second siegravecle lequel citait Parmeacutenide Il met lrsquoaccent sur les conseacutequences que comporte la rencontre aleacuteatoire entre les semences issues des laquo parties droites raquo et des laquo parties gauches raquo macircles et femelles

XVIII Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences [de Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de [sangs opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de [la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

Si la reacutepartition des semences srsquoeffectue laquo correctement raquo crsquoest-agrave-dire si par exemple la semence venant du testicule droit va dans la partie droite de lrsquouteacuterus et y rencontre de ce fait lrsquoeacuteleacutement masculin eacutemis par la femelle lrsquoecirctre qui naicirctra sera sans conteste un macircle et si la semence vient du testicule gauche et va dans la partie gauche de lrsquouteacuterus et y rencontre lrsquoeacuteleacutement feacuteminin eacutemis par la femelle lrsquoecirctre agrave naicirctre sera assureacutement une femelle Mais srsquoil y a croisement de la droite vers la gauche ou de la gauche vers la droite lrsquoecirctre agrave naicirctre sera perturbeacute Ce qui ne lrsquoempecircchera pas de transmettre agrave son tour de maniegravere intacte les laquo forces170 raquo qui en lui se sont mal combineacutees

Lrsquointeacuterecirct de la thegravese parmeacutenidienne nrsquoest pas seulement drsquoexpliquer comment se fait la reacutepartition des sexes agrave partir de deux laquo forces raquo contraires et comment ces forces persistent de maniegravere laquo pure raquo bien que transmises par des ecirctres laquo mixtes raquo Il est drsquoexpliquer aussi comment dans le concret les ecirctres singuliers qui en reacutesultent sont harmonieux et bien constitueacutes ou agrave lrsquoinverse disgracieux et deacuteseacutequilibreacutes La mortaliteacute qui affecte tout ecirctre singulier rend toute geacuteneacuteration laquo odieuse raquo ou laquo hideuse raquo (cf X 3 et XII 4) Mais celle-ci peut lrsquoecirctre encore par les rateacutes difformiteacutes deacuteficiences malformations ou monstruositeacutes

170 Ce fragment en latin est le seul dans lequel figure agrave nouveau le terme eacutenonceacute au frg IX 3 virtus et virtutes sont la traduction de δύναμις et de δυνάμεις

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qursquoelle peut entraicircner du seul fait des aleacuteas de la migration de la semence du macircle vers lrsquouteacuterus de la femelle Ni la diviniteacute δαίμων ni Amour ne peuvent lrsquoempecirccher Drsquoougrave le jugement de valeur que porte Parmeacutenide pour la troisiegraveme fois les puissances sont laquo funestes raquo dirae (XVIII 5) Il se peut que le terme grec rendu en latin par dirus soit δεινός dont lrsquoun des sens drsquoapregraves le Bailly est laquo mauvais raquo laquo malfaisant raquo laquo funeste raquo Dans ce cas le mot serait agrave rapprocher des deux autres qualificatifs employeacutes preacuteceacutedemment par lrsquoEacuteleacuteate pour parler des effets du soleil et de la geacuteneacuteration laquo hideux raquo pour les premiers laquo odieuse raquo pour la seconde En effet δεινός a aussi le sens de laquo effrayant raquo laquo terrible raquo et entre souvent dans des expressions comme laquo terrible ou effrayant agrave voir ou agrave entendre raquo Substantiveacute il signifie laquo chose horrible raquo τὸ δεινόν

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

Quand au deacutebut de cette section du preacutesent chapitre jrsquoai voulu savoir lrsquoeacutetendue des domaines que recouvrait la partie correspondante du Poegraveme de Parmeacutenide jrsquoai mentionneacute quelques affirmations recueillies par les uns et les autres chez les auteurs anciens affirmations qui laissent entendre que lrsquoEacuteleacuteate avait abordeacute en plus de la reproduction sexueacutee lrsquoappeacutetit la vue et les couleurs la meacutemoire et lrsquooubli le sommeil les sensations et lrsquoacircme Ce dernier fragment concernant lrsquoespegravece humaine traite de lrsquoactiviteacute intellectuelle Son interpreacutetation est discuteacutee On ne srsquoen eacutetonnera pas deacutesormais elle diverge grandement selon les auteurs M Conche p 243-257 B Cassin p 140-144 et J Bollack p 314-328 preacutesentent chacun agrave sa maniegravere les analyses de ceux qui les ont preacuteceacutedeacutes tout en proposant leur propre interpreacutetation Bien des difficulteacutes tomberaient drsquoelles-mecircmes cependant si lrsquoon ne commettait pas de graves erreurs dans la lecture du texte

Le fragment se compose de trois phrases dont chacune y compris la premiegravere est donneacutee comme lrsquoexplication de la preacuteceacutedente elles sont toutes introduites par un γάρ laquo en effet raquo Elles sont donc fortement lieacutees entre elles et avec ce qui les preacuteceacutedait dans le Poegraveme

XVI 1-2a Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes

Le texte de cette premiegravere phrase fait difficulteacute agrave quatre endroits

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1 Les manuscrits offrent plusieurs variantes agrave la place de ἑκάστοτrsquo laquo agrave chaque fois raquo ἕκαστος laquo chacun raquo ἑκάστῳ laquo agrave chacun raquo ἑκάστον laquo chacun raquo (cod) Mais sans entrer dans la discussion il ne fait pas de doute que la leccedilon agrave retenir est ἑκάστοτrsquo laquo agrave chaque fois raquo

2 κρᾶσιν est la forme attesteacutee par tous les manuscrits Mais comme la proposition nrsquoa pas de sujet exprimeacute Estienne a proposeacute de lire le nominatif κρᾶσις Il a eacuteteacute suivi par drsquoautres eacutediteurs et commentateurs Drsquoailleurs crsquoest sans doute la mecircme raison qui avait pousseacute un scribe agrave remplacer lrsquoadverbe ἑκάστοτrsquo laquo chaque fois raquo par le pronom au nominatif ἕκαστος Lrsquoaccusatif κρᾶσιν est la leccedilon qui srsquoimpose

3 Une divergence oppose les deux citateurs sur le dernier mot du premier vers Πολυκάμπτων laquo aux courbes multiples raquo est lrsquoadjectif donneacute par Aristote πολυπλάγκτων laquo qui erre de tous cocircteacutes raquo (drsquoougrave un sens secondaire laquo qui est toujours en mouvement raquo) ou laquo qui fait errer de tous cocircteacutes raquo est celui que donne Theacuteophraste Πολυκάμπτων a lrsquoinconveacutenient drsquoecirctre un hapax Par ailleurs on estime qursquoAristote citait de meacutemoire et qursquoil a pu ecirctre influenceacute dit M Conche p 245-246 par un passage du Timeacutee (44 e) ougrave il est question de laquo membres longs et flexibles raquo καμπτά Ce double inconveacutenient doit cependant ecirctre relativiseacute Parmeacutenide nrsquoest pas avare de neacuteologismes comme on lrsquoa souvent constateacute Par ailleurs le composeacute πολύκαμπτος nrsquoest pas une forme improbable elle est tregraves proche de πολυκαμπής attesteacute par ailleurs en particulier dans le De sensibus de Theacuteophraste (65 1 et 66 10) Le choix de la leccedilon agrave retenir deacutependra du sens qui convient dans la phrase Rapporteacutes agrave ce que nous avons deacutejagrave lu du Poegraveme les deux adjectifs sont possibles πολυκάμπτων fait reacutefeacuterence aux formes circulaires sphegraveres et couronnes qui caracteacuterisent lrsquoordre cosmique (cf VIII 43 XII 1-3) πολυπλάγκτων agrave lrsquoerrance des mortels laquo biceacutephales raquo (cf VI 5 et 6 VIII 28 et 54)

4 La derniegravere divergence concerne le verbe du second vers Theacuteophraste rapporte le parfait παρέστηκε et Aristote le preacutesent παρίσταται Cette derniegravere forme est ameacutetrique laquo Il est probable dit M Conche p 246 qursquoelle a eacuteteacute induite par le παρίστατο du vers drsquoEmpeacutedocle qursquoAristote avait encore dans lrsquoesprit (1009 b 21) raquo On retiendra donc la leccedilon donneacutee par Theacuteophraste avec le ν eacutephelcystique que lui ont ajouteacute les eacutediteurs

Les principales de ces difficulteacutes seraient supprimeacutees ndash et lrsquointelligence du texte en serait aussi grandement faciliteacutee ndash si lrsquoon srsquoavisait comme pour drsquoautres fragments que celui-ci nrsquoest pas fermeacute sur lui-mecircme qursquoil continue un deacuteveloppement engageacute preacuteceacutedemment Ce qui me semble-t-il nrsquoa eacuteteacute observeacute par personne171 Plutocirct donc de chercher un sujet dans la premiegravere proposition comparative ou comme B Cassin (apregraves drsquoautres) de consideacuterer que crsquoest le mecircme sujet eacutenonceacute dans la proposition principale νόος qui vaut pour les deux172 le plus simple et le plus satisfaisant du double point de vue de la construction et du sens est de consideacuterer que le sujet implicite de la proposition comparative reprend un terme qui a eacuteteacute eacutenonceacute juste avant et cela agrave propos drsquoune affirmation dont le fragment XVI donne une explication (la phrase commence par un γάρ laquo en effet raquo) Or me semble-t-il le seul terme qui puisse ecirctre mis ici en eacutequivalence avec νόος laquo penseacutee raquo est laquo diviniteacute raquo δαίμων le νοῦς (ou νόος) est aux hommes ce que la δαίμων est agrave lrsquoensemble des choses de lrsquounivers en particulier

171 En dernier lieu M ANNEE traduit ainsi le premier vers laquo Car de mecircme qursquoagrave chaque fois il y a maintien du meacutelange uniforme des membres partout errants raquo M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 179 R D MCK IRAHAN Philosophy before Socrates laquo For as each person has a mixture of much-wandering limbs so is thought present to humans raquo et plus reacutecemment in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo For as is the temper which it has of the vagrant body at each moment so is mind present to men raquo p 94

172 Lrsquoeacutenonciation du sujet commun reporteacutee dans la proposition principale est un gallicisme non un helleacutenisme

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La locution ἔχει κρᾶσιν est eacutequivalente au verbe simple κεράννυσι comme le sont en franccedilais laquo faire le meacutelange raquo et laquo meacutelanger raquo Le remplacement du verbe simple par une locution composeacutee du verbe ἔχω suivi drsquoun substantif agrave lrsquoaccusatif du mecircme radical que le verbe simple est tregraves freacutequent en grec Il nrsquoy a donc pas agrave donner agrave ἔχει comme le fait J Bollack p 315 le sens fort de laquo tenir raquo ou laquo maintenir raquo qursquoil a en I 12 et 14 ou en VIII 15

Le terme κρᾶσις reprend les termes μίξιος laquo meacutelange raquo de XII 4 agrave propos de toutes choses μιγῆν laquo se meacutelanger raquo de XII 5 et permixto laquo meacutelangeacute raquo de XVIII 4 et 5 agrave propos de la geacuteneacuteration humaine Faut-il voir une nuance entre les deux notions et une application distincte Mίξις (ainsi que le verbe μίγνυμι dont ce nom deacuterive et dont μιγῆν est lrsquoinfinitif aoriste) deacutesigne normalement un meacutelange de choses qui nrsquoimplique pas forceacutement leur dissolution dans le produit qui en reacutesulte Kρᾶσις lrsquoimplique Le premier terme convient pour parler de laquo lumiegravere raquo et de laquo nuit raquo qui demeurent intactes dans leurs composeacutes Le second est approprieacute agrave toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres produites par la rencontre de laquo lumiegravere raquo et de laquo nuit raquo crsquoest-agrave-dire agrave tout ce qui est reacuteellement et que Parmeacutenide nomme ici laquo membre raquo μέλος

Ce substantif μέλος laquo membre raquo justement fait difficulteacute aux yeux de la plupart des commentateurs mecircme lorsqursquoils considegraverent que ce premier vers concerne les hommes et non lrsquounivers Le terme franccedilais laquo membre raquo qui correspond le mieux au terme grec srsquoentend il est vrai de maniegravere plus restreinte qursquoen grec il deacutesigne seulement les parties articuleacutees distinctes du reste du corps (tecircte et tronc) Le terme grec peut deacutesigner toutes les parties du corps Du reste il est souvent associeacute agrave μέρος laquo partie raquo terme avec lequel la diffeacuterence drsquoune seule lettre invite agrave faire le rapprochement Mais il srsquoen distingue par une connotation importante laquo Le mot deacutesigne les membres en tant qursquoils sont le siegravege de la force corporelle raquo dit Chantraine173 En deacutesignant les ecirctres par ce terme lrsquoEacuteleacuteate indique qursquoils sont le siegravege des laquo forces raquo δυνάμεις qui preacutesident agrave leur propre formation et transformations que celles-ci ne leur sont pas exteacuterieures

Lrsquoemploi ici de μέλος agrave propos de lrsquounivers est eacutegalement hautement significatif du point eacutepisteacutemique Dans ce deacutebut du frg XVI Parmeacutenide prend lrsquoordre cosmique comme modegravele de lrsquoordre humain (Ὡς laquo de mecircme que raquohellip τὼς laquo ainsi raquohellip) Ce dernier nrsquoest qursquoun cas particulier du preacuteceacutedent Comme je lrsquoai deacutejagrave noteacute une proposition ne peut ecirctre scientifique que si elle est geacuteneacuterale et universelle Dans son extension la plus large elle implique que la totaliteacute forme un tout qursquoelle soit organiseacutee et coheacuterente comme lrsquoest justement un corps humain crsquoest-agrave-dire un corps humain vivant un ecirctre humain ayant un principe drsquouniteacute et drsquoaction Cette comparaison a eacuteteacute quasi explicitement affirmeacutee en VIII 55 quand il a eacuteteacute dit que les mortels ont interpreacuteteacute le laquo corps raquo δέμας en contraires δέμας deacutesignant un laquo corps vivant raquo (cf aussi VIII 59) Dans la deacutemarche scientifique lrsquoecirctre humain vivant est en reacutealiteacute la reacutefeacuterence premiegravere mecircme si au terme de la deacutemarche il est preacutesenteacute comme le cas particulier drsquoune loi plus geacuteneacuterale174 Donc si dans la preacutesentation des choses on a pu faire apparaicirctre lrsquoecirctre humain comme un laquo microcosme raquo un univers en miniature en reacutealiteacute crsquoest lrsquounivers qui a drsquoabord eacuteteacute envisageacute comme un ecirctre humain en grand ce que ne suggegravere pas lrsquoappellation de laquo macrocosme raquo On aurait ducirc inventer un mot comme meacuteganthrope Jrsquoai eacutegalement noteacute plus haut agrave propos du frg XII que la description que Parmeacutenide donnait de la genegravese permanente du cosmos se preacutesentait comme une meacutetaphore de lrsquoaccouplement et de

173 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 657

174 Dans Phegravedre 264c PLATON eacutecrira mecircme laquo tout discours doit ecirctre constitueacute agrave la faccedilon drsquoun ecirctre vivant qui possegravede un corps agrave qui il ne manque ni tecircte ni pieds mais qui a un milieu et des extreacutemiteacutes eacutecrits de faccedilon agrave convenir entre eux et agrave lrsquoensemble raquo trad L BRISSON in Platon Œuvres complegravetes (dir L BRISSON) p 1281

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lrsquoembrassement Il me semble que en deacuteplaccedilant le terme de μέλος de la proposition principale dans la comparative lrsquoEacuteleacuteate entend exprimer que le monde forme un tout et une uniteacute agrave la maniegravere drsquoun ecirctre vivant que ce sont les mecircmes lois qui srsquoexercent partout et en tout et que crsquoest une condition eacutepisteacutemique

En conseacutequence si la proposition comparative concerne la fonction de la δαίμων dans lrsquounivers lrsquoadjectif qui clocirct le premier vers ne peut ecirctre que πολυκάμπτων laquo aux courbes multiples raquo Agrave lui seul il reacutesume la configuration du monde cosmique que le frg XII a laisseacute entrevoir La leccedilon πολυπλάγκτων donneacutee par Theacuteophraste serait donc fautive

XVI 2b-4a τὸ γὰρ αὐτό car ce que pense

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν la nature des membres est preacuteciseacutement la mecircme chose chez les hommes

καὶ πᾶσιν καὶ παντί qursquoen toutes choses et en tout

La seconde phrase du frg XVI reprend et justifie la premiegravere elle est eacutegalement introduite par un γάρ laquo en effet raquo Son interpreacutetation diverge comme le montre notre panel habituel de traductions

J Fregravere laquo Car lrsquoobjet qursquoappreacutehende la nature de nos membres crsquoest un seul et mecircme objet pour tous les hommes et pour chacun raquo p 151

L Couloubaritsis laquo car le mecircme est chez les hommes en tous et en chacun (la) nature des membres qui reacutefleacutechit raquo p 549

M Conche laquo Car chez les hommes en tous et en chacun la nature du corps est cela mecircme qui pense raquo p 212

B Cassin laquo car crsquoest un mecircme ce dont srsquoavise la nature des membres et pour tous les hommes et pour tout raquo [ou laquo pour les hommes pour tous et pour chacun raquo] p 115

J Bollack laquo car ceci-mecircme crsquoest lagrave que conccediloit la croissance des membres chez les hommes et chez tous et chez chacun raquo p 313

Les principales difficulteacutes drsquointerpreacutetation tomberaient me semble-t-il si lrsquoon respectait la construction de la phrase Il est eacutetrange que personne175 nrsquoait vu que le premier des deux καί qui preacutecegravedent les pronoms-adjectifs πᾶσιν et παντί nrsquoest pas une conjonction de coordination (= laquo et raquo) mais un adverbe appeleacute par le αὐτό du deacutebut de la phrase Cette construction est classique apregraves des adjectifs ou adverbes qui marquent lrsquoeacutegaliteacute ou la ressemblance tel que αὐτό laquo mecircme raquo Ce premier καί eacutequivaut agrave un laquo que raquo en franccedilais Il faut donc comprendre ainsi la structure de la phrase laquo ce que pense la nature des membres chez les hommes est preacuteciseacutement la mecircme chose qursquo (τὸ αὐτόhellip καὶ hellip) en toutes choses et en tout raquo Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord en effet sur lrsquointerpreacutetation des deux derniers pronoms-adjectifs πᾶσιν et παντί Faut-il les rapporter agrave ἀνθρώποισιν comme le font la plupart drsquoentre eux Faut-il les dissocier et rapporter le premier agrave ἀνθρώποισιν et consideacuterer le second comme indeacutependant et deacutesignant la totaliteacute des choses comme le fait

175 Y compris en dernier ressort M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme laquo car crsquoest du mecircme ldquoEstrdquo que la nature des membres est animeacutee pour les hommes comme pour toutes les choses comme pour le tout raquo p 179-181 M D MCK IRAHAN in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo for it is the same as the awareness belonging to the nature of the body for all and each raquo p 94 ou encore P CURD laquo for the same is what the nature of limbs thinks in humans both in all and in each raquo dans son eacutetude de ce fragment laquo Thought and Body in Parmenides raquo p 116

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B Cassin Mais la question nrsquoest pas agrave poser Pour eacutetayer ces deux hypothegraveses il faudrait qursquoil nrsquoy ait pas de καί entre ἀνθρώποισιν et πᾶσιν Par contre crsquoest respecter la structure de la phrase que drsquoy voir une comparaison

Quant au sens preacutecis agrave donner respectivement agrave πᾶσιν et agrave παντί la question reste ouverte Ou bien πᾶσιν signifie laquo toutes choses raquo dans leur diversiteacute (= τὰ πάντα τὰ ἐoacuteντα) et παντί opegravere une extension maximale en deacutesignant les mecircmes choses dans leur totaliteacute sans exclusion aucune (= τὸ πᾶν τὸ ἐoacuteν) ou bien πᾶσιν exprime cette extension maximale et παντί les envisage chacune dans leur singulariteacute Lrsquoexpression peut sembler redondante Par cette insistance Parmeacutenide veut sans doute signifier que sa thegravese est vraiment universelle Ce redoublement nrsquoest pas unique dans le Poegraveme Il est lrsquoeacutequivalent de δὶα παντὸς πάντα de I 32 ou de πάντῃ πάντως de IV 3 Le laquo transmonde raquo διάκοσμος est laquo semblable en tout raquo ἐοικώς πάντα (VIII 60)

Cette seconde phrase du fragment reprend la comparaison qui est exprimeacutee dans la premiegravere ce qui se passe pour lrsquounivers tout entier est preacuteciseacutement la mecircme chose que ce qui se passe pour lrsquohomme Mais elle va beaucoup plus loin en affirmant deux choses importantes

La premiegravere qursquoil nrsquoy a pas seulement similitude ou analogie mais identiteacute entre le monde et lrsquohomme en ce qui concerne cet laquo objet raquo (ὅπερ laquo ce que preacuteciseacutement raquo) que laquo la nature des membres ldquoφρονέειrdquo raquo B Cassin est convaincue que ce passage est agrave rapprocher du frg III ougrave comme tout un chacun elle y lit lrsquoidentiteacute du penser et de lrsquoecirctre Nous serions laquo ici dans la transposition doxique du frg III lrsquoidentiteacute nrsquoest pas construite par le redoublement de lrsquoecirctre et du penser mais par le redoublement de lrsquoacircme du monde et de lrsquoacircme des hommes caracteacuteristique drsquoune physique inteacutegrale raquo p 144 Je ne crois pas qursquoil y ait lieu de faire ce rapprochement Le sujet abordeacute ici est tout autre Ce qui est affirmeacute est que lrsquointelligence et drsquoautres faculteacutes (φρονέει) qui se manifestent dans les choses et qui sont attribueacutees agrave la δαίμων et par assimilation agrave la θεά agrave Ἔρως ou aux autres θεοί eacuteventuels sont les mecircmes que celles qui sont attribueacutees au νοῦς (ou νόος) laquo penseacutee raquo chez les hommes

La seconde affirmation porte justement sur cette reacutealiteacute (ὅπερ) sa nature et son origine Faute de pouvoir le deacuteterminer quelques commentateurs ont cru trouver la solution en consideacuterant que le verbe φρονέει eacutetait ici intransitif et donc que μελέων φύσις laquo la nature des membres raquo eacutetait le sujet reacuteel apposeacute agrave ὅπερ ainsi parmi drsquoautres M Conche et L Couloubaritsis citeacutes ci-dessus Mais crsquoest vraiment forcer le texte et aller contre une lecture eacutevidente La phrase serait eacutecrite autrement ou comporterait neacutecessairement un indicateur pour signifier cette apposition

Lrsquoactiviteacute que megravenent de faccedilon identique la diviniteacute et lrsquohomme est deacutefinie par un verbe φρονέειν (φρονεῖν en attique) Ce terme nrsquoa pas drsquoeacutequivalent en franccedilais Dans la tregraves longue notice qursquoil consacre au mot φρήν dont le verbe φρονέειν deacuterive Chantraine le rend par ces trois eacutequivalents laquo ecirctre aviseacute penser avoir des sentiments raquo176 Quant au terme source φρήν il en exprime ainsi la richesse seacutemantique laquo ldquodiaphragmerdquo ou ldquopeacutericarderdquo plus vaguement ldquoentraillesrdquo ldquocœurrdquo comme siegravege des passions ldquoespritrdquo siegravege de la penseacutee ldquovolonteacuterdquo raquo177 Le verbe φρονέειν renvoie donc agrave lrsquoensemble des fonctions qui caracteacuterisent le psychisme humain mais que lrsquoEacuteleacuteate eacutetend agrave lrsquoensemble des choses La premiegravere et la principale de ces fonctions est la capaciteacute de comprendre lrsquointelligence Dans ce cas le verbe est synonyme de νοεῖν laquo penser raquo qursquoeacutevoque le νόος laquo intelligence raquo mentionneacute dans la

176 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u φρήν p 1183

177 Ibid p 1182

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phrase preacuteceacutedente mot de la mecircme racine que νοεῖν La seconde qui lui est associeacutee relegraveve plutocirct du ressenti du sentiment Elle implique de lrsquoeacutenergie du dynamisme du laquo cœur raquo Traduire par laquo penser raquo comme je lrsquoai fait faute de trouver mieux reacuteduit donc le sens du mot agrave une seule de ses facettes

LrsquoEacuteleacuteate preacutecise que cette activiteacute complexe est un acte de la laquo nature des membres raquo μελέων φύσις Il eacutenonce ici clairement ce qursquoil entend aussi bien par les dieux et diviniteacutes que par lrsquointelligence humaine et reacutepond ainsi agrave la question que jrsquoai laisseacutee plus haut en suspens Ce sont des proprieacuteteacutes des ecirctres des faculteacutes Celles-ci ne sont ni exteacuterieures ni transcendantes mais totalement immanentes Elles ne sont pas elles-mecircmes des ecirctres des substances ou des essences Le pilotage qursquoelles assurent (cf le κυϐερνᾷ laquo gouverne raquo qui qualifie lrsquoaction de la δαίμων XII 3) ne surplombe pas les ecirctres il leur est interne178 Nous pourrions les qualifier de laquo forces raquo δυνάμεις puisque tel est le terme que lrsquoEacuteleacuteate utilise agrave propos de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo (XII 2) et agrave propos des puissances qui interviennent dans la formation des vivants (XVIII 2 et 4) Elles font partie de la laquo nature raquo φύσις et en partagent les lois mecircme si elles sont invisibles et insaisissables en elles-mecircmes Et comme eux elles y occupent la place centrale comme cela est dit de la δαίμων en XII 3 laquelle est laquo au milieu raquo ἐν δὲ μέσῳ et comme cela est signifieacute par la place centrale qursquooccupe le terme laquo penseacutee raquo νόῳ en IV 1

Parmeacutenide nrsquoest pas le premier agrave consideacuterer que le divin et lrsquointelligence de lrsquohomme sont du mecircme ordre Heacuteraclite avait eacutecrit entre autres propos du mecircme genre laquo Le savoir τὸ σοφὸν ne consiste qursquoen une seule chose qui ne souhaite pas et souhaite ecirctre appeleacutee du nom de Zeus raquo179 Agrave vrai dire le divin est conccedilu sur le modegravele de lrsquointelligence humaine et comme elle il nrsquoest connaissable que par ses effets et non en lui-mecircme Je dirais pour pasticher la ceacutelegravebre formule qursquoeacutenoncera lrsquoAgrave Diognegravete agrave propos des chreacutetiens ce que lrsquointelligence est dans le corps le divin lrsquoest dans le monde180 Ce sont des instances non des entiteacutes substantielles Une tradition philosophico-theacuteologique nous a fait mettre le monde sous la tutelle drsquoun Dieu transcendant et personnel et identifier lrsquointelligence humaine agrave une acircme substantielle et immortelle Pour Parmeacutenide comme pour beaucoup drsquoautres savants-philosophes de lrsquoAntiquiteacute ces instances sont perccedilues comme le sera le laquo sujet raquo humain un laquo sous-jacent raquo ὓποκείμενον absolument neacutecessaire pour penser lrsquouniteacute de la personne mais tout autant absolument insaisissable en lui-mecircme car non seacuteparable de lrsquoecirctre dont il exprime lrsquouniteacute et la singulariteacute

XVI 4b τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

La troisiegraveme et derniegravere phrase du fragment introduite comme les deux preacuteceacutedentes par un γάρ laquo en effet raquo justifie lrsquoaffirmation preacuteceacutedente Si lrsquoemploi du verbe φρονέειν pour qualifier lrsquoaction identique que megravene laquo la nature des membres raquo sous les noms de laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo intelligence raquo est approprieacute crsquoest parce que des deux dimensions principales que pointe ce verbe lrsquointellectuelle et la sensitive la laquo penseacutee raquo νόημα est preacutepondeacuterante

178 Plus tard notamment chez les Stoiumlciens la partie dirigeante de lrsquoacircme la raison sera appeleacutee τὸ ἡγεμονικόν laquo ce qui relegraveve de la direction raquo

179 Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 711 p 246-257 (DK 22 B 32 M MARCOVICH 84 M CONCHE 65)

180 laquo Ce que lrsquoacircme est dans le corps les chreacutetiens le sont dans le monde raquo ὅπερ ἐστὶν ἐν σώματι ψυχή τοῦτrsquoεἰσὶν ἐν κόσμῳ Χριστιανοί Agrave Diognegravete VI 1 Texte et traduction H-I MARROU A Diognegravete p 64

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Les commentateurs se divisent lagrave encore sur la signification agrave donner agrave cette proposition Le deacutesaccord vient du sens agrave reconnaicirctre agrave τὸ πλέον Certains le considegraverent comme lrsquoadjectif substantiveacute πλέος laquo plein raquo Ainsi parmi nos traducteurs habituels L Couloubaritsis laquo en effet crsquoest le plein qui fait la penseacutee accomplie raquo p 549 et J Bollack laquo Car crsquoest le plein qui fait la penseacutee raquo p 313 Drsquoautres lrsquoanalysent comme le comparatif substantiveacute de πολύς laquo nombreux raquo laquo beaucoup raquo agrave savoir πλείων avec le sens de laquo ce qui preacutedomine raquo Ainsi M Conche laquo Car ce qui preacutedomine fait la penseacutee raquo p 243 J Fregravere p 151 B Cassin p 115 laquo car ce qui preacutedomine est penseacutee raquo181 Tous en font le sujet de la phrase Or et je ne comprends pas qursquoaucun traducteur ou commentateur ne lrsquoait vu sauf en tout dernier lieu M Anneacutee182 une autre lecture aurait ducirc srsquoimposer drsquoembleacutee Tὸ πλέον est bien la forme neutre du comparatif πλείων mais il nrsquoa pas ici la valeur drsquoun substantif Il srsquoagit drsquoun adverbe qui peut signifier dit le Bailly soit laquo pour la plus grande partie raquo ou mecircme simplement laquo plus raquo soit drsquoune maniegravere geacuteneacuterale laquo plus raquo ou laquo plutocirct raquo et ecirctre lrsquoeacutequivalent de μᾶλλον183 Cet emploi est courant La phrase est dans la continuiteacute de la preacuteceacutedente et en garde le sujet τὸ αὐτό laquo car crsquoest pour la plus grande part une penseacutee raquo

Qursquoest-ce agrave dire

Une premiegravere voie est drsquoessayer drsquointerpreacuteter la phrase dans son contexte immeacutediat crsquoest-agrave-dire dans le rapport qursquoeacutetablit Parmeacutenide entre νόημα laquo penseacutee raquo et φρονέειν dont le spectre seacutemantique est plus large que νοεῖν laquo penser raquo et que νόημα qui est la forme nominale de ce dernier Φρονέειν comme je lrsquoai dit plus haut comporte aussi une dimension qui relegraveve du sentiment laquelle peut entraicircner une certaine disposition bonne ou mauvaise Mais souligne Parmeacutenide la dimension intellectuelle ou rationnelle lrsquoemporte la plupart du temps sur lrsquoautre dimension Elle est fondamentale et premiegravere sans quoi il nrsquoy aurait pas de possibiliteacute de connaicirctre les choses avec quelque chance drsquoacceacuteder au vrai Mais sa mise en œuvre aussi bien dans la reacutealiteacute des choses que dans la sphegravere humaine proprement dite peut ecirctre perturbeacutee fausseacutee ou empecirccheacutee par drsquoautres laquo forces raquo lieacutees agrave drsquoautres proprieacuteteacutes de la laquo nature des membres raquo μελέων φύσις en particulier aux sensations laquo Reacutefleacutechir est commun agrave tous raquo ξυνόν ἐστι πᾶσι τὸ φρονέειν avait eacutecrit Heacuteraclite184 mais il avait eacutegalement ajouteacute laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun mais alors que la raison est en commun la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une raison particuliegravere raquo διὸ δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ τοῦ λόγου δrsquoἐόντος ξυνοῦ ζώουσιν οἱ πολλοὶ ὡς ἰδίαν ἔχοντες φρόνησιν185 ou encore laquo La plupart des hommes ne reacutefleacutechissent pas aux choses telles qursquoils les rencontrent pas plus qursquoils ne les connaissent lorsqursquoon les leur a enseigneacutees mais ils se lrsquoimaginent raquo οὐ φρονέουσι τοιαῦτα πολλοὶ ὁκοίοις ἐγκυρεῦσιν οὐδὲ μαθόντες γινώσκουσιν ἑωυτοῖσι δὲ δοκέουσι186 Bien que doteacutes de lrsquointelligence νοῦς ils sont souvent laquo ignorants raquo ἀξύνετοι187

181 M D MCK IRAHAN in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo for the preponderant is the thought the mind conceives raquo p 94

182 Laquelle traduit ainsi la derniegravere proposition du frg XVI faisant de ἐστί un autonyme (eacutequivalent de laquo ldquoestrdquo est raquo laquo car pour la plus grande partie ldquoestrdquo la penseacutee raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 181

183 La mecircme chose se retrouve avec le superlatif pluriel de πολύς τὰ πλεῖστα laquo le plus souvent raquo ou laquo le plus longtemps possible raquo laquo le plus possible raquo

184 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 118 p 299 (DK 22 B 113 M CONCHE 6 M MARCOVICH

ne le retient pas)

185 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 1192 p 300 (DK 22 B 2 M CONCHE 7 M MARCOVICH

ne le retient pas) On notera que J-FR PRADEAU traduit par le mecircme terme laquo raison raquo les deux mots grecs λόγου et φρόνησιν

186 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 90 p 276 (DK 22 B 17 M CONCHE 5 M MARCOVICH 3)

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mot agrave mot laquo qui ne rapprochent pas raquo laquo qui ne font pas le lien raquo Parmeacutenide ne veut sans doute pas dire autre chose qursquoHeacuteraclite Il ne suffit pas drsquoecirctre doteacute de lrsquointelligence encore faut-il srsquoen servir correctement en en respectant les regravegles eacutepisteacutemiques et en ne se laissant pas emporter ou aveugler par drsquoautres forces Mais la condition laquo mixte raquo des reacutealiteacutes singuliegraveres que sont les humains fait que leurs conceptions et leurs eacutenonciations ne seront jamais des veacuteriteacutes certaines et intangibles mais toujours des laquo opinions raquo δόξαι Agrave la diffeacuterence drsquoHeacuteraclite en revanche il eacutetend ce meacutesusage du penser agrave la totaliteacute des choses Si le monde est rationnel dans sa constitution il ne lrsquoest pas toujours dans la reacutealiteacute comme cela a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute

Mais peut-ecirctre la derniegravere phrase de notre fragment reacutefegravere-t-elle aussi agrave un contexte plus global Dans la theacuteorie geacuteneacuterale que Parmeacutenide eacutelabore de lrsquoensemble des choses theacuteorie qui constate que cet ensemble est fait de contraires et qui postule qursquoune force les fait se rencontrer et srsquounir pour geacuteneacuterer ce qui est reacuteellement il est neacutecessaire que preacuteside une logique rationnelle Mais si comme le reacuteel oblige agrave le constater cette logique ne srsquoimpose pas de maniegravere absolue il importe qursquoelle soit largement dominante sans quoi lrsquoeacutequilibre des forces serait rapidement rompu et le monde srsquoeffondrerait Or il perdure Pour lrsquohomme comme pour le monde la logique rationnelle lrsquoemporte habituellement sur les autres forces Peut-ecirctre nrsquoest-ce pas sans signification que Parmeacutenide a utiliseacute le terme δαίμων il connote une ideacutee de laquo hasard raquo dans la reacutepartition effective des choses lrsquoideacutee que cette reacutepartition nrsquoest pas toujours rationnelle mecircme si en fin de compte lrsquoeacutequilibre des forces est toujours maintenu188

187 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 77 p 263 (DK 22 B 1 M CONCHE 2 M MARCOVICH 1) et Frg 713 p 257 (DK 22 B 34 M CONCHE 3 M MARCOVICH 2)

188 Sur la faccedilon dont THEOPHRASTE a utiliseacute ce fragment dans sa preacutesentation de la conception parmeacutenidienne des sensations voir M CONCHE p 253-257 qui donne une traduction franccedilaise et un commentaire du passage en question

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Chapitre III section D

Conclusion

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Sur chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

Simplicius qui fut notre principal citateur de Parmeacutenide et qui est le seul agrave transmettre ces trois vers dit qursquoils se situent apregraves lrsquoexposeacute de laquo lrsquoarrangement des choses sensibles raquo τὴν τῶν αἰσθητῶν διακόσμησιν (5588) ce dernier terme (διακόσμησιν) eacutetant la reprise du terme διάκοσμος employeacute par lrsquoEacuteleacuteate en VIII 60 Ils en sont la conclusion et du moins pour nous aujourdrsquohui eacutegalement celle du Poegraveme tout entier Ils en reacutesument lrsquoessentiel et nrsquoapportent rien de vraiment nouveau

Οὕτω τοι laquo ainsi donc raquo Lrsquoadverbe οὕτω reprend les adverbes interrogatifs employeacutes pour annoncer le programme de recherche et qui portent sur le laquo comment raquo et non sur le laquo pourquoi raquo ὥς laquo comment raquo (X 6) πῶς laquo comment raquo (XI 1) ὁππόθεν laquo drsquoougrave raquo (X 3) ἔνθεν laquo drsquoougrave raquo (X 6) Entre temps Parmeacutenide a reacutepondu en expliquant que laquo ce monde-ci raquo le monde qui est le nocirctre que nous avons sous les yeux et dont nous faisons partie ce monde tel qursquoil est et pas autrement est totalement une laquo nature raquo φύσις un ensemble drsquoecirctres de choses drsquoentiteacutes qui sont toutes singuliegraveres et qui comme lrsquoimplique la notion mecircme du mot adviennent se deacuteveloppent et disparaissent Le pronom-adjectif τάδε laquo ces choses-ci raquo reprend bien sucircr ce dont Parmeacutenide vient de parler le monde cosmique et le monde humain Mais comme ces deux domaines ont valeur drsquoexemplariteacute il doit ecirctre eacutetendu agrave la totaliteacute des choses Il eacutequivaut au κόσμον τόνδε laquo ce monde-ci raquo qursquoa employeacute Heacuteraclite lorsqursquoil a eacutecrit laquo ce monde-ci le mecircme pour tous que nul dieu ni homme nrsquoa fait mais qui eacutetait toujours qui est et qui sera raquo κόσμον τόνδε τὸν αὐτὸν ἁπάντων οὔτε τις θεῶν οὔτε ἀνθρώπων ἐποίησεν ἀλλrsquoἦν ἀεὶ καὶ ἔστιν καὶ ἔσται189 Mais agrave la diffeacuterence drsquoHeacuteraclite ce monde-ci nrsquoest pas pour Parmeacutenide laquo un feu eacuteternel srsquoallumant en mesures et srsquoeacuteteignant en mesures raquo190 Il reacutesulte de laquo forces raquo δυνάμεις reacuteparties selon deux laquo formes raquo μορφαὶ appeleacutees laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo qui sont contraires et qui srsquoexcluent mutuellement mais qui gracircce agrave lrsquoaction de deux forces reacutegulatrices internes la δαίμων et Ἒρως srsquounissent pour

189 HERACLITE Texte et Trad J-FR PRADEAU Frg 481 p 239 (DK 22 B 30 M MARCOVICH 51 M CONCHE 80

190 Ibid

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former tout ce qui est concregravetement Cette structure binaire qui constitue laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν demeure et nrsquoest pas affecteacutee par les transformations des ecirctres qursquoelle geacutenegravere

Cette explication bien sucircr nrsquoest qursquoune laquo opinion raquo δόξα En aucune maniegravere elle ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme une certitude Mais si elle respecte des regravegles de rationaliteacute qui elles sont universelles et indiscutables deacutemarche que Parmeacutenide nomme ἀληθείη (= attique ἀλήθεια) laquo veacuteriteacute raquo elle peut ecirctre tenue pour vraie tant qursquoune meilleure explication ne la preacutecise ne la rectifie ou mecircme ne la supplante Crsquoest parce qursquoelle ne respecte pas ces regravegles qursquoil a deacutegageacutees dans la premiegravere partie du Poegraveme que Parmeacutenide rejette les theacuteories des laquo mortels biceacutephales raquo Et il estime que celle qursquoil avance les observe

Quant aux laquo noms ὀνόματα que les hommes ont apposeacutes agrave chaque chose pour les distinguer raquo ils partagent le mecircme statut que lrsquolaquo opinion raquo Comme la laquo repreacutesentation raquo en quoi celle-ci consiste ils sont un meacutedium neacutecessaire agrave la saisie des choses Parmeacutenide envisage le langage comme une speacutecificiteacute humaine Ici crsquoest le terme ἄνθρωποι laquo hommes raquo qui est employeacute alors que jusqursquoagrave preacutesent il avait toujours useacute du terme βροτοί laquo mortels raquo Le rapport entre langage et reacutealiteacute est eacutenonceacute en termes de σήματα laquo signes raquo Lrsquoadjectif ἐπίσημον ici substantiveacute et attribut drsquoὄνομα est fait sur ce terme employeacute en VIII 2 et 55 dans un contexte identique (en X 2 les laquo signes σήματα ceacutelestes deacutesignent les constellations) Il y a donc un intervalle entre le dire et ce qui est nommeacute qui redouble celui qui existe entre le penser et ce qui est penseacute Soit les mots ne reacutepondent pas agrave des critegraveres eacutepisteacutemiques et dans ce cas ils ne seront que des noms vides de sens (VIII 38-39 cf VIII 53) et purement subjectifs (cf III) eacutenonccedilant un monde trompeur (cf VIII 51) soit ils y reacutepondent et alors ils correspondent agrave une certaine reacutealiteacute objective

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Chapitre IV

Le proegraveme ou

Le reacutecit drsquoune deacutecouverte

Sans Sextus Empiricus un auteur qui veacutecut vraisemblablement vers la fin du ɪɪe siegravecle de notre egravere nous nrsquoaurions absolument aucune ideacutee du proegraveme que Parmeacutenide a placeacute comme propyleacutee agrave son Poegraveme Il est le seul agrave nous le rapporter agrave lrsquoexception des deux derniers vers sans doute trop eacutenigmatiques agrave ses yeux pour ecirctre retenus191

Proegraveme est le terme dont usent habituellement les commentateurs pour nommer ce que en franccedilais nous appelons communeacutement preacuteambule mot issu de praeambulus terme du latin tardif lui-mecircme fait justement sur le modegravele de προοίμιον laquo en tecircte du chemin raquo laquo qui marche devant raquo dont laquo proegraveme raquo est la transcription en franccedilais Sa valeur meacutetaphorique eacutetait bien perccedilue des Grecs comme Aristote lrsquoatteste lorsqursquoil eacutecrit dans sa Rheacutetorique laquo Lrsquoexorde est le commencement du discours ce qursquoest le prologue dans le poegraveme dramatique ou le preacutelude dans un morceau de flucircte ce sont lagrave autant de commencements et comme lrsquoouverture du chemin pour qui va srsquoy engager ὁδοποίησις τῷ ἐπιόντι raquo192 Un peu plus loin il preacutecise laquo La fonction la plus neacutecessaire du proegraveme celle qui lui est propre est drsquoindiquer la fin ougrave vise le discours crsquoest pourquoi si elle est eacutevidente de soi et si lrsquoaffaire est minime on ne doit pas employer de proegraveme raquo193

Que le Poegraveme neacutecessitacirct un proegraveme parce sa fin nrsquoeacutetait pas eacutevidente et lrsquoaffaire drsquoimportance la lecture que nous venons drsquoen faire est lagrave pour lrsquoattester Mais ce proegraveme ne semble pas remplir sa fonction du moins agrave premiegravere vue tant il est lui-mecircme si peu eacutevident Il est difficile cependant drsquoimaginer que Parmeacutenide ait pris la peine drsquoen composer un simplement pour rendre lrsquoaccegraves agrave lrsquointelligence de son Poegraveme encore plus ardu Lrsquointerpreacutetation qui doit srsquoimposer est que le mode drsquoeacutecriture de la premiegravere partie du proegraveme

191 SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 111-114 in H DIELS-W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratiker t I p 227-230 Traduction franccedilaise in J-P DUMONT Les eacutecoles preacutesocratiques p 345-347 B CASSIN p 14-17 preacutesente et commente lrsquointerpreacutetation que SEXTUS fait du proegraveme

192 ARISTOTE Rheacutetorique III 14 1414a 19-20 trad M DUFOUR et A WARTELLE Les Belles Lettres 1973 p 78 Un peu auparavant (III) ARISTOTE dit ceci laquo Lrsquoexorde est le commencement du discours ce qursquoest le prologue dans le poegraveme dramatique ou le preacutelude dans un morceau de flucircte ce sont lagrave autant de commencements et comme lrsquoouverture du chemin pour qui va srsquoy engager ὁδοποίησις τῷ ἐπιόντι raquo (ibid p 78)

193 Ibid III 14 1415a 22-26 Les Belles Lettres p 80 Avant ARISTOTE PLATON fera dire agrave lrsquoEacutetranger dans les Lois (IV 722d) laquo Tout discours toute composition ougrave intervient la voix comporte des preacuteludes [προοίμια] quelque chose comme une mise en train qui conforte une sorte drsquohabile prise en main utile agrave ce qui va srsquoexeacutecuter raquo Lois IV 722d trad L BRISSON et J-FR PRADEAU in L BRISSON (dir) PLATON Œuvres complegravetes p 782

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ndash celle qui fait surtout difficulteacute la seconde quant agrave elle est du mecircme style que le corps du Poegraveme ndash est intentionnel et significatif Le propre drsquoun proegraveme en effet nrsquoest pas de reacutesumer par avance ce qui sera deacuteveloppeacute par la suite Il est drsquoannoncer ce deacuteveloppement en le situant dans le contexte qui en a eacuteteacute lrsquoorigine et qui lui donne sa pleine signification Crsquoest pourquoi si la lecture du corps du Poegraveme est neacutecessaire pour comprendre le proegraveme celui-ci agrave son tour peut ecirctre fort preacutecieux pour en connaicirctre lrsquoorientation geacuteneacuterale comprendre comment Parmeacutenide situait lui-mecircme son propre propos par rapport agrave celui de ses pairs quelle est la question preacutecise qui srsquoest poseacutee agrave lui et de quelle faccedilon il lrsquoa instruite pour y reacutepondre Du reste lrsquoEacuteleacuteate a neacutecessairement composeacute le proegraveme apregraves avoir eacutecrit le Poegraveme apregraves avoir effectueacute sa deacutecouverte et meneacute sa recherche agrave terme Sans cela il ne pourrait pas en faire le reacutecit En conseacutequence la faccedilon dont il relate le cheminement de sa deacutecouverte a sans aucun doute eacuteteacute reacuteviseacutee et eacutecrite pour ecirctre en accord avec les reacutesultats comme pour montrer quelles en furent les preacutemices Par exemple la δαίμων qursquoil mentionne degraves le vers 3 du proegraveme comme terme de sa recherche nrsquoeacutetait tregraves probablement pas une donneacutee de deacutepart Telle qursquoil la conccediloit elle fait partie des reacutesultats Et nous non plus nous ne pouvons lire le proegraveme sans tenir compte de lrsquoexposeacute qui le suit Il est cependant certain que lrsquoEacuteleacuteate dut connaicirctre une peacuteriode durant laquelle sa deacutemarche devait ecirctre assez confuse et heacutesitante

La lecture du corps du Poegraveme a fait apparaicirctre que son propos comporte trois registres diffeacuterents Le premier le plus important quant au fond est celui du discours que lrsquoon peut qualifier de savant par lequel lrsquoEacuteleacuteate exprime sa propre penseacutee et reacutefuse (cf ἔλεγχος VII 5) celle de ses pairs Le second registre le plus important quand agrave la forme est celui de la meacutetaphore dont la principale est celle de la voie agrave laquelle se rattachent les sous-meacutetaphores du char et de la porte Le troisiegraveme registre enfin qui vient surdeacuteterminer les deux premiers et donne agrave lrsquoensemble un style eacutepique est drsquoordre symbolique Il est agrave caractegravere religieux et mythique Sa fonction est drsquoeacutecarter par substitution le discours laquo religieux raquo avant tout celui tenu dans les Mystegraveres en tant que celui-ci preacutetend reacuteveacuteler lrsquoexplication vraie et ultime des choses Lrsquointerpreacutetation du proegraveme doit se faire agrave la lumiegravere de ces trois registres

Si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence premiegravere les genres litteacuteraires ou styles drsquoeacutecriture mis en œuvre le proegraveme comprend deux parties de taille tregraves ineacutegale

A La premiegravere la plus longue (I 1-28a) deacutecrit en termes meacutetaphoriques et eacutepiques lrsquoitineacuteraire qursquoa suivi Parmeacutenide dans sa tentative de trouver une explication rationnelle de la totaliteacute des choses et de la deacutecouverte majeure qui en est reacutesulteacutee

B La seconde est si reacuteduite (quatre vers et demi I 28b-32) qursquoelle pourrait tout aussi bien ecirctre interpreacuteteacutee comme une phrase de transition Elle indique en termes savants les mecircmes que ceux qui seront employeacutes par la suite les deux parties qui forment le corps du propos et preacutecise lrsquooptique selon laquelle il convient de lrsquoenvisager

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Chapitre IV section A

Texte et traduction

A Lrsquoitineacuteraire de la recherche (I 1-28a)

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ194 φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte195 des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute196 de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

194 Les leccedilons donneacutees par les manuscrits divergent sans qursquoaucune ne puisse convenir drsquoun point de vue meacutetrique Jrsquoexplique plus loin ma proposition de lecture

195 Le pluriel πύλαι laquo portes raquo deacutesigne une porte le singulier πύλη deacutesignant un battant

196 Comme pour la porte je rends le pluriel grec κληῖδας laquo cleacutes raquo par un singulier car il nrsquoy en a qursquoune seule

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πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι197 lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ Toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des [sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

B Plan et optique I 28b-32

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς198 ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα199 il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

197 Au lieu de εἰλίξασαι donneacute par tous les eacutediteurs et qui ne correspond agrave aucun verbe je lis εἱλίξασαι participe aoriste de εἱλίσσω (autre forme pour ἑλίσσω) laquo faire tourner raquo sens que drsquoailleurs les traducteurs retiennent

198 Plusieurs citateurs preacutesentent de maniegravere tout agrave fait recevable le terme ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo drsquoougrave laquo ferme raquo laquo solide raquo laquo exact raquo agrave la place de ἀτρεμὲς

199 Sur les 4 manuscrits du seul citateur SIMPLICIUS un seul donne la leccedilon περῶντα les trois autres περ ὄντα

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Chapitre IV section B

Lrsquoitineacuteraire de la recherche I 1-28a

La majeure partie du proegraveme deacutecrit en termes imageacutes lrsquoitineacuteraire de la recherche suivi par Parmeacutenide Son interpreacutetation comme le reste du Poegraveme a donneacute lieu lagrave encore agrave des divergences inconciliables Le style eacutepique y a contribueacute particuliegraverement en tirant cette interpreacutetation du cocircteacute du mythe L Couloubaritsis en preacutesente et discute longuement les principales orientations les classant selon qursquoelles donnent une interpreacutetation laquo litteacuterale raquo laquo religieuse raquo laquo alleacutegorique raquo ou laquo rationaliste raquo p 132-196 La seule voie agrave suivre me semble-t-il est celle que je me suis efforceacute de suivre jusqursquoagrave preacutesent Elle consiste agrave confronter le fragment agrave lrsquoensemble du reste de lrsquoœuvre en fonction de la place qui est la sienne (celle drsquoun proegraveme) Or comme je viens de le noter lrsquoanalyse du corps du Poegraveme a reacuteveacuteleacute que le discours se situait sur trois registres diffeacuterents drsquoineacutegale importance le propos personnel de Parmeacutenide la reacutefutation de ses pairs et le rejet par substitution du discours laquo religieux raquo Il est leacutegitime de srsquoattendre agrave ce que le premier registre soit la matrice de lrsquoensemble du proegraveme et lui donne sa coheacuterence mecircme si dans la premiegravere partie il est eacutenonceacute dans un registre meacutetaphorique qui inclut des eacuteleacutements du troisiegraveme

Lrsquoitineacuteraire que Parmeacutenide dit avoir parcouru suit un ordre agrave la fois logique et chronologique Il comporte trois phases

1 La premiegravere deacutecrit la premiegravere eacutetape laquo vers la lumiegravere raquo jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo Lrsquoitineacuteraire eacutetant celui drsquoune recherche elle en preacutecise les conditions eacutepisteacutemiques initiales Elle suggegravere qursquoelles nrsquoeacutetaient pas pleinement satisfaisantes et quel eacutetait le point qui faisait le plus difficulteacute (I 1-10)

2 La seconde reacutevegravele que effectivement cette laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo agrave laquelle conduit la recherche telle qursquoelle eacutetait engageacutee est fermeacutee mais que gracircce agrave une nouvelle cleacute celle-ci a pu ecirctre ouverte et franchie donnant ainsi accegraves agrave la voie rapide vers la demeure de la deacuteesse (I 11-21) La nouvelle cleacute repreacutesente la deacutecouverte majeure que Parmeacutenide pense avoir faite

3 La derniegravere phase enfin raconte lrsquoarriveacutee agrave la demeure de la deacuteesse lrsquoaccueil qursquoelle a reacuteserveacute agrave son hocircte et le jugement qursquoelle porte sur la deacutemarche qursquoil a suivie (I 22-28a)

1 Jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo ou les conditions eacutepisteacutemiques initiales de la recherche I 1-10

Degraves les premiers mots du proegraveme le lecteur du Poegraveme est directement plongeacute in medias res Aucune indication nrsquoest donneacutee sur ce qui a preacuteceacutedeacute en particulier sur les raisons et les circonstances qui ont pousseacute Parmeacutenide agrave effectuer sa propre recherche comme si seul comptait le discours savant et que lrsquoon pouvait faire abstraction des conditions environnantes La description qui est donneacutee de la premiegravere eacutetape laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος preacutecise en

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revanche les conditions eacutepisteacutemiques selon lesquelles celle-ci a eacuteteacute engageacutee et suggegravere quelle eacutetait la question qui faisait problegraveme

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie en effet me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

I 1-2a Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι πέμπον Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet me

[ deacutepecircchaient

Ἵπποι ταί με φέρουσιν laquo les cavales qui me portent raquo Ἵπποι laquo chevaux raquo est normalement un masculin Mais le relatif feacuteminin qui le suit ταί (= αἵ en attique) laquo qui = lesquelles raquo indique tout de suite qursquoil srsquoagit de juments Sont-elles deux ou quatre Impossible agrave dire Lrsquoexpression laquo qui me portent raquo ταί με φέρουσιν doit ecirctre entendue comme beaucoup drsquoautres semblables en matiegravere de transport en un sens meacutetonymique Parmeacutenide nrsquoest pas agrave cheval mais dans le char tireacute par les cavales Par ailleurs comme cela sera preacuteciseacute par la suite il ne conduit pas lui-mecircme le char Cette direction est tenue par des laquo jeunes filles raquo (cf I 5 et 24) Quant aux cavales ont-elles une valeur meacutetaphorique ou sont-elles un simple eacuteleacutement qursquoimpose la meacutetaphore du char sans avoir lui-mecircme une signification particuliegravere Ce qui est dit drsquoelles par la suite invite agrave retenir la premiegravere alternative

ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι litteacuteralement laquo autant que [leur] ardeur peut atteindre raquo La majoriteacute des traducteurs et commentateurs sous-entendent un adjectif possessif de la premiegravere personne (= laquo mon raquo) non obligatoire quand lrsquoappartenance est eacutevidente et attribuent le θυμός agrave Parmeacutenide laquo aussi loin que mon ardeur peut atteindre raquo (B Cassin p 71) laquo aussi loin que mon deacutesir puisse aller raquo (M Conche p 42) laquo aussi loin que puisse parvenir mon deacutesir raquo (J Fregravere p143) laquo aussi loin que va mon deacutesir raquo (J Bollack p 70) laquo aussi loin que mon deacutesir peut acceacuteder raquo (L Couloubaritsis p 539)

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Du point de vue grammatical θυμός ne peut se rapporter qursquoaux laquo cavales raquo ἳπποι et non agrave un adjectif ou pronom possessif sous-entendu tel que ἐμός laquo mon raquo ou μου laquo de moi raquo Si cet adjectif ou pronom nrsquoest pas mentionneacute crsquoest qursquoil nrsquoy a pas de doute sur lrsquoidentiteacute du possesseur qursquoil est le mecircme que dans la proposition principale En ne respectant pas comme beaucoup drsquoautres cette regravegle grammaticale J Fregravere qui a eacutetudieacute particuliegraverement lrsquohistoire de ce mot depuis Homegravere jusqursquoagrave Platon pense que dans ce passage du Poegraveme le seul endroit ougrave le terme apparaicirct le mot acquiert un sens nouveau laquohellip la signification du mot est radicalement autre que celle du fragment drsquoHeacuteraclite Il srsquoagit ici de cette part du psychisme qui srsquoefforce non tant de viser le Juste que trsquoatteindre le Vrai [hellip] Le cœur soutient ici lrsquointellect et la raison en leur saine orientation [hellip] Deacutesormais lrsquoimpeacutetuositeacute de lrsquohomme nrsquoest plus au service de lrsquointelligence utilitaire (Heacutes) et des ambitions personnelles (Hom) elle se met au service de la rigoureuse raison de la quecircte du Vrai raquo200 Srsquoil se rapporte aux cavales le terme conserve sa signification traditionnelle de siegravege de la vigueur avec toutes les formes que celle-ci peut prendre Mais la question se reporte alors sur ce qursquoil faut entendre par laquo cavales raquo ἳπποι Elles ne peuvent que deacutesigner meacutetaphoriquement le dynamisme intellectuel qui pousse Parmeacutenide agrave engager et agrave mener jusqursquoau bout son questionnement sur laquo tout ce qui est raquo πάντα Du coup si le mot conserve sa valeur propre le jeu de la meacutetaphore fait qursquoil acquiert ici pour la premiegravere fois une nouvelle signification Le commentaire de J Fregravere retrouve alors sa pertinence

Ce qui est affirmeacute degraves le deacutebut du proegraveme par la meacutetaphore des laquo cavales raquo ἳπποι et lrsquoexpression du laquo moi raquo με ce sont les conditions eacutepisteacutemiques initiales de toute recherche Ce laquo moi raquo doit ecirctre entendu dans un double sens Au sens de la personnaliteacute mecircme de Parmeacutenide tout drsquoabord Le caractegravere preacutedominant de cette personnaliteacute est le laquo deacutesir raquo θυμός qui srsquoil est dit des cavales concerne en reacutealiteacute lrsquoauteur du Poegraveme et qui est fondamentalement un deacutesir de connaissance et non comme lrsquoeacutecrit Sextus laquo les pulsions et les appeacutetits irrationnels de lrsquoacircme raquo Sans ce ressort premier point de recherche possible Nous avons vu que les futurs du frg X et XI laissent mecircme transparaicirctre un reacuteel enthousiasme intellectuel En second lieu ce laquo moi raquo με doit ecirctre entendu au sens drsquoun laquo je raquo eacutepisteacutemique drsquoun sujet dont lrsquoactiviteacute et le discours pour ecirctre personnels sont uniquement reacutegis par des regravegles eacutepisteacutemiques tenues pour universelles lesquelles exigent la confrontation avec autrui La preacutedominance du laquo je raquo sur le laquo moi raquo est drsquoailleurs telle que dans tout le proegraveme Parmeacutenide ne se preacutesente jamais comme lrsquoacteur de la recherche mais seulement comme un beacuteneacuteficiaire et un agent Ce nrsquoest pas lui qui tient les recircnes mais les laquo jeunes filles raquo figures justement drsquoune intelligence respectant les regravegles eacutepisteacutemiques Il est mecircme laquo mandateacute raquo le sens fondamental du verbe πέμπον laquo deacutepecircchaient raquo est laquo envoyer raquo souvent pour effectuer une tacircche remplir une mission Et cette mission vaut la peine que lrsquoon srsquoy consacre laquo agrave fond raquo comme les cavales qui foncent laquo aussi vite que leur ardeur le permet raquo ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Il est clair que le verbe πέμπω nrsquoest pas approprieacute pour parler de chevaux Il ne relegraveve pas de la meacutetaphore mais de ce dont les cavales sont la meacutetaphore Il est employeacute trois autres fois dans ce qui nous reste du Poegraveme quelques vers plus bas (I 8) agrave propos des jeunes filles qui poussent les cavales pour laquo deacutepecirccher raquo πέμπειν Parmeacutenide vers la lumiegravere en I 26 sous la forme composeacutee προπέμπειν pour faire dire agrave la deacuteesse que ce nrsquoest pas laquo mauvais Destin raquo qui lrsquolaquo a deacutepecirccheacute raquo προὔπεμπε sur la route qursquoil a suivie et en XII 5 enfin pour dire que la laquo deacutemone raquo laquo pousse raquo πέμπουσα le macircle et la femelle agrave srsquounir Srsquoil y a une transcendance crsquoest uniquement une transcendance eacutepisteacutemique Implicitement est donc rejeteacutee toute autre transcendance comme celle drsquoune origine divine agrave une quelconque veacuteriteacute

200 J FRERE Ardeur et colegravere Le thumos platonicien p 97-98

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Nous savons pour avoir analyseacute tout le Poegraveme que la totaliteacute des choses est sous le reacutegime de la contrarieacuteteacute (laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo) chaque contraire ayant laquo ses propres forces raquo σφετέρας δυνάμεις (IX 2) que par ailleurs une force drsquounion laquo Amour raquo Ἔρως les pousse agrave produire le reacuteel tel qursquoil est Il est donc leacutegitime de se demander si la meacutetaphore des cavales srsquoinscrit aussi dans ce schegraveme geacuteneacuteral eacutetant entendu que mecircme srsquoil est supposeacute deacutecrire la phase initiale de la recherche le proegraveme a eacuteteacute composeacute apregraves coup in fine La laquo force raquo δύναμις est la caracteacuteristique fondamentale des cavales Le terme qui la deacutefinit θυμός invite agrave voir en elle une forme drsquolaquo Amour raquo Ἔρως Les deux forces contraires que le deacutesir de connaicirctre met en œuvre seraient-elles alors lrsquoignorance (cocircteacute laquo Nuit raquo) et la connaissance (cocircteacute laquo Lumiegravere raquo) et leur produit un savoir Ce qui fait qursquoil ne saurait y avoir de savoir parfait et absolu tel un feu totalement pur Eacutetant par deacutefinition un mixte il comporterait neacutecessairement une part drsquoignorance et oscillerait entre les deux extrecircmes le curseur se deacuteplaccedilant en fonction des possibiliteacutes reacuteelles drsquoinvestigation et du respect ou du non-respect des exigences eacutepisteacutemiques Il ne peut ecirctre qursquoune laquo opinion raquo δόξα

Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le fait de parler de laquo cavales raquo et non de chevaux macircles est-il intentionnel et a-t-il une signification particuliegravere On cherchera en vain des raisons meacutetriques ou une reacutefeacuterence dans la litteacuterature anteacuterieure Un masculin aurait eacuteteacute a priori plus pertinent si Parmeacutenide avait vraiment voulu souligner la force de lrsquolaquo ardeur raquo θυμός qui le pousse agrave mener sa recherche mais au risque de suggeacuterer que cette force relegraveve plus de lrsquoirrationnel comme lrsquoa compris Sextus que du rationnel La question serait tregraves secondaire si lrsquoemploi de ce feacuteminin eacutetait isoleacute dans le proegraveme Drsquoautres ecirctres en effet y sont nommeacutes au feacuteminin et non des moindres alors que le masculin pouvait tout aussi bien convenir δαίμων laquo diviniteacute raquo (I 3) κοῦραι laquo jeunes filles raquo (I 5 et 9) ἡνιόχοισιν laquo cochers raquo (I 24) qui deacutesigne les jeunes filles et enfin θεά laquo deacuteesse raquo (I 22) La theacutematique geacuteneacuterale dont tous ces ecirctres participent est celle de la laquo voie raquo ὁδός qui est un terme exclusivement feacuteminin Mais lrsquohypothegravese que je formulerais volontiers est que cette preacutesentation drsquoensemble srsquointegravegre dans la figure de la geacuteneacuteration et de lrsquoenfantement En XII 3-4 Parmeacutenide dit que la δαίμων laquo qui gouverne tout raquo laquo commande en toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo La recherche relegraveverait alors elle aussi de la logique geacuteneacuterale de lrsquoenfantement et ses reacutesultats (le savoir) seraient soumis aux mecircmes regravegles que tout ce qui existe et qui relegraveve de la laquo nature raquo φύσις apparaicirctre croicirctre et disparaicirctre crsquoest-agrave-dire ecirctre remplaceacutes par drsquoautres reacutesultats

Quoi qursquoil en soit de ce dernier point qui annonce drsquoune certaine faccedilon la maiumleutique socratique les conditions initiales de la recherche sont si fondamentales que Parmeacutenide a jugeacute utile de les rappeler en les mettant dans la bouche mecircme de la deacuteesse et pratiquement dans les mecircmes termes Crsquoest parce qursquoil les a respecteacutees que Parmeacutenide est parvenu agrave sa demeure laquo crsquoest gracircce aux cavales qui te portent que tu parviens agrave ma demeure raquo ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ (I 25)

I 2-3a hellip ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι δαίμονος hellip lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur la voie [aux multiples discours de la diviniteacute

Ἐς ὁδὸν πολύφημον δαίμονος lrsquoimage de la laquo voie raquo ὁδός est devenue si commune et si banale en philosophie en science en religion et en bien drsquoautres domaines que lrsquoon nrsquoa pratiquement plus conscience qursquoil srsquoagit drsquoune meacutetaphore et que le premier agrave en avoir fait veacuteritablement le concept fondamental pour deacutesigner lrsquoensemble des deacutemarches agrave engager et agrave suivre pour atteindre un objectif dans le domaine de la recherche savante et philosophique est Parmeacutenide Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion en commentant le frg II 4 de souligner les connotations conceptuelles nombreuses et deacuteterminantes qursquoimplique cette image Je nrsquoy

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reviens pas du moins pour lrsquoinstant Une source fort probable de cette image me semble en revanche pertinente agrave souligner

En effet la voie est drsquoembleacutee qualifieacutee de laquo voie de la diviniteacute raquo ὁδὸν δαίμονος et non pas comme on aurait pu srsquoy attendre de laquo voie de la recherche raquo ὁδὸς διζήσιος comme cela sera dit degraves le deacutebut du corps du Poegraveme (II 2) Cette substitution est drsquoautant plus significative qursquoelle paraicirct oseacutee la recherche savante est tout le contraire drsquoune reacuteveacutelation divine La laquo voie raquo que Parmeacutenide propose de suivre est en particulier agrave lrsquoopposeacute de celle que lrsquoon suivait dans les Mystegraveres Une recherche savante est une recherche active suit des regravegles eacutepisteacutemiques rigoureuses et conduit agrave un savoir incertain et jamais acheveacute eacutetant selon la theacuteorie parmeacutenidienne un laquo mixte raquo issu gracircce agrave Amour de la rencontre positive entre les deux laquo formes raquo contraires que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo Elle est par ailleurs publique Une connaissance par reacuteveacutelation est passive ne reacutepond agrave aucun critegravere de veacuteridiction et donne la fausse conviction de deacutetenir un savoir certain et deacutefinitif Dans les Mystegraveres elle est mecircme donneacutee sous le sceau du secret garanti par la loi Elle ne saurait en aucune maniegravere ecirctre reconnue et compareacutee agrave une recherche savante On peut donc penser que par cette substitution lrsquoEacuteleacuteate entend lrsquoeacuteliminer purement et simplement

Degraves le deacutebut de son Poegraveme donc lrsquoEacuteleacuteate affirme avec force que par δαίμων il ne deacutesigne pas un ecirctre divin comme on lrsquoentend dans le langage ordinaire et religieux mais comme il le preacutecisera plus loin (frg XII XIII XVI) une intelligence qui est inscrite dans les choses elles-mecircmes et qui fait partie de la laquo nature raquo φύσις Elle repreacutesente le point ultime de la quecircte de Parmeacutenide la reacuteponse agrave la question fondamentale qursquoil se pose et au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible de remonter Cette question nous pouvons la percevoir plus nettement maintenant que nous sommes parvenus au terme du Poegraveme comprendre comment les contraires qui constituent le fondement des choses peuvent sans srsquoabolir ni se deacutetruire mutuellement produire la totaliteacute des choses singuliegraveres lesquelles apparaissent et disparaissent La δαίμων sera ndash car Parmeacutenide ne le sait pas encore au deacutebut de sa recherche ndash la reacuteponse en eacutetant cette instance rationnelle inscrite dans le monde lui-mecircme et cela depuis toujours Elle nrsquoapparaicirct pas dans un second temps pour mettre de lrsquoordre dans ce qui serait un chaos Aussi met-elle en eacutechec ceux qui pour expliquer le changement constant du monde meacutelangent les contraires les font se transformer les uns dans les autres ou nrsquoen retiennent qursquoun seul en eacuteliminant lrsquoautre

Peut-on degraves lors deacutecider du sens qursquoil faut reconnaicirctre agrave πολύφημον qui qualifie cette voie Le terme πολύφημος est composeacute du preacutefixe πολύ- tireacute de lrsquoadjectif πολύς laquo ldquoabondant nombreux vaste longrdquo en parlant du temps raquo dit Chantraine201 et de φημον fait sur le nom φήμη dont le sens va de laquo preacutesage raquo agrave laquo renommeacutee raquo en passant par laquo reacuteputation raquo laquo rumeur raquo laquo leacutegende raquo etc et lui-mecircme issu du verbe φημί laquo deacuteclarer affirmer preacutetendre dire raquo202 Le Bailly propose deux sens

‒ I passif 1 laquo dont on parle beaucoup tregraves renommeacute fameux ceacutelegravebre raquo 2 laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo

‒ II actif laquo qui parle beaucoup c agrave d 1 abondant en reacutecits 2 qui se reacutepand en paroles raquo

Il renvoie agrave lrsquoOdysseacutee pour les sens I2 (laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo) et II1 (laquo qui parle beaucoup raquo)

201 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 893

202 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 1151

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A priori tous ces sens sont recevables Nos traducteurs habituels ont plutocirct opteacute pour le sens actif M Conche laquo aux nombreux signes raquo p 42 J Fregravere laquo riche en paroles raquo p 143 B Cassin laquo qui dit tant raquo p 71 J Bollack laquo de riche langage raquo p 71 L Couloubaritsis ne tranche pas et joint les deux sens laquo abondant en paroles reacuteputeacutees raquo p 539 Si lrsquoon entend bien par laquo voie raquo la recherche que poursuit Parmeacutenide apregraves tant drsquoautres et comme tant drsquoautres le sens qui conviendrait le mieux me semble-t-il serait le second sens passif donneacute par le dictionnaire laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo Parmeacutenide pointerait tout de suite la pluraliteacute qui caracteacuterise les discours savants ou non et les divergences irreacuteductibles qui les opposent Nous savons aussi qursquoils ne sont pas tous eacutegalement acceptables Certains srsquoeacutecartent de la voie juste parce qursquoils sont erroneacutes Ainsi en est-il des laquo opinions des mortels biceacutephales raquo qui ne respectent pas les regravegles de la logique et engagent dans une impasse (cf II 7) Le vers suivant me semble conforter cette interpreacutetation

I 3 hellip ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα [diviniteacute] qui y fait chuter tout homme qui sait

Toutes les leccedilons donneacutees par les manuscrits montrent que les copistes se sont trouveacutes devant un modegravele corrompu et qursquoils ont parfois tenteacute de reacutesoudre la difficulteacute tout en respectant au maximum le texte qursquoils avaient sous les yeux sans pour autant offrir une leccedilon satisfaisante du point de vue meacutetrique πάντrsquoἄτη πάν τἀτη πάντα τη πάντα τῆ πάντα τῇ Dans le manuscrit N Mutschmann a lu par erreur πάντrsquoἄστη laquo toutes citeacutes raquo au lieu de πάντrsquoἄτη Il a eacuteteacute suivi par Diels-Kranz et parmi les commentateurs que nous citons habituellement par J Fregravere et J Bollack lesquels faisant de ὁδόν lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἣ laquo laquelle raquo traduisent ainsi ce vers laquo chemin qui megravene lrsquohomme qui sait dans toute ville raquo J Fregravere p 133 laquo celui qui porte lrsquohomme du savoir dans toute ville raquo J Bollack p 70

Parmi les conjectures proposeacutees par les savants203 celle de N-L Cordero ndash πᾶν ταύτῃ ndash a plus particuliegraverement retenu lrsquoattention des commentateurs N-L Cordero faisait de ταύτῃ un adverbe synonyme de τῇ laquo lagrave raquo qui apparaicirct deux fois dans le vers suivant (I 4) et faisait de δαίμονος lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἥ laquo laquelle raquo Il interpreacutetait donc ainsi ce vers laquo la Deacuteesse qui conduit lagrave (sc le Royaume de la Deacuteesse) agrave lrsquoeacutegard de tout (ou en ce qui concerne tout) lrsquohomme qui sait raquo204 Il a eacuteteacute suivi par M Conche p 41 et par L Couloubaritsis p 551 pour la conjecture mais non pour la construction et lrsquointerpreacutetation de la phrase Comme J Fregravere J Bollack et beaucoup drsquoautres ils font de ὁδόν et non de δαίμονος lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἥ et interpregravetent ταύτῃ comme un pronom deacutemonstratif deacutesignant la laquo diviniteacute raquo M Conche traduit donc laquo voie qui agrave lrsquoeacutegard de tout ltce qursquoil y agt megravene agrave celle-ci [ie la diviniteacute raquo] lrsquohomme mortel en le rendant savant raquo p 42 Quant agrave L Couloubaritsis il comprend ainsi ce vers laquo [chemin] qui porte sur toute son eacutetendue lrsquohomme qui sait raquo p 539 Agrave noter que B Cassin ne se prononce pas p 71

Il est difficile drsquoimaginer que le pronom relatif ἥ laquo laquelle raquo laquo qui raquo nrsquoait pas pour anteacuteceacutedent δαίμονος qui le preacutecegravede immeacutediatement et dont crsquoest le seul signe qui indique qursquoil srsquoagit drsquoun feacuteminin et non drsquoun masculin Sa place est comparable agrave celle du pronom relatif ταί (= αἵ en attique) laquo lesquelles raquo laquo qui raquo du premier vers lequel suit immeacutediatement ἴπποι

203 A H COXON conserve dans la derniegravere eacutedition de 2009 avec la traduction de R MCK IRAHAN lrsquoadverbe ἂντην (laquo en face raquo) qursquoil avait conjectureacute dans les eacuteditions anteacuterieures Il lit donc πάντrsquoἂltνgtτηltνgt φέρει et traduit laquo which carries through every stage to meet her face to face a man of understanding raquo A H COXON The Fragments of Parmenides p 48-49

204 N-L CORDERO laquo Le vers 13 de Parmeacutenide (ldquoLa deacuteesse conduit agrave lrsquoeacutegard de toutrdquo) raquo Revue philosophique p 173-174

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pour bien marquer qursquoil srsquoagit de laquo juments raquo et non de laquo chevaux raquo205 Le pronom de rappel αὐτῇ ne saurait remplir une telle fonction Il ne peut se comprendre que si lrsquoon sait deacutejagrave que son anteacuteceacutedent est un feacuteminin

Pour redonner agrave la syllabe sa longueur attendue je retiens la lettre conjectureacutee par N L Cordero agrave savoir la voyelle υ mais je propose de faire un autre deacutecoupage des mots Au lieu de πᾶν ταύτῃ je lis πάντrsquoαὐτῇ αὐτῇ laquo par elle raquo agrave savoir la laquo voie raquo ὁδός au lieu de ταύτῃ laquo agrave celle-ci raquo et au lieu du pronom neutre πᾶν laquo tout raquo je lie πάντrsquo (pour πάντα) laquo tout raquo adjectif masculin que je raccorde agrave lrsquoaccusatif εἰδότα φῶτα ce qui donne laquo tout homme qui sait raquo Reste la particule κατά Tous les traducteurs et commentateurs si ne je me trompe en font une preacuteposition Mais elle peut tout aussi bien ecirctre un preacuteverbe et porter sur le verbe φέρει par-dessus πάντrsquoαὐτῇ Ce que nous appelons des laquo preacutepositions raquo parce qursquoelles se placent ordinairement devant un substantif ou ce qui en tient lieu et ce que nous appelons des laquo preacuteverbes raquo non pas parce qursquoils preacutecegravedent un verbe mais parce qursquoils se fixent agrave lui pour former des preacutefixes sont en grec des speacutecifications des mecircmes particules et conservent un sens fort Par ailleurs et crsquoest preacuteciseacutement le cas qui se preacutesente ici les particules qui se rapportent agrave un verbe et en preacutecisent les modaliteacutes nrsquoeacutetaient pas agrave lrsquoorigine fixeacutees au verbe Elles ne le devinrent que progressivement et gardant leurs valeurs propres elles pouvaient toujours en ecirctre seacutepareacutees surtout en poeacutesie pour des raisons meacutetriques Les grammairiens grecs drsquoeacutepoque tardive analysant ce pheacutenomegravene agrave partir des usages de leur eacutepoque lrsquoont appeleacute τμῆσις laquo tmegravese raquo qui signifie laquo seacuteparation raquo alors qursquoil aurait eacuteteacute plus pertinent de lrsquoappeler drsquoun terme comme laquo rattachement raquo σύναψις Or justement le verbe composeacute καταφέρω est fort bien attesteacute en grec depuis Homegravere et signifie litteacuteralement laquo porter (φέρω) en bas (κατά) raquo Par meacutetaphore lrsquoimage peut convenir agrave bien des situations Le verbe peut alors prendre le sens de preacutecipiter abattre renverser Je comprends donc ainsi la proposition relative laquo de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait raquo Parmeacutenide poursuit lrsquoideacutee exprimeacutee preacuteceacutedemment par lrsquoadjectif πολύφημον laquo aux multiples discours raquo et par lrsquoexpression ὁδὸν δαίμονος laquo voie de la diviniteacute raquo expression que lrsquoon pourrait qualifier drsquooxymore puisqursquoil donne agrave δαίμων un sens qui est agrave lrsquoopposeacute de celui du langage courant agrave savoir une recherche reacutepondant agrave des critegraveres rationnels et rigoureux La laquo diviniteacute raquo devenue figure de la rationaliteacute fait chuter quiconque preacutetend savoir degraves lors qursquoil ne respecte pas les regravegles fondamentales de la connaissance

Par laquo tout homme qui sait raquo πάντrsquo hellip εἰδότα φῶτα lrsquoEacuteleacuteate vise quiconque envisage le savoir comme une certitude et un acquis deacutefinitif Sans doute vise-t-il plus particuliegraverement le laquo polymathe raquo que deacutenonce Heacuteraclite pour qui laquo lrsquoeacuterudition (πολυμαθίη) nrsquoenseigne pas lrsquointelligence autrement elle aurait instruit Heacutesiode et Pythagore et encore Xeacutenophane et Heacutecateacutee raquo206 Heacuteraclite commente J-Fr Pradeau laquo poursuit sa critique de lrsquoeacuterudition en demandant que lrsquoon distingue la connaissance veacuteritable (comprise comme eacutecoute et compreacutehension du lόgos) de lrsquoaccumulation vaine de connaissances partielles qui lui paraicirct tenir lieu chez ses contemporains drsquoideacuteal savant ldquoEacuteruditionrdquo ne rend qursquoimparfaitement le terme grec polumathiḗ qui deacutesigne litteacuteralement lrsquoaptitude preacutetendue agrave maicirctriser tous les savoirs et mecircme agrave maicirctriser toutes les techniques ou tous les meacutetiers raquo207 Il se peut que Parmeacutenide vise aussi ceux de ses pairs (parmi lesquels figurerait Heacuteraclite lui-mecircme) qui en

205 Comme argument en faveur de la laquo diviniteacute raquo comme anteacuteceacutedent N-L CORDERO remarque que laquo lrsquoaction de guider le voyageur appartient toujours chez Parmeacutenide agrave des agents personnels ou du moins agrave des ecirctres vivants drsquoune espegravece tregraves particuliegravere raquo laquo Le vers 1 3 de Parmeacutenide raquo p 174 Statut que ne peut avoir la voie

206 Trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 85 p 273 (DK 22 B 40 M MARCOVICH 16 M CONCHE 21) Voir aussi le frg 86 p 274 (DK 22 B 129 M MARCOVICH 17 M CONCHE 26)

207 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 273

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croyant srsquoappuyer sur des observations et des raisonnements justes alors qursquoils sont inexacts ont la certitude de deacutetenir un savoir irreacutecusable ces laquo mortels biceacutephales qui ne savent rien raquo βροτοὶ εἰδότες οὐδέν δίκρανοι comme il les appelle (VI 4-5 seul autre endroit du Poegraveme ougrave apparaicirct le participe parfait εἰδώς) laquo Aussi ne seront-elles qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ (VIII 38-39) Il se peut aussi que lrsquoEacuteleacuteate se vise lui-mecircme quand il eacutetait au deacutebut de sa recherche et qursquoil lrsquoentamait avec les mecircmes preacutesupposeacutes et convictions que ses pairs Ce qui ne pouvait que le conduire agrave lrsquoeacutechec agrave se trouver devant une porte solidement verrouilleacutee Il ne fait pas de doute enfin qursquoil vise ceux qui preacutetendent deacutetenir un savoir laquo divin raquo surtout srsquoil est dit obtenu par reacuteveacutelation comme dans les Mystegraveres ou les oracles Bref il srsquoen prend agrave tous ceux qui preacutetendent tout savoir qui preacutetendent ecirctre des laquo lumiegraveres raquo alors qursquoils sont dans la laquo nuit raquo Comment en effet ne pas entendre le jeu de mots que fait ici Parmeacutenide en employant le terme φώς laquo homme raquo homonyme de φῶς laquo lumiegravere raquo

Ainsi compris le vers 3 trouve sa pleine signification dans lrsquoeacuteconomie du proegraveme il annonce le blocage face auquel Parmeacutenide srsquoest trouveacute dans sa recherche pour lrsquoavoir entreprise sur les mecircmes bases que ses pairs

I 4-5 τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie en effet me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Parmeacutenide insiste crsquoest par cette voie dit-il deux fois dans le vers 4 qursquoil est porteacute vers la connaissance des choses laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος (I 10) Tῇ est le datif feacuteminin du deacutemonstratif grec ὁ Il est geacuteneacuteralement compris comme un adverbe soit de lieu (laquo lagrave raquo laquo par ce chemin raquohellip) soit de maniegravere (laquo ainsi raquo laquo de cette faccedilon raquo) Il se retrouve un peu plus loin sous cette forme adverbiale (I 20) Mais rien nrsquoempecircche de lrsquoentendre ici comme eacutetant reacuteellement un pronom deacutemonstratif dont lrsquoanteacuteceacutedent est ὁδός Ce qui donnerait un peu plus de force au propos sans en changer sensiblement le sens Reste agrave comprendre cette insistance Agrave ce stade de la lecture du proegraveme trois hypothegraveses sont possibles Les deux premiegraveres sont contraires lrsquoune agrave lrsquoautre Soit lrsquoEacuteleacuteate entend signifier que la voie qursquoil emprunte est la mecircme que celle de ses pairs soit il veut deacutejagrave bien marquer que sa voie est diffeacuterente de celle des autres qursquoelle est unique et originale tout en preacutetendant ecirctre universelle puisqursquoelle reacutepondrait agrave des exigences qui le sont La troisiegraveme hypothegravese est de faire un mixte des deux premiegraveres la voie qursquoemprunte Parmeacutenide est bien identique agrave celle que les autres ont suivie Comment en serait-il autrement Nrsquoa-t-il pas commenceacute par lire ses pairs et les suivre sur leurs chemins Si lrsquoon juge drsquoapregraves la suite son point de deacutepart est le mecircme que le leur le double constat de lrsquoeacutevanescence de tout ce qui existe en mecircme temps que la permanence du monde Mais la solution qursquoils envisagent pour concilier les deux et les articuler entre elles est irrecevable Elle megravene tout droit agrave une impasse elle se heurte agrave une porte fermement verrouilleacutee Et crsquoest bien ce qui lui est arriveacute agrave lui aussi Mais agrave la diffeacuterence de ses pairs il srsquoen est rendu compte Il a bien vu qursquoil nrsquoeacutetait pas arriveacute agrave terme qursquoil nrsquoavait pas instruit pleinement et correctement la question qursquoil srsquoeacutetait poseacutee Aussi bien a-t-il reconsideacutereacute son outillage conceptuel et chercheacute la cleacute susceptible de lui ouvrir la porte pour poursuivre sa recherche jusqursquoau bout

Lrsquoadjectif πολύφραστοι est un neacuteologisme inventeacute par Parmeacutenide Il est mecircme un hapax puisque personne drsquoautre ne lrsquoa employeacute Nous ne disposons donc pas drsquoautres attestations permettant drsquoen connaicirctre les usages Il est composeacute de la mecircme maniegravere que

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πολύφημος attribueacute plus haut agrave la laquo voie raquo un thegraveme verbal avec πολύ- comme preacutefixe φραστος qui nrsquoest pas attesteacute comme terme indeacutependant mais qui aurait pu lrsquoecirctre est un adjectif verbal de φράζω La notice du Chantraine reacutesume tregraves bien celle du Bailly laquo φράζω ldquofaire comprendre indiquerrdquo par des signes (Od Hdt etc) ou par la parole (Od etc) ldquoexpliquerrdquo ce que lrsquoon pense ce que lrsquoon veut dire (Od etc) apregraves Homegravere ldquoparlerrdquo pour se faire comprendre ldquodire annoncerrdquo raquo208 Comme πολύφημος laquo aux multiples discours raquo πολύφραστοι est agrave comprendre non pas agrave partir du terme meacutetaphorique qursquoil qualifie les cavales qui par deacutefinition ne parlent pas mais agrave partir de ce dont celles-ci sont la meacutetaphore Si πολύφημος laquo aux multiples discours raquo qualifie la laquo voie raquo que suit Parmeacutenide en tant qursquoelle est eacutegalement parcourue par beaucoup drsquoautres et de maniegraveres fort diverses dont certaines sont fausses πολύφραστος qui est dit des cavales qualifie me semble-t-il comme je lrsquoai dit plus haut ce qui dans la personnaliteacute de Parmeacutenide en est le trait dominant en tant que chercheur le deacutesir de connaicirctre exprimeacute de maniegravere explicite par le terme θυμός La signification propre de πολύφραστος assez proche de celle de πολύφημος adjoindrait agrave ce deacutesir ardent de connaicirctre celui de faire connaicirctre notamment par le langage La recherche relegraveve du dire et de lrsquoeacutenonciation mecircme si le noter pourrait aujourdrsquohui passer pour une lapalissade Elle ne se tient pas dans une pure contemplation solitaire Elle implique des explications et une argumentation logique Si le but est de convaincre autrui il est aussi de se confronter agrave lui agrave ses propres observations analyses et argumentations afin de le reacutefuter si neacutecessaire Cette confrontation lui est inheacuterente Elle requiert la mise en œuvre de toutes les ressources du langage Il se pourrait alors que le preacutefixe πολύ- vise la diversiteacute des registres du discours tels que le registre eacutepique du proegraveme celui du discours logique qui preacuteside agrave la premiegravere partie du Poegraveme celui du discours explicatif de la seconde partie qui relegraveve de lrsquolaquo opinion raquo δόξα et enfin celui du discours descriptif ou narratif qui dans la seconde partie sert agrave deacutecrire lrsquounivers et la reproduction humaine Parmi les commentateurs habituels que jrsquoai principalement retenus trois proposent une traduction qui irait dans ce sens J Bollack qui traduit par laquo de riche discours raquo p 70 B Cassin par laquo qui tant indiquent raquo p 71 L Couloubaritsis par laquo aux multiples indications raquo p 539

Mais le Bailly nrsquoanalyse pas le terme de la sorte Il rend πολύφραστος par laquo tregraves prudent raquo laquo tregraves reacutefleacutechi raquo ou laquo tregraves habile raquo Tregraves vraisemblablement il se reacutefegravere agrave deux autres mots faits sur la mecircme racine le verbe πολυφραδέω laquo ecirctre tregraves sage raquo et lrsquoadjectif πολυφραδής laquo tregraves sage tregraves aviseacute raquo dont πολύφραστος serait un synonyme209 Au v 494 de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode vers auquel le Bailly fait reacutefeacuterence πολυφραδής qualifie les conseils que Terre donne agrave Cronos laquo Cronos trompeacute par les conseils bien reacutefleacutechis πολυφραδέεσσι de Terre recracha tous ses enfants raquo210 Si ces deux mots ont ce sens crsquoest parce qursquoils sont construits note le Bailly non pas sur le verbe φράζω agrave sa forme active mais sur ce verbe agrave la forme moyenne φράζομαι Au moyen en effet il a le sens fondamental dit toujours le Bailly de laquo se mettre dans lrsquoesprit ou avoir dans lrsquoesprit raquo drsquoougrave les sens particuliers de laquo penser raquo laquo reacutefleacutechir raquo laquo meacutediter raquo tous attesteacutes chez Homegravere Crsquoest pour avoir laquo bien reacutefleacutechi raquo laquo bien meacutediteacute raquo et tourneacute la question dans tous les sens que Parmeacutenide a pu voir ougrave se trouvait la difficulteacute que rencontrait la thegravese de ses pairs et qursquoil a pu trouver la solution Son deacutesir de connaissance nrsquoeacutetait pas que spontaneacute Il impliquait une reacuteflexion sur la

208 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 1179

209 Nous avons deacutejagrave rencontreacute plus haut un cas analogue ici lrsquoadjectif πολύφραστος est agrave πολυφραδής ce que lrsquoadjectif πολύκαμπτος eacutegalement inventeacute par PARMENIDE est agrave πολυκαμπής (XVI 1)

210 M MAZON qui tient ce vers pour inauthentique rend πολυφραδής par laquo ourdie raquo Cronos laquo succombant agrave la ruse ourdie par les conseils de Terrehellip raquo HESIODE Theacuteogonie p 50

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deacutemarche agrave suivre un questionnement drsquoordre eacutepisteacutemique qursquoatteste la premiegravere partie du Poegraveme Drsquoougrave ma traduction par laquo si reacutefleacutechies raquo

La preacutesentation des conditions initiales de la recherche srsquoachegraveve sur lrsquoentreacutee en lice de laquo jeunes filles raquo κοῦραι Elles laquo conduisaient et montraient la voie raquo κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον eacutecrit Parmeacutenide laquo Les jeunes filles montraient la voie raquo traduit M Conche p 43 laquo montraient le chemin raquo J Fregravere p 143 et J Bollack p 70 laquo ouvraient la voie raquo B Cassin p 71 laquo dominaient le chemin raquo L Couloubaritsis p 539 Le verbe ἡγεμονεύω est un deacuteriveacute de ἡγέομαι dont les premiers sens attesteacutes chez Homegravere sont laquo marcher en tecircte aller en tecircte guider ecirctre le chef de raquo211 Il signifie fondamentalement dit le Bailly laquo ecirctre le guide de raquo et par suite laquo conduire diriger commander raquo Le mecircme dictionnaire relegraveve eacutegalement le syntagme ὁδὸν ἡγεμονεύω et donnant des exemples de lrsquoexpression pris agrave Homegravere et agrave Pindare le traduit par laquo montrer le chemin raquo ne retenant qursquoun aspect du sens Nous nrsquoaurions que cette indication sur les jeunes filles nous pourrions ecirctre dans lrsquoembarras Celles-ci en effet ne peuvent laquo marcher en tecircte raquo drsquoun attelage qui fonce au galop Elles pourraient ecirctre alors sur les cocircteacutes de la voie formant une cohorte drsquohonneur et indiquant par des gestes la direction agrave suivre

Mais la suite du proegraveme permet de lever toute ambiguiumlteacute Les jeunes filles ne sont pas un eacuteleacutement du deacutecor un simple motif litteacuteraire puisqursquoelles vont encore accomplir un certain nombre drsquoautres tacircches Elles doivent avoir une signification particuliegravere dans le dispositif eacutepisteacutemique de Parmeacutenide Deacutejagrave nous pouvons ecirctre certains du rocircle qursquoelles tiennent En I 24 en effet la deacuteesse qui reccediloit Parmeacutenide le salue en le deacutesignant comme le laquo compagnon drsquoimmortels cochers raquo ἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Il ne fait pas de doute que par laquo immortels cochers raquo la deacuteesse deacutesigne les jeunes filles Mais combien sont-elles Deux ou plus LrsquoEacuteleacuteate ne le preacutecise pas Sont-elles toutes dans le char pour tenir les regravenes212 Certaines sont-elles aussi sur les juments Mais ces questions pas plus que celle du nombre de cavales nrsquoont sans doute pas drsquointeacuterecirct Les meacutetaphores du char et des jeunes filles nrsquoont eacuteteacute choisies par Parmeacutenide que pour lrsquoun ou lrsquoautre de leurs aspects Il nrsquoy a pas agrave les filer La coheacuterence est agrave chercher dans la reacutealiteacute pour la compreacutehension de laquelle elles ont eacuteteacute convoqueacutees On peut retenir en revanche que la tacircche des jeunes filles est double elles conduisent lrsquoattelage (fonction de cocher drsquoaurige) et ce sont elles qui deacuteterminent la voie agrave suivre (tacircche que nrsquoimplique pas forceacutement la fonction de cocher elle revient au donneur drsquoordre) Drsquoougrave ma traduction par deux verbes laquo conduisaient et montraient la voie raquo

Si les cavales sont la meacutetaphore du laquo deacutesir raquo intellectuel θυμός qui pousse Parmeacutenide agrave vouloir connaicirctre et la reacuteflexion tregraves approfondie qursquoil entraicircne les jeunes filles sont la meacutetaphore de son intellect de son νοῦς agrave la fois personnel et repreacutesentatif de tout intellect digne de ce nom Elles sont donc aussi dans la figure de la δαίμων remplissant au niveau individuel ce que celle-ci effectue au niveau de la totaliteacute ἡγεμονεύω laquo conduire raquo est agrave rapprocher de κυϐερνᾶν laquo gouverner raquo de XII 3 De ce verbe sera tireacute lrsquoadjectif ἡγεμονικός laquo qui est propre agrave diriger agrave conduire raquo adjectif qui substantiveacute deacutesignera selon la theacuteorie stoiumlcienne la partie dirigeante de lrsquoacircme la raison En attribuant cette fonction aux jeunes filles

211 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 388

212 On peut srsquoen faire une ideacutee agrave partir de repreacutesentations figureacutees comme celles de Peacutelops et Hippodamie aux cocircteacutes lrsquoun de lrsquoautre dans la course engageacutee contre le pegravere de cette derniegravere Voir par exemple le bas-relief conserveacute au Metropolitan Museum of Art agrave New York ou la peinture de lrsquoamphore attique du dernier quart du ve siegravecle A C qui serait dit lrsquoouvrage ougrave jrsquoai pu la voir au Museacutee National des Antiquiteacutes agrave Florence (T SPITERIS Histoire inteacutegrale de lrsquoArt La Peinture grecque et eacutetrusque Lausanne Eacuteditions Rencontre 1965 p 74) Voir aussi les croquis faits agrave partir drsquoautres documents iconographiques dans E SAGLIO Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines art laquo Currus raquo t I p 1635-1642

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au lieu de srsquoen faire un attribut personnel Parmeacutenide entend bien signifier que sa deacutemarche a une porteacutee universelle comme si elle eacutetait exteacuterieure et srsquoimposait agrave lui comme le sont les exigences eacutepisteacutemiques Peut-ecirctre est-ce la raison pour laquelle elles sont qualifieacutees drsquolaquo immortelles raquo (I 24)

I 6-8a Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν roues bien tourneacutees

Les commentateurs passent vite sur ces deux vers et demi ou mecircme comme M Conche

les passent totalement sous silence Il serait eacutetonnant qursquoils ne soient lagrave que pour des raisons poeacutetiques

laquo Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte raquo Manifestement le crissement que les roues font entendre est le signe que le char roule agrave grande vitesse Le bruit est mecircme caracteacuteristique drsquoun roulement en train de gripper Parmeacutenide a dit degraves le premier vers que laquo les cavales vont aussi vite que leur ardeur le permet raquo Pour qursquoun rouage puisse bien fonctionner il faut que les piegraveces en contact soient parfaitement faccedilonneacutees faites au tour Dans le cas preacutesent les deux piegraveces majeures en cause sont les extreacutemiteacutes de lrsquoessieu (les fuseacutees coniques) et les anneaux inteacuterieurs (les boicirctes) qui sont fixeacutees agrave lrsquointeacuterieur du moyeu et dans lesquelles passe chaque fuseacutee Sans un corps gras cependant le frottement freine consideacuterablement le mouvement produit un eacutechauffement tregraves important et eacutemet un crissement caracteacuteristique annonccedilant un grippage prochain qui bloquera tout213

Nos traducteurs habituels rendent σύριγγος ἀϋτήν par laquo un cri de flucircte raquo B Cassin p 71 L Couloubaritsis p 539 laquo crissement de flucircte raquo J Bollack p 76 laquo un son flucircteacute raquo J Fregravere p 143 laquo le son aigu de la flucircte raquo M Conche p 43 Cette traduction est possible et acceptable Celle par laquo crissement de la boicircte raquo toutefois me semble plus juste La description du char est preacutecise drsquoun point de vue technique comme le sera celle de la porte un peu plus loin (I 11-13) Toute la question et de savoir quel sens preacutecis donner agrave σύριγγος et conjointement agrave χνοίῃσιν Le vocabulaire deacutesignant le moyeu et les piegraveces qui le composent est flottant Le terme χνoacuteη utiliseacute ici par Parmeacutenide peut deacutesigner dit le Bailly soit lrsquolaquo eacutecrou de fer au centre du moyeu raquo (crsquoest-agrave-dire la boicircte) soit le laquo bout de lrsquoessieu dans le moyeu raquo (crsquoest-agrave-dire la fuseacutee conique) Ici seul le premier sens convient puisque lrsquoessieu ἄξων est dit peacuteneacutetrer en lui Mais sans doute nrsquoest-il pas le sens exact Dans son article laquo Currus raquo du Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines t I 1887 E Saglio donne drsquoautres noms pour deacutesigner cette piegravece laquo πλῆμναι πλημνoacuteδετον ou θώραξ le ruban du moyeu ou bande de meacutetal formant lrsquoanneau inteacuterieur qui enserre les rais Pollux indique aussi les termes ἄταρνον γάρνον δέστρον comme les noms de lrsquoanneau inteacuterieur qui tourne autour de lrsquoaxe crsquoest-agrave-dire de la boicircte agrave graisse raquo (p 1635) Il note aussi que le terme σῦριγξ eacutegalement employeacute ici par Parmeacutenide est un des termes pour deacutesigner le moyeu agrave cocircteacute de πλῆμνη et de χοινικίς Le sens premier de σῦριγξ est dit le Bailly laquo roseau tailleacute et creuseacute raquo drsquoougrave par analogie entre autres choses laquo flucircte champecirctre ou flucircte de Pan raquo et laquo tout objet ou conduit long et eacutetroit raquo en particulier laquo trou du moyeu drsquoune roue raquo ou comme plus loin en I 19 lrsquolaquo eacutecrou drsquoun gond raquo crsquoest-agrave-dire la crapaudine Le crissement provoqueacute par le frottement de la fuseacutee dans la boicircte

213 Pour une description deacutetailleacutee et eacutegalement valable pour lrsquoAntiquiteacute avec scheacutemas et croquis agrave lrsquoappui voir Eacute DE LAUBRIE et J-R TROCHET Veacutehicules agricoles des reacutegions de France notamment p 27

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peut eacutevoquer le son aigu drsquoune flucircte et traduire ainsi ce vers du proegraveme nrsquoest pas incongru Mais le sens de laquo flucircte raquo nrsquoest pas premier pour σῦριγξ il est un sens secondaire comme le sont laquo boicircte raquo et laquo crapaudine raquo Il ne srsquoimpose donc pas Aussi me paraicirct-il plus pertinent de le traduire par son sens technique de laquo boicircte raquo et donner agrave χνoacuteη le sens de laquo moyeu raquo

Le char roulait donc tregraves vite non seulement parce qursquoil eacutetait tireacute par des cavales qui fonccedilaient mais eacutegalement parce que ses roues avaient eacuteteacute bien tourneacutees et que comme il est dit juste apregraves les jeunes filles cochers laquo preacutecipitaient le mouvement raquo σπερχοίατο Lrsquoempressement eacutetait donc agrave son comble Au risque de paraicirctre complegravetement deacuteraisonnable la course pouvant ecirctre preacutematureacutement arrecircteacutee pour grippage

Parmeacutenide le sait parfaitement Si crsquoest la vitesse seule qursquoil avait voulu mettre en exergue il savait qursquoil srsquoexposait agrave cette critique Aussi bien sommes-nous en droit de nous demander si dans cette description drsquoun char en train de gripper ne se cache pas plutocirct une meacutetaphore particuliegravere Sextus Empiricus voyait dans ses roues les oreilles apregraves avoir identifieacute les jeunes filles aux sens et les filles de Soleil aux yeux214 Je ne le suivrai eacutevidemment pas sur cette voie

Ce que deacutecrit ici Parmeacutenide se situe dans la premiegravere phase de son parcours Il nrsquoa pas encore trouveacute la cleacute qui pour reprendre sa propre image lui ouvre la porte vers le vrai chemin de la connaissance La voie qursquoil suit est sans aucun doute la bonne puisqursquoelle conduit vers cette porte Ses preacutemices sont justes Mais elle nrsquoest pas par elle-mecircme la laquo grand-route raquo ἀμαξιτὸς ὁδός qui megravene laquo tout droit raquo ἰθύς au but rechercheacute (I 21) Le problegraveme fondamental qui taraude Parmeacutenide nous le savons deacutesormais est de comprendre sans devoir en nier lrsquoun comment srsquoarticulent les deux termes entre lesquels se reacutepartit tout ce qui est la permanence et le changement Le monde demeure dans son inteacutegraliteacute et en mecircme temps tout ce qui le constitue apparaicirct et disparaicirct Tout est nouveau Rien de ce qui est aujourdrsquohui nrsquoeacutetait hier et nrsquoexistera plus demain (cf ἔφυhellip νῦν ἔασιhellip τελευτήσουσι XIX 1-2) Et paradoxalement le monde persiste Pour lrsquoinstant ces deux faits aussi aveacutereacutes et indubitables lrsquoun que lrsquoautre srsquoarticulent dans sa tecircte comme le sont lrsquoessieu du char figure de la permanence et de lrsquoimmobiliteacute et les roues figures du mouvement et du changement Le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que ccedila coince et que ccedila grince Tout est bien en place pour que le char puisse avancer agrave vive allure Les piegraveces sont parfaitement travailleacutees les cavales vigoureuses et les cochers bien au fait de leur mission Mais ce qui gecircne freine et risque de tout bloquer se situe preacuteciseacutement agrave lrsquoarticulation de lrsquoessieu et du moyeu agrave lrsquoarticulation de ce qui est fixe permanent et de ce qui est mobile changeant Sans aucun doute Parmeacutenide indique ici en termes voileacutes parce que symboliques la difficulteacute majeure qursquoil a rencontreacutee lrsquoobstacle eacutepisteacutemologique qui a eacuteteacute le sien et qursquoil a ducirc surmonter Le char dans ces conditions revecirct lui aussi une valeur symbolique Si la voie rassemble meacutetaphoriquement tout ce qursquoimplique une veacuteritable recherche le char figure la theacuteorie dirions-nous aujourdrsquohui qui porte cette recherche et la fait avancer

Je ne sais si la meacutetaphore du char en mouvement peut eacutegalement srsquoentendre sur un autre registre Elle preacutesente en effet deux traits qui la rapprochent de ce qui est dit dans le frg XII de la constitution du monde Lrsquoessieu presseacute par le moyeu laquo fait jaillir raquo ἵει le crissement de la boicircte laquo sous lrsquoeffet de la brucirclure raquo αἰθόμενος En XII 2 laquo un lot de flammes jaillit entre raquo les deux couronnes de Feu et de Nuit μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα Des deux cocircteacutes figure le mecircme verbe ἵημι agrave lrsquoactif dans le premier cas ἵει laquo lance raquo agrave la forme moyenne ἵεται laquo srsquoeacutelance raquo dans le second Par ailleurs le participe preacutesent moyen αἰθόμενος laquo brucirclant raquo joint au laquo crissement de la boicircte raquo nrsquoest pas sans eacutevoquer le laquo lot de flammes raquo φλογὸς αἶσα

214 SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 111-114 (DIELS-KRANZ t I p 228)

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qui jaillit entre les couronnes de Feu et de Nuit Un tel rapprochement ne me paraicirctrait pas illeacutegitime maintenant que nous savons que dans la theacuteorie parmeacutenidienne tout ce qui est reacuteellement y compris donc la connaissance relegraveve drsquoun laquo mixte raquo entre laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo agrave ce stade de la recherche le rapport entre les deux laquo composantes raquo (lrsquoignorance et la connaissance) nrsquoest manifestement pas bon Pour srsquoen assurer il faudrait disposer du texte inteacutegral du Poegraveme Les quelques reacuteflexions que formule Theacuteophraste agrave propos du fragment XVI sont insuffisantes et peu claires

I 8b-10 ὅτε σπερχοίατο πέμπειν chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Heureusement lrsquointelligence nrsquoest pas une machine Pour elle le grippage nrsquoest pas forceacutement une issue ineacuteluctable Du reste la conjonction de temps ὅτε laquo quand raquo construit avec lrsquooptatif σπερχοίατο suggegravere que la chevaucheacutee nrsquoeacutetait pas constamment agrave son maximum qursquoelle devait marquer des temps de ralentissement et de reacutepit Cette construction est drsquousage pour indiquer une reacutepeacutetition dans le passeacute La conjonction est alors assez bien rendue en franccedilais par laquo chaque fois que raquo

Les jeunes filles sont maintenant appeleacutees laquo filles de Soleil raquo Ἡλιάδες Si Parmeacutenide reprend cette deacutenomination ce nrsquoest pas pour assimiler les jeunes filles cochers aux cinq filles drsquoHeacutelios et de lrsquoOceacuteanide Clymegravene lesquelles drsquoapregraves Parmeacutenon que cite la notice du Bailly apregraves avoir pleureacute la mort de leur fregravere Phaeacutethon et vu leurs larmes transformeacutees en gouttes drsquoambre furent elles-mecircmes changeacutees en peupliers LrsquoEacuteleacuteate ne fait ici reacutefeacuterence agrave la mythologie que pour mieux la subvertir et y substituer son propre discours La deacutenomination laquo filles de Soleil raquo signifie que lrsquointelligence pour conduire le chercheur laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος doit elle-mecircme relever de la lumiegravere celle-ci eacutetant comprise agrave la fois comme meacutetaphore ordinaire de lrsquointelligence et eacutegalement selon la theacuteorie parmeacutenidienne comme relevant de la laquo forme raquo μορφή de laquo Lumiegravere raquo agrave laquelle srsquooppose celle de laquo Nuit raquo Lrsquointelligence progresse en srsquoeacuteloignant de lrsquoignorance ou de lrsquoerreur laquo demeures de la nuit raquo δώματα νυκτός crsquoest-agrave-dire en repoussant de devant les yeux le voile qursquoelles forment ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας Dans le cas preacutesent le voile en question est mecircme plus preacuteciseacutement ce qui aveugle les contemporains de Parmeacutenide et les empecircche de voir lrsquoaporie dans laquelle se meut leur penseacutee la confusion entre ce qui demeure et ce qui change Lrsquointelligence ainsi preacutedisposeacutee la lumiegravere peut apparaicirctre lrsquoobseacutedante question qui tourmente Parmeacutenide peut recevoir sa reacuteponse

2 Le deacuteverrouillage de la porte ou la premiegravere deacutecouverte de Parmeacutenide I 11-21

Cette reacuteponse est donneacutee sous la forme imageacutee du deacuteverrouillage drsquoune porte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις

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elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Comme preacuteceacutedemment la difficulteacute majeure que preacutesente ce passage reacuteside dans le fait de devoir discerner dans cette description entre ce qui relegraveve du registre meacutetaphorique et ce qui appartient au registre reacutealiste ainsi que du lien entre les deux Des eacuteleacutements du premier peuvent figurer simplement parce qursquoils sont utiles au deacuteploiement de la meacutetaphore sans avoir pour autant une signification dans lrsquoordre symbolique Par ailleurs si le registre symbolique peut accumuler les images en partie disparates (voie char chevaux jeunes filles porte battants cleacutehellip) le registre reacutealiste est unique il est drsquoordre eacutepisteacutemique et concerne la deacutemarche que Parmeacutenide a entreprise pour avoir la connaissance la plus certaine possible du reacuteel Ce dernier registre doit ecirctre notre fil rouge agrave travers les diffeacuterentes meacutetaphores

Comme dans un reacutecit de la meilleure facture qui soit Parmeacutenide raconte que dans la quecircte qui eacutetait la sienne (la connaissance du monde consideacutereacute comme un tout) il srsquoest brusquement trouveacute devant un obstacle apparemment infranchissable symboliseacute par une porte bien verrouilleacutee Pour surmonter lrsquoobstacle il lui fallut trouver la solution eacutepisteacutemique symboliseacutee par une cleacute et pour obtenir cette cleacute recourir agrave lrsquoaide drsquoun auxiliaire ou adjuvant (selon la terminologie structuraliste) lequel se trouvait ecirctre aussi drsquoune certaine faccedilon son opposant puisqursquoil lui barrait la voie Justice Δίκη Crsquoest comme si la voie dans laquelle il srsquoeacutetait engageacute identique agrave celle de ses pairs et consideacutereacutee comme valide conduisait en reacutealiteacute agrave une impasse qursquoil lui fallait donc changer drsquoorientation et proceacuteder drsquoune autre faccedilon

I 11-13 Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

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La description faite en ce passage par Parmeacutenide comprend un ensemble symbolique nouveau et deux figures connues Le premier se preacutesente sous la forme drsquoune porte dont certains deacutetails sont preacuteciseacutes le linteau le seuil les battants et la cleacute Les secondes sont laquo Justice raquo et le couple laquo Nuit raquo et laquo Jour raquo Le premier nrsquoest pas mentionneacute dans le corps du Poegraveme dont nous nrsquoavons il est vrai que des fragments Mais il est quasiment certain qursquoil nrsquoy figurait pas Il concerne la recherche elle-mecircme dont traite le proegraveme non les reacutesultats qursquoa pour objet le corps du Poegraveme Il doit certainement avoir avec la mention de lrsquoeacutequipage du char et des jeunes filles une signification capitale dans lrsquoeacuteconomie du proegraveme laquo Justice raquo et le couple laquo Nuit raquo et laquo Jour raquo en revanche sont bien connus pour faire partie inteacutegrante du corps du Poegraveme Ces deux figures fournissent pour reprendre agrave lrsquoEacuteleacuteate sa propre image la cleacute permettant drsquointerpreacuteter correctement les eacuteleacutements symboliques

La porte πύλαι est deacutefinie comme laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός κελεύθων (I 12) M Conche p 49 nrsquoen dit rien si ce nrsquoest qursquoil faut traduire avec beaucoup drsquoautres πύλαι par un singulier J Bollack p 79-81 consideacuterant que les mots du proegraveme laquo ne se rapportent qursquoagrave eux-mecircmes raquo et que le principe drsquointerpreacutetation laquo srsquoappuie sur lrsquoideacutee qursquoil srsquoagit drsquoune eacutetude du langage raquo p 69 lit ce passage selon cette perspective B Cassin se demande p 51-52 ndash mais sans apporter de reacuteponse ndash si laquo les portes des chemins de la nuit et du jour raquo sont laquo les portes du grand ciel et de lrsquoOlympe raquo de lrsquoIliade (V 749 sq) ou plutocirct comme dans lrsquoOdysseacutee (X 86) laquo lagrave ougrave le chemin du jour est tout pregraves de celui de la nuit raquo ou bien le Tartare de la Theacuteogonie (740) lagrave ougrave laquo la nuit et le jour se rencontrent et se saluent en se croisant raquo laquo Route ceacuteleste route infernale agrave quel texte se vouer raquo

Celui de Parmeacutenide me semble le plus sucircr Crsquoest dans la suite du Poegraveme nous le savons deacutesormais que se trouve la reacuteponse Les deux thegravemes laquo Nuit raquo Νύξ et laquo Jour raquo Ἢμαρ figurent plusieurs fois dans la deuxiegraveme partie du Poegraveme Le premier est toujours formuleacute de maniegravere identique par un seul mot laquo Nuit raquo Νύξ (VIII 59 IX 1 et 3 XII 2) le second en revanche est exprimeacute par plusieurs termes ou expressions synonymiques laquo Feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον Πῦρ (VIII 56) laquo Lumiegravere raquo Φάος (IX 1 et 3) ou simplement laquo Feu raquo Πῦρ (XII 1) Nous savons aussi que les reacutealiteacutes que deacutesignent ces termes forment le laquo corps raquo δέμας dont la laquo totaliteacute des choses raquo πάντα (IX 1) est constitueacutee qursquoelles sont des laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) et constituent des laquo formes raquo μορφαί (VIII 53) Chacune de ces deux cateacutegories de contraires est doteacutee de laquo forces qui lui sont propres raquo σφετέρας δυνάμεις (XI 2) Elles sont agrave eacutegaliteacute ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) Enfin elles demeurent sempiternellement du moins tant que entre elles persistera lrsquoeacutegaliteacute des forces Mais peut-ecirctre allons-nous deacutejagrave un peu trop vite du cocircteacute de la solution trouveacutee par lrsquoEacuteleacuteate et dans la relecture qursquoil a faite lui-mecircme de son propre parcours

Parmeacutenide dit en effet ne pas ecirctre lrsquoinventeur de la reacutepartition des choses entre ce qursquoil nomme les deux laquo formes raquo que sont laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo Il la preacutesente comme un acquis de la recherche faite par ses pairs Mais comme drsquoapregraves les sources disponibles il est le premier agrave user du terme de laquo forme raquo μορφή cette preacutesentation porte deacutejagrave la marque de la faccedilon nouvelle dont il envisage la question et qui lui permettra de la reacutesoudre Crsquoest ce que suggegravere lrsquoimage drsquoune porte verrouilleacutee

La porte qui lrsquoarrecircte dans sa course ne deacutesigne pas la porte drsquoentreacutee de la demeure de la deacuteesse Du chemin restera encore agrave faire pour y parvenir Elle est planteacutee lagrave sur le parcours Parmeacutenide dit qursquoelle eacutetait laquo eacutetheacutereacutee raquo αἰθέριαι Cet adjectif est un deacuteriveacute de αἰθήρ laquo eacutether raquo reacutegion supeacuterieure de lrsquoair le ciel En XI 2 lrsquoEacuteleacuteate le mentionne comme eacuteleacutement laquo commun raquo ξυνός au milieu des astres Deacutecrire la porte comme srsquoeacutelevant jusqursquoau ciel crsquoest agrave mon sens laisser entendre qursquoelle ouvre sur le monde consideacutereacute dans sa totaliteacute et formant

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un tout objectiveacute et donc que la question dont il traite et la reacuteponse qursquoil souhaite trouver concernent ce tout et mecircme ne valent que si elles le concernent

La porte se compose de deux parties La premiegravere est constitueacutee du chambranle dont seuls le laquo linteau raquo ὑπέρθυρον et le laquo seuil raquo οὐδός sont mentionneacutes La seconde forme les deux laquo battants raquo deacutenommeacutes ici θύρετραι les termes habituels eacutetant θύρα ou πύλη ce dernier seulement au singulier Le linteau et le seuil sont les eacuteleacutements fixes Ce sont eux qui tiennent la porte laquo des deux cocircteacutes raquo (ἀμφὶς ἔχει I 12) Grammaticalement le verbe ἔχει laquo tient raquo se rapporte seulement agrave laquo linteau raquo ὑπέρθυρον et lrsquoadjectif λάϊνος laquo de pierre raquo seulement agrave laquo seuil raquo οὐδός Mais il est eacutevident que le verbe ἔχει laquo tient raquo est agrave sous-entendre devant οὐδός laquo seuil raquo Cela vaut-il inversement pour lrsquoadjectif λάϊνος laquo de pierre raquo Qualifie-t-il aussi le linteau Pour ma part je serais tenteacute de le penser Mais ce nrsquoest pas une certitude Un linteau de pierre apparaicirctrait a priori plus robuste et plus durable qursquoun linteau de bois Lrsquoexpression laquo tient des deux cocircteacutes raquo ἀμφὶς ἔχει est agrave entendre de la maniegravere suivante Les gonds qui tiennent les battants de la porte ne sont pas fixeacutes aux jambages sur les cocircteacutes Ils srsquoenfoncent dans des crapaudines des trous creuseacutes aux extreacutemiteacutes du linteau et du seuil Il nrsquoest peut-ecirctre pas insignifiant que le mot image dont lrsquoEacuteleacuteate nomme les crapaudines est le mecircme que celui qui deacutesigne la boicircte au centre des moyeux σῦριγξ (I 6) Dans les deux cas il srsquoagit du point drsquoarticulation entre ce qui est fixe et ce qui est mobile

Il ne fait pas de doute que le linteau en haut et le seuil en bas symbolisent laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo les deux laquo formes raquo contraires dont tout le monde pense qursquoelles repreacutesentent en se les reacutepartissant la totaliteacute de ce qui existe Mais pour rendre compte agrave la fois de la permanence du monde et de son renouvellement complet tout aussi permanent tout le monde pense aussi que les reacutealiteacutes que ces formes repreacutesentent se succegravedent les unes aux autres comme le jour succegravede agrave la nuit et la nuit au jour Les deux ne sauraient en effet ecirctre en mecircme temps Mais une telle conception nrsquoest ni conforme agrave une exacte observation du reacuteel ni agrave la logique que lrsquoEacuteleacuteate deacutecouvre certainement agrave ce moment-lagrave Il est contraire au reacuteel que le mecircme puisse ecirctre disparaicirctre puis ecirctre agrave nouveau Le nouveau est neacutecessairement autre Pour qursquoune telle alternance puisse exister on doit supposer que quelque chose demeure sous le changement qursquoelle implique Heacuteraclite a certes raison drsquoaffirmer que tout change que rien de ce qui est ne demeure πάντα κινεῖται laquo tout se meut raquo πάντα ῥεῖ laquo tout srsquoeacutecoule raquo πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει laquo tout passe et rien ne demeure raquo215 Mais le laquo mobilisme universel raquo dont il srsquoest fait le heacuteraut ne peut ecirctre agrave lui-mecircme son propre support Le changement ne peut se produire que si laquo quelque chose raquo persiste sans quoi le changement lui-mecircme ne pourrait exister Quant agrave la logique il est impossible drsquoaffirmer qursquoune mecircme chose puisse en mecircme temps ecirctre et ne pas ecirctre ni qursquoelle soit un meacutelange des deux En conseacutequence la cleacute eacutepisteacutemique dont pensent pouvoir user ceux qui envisagent ainsi lrsquoexplication des choses est totalement inopeacuterante et trompeuse Elle ne peut ouvrir la porte Ou pour reprendre lrsquoautre image celle de la laquo voie raquo ὁδός le laquo chemin raquo κέλευθος qursquoils empruntent srsquoavegravere ecirctre une laquo impasse raquo (II 6)

Pour ouvrir la porte et poursuivre sur le bon chemin κέλευθος il faut recourir agrave laquo Justice raquo car crsquoest elle qui deacutetient la bonne cleacute

I 14 τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de lrsquoeacutechange

215 Texte et trad de J-Fr PRADEAU Heacuteraclite frg 12 13 et 15 p 206-208 lequel agrave lrsquoinverse de H DIELS et de M MARCOVICH considegravere ces fragments comme authentiques M CONCHE retient les deux derniers 136 et 135

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Par chance pour nous nous disposons drsquoun fragment dans lequel Δίκη est mentionneacutee et dans lequel sa fonction est deacutecrite Il srsquoagit du frg VIII agrave propos de ἔστιν laquo ldquoestrdquo est raquo

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquo ἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

Ce preacutecieux passage laisse clairement entendre que Δίκη laquo Justice raquo nrsquoest pas agrave comprendre en termes mythiques institutionnels ou juridiques mais uniquement en termes eacutepisteacutemiques Elle est la personnification des regravegles et exigences eacutepisteacutemiques elles-mecircmes

Elle intervient quand on enfreint ces regravegles agrave commencer comme dans ce frg VIII par le premier des principes neacutecessaires agrave toute eacutenonciation dont Parmeacutenide fait certainement alors la deacutecouverte celui drsquoexistence La voie que suivent les pairs de Parmeacutenide et sur laquelle il srsquoest lui-mecircme drsquoabord engageacute ne respecte pas ces regravegles Ils confondent laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo laquo pour eux ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8) Ou comme il est dit degraves le deacutebut du corps du Poegraveme ils pensent laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι (II 5) Mais ce nrsquoest pas parce qursquoils le pensent et peuvent le penser que cela est vrai Cette laquo voie nrsquoest pas vraie raquo οὐ γὰρ ἀληθής ὁδός (VIII 17-18) parce qursquoune telle conception ne respecte ni les regravegles eacutepisteacutemiques ni le reacuteel Ils franchissent donc une ligne qui ne peut en aucun cas ecirctre franchie sous peine de srsquoengager dans un laquo sentier totalement inexplorable raquo παναπευθέα ἀταρπόν (II 6) une laquo impasse raquo οὐ γὰρ ἀνυστόν mot agrave mot laquo qui ne fait pas aboutir raquo (II 7) ou autre image de se condamner agrave lrsquoerrance (cf laquo ils errent raquo πλάττονται VI 5 laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo πεπλανημένοι εἰσίν VIII 48) Ils font ce qui est une impossibiliteacute absolue laquo car on ne peut ni dire ni penser que laquo est raquo nrsquoest pas raquo οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι (VIII 8-9) laquo car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1) Crsquoest pourquoi la voie qursquoils suivent doit demeurer laquo impenseacutee et innommeacutee raquo ἀνόητον ἀνώνυμον (VIII 17) laquo Justice raquo Δίκη nrsquoy peut rien changer Elle ne peut changer ni le reacuteel ni les regravegles et relacirccher ses entraves pour permettre agrave laquo est raquo de naicirctre et de peacuterir (VIII 13-14) Elle ne peut donc donner une cleacute qui ouvrirait agrave une telle effraction

Elle peut mecircme chacirctier celui qui userait pourrait-on dire drsquoune fausse cleacute La justice eacutepisteacutemique est aussi intraitable que la justice institutionnelle Elle est πολύποινος laquo qui chacirctie fort raquo autre neacuteologisme inventeacute par Parmeacutenide M Conche p 50 ne dit rien quant au sens de cet adjectif dans la penseacutee parmeacutenidienne J Bollack et B Cassin lrsquointegravegrent dans lrsquointerpreacutetation de lrsquoadjectif donneacute agrave la cleacute ἀμοιϐούς laquo en eacutechange raquo et sur lequel je vais revenir Pour J Bollack le linteau et le seuil de pierre laquo repreacutesentent les deux masses

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extrecircmes qui encadrent comme la voucircte du ciel et la Terre le font pour le cosmos p 80-81 En conseacutequence laquo selon une reacutepartition qui fait penser au fragment drsquoAnaximandre les regravegnes ldquopayent chacunrdquo agrave lrsquoautre leur diffeacuterence raquo p 81 B Cassin dont J Bollack srsquoest peut-ecirctre inspireacute dit que les laquo cleacutes drsquoalternance raquo κληῖδας ἀμοιϐούς que deacutetient la justice laquo permettent agrave sa rigueur (polupoinos) de reacutetribuer drsquoeacutechanger faute contre chacirctiment et meacuterite contre reacutecompense raquo p 136 Il me semble que le dur chacirctiment auquel srsquoexpose celui qui ne respecte pas laquo Justice raquo qui ne suit pas scrupuleusement les regravegles eacutepisteacutemiques qursquoelle incarne est drsquoabord drsquoordre eacutepisteacutemique ecirctre dans lrsquoerreur et non dans le vrai Il connaicirct alors le triste sort de srsquoenfermer dans une impasse ou drsquoerrer Peine suppleacutementaire il nrsquoeacutechappera pas au discreacutedit qursquoentraicircnera la reacutefutation que lrsquoon fera de ses fausses affirmations (VII 5)

Mais si elle veut laquo chacirctier raquo ceux qui sont dans lrsquoerreur tout en affirmant qursquoils sont dans le vrai elle se doit de le deacutemontrer Et il nrsquoest de meilleure reacutefutation de lrsquoerreur que la deacutemonstration du vrai laquo Justice raquo se doit de fournir la laquo cleacute de remplacement raquo κληῖδας ἀμοιϐούς une cleacute capable drsquoouvrir les battants

Lrsquointerpreacutetation de lrsquoadjectif ἀμοιϐός comme agrave lrsquoaccoutumeacutee diverge grandement selon les interpregravetes certains allant mecircme jusqursquoagrave le neacutegliger Le Bailly le rend ainsi en franccedilais laquo qui est ou se fait en eacutechange ou en retour de raquo drsquoougrave substantiveacute laquo remplaccedilant au combat raquo (cf Iliade 13 793) Que voudrait donc dire une cleacute qui laquo serait en eacutechange raquo ou laquo en retour de raquo Lrsquoadjectif aurait-il un autre sens que ne mentionnerait pas le dictionnaire mais qui serait reacuteveacuteleacute par les autres mots de la mecircme famille Le verbe ἀμείϐω dont provient lrsquoadjectif ἀμοιϐός et qursquoemploie Parmeacutenide en VIII 41 pour parler du changement de couleurs signifie agrave lrsquoactif et au sens transitif laquo eacutechanger raquo laquo donner en eacutechange raquo ou simplement laquo changer raquo et au sens intransitif laquo prendre la place de raquo laquo succeacuteder agrave raquo Le Bailly cite une locution au participe preacutesent tireacutee de Pindare avec le sens de laquo alternativement raquo ἐν ἀμείϐοντι sens qui cette fois pourrait convenir en parlant drsquoune cleacute qui alternativement ouvrirait et fermerait Mais lrsquoalternance dont il srsquoagit nrsquoest pas exactement la mecircme Il y est question des arbres qui laquo ne veulent agrave tous cycles drsquoanneacutees porter fleur embaumeacutee drsquoune eacutegale richesse mais agrave tour de rocircle raquo J-P Savignac agrave qui je reprends cette traduction aussi exacte qursquoeacuteleacutegante216 rend lrsquoexpression en franccedilais par laquo agrave tour de rocircle raquo conformeacutement au sens intransitif du verbe crsquoest-agrave-dire laquo en se succeacutedant raquo Le substantif ἀμοιϐή a le mecircme sens que lrsquoadjectif laquo ce qui se fait ou se donne en eacutechange raquo dit le Bailly Dans Odysseacutee XIV 521 le laquo manteau de rechange raquo ἀμοιϐὰς χλαῖνα dont le porcher recouvre Ulysse est un manteau laquo eacutepais et gros raquo qursquoil a en reacuteserve pour remplacer son manteau habituel en cas de mauvais temps Sur cet adjectif ἀμοιϐάς Parmeacutenide a peut-ecirctre forgeacute lrsquoadverbe ἀμοιϐαδόν laquo alternativement raquo laquo lrsquoun apregraves lrsquoautre raquo pour deacutecrire le mouvement que font agrave lrsquoouverture les gonds de chacun des battants (I 19) Un autre adjectif tireacute du substantif ἀμοιϐή ἀμοιϐαῖος signifie dit toujours le Bailly laquo qui a lieu en retour en eacutechange en compensation raquo ou laquo qui se reacutepond alternatif raquo Certes si lrsquoon ne peut totalement exclure que par extension lrsquoadjectif ἀμοιϐός puisse deacutesigner un mouvement alternatif et donc convenir pour une cleacute qui va et qui vient qui ouvre et qui ferme cette possibiliteacute reste cependant peu probable Ce qualificatif comme les mots de la mecircme famille ne servent pas agrave deacutecrire un mecircme objet qui va dans un sens puis dans lrsquoautre mais diffeacuterentes entiteacutes objets ou individus qui se succegravedent se reacutepondent ou srsquoeacutechangent

En reacutealiteacute si certains comme Kranz et drsquoautres veulent trouver en ἀμοιϐός le sens qui semble convenir parfaitement agrave une cleacute agrave savoir laquo qui ouvre et qui ferme raquo crsquoest parce qursquoils prennent les cleacutes drsquoaujourdrsquohui comme modegraveles Or la litteacuterature ancienne et lrsquoarcheacuteologie

216 PINDARE Neacutemeacuteennes 11 43 trad J-P SAVIGNAC p 343

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reacutevegravelent que les cleacutes nrsquoavaient pas alors ce double usage Dans son ouvrage sur Parmeacutenide217 H Diels a rassembleacute et analyseacute les diffeacuterents teacutemoignages des auteurs anciens et des peintures sur vases Son eacutetude et ses scheacutemas ont eacuteteacute repris par R Vallois dans lrsquoarticle Sera du Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines de Ch Daremberg et Ed Saglio (t IV 2e partie p 1242-1243) et enfin par M Conche p 50-53 Or il ressort que la cleacute en tant que telle ne servait qursquoagrave ouvrir la porte non agrave la fermer La barre recourbeacutee en quoi consistait cette cleacute eacutetait introduite par un trou du vantail La manœuvre consistait agrave accrocher une barbe qui faisait saillie sur le verrou de maniegravere agrave le faire glisser hors de sa gacircche Il fallait donc une adresse certaine avoir le coup de main comme on dit pour effectuer cette opeacuteration La fermeture quant agrave elle se faisait au moyen drsquoune courroie ἱμάς que lrsquoon faisait passer autour du verrou pour le tirer agrave travers un autre trou du vantail On pourrait certes encore arguer que le pluriel κληῖδας laquo cleacutes raquo employeacute par Parmeacutenide au lieu du singulier κληΐς pourrait englober et la cleacute proprement dite et la courroie Je ne le pense pas Des raisons meacutetriques peuvent ecirctre suffisantes pour expliquer ce pluriel

On comprend que devant cette difficulteacute certains aient malgreacute tout chercheacute un sens agrave ἀμοιϐός qui puisse convenir en parlant de cleacute M Conche traduit par laquo adapteacute raquo p 45 Il srsquoen justifie en recourant agrave un argument pour le moins curieux car sans fondement linguistique laquo la clef doit ecirctre adapteacutee au verrou doit lui ldquocorrespondrerdquo crsquoest ce que signifie le mot ἀμοιϐούς raquo p 50 Le sens de laquo correspondre raquo nrsquoest nulle part attesteacute pour ἀμοιϐός ni envisageable J Fregravere p 144 eacutelude aussi le problegraveme en srsquoeacutecartant totalement du sens du mot laquo qui les ouvrent raquo (ie cleacutes qui ouvrent les battants) J Bollack respecte le sens fondamental du terme en traduisant laquo cleacutes de lrsquoeacutechange raquo p 79 Mais il nrsquoexplique pas son choix dans son commentaire Il nrsquoy mentionne mecircme pas du tout le rocircle de ces cleacutes L Couloubaritsis croit reacutesoudre la difficulteacute en consideacuterant qursquoil y a deux battants et donc que la cleacute sert laquo tour agrave tour raquo laquo cleacutes qui les ouvrent tour agrave tour raquo p 540 crsquoest-agrave-dire qui ouvre chacun des deux battants Mais cette interpreacutetation ne reacutepond ni au sens du mot ni aux donneacutees archeacuteologiques la cleacute glisseacutee par le trou du battant agrave ouvrir en premier pour atteindre le verrou fixeacute sur lrsquoautre battant ne servait qursquoune fois pour ouvrir entiegraverement la porte

Si lrsquoon veut parvenir agrave une interpreacutetation qui soit agrave la fois fidegravele au sens du mot et significative quant au propos de Parmeacutenide il nrsquoest qursquoagrave suivre le style drsquoeacutecriture que Parmeacutenide a adopteacute pour la premiegravere partie du proegraveme Ce nrsquoest pas la premiegravere fois en effet qursquoapparaicirct une discordance de sens assez forte entre deux termes lieacutes entre eux que le second ne se comprend pas agrave partir du mot qursquoil qualifie mais agrave partir de la reacutealiteacute dont ce mot est la meacutetaphore Ainsi par exemple le verbe πέμπον laquo deacutepecircchaient raquo (I 2) et lrsquoadjectif πολύφραστοι laquo si reacutefleacutechies raquo (I 4) agrave propos des cavales ἳπποι ou lrsquoadjectif πολύφημον laquo aux multiples discours raquo attribueacute agrave la voie ὁδόν (I 2) nrsquoont vraiment de sens que rapporteacutes agrave ce dont les cavales et la voie sont les meacutetaphores Comme si lrsquoEacuteleacuteate voulait drsquoembleacutee bien faire comprendre qursquoil ne doit pas ecirctre pris au pied de la lettre et selon un seul registre de discours Le qualificatif ἀμοιϐός doit donc me semble-t-il ecirctre interpreacuteteacute de la mecircme maniegravere en confrontant ce qui est dit ici de maniegravere imageacutee agrave la reacutealiteacute qursquoil repreacutesente

La deacutecouverte ou plutocirct la premiegravere seacuterie de deacutecouvertes et de trouvailles que Parmeacutenide a effectueacutee simplement figureacutee ici par une cleacute mais expliciteacutee dans le corps du Poegraveme a consisteacute drsquoune part agrave poser les principes eacutepisteacutemologiques qui srsquoimposent agrave toute penseacutee et agrave toute diction du vrai (partie deacutecouverte proprement dite) et drsquoautre part agrave bien distinguer entre ce qui est permanent et ce qui est mouvant et agrave trouver une explication permettant de comprendre leur articulation (partie plutocirct trouvaille) Du point de vue

217 H DIELS Parmenides Lehrgedicht Berlin 1897

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eacutepisteacutemique il affirme en premier lieu le principe drsquoexistence laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν et rejette le principe contraire celui de non-existence laquo ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo οὐκ ἔστι μὴ εἶναι (II 3) Ce dernier ne peut ecirctre qursquoun concept Ce double principe doit ecirctre la pierre de touche de tout eacutenonceacute qui entend ecirctre vrai Le principe de non-existence est la conseacutequence drsquoune faiblesse naturelle de la penseacutee Lrsquoune des particulariteacutes de la penseacutee en effet est de pouvoir srsquoillusionner de confondre le concept et le reacuteel de croire qursquoune chose est du seul fait de la penser et inversement de croire qursquoelle nrsquoest pas du seul fait de penser qursquoelle nrsquoest pas Agrave ce double premier principe il affirme eacutetroitement lieacutes agrave lui les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction lesquels impliquent neacutecessairement celui du tiers exclu Ils sont eux aussi directement mis en cause par ses pairs

Du point de vue de la reacutealiteacute la meacutetaphore de la porte suggegravere que la solution agrave lrsquoaporie agrave laquelle les thegraveses preacuteceacutedentes aboutissaient a eacuteteacute obtenue gracircce agrave des trouvailles dont lrsquoune a eacuteteacute drsquoeacutetablir une nette seacuteparation dans le reacuteel entre ce qui est permanent et ce qui est mouvant une autre de situer les laquo contraires raquo du cocircteacute du permanent et les reacutealiteacutes singuliegraveres du cocircteacute du mouvant la troisiegraveme enfin de trouver comment articuler entre eux ces deux ensembles La porte bloque parce que dans la conception de ses pairs elle forme justement un bloc Dans leur vision les eacuteleacutements fixes (le linteau et le seuil) et les eacuteleacutements mobiles (les portes) sont confondus LrsquoEacuteleacuteate a alors lrsquoideacutee pour deacutebloquer la situation drsquoanalyser le reacuteel selon deux plans distincts Le premier est celui des deux laquo formes raquo μορφαί (VIII 53) laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ (IX 1) Celles-ci ne relegravevent pas des laquo contingents raquo comme le dira Aristote Sinon elles seraient elles aussi mouvantes et eacutevanescentes Elles ne sont pas des reacutealiteacutes singuliegraveres Leur appellation (laquo forme raquo) indique qursquoelles ne sont pas des laquo ecirctres raquo des entiteacutes palpables comme tout ce qui existe Ce sont ndash autre trouvaille de lrsquoEacuteleacuteate ndash des laquo forces raquo δυνάμεις (IX 2) permanentes et intangibles comme nous le dirions aujourdrsquohui des lois naturelles Elles sont figureacutees par les eacuteleacutements fixes de la porte le linteau et le seuil Les battants en revanche figurent tout ce qui est mouvant crsquoest-agrave-dire la totaliteacute des reacutealiteacutes singuliegraveres πάντα tout ce qui naicirct et disparaicirct Quant agrave leur jonction et leur articulation elles sont assureacutees par le seul poteau qui de chaque cocircteacute les arrime agrave la fois au linteau et au seuil agrave savoir laquo Amour raquo sous lrsquoeacutegide de la laquo diviniteacute raquo

Le choix de lrsquoadjectif ἀμοιϐός nrsquoest donc pas agrave comprendre agrave partir du meacutecanisme physique de la cleacute mais agrave partir de la fonction symbolique que celle-ci occupe dans le propos parmeacutenidien Le modegravele que propose Parmeacutenide doit deacutesormais laquo remplacer raquo celui qui est deacutefendu par ses pairs B Cassin a noteacute parmi les textes auxquels Parmeacutenide a pu faire reacutefeacuterence un passage de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode ougrave il est dit ndash je reprends sa traduction ndash que laquo la nuit et le jour se rencontrent et se saluent en se croisant raquo (Theacuteogonie 749) laquo En se croisant raquo traduit le participe preacutesent moyen du verbe ἀμείϐω dont est tireacute lrsquoadjectif ἀμοιϐός Or le sens de ce participe nrsquoest pas laquo en se croisant raquo mais laquo lorsqursquoils se remplacent raquo ou laquo se succegravedent raquo Ici lrsquoadjectif ne peut deacutesigner le remplacement reacuteciproque de laquo Jour raquo et de laquo Nuit raquo comme le pensent les laquo mortels biceacutephales raquo mais la substitution du modegravele parmeacutenidien au leur Crsquoest lui qui ouvre la porte sur le chemin de la connaissance sur le chemin κέλευθος qui reacutesout la question de lrsquoantinomie que constituent les contraires laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo 218

218 laquo Chemin raquo est au pluriel κελεύθων Est-ce pour signifier que crsquoest agrave cet endroit que se fait la bifurcation entre le bon chemin que va suivre PARMENIDE et qui en ouvrant la porte fait la jonction entre les contraires sans les alteacuterer et le mauvais chemin que suivent ses pairs et qui se transforme en impasse Est-ce parce qursquoun chemin est celui de laquo Jour raquo et lrsquoautre de laquo Nuit raquo crsquoest-agrave-dire respectivement de la connaissance vraie et de lrsquoerreur sens particuliers que peuvent prendre eacutegalement laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo Il nrsquoest pas exclu que PARMENIDE

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I 15-17a Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο de la porte le verrou obstructeur

Si je comprends bien B Cassin p 136 la deacutemarche de seacuteduction effectueacutee par les jeunes filles aupregraves de Justice a peut-ecirctre pour but de la convaincre laquo drsquoeacutequilibrer le monde de tenir la balance entre la lumiegravere et la nuit raquo chose qui drsquoapregraves sa lecture du frg IX ne serait pas faite M Conche srsquoeacutetonne que les jeunes filles aient agrave seacuteduire la Justice laquo ce qursquoelles demandent nrsquoayant preacuteciseacutement rien que de juste raquo p 53 laquo Mais poursuit-il la nature de Dikegrave est neacutegative Son rocircle est de deacutevoiler [hellip] de deacutenoncer [hellip] les entorses agrave lrsquoordre naturel comme les actes ou paroles injustes des hommes de poursuivre les coupables [hellip] et de punir Dikegrave nrsquoa pas agrave se manifester drsquoelle-mecircme lorsqursquoil nrsquoy a eu aucun crime aucune faute Elle reste figeacutee De lagrave la neacutecessiteacute de la persuader accomplir ce agrave quoi elle nrsquoest pas obligeacutee est une faveur raquo p 53

Une autre interpreacutetation de la deacutemarche des jeunes filles aupregraves de Justice peut ecirctre donneacutee me semble-t-il si nous comprenons laquo jeunes filles raquo et laquo Justice raquo selon le sens et la fonction que leur donne Parmeacutenide dans son Poegraveme Il est clair si lrsquoon accepte mon interpreacutetation que cette deacutemarche ne saurait avoir pour objectif drsquoamener Justice agrave assouplir ses regravegles agrave faire une exception agrave accorder une faveur indue Cela est totalement exclu Elle ferait exactement le contraire de ce qursquoelle est et de ce qui est attendu drsquoelle Elle se nierait elle-mecircme Elle ferait ce qui a eacuteteacute deacuteclareacute comme une impossibiliteacute absolue laquo qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1 voir aussi VIII 12-18 rappeleacute ci-dessus agrave propos de I 14) Mais si lrsquoon se place du point de vue de la deacutemarche de Parmeacutenide deacutemarche qursquoil partage au deacutepart avec ses pairs les exigences eacutepisteacutemiques neacutecessaires agrave sa reacutealisation ne sont pas encore pleinement reacuteunies Certes elles sont espeacutereacutees mais elles sont eacutegalement redouteacutees parce que lrsquoon ne sait pas quelles elles sont exactement ni quelles sont leurs conditions Tout savoir produit sans leur connaissance sera agrave coup sucircr reacutefuteacute et deacuteconsideacutereacute parce qursquoerroneacute Elles sont un obstacle en tant qursquoelles sont meacuteconnues Il importe donc drsquoabord de les deacutecouvrir De cette deacutecouverte Parmeacutenide ne dit pas clairement comment il lrsquoa faite Il suggegravere que ce fut au terme drsquoune recherche qui lrsquoa obligeacute agrave remettre en cause le modegravele explicatif leacutegueacute par ses pairs agrave abandonner ses certitudes pour se mettre totalement agrave lrsquoeacutecoute de ce que pouvaient ecirctre ces regravegles de maniegravere agrave les avoir comme atout et non plus comme obstacle Ce nrsquoest pas laquo Justice raquo qursquoil a fallu convaincre de changer mais le chercheur Il est agrave noter que laquo Justice raquo ne donne pas la cleacute aux jeunes filles Crsquoest bien elle qui repousse le verrou Si les jeunes filles sont la figure du chercheur honnecircte et laquo Justice raquo celle des regravegles eacutepisteacutemiques crsquoest bien le fait drsquoacqueacuterir ces regravegles et de srsquoy soumettre qui deacutebloque la situation et permet de continuer la recherche Il est agrave noter que pour deacutecrire le retrait du verrou Parmeacutenide use du mecircme verbe ὠθέω-ῶ laquo repousser raquo (I 17) que pour deacutecrire celui du voile des jeunes filles (I 10) comme pour bien signifier que ce

fasse aussi allusion au moins implicitement au rituel drsquoinitiation des Mystegraveres drsquoEacuteleusis Selon P FOUCART

(Les Mystegraveres drsquoEacuteleusis p 398-401) lors de la premiegravere phase de lrsquoinitiation la τελετή dans une salle que pour cette raison les archeacuteologues appellent communeacutement le τελεστήριον laquo salle drsquoinitiation raquo on faisait passer les initieacutes des laquo teacutenegravebres agrave la lumiegravere raquo σκότους τε καὶ φωτὸς ἐναλλὰξ γενομένων (DION CHRYSOSTOME Or XII p 387 eacuted REISKE) et on leur montrait que apregraves la mort ils seraient jugeacutes laquo dans la plaine au carrefour formeacute de deux routes (τὼ ὁδώ) qui conduisent lrsquoune aux Iles des Bienheureux et lrsquoautre au Tartare raquo (PLATON Gorgias 524a trad M CANTO-SPERBER p 505)

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verrou est bien drsquoordre eacutepisteacutemologique Du moins est-ce ainsi que je comprends cette deacutemarche de seacuteduction et de persuasion

I 17b-21 ταὶ δὲ θυρέτρων En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

La suie du reacutecit continue avec la sous-meacutetaphore du char Lrsquoobstacle eacutepisteacutemologique qui empecircchait la recherche drsquoavancer est entiegraverement leveacute remplaceacute par la nouvelle theacuteorie La libeacuteration est telle que les battants semblent srsquoenvoler (cf le participe passeacute ἀναπτάμεναι laquo srsquoeacutetant envoleacutees raquo du v 18 reprenant lrsquoadverbe ἀπτερέως laquo agrave tire drsquoailes raquo du v preacuteceacutedent) deacutegageant la totaliteacute de lrsquoouverture Il nrsquoy a plus aucune entrave pour mener la recherche Lrsquoeacutequipage peut mecircme foncer La voie est toute droite ἰθύς et se transforme en laquo grand-route raquo ἀμαξιτός

Lrsquoouverture des battants est mecircme faciliteacutee par la qualiteacute de leur eacutetat LrsquoEacuteleacuteate preacutecise en effet que les gonds couverts de cuivre ou reposant sur une coupelle de cuivre πολυχάλκους sans doute pour en faciliter la rotation eacutetaient laquo tous deux garnis de clous et de pointes raquo γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε (I 20) Le participe parfait ἀρηρότε donne une preacutecision technique Il est au duel Il nrsquoy a donc que deux gonds un pour chaque battant Un battant nrsquoest donc pas tenu par deux gonds un en bas avec une ferrure fixeacutee en dessous et un en haut avec ferrure fixeacutee au-dessus Il est drsquoune seule piegravece de bas en haut faisant ainsi le lien entre le seuil et le linteau entre laquo Nuit raquo et laquo Lumiegravere raquo Comme je lrsquoai deacutejagrave dit il figure laquo Amour raquo qui fait la jonction entre les contraires et retourne leur contrarieacuteteacute en collaboration beacuteneacutefique et productrice des ecirctres singuliers

La situation preacutesente contraste fortement avec celle du deacutepart Le char bien que parfaitement conccedilu grinccedilait et menaccedilait de gripper tant la recherche eacutetait laborieuse et incertaine (I 6-7) Ici aucun grincement dans le mouvement des portes et des gonds dans les crapaudines (σύριγγες) plus aucun crissement qui surgisse du frottement de lrsquoessieu et de la boicircte La recherche peut ecirctre poursuivie en toute tranquilliteacute et assurance LrsquoEacuteleacuteate ne dit rien quant agrave son contenu Il suggegravere seulement qursquoelle allait de soi comme deacutecoulant logiquement Ce qursquoelle impliqua et les deacutecouvertes ou trouvailles auxquelles elle donna lieu est agrave chercher dans le corps du Poegraveme agrave lrsquoexception peut-ecirctre des derniegraveres deacutecouvertes rattacheacutees agrave la laquo diviniteacute raquo-laquo deacuteesse raquo δαίμων-θεά qui en sont lrsquoaboutissement Nous en avons deacutejagrave noteacute un certain nombre concernant la logique et les principes drsquoexistence de non-existence drsquoidentiteacute et de non-contradiction Drsquoautres concernent le langage en particulier ce qui touche agrave la valeur de certaines formes verbales et agrave leurs rapports entre elles (lrsquoindicatif preacutesent agrave la troisiegraveme personne du singulier ndash ἒστι ndash lrsquoinfinitif ndash εἶναι ndash et le participe ndash ἐoacuteν) drsquoautres le rapport entre le langage le reacuteel et la penseacutee drsquoautres enfin les diffeacuterents plans selon lesquels on peut saisir le reacuteel et le nommer pour bien distinguer entre ce qui est permanent et ce qui est eacutevanescent entre ce qui relegraveve du tout en tant que tel et de chaque singulariteacute lrsquoemploi du

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mecircme terme ἐόν laquo eacutetant raquo pour deacutesigner les uns et les autres eacutetant une ideacutee aussi juste qursquooriginale

3 Lrsquoaccueil de la deacuteesse I 22-28a

Le parcours initial srsquoachegraveve par lrsquoarriveacutee agrave la demeure de la laquo deacuteesse raquo θεά lrsquoaccueil bienveillant que celle-ci lui reacuteserve et le jugement qursquoelle porte sur sa deacutemarche

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en [dehors des sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

I 22 Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατοhellip laquo Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillancehellip raquo

La diviniteacute chez laquelle parvient Parmeacutenide nrsquoest plus appeleacutee δαίμων laquo diviniteacute raquo comme au deacutebut du proegraveme mais θεά laquo deacuteesse raquo Cette nouvelle deacutenomination pose la question de savoir si lrsquoentiteacute ainsi nommeacutee ici en I 22 est la mecircme que

‒ la δαίμων qui en I 3 laquo fait chuter tout homme qui sait raquo ἣ κατὰ πάντrsquoαὐτῇ φέρει εἰδότα φῶτα (I 2-3)

‒ la δαίμων qui en XII 3-4 laquo gouverne tout car elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo ἣ πάντα κυϐερνᾷ πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει

‒ et qui en XIII laquo imagina Amour comme le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον μέν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων

‒ enfin la δαίμων qui selon moi en XVI 1 laquo fait le meacutelange des membres aux courbes multiples raquo ἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων

Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord entre eux Pour M Conche par exemple p 227 la θεά du proegraveme et la δαίμων des frg XII et XIII sont aussi nettement distinctes que le Jour et la Nuit Mais cette distinction srsquoeacutevanouit dans son propos puisqursquoil dit de la premiegravere qursquoelle nrsquoest rien drsquoautre qursquolaquo une fiction individuelle une fiction du poegravete-philosophe raquo p 57 et de la seconde qursquoelle laquo nrsquoa drsquoautre deacutetermination que celle indiqueacutee dans le discours raquo p 227 B Cassin dit de son cocircteacute que lrsquolaquo on ne peut eacutevidemment pas assimiler la deacutemone de lrsquoengendrement et la diviniteacute-deacuteesse du prologue lrsquoune fait tout simplement partie du discours de lrsquoautre raquo p 190

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Savoir si la θεά de I 22 est identique ou non agrave la δαίμων qui est mentionneacutee en I 3 et ailleurs agrave plusieurs reprises nrsquoest pas une question secondaire ou neacutegligeable Elle est mecircme de la plus grande importance Donneacutee au deacutebut du proegraveme comme unique deacuteterminant de la voie de la recherche (ἐς ὁδὸν πολύφημον δαίμονος laquo vers la voie aux multiples discours de la diviniteacute raquo I 2-3) et agrave la fin comme celle qui en est le terme et lrsquoaboutissement (ἱκάνων ἡμέτερον δῶ laquo parvenant agrave notre demeure raquo I 25) la laquo diviniteacute raquo-laquo deacuteesse raquo doit revecirctir une fonction capitale dans le systegraveme parmeacutenidien Mais comme pour bien drsquoautres termes en particulier pour un certain nombre drsquoadjectifs rencontreacutes dans le proegraveme la signification du mot doit ecirctre chercheacutee avant tout dans la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne La nouvelle qualification en θεά qui nrsquoest pas ameneacutee pour des raisons meacutetriques pourrait indiquer que lrsquoentiteacute qursquoelle recouvre assume trois types de fonctions diffeacuterentes et recueille ainsi sous son nom geacuteneacuterique les derniegraveres trouvailles de lrsquoEacuteleacuteate

Le premier type de fonctions regroupe celles qui dans le Poegraveme sont attribueacutees agrave la laquo diviniteacute raquo δαίμων et agrave laquo Amour raquo Ἔρως qualifieacute de laquo dieu raquo θεoacuteς (XIII) deux des derniegraveres trouvailles majeures de Parmeacutenide La nature de la δαίμων est drsquoecirctre une laquo force raquo comme son nom lrsquoindique et plus preacuteciseacutement laquo une force qui attribue raquo en respectant neacutecessairement certaines contraintes ce qui la rapproche de lrsquoideacutee de laquo Justice raquo et de celle de laquo Destin raquo crsquoest-agrave-dire de donneacutees de fait sur lesquelles rien ni personne ne peut agir et que lrsquoon ne peut que constater Placeacutee laquo au centre raquo ἐν μέσῳ (XII 3) de tout cette force principalement rationnelle a pour premiegravere fonction de maintenir lrsquoeacutequilibre entre les laquo formes contraires raquo (formes qui sont aussi des forces) de sorte que le monde qui nrsquoest fait que de singulariteacutes contingentes se maintienne constamment La seconde fonction est pour passer des laquo formes raquo immuables aux ecirctre singuliers de produire et de diriger (laquo elle imagina raquo μητίσατο XIII) une autre laquo force raquo capable quant agrave elle de convertir en forces creacuteatrices les forces contraires de laquo Jour raquo et de laquo Nuit raquo qui sans elle chercheraient agrave srsquoentredeacutetruire le laquo dieu raquo laquo Amour raquo (XIII) Pas plus que la δαίμων laquo Amour raquo nrsquoest un dieu personnel Il nrsquoest lui aussi qursquoune proprieacuteteacute de la laquo nature raquo Il repreacutesente le versant dynamique eacutemotionnel et affectif de la δαίμων Il est clair deacutesormais que les laquo forces contraires raquo que sont laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo bien que constituantes de la φύσις ne sont pas du mecircme ordre que les ecirctres qursquoelles permettent de produire et qursquoelles ne sont pas affecteacutees par leurs apparitions et transformations Il est clair aussi qursquolaquo Amour raquo qursquoinvente alors Parmeacutenide pour reacutesoudre la question de lrsquoarticulation entre ce qui est permanent et ce qui et mouvant pour ecirctre le gond qui articule les battants au linteau et au seuil est une force du mecircme type Comme les lois laquo naturelles raquo de nos physiciens elles sont universelles et atemporelles219 Cette notion de laquo force raquo δύναμις est je crois une trouvaille sinon une deacutecouverte fondamentale faite par lrsquoEacuteleacuteate celle qui en faisant sortir drsquoune conception laquo mateacuterialiste raquo et laquo essentialiste raquo des choses lui a permis de reacutesoudre lrsquoantinomie jusqursquoalors insoluble entre la permanence et le mouvement Elle constitue le terme de sa recherche et la cleacute de voucircte de son systegraveme

Le second type de fonctions qursquoassume la θεά est de figurer lrsquointelligence humaine dans ce qursquoelle a de proprement rationnel le νoacuteος (ou νοῦς) Dans le frg XVI comme je crois lrsquoavoir deacutemontreacute au chapitre preacuteceacutedent Parmeacutenide assimile lrsquoactiviteacute de lrsquolaquo intelligence humaine raquo νoacuteος et celle de la δαίμων laquo En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange des membres aux courbes multiples ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose qursquoen toutes choses et en tout raquo La δαίμων est pour la totaliteacute des choses ce qursquoest le νoacuteος pour un individu humain mecircme si comme je lrsquoai noteacute crsquoest lrsquointelligence humaine qui a servi

219 Pour les physiciens drsquoaujourdrsquohui la notion drsquoatemporaliteacute ne vaut qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoun laquo temps propre raquo

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de modegravele pour penser la laquo diviniteacute raquo Les deux sont une production de la φύσις une proprieacuteteacute des ecirctres et des choses et non des entiteacutes autonomes Elles apparaissent et disparaissent avec eux Elles sont laquo au centre raquo ἐν μέσῳ (XII 3) pour la laquo diviniteacute raquo le laquo cœur raquo ἦτορ pour lrsquolaquo intelligence raquo avec ce sens nouveau de laquo centre raquo qursquoil prend chez Parmeacutenide en I 29 (voir aussi la position du νoacuteος au centre de la proposition en IV 1 ὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως) Les verbes φρονέειν laquo penser raquo (XVI 3) κυϐερνᾶν laquo gouverner raquo (XII 3) et μητίεσθαι laquo imaginer raquo (XIII) indiquent une activiteacute complexe que les traductions franccedilaises ne peuvent rendre correctement mais que lrsquoexpression actuelle laquo activiteacute ceacutereacutebrale raquo pourrait rassembler si du moins on considegravere que les Grecs attribuent au laquo cœur raquo φρήν (dont φρονέειν deacuterive) ou ἦτορ ce que nous nous attribuons au cerveau La laquo penseacutee raquo y occupe laquo la plus grande partie raquo τὸ πλέον (XVI 4) Mais agrave la diffeacuterence de la δαίμων qui nrsquoeacutetant pas un dieu identifiable et personnalisable ne srsquoexprime pas lrsquointelligence humaine est individuelle et doueacutee de la parole

Le troisiegraveme type de fonctions de la θεά enfin qui justifie aussi la deacutenomination de θεά est drsquoeacutecarter toute reacutefeacuterence agrave une reacuteveacutelation divine en en prenant la forme pour exprimer une deacutemarche et une connaissance purement humaines La fin du proegraveme et tout le corps du Poegraveme nrsquoont rien drsquoune reacuteveacutelation Ils sont un discours savant tel qursquoun homme se soumettant agrave des regravegles eacutepisteacutemiques parvient agrave en eacutenoncer un sur le monde En mettant le discours savant dans la bouche de la deacuteesse en le preacutesentant mecircme comme si crsquoeacutetait le fruit drsquoune initiation Parmeacutenide parachegraveve la substitution qursquoil opegravere des discours mythologiques et religieux notamment ceux des Mystegraveres et des oracles Par exemple dans lrsquoHymne I agrave Deacutemeacuteter que Parmeacutenide a pu connaicirctre puisque sa composition drsquoapregraves son eacutediteur dans la collection des Belles Lettres remonterait laquo aux derniegraveres anneacutees de lrsquoautonomie eacuteleusinienne ndash peu avant 610 raquo220 Deacutemeacuteter est le plus souvent deacutesigneacutee par le simple mot θεά laquo deacuteesse raquo Pour signifier cette substitution le terme theacutea est mecircme beaucoup plus fort que le terme daimocircn eacutenonceacute degraves le deacutepart agrave la place du mot laquo recherche raquo

Ce sont certainement toutes ces reacutefeacuterences et concordances qursquoentend suggeacuterer lrsquoEacuteleacuteate lorsqursquoil dit que la deacuteesse le reccedilut avec bienveillance et lui prit la main droite dans sa main Dans le mecircme temps il exprime la profonde uniteacute qui preacuteside agrave lrsquoorganisation du monde dans sa totaliteacute et qursquoil appelle laquo transmonde raquo diakosmos

Jrsquoai deacutejagrave noteacute qursquoHeacuteraclite pensait que gracircce au λόγος laquo raison raquo et laquo parole raquo lequel est commun agrave tous lrsquohomme est capable de saisir lrsquolaquo harmonie invisible raquo ἁρμονία ἀφανής qui unit les contraires laquo Ceux qui parlent de faccedilon reacutefleacutechie ξὺν νῷ doivent neacutecessairement srsquoappuyer sur ce qui est commun ξυνῷ agrave toushellip raquo laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun ξυνῷ mais alors que la raison est en commun ξυνοῦ la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une reacuteflexion particuliegravere ἰδίαν ἔχοντες φρoacuteνησιν raquo221 laquo De cette explication qui existe toujours les hommes demeurent ignorants ἀξύνετοι raquo222 laquo Ignorants ἀξύνετοι alors qursquoils eacutecoutent ils ressemblent agrave des sourds raquo223 Lrsquoadjectif ἀξύνετος qui est ici traduit par laquo ignorant raquo signifie proprement laquo qui ne met pas ensemble raquo crsquoest-agrave-dire qui ne voit pas les liens invisibles qui unissent malgreacute les deacutesaccords visibles Parmeacutenide va beaucoup plus

220 J HUMBERT Homegravere Hymnes p 39

221 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 119 1 et 2 p 300 (DK 22 B 114 et B 2 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57 et 7)

222 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 77 p 263 (DK 22 B 1 M MARCOVICH 1 M CONCHE 2)

223 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 71 3 p 257 (DK 22 B 34 M MARCOVICH 2 M CONCHE 3)

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loin Cette harmonie invisible que lrsquointelligence est capable de saisir dans les choses elle y est reacuteellement gracircce au couple laquo diviniteacute raquo-laquo Amour raquo qui dans le monde comme chez lrsquohomme tire de la force permanente des contraires le contraire de ce qursquoelle devrait produire si elle eacutetait laisseacutee agrave elle-mecircme lrsquoexistence de tout ce qui existe LrsquoEacuteleacuteate pense avoir surmonteacute la contradiction qui enfermait ses pairs et proposeacute un systegraveme drsquoexplication de la totaliteacute des choses agrave la fois conforme aux exigences eacutepisteacutemiques et agrave la reacutealiteacute Ce dispositif constitutif de lrsquoordre du monde en son entier ndash il est laquo semblable en tout raquo ἐοικώς πάντα ndash il le nomme laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60)

I 24-25 ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

Agrave partir de lagrave le reacutecit change de locuteur Ce nrsquoest plus Parmeacutenide qui parle mais la θεά personnification du discours savant Par cette autre substitution lrsquoEacuteleacuteate signifie que le discours qursquoil tient est un discours qui nrsquoest plus vraiment le sien il est universel et chacun peut le faire sien

La deacuteesse alias Parmeacutenide rameneacute agrave sa pure capaciteacute intellectuelle porte drsquoabord un jugement sur le parcours effectueacute Elle en rappelle les deux principaux ressorts les cavales symbole de lrsquolaquo ardeur raquo θυμός (I 1) et de la reacuteflexion approfondie πολύφραστοι (I 4) plutocirct agrave mettre du cocircteacute de la composante psychique qui est en chacun laquo Amour raquo les jeunes filles repreacutesentant la composante intellectuelle pure νόημα

La deacuteesse preacutecise ensuite ce qui laquo a deacutepecirccheacute raquo Parmeacutenide sur la voie de recherche qui a eacuteteacute la sienne Ce nrsquoest pas laquo Destin mauvais raquo Μοῖρα κακή mais laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε Seule Δίκη apparaicirct dans le corps du Poegraveme agrave propos de ἔστιν (VIII 13-15) et elle a deacutejagrave eacuteteacute nommeacutee dans le proegraveme (cf plus haut I 14-17) Elle repreacutesente les regravegles eacutepisteacutemiques dans toute leur rigueur

I 26-28a χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en [dehors des sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

Le terme θέμις figure bien dans le corps du Poegraveme dans le mecircme fragment que Δίκη mais agrave propos de τὸ ἐόν (frg VIII 32) Mais ce serait forcer le texte que drsquoy voir comme ici une personnification divine Il ne srsquoagit que de lrsquoexpression courante θέμις ἐστίν laquo il est permis raquo οὐ θέμις ἐστίν laquo il nrsquoest pas permis raquo laquo la puissante Neacutecessiteacute le [ie ce qui est] tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι (VIII 32-35) Lrsquoeacutetymologie de θέμις a donneacute lieu agrave divers hypothegraveses sans qursquoaucune ne se soit imposeacutee224 Pas plus que les autres laquo diviniteacutes raquo ou abstractions personnifieacutees et diviniseacutees la Θέμις du proegraveme terme que jrsquoai rendu par laquo Droit raquo nrsquoest agrave comprendre agrave partir de la mythologie Ici elle est associeacutee agrave Δίκη laquo Justice raquo Elle la renforce en soulignant la notion de laquo regravegle raquo ou de laquo loi raquo selon laquelle

224 Cf P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 411-412

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preacuteciseacutement le laquo jugement juste raquo δίκη peut et doit ecirctre rendu Elle souligne que ces regravegles ou lois eacutepisteacutemiques srsquoimposent comme de lrsquoexteacuterieur et qursquoelles ne deacutependent en aucun cas du bon vouloir humain Elles ne sont pas des inventions mais des deacutecouvertes La connaissance du vrai est agrave ce prix

Drsquoapregraves Heacutesiode les Μοῖραι laquo Destineacutees raquo seraient tantocirct filles de la Nuit (Theacuteogonie 217) tantocirct filles de Zeus et de Theacutemis ((Theacuteogonie 904) Mais la Μοῖρα dont il est question ici est uniquement agrave comprendre comme lrsquoantithegravese de laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε Elle ne renvoie pas agrave une laquo Destineacutee raquo implacable et en lrsquooccurrence meacutechante qui aurait enfermeacute Parmeacutenide dans ses rets Elle ne renvoit pas non plus comme en VIII 37 agrave lrsquoordre mecircme des choses auquel rien ni personne ne peut changer quoi que ce soit Ici Elle signifie simplement comme le vers suivant le dit clairement que Parmeacutenide ne srsquoest pas laisseacute laquo enchaicircner raquo (cf VIII 37) par la doxa commune cette laquo part partageacutee raquo agrave noter que le mot εἱμαρμένη ndash litteacuteralement laquo la partageacutee raquo ndash est tireacute de la mecircme racine que Μοῖρα un autre nom du Destin Auquel cas cet enchaicircnement aurait eacuteteacute catastrophique (cf κακή) le bloquant dans sa recherche Celle-ci a eacuteteacute libeacutereacutee justement parce qursquoil srsquoest soumis aux regravegles eacutepisteacutemiques les seules qui affranchissent des erreurs qui empecircchent drsquoavancer En preacutecisant que la voie qursquoil a suivie laquo est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des sentiers battus raquo ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν (I 29) la deacuteesse souligne certainement lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche originaliteacute dont il peut ecirctre fier mais elle indique aussi que cet eacutecart par rapport aux autres est en reacutealiteacute un maintien dans la bonne direction le bon laquo chemin raquo κέλευθος (cf I 11 II et VI 9) Ce sont les autres qui se sont mis agrave lrsquoeacutecart de la voie laquo droite raquo (cf πλάττονται laquo ils errent raquo VI 5 et πεπλανημένοι εἰσίν laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo VIII 54) et se sont engageacutes dans une impasse (cf οὐ γὰρ ἀνυστόν laquo il nrsquoaboutit pas raquo II 7) Les contraintes eacutepisteacutemiques sont donc libeacuteratrices Qui les respecte scrupuleusement Parmeacutenide ou quiconque laquo est indeacutepassable raquo ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ laquo afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse raquo (VIII 61)225

225 Qursquoil me soit permis de faire ici une remarque Si la recherche meneacutee par PARMENIDE nrsquoa pas eacuteteacute affecteacutee par laquo Destineacutee mauvaise raquo on ne saurait en dire autant de sa reacuteception par la posteacuteriteacute tant elle fut et est resteacutee incomprise

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Chapitre IV section C

Plan et optique I 28b-32

Avec la mention de laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε srsquoarrecircte non pas le discours

precircteacute agrave la deacuteesse mais un mode drsquoexpression que lrsquoon pourrait qualifier drsquoeacutepique et meacutetaphorique Agrave partir de I 28b commence le discours savant qui sera celui du corps du Poegraveme La fin du proegraveme en annonce le plan et lrsquooptique geacuteneacuterale selon laquelle le propos sera tenu

1 Plan I 28b-30

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

I 28b χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

Il y a deux faccedilons de comprendre le pronom πάντα laquo tout raquo Soit on en fait un compleacutement drsquoobjet direct de πυθέσθαι laquo srsquoenqueacuterir raquo et dans ce cas les deux propositions qui suivent en sont des attributs qui en explicitent le contenu soit on en fait un adverbe laquo en tout raquo et les deux propositions suivantes sont les compleacutements drsquoobjet direct de πυθέσθαι laquo srsquoenqueacuterir raquo

Nos traducteurs de reacutefeacuterence optent tous pour la premiegravere solution B Cassin laquo il faut que tu sois instruit de tout et du cœurhellip et de cehellip raquo p 72 J Fregravere laquo il faut que tu sois instruit de toutes choses aussi bienhellip quehellip raquo p 144 J Bollack laquo il trsquoest utile de tout apprendre raquo p 97 L Couloubaritsis laquo tu dois trsquoenqueacuterir de toutes choses drsquoune parthellip drsquoautre part raquo p 540 M Conche laquo il faut que tu sois instruit de tout agrave la foishellip ethellip raquo p 43

La seconde solution me semble preacutefeacuterable Nous savons que lrsquointention de Parmeacutenide nrsquoest pas de laquo tout raquo connaicirctre Il nrsquoa pas la preacutetention au demeurant absurde parce qursquoimpossible drsquoecirctre un laquo polymathe raquo De ce point de vue il fait sienne lrsquoaccusation drsquoHeacuteraclite En revanche il entend bien embrasser les choses dans leur totaliteacute en les envisageant comme un tout crsquoest-agrave-dire comme une uniteacute organiseacutee sinon organique agrave lrsquoimage drsquoun corps vivant (cf δέμας laquo corps vivant raquo VIII 55 μελέων laquo membres raquo XVI 1 et 3) Nous avons deacutejagrave rencontreacute πάντα ayant une valeur adverbiale laquo en tout raquo en un passage cleacute du Poegraveme En VIII 60 la deacuteesse annonce qursquoelle va lui reacuteveacuteler le transmonde laquo semblable en tout raquo laquo Quant agrave moi je te reacutevegravele le transmonde semblable en tout raquo τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω La connaissance que lrsquoEacuteleacuteate a chercheacute agrave acqueacuterir et

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qursquoil transmet est celle qui lui permet de deacutegager les lois et principes geacuteneacuteraux qui gouvernent le monde dans sa globaliteacute et qui srsquoappliquent partout parce qursquouniversels

B Cassin J Fregravere et M Conche traduisent le verbe πυθέσθαι par laquo sois instruit raquo Cette traduction pourrait laisser entendre que la connaissance que Parmeacutenide va acqueacuterir est le fruit drsquoune reacuteveacutelation Il est vrai que en VIII 60 jrsquoai moi-mecircme traduit le verbe φατίζω par laquo je reacutevegravele raquo agrave un endroit ougrave il est deacutesormais bien clair qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune reacuteveacutelation Il est vrai aussi que la mise en scegravene du deacutebut du proegraveme met Parmeacutenide en position de beacuteneacuteficiaire de la recherche et non directement comme son auteur Il est vrai enfin que le discours qui est tenu est mis sur les legravevres drsquoune deacuteesse telle une reacuteveacutelation faite agrave un initieacute Mais le verbe πυνθάνομαι laquo chercher agrave savoir raquo laquo srsquoenqueacuterir raquo nrsquoest pas un verbe passif mais un moyen agrave valeur active Ce qui est affirmeacute ici est que Parmeacutenide est bien lrsquoauteur de la recherche qursquoil a meneacutee La fiction qui lui fait precircter agrave drsquoautres que lui (les jeunes filles laquo Justice raquo la deacuteessehellip) lrsquoinitiative et la responsabiliteacute de la deacutemarche nrsquoa drsquoautre but que de bien souligner que la validiteacute de sa recherche deacutepend des conditions eacutepisteacutemiques rigoureuses auxquelles il srsquoest soumis et en mecircme temps qursquoelle suit une deacutemarche qui se substitue agrave celle drsquoune reacuteveacutelation

Le choix du verbe πυθέσθαι par Parmeacutenide a aussi je pense une autre signification Il paraicirct eacutetrange en effet que la deacuteesse invite son hocircte agrave entreprendre la recherche alors que drsquoune part elle vient de reconnaicirctre que en arrivant chez elle il est parvenu drsquoune certaine faccedilon agrave son terme et que drsquoautre part lrsquoexposeacute qui va suivre est la preacutesentation des reacutesultats de cette recherche Cette anomalie srsquoexplique me semble-t-il si par-delagrave lrsquoexposeacute des reacutesultats de sa propre recherche Parmeacutenide par le truchement de la deacuteesse veut montrer que sa deacutemarche est exemplaire et inviter son lecteur non seulement agrave en accepter les reacutesultats mais eacutegalement agrave la faire sienne et agrave la poursuivre pour son propre compte Nul nrsquoest deacutepasseacute lorsqursquoil respecte scrupuleusement les exigences eacutepisteacutemiques (cf VIII 61)

I 29-30 ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

Je me suis deacutejagrave expliqueacute au chapitre I sur le sens qursquoil faut reconnaicirctre aux deux particules ἠμέν et ἠδέ que je lis agrave la place des articles ἡ μέν laquo lrsquoune raquo et ἡ δέ laquo lrsquoautre raquo des eacutediteurs Si en II 3 et 5 elles ont une valeur uniquement disjonctive (= laquo soithellip soithellip raquo) ici elles ont en plus une valeur accumulative (= laquo ethellip ethellip) Les deux domaines dont Parmeacutenide ou tout chercheur doit srsquoenqueacuterir sont bien distincts et sont bien tous deux agrave connaicirctre Crsquoest lrsquoun et lrsquoautre et non lrsquoun ou lrsquoautre comme en II 3 et 5 La lecture du corps du Poegraveme permet de dire que les deux domaines en question sont ceux de la premiegravere et de la seconde partie la premiegravere axeacutee sur les conditions de la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη en tant que voie drsquoaccegraves au vrai la seconde sur les δόξαι laquo opinions raquo comprises comme discours savants que les laquo mortels raquo peuvent tenir sur le monde Les deux mots ἀληθείη et δόξαι qui les reacutesument ici seront repris pour lrsquoun tout au deacutebut de la premiegravere partie (II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin ndash il suit veacuteriteacute ndash raquo) et comme son dernier terme (VIII 51a ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα ἀμφὶς ἀληθείης laquo Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables concernant la veacuteriteacute raquo) pour lrsquoautre comme le premier mot de la seconde partie (VIII 51b δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας μάνθανε laquo Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels raquo) et dans le dernier fragment (XIX 1 Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent et qursquoelles sont maintenant raquo) Il nrsquoy a aucun doute agrave avoir agrave ce sujet

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Δόξα (I 30 VIII 51 XIX 1) deacutesigne drsquoune maniegravere geacuteneacuterale le reacutegime de toute penseacutee Elle laquo peacutenegravetre tout en tout raquo (I 32) La traduction habituelle par laquo opinion raquo tireacutee du latin opinio rend bien le terme grec avec cependant une petite restriction agrave savoir qursquoun Grec lorsqursquoil entend ou prononce ce mot ne peut le couper totalement drsquoun autre sens que preacutesente le verbe δοκέω-ῶ dont il deacuterive laquo paraicirctre raquo et dont Parmeacutenide use juste apregraves du participe preacutesent δοκοῦντα comme un synonyme de δόξαι (I 31) laquo Opinion raquo est le versant penseacute de ce qui est perccedilu ce perccedilu eacutetant drsquoabord saisi pour autant qursquoil laquo paraicirct raquo La saisie intellectuelle des choses en ce qursquoelles sont reacuteellement et veacuteritablement nrsquoest pas immeacutediate Elle est meacutediatiseacutee par un laquo paraicirctre raquo qui peut ecirctre laquo trompeur raquo tant du cocircteacute de lrsquoobjet perccedilu que du sujet percevant (VIII 52) Crsquoest pour cette raison que le reacuteel saisi par la penseacutee est exprimeacute en termes de laquo signes raquo σήματα (VIII 2 55 XIX 3) Cela suppose observation et laquo interpreacutetation raquo (I 32 VIII 55) ainsi qursquoune confrontation avec des pairs pour mieux srsquoassurer de la qualiteacute de la perception et de lrsquointerpreacutetation La deacutemarche conduit agrave porter un laquo jugement raquo agrave prendre une laquo deacutecision raquo (VIII 15 16 39 53)

Mais comment faire pour que ce jugement ne soit pas laquo sans discernement raquo (VI 7) le fruit drsquoun laquo aveuglement raquo (VI 7) et drsquoune laquo errance raquo (VI 5-6 VIII 54)) qursquoun laquo nom raquo poseacute sur les choses (VIII 28 38) mais au contraire laquo fiable raquo (I 30 VIII 50) et capable drsquoentraicircner la laquo persuasion raquo (I 29 II 4) si lrsquolaquo opinion raquo δόξα est un stade indeacutepassable de la penseacutee La confrontation avec autrui ne suffit pas Un travail critique doit neacutecessairement ecirctre entrepris comme cela va ecirctre immeacutediatement preacuteciseacute (I 32) un travail qui ne peut ecirctre qursquoun retour de lrsquoopinion sur elle-mecircme (Parmeacutenide use drsquoun adverbe fait sur le mecircme thegraveme que δόξα δοκίμως I 32) Ce travail lrsquoEacuteleacuteate le nomme ἀληθείη ndash ἀλήθεια en ionien-attique (I 29 II 4 VIII 51) Ce terme est la plupart du temps rendu en franccedilais par laquo veacuteriteacute raquo terme issu du latin ueritas Cette traduction nrsquoest sans doute pas erroneacutee Mais elle deacuteplace totalement lrsquoangle sous lequel les Grecs abordent la question Le mot nrsquoeacutevoque pas pour eux ce qursquoeacutevoque laquo veacuteriteacute raquo pour nous Crsquoest un mot drsquoaction tireacute de lrsquoadjectif ἀληθής laquo vrai raquo Cet adjectif partant le substantif qui en deacuterive est drsquoune composition assez particuliegravere et rare car associant deux eacuteleacutements exprimant chacun un manque une deacuteficience Habituellement lrsquoideacutee ou la chose dont on indique la privation est une qualiteacute ou une reacutealiteacute positive Or ici si le preacutefixe α- dit privatif indique bien que lrsquoideacutee exprimeacutee par le thegraveme du mot fait deacutefaut le mot λήθη quant agrave lui exprime eacutegalement un manque ou pour ecirctre plus exact un manquement laquo oubli raquo Ἀληθής signifie proprement laquo sans oubli raquo Quand donc un Grec eacutenonce entend ou lit le mot ἀληθείη (ou ἀλήθεια) la repreacutesentation qui lui vient agrave lrsquoesprit nrsquoest pas celle drsquoun contenu ideacuteel se reacutefeacuterant directement au reacuteel comme y invite agrave le faire le terme laquo veacuteriteacute raquo mais lrsquoaction de ne pas oublier La traduction litteacuterale serait laquo inoubli raquo terme que nous avons dans lrsquoadjectif laquo inoubliable raquo Ἀληθείη serait le fait de ne pas laquo oublier raquo une eacutetape neacutecessaire mais neacutegligeacutee (laquo il faudrait raquo I 32) dans la formation et lrsquoexpression drsquoun jugement celle drsquoun examen critique de la saisie que lrsquoon fait du reacuteel afin de porter un jugement qui soit vraiment creacutedible (I 30 VIII 17 28 39) et qui puisse laquo persuader raquo (I 29 II 4) Le terme est particuliegraverement bienvenu pour deacutesigner la situation que Parmeacutenide a rencontreacutee au deacutebut de sa deacutemarche lrsquooubli fait par ses devanciers et contemporains dans lrsquoexamen du monde agrave savoir celui des regravegles eacutepisteacutemiques fondamentales que sont le jugement drsquoexistence et celui de non-existence ainsi que les principes de contradiction et de non-contradiction objet de la premiegravere partie du Poegraveme Ces principes que Parmeacutenide est le premier agrave avoir deacutecouverts sont aussi figureacutes par les jeunes filles du proegraveme et par Justice (I 14 28 VIII 14) et Droit (I 28) Le terme est eacutegalement particuliegraverement reacuteveacutelateur de ce qursquoest une veacuteritable recherche δίζησις (II 2) la laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθείη) est bien un laquo non oubli raquo non pas positivement une donneacutee certaine mais le fruit drsquoune double neacutegation au sens ougrave elle supprime ce qui empecircche de connaicirctre tant du cocircteacute de lrsquoobjet que de

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celui du sujet Elle est fondamentalement une critique permanente une laquo enquecircte raquo (laquo srsquoenqueacuterir raquo πυνθάνομαι I 28 X 4) jamais acheveacutee

Concernant le premier domaine celui de la laquo veacuteriteacute raquo une premiegravere question agrave reacutesoudre est celle de la teneur du texte Les manuscrits divergent sur deux termes εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo agrave propos de veacuteriteacute et ἀτρεμές agrave propos de laquo cœur raquo Lrsquoadjectif εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo est la leccedilon donneacutee par la plupart des citateurs Mais Proclus propose εὐφεγγέος laquo bien illumineacutee raquo laquo conformeacutement agrave ce qursquoattend un lecteur des Enneacuteades raquo dit B Cassin p 73 n 1 et Simplicius εὐκυκλέος laquo bien ronde raquo comme lrsquoest la sphegravere en VIII 43 laquo On suppose agrave juste titre dit encore B Cassin p 73 n 1 qui reprend ces observations agrave ses preacutedeacutecesseurs que les leccedilons plus tardives cherchent agrave eacuteviter lrsquoalliance peu platonicienne entre veacuteriteacute bonne et persuasion dangereuse (Timeacutee 29 c 3) raquo La leccedilon agrave retenir est sans conteste εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo Nous savons deacutesormais que pour Parmeacutenide la veacuteriteacute en question nrsquoest pas un savoir constitueacute lequel relegraveve de lrsquolaquo opinion raquo δόξα mais une deacutemarche faite conformeacutement agrave des principes eacutepisteacutemiques irreacutefutables pouvant seuls susciter lrsquoadheacutesion laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin (il suit veacuteriteacute) raquo πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ (II 4)

La leccedilon ἀτρεμές laquo non tremblant raquo est concurrenceacutee par la leccedilon ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo donc laquo ferme raquo laquo exact raquo laquo preacutecis raquo La premiegravere a pour elle lrsquoappui de Sextus Empiricus (dans un passage) de Cleacutement drsquoAlexandrie de Proclus et de Simplicius la seconde lrsquoappui du mecircme Sextus Empiricus (mais dans un autre endroit) de Plutarque et de Diogegravene Laeumlrce La seule chose que lrsquoon peut dire est que les deux versions devaient se trouver dans la tradition manuscrite anteacuterieurement aux citateurs et que lrsquoon ne peut rien tirer de deacuteterminant de leur confrontation

Les deux adjectifs sont composeacutes de la mecircme maniegravere un thegraveme nominal preacuteceacutedeacute du α- privatif (correspondant au franccedilais laquo non-hellip raquo)

Les deux thegravemes nominaux ne sont pas tregraves eacuteloigneacutes quant au sens -τρεμής est tireacute du verbe τρέμω qui signifie fondamentalement laquo trembler raquo Le verbe ἀτρεμέω-ῶ existe avec le sens chez Heacutesiode de laquo ne pas trembler raquo drsquoougrave laquo demeurer immobile raquo ainsi que drsquoautres termes composeacutes de la mecircme faccedilon -τρεκής repose sur un thegraveme dont lrsquoeacutetymologie nous eacutechappe Drsquoapregraves le Bailly le sens litteacuteral du composeacute ἀτρεκής est laquo qui ne tourne pas raquo drsquoougrave au sens propre laquo droit ferme solide raquo et au sens figureacute laquo droit exact preacutecis raquo La notion drsquoexactitude semble la dominante des autres mots qui en sont tireacutes le substantif ἀτρέκεια par exemple signifie chez Heacuterodote laquo reacutealiteacute exacte veacuteriteacute raquo Ces eacutequivalents en franccedilais cependant ont le deacutesavantage de dire positivement ce que le grec dit neacutegativement avec le α- privatif (= non-hellip) et donc de masquer lrsquoimage sous-jacente Lrsquoimage sous-jacente agrave chacun des deux termes est diffeacuterente (le tremblement pour ἀτρεμής le tournoiement pour ἀτρεκής) Mais cette diffeacuterence srsquoestompe dans lrsquoexpression neacutegative (laquo absence de tremblement raquo et laquo absence de tournoiement raquo) surtout si elle est prise en un sens figureacute

La reacuteponse est-elle donneacutee par le terme que lrsquoadjectif qualifie ἦτορ laquo cœur raquo Comme pour ses synonymes καρδία et κῆρ ἦτορ signifie le laquo cœur raquo soit en tant qursquoorgane soit en tant que siegravege de la vie des sentiments ou de lrsquointelligence Or aucune de ces deux significations ne convient au contexte de cette fin du proegraveme De nouveau le mot fait image et son sens vient de la reacutealiteacute dont il est la meacutetaphore Dans la premiegravere partie du Poegraveme la seule donneacutee qui puisse convenir est ἔστιν laquelle implique de maniegravere indissociable τὸ ἐόν Crsquoest la seule reacutealiteacute fondamentale et stable En VIII 26 et en VIII 38 τὸ ἐόν est qualifieacute drsquolaquo immobile raquo ἀκίνετον Et mecircme ndash ce qui me semble-t-il nrsquoa pas eacuteteacute remarqueacute ndash ἀτρεμές laquo non tremblant raquo qualifie ἔστιν au tout deacutebut du frg VIII (v 4) Cela signifie que ἔστιν et τὸ ἐόν forment le laquo cœur raquo ἦτορ stable et sucircr agrave partir duquel il est possible de tenir

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un discours vrai sur le monde sur tout ce qui est Lrsquoadjectif ἀτρεμής pour qualifier le laquo cœur raquo ἦτορ en I 29 ndash si crsquoest bien lui qursquoil faut retenir ndash ne serait donc pas appeleacute comme cela a deacutejagrave eacuteteacute souvent constateacute depuis le deacutebut du proegraveme par le mot qui fait image le laquo cœur raquo mais par ce dont le cœur est la meacutetaphore Si ce nrsquoeacutetait pas le cas la conjonction des deux termes formerait un oxymore pour le moins eacutetrange En effet le cœur en tant qursquoorgane est sans cesse en mouvement drsquoun mouvement qui pourrait ecirctre qualifieacute de tremblement Or srsquoil nrsquoest plus en mouvement crsquoest qursquoil est mort Est-ce pour cette raison qursquoun terme moins contrasteacute ἀτρεκής lui aurait eacuteteacute substitueacute Nul ne peut le dire Il reste que une fois de plus nous pouvons constater le travail que fait Parmeacutenide sur la langue Il fait passer ἦτορ du sens physique (organe ou siegravege des sentiments et de la penseacutee) agrave un sens figureacute que le mot laquo cœur raquo peut avoir en franccedilais celui de deacutesigner la partie centrale de quelque chose le lieu qui constitue lrsquoorgane directeur (comme la laquo diviniteacute qui au centre ἐν μέσῳ gouverne tout raquo XII 3) le point ougrave tout converge ou drsquoougrave tout rayonne (comme du centre de la sphegravere VIII 44) La premiegravere deacutemarche que doit effectuer le chercheur est donc de srsquoassurer des critegraveres eacutepisteacutemiques indiscutables qui permettront de pouvoir saisir et eacutenoncer le monde dans sa totaliteacute agrave commencer par les principes premiers

Le second domaine dont le chercheur doit conjointement srsquoenqueacuterir est celui des laquo opinions des mortels raquo βροτῶν δόξας mecircme si laquo en elles il nrsquoest pas de vraie creacuteance raquo ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής Deux ideacutees fortes me semble-t-il sont contenues dans cette proposition qui annonce de toute eacutevidence la seconde partie du Poegraveme La premiegravere est qursquoil nrsquoest pas de recherche digne de ce nom qui ne soit pas drsquoabord un eacutetat de la question qui ne srsquointerroge pas sur la faccedilon dont la question que lrsquoon veut traiter a eacuteteacute instruite par les autres sur les meacutethodes suivies et les reacutesultats obtenus La confrontation avec autrui est inheacuterente agrave toute recherche comme agrave tout logos en tant que raison et parole Elle nrsquoest pas qursquoune condition de la deacutemocratie La recherche de Parmeacutenide est neacutee de cette inscription et de cette confrontation La seconde ideacutee forte est que le statut de ce savoir est et demeure celui de lrsquolaquo opinion raquo δόξα Srsquoil peut revendiquer drsquoacceacuteder agrave une certaine forme de vrai si sur tel ou tel point et selon tel point de vue il est possible de dire que cela est ou nrsquoest pas est ainsi et non autrement la veacuteriteacute en tant que discours global sur un objet a fortiori sur tout est une construction que lrsquoon peut tenir pour probable ou vraisemblable mais jamais pour certaine et deacutefinitive De ce point de vue Parmeacutenide est du mecircme avis que Xeacutenophane de Colophon laquo opinion sur tout est fabriqueacutee raquo δόκος δrsquoἐπὶ πᾶσι τέτυκται (DK 21 B 34) Et il nrsquoimagine pas que lui-mecircme ou qui que ce soit puisse eacutechapper agrave la regravegle commune

Ce qui ne veut pas dire qursquoil nrsquoy a rien agrave espeacuterer ni agrave faire Car agrave la diffeacuterence de Xeacutenophane il pose les principes et les regravegles eacutepisteacutemiques dont le respect limite le relativisme de lrsquoopinion

2 Optique geacuteneacuterale I 31-32

Le proegraveme srsquoachegraveve justement sur ce qursquoil est possible de faire et qui devrait ecirctre fait

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

La phrase a certainement ducirc embarrasser Sextus Empiricus puisqursquoil lrsquoomet alors qursquoil a recopieacute inteacutegralement le proegraveme La formulation grecque il est vrai bien que ne comportant

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aucun mot qui en lui-mecircme fasse difficulteacute226 nrsquoest pas du tout eacutevidente Les traductions proposeacutees divergent agrave ce point que le lecteur qui srsquoaviserait de les comparer pourrait leacutegitimement se demander si elles sont toutes faites sur le mecircme texte Qursquoon en juge

J Beaufret laquo Mais oui apprends aussi comment la diversiteacute qui fait montre drsquoelle-mecircme devrait deacuteployer une preacutesence digne drsquoecirctre reccedilue eacutetendant son regravegne agrave travers toutes choses raquo 227

J Bollack laquo Pourtant de cela aussi tu seras instruit que les valeurs il fallait toutes les valider en les faisant passer par le tout raquo p 98

M Conche laquo Tu nrsquoen apprendras pas moins encore ceci comment il eacutetait ineacutevitable que les semblances aient semblance drsquoecirctre traversant tout depuis toujours raquo p 43

B Cassin laquo En tout cas tu apprendras en outre ceci comment les choses qui apparaissent doivent ecirctre en leur apparaicirctre elles qui agrave travers tout peacutenegravetrent toutes choses raquo p 73

L Couloubaritsis laquo Mais tu apprendras eacutegalement ceci comment il faudrait que soient comme il convient les choses (deacutesigneacutees par les mortels) qui toutes traversent agrave travers tout raquo p 540

J Fregravere laquo Mais toutefois tu apprendras encore ceci comment des ltprincipesgt valables manifestes doivent ecirctre manifestement valables traversant toutes choses dans leur totaliteacute p 144228

Aux traductions habituelles jrsquoai ajouteacute celle de J Beaufret comme teacutemoin de la surinterpreacutetation heideggeacuterienne que lrsquoon a faite du Poegraveme en plus de sa lecture platonisante229

La derniegravere consigne de la deacuteesse porte sur lrsquoaffirmation preacuteceacutedente agrave savoir la non-fiabiliteacute des opinions des mortels pour marquer une restriction ἀλλrsquoἔμπης (en ionien-attique ἀλλrsquoἔμπας) laquo mais toutefois raquo Le caractegravere indeacutepassable de lrsquoopinion pour reacutedhibitoire qursquoil soit nrsquoest pas un obstacle absolu agrave la recherche du vrai et ne doit donc pas deacutecourager de lrsquoentreprendre Le chercheur peut srsquoattaquer en confiance agrave son objet et aux opinions qui sont eacutemises agrave son sujet y compris les siennes (il fait lui aussi partie des laquo mortels raquo) justement parce qursquoil est muni des regravegles eacutepisteacutemiques eacutenonceacutees dans la premiegravere partie Crsquoest tout ce que veut dire ce final du proegraveme

Τὰ δοκοῦντα litteacuteralement laquo ce qui semble raquo est lrsquoeacutequivalent de αἱ δόξαι laquo les opinions raquo ce dernier terme eacutetant tireacute du verbe

Χρῆν pour ἐχρῆν signifie laquo il faudrait raquo Lrsquoabsence de la particule ἄv est de regravegle avec les verbes impersonnels drsquoobligation de convenance etc laquo En fait eacutecrit M Bizos il srsquoagit ici le plus souvent drsquoobligations de convenances reacuteelles qui ont eacuteteacute neacutegligeacutees raquo230 Les laquo mortels biceacutephales raquo ont effectivement neacutegligeacute de soumettre leurs opinions aux exigences

226 Il nrsquoy a que pour le dernier mot περῶντα que la tradition manuscrite diverge

227 J BEAUFRET Parmeacutenide Le Poegraveme p 79

228 La traduction commune avec OrsquoBRIEN est celle-ci laquo Mais toutefois tu apprendras encore ceci comment il faudrait que les apparences fussent reacuteellement traversant toutes choses dans leur totaliteacute raquo Le Poegraveme de Parmeacutenide p 8

229 Voir agrave ce sujet les remarques de B CASSIN p 18-19

230 M BIZOS Syntaxe grecque p 160 Remarque 4

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eacutepisteacutemiques Au nouveau chercheur de ne pas faire comme eux ce que Parmeacutenide reconnaicirct avoir fait lui aussi au deacutebut de sa recherche (cf la premiegravere partie du proegraveme)

Δοκίμως εἶναι laquo ecirctre eacuteprouveacutees raquo laquo ecirctre mises agrave lrsquoeacutepreuve raquo Crsquoest preacuteciseacutement en quoi consiste lrsquoopeacuteration de laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη comme cela vient drsquoecirctre dit La construction drsquoun adverbe avec le verbe εἰμί agrave la place drsquoun adjectif nrsquoest pas rare en grec Δοκίμως est lrsquoeacutequivalent de lrsquoadjectif δόκιμος dont lrsquoun des sens est laquo eacuteprouveacute raquo laquo dont on a fait lrsquoessai raquo laquo qui a fait ses preuves raquo Agrave Athegravenes la δοκιμασία laquo dokimasie raquo deacutesignera la veacuterification de lrsquoaptitude ou de lrsquoeacuteligibiliteacute agrave bon nombre de fonctions Δοκίμως est fait sur le mecircme thegraveme verbal que laquo les opinions raquo τὰ δοκοῦντα (et αἱ δόξαι) qui sont agrave mettre agrave lrsquoeacutepreuve Comment en serait-il autrement Toute affirmation relegraveve de lrsquoopinion Les opinions sont en mecircme temps que le reacuteel ce qui est agrave veacuterifier Par ailleurs mecircme en usant de concepts et de principes rigoureux et incontestables la recherche relegraveve de toute maniegravere de lrsquoopinion et ses reacutesultats seront toujours de lrsquoordre de lrsquoopinion Mais ce nrsquoest pas qursquoune question de degreacute Entre lrsquoerroneacute et le vrai il y a plus qursquoun eacutecart Et Parmeacutenide a donneacute lrsquoexemple de cette mise agrave lrsquoeacutepreuve en deacutecouvrant et en eacutenonccedilant le premier les principes eacutepisteacutemiques auxquels on doit soumettre les opinions et en se montrant intransigeant aussi bien avec lui-mecircme qursquoavec les autres Toute recherche veacuteritable est la mise en œuvre de ce que nous appelons aujourdrsquohui lrsquoesprit critique ou vigilance eacutepisteacutemologique Elle implique obstacles et ruptures eacutepisteacutemologiques

Διὰ παντὸς πάντα περῶντα laquo elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo La leccedilon περῶντα laquo qui peacutenegravetrent raquo est la bonne mecircme si elle nrsquoest donneacutee que par un seul des manuscrits La leccedilon περ ὄντα donneacutee par les trois autres manuscrits et retenue par certains commentateurs231 pose tant de difficulteacutes que R Brague propose apregraves une longue discussion de corriger περ en ἃπερ232 La reacutepeacutetition de πᾶς sous forme pronominale ou adverbiale nrsquoest pas unique dans le Poegraveme Nous lrsquoavons rencontreacutee en IV 3 sous la forme πάντῃ πάντως laquo partout et de toutes maniegraveres raquo agrave propos de τὸ ἐόν qui ne saurait ecirctre rassembleacute puisqursquoil ne peut ecirctre fractionneacute et en XVI 4 sous la forme πᾶσιν καὶ παντί laquo en toutes choses et en tout raquo agrave propos de lrsquoactiviteacute que megravene de maniegravere identique la δαίμων et le νόος de lrsquohomme Elle indique lrsquouniversaliteacute comme dans ce fragment drsquoHeacuteraclite agrave propos du savoir ἕν τὸ σοφόν ἐπίστασθαι γνώμην κυϐερνῆσαι πάντα διὰ πάντων laquo le savoir ne consiste qursquoen une seule chose reconnaicirctre qursquoune penseacutee gouverne toutes choses agrave travers tout raquo233 La proposition au participe διὰ παντὸς πάντα περῶντα est agrave comprendre me semble-t-il comme une apposition agrave τὰ δοκοῦντα laquo les opinions raquo et donne la raison pour laquelle il nrsquoest pas de solution en dehors drsquoelles leur universaliteacute Avec lrsquoideacutee nouvelle cependant que lrsquointelligence qui les eacutemet a la capaciteacute de peacuteneacutetrer le reacuteel dans sa totaliteacute inteacutegrale Il nrsquoest rien qui puisse rester en dehors laquo Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement raquo Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως (IV 1) Drsquoougrave la possibiliteacute de proposer un modegravele drsquointerpreacutetation du monde qui vaille pour tout le laquo transmonde semblable en tout raquo διάκοσμον ἐοικότα πάντα (VIII 60)

Loin drsquoecirctre un morceau de bravoure ou un motif deacutecoratif le proegraveme se reacutevegravele donc fort preacutecieux pour comprendre comment Parmeacutenide a engageacute sa recherche dans le sillage de ses

231 Voir L COULOUBARITSIS p 540 n 4 et R BRAGUE laquo La vraisemblance du faux (Parmeacutenide fr I 31-32) raquo

232 R BRAGUE laquo La vraisemblance du faux (Parmeacutenide fr I 31-32) raquo p 46-60

233 Texte grec et traduction de J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 95 p 280 (DK 22 B 41 M MARCOVICH 10 M CONCHE 64)

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pairs quelle eacutetait la pierre drsquoachoppement qursquoil a rencontreacutee dans leurs laquo theacuteories raquo et quelles ont eacuteteacute les deacutecouvertes et trouvailles qursquoil a faites pour franchir lrsquoobstacle et proposer un modegravele explicatif geacuteneacuteral et coheacuterent La meacutetaphore de la voie avec char cavales cochers porte agrave franchir et destination lui a permis de preacutesenter de maniegravere inclusive et vivante lrsquoensemble des donneacutees proceacutedures et probleacutematiques qursquoimplique un vrai parcours de recherche Lrsquointeacutegration de traits eacutepiques dont le but eacutetait certainement de deacutetourner le discours religieux en lrsquointeacutegrant a malheureusement rendu opaque ce travail sur la meacutetaphore de la voie et contribueacute agrave lrsquoincompreacutehension dont tout le Poegraveme a eacuteteacute lrsquoobjet

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Conclusion

Un laquo physicien raquo de geacutenie

trop en avance pour ecirctre compris

Restaureacute comme un archeacuteologue aurait pu le faire de lrsquoœuvre unique drsquoun grand artiste le Poegraveme de Parmeacutenide a retrouveacute en grande partie sa forme et sa teneur Certes drsquoimportantes lacunes nous privent encore de preacutecieuses informations notamment sur lrsquoeacutetendue et les modaliteacutes du modegravele geacuteneacutealogique par lequel il expliquait lrsquoensemble des pheacutenomegravenes Mais lrsquoessentiel est deacutesormais restitueacute et je lrsquoespegravere correctement deacutecrypteacute Le moins que lrsquoon puisse dire est que la lecture qui srsquoimpose ne va pas du tout dans le sens des interpreacutetations qui en sont proposeacutees qursquoelles soient traditionnelles ou actuelles Rien en particulier qui puisse autoriser lrsquoideacutee que lrsquoEacuteleacuteate serait le pegravere de lrsquoontologie comme penseacutee de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre ou de lrsquoideacutealisme qui confond concept et reacuteel Ce nrsquoest pas lui qui a orienteacute la science et la philosophie vers cette double impasse De mecircme son discours ne se perd pas dans une confusion entre mythologie et rationalisme Reacutealiste et rationnel il srsquoest attacheacute agrave comprendre le reacuteel tel qursquoil est Le premier il a eacutetabli les bases eacutepisteacutemiques sur lesquelles srsquoappuyer pour tenir des propositions vraies Sur ces bases il a essayeacute de construire une theacuteorie geacuteneacuterale ingeacutenieuse et rigoureuse qui puisse rendre compte agrave la fois de la permanence du monde et de la contingence de tout ce qui est Et srsquoil a emprunteacute des termes et des meacutetaphores agrave la sphegravere religieuse et agrave la mythologie crsquoest pour mieux les disqualifier en les mettant au service drsquoun discours savant

A Le systegraveme diacosmique de Parmeacutenide

1 Le point de deacutepart

Le deacutecryptage du proegraveme conjugueacute aux attaques formuleacutees dans le corps du Poegraveme et agrave la nette deacuteclaration de VIII 53-54 (laquo ils [les mortels] ont eacutetabli de nommer deux formes dont il faut que lrsquoune ne soit pas raquo) laisse clairement entendre que la recherche de Parmeacutenide est neacutee de lrsquoinsatisfaction que faisaient naicirctre en lui les thegraveses de ses pairs Il eacutetait tout agrave fait drsquoaccord avec eux en particulier avec Heacuteraclite pour reconnaicirctre que tous les ecirctres sont singuliers quels qursquoils soient et qursquoils sont tous contingents Rien de ce qui est aujourdrsquohui nrsquoa existeacute par le passeacute et nrsquoexistera demain Cela est eacutevident pour lrsquoindividu humain pris comme reacutefeacuterence premiegravere et pour tous les vivants animaux et veacutegeacutetaux dont la briegraveveteacute de la vie est sous nos yeux Cela vaut aussi pour le regravegne mineacuteral dont les changements eacutechappent au regard et semblent braver les siegravecles Cela vaut enfin pour les corps ceacutelestes eux-mecircmes en apparence immuables Comme le changement ne peut ecirctre agrave lui-mecircme sa propre cause ni le fondement de sa permanence les savants drsquoalors supposaient drsquoapregraves Parmeacutenide que lrsquoensemble de tout ce qui est est la reacutesultante de contraires qui selon la preacutesentation regroupeacutee qursquoil en fait relegravevent de deux laquo formes raquo μορφαί appeleacutees

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laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ (VIII 59 IX 1 et 3 XII 2) Le terme μορφή employeacute par Parmeacutenide indique drsquoune part qursquoil ne prend pas position sur lrsquoentiteacute elle-mecircme sur ce qui constitue la reacutealiteacute dont on parle mais que lrsquoon srsquoen tient agrave ce qui apparaicirct agrave sa manifestation que drsquoautre part ce que recouvre la laquo forme raquo se preacutesente sous une certaine configuration une structure qui implique dynamisme et organisation Il ne srsquoagit ni de laquo substances raquo pour utiliser un terme plus tardif ni drsquoun chaos De mecircme les appellations de laquo Lumiegravere raquo Φάος et de laquo Nuit raquo Νύξ dont seule la seconde est constante chez Parmeacutenide ndash la premiegravere reccediloit des noms variables234 ndash ne sont pas agrave prendre au pied de la lettre Ce sont des deacutenominations des laquo noms raquo ὀνόματα (cf laquo nommer raquo ὀνομάζειν VIII 53 laquo est nommeacute raquo ὀνόμασται IX 1 laquo nom raquo ὄνομα XIX 3) qui sont la conseacutequence drsquoune perception du reacuteel drsquoun jugement porteacute sur lui et drsquoune eacutenonciation langagiegravere laquo Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes raquo μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν (VIII 53) laquo ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires raquo ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας (VIII 55) Ces deacutenominations sont emprunteacutees au monde cosmique mais valent meacutetaphoriquement pour toutes choses Toutefois agrave la diffeacuterence de laquo forme raquo ces deacutenominations ne sont pas qursquoune simple commoditeacute pour deacutesigner quelque chose qui se retrouve de maniegravere fort diverse et en proportion variable dans le reacuteel Ce ne sont pas que des concepts qui permettent drsquoappreacutehender le reacuteel de dire quelque chose qui a bien un fondement dans la reacutealiteacute mais fondement eacutechappant lui-mecircme agrave sa saisie Dans la conception que srsquoen font ses pairs si lrsquoon comprend bien la preacutesentation qursquoen fait lrsquoEacuteleacuteate laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo deacutesignent le reacuteel dans ce qui pourrait en ecirctre le cœur

Or crsquoest lagrave que le bacirct blesse Lrsquoexplication repose sur une contradiction Ou bien laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo disparaissent reacuteellement lorsqursquoelles se succegravedent ou se meacutelangent laquo Il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54) Dans ces conditions elles ne peuvent plus ecirctre les mecircmes lorsqursquoelles reacuteapparaissent Elles sont obligatoirement autres Elles participent alors du mecircme changement dont sont affecteacutes les ecirctres singuliers lesquels ne reacuteapparaissent jamais lorsqursquoils disparaissent Elles ne peuvent donc pas ecirctre tenues pour leur fondement Il faut trouver autre chose Ou bien laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo bien qursquoappellations meacutetaphoriques et renvoyant agrave des reacutealiteacutes diverses deacutesignent quelque chose de permanent et de stable un mecircme Auquel cas on ne peut dire qursquoelles peuvent se meacutelanger disparaicirctre et reacuteapparaicirctre Ses pairs sont donc laquo dans lrsquoerrance raquo πεπλανημένοι εἰσίν (VIII 54) Leur chemin est laquo reacuteversible raquo παλίντροπος (VI 9)235

2 Le monde comme un laquo tout raquo πᾶν

En prenant conscience de cette impossibiliteacute agrave la fois contraire agrave la logique et au reacuteel Parmeacutenide deacutecouvre en mecircme temps les moyens de la surmonter La solution qursquoil trouve deacutebouche sur lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme explicatif de lrsquoensemble des choses

234 laquo Lumiegravere raquo φάος (IX 1 et 3) laquo feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ (VIII 56) laquo feu raquo πῦρ (XII 1) laquo Jour raquo ἢμαρ (I 11)

235 Nous avons peut-ecirctre deacutesormais lrsquoexplication de cet adjectif παλίντροπος HERACLITE lrsquoavait utiliseacute pour qualifier lrsquolaquo harmonie invisible raquo qui unit les contraires et dont il voyait un symbole dans lrsquoarc et la lyre (frg 79 2 et 80 de J-FR PRADEAU p 269 DK 28 B 51 M MARCOVICH 27 M CONCHE 125) Pour PARMENIDE lrsquoexplication ne tient pas Elle ne permet pas drsquoharmoniser les contraires Elle les fait se succeacuteder sans les maintenir ensemble En ce sens elle est bien παλίντροπος laquo reacuteversible raquo crsquoest-agrave-dire non harmonieuse Le son de lrsquoarc ou de la lyre nrsquoest pas plus harmonieux que celui que produit le frottement de lrsquoessieu dans la boicircte tant que nrsquoest pas trouveacutee la bonne explication

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a) La deacutecouverte des principes eacutepisteacutemiques fondamentaux

Tout drsquoabord il deacutecouvre que pour qursquoune assertion sur le monde puisse ecirctre tenue pour vraie il est neacutecessaire qursquoelle soit conforme agrave des principes fondamentaux Le premier il eacutetablit le principe drsquoexistence en mecircme temps que les principes drsquoidentiteacute de non-contradiction et donc du tiers exclu Le principe drsquoexistence formuleacute dans le simple eacutenonceacute ἔστιν poseacute degraves le deacutebut de la premiegravere partie (frg II) et deacuteployeacute dans le frg VIII 1a-18 est un acte par lequel un ecirctre humain prend conscience intellectuellement que quelque chose est et qursquoil le formule verbalement Le principe contraire de non-existence est une impossibiliteacute reacuteelle absolue Il relegraveve du pur concept capaciteacute que possegravede lrsquoesprit humain mais qui lrsquoentraicircne agrave commettre de graves erreurs Autre est de concevoir que quelque chose qui est ne soit pas autre le fait que cette chose ne soit pas Inversement il ne suffit pas de concevoir une chose pour qursquoelle soit reacuteellement236 Quand donc les savants que visent Parmeacutenide meacutelangent laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ou les font se succeacuteder alors mecircme qursquoils les comprennent comme fondements permanents de la reacutealiteacute ils font comme srsquoils niaient temporairement leur existence Peut-ecirctre ont-ils une excuse lrsquousage commun de la langue Son systegraveme verbal en particulier ne connaicirct pas que lrsquoindicatif qui eacutenonce une prise directe sur le reacuteel un constat que tranche lrsquoeacutevidence Il srsquoest deacuteployeacute en drsquoautres modes (subjonctif optatif infinitifhellip) par lesquels srsquoexprime la subjectiviteacute le lieu ougrave le concept et le constat peuvent se confondre aideacutes en cela par le deacutesir ou la crainte Le mode infinitif en particulier est en grec le mode drsquoun grand nombre de propositions subordonneacutees De cela le premier et bien avant tous les autres Parmeacutenide a eu clairement conscience Lorsqursquoon exprime le reacuteel par ce mode il faut ecirctre tregraves vigilant pour ne pas le confondre avec la penseacutee que lrsquoon en a Drsquoougrave son constat en forme de mise en garde eacutenonceacute au frg III τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι laquo en effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo Lrsquoinfinitif εἶναι est la forme linguistique de la saisie νοεῖν de ἔστιν subordonneacutee aux conditions de cette saisie agrave une subjectiviteacute

Du principe drsquoexistence deacutecoulent les principes drsquoidentiteacute de non-contradiction et implicitement du tiers-exclu repris tout au long de la premiegravere partie du Poegraveme Lagrave encore Parmeacutenide en a pleinement conscience mecircme srsquoil ne les formule pas de maniegravere explicite Ses pairs ne se rendent sans doute pas compte qursquoils les bafouent puisqursquoils les ignorent lorsqursquoils meacutelangent les contraires que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ou les prennent lrsquoun pour lrsquoautre Leur ignorance si crsquoen est une les disculpe peut-ecirctre Mais elle ne leur donne pas raison LrsquoEacuteleacuteate est seacutevegravere contre ces laquo mortels biceacutephales raquo laquo une incapaciteacute en leur poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible raquo ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος (VI 5-9) laquo Mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus la langue aussi raquo νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν καὶ γλῶσσαν (VII 4-5)

236 Cette affirmation ne doit pas ecirctre confondue avec celle selon laquelle du reacuteel peut effectivement reacutesulter drsquoune conception Lrsquoune des capaciteacutes de lrsquointelligence (celle de lrsquohomme comme celle qui est dans tout la δαίμων) est justement de pouvoir laquo inventer raquo μητίεσθαι et de produire des choses reacuteelles et pas seulement imaginaires

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b) La deacutefinition de la totaliteacute comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν

En srsquoappuyant sur ces principes Parmeacutenide reconsidegravere ensuite totalement la faccedilon dont on aborde la saisie du reacuteel et propose un nouveau modegravele explicatif Il reprend agrave son compte ndash ou plutocirct agrave sa maniegravere ndash la distribution de la reacutealiteacute en deux laquo formes raquo μορφαί de laquo contraires raquo ἀντία ainsi que leurs deacutenominations laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo La contrarieacuteteacute tout comme le changement relegraveve drsquoun constat indeacuteniable Comme lui elle est premiegravere Elle permet de rendre compte du caractegravere contingent de tous les ecirctres du fait que un jour ils sont alors qursquoauparavant ils nrsquoeacutetaient pas et que apregraves ils ne seront plus agrave nouveau Lrsquoexistence et la non-existence sont en matiegravere de contrarieacuteteacute ce qursquoil y a de plus absolu Mais pense alors Parmeacutenide on ne saurait laquo ontologiser raquo la contrarieacuteteacute et la non-existence pour reprendre un terme moderne en faire un ecirctre reacuteel au mecircme titre que les ecirctres singuliers qui sont les seuls agrave exister reacuteellement Il faut lrsquoenvisager dans un tout autre cadre conceptuel

Ce cadre pour ecirctre valide doit embrasser les choses dans leur totaliteacute La totaliteacute sera donc consideacutereacutee comme un laquo tout raquo πᾶν (VIII 22 24 25 48 X 3) agrave la maniegravere drsquoun ecirctre vivant (δέμας laquo corps vivant raquo) dont lrsquoindividu humain est le paradigme donc quelque chose de logiquement organiseacute un laquo monde raquo κόσμος dont on a saisi ce qui en assure transversalement lrsquouniteacute et la logique drsquoensemble et que lrsquoEacuteleacuteate appelle le laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60) Il srsquoagit lagrave non drsquoun constat mais drsquoun postulat neacutecessaire agrave toute affirmation agrave caractegravere scientifique Lrsquouniversaliteacute est la condition de toute loi Sans ce postulat Isaac Newton qui nrsquoavait pas les moyens drsquoacceacuteder jusqursquoaux confins de lrsquoUnivers nrsquoaurait jamais pu eacutenoncer la loi de la gravitation ou de lrsquoattraction universelle On peut donc srsquoexprimer agrave propos du tout comme agrave propos drsquoun ecirctre vivant ayant des caracteacuteristiques propres et hieacuterarchiseacutees Le monde nrsquoest pas un chaos un amas de choses sans principe drsquoorganisation On peut tenir agrave son sujet des propos qui valent pour lrsquoensemble

Ce monde saisi comme un tout il le nomme laquo ce qui est raquo (τὸ) ἐόν (IV 2 VIII 19 24 25 32 35 37 46 47) Ce participe preacutesent ne saurait deacutesigner laquo lrsquoecirctre raquo (encore moins laquo lrsquoEcirctre raquo) au sens drsquoune entiteacute speacutecifique qui aurait quelque consistance propre et dont pour reprendre un terme platonicien laquo participeraient raquo tous les ecirctres existants ayant existeacute ou devant exister Ce serait prendre un concept pour le reacuteel Il nrsquointroduit pas une reacutealiteacute nouvelle Il permet seulement de saisir et drsquoeacutenoncer le reacuteel dans sa globaliteacute de maniegravere agrave exprimer des proprieacuteteacutes qui sont communes agrave laquo toutes les choses qui sont raquo ou qui sont dues au fait qursquoelles forment un tout et une uniteacute Ce faisant Parmeacutenide pose apregraves la reconnaissance des contraintes eacutepisteacutemiques lrsquoautre base neacutecessaire agrave toute connaissance veacuteritable son objet reacuteel

Dans le chapitre V des Cateacutegories transmises sous le nom drsquoAristote les ecirctres singuliers et lrsquoespegravece commune dont ils relegravevent recevront le nom drsquolaquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη pour les premiers et drsquolaquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα pour la seconde237 Par exemple en nommant laquo Socrate raquo lrsquoindividu qui est devant moi ou dont je veux parler je deacutesigne un ecirctre singulier et unique Le nom propre est un deacuteictique qui ne fonctionne que si la personne (ou la chose238) indiqueacutee par ce nom est connue sous ce nom et ne precircte pas agrave confusion comme lorsque lrsquoon montre quelqursquoun ou quelque chose du doigt drsquoougrave son nom de deacuteictique Mais si

237 ARISTOTE Cateacutegories 2a 11 et sq (= chap V) Je traduis οὐσία par laquo entiteacute raquo et non par laquo essence raquo ou par laquo substance raquo lesquels bien qursquohabituels sont trop connoteacutes ils prennent position sur le contenu de cette entiteacute en lrsquolaquo ontologisant raquo et la reacuteifiant

238 Pour une chose singuliegravere lrsquousage le plus freacutequent fait que le nom commun (celui de lrsquoespegravece) sert aussi agrave la deacutesigner et peut fonctionner comme un nom propre

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je veux dire quelque chose de lui de son identiteacute comme de toute autre particulariteacute je ne peux le faire qursquoen usant de termes et de notions qui sont geacuteneacuteraux ou communs Si parlant de son identiteacute je dis qursquoil est un homme laquo homme raquo est la cateacutegorie commune agrave tous les autres membres de lrsquoespegravece humaine Si je dis qursquoil est Atheacutenien laquo Atheacutenien raquo est un caractegravere commun agrave tous les citoyens drsquoAthegravenes Si je dis qursquoil est philosophe laquo philosophe raquo est un trait qui le range parmi tous ceux que lrsquoon nomme de la sorte Et ainsi de suite On le voit si lrsquoindividu que je perccedilois ou me repreacutesente est bien singulier et unique je ne peux en parler qursquoen termes et en concepts qui eux sont forceacutement communs et geacuteneacuteraux quelle que soit lrsquoeacutetendue de cette geacuteneacuteraliteacute partielle ou totale Ainsi en est-il pour tout Mais en raison de cette contrainte du langage la cateacutegorie geacuteneacuterale ou abstraite lrsquolaquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα a souvent pris le dessus sur lrsquolaquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη et a mecircme fini par passer pour la veacuteritable entiteacute au point que le reacuteel singulier a eacuteteacute compris comme la reacutealisation de concepts et devant srsquoy conformer Telle ne fut pas la conception que Parmeacutenide se faisait du rapport de la penseacutee aux ecirctres et aux choses

La distinction proposeacutee par lrsquoauteur des Cateacutegories permet de mieux saisir le trait de geacutenie qursquoa eu Parmeacutenide en deacutesignant par le participe preacutesent du verbe εἰμί τὸ ἐόν tout ce qui existe dans sa totaliteacute et formant un tout Nous avons deacutejagrave eu lrsquooccasion de constater agrave la fin du chapitre II que τὸ ἐόν a une double signification Drsquoun cocircteacute il deacutesigne toute reacutealiteacute singuliegravere existante marqueacutee par la contingence De lrsquoautre il deacutesigne concregravetement lrsquoensemble des laquo choses qui sont raquo consideacutereacutees comme formant un tout Nous sommes alors devant le mecircme cas de figure selon lequel le mot laquo homme raquo peut deacutesigner aussi bien tel individu singulier que lrsquoensemble de lrsquoespegravece humaine Lrsquoappellation τὸ ἐόν ne deacutesigne pas une laquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη mais une laquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα crsquoest-agrave-dire une cateacutegorie commune Mais ici au lieu de se limiter comme il se devrait agrave une cateacutegorie speacutecifique et limiteacutee lrsquolaquo espegravece raquo εἴδος (par exemple laquo homme raquo) et mecircme agrave une cateacutegorie plus large mais moins preacutecise le laquo genre raquo γένος (par exemple laquo ecirctre animeacute raquo)239 cette cateacutegorie commune srsquoeacutetend agrave absolument tout

La raison de cette entorse srsquoexplique par le fait que Parmeacutenide entend moins speacutecifier par τὸ ἐόν le laquo mateacuteriau raquo fondamental dont le monde serait fait et dont il ne fait nulle part mention que son existence reacuteelle La notion drsquolaquo entiteacute raquo qursquoimplique la deacutenomination τὸ ἐόν comporte en effet deux faces lrsquoune qui est tourneacutee vers ce qui est sa nature son laquo essence raquo lrsquoautre qui est dirigeacutee vers le fait qursquoelle soit son laquo existence raquo Dans la penseacutee occidentale cette bivalence a fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat constant la face laquo essence raquo preacutevalant le plus souvent sur la face laquo existence raquo Or le problegraveme que lrsquoEacuteleacuteate a agrave reacutesoudre ne porte pas sur la reacutealiteacute et la nature de laquo ce qui est raquo mais sur son existence le tort que commettent ses pairs et qui conduit agrave lrsquoaporie est de confondre ἔστιν laquo est raquo et οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo lrsquoexistence et la non-existence Drsquoune chose singuliegravere (une laquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη) parce qursquoelle est contingente on peut dire avant qursquoelle soit et apregraves qursquoelle nrsquoest plus οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo Mais cela ne peut ecirctre dit quand elle existe et cela ne peut jamais ecirctre dit du reacuteel dans sa totaliteacute De mecircme que lrsquoon ne peut jamais consideacuterer comme reacuteelles des choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas (VII 1) on ne peut jamais consideacuterer comme nrsquoeacutetant pas des choses qui sont reacuteellement On peut certes le penser mais ce nrsquoest alors qursquoun concept Par le choix de τὸ ἐόν pour deacutesigner la totaliteacute Parmeacutenide signifie clairement drsquoune part qursquoil met lrsquoaccent sur son existence comme lrsquoindique le deacuteictique ἔστιν laquo est raquo dont τὸ ἐόν est la forme participiale drsquoautre part que le tout nrsquoa pas drsquoautre identiteacute que ce qui le compose qursquoil nrsquoest ni un ecirctre nouveau ni un pur concept

239 ARISTOTE Cateacutegories 2a 14-19

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Pour nommer ce tout Parmeacutenide aurait certes pu retenir un terme faisant image comme par exemple κόσμος laquo monde raquo φύσις laquo nature raquo ou mieux des termes comme laquo un raquo ἓν laquo tout raquo ὃλον ainsi que drsquoautres savants-philosophes lrsquoont proposeacute Mais il semble que agrave ses yeux ces termes deacutesignent lrsquoune ou lrsquoautre des caracteacuteristiques de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν non ce qui en pointe directement son laquo entiteacute raquo οὐσία comme on le dira un peu plus tard Κόσμος laquo monde raquo est peut-ecirctre deacutejagrave trop emprisonneacute dans des configurations interpreacutetatives que lrsquoEacuteleacuteate qualifie de laquo trompeuses raquo Il lui oppose son διάκοσμος laquo transmonde raquo Φύσις laquo nature raquo englobe certes absolument tout mais deacutesigne ce tout sous un angle particulier celui du changement Ἓν laquo un raquo est dit de ἔστιν (VIII 6) Ὃλον sous la forme οὖλον laquo tout raquo est dit de ἔστιν (VIII 4) et de τὸ ἐόν (VIII 38) En retenant donc le participe preacutesent ἐόν pour deacutesigner la totaliteacute des choses comme un tout Parmeacutenide ne pouvait trouver terme plus approprieacute plus geacuteneacuteral et plus juste

Par ailleurs avec le couple indissociable ἔστιν et τὸ ἐόν lrsquoEacuteleacuteate dans la quecircte de lrsquooriginaire agrave laquelle se livre quiconque veut comprendre la reacutealiteacute dans son ensemble pense avoir trouveacute le point ultime que lrsquoon peut atteindre et agrave partir duquel il devient possible drsquoune part de penser et de dire la reacutealiteacute et drsquoautre part de soumettre constamment ce penser et ce dire agrave lrsquoexamen critique laquo ldquoEstrdquo mrsquoest le point commun drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore) raquo ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις (frg V) Χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα laquo Il faudrait qursquoelles [les opinions] soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo (I 32)

c) La permanence des deux laquo formes contraires raquo μορφαἱhellip ἀντία (VIII 52 et 55)

laquo Ce qui est raquo τὸ ἐόν est laquo de force eacutegale du centre vers les cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ (VIII 32) de maniegravere que laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo dont laquo tout est plein raquo πᾶν πλέον ἐστὶν (IX 3) soient laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) Sans cette eacutegaliteacute entre les deux laquo formes raquo qui sont agrave lrsquoorigine de toutes les choses qui sont un deacuteseacutequilibre se produirait tregraves rapidement au profit de lrsquoune des deux laquelle finirait par occuper tout lrsquoespace et entraicircnerait ipso facto la fin du monde puisque ce qui constitue la totaliteacute de ce qui est πάντα est le produit de leur rencontre Or le monde demeure depuis toujours preuve que lrsquoeacutequilibre nrsquoest pas rompu

Le changement qui caracteacuterise tout ce qui existe nrsquoaffecte donc pas les deux laquo formes contraires raquo laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont des laquo forces raquo δυνάμεις Par le choix de ce terme Parmeacutenide signifie que la contrarieacuteteacute nrsquoa pas de consistance ontologique laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ne deacutesignent pas de la matiegravere Elles ne renvoient pas agrave des laquo eacuteleacutements raquo premiers agrave des particules inseacutecables (atomes) par exemple qui par des combinaisons infinies donneraient forme agrave tout ce qui existe Il se tient agrave lrsquoopposeacute drsquoune penseacutee essentialiste Sa physique est ni laquo mateacuterialiste raquo ni laquo hyleacutemorphique raquo au sens ougrave les ecirctres corporels seraient la reacutesultante de deux principes la matiegravere et la forme Elle est laquo dynamique raquo Pour lui laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont des proprieacuteteacutes internes aux ecirctres eux-mecircmes Comme toutes les autres forces dont il sera question plus loin elles font partie de la laquo nature raquo φύσις (XVI 3) Il nrsquoy a rien qui existe en-dehors des ecirctres contingents et anteacuterieurement agrave eux Avec la notion de laquo force raquo δύναμις qui anticipe sur les theacuteories modernes de la physique mecircme si ce meacuterite ne lui a jamais eacuteteacute reconnu lrsquoEacuteleacuteate introduit un outil conceptuel qui srsquoest aveacutereacute exact et tregraves pertinent et qui par sa malleacuteabiliteacute son adaptabiliteacute et son indeacutetermination permet de poursuivre sans arrecirct lrsquoinvestigation du reacuteel Une conception raquo mateacuterialiste raquo et laquo essentialiste raquo risque au contraire de faire prendre une reacutealiteacute deacutetermineacutee pour le terme

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ultime de la recherche comme lrsquoatteste le terme drsquolaquo atome raquo que lrsquoon a retenu pour deacutesigner un eacuteleacutement qui srsquoest aveacutereacute par la suite ne pas ecirctre laquo inseacutecable raquo240

3 Le monde des singuliers contingents

Srsquoil est vrai que le monde demeure il est non moins vrai que tout ce qui est au monde est contingent La notion de laquo force raquo δύναμις va justement permettre agrave Parmeacutenide de reacutesoudre la question de la permanence du monde et de sa contingence en pensant leur articulation

a) Une double logique directrice laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως

Les laquo forces propres raquo σφέτεραι δυνάμεις (IX 2) que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ne sont pas livreacutees agrave elles-mecircmes Comme pour un ecirctre vivant elles sont canaliseacutees et eacutequilibreacutees par drsquoautres laquo forces raquo qui sont non seulement capables drsquoempecirccher leur destruction mutuelle mais mecircme drsquoorganiser leur rencontre pour qursquoelles deviennent creacuteatrices du monde tel qursquoil est Parmeacutenide en nomme deux la laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως

Ma traduction de δαίμων par laquo diviniteacute raquo agrave la suite de beaucoup drsquoautres a le double inconveacutenient drsquoorienter vers une deacuteiteacute individuelle et de masquer la pertinence de ce terme dans le dispositif parmeacutenidien Comme cela a eacuteteacute noteacute lors de lrsquoexamen des frg XII et XIII ougrave le terme apparaicirct puis agrave propos du proegraveme ougrave srsquoajoute la deacutenomination θεά (I 3 et 22) δαίμων ne renvoie jamais agrave un dieu particulier Le terme connote deux ideacutees importantes la premiegravere est celle de laquo puissance raquo justement de laquo force raquo δύναμις Δαίμων est pourrait-on dire la version raquo religieuse raquo de la notion de δύναμις ou inversement dans le propos parmeacutenidien δύναμις est la version laiumlciseacutee de δαίμων version qui ici entraicircne eacutegalement δαίμων dans une conception laiumlciseacutee Agrave la notion de laquo force raquo δαίμων puisqursquoelle est au feacuteminin chez Parmeacutenide comme lrsquoest le terme δύναμις ajoute celle de reacutepartition ce qui implique une forme de rationaliteacute (cf μητίσατο laquo imagina raquo XIII) Elle se tient laquo au milieu raquo ἐν μέσῳ et elle laquo gouverne tout raquo πάντα κυϐερνᾷ (XII 3) comme le fait dans la conception grecque le laquo cœur raquo ἦτορ dans un individu humain siegravege de la laquo penseacutee raquo νοῦς

La laquo diviniteacute raquo δαίμων dit Parmeacutenide laquo a imagineacute Amour comme le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων (XIII) Pas plus que sa creacuteatrice crsquoest-agrave-dire une logique de rationaliteacute inscrite dans lrsquoordre des choses Ἔρως nrsquoest un dieu personnel Comme elle il est une proprieacuteteacute de la laquo nature raquo (XVI 1 et 3) et peut ecirctre consideacutereacute comme une speacutecification de la δαίμων comme le sont eacutegalement les abstractions diviniseacutees telles que laquo Justice raquo Δίκη laquo Droit raquo (I 28) Θέμις (I 28) ou laquo Neacutecessiteacute raquo Ἀνάγκη (VIII 30) Si la δαίμων exprime plutocirct le versant intellectuel et rationnel de lrsquoactiviteacute de la laquo nature raquo activiteacute exprimeacutee en XVI 3 par le verbe φρονέειν qui signifie agrave la fois penser et ressentir laquo Amour raquo repreacutesente plutocirct le versant affectif le deacutesir mais un deacutesir positif qui peut ecirctre drsquoordre intellectuel et qui ne doit pas ecirctre identifieacute au pulsionnel et aux autres affects irrationnels auxquels parfois on le reacuteduira plus tard La haine plus que son contraire est sa neacutegation Comme laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont emprunteacutees au monde cosmique pour deacutesigner les deux laquo formes raquo contraires originaires Ἔρως est un terme commun tireacute drsquoune reacutealiteacute humaine et employeacute communeacutement pour deacutesigner la force qui y preacuteside celle de lrsquolaquo engendrement raquo τόκος la rencontre productrice de deux forces opposeacutees la force macircle et la force femelle Mais dans le langage parmeacutenidien il prend une

240 Cet usage du mot laquo atome raquo (qui signifie laquo inseacutecable raquo) est agrave bien distinguer de celui qui a eacuteteacute mentionneacute plus haut agrave propos du tout que forme la totaliteacute ou agrave propos de lrsquolaquo individu raquo dans ces derniers cas il signifie que ce qui constitue le tout ou lrsquoindividu comme laquo un raquo est absolument inseacutecable et qursquoil nrsquoest pas le produit des eacuteleacutements qui le composent Le tout nrsquoest pas la somme des parties sauf agrave nrsquoecirctre qursquoun tas

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autre dimension Il qualifie le retournement qursquoopegravere la laquo diviniteacute raquo dans la gestion des formes et forces contraires et cela non seulement dans lrsquoordre du vivant mais dans tous les domaines y compris lrsquoordre cosmique laquo En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout car elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει (XII 3-4) Ce retournement est originel et geacuteneacuteral Crsquoest pourquoi laquo Amour raquo est dit Parmeacutenide avec insistance laquo le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον θεῶν πάντων (XIII) Lrsquoengendrement est la meacutetaphore qui deacutesigne le processus universel auquel tous les ecirctres sont soumis ndash naicirctre croicirctre et disparaicirctre ndash et que signifie tregraves preacuteciseacutement en grec le terme φύσις laquo nature raquo

b) Les ecirctres singuliers un laquo mixte raquo μίξις des deux laquo formes contraires raquo

Le reacutesultat de lrsquoaction conjointe de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo est double Le premier est de donner forme agrave tous les ecirctres singuliers quels qursquoils soient y compris dans le domaine de la penseacutee des sentiments et des sensations domaine sur lequel les parties perdues du Poegraveme devaient donner des preacutecisions La particulariteacute de cette forme est drsquoecirctre un laquo mixte raquo un laquo meacutelange raquo μίξις des deux laquo formes contraires raquo que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo (XII 4 cf miscent XVIII 1 et permixto XVIII 4 et 5) Toutes les combinatoires sont possibles depuis un partage eacutequilibreacute entre laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo jusqursquoagrave la preacutedominance de lrsquoune sur lrsquoautre mais sans jamais rompre leur eacutequilibre au niveau geacuteneacuteral La derniegravere proposition du frg XVI eacutenonce que dans lrsquoactiviteacute laquo psychique raquo qui se trouve chez les hommes comme en tout la fonction proprement intellectuelle la laquo penseacutee raquo νόημα est preacutepondeacuterante laquo en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee raquo τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα (XVI 4) Theacuteophraste qui cite ce fragment agrave propos des laquo sensations raquo αἰσθήσεις confirme cette extension agrave tout du laquo meacutelange raquo des contraires mecircme srsquoil entend les formes contraires comme des laquo eacuteleacutements raquo στοιχεῖα et ramegravene la laquo Lumiegravere raquo au laquo chaud raquo et la laquo Nuit raquo au laquo froid raquo laquo [hellip] distinguant deux eacuteleacutements il [Parmeacutenide] srsquoest borneacute agrave dire que la connaissance (γνῶσις) se conforme agrave celui qui lrsquoemporte (τὸ ὑπερϐάλλον) Car selon que crsquoest le chaud ou le froid qui a le dessus la penseacutee (διάνοια) est autre elle est meilleure et plus pure par lrsquoeffet du chaud Elle nrsquoexiste toutefois que par le respect drsquoune certaine proportion (συμμετρία) raquo Il conclut laquo en geacuteneacuteral tout ce qui est (πᾶν τὸ ὄν) a une certaine connaissance (γνῶσις) raquo241 Des anomalies dans la reacutepartition et le reacutesultat peuvent donc aussi se comprendre comme cela a eacuteteacute noteacute agrave propos de la procreacuteation laquo Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu du meacutelange funestes elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant raquo nam si virtutes permixto semine pugnent nec faciant unam permixto in corpore dirae nascentem gemino vexabunt semine sexum (XVIII 3-5)

Lrsquoautre reacutesultat de lrsquoaction conjointe de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo est de preacuteserver les laquo forces raquo originaires que sont les formes contraires Comme dans la geacuteneacuteration qui garde intact le patrimoine geacuteneacutetique les laquo formes raquo contraires ne sont pas affecteacutees ou alteacutereacutees par leur meacutelange Ce qui est possible si elles ne sont pas de lrsquoordre de la matiegravere Seul le reacutesultat est contingent Ainsi peuvent srsquoarticuler le neacutecessaire ou permanent et le contingent ou singulier

Ainsi donc il semble bien que Parmeacutenide nrsquoaurait pas signeacute du moins pas sans de seacuterieuses reacuteserves la formule qursquoemploiera peu apregraves lui Anaxagore de Clazomegravenes et qui est devenue ceacutelegravebre laquo Rien ne naicirct ni ne peacuterit mais des choses deacutejagrave existantes se combinent

241 Traduction reprise agrave M CONCHE p 253

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puis se seacuteparent de nouveau raquo οὐδὲν γὰρ χρῆμα γίνεται οὐδὲ ἀπόλλυται ἀλλrsquoἀπὸ ἐόντων χρημάτων συμμίσγεταί τε καὶ διακρίνεται242 ni celle que lrsquoon attribue au fondateur de la chimie moderne A L Lavoisier laquo rien ne se perd rien ne se creacutee tout se transforme raquo Si lrsquoon considegravere les ecirctres singuliers crsquoest-agrave-dire tout ce qui existe reacuteellement et concregravetement tout naicirct et disparaicirct Ce qui est actuellement nrsquoeacutetait pas auparavant et ne sera plus apregraves Mais ce dont est fait tout ce qui existe demeure et demeure sans changement Comme il nrsquoy a rien en dehors de la φύσις en dehors de ce qui advient croicirct et disparaicirct il est vain de chercher une laquo matiegravere raquo un laquo eacuteleacutement raquo qui serait preacuteexistant et dont tout ce qui est serait fait Ce que Parmeacutenide appelle au singulier τὸ ἐόν nrsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo comme on lrsquoa toujours penseacute mais les choses qui sont consideacutereacutees dans leur totaliteacute et formant un tout Ce qui nrsquoest pas mateacuteriel lrsquolaquo intelligence raquo la laquo penseacutee raquo νοῦς en fait eacutegalement partie

Il est toujours deacutelicat drsquointerpreacuteter un silence surtout quand celui-ci nrsquoest pas sucircr en raison des lacunes de la transmission Mais tout drsquoabord il est difficile drsquoimaginer que la tradition aurait quant agrave elle passeacute sous silence le passage ou les passages dans lesquels Parmeacutenide aurait abordeacute la question de la laquo matiegravere raquo du monde Le teacutemoignage de Theacuteophraste citeacute ci-dessus montre ensuite que ce que lrsquoEacuteleacuteate appelle laquo formes raquo μορφαί est ce qui a eacuteteacute interpreacuteteacute comme laquo eacuteleacutements raquo στοιχεῖα fondamentaux du monde Le silence de Parmeacutenide est intentionnel Il nrsquoa pas voulu srsquoengager sur le chemin traceacute par ses devanciers lesquels essayaient de comprendre le monde agrave partir drsquoeacuteleacutements pouvant se combiner ou agrave partir drsquoun seul pouvant se transformer en des eacutetats opposeacutes et intermeacutediaires Heacuteraclite par exemple concevait la totaliteacute agrave partir drsquoun eacuteleacutement premier le laquo feu raquo πῦρ lequel pouvait se transformer en laquo air raquo en laquo terre raquo et en laquo eau raquo laquo les transformations du feu drsquoabord mer de la mer une moitieacute terre une moitieacute souffle brucirclant raquo πυρὸς τροπαὶ πρῶτον θάλασσα θαλάσσης δὲ τὸ μὲν ἣμισυ γῆ τὸ δὲ πρηστήρ243 En disant drsquoentreacutee de jeu que laquo les mortels ont eacutetabli de nommer deux formes raquo μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν (VIII 52) lrsquoEacuteleacuteate signifie clairement me semble-t-il qursquoil rejette leur approche des choses (la question drsquoune matiegravere premiegravere nrsquoest pas pertinente) pour ne retenir que lrsquoaffirmation de la contrarieacuteteacute fondamentale Le terme mecircme de laquo forme raquo μορφή indique que la contrarieacuteteacute doit eacutegalement ecirctre consideacutereacutee agrave partir de son aspect et non agrave partir de constituants ontologiques Les reacutealiteacutes singuliegraveres qui composent le monde depuis toujours sont si diverses que vouloir les ramener agrave quelques eacuteleacutements premiers voire agrave un seul est srsquoengager dans une impasse La permanence dans ces conditions serait un pur concept Beaucoup plus pertinent et productif agrave ses yeux est de srsquointerroger sur le dynamisme qui preacuteside aux transformations constantes du monde et de postuler que des laquo forces raquo logiques δυνάμεις y sont agrave lrsquoœuvre Mecircme si lrsquoon ne dispose pas encore drsquooutils conceptuels et instrumentaux pour les analyser et les mesurer avec quelque preacutecision on tient avec elles les concepts majeurs permettant drsquoeacutelaborer un modegravele interpreacutetatif du monde dans sa permanence dans son changement non moins permanent et de lrsquoarticulation des deux modegravele geacuteneacuteral que lrsquoEacuteleacuteate lui-mecircme qualifie de laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60)

B De quelques points plus saillants

Le modegravele selon lequel Parmeacutenide comprenait et interpreacutetait lrsquoensemble des choses est sans aucun doute le point majeur que lrsquoanalyse que jrsquoai meneacutee de son œuvre a mis en eacutevidence Il implique drsquoautres points importants ou speacutecifiques dont les plus saillants

242 DK 59 B 17 p 40-41 Traduction J VOILQUIN Les Penseurs grecs avant Socrate p 150

243 Texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite 48 2 p 239 (DK 22 B 31 M MARCOVICH 53a M CONCHE 82)

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meacuteritent drsquoecirctre releveacutes mecircme si ce ne peut ecirctre que briegravevement dans le cadre drsquoune conclusion Jrsquoen noterai seulement trois

1 Deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures

Le premier de ces points agrave souligner sont les deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures que Parmeacutenide a opeacutereacutees la premiegravere par rapport au discours religieux la seconde par rapport agrave ses pairs

LrsquoEacuteleacuteate nrsquoest pas le premier agrave avoir remis en cause les croyances concernant les dieux Degraves le deacutebut la recherche grecque antique nrsquoa pu se poser qursquoen reacutecusant les croyances de cette nature Crsquoeacutetait une condition premiegravere dans la mesure ougrave le discours laquo religieux raquo speacutecialement lorsqursquoil se donnait comme une reacuteveacutelation preacutetendait dire une veacuteriteacute preacutesenteacutee comme certaine et indiscutable Reacuteveacutelation et deacutemarche scientifique sont exclusives lrsquoune de lrsquoautre la seconde ne pouvant accepter une veacuteriteacute qui soit toute faite qui ne soit pas le fruit drsquoun questionnement meacutethodiquement meneacute et qui surtout donne des explications totalement inveacuterifiables Si des ecirctres impossibles agrave connaicirctre les dieux intervenaient dans le cours des eacuteveacutenements en interrompant le processus normal des causes aucune recherche rationnelle ne serait possible Les Grecs y compris les savants nrsquoont jamais saisi la question religieuse agrave partir drsquoune notion globale comme celle que les Latins eacutelaboreront avec celle de religio Ses savants-philosophes lrsquoont abordeacutee principalement sur le plan eacutepisteacutemique tout en continuant agrave la pratiquer sur les autres plans Crsquoest pourquoi saisie agrave partir des croyances la religion a eacuteteacute comprise comme une faiblesse de lrsquointelligence drsquoougrave le nom de laquo crainte des diviniteacutes raquo δεισιδαιμονία qursquoils lui ont donneacute Je ne reviens pas davantage sur ce que jrsquoai eacutecrit plus haut agrave ce sujet notamment agrave propos des frg XII et XIII Le seul point que je voudrais souligner ici est que Parmeacutenide achegraveve le processus critique engageacute par ses preacutedeacutecesseurs Il ne critique plus ouvertement les croyances aux dieux Il nrsquoeacuteprouve mecircme pas le besoin drsquoopposer les deux modes de diction de la veacuteriteacute Il eacutevite mecircme le conflit et eacutecarte ainsi la menace du crime drsquolaquo impieacuteteacute raquo ἀσέϐεια dont Socrate et drsquoautres seront accuseacutes Toute son habiliteacute consiste agrave vider le discours religieux de son contenu en inteacutegrant les dieux et mecircme le proceacutedeacute de la reacuteveacutelation dans son propre propos Apparemment donc les croyances religieuses et leurs mythologies ne sont pas attaqueacutees Elles sont neacuteanmoins complegravetement deacutetourneacutees et videacutees de leur substance Lrsquoemprise qursquoexercera la culture chreacutetienne sur le monde occidental fera que le retour agrave une deacutemarche proprement scientifique aux xvɪe et xvɪɪe s ndash je pense en particulier agrave Galileacutee ndash devra refaire cette rupture eacutepisteacutemologique Le discours savant devra alors srsquoaffirmer contre un discours de reacuteveacutelation qui non seulement fait intervenir Dieu dans lrsquohistoire mais le place comme Creacuteateur et Providence Drsquoougrave la mention laquo rien ne se creacutee raquo dans la formule attribueacutee agrave Lavoisier

La reacutefutation que fait Parmeacutenide des thegraveses de ses pairs et surtout le jugement particuliegraverement seacutevegravere qursquoil porte sur leur meacutethode et sur les fondements de leur propos attestent qursquoil avait conscience drsquoeffectuer une seconde rupture eacutepisteacutemologique au sein mecircme de la deacutemarche scientifique Comme la premiegravere partie du proegraveme le suggegravere fortement me semble-t-il il a engageacute sa reacuteflexion agrave lrsquointeacuterieur des postulats et des thegraveses de ses pairs Mais attentif avec la plus extrecircme vigilance aux attendus aux raisonnements et agrave lrsquoobservation du reacuteel il srsquoest rendu compte que les modegraveles explicatifs proposeacutes par ses pairs eacutechouaient quant aux reacutesultats et surtout comportaient de graves contradictions Quitte agrave ne pas ecirctre compris puisque crsquoest ce qui lui est effectivement arriveacute il a rompu avec leurs approches Cette rupture dans le champ scientifique comporte deux aspects majeurs Le premier est proprement drsquoordre eacutepisteacutemique Il porte sur les regravegles auxquelles toute recherche digne de ce nom doit srsquoastreindre et il deacutebouche sur la mise en eacutevidence des principes

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drsquoexistence et de non-existence drsquoidentiteacute de non-contradiction et du tiers exclu Agrave ce titre il me paraicirctrait juste de reconnaicirctre Parmeacutenide comme le pegravere de lrsquoeacutepisteacutemologie Le second aspect concerne le modegravele explicatif qui lui permet de reacutesoudre la contradiction fondamentale que manifeste lrsquoobservation des choses la singulariteacute et la contingence de tout ce qui est drsquoune part la permanence du monde drsquoautre part Pour ce faire il a introduit de nouvelles notions et de nouveaux concepts importants qui permettaient de ne pas les mettre sur le mecircme plan et drsquoexpliquer leur articulation tels que laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν laquo forme raquo μορφή laquo force raquo δύναμις laquo meacutelange raquo μίξις laquo transmonde raquo διάκοσμος etc Il a eacutegalement eacuteteacute ameneacute agrave reacutefleacutechir sur la langue sur la signification des mots sur le rapport entre le langage la penseacutee et le reacuteel avec une acuiteacute et une preacutecision telles que nrsquoont pu percevoir et comprendre ni ses contemporains ni ses successeurs pendant des siegravecles Je vais y revenir

Du seul point de vue de ces deux ruptures eacutepisteacutemologiques le projet parmeacutenidien relegraveve bien du palimpseste au sens fort du terme et non au sens affaibli selon lequel on lrsquoentend depuis G Genette244 et que reprend B Cassin p 48 Un palimpseste en effet deacutesigne un manuscrit dans lequel par suite de la cherteacute du parchemin on a effaceacute par grattage un texte deacutejagrave eacutecrit pour eacutecrire agrave la place un texte jugeacute plus important ou plus utile La substitution est totale De ce fait il me semble que Parmeacutenide nrsquoest pas seulement le pegravere de lrsquoeacutepisteacutemologie mais eacutegalement le veacuteritable pegravere de la science en tant que deacutemarche

2 Langage et penseacutee

Le langage et la penseacutee ont fait lrsquoobjet de la plus grande attention de la part de Parmeacutenide Mais il a meneacute agrave leur propos une analyse si pousseacutee qursquoelle a totalement eacutechappeacute agrave ses contemporains et agrave ses successeurs et que aujourdrsquohui encore elle nous paraicirct absolument impensable pour son eacutepoque Il faudra attendre Abeacutelard et mecircme la peacuteriode moderne pour que lrsquoon ouvre agrave nouveau les questions qursquoil a poseacutees

Isoler des formes verbales (ἔστιν laquo est raquo εἶναι ou ἔμμεναι laquo ecirctre raquo ἐόν laquo qui est raquo νοεῖν laquo penser raquo) voire des syntagmes (νοεῖν ἔστιν laquo penser est raquo μηδὲν [se εἶναι] laquo ne rien ecirctre raquo) pour en faire des autonymes suppose que lrsquoon ne porte pas seulement attention au sens que peut avoir ce mot ou ce syntagme dans la proposition telle qursquoelle est eacutenonceacutee mais que lrsquoon est en mesure de les extraire de la chaicircne parleacutee pour lrsquoexaminer en lui-mecircme tant du point de vue du sens que de la forme grammaticale Rapprocher certaines de ces formes pour les comparer juger de leurs eacutequivalences et de leurs rapports comme cela est fait au deacutebut du frg VI (laquo Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo laquo ecirctre raquo mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν VI 1-2) et de maniegravere plus flagrante encore dans le frg III (laquo En effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) suppose eacutegalement que lrsquoon ait reacutefleacutechi agrave lrsquoexistence des formes verbales (en particulier des modes indicatif infinitif et participe) agrave leurs implications seacutemantiques et aux enjeux que cela repreacutesente dans une eacutenonciation

Comment expliquer une telle prise de conscience unique et improbable en son temps La reacuteponse est donneacutee par Parmeacutenide lui-mecircme degraves le deacutebut du corps du Poegraveme dans les frg II et III Il nrsquoy a pas eacuteteacute ameneacute par des preacuteoccupations proprement linguistiques mais par la nature mecircme de ses recherches pour comprendre le monde dans sa totaliteacute et reacutesoudre les apories dans lesquelles ses pairs les avaient enfermeacutees LrsquoEacuteleacuteate srsquoest drsquoabord rendu compte que dans leurs explications pour rendre compte de la permanence du monde et du

244 G GENETTE Palimpsestes La litteacuterature au second degreacute

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changement non moins permanent de tout ce qui le compose ses pairs faisaient disparaicirctre lrsquoune des deux laquo formes raquo contraires laquo il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 53) Pour eux par conseacutequent laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8)

Crsquoest ainsi que Parmeacutenide a deacutecouvert le principe drsquoexistence et de son contraire ainsi que les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction principes qursquoil eacutenonce ainsi dans le frg II laquo penser soit que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre [hellip] soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo νοῆσαι ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι [hellip] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι (II 2-3 et 5) La forme verbale de la troisiegraveme personne de lrsquoindicatif preacutesent ἔστιν est lrsquoexpression la plus concise et la plus juste du principe drsquoexistence Reconnaicirctre ce principe crsquoest laquo penser (et dire) que ldquoestrdquo est raquo νοῆσαι ἠμὲν ὅπως ἔστιν [ἐστίν] (II 2-3) Car cette assertion est un laquo jugement raquo le premier de tous Quant agrave son contraire le principe de non-existence il ne peut ecirctre eacutenonceacute de la mecircme maniegravere Dans le second membre du v 3 du frg II lrsquoEacuteleacuteate dit laquo penserhellip que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo νοῆσαιhellip ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι Il emploie lrsquoinfinitif εἶναι et non lrsquoindicatif ἔστιν Lrsquoeacutenonceacute geacuteneacuteral οὐκ ἔστιν [ἐστίν] laquo nrsquoest pas est raquo est impossible Ce serait donner existence agrave ce qui nrsquoexiste pas Crsquoest pourtant ce que font ses pairs et qursquoil deacutenonce au v 5 eux pensent laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι

Dans le mecircme temps qursquoil deacutecouvre ainsi la troisiegraveme personne de lrsquoindicatif preacutesent du verbe ecirctre agrave la fois comme reacutefeacuterence au reacuteel (τὸ ἐόν) reacutefeacutereacute de maniegravere deacuteictique (ἔστιν) et comme eacutenonceacute proprement dit reacutefeacuterant agrave une penseacutee qui saisit ce reacuteel drsquoougrave la redondance implicite mais grammaticalement neacutecessaire ἔστιν [ἐστίν] laquo ldquoestrdquo est raquo Parmeacutenide deacutecouvre lrsquoinfinitif comme mode exprimant de maniegravere privileacutegieacutee une saisie du reacuteel qui peut ecirctre soit conforme agrave la reacutealiteacute soit contraire Lrsquoinfinitif εἶναι est un mode verbal qui permet drsquoexprimer ce qursquoune intelligence pense lorsqursquoelle saisit le reacuteel ou qursquoelle croit le saisir Drsquoougrave lrsquoeacutequivalence donneacutee dans le frg III lequel devait ecirctre la conclusion du frg II laquo En effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι Lrsquoinfinitif εἶναι est un mode verbal qui permet de dire ἔστιν saisi subjectivement par une intelligence Si ce εἶναι ne correspond pas agrave la reacutealiteacute il nrsquoest alors qursquoun laquo mot raquo laquo Aussi ne seront qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ (VIII 38-39) laquo Qursquoun nom raquo crsquoest de la sorte que Parmeacutenide deacutesigne le laquo concept raquo pur une notion sans correspondance dans le reacuteel245 terme qursquoil nrsquoavait pas agrave sa disposition

Enfn il ne saurait y avoir de ἔστιν laquo est raquo ou laquoldquoestrdquo est raquo sans un reacutefeacuterent interne le reacuteel que Parmeacutenide nomme τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo et qui nrsquoest autre que le participe preacutesent substantiveacute du mecircme verbe laquo sans ce qui est dans lequel ldquoestrdquo est formuleacute tu ne trouveras pas ce ldquopenserrdquo raquo οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται (VIII 35-36)

245 Dans le mecircme ordre de confusion mais en sens inverse ARISTOTE ira jusqursquoagrave assimiler le νοῦς laquo lrsquointelligence raquo et le νοητόν laquo lrsquointelligible raquo quand la premiegravere se prend elle-mecircme pour objet de connaissance Ce que le dieu fait agrave la perfection et qursquoil propose comme un ideacuteal pour lrsquohomme laquo Lrsquointelligence se pense elle-mecircme en saisissant lrsquointelligible car elle devient elle-mecircme intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant de sorte qursquoil y a identiteacute entre lrsquointelligence et lrsquointelligible raquo ὣστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν (Meacutetaphysique VII 1072b 19-21 traduction J TRICOT p 681-682) La penseacutee et le penseacute ne font alors plus qursquoun Crsquoest la voie que tenteront de suivre les laquo contemplatifs raquo chreacutetiens ou non et lrsquoassimilation agrave Dieu sera donneacutee comme fin de lrsquohomme

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Crsquoest ainsi me semble-t-il que Parmeacutenide a pris conscience de ces formes verbales que sont lrsquoindicatif preacutesent (agrave la troisiegraveme personne du singulier) lrsquoinfinitif et le participe preacutesent et de leur importance pour la penseacutee et son expression langagiegravere

Je ne reviens pas sur ce que jrsquoai deacutejagrave pu dire sur les rapports chez Parmeacutenide entre la penseacutee le langage et le reacuteel notamment au chap II et au chap III agrave propos du frg XVI Je nrsquoinsiste pas davantage sur les concepts ou notions que lrsquoEacuteleacuteate a introduits ou installeacutes durablement dans le champ eacutepisteacutemique agrave commencer par celui de laquo voie raquo ὁδός (I 2 5 27 II 2 VI 3 VII 2 et 3 VIII 1 et 18) et le syntagme ὁδός διζήσιός laquo voie de la recherche raquo (II 2) si ce nrsquoest pour dire maintenant que je suis arriveacute au terme du deacutecryptage du Poegraveme que lrsquoEacuteleacuteate devait avoir pleinement conscience des implications de cette meacutetaphore la voie symbolise la recherche dans son ensemble en tant qursquoitineacuteraire les cavales et leur laquo ardeur raquo ce qui est neacutecessaire agrave quiconque veut entreprendre une recherche le deacutesir de connaicirctre et de connaicirctre veacuteritablement Le char repreacutesente la laquo theacuteorie raquo la laquo thegravese raquo le questionnement et son outillage qui permettent drsquoavancer Lrsquoessieu et la boicircte deacutesignent la question preacutecise qui eacutetait poseacutee degraves le deacutepart et qui faisait problegraveme lrsquoarticulation entre les deux contraires qui caracteacuterisent le monde et que sont la permanence du tout et le changement de chaque chose (contrarieacuteteacute agrave distinguer de celle qui oppose dans la solution que propose Parmeacutenide laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo toutes deux eacutetant permanentes) Les jeunes filles cochers repreacutesentent les regravegles eacutepisteacutemiques agrave respecter sinon crsquoest lrsquoerrance (VI 5 laquo ils errent raquo VIII 54 laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo) ou lrsquoimpasse (II 6) Justice et Droit le caractegravere irreacutefragable de ces regravegles Neacutecessiteacute la contrainte qursquoimplique lrsquoobjet de la recherche (le reacuteel ce qui est) la porte la reacuteplique du char mais comme neacutecessaire reacutevision ou refondation de la theacuteorie en mecircme temps que figure des notions drsquoobstacle et de rupture eacutepisteacutemologiques le seuil et le linteau drsquoun cocircteacute les battants de lrsquoautre eacutetant respectivement agrave la porte ce que lrsquoessieu et les roues sont au char la cleacute la solution au problegraveme (un nouveau modegravele theacuteorique capable drsquoexpliquer le monde dans sa totaliteacute et en particulier de reacutesoudre lrsquoantinomie entre la permanence et le changement) la demeure de la deacuteesse enfin le terme de la recherche comme objet agrave connaicirctre agrave savoir le monde consideacutereacute en sa totaliteacute et comme un tout la deacuteesse eacutetant lrsquointelligence ou la raison inscrite agrave la fois dans le monde et dans lrsquohomme permettant au premier drsquoecirctre expliqueacute et au second de deacutecouvrir et drsquoexprimer cette explication

Je ne reviens pas non plus sur le couple antinomique laquo nuit raquo et laquo jour raquo comme symbole du passage de lrsquoignorance agrave la connaissance tel qursquoil apparaicirct dans le proegraveme (I 9-10) et qui repris dans le couple drsquoabord juif puis chreacutetien deviendra aussi le symbole de la lutte des forces du bien contre les forces du mal tous les concepts ou notions qui viennent drsquoecirctre mentionneacutes autour du principe drsquoexistence (laquo est raquo ἔστιν laquo est raquo ou laquoldquoestrdquo est raquo laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν laquo ecirctre raquo εἶναι) mecircme si le sens de τὸ ἐόν a eacuteteacute incompris et deacutetourneacute au profit drsquoune conception ontologique (τὸ ἐόν = lrsquoecirctre) et onto-theacuteologique (= lrsquoEcirctre)246 le couple antitheacutetique laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη et laquo opinion raquo δόξα la premiegravere ndash au singulier ndash ne deacutesignant pas cependant une connaissance assureacutee mais seulement les conditions requises pour atteindre une telle connaissance et la seconde ndash au singulier et au pluriel ndash la connaissance effective et limiteacutee agrave laquelle seulement on peut reacuteellement parvenir et qui peut ecirctre trompeuse celui de laquo signe raquo σῆμα comme marque du travail drsquointerpreacutetation de la penseacutee dans sa saisie du reacuteel lrsquoassertion comme laquo jugement raquo les termes servant agrave deacutecrire et agrave expliquer comment le monde se produit laquo nature raquo φύσις laquo forme raquo μορφή laquo meacutelange raquo μίξις et surtout laquo force raquo δύναμις les termes emprunteacutes au monde religieux ou mythologique pour exprimer des proprieacuteteacutes internes de la laquo nature raquo φύσις avant tout laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως mais aussi ces abstractions personnifieacutees que sont

246 Cf D DUBARLE Dieu avec lrsquoecirctre de Parmeacutenide agrave Saint Thomas essai drsquoontologie theacuteologale

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laquo Droit raquo Θέμις et laquo Justice raquo Δίκη je laisse de cocircteacute les termes auxquels par le jeu meacutetaphorique il donne un sens nouveau θυμός laquo ardeur raquo comme eacutelan proprement intellectuel ἦτορ laquo cœur raquo comme laquo centre raquo etc On peut regretter que par suite drsquoune incompreacutehension du projet parmeacutenidien celui de laquo transmonde raquo διάκοσμος ne soit pas passeacute agrave la posteacuteriteacute tant il eacutetait chargeacute de potentialiteacutes heuristiques comme on peut deacuteplorer drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que la perte drsquoune grande partie du Poegraveme nous ait certainement priveacutes drsquoautres concepts ou notions remarquables On peut enfin leacutegitimement se demander si lrsquousage de termes contraires allant jusqursquoagrave celui de lrsquooxymore nrsquoatteste pas agrave sa faccedilon la contrarieacuteteacute qui existe en tout Tout cela meacuteriterait une eacutetude speacutecifique et approfondie laquelle montrerait que mecircme si les termes techniques et explicites nrsquoy sont pas encore crsquoest bien tout le systegraveme eacutepisteacutemique drsquoune vraie recherche scientifique tout le laquo dispositif raquo comme lrsquoappelle G Agamben247 que Parmeacutenide a mis en place autour de la meacutetaphore de la voie lui meacuteritant certainement le titre de fondateur de la science en Occident

Le point qursquoil me paraicirct plus utile de reprendre dans le cadre de cette conclusion est la faccedilon dont lrsquoEacuteleacuteate envisageait la nature de la penseacutee dans son systegraveme diacosmique Selon la theacuteorie geacuteneacuterale parmeacutenidienne tout ce qui existe de quelque ordre que ce soit relegraveve de la laquo nature raquo φύσις crsquoest-agrave-dire drsquoune logique qui conformeacutement au sens du mot fait naicirctre croicirctre et disparaicirctre En second lieu toutes ces reacutealiteacutes sont le reacutesultat de la rencontre de deux laquo formes raquo μορφαί (VIII 52) laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ ayant chacune laquo leurs propres forces raquo σφετέρας δυνάμεις (IX 2) En troisiegraveme lieu enfin gracircce agrave lrsquoaction conjugueacutee de deux forces compleacutementaires la laquo diviniteacute raquo δαίμων (XII) et laquo Amour raquo Ἔρως (XIII) qui orientent les forces contraires de telle sorte qursquoelles soient productives et non destructrices toutes ces reacutealiteacutes sont des laquo mixtes raquo des laquo meacutelanges raquo μίξεις

Comme le laisse entendre le frg XVI chez lrsquohomme la laquo penseacutee raquo νoacuteος (ou νοῦς) et le laquo deacutesir raquo θυμός sont les formes humaines de ce que sont la laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως pour lrsquoensemble des choses En eux-mecircmes ils ne relegraveveraient pas des laquo formes contraires raquo ni de leur laquo forces propres raquo mais seraient comme cela est dit de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo deux forces permettant aux forces contraires de se conjuguer pour ecirctre productives Dans ces conditions la laquo penseacutee raquo νόημα ou connaissance γνῶσις (terme qui nrsquoest pas attesteacute dans les fragments mais qursquoutilise Theacuteophrase agrave propos du frg XVI) serait un laquo mixte raquo μίξις de deux formes contraires qui ne peuvent ecirctre me semble-t-il que lrsquoignorance complegravete (= laquo Nuit raquo) et le savoir parfait (= laquo Lumiegravere raquo) comme le suggegravere le proegraveme laquo chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles neacutees de Soleil apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte raquo ὅτε σπερχοίατο πέμπειν Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας (I 8-10) Crsquoest la raison pour laquelle la connaissance ne peut ecirctre qursquoune δόξα une laquo opinion raquo jamais une connaissance parfaite et certaine et que cette opinion en tant qursquoassertion est toujours un laquo jugement raquo une laquo deacutecision raquo Seul celui qui est porteacute par le deacutesir de connaicirctre peut parvenir agrave une connaissance plus assureacutee si du moins il soumet ses opinions et celles drsquoautrui agrave lrsquoeacutepreuve des contraintes de la rationaliteacute laquo les opinions il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo τὰ δοκοῦντα χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα (I 31-32) laquo Il faudrait raquo χρῆν cet irreacuteel atteste que aux yeux de Parmeacutenide cette exigence est loin drsquoecirctre pleinement respecteacutee et que mecircme si elle lrsquoeacutetait un savoir parfait est une impossibiliteacute Le savoir vrai auquel on peut parvenir restera toujours une

247 Ici jrsquoentends cependant ce terme en un sens pous restreint que G AGAMBEN Cf Qursquoest-ce qursquoun dispositif p 31

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laquo opinion raquo qui a subi le feu de lrsquoexamen critique et dont son deacutetenteur sait qursquoil demeure une laquo opinion raquo

3 Le monde bien que rationnel est absurde

Tout lrsquoeffort de Parmeacutenide pour comprendre le monde dans sa totaliteacute repose sur la conviction que ce monde est laquo rationnel raquo λογικός mecircme si ce terme ne fait pas partie de son vocabulaire Il est sous la reacutegulation de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo qui sont tous les deux des laquo forces raquo rationnelles Il est donc tout agrave fait possible de tenter de le connaicirctre de deacutecouvrir les lois auxquelles il est soumis et qui sont universelles Degraves le premier vers du proegraveme lrsquoEacuteleacuteate a exprimeacute le laquo deacutesir raquo ardent θυμός (version individuelle drsquolaquo Amour raquo) qui lrsquoa pousseacute agrave srsquoengager sur cette voie Au moment drsquoexposer son systegraveme diacosmique il ne cache pas le reacuteel enthousiasme que cette connaissance lui procure et procurera agrave celui qui le suivra sur cette voie Lrsquoattestent les trois futurs du frg XII εἴσῃ laquo tu sauras raquo (XII 1) πεύσῃ laquo tu apprendras raquo (XII 4) εἰδήσεις laquo tu connaicirctras raquo (XII 5)

Lrsquoun des reacutesultats de cette investigation cependant est lrsquoamer constat que ce monde est absurde au sens ougrave A Camus lrsquoa utiliseacute Oui le monde est ainsi fait que tous les ecirctres en quoi il consiste sont voueacutes agrave la destruction et agrave la mort laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent qursquoelles sont maintenant et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc raquo Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα (XIX 1-2) Agrave trois reprises Parmeacutenide exprime son sentiment Aux deux premiegraveres il trouve que cette terrible reacutealiteacute qui le concerne personnellement comme tout un chacun est laquo hideuse raquo (agrave propos des laquo œuvres hideuses du soleil raquo ἠελίοιο ἔργrsquoἀΐδηλα X 2) et laquo odieuse raquo (agrave propos de laquo lrsquoengendrement et du meacutelange que commande la diviniteacute raquo στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει XII 4) La mort la seule question qui veacuteritablement taraude chaque ecirctre humain et que chacun faute de pouvoir lrsquoeacutelucider intellectuellement drsquoune faccedilon pleinement satisfaisante srsquoefforce agrave sa faccedilon drsquooublier La troisiegraveme fois il juge que lrsquoaction conjugueacutee de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo ne peut empecirccher que des anomalies se produisent dans le meacutelange des contraires et que lrsquoecirctre singulier qui en reacutesulte soit atteint de troubles de deacuteficiences de malformations ou de tout autre malheur laquo Si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du meacutelange funestes (dirae = δειναί ) elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant raquo (XVIII 4-6)

Par ces deux aspects contradictoires lrsquoenthousiasme et lrsquoamertume la joie de connaicirctre et la conscience aigueuml drsquoecirctre laquo mortel raquo βροτός et que le monde comporte bien des imperfections et des anomalies Parmeacutenide reacutevegravele qursquoil nrsquoest pas qursquoun ceacutereacutebral Il est humain profondeacutement humain Et honnecircte il a poursuivi jusqursquoau bout sa quecircte de la veacuteriteacute sans chercher agrave dissimuler la question fondamentale qui au fond la motivait et la reacuteponse que pourtant il eacutetait sucircr de trouver

4 Une incompreacutehensionhellip compreacutehensible

Reste une derniegravere question lrsquoincompreacutehension geacuteneacuterale dans laquelle le Poegraveme de Parmeacutenide a eacuteteacute tenue depuis lrsquoantiquiteacute jusqursquoagrave nos jours Sans doute est-ce le destin que partagent la plupart des geacutenies Les ideacutees qursquoils eacutemettent sont si novatrices et si eacutetrangegraveres agrave ce que pensent leurs contemporains qursquoelles leur paraissent inintelligibles Mais pousseacutee agrave ce point et aussi longtemps une telle incompreacutehension deacutefit elle-mecircme lrsquoentendement Il est vrai que au caractegravere proprement inouiuml de son propos Parmeacutenide a ajouteacute quelques difficulteacutes peu propres agrave en faciliter lrsquointelligence Jrsquoen vois principalement deux

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La premiegravere est lrsquointroduction dans son texte de verbes autonymes Le fait eacutetait tellement nouveau que les lecteurs ne les ont pas vus et cherchant malgreacute tout un sens aux propositions dans lesquelles ils se trouvaient ils se sont eacutegareacutes La seconde eacutegalement drsquoordre linguistique est la preacutesence simultaneacutee de trois registres distincts dans lrsquoeacutelaboration de son discours en particulier dans le proegraveme dont la fonction est pourtant drsquoouvrir au sens du propos le registre savant dans lrsquoeacutenonceacute de sa propre penseacutee et celui de la penseacutee de ceux qursquoil reacutefute le registre meacutetaphorique qui construit sur le thegraveme central de la voie associe drsquoautres sous-meacutetaphores comme celles du char et de la porte enfin le registre symbolique agrave caractegravere religieux et mythique pour exprimer aussi bien de pures notions que des composantes du reacuteel Lrsquoentremecirclement (mixis) de ces trois registres agrave lrsquoimage de tout ce qui existe a rendu opaque un propos que la nouveauteacute suffisait deacutejagrave agrave elle seule agrave rendre suffisamment ardu

Par ailleurs Parmeacutenide nrsquoa laisseacute aucune cleacute ni dans le texte mecircme (il ne disposait pas de signes diacritiques approprieacutes) ni dans drsquoautres eacutecrits Certes il a en quelque sorte donneacute des indices dans le proegraveme en introduisant des termes (verbes adjectifs noms) dont le sens ne convient pas aux mots auxquels ils se rapportent mais seulement aux reacutealiteacutes dont ces mots sont la meacutetaphore Mais pour les voir comme indices et non comme une difficulteacute suppleacutementaire il aurait fallu que le lecteur ait deacutejagrave eu accegraves agrave lrsquointelligence de lrsquoœuvre On peut penser que pour ce qui concerne le registre religieux crsquoeacutetait faire acte de prudence que de ne pas eacuteveiller de soupccedilon on ne remet pas en cause impuneacutement lrsquoordre religieux (la croyance aux dieux) dont deacutepend lrsquoordre eacutetabli agrave commencer par lrsquoordre politique On peut eacutegalement deacuteduire de la meacutecompreacutehension geacuteneacuterale du Poegraveme que le contenu de celui-ci nrsquoa pas fait lrsquoobjet drsquoun laquo enseignement raquo de la part de Parmeacutenide LrsquoEacuteleacuteate nrsquoa ni fait eacutecole ni eu de disciples

Crsquoest comme si pour reprendre une meacutetaphore bien plus reacutecente il avait jeteacute une bouteille agrave la mer et que celle-ci aurait eacuteteacute trouveacutee et ouverte seulement maintenant vingt-cinq siegravecles plus tard Il est donc plus que temps que justice lui soit rendue et qursquoil soit reconnu en fonction du meacuterite qui lui revient Je souhaite vivement que ce travail soit un nouveau deacutepart dans les eacutetudes parmeacutenidiennes Il reste beaucoup agrave deacutecouvrir et agrave preacuteciser en ce qui concerne le propre propos de Parmeacutenide Sur la base de cette analyse il devrait ecirctre eacutegalement possible de reacuteeacutevaluer sa reacuteception dans la tradition de mieux distinguer en particulier dans une citation une mention ou simplement une allusion ce qui correspond agrave sa penseacutee et ce qui revient agrave lrsquointerpreacutetation du citateur De mecircme une reacuteeacutevaluation du mecircme ordre sera ineacutevitable sur les preacutedeacutecesseurs les contemporains et les successeurs de Parmeacutenide notamment Xeacutenophane de Colophon Heacuteraclite et Empeacutedocle drsquoAgrigente et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale sur les origines de la penseacutee scientifique en Occident Peut-ecirctre fera-t-elle apparaicirctre que malgreacute une incompreacutehension globale son œuvre a exerceacute une reacuteelle influence ne serait-ce qursquoagrave partir du thegraveme de la laquo voie raquo qursquoil a imposeacutee comme image matricielle de la recherche Mais sera-t-il possible de percer ce double mystegravere agrave savoir le surgissement drsquoune penseacutee aussi novatrice et acheveacutee que fut celle de Parmeacutenide et lrsquoincompreacutehension totale et multiseacuteculaire dans laquelle elle a eacuteteacute tenue

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Texte et traduction

Proegraveme frg I

A Lrsquoitineacuteraire de la recherche frg I 1-28a

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

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ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des [sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

B Plan et optique frg I 28b-32

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

Premiegravere partie les conditions drsquoune vraie connaissance

A Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

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ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

[(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

B Explicitation frg V-VII

1 Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Frg V ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν

laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

Frg VI 1

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo raquo ecirctre raquo

2 Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

a)Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3

Frg VI 2-3

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφ΄ὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

b) Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν frg VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9

αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

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[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible

Frg VII οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα

Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute [ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses

[lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

C Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51a

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

192

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

193

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde

μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

194

Deuxiegraveme partie le laquo transmonde raquo διάκοσμος

A Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui pris en lui-mecircme

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε est lrsquoopposeacute nuit obscure corps dense et lourd

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

Frg VIII 60-61

[60] τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

195

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

B Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a)Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

196

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble frg XII 1-4 XIII

Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Deux astres la Lune et la Terre frg XIV-XVa Agrave propos de la Lune

Frg XIV

νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

2 Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

a)La reproduction sexueacutee frg (XIII) XII 4-6 XVII et XVIII

(Frg XIII) 248

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

248 Je reproduis ici le frg XIII car il concerne eacutegalement cette section du Poegraveme

197

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

198

C Conclusion frg XIX

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Agrave chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

199

Index des mots grecs

Sont uniquement mentionneacutes les mots faisant lrsquoobjet drsquoun commentaire

ἀγένητος sans naissance VIII 3 ἀΐδηλος hideux raquo X 3 ἀληθείη veacuteriteacute I 29 II 4 VIII 51 ἀληθής vrai I 30 VIII 17 28 39 ἀμοιϐός de remplacement I 14 Ἀνάγκη Neacutecessiteacute VIII 16 30 X 6 ἀνώλεθρός impeacuterissable VIII 3 ἀπατηλόϛ trompeur VIII 52 ἀτέλεστος sans fin VIII 4 ἀτρεμής non tremblant I 29 VIII 4 δαίμων diviniteacute I 3 XII 3 XVI 1 δέμας corps VIII 55 59 διάκοσμος transmonde VIII 60 Δίκη Justice I 14 28 VIII 14 δόξα opinion I 30 VIII 51 XIX 1 δύναμις force IX 2 XVIII 2 4 (virtus) εἰδώς qui sait I 3 VI 4 εἰμί ecirctre249 - εἶναι (autonyme) laquo ecirctre raquo III VI 1 2 (sous-entendu) - εἶναι (non autonyme) ecirctre I 32 VII 1 VIII 18 32 39 40 - ἔμμεναι (autonyme) laquo ecirctre raquo VI 1 - ἔμμεν (non autonyme) ecirctre II 6 ἔμεναι VIII 38 - ἔστι(ν) (autonyme) laquo ldquoestrdquo est raquo II 3 4 5 III V 1 VI 1 VIII 3 9 16 35 - ἔστι(ν) ou ἐστί(ν) (non autonyme) I 27 VI 9 VIII 5 11 15 18 20 22 24 25 27 33 34 (bis) 36 42 45 46 47 48 54 IX 3 XVI 3 4 - οὐκ ἔστι(ν) (autonyme) laquo nrsquoest pas raquo II 3 5 VI 2 VIII 16 - οὐκ ἔστι(ν) (non autonyme) nrsquoest pas VIII 9 - εἰσι(ν) sont I 11 II 2 VIII 54 - ἔασι sont VIII 2 XIX 1 - εἴη serait VIII 47 - ἐόν (autonyme) laquo lrsquoeacutetant raquo VI 1 - ἐόν (τὸ) (non autonyme) (l)rsquoeacutetant IV 2 (bis) VIII 3 12 19 24 25 (bis) 32 33 35 37 46 47 (bis) ὄν VIII 57 - μὴ ἐόν (τὸ) ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas II 7 μὴ ἐόντα VII 1 - μὴ εἶναι ne saurait ecirctre II 3 ne soit pas II 5 - οὐκ εἶναι ne pas ecirctre VI 8 - Voir aussi πέλω ecirctre VI 8 VIII 11 18 19 45 εἷς μία ἕν un VIII 6 54 ἔλεγχος reacutefutation VII 1 ἐοικώς semblable VIII 60 Ἔρως Amour XIII εὐαγής eacuteclatant de lumiegravere X 2

249 Le non helleacuteniste doit savoir que lrsquoentreacutee drsquoun verbe dans les dictionnaires grecs est la premiegravere personne de lrsquoindicatif preacutesent (εἰμί = laquo je suis raquo) et non lrsquoinfinitif comme dans un dictionnaire franccedilais

200

ἠδέ hellip soithellip (disjonctif) II 5 hellip ethellip (disjonctif et accumulatif) I 30 ἠμέν soithellip (disjonctif) II 3 ethellip (disjonctif et accumulatif) I 29 ἦτορ cœur I 29 θεά deacuteesse I 22 θέμις permis VIII 32 Θέμις Droit I 28 θυμός ardeur I 1 ἡγεμονεύω conduire et montrer I 5 ἳππος (ἡ) jument cavale I 1 ἰσοπαλής de force eacutegale VIII 44 κατατίθημι deacuteposer apposer VIII 39 53 XIX 3 κέλευθος chemin I 11 II 4 VI 9 κληΐς cleacute I 14 κόσμος monde IV 3 VIII 52 κρᾶσις meacutelange XVI 1 κρίνω juger VII 5 VIII 16 interpreacuteter VIII 55 κυϐερνάω gouverner XII 3 λέγειν dire VI 1 λόγος parole I 15 raison VII 5 discours VIII 50 μέλος membre XVI 1 3 μέτα (= μέτεστι) se trouve IX 4 μή penseacute comme nehellip pas II 3 5 7 VI 2 VII 1 VIII 7

- μηδέ et que nehellip pas VII 3 - μηδέν nehellip rien VI 2 VIII 10 IX 4

μητίομαι imaginer XIII μίξις meacutelange XII 4 Μοῖρα Destin I 26 VIII 37 μορφή forme VIII 53 μουνογενής drsquoun genre unique VIII 4 μῦθος exposeacute II 1 VIII 1 νοέω penser II 2 III VI 1 VIII 8 34 36 νοητoacuteς VIII 8

- νοεῖν ἐστίν (autonyme) laquo penser ldquoestrdquo raquo III νόος (νοῦς) penseacutee IV 1 VI 6 XVI 2 νύξ nuit I 9 11 VIII 59 IX 1 3 XII 2 ξυνεχής constant VIII 6 συνεχής drsquoun seul tenant VIII 25 ξυνός commun V 1 XI 2 ὁδός voie I 2 5 27 II 2 VI 3 VII 2 3 VIII 1 18 ὁμῶς ensemble IV 1 VI 7 VIII 49 ὄγκος courbure masse volume VIII 43 ὄνομα nom VIII 38 XIX 3 ὀνομάζω nommer VIII 53 IX 1 οὐ(κ) οὐχί nehellip pas I 30 II 3 5 7 IV 2 VI 2 8 VIII 8 9 11 16 17 20 32 33 35 54

- οὔτι nehellippas I 26 - οὔτε et nehellippas ni II 7 8 IV 3 4 VIII 13 14 44 45 46 (bis) 47 - οὐδέ ni non plus VIII 5(bis) 7 8 (bis) 12 20 22 23 24 - οὐδέν rien VI 4 VIII 36 - οὐ μήποτε il nrsquoest pas agrave craindre que VII 1 - οὐ μή ποτε nehellip jamais VIII 61

οὖλος entier VIII 4 38

201

οὐρανός ciel X 5 παλίντροπος reacuteversible VI 9 παναπευθής totalement inexplorable II 6 πᾶς tout I 3 28 32 (bis) VI 9 VIII 5 22 24 25 33 38 48 60 IX 1 X 1 XII 3 4 16 4 (bis) πέμπω deacutepecirccher I 2 8 XII 5 προπέμπω I 26 πλέον (τὸ) pour la plupart XVI 4 πολύπειρος tant essayeacute VII 3 πολύποινος qui chacirctie fort I 14 πολύφημος aux multiples discours I 2 πολύφραστος si reacutefleacutechi I 4 προοίμιον proegraveme preacuteambule πύλη πύλαι porte I 11 17 πυνθάνομαι srsquoenqueacuterir apprendre I 28 X 4 πῦρ feu VIII 56 XII 1 στεφάνη couronne (sous-entendu) XII 1 στυγερός odieux XII 4 συνεχής voir sous ξυνεχής σῦριγξ boicircte (de moyeu) I 6 crapaudine I 19 ὑδατόριζος enracineacute dans lrsquoeau XVa φάος (φῶς) lumiegravere I 10 IX 1 3 XIV φατίζω formuler reacuteveacuteler VIII 35 60 φρονέω penser XVI 3 φύσις nature X 1 5 XVI 3 χνoacuteη moyeu I 6

202

Reacutefeacuterences Bibliographiques

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Page 3: Parménide (livre I, v. ed.univoak)69996/datastream/PD… · La crainte de Platon Évoquant Parménide dans son Théétète , Platon met sur les lèvres de Socrate une réflexion

3

Table des matiegraveres

Remerciements p 6

Introduction p 7

La crainte de Platon p 7 Des lectures divergentes et infondeacutees p 7 Une rupture reacutecente dans la lecture du Poegraveme p 8 La seule issue possible p 9 Deux conditions requises p 10 Trois difficulteacutes speacutecifiques p 12 Mon propos p 12 Une difficulteacute suppleacutementaire le grec p 14

Chapitre I Des autonymes p 17

A Frg II laquo ἔστιν raquo laquo οὐκ ἔστιν raquo p 17 B Frg III laquo νοεῖν ldquoἔστινrdquo raquo et laquo εἶναι raquo p 21 C Frg V laquo ἔστιν raquo p 24 D Frg VI 1-2 laquo ἐόν raquo laquo ἔμμεναι raquo laquo ἔστι raquo laquo εἶναι raquo p 25 E Frg VIII 1-51a laquo ἔστιν raquo p 26 Conclusion p 28

Chapitre II Premiegravere partie du Poegraveme ou les conditions drsquoune vraie connaissance p 29

Section A Texte et traduction p 30

Section B Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III p 35

1 Thegravese geacuteneacuterale p 35 2 Rejet de la neacutegation de la thegravese geacuteneacuterale p 39

3 Un postulat preacutejudiciel la penseacutee p 40 4 Lien entre penseacutee et langage p 42 5 Muthos p 43

Section C Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1 p 44

Frg V p 44 Frg VI 1 p 45

Section D Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII p 47

1 Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3 p 47 2 Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo

VI 4-9 et VII p 48

Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51a p 52

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2b-18 p 52 2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51a p 58

Chapitre III Deuxiegraveme partie du Poegraveme ou le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide p 65

Section A Texte et traduction p 67

Section B Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX p 72

4

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59 p 72 2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61

IV et IX p 78 a) Eacutenonceacute de la proposition du laquo transmonde raquo διάκοσμος

VIII 60-61 p 79

b) Deacuteveloppement de la proposition IV et IX p 84

a Premier principe voir les contraires ensemble frg IV p 84

b Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces frg IX p 87

Section C Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII p 94

1 Texte et traduction p 94

2 Commentaire p 96

A Remarques preacuteliminaires p 96

a) Une limitation agrave deux mondes lrsquounivers et lrsquohomme p 96 b) Une promesse de deacutecouvertes p 98

B Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa p 99

a) Le programme de la recherche frg X et XI p 99 b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa c) Lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reconstruction de la structure

de lrsquounivers de Parmeacutenide p 107 d) La genegravese permanente du laquo monde raquo de Parmeacutenide

frg XII 3-4 et XIII p 111

e) De la Lune et de la Terre frg XIV-XVa p 118

C Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI p 119

a) La reproduction sexueacutee frg XII 4-6 XVII et XVIII p 120 b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI p 123

Section D Conclusion frg XIX p 131

Chapitre IV Le proegraveme ou le reacutecit drsquoune deacutecouverte p 133

Section A Texte et traduction p 135

Section B Lrsquoitineacuteraire de la recherche I 1-28a p 135

1 Jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo ou les conditions eacutepisteacutemiques initiales de la Recherche I 1-10 p 137 2 Le deacuteverrouillage de la porte ou la premiegravere deacutecouverte de Parmeacutenide I 11-21 p 149 3 Lrsquoaccueil de la deacuteesse I 22-28a p 159

Section C Plan et optique I 28b-32 p 164

1 Plan I 28b-30 p 164 2 Optique geacuteneacuterale I 31-32 p 168

5

Conclusion un laquo physicien raquo de geacutenie trop en avance pour ecirctre compris p 172

A Le systegraveme diacosmique de Parmeacutenide p 172

1 Le point de deacutepart p 172

2 Le monde comme un laquo tout raquo πᾶν p 173

a) La deacutecouverte des principes eacutepisteacutemiques fondamentaux p 174 b) La deacutefinition de la totaliteacute comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν p 175 c) La permanence des deux laquo formes contraires raquo μορφαί

ἀντία (VIII 52 et 55) p 177

3 Le monde des singuliers contingents p 178

a) Une double logique directrice laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως p 178

b) Les ecirctres singuliers un laquo mixte raquo μίξις des deux laquo formes contraires p 179

B De quelques points plus saillants p 180

1 Deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures p 181 2 Langage et penseacutee p 182 3 Le monde bien que rationnel est absurde p 186 4 Une incompreacutehensionhellip compreacutehensible p 186

Texte et traduction p 188

Index des mots grecs commenteacutes p 199

Reacutefeacuterences bibliographiques p 202

6

Mes remerciements les plus vifs vont agrave notre fils Pierre-Louis Sachot Professeur agreacutegeacute de Lettres Classiques Gracircce agrave sa sagaciteacute et agrave son souci meacuteticuleux de lrsquoexactitude il a grandement contribueacute agrave ameacuteliorer cet ouvrage par la proposition de corrections et de suggestions toujours pertinentes tant sur la forme que sur le fond

7

Introduction

La crainte de Platon

Eacutevoquant Parmeacutenide dans son Theacuteeacutetegravete Platon met sur les legravevres de Socrate une reacuteflexion assez surprenante laquo Je crains tout agrave la fois que ses paroles nous ne les comprenions pas et que ce qursquoil pensait en les prononccedilant nous deacutepasse beaucoup plus raquo1 Les paroles en question auraient eacuteteacute entendues par Socrate de la bouche mecircme de Parmeacutenide lors drsquoun seacutejour de ce dernier agrave Athegravenes au moment des Grandes Panatheacuteneacutees Parmeacutenide aurait alors eu 65 ans2 Si cette rencontre suppose une chronologie difficilement conciliable avec celle qursquoindique Diogegravene Laeumlrce3 les paroles precircteacutees agrave Socrate en revanche me paraissent tregraves significatives Elles ont ici un accent de veacuteriteacute particulier lrsquoincompreacutehension du philosophe loin drsquoecirctre feinte semble agrave ce point profonde qursquoil ressent le besoin drsquoen faire lrsquoaveu Socrate et agrave travers lui Platon ndash qui de son cocircteacute ne pouvait connaicirctre que le Poegraveme ndash a lrsquointuition drsquoun eacutecart non neacutegligeable entre lrsquoentendement qursquoil a des propos de Parmeacutenide et ce que ce dernier pouvait bien vouloir signifier en les prononccedilant

Des lectures divergentes et infondeacutees

La crainte de Platon eacutetait drsquoautant plus justifieacutee que la lecture du Poegraveme de Parmeacutenide avait eacuteteacute mal engageacutee avant lui Griseacute par les perspectives que lui ouvraient les possibiliteacutes nouvelles de lrsquoabstraction Gorgias avait joueacute sur les mots et la logique et feignant de croire que la neacutegation μή dans lrsquoexpression τὸ μὴ ἐόν ndash ὄν en attique ndash est eacutequivalente agrave οὐ4 faisait de ce qui nrsquoest qursquoun pur concept pour Parmeacutenide une reacutealiteacute objective laquo le Neacuteant raquo

Et les vingt-cinq siegravecles qui nous seacuteparent de Parmeacutenide nrsquoont pas permis de clarifier la situation Ne parlons pas de J Barnes commentateur reconnu des Preacutesocratiques5 pour qui lrsquoEacuteleacuteate6 ne serait reacutesume B Cassin laquo au pire qursquoun prisonnier aveugle [de la langue

1 Φοβοῦμαι οὖν μὴ οὔτε τὰ λεγόμενα συνιῶμεν τί τε διανοούμενος εἶπε πολὺ πλέον λειπώμεθα PLATON Theacuteeacutetegravete 184a trad M NARCY

2 PLATON Parmeacutenide 127b-c

3 Dans le livre IX 23 de ses Vies et doctrines des philosophes illustres DIOGENE LAEumlRCE situe la pleine maturiteacute de PARMENIDE ndash son acmegrave ndash pendant la soixante-neuviegraveme Olympiade laquelle correspond aux anneacutees 504-501 PARMENIDE serait donc neacute vers 544-541 Si les eacuteveacutenements que rapporte le Parmeacutenide de PLATON se sont produits vers les anneacutees 450-448 PARMENIDE aurait alors eu plus de 90 ans et non environ 65 ans comme lrsquoeacutecrit PLATON (Parmeacutenide 127b) La datation de DIOGENE LAEumlRCE est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme correcte dit J BRUNSCHWIG le traducteur et commentateur du livre IX des Vies et doctrines (n 4 p 1066) Mais la chronologie basse proposeacutee par PLATON trouve un argument en sa faveur si comme le laisse fortement supposer la lecture du Poegraveme PARMENIDE a lu lrsquoouvrage drsquoHERACLITE DrsquoEacutePHESE qui lui serait neacute vers 520 et mort vers 460

4 Les explications neacutecessaires agrave lrsquointelligence de cette locution seront donneacutees dans le chapitre I

5 J BARNES The Presocratic Philosophers

6 PARMENIDE fut citoyen de la citeacute drsquoEacuteleacutee port situeacute sur la cocircte tyrrheacutenienne au sud du golfe de lrsquoactuelle Salerne agrave une centaine de km au sud de Naples Eacuteleacutee (aujourdrsquohui Elea-Velia) est une colonie grecque fondeacutee probablement peu apregraves 535 par les Phoceacuteens qui en eacutetablirent alors beaucoup drsquoautres comme Marseille Phoceacutee aujourdrsquohui Fokia eacutetait situeacutee sur la cocircte ionienne non loin drsquoEacutephegravese citeacute drsquoHeacuteraclite Si lrsquoon retient la chronologie haute celle de DIOGENE LAEumlRCE PARMENIDE nrsquoy serait pas neacute puisqursquoil aurait ducirc avoir environ dix

8

grecque] seacuteduit par elle comme drsquoautres par les siregravenes ou par les sophistes et au mieux qursquoun usager profiteur et ruseacute faisant drsquoinsuffisance vertu raquo7 Lrsquointerpreacutetation du texte parmeacutenidien donne toujours lieu agrave des divergences inconciliables entre les commentateurs comme nous aurons lrsquooccasion de le constater tout au long de cet ouvrage Mais agrave lrsquoinverse ils semblent srsquoaccorder pour en donner parfois une lecture qui ne respecte pas la litteacuteraliteacute du texte et qui y trouve un sens qui ne peut y ecirctre Je viens de souligner que contrairement agrave ce que laissait croire Gorgias lrsquoexpression τὸ μὴ ἐόν ne saurait en aucune faccedilon ecirctre comprise comme une affirmation de lrsquoexistence du Neacuteant Prenons eacutegalement le cas du fameux frg III8 celui qursquoeacutevoque immanquablement le nom de Parmeacutenide et qui pense-t-on habituellement condense sa penseacutee Dans ce fragment Parmeacutenide affirmerait explicitement que laquo lrsquoecirctre et la penseacutee sont une seule et mecircme chose raquo τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι Non seulement lrsquoobjet de la recherche philosophique serait laquo lrsquoEcirctre raquo mais laquo la Penseacutee raquo et laquo lrsquoEcirctre raquo seraient aussi une seule et mecircme chose Ce faisant Parmeacutenide serait non seulement le fondateur de lrsquoontologie comme penseacutee de lrsquoecirctre mais eacutegalement le pegravere de lrsquoideacutealisme pour avoir commis la mecircme erreur de logique que preacuteceacutedemment erreur dont Nietzsche lrsquoaccusera qui est de confondre le concept et le reacuteel laquo Du seul fait qursquoil pouvait le [lrsquoEcirctre] penser il a conclu qursquoil devait exister raquo9 Enfin affirmant simultaneacutement lrsquoexistence de lrsquoEcirctre et du Non-ecirctre il se serait gravement contredit puisque Ecirctre et Non-ecirctre srsquoexcluent absolument Or on ne saurait trouver dans ce fragment lrsquoaffirmation drsquoune identiteacute entre laquo la Penseacutee raquo et laquo lrsquoEcirctre raquo Lrsquoaffirmation de lrsquolaquo Ecirctre raquo ne se trouve pas dans lrsquoinfinitif du verbe correspondant en grec εἶναι mecircme substantiveacute avec lrsquoarticle τό Lrsquoinfinitif εἶναι avec ou sans article signifie laquo le fait drsquoecirctre raquo laquo le fait drsquoexister raquo non une entiteacute subsistante laquo lrsquoecirctre raquo ou laquo lrsquoEcirctre raquo De la mecircme maniegravere lrsquoinfinitif νοεῖν laquo penser raquo deacutesigne un fait un acte non une reacutealiteacute substantielle il signifie le laquo fait de penser raquo Rien absolument rien dans le texte parmeacutenidien ne peut accreacutediter lrsquointerpreacutetation selon laquelle Parmeacutenide y affirmerait lrsquoexistence de lrsquoEcirctre pris absolument et conjointement que son contraire le Non-ecirctre ndash le Neacuteant ndash pris eacutegalement absolument existerait et aurait en quelque sorte une consistance ontologique

Une rupture reacutecente dans la lecture du Poegraveme

Crsquoest ce dont a certainement pris conscience L Couloubaritsis lrsquoun des meilleurs exeacutegegravetes actuels de la philosophie antique Dans lrsquoouvrage consideacuterable qursquoil a consacreacute agrave Parmeacutenide10 il met entre parenthegraveses ce fameux frg III ainsi que le frg V parce que la lecture traditionnelle qui en est faite pourtant eacutevidente en apparence ne lui paraicirct pas

ans quand la colonie fut fondeacutee En le deacutesignant drsquoEacuteleacuteate je nrsquoentends en aucun cas lrsquoassimiler agrave lrsquoeacutecole du mecircme nom et lui faire endosser ce qursquoon attribue agrave drsquoautres membres de cette eacutecole comme MELISSOS et ZENON consideacutereacutes comme ses disciples

7 B CASSIN Parmeacutenide Sur la nature ou sur lrsquoeacutetant La langue de lrsquoecirctre p127

8 Les numeacuteros des fragments sont ceux de lrsquoeacutedition de base que H DIELS a donneacutee de lrsquoensemble des Preacutesocratiques et qursquoa reacuteviseacutee W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratiker (61952) Par commoditeacute et pour faire bref jrsquoidentifierai chaque fragment drsquoun Preacutesocratique conformeacutement agrave lrsquousage et en dehors de ceux de PARMENIDE en mentionnant cette eacutedition seulement par laquo Diels-Kranz raquo dans le texte et par la simple abreacuteviation DK dans les reacutefeacuterences Le premier chiffre qui suit lrsquoabreacuteviation DK indique lrsquoauteur Preacutesocratique dont il srsquoagit le dernier chiffre le ndeg du fragment et la lettre B qui preacutecegravede ce chiffre indique qursquoil srsquoagit drsquoun fragment consideacutereacute comme authentique Par ex dans la reacutefeacuterence DK 22 B 31 DK renvoie agrave DIELS-KRANZ 22 agrave HERACLITE et B 31 au frg authentique ndeg 31 Chaque eacutediteur drsquoun auteur Preacutesocratique donne en principe des tables drsquoeacutequivalence au moins entre sa propre eacutedition et celle de DIELS-KRANZ Pour meacutemoire le ndeg drsquoordre pour PARMENIDE dans DIELS-KRANZ est 28

9 Fr NIETZSCHE La Philosophie agrave lrsquoeacutepoque tragique des Grecs p 49

10 L COULOUBARITSIS La Penseacutee de Parmeacutenide

9

acceptable et qursquoil ne voit pas quelle nouvelle interpreacutetation il pourrait en proposer Il est le premier me semble-t-il agrave refuser de cautionner une telle lecture teacutemoignant drsquoune vigilance et drsquoune probiteacute intellectuelle qui meacuteritent drsquoecirctre salueacutees mecircme si apparemment personne nrsquoen a encore tenu compte

La seule issue possible

Il ne fait aucun doute que les frg III et V que L Couloubaritsis met entre parenthegraveses font partie du corpus parmeacutenidien Jamais agrave aucun moment depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours leur authenticiteacute nrsquoa eacuteteacute mise en cause Et L Couloubaritsis nrsquoentend pas soulever une telle hypothegravese La seule conclusion qursquoil faut degraves lors en tirer est que la solution agrave cette aporie se trouve bien dans la lecture que nous faisons de ces fragments et qui comme on peut le supposer ne concerne pas qursquoeux seuls Crsquoest ce que semble suggeacuterer Platon lui-mecircme lorsqursquoil eacutecrit dans le Theacuteeacutetegravete qursquoil craint ne pas comprendre (οὔτε συνιῶμεν) les paroles de Parmeacutenide et laquo que ce qursquoil pensait en les prononccedilant (τί τε διανοούμενος εἶπε) nous deacutepasse beaucoup plus raquo Platon a compris que le sens qursquoil fallait trouver dans le texte parmeacutenidien nrsquoeacutetait pas celui qui paraissait eacutevident

Mais quel pouvait-il bien ecirctre Parmeacutenide nrsquoa transmis ou laisseacute aucune indication agrave ce sujet en dehors de son Poegraveme et il nrsquoavait sans doute agrave sa disposition aucun des proceacutedeacutes graphiques dont nous disposons aujourdrsquohui comme les guillemets lrsquoitalique le gras les traits obliques ou les crochets de toutes sortes pour mettre en eacutevidence un mot ou un groupe de mots et ainsi faire entendre le sens particulier qursquoon veut lui donner Aussi ne pouvait-il le faire que par la voix en deacutetachant certains mots ou groupes de mots et en marquant un temps drsquoarrecirct entre eux Crsquoest ce que Platon a bien perccedilu mais sans aller plus loin

Or justement si nous nous appliquons agrave laquo eacutecouter raquo le Poegraveme de la sorte on se rend compte que dans un certain nombre de fragments des formes verbales nrsquooccupent pas dans la phrase le rocircle qursquoelles y jouent ordinairement Elles sont des autonymes11 Ce sont avant tout celles du verbe laquo ecirctre raquo εἶναι Cet usage est ineacutedit Les lecteurs ne srsquoen sont aperccedilus que tregraves reacutecemment mais de maniegravere tregraves incomplegravete Lagrave reacuteside certainement la cause principale de la meacutelecture dont le Poegraveme a souffert depuis les origines et qui me fait supposer poussant plus avant lrsquointuition de Platon qursquoil devait y avoir une faccedilon de le laquo prononcer raquo pour le rendre intelligible Agrave lrsquoimage de la cleacute qui entre les mains de Δίκη (laquo Justice raquo) ouvre la porte qui megravene tout droit agrave la demeure de la deacuteesse (I 14-21) ces emplois autonymiques sont ce qui ouvre au sens du Poegraveme

La premiegravere tacircche qursquoil importe donc drsquoeffectuer est drsquoidentifier les formes verbales employeacutees de maniegravere autonymique Jusqursquoagrave preacutesent les savants srsquoaccordent pour en reconnaicirctre une seule ἔστι laquo est raquo et uniquement pour deux ou trois occurrences Or un examen serreacute du texte reacutevegravele qursquoelles sont plus nombreuses plus diverses et qursquoelles concernent lrsquoensemble des fragments de la premiegravere partie du Poegraveme

Cette identification faite il devient alors possible de proposer une nouvelle interpreacutetation drsquoensemble de la premiegravere partie La question principale que pose et instruit Parmeacutenide nrsquoest pas drsquoordre ontologique mais eacutepisteacutemique En posant comme unique critegravere de veacuteridiction le fait drsquoecirctre ou de ne pas ecirctre ndash laquo est raquo ἔστι ou laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι ndash il deacutegage mecircme si crsquoest implicitement les principaux principes de lrsquoeacutepisteacutemologie qursquoil est neacutecessaire de respecter si lrsquoon veut aboutir agrave une connaissance vraie des choses comme ceux drsquoexistence drsquoidentiteacute et de non-contradiction

11 Dans lrsquoexemple laquo ecirctre est un verbe raquo ecirctre est employeacute comme autonyme

10

Une telle interpreacutetation entraicircne eacutegalement une nouvelle intelligence de la seconde partie du Poegraveme La connaissance du monde qursquoy propose lrsquoEacuteleacuteate nrsquoest ni seacutepareacutee de la premiegravere partie ni ne lui est opposeacutee comme le serait lrsquolaquo opinion raquo δόξα agrave la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη (ἀλήθεια en ionien-attique) mais elle en est la mise en œuvre dans lrsquoexamen concret des choses

La clarteacute sur lrsquoensemble de lrsquoœuvre eacutetant faite il devrait ecirctre alors enfin possible de saisir le sens du preacuteambule ou proegraveme eacutecrit en termes pour le moins eacutenigmatiques Que peut bien signifier cette expeacutedition sur un char tireacute agrave vive allure franchissant des portes eacutetheacutereacutees et conduisant agrave la demeure de la deacuteesse laquelle instruira notre savant-philosophe12 de tout ce qursquoil doit savoir Comme pour toute composition qui veut maintenir le lecteur en haleine les preacutemices prennent tout leur sens agrave partir du deacutenouement

Syntheacutetiser les eacuteleacutements deacutegageacutes tout au long du parcours de maniegravere agrave reconstituer si possible le systegraveme theacuteorique selon lequel lrsquoEacuteleacuteate appreacutehendait la reacutealiteacute pour en rendre raison sera la tacircche de la conclusion

Deux conditions requises

Deux conditions sont requises pour envisager de mener agrave bien cette laquo eacutecoute raquo du Poegraveme disposer drsquoun texte qui effectivement la permette parce qursquoil est suffisamment eacutetoffeacute et que son eacutetat est relativement bien assureacute Platon Aristote et un certain nombre des citateurs de lrsquoAntiquiteacute disposaient du texte inteacutegral du Poegraveme ou srsquoils le voulaient vraiment pouvaient y avoir accegraves Tel nrsquoest plus notre cas Comme pour les eacutecrits de tous ceux que lrsquoon nomme habituellement les Preacutesocratiques lrsquoœuvre de Parmeacutenide ne nous a pas eacuteteacute transmise directement Nous ne la connaissons que par des citations Mais agrave la diffeacuterence de la plupart des autres Preacutesocratiques les fragments que lrsquoon a trouveacutes chez les citateurs ou que lrsquoon a pu reconstituer agrave partir de citations multiples ne se ramegravenent pas agrave quelques phrases ou fragments de phrase Plusieurs drsquoentre eux sont mecircme drsquoune belle longueur et forment des ensembles substantiels et coheacuterents justement pour la premiegravere partie lagrave ougrave se trouveraient les thegraveses qursquoon veut y trouver Le plus long (frg VIII) fait agrave lui seul 61 vers auxquels il faut ajouter les 5 vers et demi du frg VII avec lequel il fait corps ce qui donne un total de 665 vers Si lrsquoon estime comme je le propose que les fragments II et III nrsquoen font eacutegalement qursquoun seul lrsquoensemble se ramegravene agrave 17 fragments et non plus agrave 19 Nous avons donc la possibiliteacute de lire mateacuteriellement le Poegraveme crsquoest-agrave-dire de disposer drsquoune partie substantielle du texte pour ne pas ecirctre reacuteduits agrave ne formuler jamais que des hypothegraveses inveacuterifiables Il a mecircme eacuteteacute possible de reconstituer la structure drsquoensemble du Poegraveme

12 Il est drsquousage de ranger PARMENIDE et les Preacutesocratiques dans la cateacutegorie des philosophes Le terme srsquoil nrsquoest peut-ecirctre pas inapproprieacute offre lrsquoinconveacutenient de comporter des surdeacuteterminations qui nrsquoapparaicirctront que plus tard comme celle drsquoune approche proprement meacutetaphysique HERACLITE parle drsquolaquo enquecircteur raquo ἵστωρ de quelqursquoun qui megravene une laquo enquecircte raquo une laquo recherche raquo ἱστορίη ndash ἱστορία en attique (frg 84 p 272 J-Fr PRADEAU DK 28 B 35 M CONCHE 24 M MARKOVICH 7) PARMENIDE use drsquoun synonyme de ἱστορίη δίζησις laquo recherche raquo (II 2 VI 3 VII 2) dont le verbe correspondant est δίζημαι laquo rechercher raquo (VIII 6) et un synonyme πυνθάνομαι laquo chercher agrave savoir raquo (I 28 X 4)

11

Le preacuteambule ou proegraveme (Frg I) Conserveacute dans son inteacutegraliteacute

Total 32 vers

La premiegravere partie Comprend 6 fragments13

frg II 75 vers frg III 1 vers frg V 15 vers frg VI 9 vers frg VII 55 vers frg VIII les 505 premiers vers

Total 75 vers

La seconde partie Comprend 13 fragments la plupart de petite taille

frg VIII les 105 derniers vers14 frg IV 35 vers frg IX 4 vers frg X 65 vers frg XI 3 vers frg XII 55 vers frg XIII 1 vers frg XIV 1 vers frg XV 1 vers frg XVa 1 mot frg XVI 4 vers frg XVII 1 vers frg XVIII 6 vers (en latin) frg XIX 3 vers

Total 49 vers

Quant agrave lrsquoeacutetat du texte il est possible de le restituer de maniegravere relativement satisfaisante La tradition indirecte (celle des citations) est a priori moins fiable que la tradition directe (celle drsquoun texte recopieacute pour lui-mecircme) Dans ce dernier cas lrsquoeacutedition manuscrite a normalement eacuteteacute faite avec soin avec choix du manuscrit agrave recopier relecture et correction et mecircme une eacuteventuelle confrontation avec le texte drsquoun ou de plusieurs autres manuscrits Le souci premier est de transmettre le texte le plus fidegravelement possible Dans le cas drsquoune citation ce souci est inexistant La citation peut se faire de meacutemoire etou le texte

13 Si lrsquoon reporte le frg IV dans la seconde partie

14 Vers 51b agrave 61 Le a ou le b que jrsquointroduis parfois apregraves le numeacutero drsquoun vers a pour fonction drsquoindiquer que je fais une distinction significative entre la premiegravere et la seconde partie de ce vers ou simplement pour ecirctre preacutecis que ce dont je parle se trouve dans lrsquoune ou lrsquoautre de ces parties Le a du frg XVa nrsquoa pas la mecircme signification il a eacuteteacute introduit par lrsquoeacutediteur des fragments pour distinguer celui-ci du frg XV tout en lrsquoy associant

12

ecirctre reacuteameacutenageacute pour mieux servir le propos que lrsquoon deacuteveloppe Au vers 29 du frg I par exemple les citateurs divergent sur le qualificatif agrave reconnaicirctre au laquo cœur de la veacuteriteacute raquo pour les uns il est ἀτρεμές laquo non tremblant raquo pour drsquoautres ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo donc laquo ferme raquo ou laquo exact raquo Plus significatif du travail du citateur sur le texte citeacute au mecircme vers 29 du frg I la veacuteriteacute est qualifieacutee par certains drsquoεὐπειθέος laquo bien persuasive raquo par Proclus drsquoεὐφεγγέος laquo bien illumineacutee raquo et par Simplicius drsquoεὐκυκλέος laquo bien ronde raquo Plus surprenant encore le mecircme citateur peut citer diffeacuteremment le mecircme passage comme lrsquoatteste en particulier Simplicius pour le frg VIII Mais drsquoune maniegravere geacuteneacuterale et mis agrave part certaines variantes ougrave lrsquoon peut deacuteceler lrsquointention qui les a introduites les divergences rencontreacutees nrsquoexcegravedent pas celles que lrsquoon rencontre habituellement pour les textes transmis directement Peut-ecirctre le fait drsquoecirctre un poegraveme donc un eacutecrit versifieacute et rythmeacute a-t-il contribueacute agrave preacuteserver le texte contre une facile substitution paraphrastique

Mon propos nrsquoeacutetant pas de produire une nouvelle eacutedition savante du Poegraveme je mrsquoappuierai sur ce que lrsquoon appelle le textus receptus laquo le texte reccedilu raquo crsquoest-agrave-dire le texte qui eacutetabli par Diels et reacuteviseacute par Kranz se retrouve avec quelques retouches chez les eacutediteurs et commentateurs franccedilais tels que M Conche B Cassin L Couloubaritsis ou J Bollack chacun y marquant ses choix quant aux variantes possibles et selon sa propre interpreacutetation Je nrsquoeacutechapperai pas agrave la regravegle et donnerai agrave chaque fois les raisons de mes propres choix

Trois difficulteacutes speacutecifiques

La fragmentation du texte soulegraveve cependant trois difficulteacutes particuliegraveres La premiegravere est que les coupures ne correspondent pas forceacutement aux articulations du texte consideacutereacute dans son inteacutegraliteacute Porteacutes agrave prendre un fragment pour une uniteacute signifiante nous le consideacuterons seacutepareacutement des autres ou ne voyons pas qursquoil concerne deux questions distinctes Pour le frg VIII par exemple il est clair que le vers 50 termine la premiegravere partie du Poegraveme et en ouvre une autre Parmeacutenide le dit explicitement Mais il ne dit pas de maniegravere nette que au v 19 de ce mecircme fragment il cesse de parler de ἔστιν laquo est raquo pour ouvrir un nouveau deacuteveloppement sur τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo laquo lrsquoeacutetant raquo Tout le monde pense que les 50 premiers vers de ce fragment traitent uniquement de laquo lrsquoeacutetant raquo Autres exemples le premier vers du frg VI nrsquoappartient pas au mecircme deacuteveloppement que la suite du fragment La coupure opeacutereacutee par le citateur a fait croire le contraire et a engageacute sur la voie drsquoune fausse interpreacutetation du passage Le frg IX ne forme pas qursquoune seule phrase comme tout le monde le pense mais en comporte deux les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont manque le deacutebut et les deux derniers forment une phrase indeacutependante La coupure apregraves les vers 60 et 61 du frg VIII a tregraves certainement contribueacute agrave pousser les commentateurs modernes agrave penser que ces deux vers concluaient ce qui preacuteceacutedait alors qursquoils ouvrent un nouveau deacuteveloppement Dernier exemple lrsquoisolement du frg XVI a empecirccheacute les traducteurs et commentateurs de voir que le sujet du verbe de la proposition comparative (ἔχει) est le mecircme que celui de la phrase preacuteceacutedente non conserveacutee

La seconde difficulteacute particuliegravere se rencontre dans la seconde partie du Poegraveme Certains fragments sont si courts qursquoils sont pratiquement incompreacutehensibles sans le commentaire des citateurs Comment par exemple comprendre sans se reacutefeacuterer au citateur ndash en lrsquooccurrence une scolie dans un texte de saint Basile ndash que le seul mot qui compose le frg XVa ὑδατόριζον laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo se rapporte agrave la Terre (ou terre) Le lecteur deacutepend alors totalement de lrsquousage que le citateur fait de la citation Il se trouve dans une situation comparable agrave celle drsquoun archeacuteologue devant un monument qursquoil faudrait reconstituer agrave partir de mateacuteriaux que lrsquoon retrouve dans des eacutedifices ougrave ils ont eacuteteacute reacuteemployeacutes

13

La troisiegraveme difficulteacute speacutecifique tient agrave lrsquoordre selon lequel il convient de lire les fragments et agrave la place qui leur revient dans lrsquoeacuteconomie du Poegraveme Cet ordre et cette place reacutesultent pour une part des eacuteventuelles et rares indications agrave ce sujet qui se trouvent dans les fragments eux-mecircmes pour une autre de celles que donnent les citateurs pour une autre enfin drsquoune confrontation entre le sens que lrsquoon trouve pour chacun des fragments consideacutereacutes en eux-mecircmes et celui qursquoappelle la coheacuterence du Poegraveme Par bonheur il a eacuteteacute assez aiseacute de reconstituer lrsquoarchitecture geacuteneacuterale du Poegraveme un proegraveme et deux parties comme cela a deacutejagrave eacuteteacute noteacute Par ailleurs la reacutepartition faite par Diels-Kranz des fragments entre chacune des deux parties est admise dans son ensemble En ce qui me concerne je deacuteplace comme le font B Cassin et J Bollack le frg IV de la premiegravere agrave la deuxiegraveme partie Quant agrave la distribution des fragments agrave lrsquointeacuterieur de chacune des parties elle est plus flottante elle deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de chacun des fragments eacutetant entendu que dans les cas litigieux cette interpreacutetation deacutecoule en mecircme temps de la place qursquoon lui accorde On se trouve alors dans une sorte de cercle vicieux dont la sortie nrsquoest possible que si le sens deacutegageacute est celui qui srsquoinscrit le mieux dans la logique drsquoensemble du Poegraveme La meacutethode suivie srsquoapparente agrave celle de lrsquoarcheacuteologue qui essaie de reconstituer un vase agrave partir drsquoun ensemble incomplet de tessons dont certains sont contigus et drsquoautres sans contact immeacutediat avec aucun autre Comme pour un puzzle dont on ne dispose pas du modegravele le principe fondamental est celui du rapprochement aussi bien quant agrave la forme que quant au sens la situation ideacuteale eacutetant que ce rapprochement puisse ecirctre synonyme de contiguiumlteacute Crsquoest celui qursquoont suivi Diels-Kranz dans la reconstitution des fragments et leur ordonnancement Ils ont cependant gardeacute distincts les frg VII et VIII qursquoils consideacuteraient pourtant comme ne formant qursquoun seul Ils sont tregraves geacuteneacuteralement suivis L Couloubaritsis quant agrave lui integravegre le frg IV dans le frg VIII (entre les vers 41 et 42) et propose mecircme de faire des frg VI VII VIII et IV un tout p 344 ss et p 546 Pour ma part je rattache le frg III au frg II dont il complegravete le dernier vers Le but viseacute est analogue agrave celui que poursuit lrsquoeacutediteur drsquoun texte ancien Par une confrontation entre toutes les variantes donneacutees par les manuscrits il tente de reconstituer ce que lrsquoon appelle un archeacutetype crsquoest-agrave-dire le texte supposeacute le plus proche possible de celui qui a eacuteteacute eacutediteacute par lrsquoauteur Crsquoest un texte reconstruit qui nrsquoa sans doute jamais existeacute exactement comme tel au cours de la transmission mais qui se veut le plus proche de lrsquooriginal

Il restera ineacutevitablement bien des zones drsquoombre dans lrsquointelligence du Poegraveme en plus de la part drsquohypothegraveses que recegravele toute interpreacutetation Ce qui importe est que le mateacuteriau dont nous disposons soit suffisamment conseacutequent pour qursquoil soit a priori possible de deacutegager la penseacutee de son auteur par confrontation interne en se fiant le moins possible aux seuls citateurs agrave qui nous devons leur conservation

Mon propos

Mon intention ici nrsquoest pas de donner du Poegraveme de Parmeacutenide une interpreacutetation qui soit la plus exhaustive possible Elle est seulement de faire une deacutemonstration susceptible drsquoengager une telle interpreacutetation sur une voie nouvelle Allez plus avant en mecircme temps serait entrer dans des discussions et des hypothegraveses qui outre qursquoelles seraient preacutematureacutees en affaibliraient la vigueur Je suis parti drsquoun fait la preacutesence drsquoautonymes dans la premiegravere partie Ce fait mrsquoa paru deacutecisif pour la compreacutehension du Poegraveme Il mrsquoa sembleacute qursquoil eacutetait de nature agrave engager une enquecircte agrave frais nouveaux dans le dossier parmeacutenidien Les autonymes mrsquoapparaissaient comme je lrsquoai deacutejagrave dit ecirctre la cleacute au sens actuel du mot et non au sens ancien15 qui fermait agrave lrsquointelligence du Poegraveme et qui en mecircme temps eacutetait susceptible drsquoy

15 Comme cela sera preacuteciseacute plus loin dans lrsquoAntiquiteacute la cleacute ne servait qursquoagrave ouvrir non agrave fermer

14

ouvrir Puis lrsquoenquecircte a suivi son propre cheminement Crsquoest elle que jrsquoai eacutecrite au fur et agrave mesure de sa progression sans chercher agrave preacutesenter discuter et reacutefuter toutes les thegraveses que lrsquoon tient sur lrsquoœuvre de lrsquoEacuteleacuteate et sans savoir ougrave elle me megravenerait Ne connaissant pas par avance qursquoelle en serait le terme elle garde la marque des tacirctonnements et des approximations qui une fois le travail acheveacute auraient pu ecirctre gommeacutes

Il mrsquoa sembleacute que ma deacutemonstration en resterait vraiment une si je la transmettais telle que je lrsquoai reacuteellement meneacutee si je faisais suivre fidegravelement au lecteur le chemin que jrsquoai effectivement parcouru et le faisais progresser pas agrave pas dans les deacutecouvertes qui ont eacuteteacute les miennes Ayant toutes les piegraveces et les arguments en main il serait mieux agrave mecircme drsquoen appreacutecier la force comme drsquoen voir les eacuteventuelles faiblesses

Je suis donc parti de la prise de conscience des autonymes et de la recherche de leur exacte eacutetendue (chapitre I) Puis jrsquoai repris agrave partir de ce fait une relecture de la premiegravere partie du Poegraveme la seule partie dans laquelle ils sont preacutesents (chapitre II) Une fois effectueacutee cette relecture mrsquoa inciteacute agrave voir si elle nrsquoautorisait pas un regard nouveau sur la seconde partie malgreacute son eacutetat de deacutelabrement extrecircme (chapitre III) Lrsquoeacutetude du corps du Poegraveme eacutetant acheveacutee il mrsquoa sembleacute que alors et alors seulement une interpreacutetation du proegraveme pouvait ecirctre tenteacutee (chapitre IV) Les reacutesultats de cette patiente investigation pouvaient enfin ecirctre reacuteunis drsquoune maniegravere syntheacutetique (conclusion)

Une difficulteacute suppleacutementaire le grec

Reste une difficulteacute devenue majeure aujourdrsquohui le grec Parmeacutenide a eacutecrit en grec Cette langue est deacutesormais meacuteconnue du plus grand nombre mecircme des philosophes Le lecteur comprendra aiseacutement que ma deacutemonstration ne puisse se faire que sur le texte grec comme un matheacutematicien ou un physicien ne peut faire la sienne sans recourir aux formules matheacutematiques Se passer du grec crsquoest effacer la deacutemonstration et demander au lecteur drsquoajouter foi aux conclusions que lrsquoon en tire sans lui permettre de veacuterifier et de discuter lrsquoessentiel lrsquoargumentation qui a eacuteteacute suivie Le transcrire en caractegraveres latins nrsquoa de sens que pour celui qui connaicirct deacutejagrave cette langue Enfin on ne peut se contenter de travailler sur une traduction mecircme la plus litteacuterale possible Si laquo est raquo en franccedilais recouvre seacutemantiquement et linguistiquement le ἔστιν grec il nrsquoen est pas de mecircme pour lrsquoinfinitif du mecircme verbe laquo ecirctre raquo εῖναι Comme je lrsquoai dit plus haut lrsquoinfinitif franccedilais substantiveacute (laquo lrsquoecirctre raquo) reacutefegravere agrave une reacutealiteacute substantielle alors que en grec τὸ εῖναι ne peut avoir cette signification il signifie seulement laquo le fait drsquoecirctre raquo laquo le fait drsquoexister raquo Du reste le lecteur srsquoapercevra au travers des diverses traductions que je citerai mecircme celles qui sont les plus litteacuterales qursquoelles sont loin de rendre le mecircme sens

Cependant je souhaiterais vivement pouvoir ecirctre lu et compris au-delagrave du cercle tregraves eacutetroit des philosophes helleacutenisants

Le grec nrsquoest pas mateacuteriellement difficile agrave lire Chacun de nous en connaicirct deacutejagrave un certain nombre de caractegraveres surtout en ce qui concerne les majuscules identiques pour une bonne part agrave nos caractegraveres drsquoimprimerie Aussi je propose de donner ci-apregraves un tableau qui inspireacute drsquoautres ouvrages comme lrsquoἕρμαιον de J-V Vernhes16 permet de lire ces caractegraveres Il suffit au lecteur de le photocopier pour en faire un marque-page le temps de les apprendre et de se familiariser avec eux ce qui ne demandera que tregraves peu de temps

16 J-V VERNHES ἕρμαιον Initiation au grec ancien p 1

15

Alphabet grec

Majus-cules

Minus-cules

Nom de la lettre

Pronon-ciation

Remarques

A Β Γ Δ Ε Ζ Η Θ Ι Κ Λ Μ Ν Ξ Ο Π Ρ Σ Τ Υ Φ Χ Ψ Ω

α β ou ϐ γ δ ε ζ η θ ι κ λ μ ν ξ ο π ρ

ς ou σ τ υ φ χ ψ ω

alpha becircta

gamma delta

epsilon zecircta ecircta

thecircta iota

kappa lambda

mu nu xi

omicron pi

rhocirc sigma

tau upsilon

phi chi psi

omeacutega

a ou acirc b g d eacute dz ecirc th

i ou icirc k l m n x o p r s t

u ou ucirc ph ou f

kh ps ocirc

a bref ou long chatte ou pacirctre β au commencement des mots (en France)

g dur comme dans gare

eacute bref fermeacute comme dans cleacute

ecirc long ouvert comme dans pegravere

i bref ou long

jamais nasaliseacute jamais nasaliseacute

x dur comme dans axe o bref fermeacute ou ouvert mot ou mort

r rouleacute

s dur comme dans sac (ς agrave la fin des mots) t dur comme dans table

u bref ou long

(ou ch cf choleacutera) comme dans psychologue

ocirc long fermeacute

Il existe drsquoautres signes qui accompagnent les lettres et dont le non helleacuteniste peut faire lrsquoeacuteconomie dans la prononciation comme les esprits rude (῾ ὁδός laquo voie raquo) ou doux (᾽ ἀλήθεια laquo veacuteriteacute raquo) et les accents aigu (´ κέλευθος laquo chemin raquo) grave (` τὸ ἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo) ou circonflexe (῀ νοῦς laquo esprit raquo) Ces accents peuvent se combiner avec les esprits ἂ ἇ ἥ ὗ etc Ils se placent au-dessus des voyelles ou avant srsquoil srsquoagit drsquoune majuscule Ἀ Ἂ Ἇ Ὂ Ὢ etc Le iota (ι) peut ecirctre souscrit (placeacute sous la voyelle ῳ ῃ ᾈ ᾨ etc) ou plus rarement adscrit (placeacute apregraves elle quand celle-ci est une majuscule Aι) Ce iota ne se prononce pas Enfin la ponctuation grecque diverge quelque peu de la nocirctre le point drsquointerrogation est noteacute par un point-virgule () πόθεν αὐξηθέν laquo par quel moyen a-t-il crucirc raquo et nos deux points ou point-virgule par un point en haut () τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει laquo Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est raquo

Quelques regravegles de prononciation dite eacuterasmienne

- Les diphtongues αι ει οι se prononcent en faisant entendre le laquo i raquo comme dans aiumle pareil langue drsquooiumll

- La diphtongue ου se prononce ou comme en franccedilais les diphtongues αυ et ευ se prononcent aou et eacuteou un peu comme dans caoutchouc (ou mieux allemand Baum ou anglais sound) et comme dans gueacutepeacuteou

16

- Le μ et le ν ne sont jamais nasaliseacutes comme en franccedilais - Devant γ κ χ et ξ le γ est nasaliseacute et se prononce n ἂγγελος laquo messager raquo se

prononce ang-gueacute-loss ἀνάγκη laquo neacutecessiteacute raquo se prononce a-nang-kegrave etc

Enfin pour faciliter la lecture sans pour autant surcharger lrsquoeacutecriture jrsquoai pris le parti drsquoinseacuterer la traduction dans le texte grec lui-mecircme et dans le corps de mon eacutetude drsquoaccompagner un mot grec de sa traduction ou inversement en eacutevitant le plus possible cependant les reacutepeacutetitions inutiles et fastidieuses

Une simplification eacuteconome

Je serai ameneacute agrave citer souvent drsquoautres traductions Aussi afin drsquoeacuteviter agrave chaque fois une reacutefeacuterence en bas de page jrsquoindiquerai la pagination sans autre mention que le nom de lrsquoauteur Les traductions habituelles que jrsquoai retenues sont les suivantes17

J BOLLACK Parmeacutenide De lrsquoeacutetant au monde Paris Verdier Poche 2006

B CASSIN Parmeacutenide Sur la nature ou sur lrsquoeacutetant La langue de lrsquoecirctre Paris Seuil 1998

M CONCHE Parmeacutenide Le Poegraveme Fragments Paris PUF 21999 (11996)

L COULOUBARITSIS La Penseacutee de Parmeacutenide Troisiegraveme eacutedition modifieacutee et augmenteacutee de Mythe et Philosophie chez Parmeacutenide Bruxelles Ousia 2008

J FRERE Parmeacutenide ou le souci du vrai Ontologie theacuteologie cosmologie Paris Kimeacute 2012

17 Ce choix paraicirctra arbitraire surtout agrave ceux dont les traductions nrsquoont pas eacuteteacute retenues

Mais comme je lrsquoai dit plus haut ma deacutemonstration serait affaiblie si je mrsquoengageais dans un deacutebat avec tous ceux qui ont eacutemis un avis sur le sens agrave donner de tel ou tel fragment du Poegraveme Pour autant celles que jrsquoai retenues sont celles qui parmi les plus reacutecentes sont soutenues par une eacutetude tregraves approfondie du texte parmeacutenidien et qui agrave deacutefaut de srsquoy reacutefeacuterer directement permettent de connaicirctre les traductions et interpreacutetations de leurs devanciers Ce qui nrsquoest pas le cas par exemple de la traduction drsquoA V ILLANI Parmeacutenide Le Poegraveme suivi de Parmeacutenide ou la deacutenomination 2011 ni de celle de M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme preacuteceacutedeacute de Eacutenoncer le verbe ecirctre 2012 dont jrsquoai deacutecouvert lrsquoouvrage je le reconnais apregraves la reacutedaction du mien et dont la viseacutee particuliegravere lui fait deacutelaisser les questions de fond pour srsquoattacher uniquement agrave laquo la couche linguistique et poeacutetique sous-jacente raquo Jrsquoai enfin inteacutegreacute mais seulement en notes la nouvelle eacutedition du commentaire drsquoA H COXON qui reprend la traduction de MCKIRAHAN The Fragments of Parmenides A Critical Text with Introduction and Translation the Ancient Testimonia and a Commentary Revised and Expanded Edition edited with new Translations by Richard MCKIRAHAN and a new Preface by Malcohn SCHOFIELD Las Vegas Zurich Athens Parmenides Publishing 2009

17

Chapitre I

Des autonymes

La premiegravere partie du Poegraveme preacutesente une particulariteacute linguistique des formes verbales ne sont pas employeacutees selon la fonction qursquoelles ont habituellement dans la phrase mais de maniegravere autonymique Ces autonymes ont longtemps fausseacute ou interdit la compreacutehension du Poegraveme dans la mesure ougrave le lecteur ne se rendant pas compte de leur preacutesence trouvait malgreacute tout un sens agrave la phrase dans laquelle ils figuraient Ils en permettent agrave lrsquoinverse une intelligence profonde si lrsquoon parvient agrave les identifier Aussi pour reprendre lrsquoimage que Parmeacutenide lui-mecircme propose dans son proegraveme sont-ils laquo la cleacute raquo κληῖδας (I 14) qui ouvre la porte agrave son intelligence18

Ce nrsquoest que depuis peu que les savants ont repeacutereacute cet usage drsquoautonymes dans le Poegraveme Ils lrsquoont signaleacute pour la troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du verbe laquo ecirctre raquo ἔστιν laquo est raquo mais seulement pour deux ou trois occurrences19 En reacutealiteacute il me semble que lrsquoemploi de ἔστιν comme autonyme concerne lrsquoensemble des fragments de la premiegravere partie Bien plus ce pheacutenomegravene qui constitue un fait linguistique nouveau dans lrsquoeacutecriture des textes grecs dont nous disposons touche mecircme drsquoautres formes verbales comme les infinitifs εἶναι laquo ecirctre raquo et νοεῖν laquo penser raquo et mecircme un syntagme νοεῖν ldquoἔστινrdquo laquo penser ldquoestrdquo raquo

La premiegravere tacircche agrave effectuer est de mettre ces formes en eacutevidence reacuteservant pour apregraves lrsquointerpreacutetation geacuteneacuterale qui en deacutecoule pour le Poegraveme

A Frg II laquo ἔστιν raquo laquo οὐκ ἔστιν raquo

1 Texte et traduction20

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι21 quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν22 ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

18 Un premier exposeacute de lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee dans ce chapitre et le suivant a fait lrsquoobjet drsquoune communication faite agrave Strasbourg sous le titre laquo Parmeacutenide enfin une cleacute raquo le 15 mars 2013 et publieacutee dans Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 II 2014 laquo Heidegger la Gregravece et la destineacutee europeacuteenne raquo Textes reacuteunis par A MERKER p 85-109

19 Ἔστι deux fois (frg II 2 et VIII 2) οὐκ ἔστι (frg II 5) B CASSIN trouve une autre occurrence de ἔστι autonyme au frg VIII 35 Seule M ANNEE en a reacutecemment releveacute davantage

20 Sauf mention particuliegravere toutes les traductions proposeacutees sont personnelles

21 Texte des eacuteditions εἰσι νοῆσαιmiddot

22 Texte des eacuteditions ἡ μὲν

18

πειθοῦς ἔστι23 κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquo24 ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

2 Ma lecture du texte

La lecture que je fais de ce fragment est leacutegegraverement diffeacuterente de celle qui est suivie par les eacutediteurs et les commentateurs Ces diffeacuterences sont noteacutees en gras Portant seulement sur la ponctuation les esprits et lrsquoaccentuation elles ne remettent pas en cause le texte grec lui-mecircme mais lrsquointerpreacutetation que les eacutediteurs y ont inscrite

II 2 αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

Drsquoabord je deacuteplace avant νοῆσαι laquo penser raquo le point en haut ndash eacutequivalent grec des deux points franccedilais ndash que les eacutediteurs placent apregraves (εἰσι νοῆσαιmiddot) et fais de cet infinitif une apposition agrave ὁδοί laquo voies raquo et non plus un compleacutement de εἰσί laquo sont raquo Je traduis donc laquo quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penserhellip raquo et non par exemple laquo quelles voies de recherche seules sont agrave penser hellip raquo (B Cassin p 77)

II 3 ἠμὲν ὅπως ἔστινhellip soit que laquo ldquoestrdquo est raquohellip II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστινhellip soit que ldquonrsquoest pasrdquo est raquohellip

Ensuite je lis les particules disjonctives ἠμέν et ἠδέ aux vers 3 et 5 agrave la place des articles ἡ μέν laquo lrsquoune raquo et ἡ δέ laquo lrsquoautre raquo des eacutediteurs Ces articles qui reprennent ὁδοί laquo voies raquo nrsquoont plus de raison drsquoecirctre si on fait de νοῆσαι laquo penser raquo une apposition agrave ὁδοί laquo voies raquo et non un compleacutement de εἰσί laquo sont raquo Ces deux particules qui combinent la particule ἤ laquo ou bien raquo et les particules μέν et δέ peuvent avoir selon le contexte le sens de laquo soithellip soithellip raquo agrave valeur fortement disjonctive ou de laquo ethellip ethellip raquo agrave valeur agrave la fois disjonctive et cumulative Ce sont les mecircmes que celles des vers 29 et 30 du frg I Et comment en serait-il autrement Le frg II en effet nrsquoest que le premier deacuteploiement de ces deux vers par lesquels Parmeacutenide agrave la fin du proegraveme eacutenonce la premiegravere exigence eacutepisteacutemique qui srsquoimpose au candidat au vrai savoir

Frg I 28-30

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

23 Texte des eacuteditions ἐστι

24 Texte des eacuteditions ἡ δrsquo

19

Le laquo cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive raquo du v 29 nrsquoest autre que ἔστιν du vers 3 du frg II tandis que les opinions des mortels du v 30 sont reprises au v 5 du frg II par οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo affirmeacute par les mortels comme ἔστιν et par ἔστιν affirmeacute par eux comme οὐκ ἔστιν Dans ces derniers vers du frg I les particules ἠμέν et ἠδέ ont une valeur agrave la fois disjonctive et cumulative les deux sortes de connaissances dont Parmeacutenide doit srsquoenqueacuterir sont nettement distinctes lrsquoune de lrsquoautre et srsquoadditionnent

II 4 ἔστι(ν) laquo ldquoestrdquo est raquo

Les eacutediteurs et commentateurs comprennent le ἐστί du v 4 comme ayant une valeur attributive ndash laquo crsquoest le chemin de persuasion raquo traduit par exemple B Cassin p 77 ndash et lrsquoeacutecrivent ἐστι en raison de la place qursquoil occupe dans la phrase Jrsquoestime pour ma part qursquoil est possible de le comprendre comme autonyme et signifiant lrsquoexistence Crsquoest pourquoi je lrsquoaccentue ainsi ἔστι25

3 Les cinq occurrences de ἔστι(ν) comme autonyme

La reconnaissance aux vers 3a et 5a de ἔστι(ν) comme autonyme est relativement reacutecente Le premier a lrsquoavoir faite serait G Calogero en 193226 Elle a depuis lors eacuteteacute adopteacutee par nombre de commentateurs non sans reacuteticence Nombreux parmi ces derniers cherchent en effet agrave sous-entendre un sujet agrave ce laquo est raquo agrave refuser de le consideacuterer comme autonyme Beaucoup drsquointerpregravetes supposent que ce sujet est laquo lrsquoecirctre raquo laquo Lrsquointerpreacutetation la moins risqueacutee conclut L Couloubaritsis au terme drsquoune analyse quasi exhaustive de toutes les interpreacutetations p 253-259 parce qursquoelle est confirmeacutee par la suite du texte est celle qui admet un sujet implicite qui doit eacutemerger dans la suite qui nrsquoest autre que lrsquoeon raquo p 258

En reacutealiteacute ἔστιν sans sujet mais lui-mecircme sujet ou autonyme ne figure pas deux fois dans ce frg II comme on le pense geacuteneacuteralement mais cinq fois Cela concerne toutes ses occurrences et assure une grande uniteacute de signification agrave lrsquoensemble27

II 3 ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

La troisiegraveme personne du singulier du verbe εἰμί agrave savoir ἐστί doit ecirctre sous-entendue apregraves le premier ἔστιν drsquoune part en raison de la construction de la proposition introduite par ὅπως laquo que raquo laquelle exige un verbe exprimeacute ou non et drsquoautre part en raison de la symeacutetrie qursquoelle forme drsquoun cocircteacute avec le second membre de la phrase et drsquoun autre cocircteacute avec les deux propositions du v 5 Je lis donc ἠμὲν ὅπως ἔστιν [s e ἐστίν] laquo soit que ldquoestrdquo est raquo reacutepeacutetition qui ne se dit pas en grec

Toujours au vers 3 je comprends οὐκ ἔστι comme laquo nrsquoest pas raquo et non comme laquo il nrsquoest pas possible raquo comme le font la plupart des traducteurs et commentateurs ainsi par exemple J Fregravere laquo il nrsquoest pas possible de ne pas ecirctre raquo p 145 Par ailleurs jrsquoen fais le sujet de lrsquoinfinitif μὴ εἶναι laquo ne saurait ecirctre raquo et fais de ce μὴ εἶναι non plus comme le font les traducteurs le compleacutement de οὐκ ἔστι devenu sujet mais compleacutement de lrsquoinfinitif νοῆσαι laquo penser raquo Drsquoougrave ma traduction laquo penser soit que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

Il y a certes un changement de construction entre les deux propositions que je fais deacutependre de νοῆσαι laquo penser raquo La premiegravere est agrave lrsquoindicatif si lrsquoon sous-entend le verbe εἰμί

25 Ἐστί est accentueacute diffeacuteremment suivant le sens et la position dans la phrase Quand il est autonyme jrsquoai pris le parti de lrsquoeacutecrire ἔστι aussi bien dans le texte du Poegraveme que dans le commentaire

26 G CALOGERO Studi sullrsquoEleatismo p 17-18

27 Jrsquoai constateacute avec satisfacion que M ANNEE fait la mecircme analyse Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 157-158

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laquo je suis raquo agrave la troisiegraveme personne ὅπως ἔστιν [s e ἐστίν] et la seconde est agrave lrsquoinfinitif bien qursquointroduite par ὡς ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι Ce qui semble pour nous incoheacuterent ne lrsquoest pas pour un Grec Les verbes de perception par lrsquoesprit ou les sens peuvent se contruire avec le participe ὅτι ou ὡς et un mode personnel ou enfin avec une proposition infinitive Mais ici on aurait affaire agrave une construction qui meacutelangerait deux logiques en associant ὡς et lrsquoinfinitif au lieu de lrsquoindicatif Dans sa Syntaxe grecque M Bizos note il est vrai agrave propos de la construction de la phrase apregraves des verbes drsquoaffirmation et non agrave propos des verbes de perception que lrsquolaquo on passe quelquefois de la construction avec ὅτι ou ὡς agrave la proposition infinitive il arrive mecircme que la proposition commenceacutee par ὅτι ou ὡς srsquoachegraveve par une infinitive raquo28

Enfin je traduis μὴ εἶναι par laquo ne saurait ecirctre raquo Le verbe νοεῖν laquo penser raquo qui commande la phrase peut suivant le sens qursquoon lui precircte soit se construire comme un verbe drsquoopinion et ecirctre suivi drsquoune proposition infinitive avec la neacutegation οὐ soit se construire comme un verbe de perception par lrsquoesprit ou les sens et dans ce cas la construction de la phrase subseacutequente sera soit au participe et la neacutegation οὐ soit agrave un mode personnel introduit par ὅτι ou ὡς et agrave nouveau la neacutegation οὐ Mais un certain nombre de ces verbes de perception par lrsquoesprit ou les sens peuvent eacutegalement ecirctre suivis drsquoune infinitive dans ce cas le sens du verbe est diffeacuterent et la neacutegation est μή Ici le sens de νοεῖν nrsquoest pas agrave entendre comme drsquoun verbe drsquoopinion Le contexte et la construction premiegravere avec ὅτι ou ὡς invitent agrave lrsquoentendre non pas au sens de laquo croire raquo mais de laquo comprendre raquo laquo saisir de maniegravere reacutefleacutechie raquo La construction de la phrase je lrsquoai fait remarquer est complexe Parmeacutenide pouvait tout aussi bien eacutecrire οὐκ εἶναι que μὴ εἶναι Comme je lrsquoexplique ci-apregraves le choix de la neacutegation μή est hautement significatif Si ἔστιν peut ecirctre objectivement constateacute οὐκ ἔστι ne le peut pas Lrsquoinexistence en tant que telle ne peut ecirctre qursquoune vue de lrsquoesprit un concept La neacutegation μή devant lrsquoinfinitif εἶναι signifie que lrsquoinexistence en tant que telle est une impossibiliteacute reacuteelle29

II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

Il nrsquoest sans doute pas interdit de penser que ἔστι(ν) puisse changer de sens et de fonction drsquoune proposition agrave une autre Mais si crsquoest bien lui qui est pointeacute dans ce fragment il mrsquoapparaicirct beaucoup plus logique et significatif de le conserver comme sujet et de lrsquoaccentuer ἔστι et non plus ἐστί (en reacutealiteacute ἐστι en raison de sa position dans la phrase) Il donne agrave la voie agrave suivre ὁδός un contenu Crsquoest lui le laquo chemin de persuasion raquo πειθοῦς κέλευθος car lui seul reacutepond agrave des exigences eacutepisteacutemiques de veacuteridiction ἀληθείῃ ὀπηδεῖ laquo il suit veacuteriteacute raquo Ma lecture de la phrase creacutee il est vrai une asyndegravete ce vers 4 nrsquoest pas explicitement lieacute agrave ce qui preacutecegravede par une particule Cette difficulteacute peut ecirctre leveacutee me semble-t-il si lrsquoon comprend ce vers comme une explication du vers preacuteceacutedent laquelle explication est le premier cas que mentionne M Bizos dans sa Syntaxe pour rendre compte de lrsquousage de lrsquoasyndegravete30 Les contraintes de la versification ne permettaient pas drsquoajouter une syllabe de plus et il aurait eacuteteacute ineacuteleacutegant de faire figurer deux γάρ laquo car raquo dans le mecircme vers31

28 M BIZOS Syntaxe grecque p 133 Remarque 5

29 Nuance qui nrsquoapparaicirct pas dans la traduction de M ANNEE laquo Lrsquoune crsquoest ldquoestrdquo tout en sachant que ldquonrsquoest pasrdquo nrsquoest point raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 157

30 Ibid p 258

31 M ANNEE traduit ainsi ce vers laquo Car ldquoestrdquo chemin de persuasion accompagne veacuteriteacute raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme pl 157

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II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

Comme pour les occurrences preacuteceacutedentes je sous-entends ἐστί pregraves du premier ἔστίν que jrsquoaccentue ainsi et un autre pregraves de χρεών laquo il faut raquo ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν [s e ἐστί] τε καὶ ὡς χρεών [s e ἐστί] ἔστι μὴ εἶναι laquo (penser) soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo Tous les commentateurs sauf M Anneacutee32 comprennent le ἔστι du second membre du vers comme se rattachant agrave χρεών laquo il faut raquo alors que ce participe preacutesent neutre peut srsquoemployer sans un ἐστί exprimeacute

4 Mή nrsquoest pas οὐ

Je reviens sur la question de la traduction de la neacutegation μή devant les infinitifs εἶναι aux vers 3 et 5 et devant le participe ἐόν au vers 7 Agrave la diffeacuterence de la neacutegation οὐ qui est la neacutegation du fait constateacute la neacutegation μή est la neacutegation du fait penseacute ou voulu La premiegravere est la marque de lrsquoobjectiviteacute la seconde celle de la subjectiviteacute agrave savoir que le fait eacutenonceacute est eacutenonceacute comme perccedilu par une subjectiviteacute et donc que la reacutealiteacute peut ecirctre diffeacuterente de cette perception voire opposeacutee Avec la neacutegation μή le fait qui est affirmeacute est moins lrsquoobjet de cette perception que cette perception mecircme Tὸ μὴ ἐόν par exemple au vers 7 ne saurait ecirctre compris comme τὸ οὐκ ἐόν laquo ce qui nrsquoest pas raquo Sinon ce qui nrsquoest qursquoun concept une pure vue de lrsquoesprit deviendrait alors un reacuteel constateacute qui aurait quelque consistance ontologique le Neacuteant Ce que ne srsquoest pourtant pas priveacute de faire Gorgias comme je lrsquoai deacutejagrave dit dans lrsquointroduction trompeacute par les possibiliteacutes nouvelles de lrsquoabstraction qursquooffre la langue grecque dont la plasticiteacute est semblable agrave la plasticiteacute neuronale33 Crsquoest la raison pour laquelle jrsquoai traduit au v 3 par laquo ne saurait ecirctre raquo au v 5 par laquo ne soit pas raquo et au v 7 par laquo ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas raquo Cette derniegravere formule est lourde Jrsquoen conviens Mais traduire par laquo ce qui nrsquoest pas raquo est objectiver et ontologiser ce qui nrsquoest et ne peut ecirctre qursquoun concept La neacutegation du reacuteel est un geste de lrsquoesprit Mais elle ne rend pas pour autant le reacuteel inexistant Cela est impossible comme cela sera exprimeacute agrave plusieurs reprises notamment au deacutebut du frg VII

Οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme

reacuteelles gt des choses ltqui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

Si cette lecture du frg II est la bonne srsquoil srsquoavegravere que Parmeacutenide y deacutetache la forme verbale ἔστί de ses fonctions normales pour lui faire tenir la fonction drsquoun substantif il est leacutegitime de srsquoattendre eacutetant donneacute qursquoil pose cette forme au centre de sa reacuteflexion qursquoil recommencera dans la suite du Poegraveme et mecircme qursquoil peut eacutetendre le proceacutedeacute agrave drsquoautres termes Ce qursquoatteste justement le fragment suivant

B Frg III laquo νοεῖν ldquo ἔστινrdquo raquo et laquo εἶναι raquo

Ce fragment est celui qursquoeacutevoque immanquablement le nom de Parmeacutenide agrave quiconque srsquoest quelque peu frotteacute agrave la philosophie antique Il fait agrave peine un vers et paraicirct drsquoune parfaite clarteacute

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι

32 Laquelle traduit ainsi ce vers laquo Lrsquoautre crsquoest ldquonrsquoest pasrdquo tout en sachant que neacutecessairement ldquoestrdquo nrsquoest point raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 159

33 Voir sur le traiteacute Περὶ τοῦ μὴ ὄντος ἢ Περὶ φύσεως de GORGIAS les eacutetudes de B CASSIN Si Parmeacutenide et LrsquoEffet sophistique

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Sa traduction ne fait apparemment aucun doute τὸ γὰρ αὐτὸ ἐστίν laquo car crsquoest la mecircme chose raquo νοεῖν τε καὶ εἶναι laquo penser et ecirctre raquo Ici donc Parmeacutenide identifierait la penseacutee et lrsquoecirctre Crsquoest lrsquointerpreacutetation en tout cas qui a eacuteteacute geacuteneacuteralement retenue34 Elle a donneacute lieu agrave des variantes que M Heidegger a distribueacutees selon trois perspectives laquo la premiegravere nous montre la penseacutee comme quelque chose qui est donneacute devant nous et la range dans le reste de lrsquoeacutetant La seconde perspective comprend lrsquoecirctre agrave la moderne comme le fait pour les objets drsquoecirctre repreacutesenteacutes comme objectiviteacute pour le moi de la subjectiviteacute Dans la troisiegraveme perspective nous retrouvons un trait fondamental de tout ce qui dans la philosophie antique a reccedilu la marque de Platon Suivant la doctrine de Socrate et de Platon les ideacutees constituent dans tout eacutetant ce qui ldquoestrdquo raquo35 Quant agrave lui il reacutesume ainsi son interpreacutetation laquo En toute briegraveveteacute le fragment III dit que la penseacutee fait partie de lrsquoecirctre raquo36

Srsquoils nrsquoosent plus aujourdrsquohui ramener purement et simplement lrsquoecirctre agrave la penseacutee ou inversement la penseacutee agrave lrsquoecirctre la plupart des commentateurs butent toujours sur le sens agrave donner agrave cette proposition Aussi bien certains essaient-ils de sauver ce fragment en lui faisant dire ce qursquoil ne dit pas tels M Heidegger que je viens de citer (laquo ecirctre la mecircme chose raquo ne signifie pas laquo faire partie de raquo) ou J Fregravere qui de son cocircteacute traduit laquo Crsquoest en effet une seule et mecircme chose que lrsquoon pense et qui est raquo37 Mais L Couloubaritsis le premier me semble-t-il estime que toutes ces tentatives ne rendent pas justice au texte et ne trouvant pas pour lrsquoinstant une interpreacutetation satisfaisante preacutefegravere comme Platon reconnaicirctre honnecirctement que le sens de ce fragment lui eacutechappe et met entre crochets ce fragment ainsi que le frg V pour dit-il laquo marquer leur caractegravere probleacutematique raquo p 538

Si nous nrsquoavions du Poegraveme de Parmeacutenide que ce seul fragment agrave notre disposition nous nrsquoaurions pas drsquoautre choix que lrsquointerpreacutetation suivante comme je lrsquoai signaleacute dans lrsquointroduction lrsquoinfinitif εἶναι ne saurait ici ecirctre substantiveacute et ecirctre compris comme eacutetant laquo lrsquoecirctre raquo (avec majuscule ou non) Il nrsquoy a pas drsquoarticle Et mecircme avec lrsquoarticle τὸ εἶναι ne peut signifier laquo lrsquoecirctre raquo comme entiteacute ontologique mais seulement laquo le fait drsquoexister raquo Par conseacutequent la seule lecture possible pourrait ecirctre formuleacutee ainsi si pour un individu la penseacutee est lrsquoactiviteacute qui le constitue essentiellement et qui doit commander agrave tout ce qursquoil fait il est possible de dire que laquo penser et ecirctre crsquoest la mecircme chose raquo laquo Ecirctre raquo serait alors agrave entendre au sens drsquoexister exister vraiment pour un ecirctre humain Mais personne nrsquoa soutenu cette interpreacutetation En effet puisque ce fragment nrsquoest pas le seul dont nous disposons rien dans le reste du texte de Parmeacutenide ne lrsquoautorise comme rien du reste nrsquoautorise agrave identifier εἶναι agrave laquo lrsquoecirctre raquo

Or puisque ce fragment justement nrsquoest pas unique il est possible de lui appliquer les regravegles drsquointerpreacutetation qursquoAbeacutelard a eacutenonceacutees dans le prologue de son Sic et non pour mettre fin agrave lrsquoabus auquel donnait lieu lrsquoeacutelaboration de listes drsquoarguments soit en faveur drsquoune position soit agrave son encontre dans le traitement des laquo questions raquo (quaestiones) que lrsquoon traitait

34 R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides drsquoA H COXON traduit ainsi laquo hellip for the same thing is for conceiving as is for being raquo p 58 Au lieu de lrsquointerpreacutetation moderne laquo ratonaliste raquo et eacutepisteacutemologique D M GIANCOLA propose de retrouver une interpreacutetation qui selon elle serait premiegravere et agrave caractegravere religieux et mystique Lrsquoeacutenonceacute du frg III serait laquo une assertion religieuse drsquoidentiteacute meacutetaphysique raquo (a religious assertion of metaphysical identity) selon laquelle laquo lrsquoEcirctre est intelligent raquo (Being is intelligent) His (i e Parmenidesrsquo) visionary poem proclaims that reality although it may appear multiple is as the mystics disclose an all-comprehending One (laquo Toward a radical reinterpretation of Parmenidesrsquo B3 raquo p 635-636)

35 M HEIDEGGER laquo Moira raquo in M HEIDEGGER Essais et confeacuterences p 286-287

36 Ibid p 291

37 Traduction D OrsquoBRIEN et J FRERE et reprise agrave Eacutetudes sur Parmeacutenide 1987 et reacuteviseacutee par J FRERE Parmeacutenide ou le souci du vrai p 145

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dans les laquo disputes raquo (disputationes)38 On empilait ainsi des propositions tireacutees de la Bible des Pegraveres de lrsquoEacuteglise ou des philosophes anciens avant tout Aristote sans tenir compte de leur exactitude de leur auteur et du contexte preacutecis dans lequel elles trouvaient sens Le frg III peut donc ecirctre contextualiseacute et trouver dans cette contextualisation ce qui en oriente lrsquointerpreacutetation Cette contextualisation permet mecircme drsquoaffirmer qursquoil est la proposition fondamentale du Poegraveme puisque introduite par un γὰρ laquo car raquo elle est donneacutee comme lrsquoexplication de propositions preacuteceacutedentes lesquelles sont tregraves certainement celles du frg II dont il est probable qursquoelle constitue le compleacutement du dernier vers

Je lis donc

τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

Je sous-entends ici encore apregraves τὸ αὐτό laquo le mecircme raquo un ἐστίν qui nrsquoa pas agrave ecirctre exprimeacute et je considegravere εἶναι non pas avec la valeur fonctionnelle drsquoun infinitif dans une proposition mais comme pour ἔστιν ainsi accentueacute avec la valeur fonctionnelle drsquoun autonyme

Cette proposition preacutesente trois signifiants deacuteconnecteacutes de leur usage habituel ἔστιν laquo est raquo comme preacuteceacutedemment mais eacutegalement εἶναι laquo ecirctre raquo et mecircme un syntagme νοεῖν ἐστίν laquo penser ldquoestrdquo raquo

Lrsquoeacutequivalence nrsquoest pas entre laquo penser raquo et laquo ecirctre raquo comme tout le monde le pense mais entre laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν et laquo ecirctre raquo εἶναι Parmeacutenide ne disposait drsquoaucun signe graphique comme par exemple les guillemets franccedilais et anglais que jrsquoutilise La mise en eacutevidence de certains termes ou regroupement de termes ne pouvait se faire que par la voix en regroupant certains mots ou en les deacutetachant en marquant un temps drsquoarrecirct entre eux Dans ce cas la place et lrsquoordre des mots prenaient toute leur importance En deacuteplaccedilant ἔστιν laquo est raquo pour en faire un ἐστίν rattacheacute agrave τὸ αὐτό laquo le mecircme raquo les commentateurs se sont interdit drsquoeacutecouter le texte parmeacutenidien La nouvelle eacutecoute que je propose ne permet pas seulement de sortir de lrsquoimpasse dans laquelle la lecture traditionnelle tient ce fragment enfermeacute le rend incompreacutehensible et engage en conseacutequence lrsquointerpreacutetation de lrsquoensemble de lrsquoœuvre dans une direction qui nrsquoest pas la sienne39 elle ouvre la voie agrave une nouvelle interpreacutetation qui fait apparaicirctre une penseacutee aussi forte et originale qursquointellectuellement satisfaisante et coheacuterente Ce sera le propos du prochain chapitre

Le fragment suivant dans la numeacuterotation de Diels-Kranz le frg IV nrsquoappartient vraisemblablement pas agrave la premiegravere partie du Poegraveme mais agrave la seconde40 De toute maniegravere

38 On trouvera une traduction de ce prologue par lrsquoAssociation Culturelle Pierre Abeacutelard en date du 23022007 sous http wwwpierre-abelardcomtra-sicetnonhtm Texte latin du Sic et Non J-P MIGNE Petri Abaelardi Opera Omnia Patrologiae Latinae t 178 Tournholt s a col 1329-1349 Eacutedition Blanche BOYER et Richard MCKEON ChicagoLondon University of Chicago Press 1976 Sur le rocircle majeur qursquoa joueacute Abeacutelard dans le passage drsquoune argumentation agrave coups drsquoarguments drsquoautoriteacute agrave une argumentation rationnelle et scientifique je me permets de renvoyer agrave mon eacutetude laquo LrsquoArgument drsquoautoriteacute dans lrsquoenseignement theacuteologique au Moyen acircge les grandes eacutetapes drsquoune eacutevolution (xɪe-xɪɪɪe siegravecles) raquo in O REBOUL et J-FR GARCIA (dir) Rheacutetorique et Peacutedagogie Cahiers du Seacuteminaire de philosophie 10 Strasbourg PUS 1991 p 111-153

39 Dans son Parmeacutenide p 122-134 B CASSIN preacutesente une excellente eacutetude historique et critique des analyses qui ont eacuteteacute faites depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours de ce frg III

40 Comme beaucoup le pensent agrave juste titre ainsi B CASSIN et J BOLLACK qui le placent apregraves le frgVIII dans la seconde partie du Poegraveme L COULOUBARITSIS quant agrave lui lrsquointegravegre au frg VIII entre les vers 41 et 42 crsquoest-agrave-dire encore dans la premiegravere partie

24

il ne contient pas la forme ἐστίν ou ἔστιν ni aucun autre terme employeacute comme autonyme La forme ἔστιν figure bien en revanche dans le frg V

C Frg V laquo ἔστιν raquo

ξυνὸν δὲ μοί ἐστιν ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις

L Couloubaritsis traduit ainsi ce court fragment laquo Pour moi il est eacutegal par ougrave je commencerai puisqursquoen ce lieu agrave nouveau je reviendrai raquo p 541

La plupart des commentateurs le traduisent pratiquement de la sorte41 sauf B Cassin suivie par J Bollack et M Anneacutee Ainsi formuleacute il eacutenonce une reacuteflexion triviale peu convenable agrave la graviteacute du propos du Poegraveme Par ailleurs je ne vois pas comment on a pu trouver le sens de laquo cela mrsquoest eacutegal raquo dans lrsquoexpression ξυνόν μοί ἐστιν Lrsquoeacutequivalent grec de lrsquoexpression franccedilaise est ὅμοιόν μοί ἐστιν ou mecircme οὐδέν μοὶ διαφέρει laquo il ne mrsquoimporte pas raquo Jrsquoignore qui a eu cette ideacutee en premier ni sur quoi il srsquoest fondeacute Elle doit ecirctre ancienne puisque le Bailly lrsquoa reprise ne donnant du reste que Parmeacutenide comme reacutefeacuterence Le Liddel-Scott ignore ce sens Enfin ainsi compris le fragment eacutenonce une ideacutee absurde Comment Parmeacutenide pourrait-il revenir agrave un point de deacutepart qui ne serait pas toujours le mecircme ou qui serait nrsquoimporte quoi Ne ferait-il pas alors ce que justement il reproche agrave tous les mortels agrave deux tecirctes agrave savoir drsquolaquo errer raquo πλάττονται (VI 5) ou de suivre un laquo chemin qui revient sur ses pas raquo παλίντροπός ἐστι κέλευθος (VI 9) On comprend que L Couloubaritsis lrsquoait jugeacute comme faisant problegraveme et lrsquoait mis entre crochets p 541

B Cassin retrouve le sens de ξυνός Elle traduit laquo Commun mrsquoest lagrave drsquoougrave je pars car jrsquoy reviendrai de nouveau raquo p 175 Mais elle nrsquoa pas vu que ἐστίν ou plutocirct ἔστιν est le sujet de la proposition et que comme dans le frg III un autre ἐστίν doit ecirctre sous-entendu Son commentaire va pourtant dans ce sens Elle reconnaicirct que ξυνός a deacutejagrave reccedilu une signification forte chez Heacuteraclite lequel dit-elle laquo lrsquoeacutetymologise mecircme en xun noocirci raquo lorsqursquoil dit raquo ldquoceux qui parlent avec intelligence (xun noocirci legontas) doivent tirer leur force de ce qui est commun agrave tous (tocirci xunocirci pantocircn)rdquo (frg 114) raquo42 Revenant agrave Parmeacutenide elle dit tregraves justement laquo Le point de deacutepart de la deacuteesse agrave savoir le ldquoestrdquo loin drsquoecirctre indiffeacuterent est plutocirct surdeacutetermineacute il est deacutebut et fin alpha et omeacutega elle en part et ne cesse drsquoy revenir puisqursquoil est au deacutebut (ldquoestrdquo) et agrave la fin du reacutecit (ldquolrsquoeacutetantrdquo agrave travers quoi ldquoestrdquo se dit) il est en mecircme temps le point de deacutepart le plus commun le premier eacutenonceacute celui qui est neacutecessaire agrave tous les autres et dont tous les hommes peuvent pratiquer la logique raquo p 213

Son commentaire nrsquoaurait sans doute guegravere eacuteteacute diffeacuterent si elle avait lu comme je propose de le faire

41 D OrsquoBRIEN et J FRERE laquo Ougrave que je commence cela mrsquoest indiffeacuterent car je retournerai agrave ce point de nouveau raquo laquo Le Poegraveme de Parmeacutenide raquo p 23 M CONCHE laquo Il mrsquoest indiffeacuterent drsquoougrave je commence car je retournerai en ce point de nouveau raquo p 96 A VILLANI qui connaicirct pourtant la traduction et le commentaire de B CASSIN traduit laquo raquo Par ougrave commencer cela mrsquoest indiffeacuterent car lagrave mecircme je reviendrai agrave nouveau raquo Parmeacutenide Le poegraveme p 33 J BOLLACK a tenu compte de la traduction de B CASSIN et traduit ξυνόν ἐστιν par laquo co-existe raquo laquo Co-existe dans mon discours le lieu drsquoougrave je prends mon deacutepart Lagrave mecircme je retournerai en sens inverse raquo p 198 R MCKIRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON suit les traducteurs franccedilais laquo It is indifferent to me whence I begin raquo p 54 Quant agrave M Anneacutee elle traduit ainsi laquo (hellip) (lrsquoldquoeacuteleacutementrdquo ce qui est) commun est en moi Par ougrave que je commence car crsquoest lagrave que je reviendrai de nouveau raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 80

42 B CASSIN p 213 Texte grec du frg 114 de DIELS-KRANZ ξὺν νῷ λέγοντας ἰσχυρίζεσθαι χρὴ τῷ ξυνῷ πάντων ὅκωσπερ νόμῳ πόλις καὶ πολὺ ἰσχυροτέρως (J-FR PRADEAU 119 1 p 300 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57)

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ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

D Frg VI 1-2 laquo ἐόν raquo laquo ἔμμεναι raquo laquo ἔστι raquo laquo εἶναι raquo

Le fragment VI qui comporte 9 vers a eacuteteacute reconstitueacute agrave partir de citations en provenance drsquoun seul auteur Simplicius et il preacutesente quelques incertitudes quant agrave lrsquoeacutetablissement du texte du premier vers43

La traduction et la compreacutehension en sont laborieuses En voici deux eacutechantillons en franccedilais44

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι B Cassin laquo Voici ce qursquoil est besoin de dire et penser est en eacutetant car est ecirctre L Couloubaritsis laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoCe qui est dans le preacutesentrdquo

[(Eon) est car il est ecirctre

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot B Cassin laquo Mais rien nrsquoest pas raquo p 81 L Couloubaritsis laquo alors que le neacuteant nrsquoest pas raquo p 542

On peut sortir de lrsquoembarras si lagrave encore on suit Parmeacutenide dans sa faccedilon de srsquoexprimer si comme preacuteceacutedemment on considegravere les formes du verbe εἶναι laquo ecirctre raquo comme des autonymes agrave savoir

‒ le participe preacutesent ἐόν laquo eacutetant raquo forme dorienne ou eacuteolienne du mecircme verbe εἶναι (forme attique ὄν)

‒ ἔμμεναι laquo ecirctre raquo forme dorienne ou eacuteolienne de lrsquoinfinitif du verbe εἶναι ‒ ἔστι laquo est raquo ‒ εἶναι laquo ecirctre raquo

Je propose donc la traduction suivante

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo (laquo est raquo raquo ecirctre raquo

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot) mais laquo ne rien ecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo)

Je mrsquoexpliquerai dans le chapitre suivant sur la signification de ce passage et sur le choix de ma traduction Notons seulement qursquoil est tout agrave fait possible ici encore de lire le texte de Parmeacutenide en deacutetachant les diffeacuterentes formes du verbe εἶναι comme preacuteceacutedeacutemment

La faccedilon qursquoa Parmeacutenide de srsquoexprimer ici est particuliegraverement brachylogique ou elliptique Je nrsquoy vois en reacutealiteacute qursquoun cas particulier pousseacute agrave lrsquoextrecircme il est vrai drsquoun mode drsquoeacutenonciation qui reacutegit lrsquoensemble du fragment et mecircme une bonne partie du Poegraveme le style paratactique Selon ce style les propositions ou phrases voire les termes sont le plus souvent juxtaposeacutees sans qursquoun mot de liaison nrsquoexplicite leur relation Ce mode drsquoexpression est le plus primitif Son principal avantage sur le mode syntagmatique ndash qui lui explicite les

43 Le second τὸ donneacute par les manuscrits a eacuteteacute remplaceacute par τε par KARSTEN suivi par DIELS-KRANZ En outre τrsquoἐὸν est un choix retenu par les eacutediteurs Deux manuscrits donnent la leccedilon τὸ ὄν un autre τεὸν dont le texte retenu se rapproche le plus

44 R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON traduit ainsi laquo It is necessary to assert and conceive that this is Being For it is for being but Nothing is not raquo p 58

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relations de deacutependance entre les propositions ndash est en faisant lrsquoeacuteconomie des outils rheacutetoriques de lrsquoargumentation de se dispenser de cette argumentation elle-mecircme de srsquoexprimer comme srsquoil nrsquoy avait que des constats agrave faire Il peut ecirctre aussi de dissimuler agrave lrsquoauditeur ou au lecteur cette argumentation crsquoest-agrave-dire les raisons qui preacutesident au raisonnement45 Dans le Poegraveme de Parmeacutenide beaucoup de phrases sont quasiment paratactiques car le γάρ laquo car raquo qui les relie le plus freacutequemment ndash jrsquoen ai deacutenombreacute 29 ndash introduit plus souvent une correacutelation qursquoune explication au sens fort du terme On a affaire agrave une succession de constats qui se corroborent les uns les autres

E Frg VIII 1-51a laquo ἔστιν raquo

Le frg VII ne preacutesente pas la forme ἔστί et les formes εἶναι et ἐόντα du premier vers ne sont pas autonymes

Le frg VIII en revanche ougrave lrsquoon a voulu voir la description de lrsquoEacutetant avec un Eacute majuscule deacutebute par cette proposition on ne peut plus nette

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

La voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre une impasse

La plupart des commentateurs traduisent aujourdrsquohui ce ἔστιν par laquo est raquo46 Pourtant agrave ce que je crois ils sont unanimes agrave sous-entendre un sujet laquo lrsquoEacutetant raquo mecircme lorsqursquoils se basent sur une eacutedition corrigeacutee de Diels-Kranz et qursquoils traduisent correctement le v 3 ougrave figure le participe preacutesent ἐόν Je prends seulement un exemple

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι J Bollack laquo lagrave sont disposeacutes les signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν J Bollack laquo tout agrave fait nombreux agrave savoir que lrsquoEacutetant est sans naissance et qursquoil [est aussi destruction

45 La parataxe est caracteacuteristique du genre oratoire Elle permet de substituer un mot agrave un autre sans que lrsquoauditeur srsquoen rende compte Elle est mecircme constitutive du genre oratoire qursquoest lrsquohomeacutelie le discours que prononce lrsquohomeacuteliaste dans la synagogue ou lrsquoofficiant dans lrsquoeucharistie Ce discours en effet a pour fonction de substituer une parole vive aux extraits de la Bible qui ont eacuteteacute lus auparavant Dans le rituel ordinaire la substitution se fait en trois temps dans le rituel synagogal ancien un texte propheacutetique indique en quel sens interpreacuteter le texte mosaiumlque lu auparavant lrsquohomeacutelie effectue cette interpreacutetation pour le preacutesent (voir M SACHOT laquo Homilie raquo Reallexikon fuumlr Antike und Christentum t XVI 1992 col 148-175) Lrsquoeacutevecircque ST

CYPRIEN de Carthage a eu recours agrave ce proceacutedeacute pour reconqueacuterir le pouvoir apregraves la perseacutecution de Degravece en 251 Dans le discours qursquoil fit agrave son retour agrave Carthage par substitution il fit glisser la deacutetention du pouvoir du Seigneur (le Christ) agrave Pierre puis agrave lrsquoeacutevecircque crsquoest-agrave-dire agrave lui-mecircme La tradition chreacutetienne fera de ce discours un argument de reacutefeacuterence dans la justification du primat de lrsquoeacutevecircque de Rome sur tous les autres (voir M SACHOT laquo De la tradition de lrsquoEacutecriture agrave lrsquoeacutecriture de la Tradition De Mt 1617-19 au De Ecclesiae Catholicae Unitate S Cyprien C IV) in CERIT Du texte agrave la parole Paris Beauchesne coll laquo Le point theacuteologique ndeg 40 1982 p 11-40)

46 B CASSIN laquo Seul reste donc le reacutecit de la voie laquo est raquo p 85 J BOLLACK laquo Seul reste encore en lice le reacutecit du chemin que laquo est raquo p 142 L COULOUBARITSIS laquo Il ne reste encore qursquoune seule faccedilon autoriseacutee de parler concernant le chemin celle ltqui ditgt qursquoil est et ltcommentgt il est raquo p 543 D OrsquoBRIEN et J FRERE laquo Il ne reste plus qursquoune seule parole celle de la voie lteacutenonccedilantgt ldquoestrdquo raquo laquo Le Poegraveme de Parmeacutenide raquo p 33 etc Mais R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides de A H COXON traduit ainsi ce deacutebut laquo Only one story of the way is stil left that a thing is raquo p 64

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οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot J Bollack laquo entier seul neacute et aussi bien intreacutepide et sans fin raquo p 142

J Bollack est clair il fait du participe preacutesent ἐόν le sujet de ἐστίν et le traduit par laquo lrsquoEacutetant raquo B Cassin et L Couloubaritsis laissent agrave ἐόν sa fonction de participe preacutesent mais comme lrsquoattestent leurs commentaires ils entendent bien laquo lrsquoEacutetant raquo dans le laquo il raquo affirmeacute comme sujet de laquo est raquo47 Or rien nrsquoautorise agrave faire cette substitution Dans la premiegravere partie du frg VIII (jusqursquoau vers 18) tel qursquoil a eacuteteacute reconstitueacute crsquoest bien de ἔστιν qursquoil est question et non de τὸ ἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo laquo ce qui est raquo Comme ce dernier est impliqueacute dans lrsquoaffirmation ἔστιν il sera lui aussi explicitement caracteacuteriseacute agrave partir du vers 19 En particulier agrave la diffeacuterence de ἔστιν qui est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) τὸ ἐόν est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 32) laquo fini raquo τετελεσμένον (VIII 42) Tὸ ἐόν convient-il de le remarquer nrsquoest pas le sujet de ἔστιν Il en est lrsquoobjet interne le contenu Il deacutesigne ce que depuis Saussure on appelle le reacutefeacuterent

Comme ἔστιν est sujet des propositions jusqursquoau v 18 et qursquoil lrsquoest encore une fois dans la suite (v 35) la question se pose de savoir si lorsqursquoon rencontre un ἐστίν il faut entendre celui-ci comme une reprise de la forme autonyme (ἔστιν) pregraves de laquelle le verbe copulatif ordinaire serait sous-entendu ou simplement comme ce verbe copulatif Il me semble pour ma part que la forme autonyme srsquoimpose aux vers 9 16 (2 fois) et 35 et que aux vers 22 (2 fois) 24b et 25 on a affaire au verbe copulatif

Je me bornerai ici agrave citer seulement les quatre premiers vers

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστινmiddot ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι laquo est raquo est Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν48 tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier unique non tremblant et sans fin

Quant agrave τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo qui est le sujet des propositions agrave partir du v 19 jusqursquoau v 51a il nrsquoest pas absolument neacutecessaire de le consideacuterer comme un autonyme puisque crsquoest dans sa fonction de participe substantiveacute drsquoecirctre le sujet drsquoune proposition ou drsquooccuper toute autre fonction deacutevolue agrave un substantif Mais la question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee en particulier quand τὸ ἐόν est mis en eacutequivalence avec drsquoautres formes qui elles sont autonymiques comme en VI 1

La premiegravere partie du Poegraveme srsquoarrecircte au vers 51a du frg VIII Commence alors la seconde partie du discours de la deacuteesse

47 B CASSIN laquo Sur elle [la voie] les marques sont tregraves nombreuses en eacutetant sans naissance et sans treacutepas il est entier seul de sa race sans tremblement et non deacutepourvu de fin raquo p 85 L COULOUBARITSIS laquo Sur lui [le chemin] il y a des signes plutocirct nombreux indiquant qursquoeacutetant dans le preacutesent il est aussi impeacuterissable tout drsquoune seule souche inflexibe et acheveacute raquo p 543 L COULOUBARITSIS corrige ἠδrsquo ἀτέλεστον laquo et sans fin raquo en ἠδὲ τέλεστον laquo et acheveacute raquo

48 Je place la virgule avant ἐστιν et non apregraves Le texte eacutediteacute par DIELS-KRANZ diffegravere quelque peu πολλὰ μάλrsquo ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν ἐστι γὰρ οὐλομελέςhellip

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Conclusion

Une double conclusion se deacutegage de cet inventaire La premiegravere est que agrave consideacuterer les fragments dont nous disposons de la premiegravere partie du Poegraveme le sujet dont y traite Parmeacutenide est ἔστιν eacutenonceacute de maniegravere autonymique soit positivement soit neacutegativement οὐκ ἔστιν Cette forme verbale ainsi eacutenonceacutee apparaicirct dans tous les fragments sauf le VII

‒ Frg II 5 fois ‒ Frg III 1 fois ‒ Frg V 1 fois ‒ Frg VI 2 fois ‒ Frg VIII 5 fois (v 2 9 16 bis 35)

Soit un total de 14 fois

Agrave la forme autonyme ἔστιν srsquoajoutent eacutegalement quelques autres formes verbales du mecircme verbe lrsquoinfinitif εἶναι et mecircme un syntagme νοεῖν ἐστίν

‒ Frg III νοεῖν ἔστιν laquo penser ldquoestrdquo raquo εἶναι laquo ecirctre raquo

‒ Frg VI ἐόν laquo qui est raquo ἔμμεναι laquo ecirctre raquo εἶναι laquo ecirctre raquo μηδὲν [se εἶναι] laquo ne rien ecirctre raquo

Soit quatre fois εἶναι dont une sous la forme ἔμμεναι et une autre avec la neacutegation une fois ἐόν et une fois le syntagme νοεῖν ἔστιν49

La seconde conclusion concerne le propos du Poegraveme Parmeacutenide y rend compte de deux deacutecouvertes qursquoil est conscient drsquoavoir faites et qui sont eacutetroitement lieacutees entre elles

La premiegravere est ce que nous appelons aujourdrsquohui lrsquoeacutepisteacutemologie en tant que reacuteflexion sur les conditions preacutealables agrave remplir pour produire un discours qui puisse preacutetendre dire quelque chose de vrai sur la reacutealiteacute Ces conditions sont toutes contenues dans un critegravere essentiel exprimeacute par une alternative ἔστιν ou οὐκ ἔστιν Prendre lrsquoun pour lrsquoautre est se condamner agrave lrsquoerrance et agrave lrsquoimpasse

La seconde deacutecouverte est celle du lien eacutetroit qui unit la penseacutee et le langage Parmeacutenide prend conscience en particulier drsquoune part qursquoun verbe en lrsquooccurrence le verbe εἶναι preacutesente diffeacuterentes formes

‒ la 3e personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent agrave savoir ἐστίν laquo est raquo

‒ un infinitif εἶναι ou ἔμμεναι laquo ecirctre raquo

‒ et un participe preacutesent ἐόν laquo qui est raquo

que drsquoautre part ces formes ne sont pas que des modaliteacutes linguistiques elles sont le miroir et le meacutedium de la saisie et de la laquo diction raquo (λέγειν) du reacuteel par une laquo faculteacute intellectuelle raquo νoacuteος (ou νοῦς) dont la proprieacuteteacute est de laquo penser raquo νοεῖν

49 Si jrsquoai bien fait le deacutecompte M ANNEE dont lrsquoapproche du texte parmeacutenidien est uniquement linguistique relegraveve 14 occurrences de ἔστιν autonyme avec ou sans neacutegation (les 5 du frg II 4 au frg VI 7 au frg VIII et 2 au frg XVI) 2 occurrences de lrsquoinfinitif εἶναι avec ou sans neacutegation (au frg VI) et deux fois ἐόν (frg VII)

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Chapitre II

Premiegravere partie du Poegraveme

ou

Les conditions drsquoune vraie connaissance

Puisque le verrou qui fermait la porte a eacuteteacute repousseacute comme il est dit dans le proegraveme (I 16-17) nous pouvons peacuteneacutetrer dans lrsquointelligence de la premiegravere partie du Poegraveme et tenter drsquoen proposer une interpreacutetation geacuteneacuterale Nous savons deacutejagrave que le propos est drsquoordre eacutepisteacutemologique et qursquoil consiste agrave justifier qursquoil faut eacutecarter la proceacutedure qui consiste agrave confondre ἔστιν et οὐκ ἔστιν ndash crsquoest une laquo impasse raquo οὐhellip ἀνυστόν ndash et que laquo la seule voie qui reste est laquo ldquoestrdquo est raquo μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο λείπεται ὡς ἔστιν laquo ldquoNrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo οὐκ ἔστιν μὴ εἶναι

Lrsquoargumentation pour le montrer telle du moins qursquoil est possible drsquoen restituer les lineacuteaments drsquoapregraves les fragments reconstitueacutes semble ecirctre la suivante

A Sont drsquoabord affirmeacutes la thegravese geacuteneacuterale et fondamentale qui vient drsquoecirctre rappeleacutee et le rejet de sa neacutegation (frg II et III)

B Vient ensuite lrsquoexplicitation de cette double proposition Elle se fait en deux temps

1 Le premier temps concerne la proposition fondamentale laquo ldquoestrdquo est raquo exprimeacutee en II 3a et b Il nrsquoen reste que le court frg V et le premier vers du frg VI

2 Le second temps est consacreacute agrave la laquo reacutefutation raquo ἔλεγχον (VII 5) des affirmations que Parmeacutenide considegravere comme erroneacutees et qursquoil a formuleacutees en II 3b 5a et b Cette reacutefutation occupe les frg VI 2-9 et la totaliteacute du frg VII 1-6a

C La conclusion enfin eacutenumegravere longuement

1 les attributs de ἔστιν laquo est raquo (VIII 2a-18)

2 et ceux de sa composante essentielle τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo (VIII 19-51a)

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Chapitre II section A

Texte et traduction

A Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

[(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

B Explicitation

1 Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Frg V

ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

Frg VI 1

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo raquo ecirctre raquo

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2 Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

a) Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3

Frg VI 2-3

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφ΄ὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

b) Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν frg VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9

αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible

Frg VII

οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute

[ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses [lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

C Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51 a

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

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λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2 b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51 a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

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οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde

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μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes50 car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

50 La forme πάντῃ est celle que donne les eacuteditions du texte sans mentionner de divergences entre les manuscrits Elle reacuteapparaicirct au frg IV 3 Je le mentionne car agrave lrsquoinverse du LIDDELL SCOTT le BAILLY ne la connaicirct pas

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Chapitre II section B

Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Les frg II et III dont on peut supposer qursquoils ne font qursquoun et qursquoils ouvraient la

premiegravere partie du Poegraveme exposent drsquoentreacutee de jeu la thegravese geacuteneacuterale qui sera deacutefendue par la suite et rejettent la thegravese qui la nie

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

La thegravese est affirmeacutee sous la forme drsquoune alternative entre deux paires de propositions exclusives entre elles

‒ la premiegravere paire formuleacutee au vers 3 est ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι laquo que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

‒ la seconde eacutenonceacutee au vers 5 ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

1 Thegravese geacuteneacuterale

La premiegravere alternative ou plus exactement la seule alternative possible si lrsquoon veut avancer sur le chemin de la recherche est de penser laquo que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo Elle reacutesonne comme un principe une injonction premiegravere absolue et incontournable

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II 3a ὅπως ἔστιν laquo que ldquoestrdquo est raquo

Deux affirmations principales sont poseacutees

La premiegravere est que laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν est un eacutenonceacute qursquoil est donc le produit drsquoune eacutenonciation et qursquoil y a un eacutenonciateur En deacutetachant le syntagme ἔστιν de la chaicircne discursive habituelle pour le consideacuterer en lui-mecircme et en faire le sujet drsquoune proposition Parmeacutenide met drsquoabord en eacutevidence que lrsquoaffirmation est un fait de langue

La seconde affirmation est que ce ἔστιν relegraveve du constat Selon nos grammaires ἔστιν est la troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du verbe εἶναι laquo ecirctre raquo comme laquo est raquo en franccedilais

En tant qursquoindicatif preacutesent ndash nous devrions plutocirct dire en tant qursquoimperfectif51 ndash ἔστιν signifie que le procegraves eacutetat ou action est envisageacute comme effectif en acte

En tant que troisiegraveme personne de lrsquoindicatif selon lrsquoappellation de nos grammaires mais nous devrions dire comme lrsquoa fort bien analyseacute Benveniste52 en tant que non-personne ἔστιν signifie que le procegraves est eacutenonceacute comme un pur constat qursquoil est affirmeacute comme un deacuteictique comme lorsque par exemple nous disons laquo il pleut raquo le franccedilais ne pouvant cependant se dispenser drsquoexprimer un sujet laquo il raquo Crsquoest du reste la situation originelle conserveacutee pour tous les verbes que nous appelons impersonnels du type laquo il faut raquo laquo il pleut raquo etc La structure que nous analysons comme syntaxique eacutetait agrave lrsquoorigine parataxique En indo-europeacuteen et pendant longtemps dans les langues qui en deacuterivent il y avait seulement une apposition entre le verbe et lrsquoentiteacute concerneacutee par lrsquoaction exprimeacutee par le verbe Le verbe dit laquo il y a action de raquo et le terme placeacute agrave cocircteacute dit lrsquoentiteacute que cette action concerne Dire en franccedilais laquo le chien court raquo reacutesulte drsquoune transformation qui en latin ancien srsquoexprimait ainsi laquo il y a action de courir raquo (currit) laquo le chien raquo (canis) Du point de vue linguistique ἐστίν exprime le constat drsquoun fait reacuteel et en acte indeacutependant du sujet qui fait ce constat (il ne deacutepend pas de sa subjectiviteacute impression souhait ou regret volonteacute etc) Pour cette raison constater qursquoun fait nrsquoest pas se dit en grec avec la neacutegation οὐ

Du point de vue seacutemantique le fait important agrave souligner est que le verbe εἶναι est un thegraveme drsquoimperfectif et uniquement un thegraveme drsquoimperfectif Lagrave encore il convient de ne pas se laisser tromper par les tableaux que les grammaires de nos langues modernes nous mettent sous les yeux et qui associent des thegravemes verbaux qui nrsquoont pas de rapport entre eux53 Le verbe εἶναι nrsquoa pas de thegravemes drsquoaoriste ni de parfait Les formes qui figurent dans les grammaires sont emprunteacutees agrave un autre verbe γίγνομαι qui signifie laquo devenir raquo laquo naicirctre raquo Crsquoest la mecircme chose en latin en franccedilais et en bien drsquoautres langues Cela signifie que le fait drsquoexister qursquoil eacutenonce est perccedilu comme eacutetant en cours et non acheveacute quel qursquoen soit le mode

51 Nos grammaires franccedilaises distribuent les formes verbales entre modes (indicatif subjonctif conditionnel participe infinitif et participe) et temps (pour lrsquoindicatif preacutesent imparfait passeacute simple passeacute composeacute plus-que-parfait passeacute anteacuterieur futur simple futur anteacuterieur) Le grec plus fidegravele heacuteritier que le latin drsquoun eacutetat anteacuterieur de la langue englobait modes et temps dans une reacutepartition plus fondamentale lrsquoaspect laquelle opposait lrsquoimperfectif le perfectif et lrsquoaoriste Lrsquoimperfectif envisage lrsquoaction (ou procegraves) dans sa dureacutee et le parfait comme acheveacutee Lrsquoaoriste quant agrave lui lrsquoenvisage comme notion verbale pure crsquoest-agrave-dire en dehors de toute reacutealisation

52 Eacute BENVENISTE laquo Structure des relations de personnes dans le verbe raquo Problegravemes de linguistique geacuteneacuterale I p 228

53 Dans son Introduction agrave la meacutetaphysique (p 80 et s) M HEIDEGGER rapproche ainsi les trois racines indo-europeacuteennes es bhucirc et wes qui servent agrave former la conjugaison complegravete du verbe laquo ecirctre raquo

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(reacuteel irreacuteel eacuteventuel ou potentiel) Agrave lrsquoindicatif ἔστιν pris absolument crsquoest-agrave-dire sans sujet particulier exprimeacute sans ecirctre dit drsquoune chose particuliegravere exprime un eacuteternel ou si lrsquoon preacutefegravere un sempiternel preacutesent

Dire laquo ldquoestrdquo est raquo crsquoest reconnaicirctre et affirmer que toute eacutenonciation pour ecirctre vraie doit ecirctre soumise agrave un premier axiome dont on ne parle pas ou trop peu et que Parmeacutenide est le premier agrave poser le principe drsquoexistence Lrsquoexistence prise dans son acception la plus large et la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire sans lrsquoaffirmer de quelque chose de particulier et de concret est la donneacutee de fait au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible de remonter et sans laquelle rien ne peut ecirctre affirmeacute Elle relegraveve de lrsquoobjectiviteacute Elle est premiegravere

II 3b ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι laquo que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

Cette seconde proposition contient eacutegalement deux affirmations

La premiegravere est la mecircme que la preacuteceacutedente agrave savoir qursquoil srsquoagit drsquoun fait de langue un eacutenonceacute

La seconde en revanche signifie que la proposition laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι pour ecirctre eacutenonccedilable et eacutenonceacutee ne peut ecirctre tenue comme la preacuteceacutedente Lrsquoinexistence en tant que telle ne peut ecirctre affirmeacutee tout comme lrsquoexistence en tant que telle ne peut ecirctre nieacutee Il est certes possible de concevoir νοεῖν que ἔστιν laquo est raquo ne soit pas mais ce ne peut ecirctre qursquoun concept une vue de lrsquoesprit non la reacutealiteacute que lrsquoon peut constater Drsquoougrave lrsquoemploi par Parmeacutenide de lrsquoinfinitif et de la neacutegation μή En effet agrave la diffeacuterence de lrsquoindicatif qui exprime le fait comme un constat qui srsquoimpose lrsquoinfinitif eacutenonce ce mecircme fait comme envisageacute comme perccedilu par une subjectiviteacute qui lrsquoaffirme le pense ndash νοεῖ ndash le sait le veut etc drsquoougrave en grec son emploi apregraves de nombreux verbes de ce type Le fait nrsquoest pas eacutenonceacute dans son existence indeacutependante mais dans la saisie qursquoen fait un sujet Eἶναι ne renvoie donc pas drsquoabord agrave la chose elle-mecircme agrave laquo lrsquoecirctre raquo mais agrave la saisie de cette chose De mecircme la neacutegation devant lrsquoinfinitif εἶναι ne peut ici ecirctre que μή Il nrsquoy a aucun problegraveme agrave dire drsquoune chose particuliegravere qursquoelle nrsquoest pas οὐκ ἔστι agrave lrsquoindicatif οὐκ εἶναι agrave lrsquoinfinitif ou encore οὐκ ἐόν au participe Mais il est impossible de le dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale ou absolue Ce serait contradictoire Ce serait eacutegalement une situation absurde puisque le penser qui relegraveve lui-mecircme de lrsquoexister de ἔστιν se nierait lui-mecircme comme existant La neacutegation μή srsquoimpose comme la marque signifiant que lrsquoaffirmation οὐκ ἔστιν dite drsquoune maniegravere geacuteneacuterale est un pur concept et ne peut ecirctre qursquoun pur concept Crsquoest pour cela que Parmeacutenide eacutecrit laquo que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι et non pas laquo que ldquonrsquoest pasrdquo nrsquoest pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν οὐκ ἔστιν ou mecircme ὡς οὐκ ἔστιν οὐκ εἶναι En utilisant la proposition infinitive avec la neacutegation μή il veut signifier que lrsquoinexistence nrsquoa strictement aucune consistance qursquoelle nrsquoa drsquoautre forme drsquoexistence que celle drsquoun concept Elle relegraveve non du constat et de lrsquoobjectiviteacute mais de la subjectiviteacute pure Ce qui implique bien qursquoil y ait un eacutenonceacute une eacutenonciation et un locuteur

Penser et dire que laquo ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo crsquoest en reacutealiteacute affirmer au moins implicement en plus du principe drsquoexistence deux principes fondamentaux en eacutepisteacutemologie que sont les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction Si le principe drsquoidentiteacute et le principe de non-contradiction qui en est la forme neacutegative srsquoeacutenoncent habituellement ainsi laquo Ce qui est est ce qui nrsquoest pas nrsquoest pas raquo on peut dire que la formulation parmeacutenidienne srsquoen rapproche de tregraves pregraves En deacutetachant laquo est raquo de la chaicircne syntagmatique pour en faire le sujet drsquoune proposition Parmeacutenide ne fait pas que mettre en

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eacutevidence que lrsquoaffirmation est un fait de langue il veut signifier que lrsquoattribut nrsquoest pas seulement contenu dans le sujet il est le mecircme que le sujet54

II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin (il suit veacuteriteacute) raquo

Le vers 4 preacutecise que laquo est raquo est la seule voie possible pour que la recherche soit un laquo chemin de persuasion raquo πειθοῦς κέλευθος pour soi-mecircme et pour les autres pour que le chercheur devienne veacuteritablement laquo quelqursquoun qui sait raquo εἰδώς (I 3) que son discours puisse faire lrsquoobjet drsquoune laquo vraie creacuteance raquo πίστις ἀληθής (I 30) laquo Nrsquoest pas raquo ne saurait en ecirctre une

La raison en est donneacutee dans le second heacutemistiche lrsquoaffirmation laquo ldquoestrdquo est raquo laquo suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ ὀπηδεῖ Elle seule reacutepond au critegravere fondamental de toute recherche le vrai On peut en deacuteduire que lrsquoautre affirmation selon laquelle ndash laquo ldquonrsquoest pasrdquo serait raquo ndash suit lrsquoerreur

Si lrsquoaffirmation laquo ldquoestrdquo est raquo laquo suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ ὀπηδεῖ cela signifie que pour lrsquoEacuteleacuteate la veacuteriteacute nrsquoest pas au terme de la deacutemarche selon une conception qui ne sera pas absente dans la philosophie grecque ulteacuterieure Elle nrsquoest pas non plus une donneacutee de deacutepart une reacuteveacutelation premiegravere comme cela sera dans le judaiumlsme le christianisme lrsquoislam et en ce qui concerne Parmeacutenide dans les Mystegraveres auxquels il srsquooppose et entend substituer une voie de connaissance que nous qualifions aujourdrsquohui de scientifique Elle est agrave lrsquointeacuterieur de la deacutemarche elle-mecircme comme son exigence eacutepisteacutemique intrinsegraveque Elle en est le nom Lrsquolaquo opinion raquo doxa agrave lrsquoinverse de la laquo veacuteriteacute raquo deacutesigne un contenu un eacutenonceacute une proposition sur le reacuteel

Dans ce vers 4 le terme pour deacutesigner la voie est κέλευθος Il remplace ὁδός au vers 2 probablement pour des raisons meacutetriques et stylistiques ndash ne pas reacutepeacuteter ὁδός Lrsquoimportant agrave souligner est la force de cette nouvelle meacutetaphore de la laquo voie raquo agrave laquelle recourt Parmeacutenide et la place centrale qursquoelle occupe dans son Poegraveme Il est sans doute le premier agrave lrsquoemployer dans le champ de la recherche55 Elle est la meacutetaphore geacuteneacuterale qui commande tout le proegraveme dans lequel le mot ὁδός est mentionneacute 3 fois (I 2 5 27) et le terme κέλευθος 1 fois (I 11) Elle figure ici avec les deux termes dans le fragment II (2 et 4) et revient dans trois autres fragments de la premiegravere partie VI 3 VII 2 et 3 VIII 1 et 18 avec le terme ὁδός VI 9

54 Dans La Meacutetaphysique Γ 3 1005b 19-30 ARISTOTE deacutefinira ainsi le laquo principe raquo ἀρχή de non-contradiction laquo il est impossible que le mecircme appartienne et nrsquoappartienne pas en mecircme temps [20] agrave la mecircme chose et du mecircme point de vue (τὸ γὰρ αὐτὸ ἅμα ὑπάρχειν τε καὶ μὴ ὑπάρχειν ἀδύνατον τῷ αὐτῷ καὶ κατὰ τὸ αὐτό) [hellip] Il est impossible agrave quiconque de concevoir que la mecircme chose est et nrsquoest pas (ἀδύνατον γὰρ ὁντινοῦν ταὐτὸν ὑπολαμβάνειν εἶναι καὶ μὴ εἶναι) [hellip] [25]hellip Il est manifestement impossible agrave la mecircme personne de croire en mecircme temps [30] que le mecircme est et nrsquoest pas (φανερὸν ὅτι ἀδύνατον ἅμα ὑπολαμβάνειν τὸν αὐτὸν εἶναι καὶ μὴ εἶναι τὸ αὐτό) raquo (trad M-P DUMINIL et A JAULIN Aristote Meacutetaphysique p 153) Ce principe se reacutepandra en latin sous diverses formes comme par exemple idem non potest simul esse et non esse ou impossibile est idem simul esse et non esse

55 La paterniteacute en reviendrait-elle agrave XENOPHANE DE COLOPHON Dans une eacuteleacutegie il a eacutecrit agrave lrsquoadresse de PYTHAGORE laquo Une fois de plus je tiens un autre discours et je (te) montrerai la voie raquo (trad L BRISSON Diogegravene Laeumlrce Vies et doctrines des philosophes illustres p 969) ou laquo Agrave preacutesent je mrsquoavance vers un autre reacutecit et je vais en montrer le chemin raquo (trad L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 18) νῦν αὖτrsquoἂλλον ἒπειμι λόγον δείξω δὲ κέλευθον drsquoapregraves DIOGENE LAEumlRCE Vies et Doctrines VIII 36 Texte grec DIOGENES

LAERTIUS Lives of eminent philosophers edited with introduction by T DORANDI Cambridgehellip Cambridge University Press 2013 p 620 (cf DK 21 B 7 L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 19) Pour en deacutecider il faudrait ecirctre sucircr que cette eacuteleacutegie est anteacuterieure au Poegraveme et que PARMENIDE en a eu connaissance Il est agrave noter que le terme nrsquoest pas ὁδός mais κέλευθος un synonyme dont lrsquoEacuteleacuteate use eacutegalement trois fois (I 11 II 4 et VI 9)

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avec le mot κέλευθος Pratiquement tous les termes de connaissance ont une origine meacutetaphorique Celui de ὁδός laquo voie raquo est particuliegraverement approprieacute pour deacutesigner une recherche δίζησις digne de ce nom La meacutetaphore implique drsquoabord lrsquoideacutee un projet personnel la satisfaction drsquoun deacutesir en lrsquooccurrence lrsquoacquisition drsquoun savoir elle implique ensuite lrsquoideacutee drsquoune destination drsquoun objectif preacutecis la reacuteponse agrave une question preacutecise drsquoordre intellectuel Lrsquoideacutee de destination implique celle du choix On ne peut viser toutes les destinations agrave la fois Il nrsquoy a pas de savoir du Tout Il est forceacutement partiel Lrsquoimage de la voie implique encore celle de lrsquoitineacuteraire du parcours agrave accomplir en lrsquooccurrence le point de vue retenu et la meacutethode (la laquo discipline raquo) Ce qui est aussi un choix une limite Elle implique encore que lrsquoon dispose des moyens pour aller jusqursquoau bout en lrsquooccurrence lrsquooutillage intellectuel neacutecessaire Elle implique qursquoon la suive sans srsquoen eacutecarter crsquoest-agrave-dire en respectant scrupuleusement les exigences eacutepisteacutemiques sinon crsquoest lrsquoerrance image que Parmeacutenide eacutevoque en VI 5 (πλάττονται laquo ils errent raquo) et en VIII 54 (πεπλανημένοι εἰσίν laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo) Qui dit itineacuteraire nrsquoexclut pas la preacutesence drsquoobstacles agrave surmonter en particulier des obstacles drsquoordre eacutepisteacutemique Bref la meacutetaphore de la voie introduite par lrsquoEacuteleacuteate a connu depuis lors une belle posteacuteriteacute

2 Rejet de la neacutegation de la thegravese geacuteneacuterale

II 5 ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

Les principes drsquoexistence drsquoidentiteacute et de non-contradiction sont absolus et ne peuvent ecirctre enfreints sous peine de sombrer dans la confusion et ne rien pouvoir connaicirctre Crsquoest ce qursquoaffirme le vers 5 introduit par un ἠδ(έ) qui ici opposeacute au ἠμέν du v 3 a une valeur uniquement disjonctive laquo soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

Une lecture rapide baseacutee sur les apparences formelles pourrait laisser croire que les deux propositions du v 5 reprennent celles du v 3 dans le mecircme ordre pour en affirmer le contraire

v 3a ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε 3b καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit qursquoest laquo est raquo et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

v 5a ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε 5b καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

En reacutealiteacute la reprise se fait en chiasme 5a reprend 3b et 5b reprend 3a

v 3a ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε 3b καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit qursquoest laquo est raquo et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

v 5a ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε 5b καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

La proposition du v 5a exprime le contraire de celle du v 3b lrsquoinexistence y est affirmeacutee comme existence Et la proposition du v 5b affirme le contraire de celle du v 3a lrsquoexistence est deacuteclareacutee comme inexistence Propositions insoutenables lrsquoinexistence ne peut ecirctre affirmeacutee comme existence ni lrsquoexistence comme inexistence Crsquoest impossible en vertu mecircme des principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction On peut mecircme me semble-t-il y voir ici lrsquoaffirmation implicite du principe du tiers exclu selon lequel lorsque deux propositions sont contradictoires elles ne peuvent ecirctre ni vraies agrave la fois ni fausses agrave la fois et drsquoougrave son nom de

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tiers exclu il ne peut y avoir une troisiegraveme hypothegravese qui soit meacutediane entre les deux propositions

Si donc on tient ces propositions pour vraies on srsquoengage sur un laquo sentier raquo ἀταρπόν qui ne deacutebouche sur absolument aucune connaissance παναπευθέα neacuteologisme relevant du domaine eacutepisteacutemologique et composeacute par Parmeacutenide laquo qui ne peut absolument pas faire savoir raquo παν- laquo absolument raquo α- laquo ne pas raquo πευθέα laquo peut faire savoir raquo Parmeacutenide prend bien soin de rappeler et de preacuteciser que ce qui constitue une laquo impasse raquo οὐ hellip ἀνυστόν56 comme il lrsquoappelle nrsquoest pas le laquo non-ecirctre raquo ou laquo ce qui nrsquoest pas raquo comme on a lrsquohabitude de traduire τὸ μὴ ἐόν mais laquo ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas raquo Tὸ μὴ ἐόν nrsquoest pas τὸ οὐκ ἐόν La contradiction absolue qursquooppose Parmeacutenide nrsquoest pas entre la penseacutee et le reacuteel ndash on peut tregraves bien penser qursquoune chose qui est ne soit pas et qursquoune chose qui nrsquoest pas soit ndash mais gicirct au cœur de la penseacutee elle-mecircme Elle est logique La penseacutee ne peut connaicirctre ni exprimer ce qursquoelle pense comme nrsquoeacutetant pas οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις laquo car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse) ni lrsquoexprimer raquo (II 7 et 8) Autre faccedilon de dire le reacuteel auquel toute penseacutee doit faire reacutefeacuterence pour formuler une proposition vraie et qui est exprimeacute par le participe preacutesent du verbe ecirctre τὸ ἐόν fait deacutefaut dans les propositions 5a et 5b Lrsquoabsence de reacuteel ne saurait ecirctre comprise comme un reacuteel absent

Ce qui oppose les deux voies tient fondamentalement en ce que dans la premiegravere la penseacutee peut acceacuteder au vrai quand elle respecte des exigences eacutepisteacutemiques et qursquoelle se confronte au reacuteel agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν impliqueacute par le laquo ldquoestrdquo est raquo dans la seconde voie au contraire la penseacutee srsquoengage dans une impasse puisqursquoelle se libegravere des regravegles eacutepisteacutemiques et de la confrontation avec laquo ce qui est raquo pour prendre ce qursquoelle produit pour le reacuteel et donc confondre lrsquoexistence et lrsquoinexistence ou les prendre lrsquoun pour lrsquoautre

3 Un postulat preacutejudiciel la penseacutee

Tout se joue donc au niveau du laquo penser raquo νοῆσαι dont lrsquoexistence comme plus tard pour Descartes dont la probleacutematique retrouve et croise celle de Parmeacutenide57 est preacutealablement requise agrave toute recherche et connaissance

II 2 νοῆσαι laquo penser raquo

Pour Parmeacutenide il ne fait aucun doute que lrsquohomme est doteacute de la laquo faculteacute de penser raquo νόος (νοῦς en ionien-attique frg IV 1 VI 6 XVI 2) et que cette faculteacute est capable de connaicirctre et par la parole drsquoexprimer et de partager cette connaissance Mais cette faculteacute qui est individuelle mecircme si elle est commune agrave toute lrsquoespegravece humaine est marqueacutee par la subjectiviteacute58 Degraves qursquoun ecirctre humain saisit un fait aussi reacuteel et objectif soit-il il le saisit par la penseacutee laquelle est subjective laquo Opinion sur tout est fabriqueacutee raquo δόκος δrsquoἐπὶ πᾶσι

56 Ἀνυστός est lrsquoadjectif verbal du verbe ἀνύω qui signifie laquo faire aboutir raquo laquo amener agrave terme raquo

57 Dans sa Lettre agrave Clerselier DESCARTES donne plusieurs sens du mot laquo principe raquo Un de ces sens eacutecrit-il est laquo de chercher un Ecirctre lrsquoexistence duquel nous soit plus connue que celle drsquoaucuns autres en sorte qursquoelle nous puisse servir de principe pour les connaicirctre raquo [hellip] En ce sens laquo le premier principe est que notre Acircme existe agrave cause qursquoil nrsquoy a rien dont lrsquoexistence nous soit plus notoire raquo (Lettre agrave Clerselier DESCARTES Œuvres eacuted Ch ADAM et P TANNERIE IV 444)

58 Dans Les regravegles pour la direction de lrsquoesprit DESCARTES eacutenoncera comme huitiegraveme regravegle laquo Et drsquoabord nous remarquerons qursquoen nous lrsquointelligence seule est capable de connaicirctre mais qursquoelle peut ecirctre ou empecirccheacutee ou aideacutee par trois autres faculteacutes crsquoest agrave savoir lrsquoimagination les sens et la meacutemoire raquo

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τέτυκται avait deacuteclareacute Xeacutenophane de Colophon (DK 21 B 34 L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 54-5759) De ce fait la saisie du reacuteel dans lequel la penseacutee elle-mecircme est incluse devient probleacutematique Elle peut ecirctre exacte ou complegravetement erroneacutee Elle peut confondre reacuteel et imaginaire Nrsquoy a-t-il alors aucune issue

Parmeacutenide pense qursquoil y en a une Certes lrsquoopinion δόξα (δόκος chez Xeacutenophane de Colophon) est indeacutepassable Elle est constitutive de la penseacutee humaine Mais sa part drsquoimpreacutecision de doute et drsquoerreur peut ecirctre consideacuterablement reacuteduite La penseacutee tout drsquoabord nrsquoest pas renfermeacutee sur elle-mecircme Elle a un objet laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν mecircme lorsqursquoelle se donne elle-mecircme pour objet En second lieu il y a des regravegles qui srsquoimposent agrave elle aussi bien dans son rapport au reacuteel que par rapport agrave son propre fonctionnement Comme pour laquo est raquo et laquo nrsquoest pas raquo que lrsquoon coupe de la chaicircne parleacutee lrsquoacte de penseacutee ici deacutesigneacute par lrsquoinfinitif aoriste νοῆσαι plus loin au frg III par lrsquoinfinitif preacutesent νοεῖν doit ecirctre un geste reacutefleacutechi un geste sur lequel on revient pour ne pas se laisser pieacuteger par cette subjectiviteacute qui affecte la faculteacute intellectuelle En reacutefleacutechissant sur son propre exercice la penseacutee deacutecouvre des regravegles internes auxquelles elle doit se soumettre agrave savoir les principes drsquoexistence et de non-existence drsquoidentiteacute de non-contradiction ou mecircme du tiers exclu

Ce sont bien ces regravegles internes qursquoil invite agrave deacutecouvrir et auxquelles il engage agrave se soumettre lorsqursquoil deacutedouble en quelque sorte lrsquoacte de penser entre lui-mecircme et la deacuteesse θεά dont Parmeacutenide dit transmettre les propos qursquoil a lui-mecircme reccedilus de sa bouche (I 22-32 et II 1) Nous discuterons plus loin quand le moment sera venu pour savoir ce que repreacutesente exactement cette laquo deacuteesse raquo θεά si elle est la mecircme que la laquo deacutemone raquo δαίμων dont il est question au v 3 du proegraveme et au vers 3 du frg XII Ce que nous pouvons deacutejagrave noter ici est qursquoelle est la figure de la reacuteflexiviteacute de ce retour de la penseacutee sur elle-mecircme lorsqursquoelle est en acte Ce faisant elle objectivise et personnalise en quelque sorte les exigences eacutepisteacutemiques qui srsquoimposent agrave toute penseacutee en quecircte de veacuteriteacute Elle signifie que ces exigences transcendent le sujet eacutenonciateur qursquoelles ne sont pas la manifestation drsquoun moi singulier mais lrsquoexpression drsquoune grammaire eacutepisteacutemique universelle dont les regravegles sont agrave deacutecouvrir Le sujet connaissant nrsquoest pas lrsquoauteur de ces exigences Il doit les deacutecouvrir les reconnaicirctre et srsquoy soumettre il doit les laquo eacutecouter raquo ἀκούσας et les laquo assumer raquo κόμισαι (II 1) Ce agrave quoi justement srsquoattegravele Parmeacutenide

Mais lrsquoEacuteleacuteate ne fait pas que deacutecouvrir que la penseacutee pour saisir correctement laquo ce qui est raquo doit respecter certaines exigences eacutepisteacutemiques Il eacutetablit ou reconnaicirct un lien entre cette penseacutee et le langage Il associe lrsquoacte de penseacutee agrave un mode verbal lrsquoinfinitif Ce que reacutevegravele le fameux frg III

59 La datation des eacutecrits de XENOPHANE DE COLOPHON est tregraves incertaine comme du reste tout ce que lrsquoon sait de lui Il est neacute agrave Colophon tout pregraves drsquoEacutephegravese la ville drsquoHERACLITE et non loin de Phoceacutee dont PARMENIDE eacutetait originaire Il seacutejourna en Grande Gregravece Il eacutetait certainement plus ageacute que PARMENIDE (L REIBAUD situe sa naissance aux alentours de 570 av J-C et sa mort vers 475 av J-C Xeacutenophane de Colophon Œuvre poeacutetique p XIII) Par conseacutequent certains de ses eacutecrits peuvent avoir eacuteteacute concomitants voire posteacuterieurs au Poegraveme de PARMENIDE si du moins on retient la chronologie haute pour ce dernier ce que je pense pas CLEMENT

DrsquoA LEXANDRIE dit qursquoil laquo a donneacute son impulsion agrave lrsquoeacutecole eacuteleacuteatique raquo τῆς Ἐλεατικῆς ἀγωγῆς κατάρχει (Strom I 64) Selon ARISTOTE (Meacutetaphysique I 5 986 b 22) PARMENIDE aurait eacuteteacute son laquo eacutelegraveve raquo μαθητής information qursquoa reprise THEOPHRASTE (drsquoapregraves SIMPLICIUS in Phys frg 5 DIELS Doxographi Graeci p 480) affirmant que XENOPHANE aurait eacuteteacute le maicirctre διδάσκαλον de PARMENIDE Peut-ecirctre est-ce ce que reprend DIOGENE LAEumlRCE (IX 21) si lrsquoexpression laquo eut pour auditeur raquo (διήκουσε) a le mecircme sens que laquo a eu pour disciple raquo Sur le frg B 34 voir outre les remarques de L REIBAUD le commentaire de J H LESHER Xenophanes of Colophon p 155-169)

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4 Lien entre penseacutee et langage

Frg III hellip τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι laquo en effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo

Le frg III a eacuteteacute transmis isoleacutement du frg II parce que lrsquoon nrsquoa pas perccedilu le sens du propos de Parmeacutenide Rien nrsquointerdit de consideacuterer qursquoil concluait cette premiegravere deacutemonstration en en donnant lrsquoultime explication laquo en effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo On peut comprendre que le lecteur faute de signes diacritiques nrsquoait pas eacuteteacute alerteacute sur ce qui pouvait ecirctre mis en eacutevidence par la seule faccedilon de le dire Parmeacutenide nrsquoa pas davantage pris la peine de dire que ἔστιν est un indicatif et εἶναι un infinitif Du reste nous ne savons rien sur le meacutetalangage grammatical qui pouvait avoir cours agrave son eacutepoque dans lrsquoenseignement de la langue orale et eacutecrite Tout ce que nous savons est bien plus tardif Mais on ne saurait tirer argument de ce silence et de notre ignorance pour conclure agrave son inexistence Lrsquoart architectural offre un cas similaire ce nrsquoest pas parce qursquoon lrsquoignore que nrsquoa pas existeacute le vocabulaire technique extrecircmement preacutecis qui a permis la conception et la construction de tant de temples de theacuteacirctres et de bien drsquoautres monuments Nous ne saurons donc jamais si Parmeacutenide a eu une connaissance intuitive de ce que nous nous appelons agrave la suite des grammairiens anciens lrsquoindicatif ou lrsquoinfinitif ou srsquoil a repris ces cateacutegories agrave une grammaire drsquoenseignement existant agrave son eacutepoque La trouvaille capitale qursquoil a faite en revanche fut de percevoir le lien eacutetroit qui unit la penseacutee et le langage Il perccedilut qursquoil y a des correspondances entre la premiegravere et la seconde qursquoil y a des laquo cateacutegories de langues raquo qui sont en mecircme temps des laquo cateacutegories de penseacutee raquo pour reprendre les termes du titre drsquoune eacutetude drsquoEacutemile Benveniste qui a beaucoup irriteacute les philosophes60 Impossible reacutetorquera-t-on Parmeacutenide aurait eacuteteacute le seul agrave faire cette deacutecouverte des siegravecles avant tous les autres et sans en laisser drsquoautres traces plus explicites Mais le fait est lagrave Il en a eu conscience en teacutemoigne le proegraveme dans lequel en un langage meacutetaphorique compliqueacute mais clair quant agrave sa signification geacuteneacuterale il veut faire comprendre qursquoil a franchi un seuil capital sur le chemin de la connaissance ou plutocirct qursquoil faisait franchir le seuil neacutecessaire et ultime qui fait acceacuteder au siegravege de la penseacutee Le premier il a reconnu qursquoil y a une eacutequivalence entre laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν et laquo ecirctre raquo εἶναι

En donnant laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἔστιν comme eacutequivalent de laquo ecirctre raquo εἶναι lrsquoEacuteleacuteate exprime drsquoabord de faccedilon aussi nette que concise la valeur de lrsquoinfinitif Eἶναι est agrave la fois ce concept et cette forme linguistique de ἐστίν quand lrsquoesprit le laquo pense raquo νοεῖ et lrsquolaquo eacutenonce raquo λέγει ou φράζει Preacutecisons enfin que le grec distingue nettement entre deux situations dans cette saisie

‒ la premiegravere est celle ougrave le sujet entend dire que la reacutealiteacute qursquoil saisit est envisageacutee comme reacuteelle et objective Dans ce cas qui rejoint celui de lrsquoindicatif la neacutegation sera οὐ

‒ La seconde est celle ougrave le sujet met lrsquoaccent non pas sur la reacutealiteacute saisie mais sur la saisie elle-mecircme en tant que subjective Dans ce cas la neacutegation sera μή

Dans le frg III du Poegraveme il nrsquoy a pas de neacutegation exprimeacutee Mais lrsquoeacutequivalence qui est faite entre νοεῖν ἐστίν et εἶναι vient conclure une longue phrase dans laquelle cette eacutequivalence est donneacutee comme positive quand on tient que laquo est raquo est (v 3a) il y a bien une reacutealiteacute objective que la penseacutee saisit et que lrsquoinfinitif exprime mais qui est neacutegative quand on tient que laquo nrsquoest pas raquo est (v 3b et 5a) ou que laquo est raquo nrsquoest pas (v 5b) dans ce cas la subjectiviteacute

60 Eacute BENVENISTE laquo Cateacutegories de penseacutee et cateacutegories de langue raquo in Eacute BENVENISTE Problegravemes de linguistique geacuteneacuterale I p 63

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qursquoimplique la penseacutee lrsquoemporte sur lrsquoobjectiviteacute Lrsquoerreur fondamentale que commettent ceux qui prennent lrsquoun pour lrsquoautre laquo est raquo et laquo nrsquoest pas raquo est drsquooublier le travail de la penseacutee ils confondent ἐστίν et εἶναι Ils confondent οὐ et μή Ils ne voient pas que εἶναι est la cateacutegorie dans laquelle ἐστίν est saisie par la penseacutee degraves lors que celle-ci le pense La porte est alors ouverte agrave la meacuteprise et agrave la confusion Crsquoest parce qursquoil y a le laquo penser raquo νοεῖν qursquoil est aussi possible de se tromper de confondre lrsquoinexistence avec lrsquoexistence

Ainsi le frg III drsquoobscur ou drsquoaberrant qursquoil pouvait paraicirctre coupeacute de son contexte prend toute sa force conceptuelle et eacutenonce le principe eacutepisteacutemologique qui fonde le propos du frg II Ἔστιν est le fait ultime et irreacuteductible auquel Parmeacutenide parvient au terme de sa quecircte de lrsquooriginaire fait agrave partir duquel il est deacutesormais possible de soumettre agrave lrsquoexamen la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire le reacuteel au travers de ce que lrsquoon en pense et de ce que lrsquoon en dit examen qui eacutetait affirmeacute dans les derniers vers du proegraveme sur lesquels je reviendrai dans le dernier chapitre et qui est encore explicitement affirmeacute dans le frg V

5 Muthos

II 1 μῦθος laquo exposeacute raquo

Le terme μῦθος employeacute ici (II 1) et en VIII 1 ne doit pas donner le change Il participe du jeu de recouvrement et de substitution qursquoopegravere Parmeacutenide par rapport au discours religieux particuliegraverement agrave celui des Mystegraveres Srsquoil convient dans la bouche de la deacuteesse il nrsquoest autre que le λόγος tel qursquoon lrsquoentend deacutesormais dans la bouche des savants-philosophes depuis Heacuteraclite agrave savoir laquo la fonction de deacutesigner de maniegravere geacuteneacuterique ce type de raisonnement et drsquoargumentation rationnelle qui caracteacuterise les travaux savants ou scientifiques raquo61 Comme pour Heacuteraclite le logos laquo nrsquoest rien drsquoautre que le moyen par lequel on atteint une certaine connaissance du tout Le logos deacutesigne le processus psychique et cognitif par lequel on atteint la connaissance de tous les objets raquo62

61 J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments p 64 HERACLITE est contemporain de PARMENIDE Il serait drsquoune vingtaine drsquoanneacutees son cadet si lrsquoon retient une datation haute pour PARMENIDE agrave peu pregraves du mecircme acircge si lrsquoon opte pour la chronologie basse Il veacutecut agrave Eacutephegravese agrave environ 70 km agrave vol drsquooiseau au sud de Phoceacutee ougrave peut-ecirctre PARMENIDE naquit et dont en tout cas il eacutetait originaire Il ne connaissait pas le Poegraveme de PARMENIDE En revanche PARMENIDE a certainement lu son ouvrage

62 Ibid p 68

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Chapitre II section C

Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Le frg V drsquoun vers et demi seulement est tout ce qui reste avec le premier vers du frg

VI du deacuteveloppement qui devait ecirctre consacreacute agrave lrsquoexplicitation et agrave la justification de la premiegravere proposition eacutenonceacutee en II 3a laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν

Frg V ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore) raquo

Ce frg V donne une indication preacutecieuse sur la faccedilon dont Parmeacutenide a compris sa recherche Il preacutecise que ἔστιν est le point ultime auquel on parvient dans la quecircte de lrsquointelligence des choses point agrave partir duquel il est ensuite possible drsquoengager toute recherche et auquel il faut sans cesse revenir Sont pointeacutees ici de maniegravere implicite les deux notions drsquooriginaire et drsquoorigine Lrsquooriginaire est ce que lrsquoon vise comme eacutetant lrsquoexplication ultime pour une question que lrsquoon se pose explication au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible drsquoaller plus loin Comme tel il est inaccessible car tout questionnement est soumis agrave la regravegle du regressus ad infinitum de la reacutegresssion agrave lrsquoinfini Mais si le questionnement est fermeacute preacutecis non ouvert sur lrsquoindeacutefini srsquoil porte seulement sur la base ultime dont il faut srsquoassurer pour produire par exemple un discours vrai il devient alors possible drsquoarrecircter la deacutemarche quand cette base a eacuteteacute trouveacutee Elle est alors transformeacutee en origine en point de deacutepart reacuteel agrave partir duquel un discours peut ecirctre construit et auquel il faut revenir sans cesse pour srsquoassurer qursquoil nrsquoy a pas de deacuteviance ni drsquoerrance63 Parmeacutenide pense avoir trouveacute ce point ultime en ἐστίν constateacute et eacutenonceacute Ἔστιν est ce qui permet drsquoeacutetablir le vrai en discriminant entre les laquo opinions raquo δοκοῦντα ou δόξαι tacircche annonceacutee dans les deux derniers vers du proegraveme

Ξυνόν affirme trois choses

‒ que ἔστιν est le point commun du reacuteel de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν dont il va ecirctre question par la suite

‒ que ἔστιν est le point commun de toute penseacutee νόημα ou νοεῖν laquelle sous la forme de la laquo raison raquo λόγος comme lrsquoa eacutecrit Heacuteraclite est ce qui est commun agrave tous laquo Ceux qui parlent de faccedilon reacutefleacutechie ξὺν νῷ doivent neacutecessairement srsquoappuyer sur ce qui est commun ξὺνῷ agrave toushellip raquo laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun ξὺνῷ mais alors que la raison est en commun ξυνοῦ la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une reacuteflexion particuliegravere raquo64

63 On ne peut ici eacuteviter de penser agrave Descartes et agrave son cogito comme premiegravere veacuteriteacute qui srsquoimpose agrave lrsquoesprit de maniegravere immeacutediate et indubitable et agrave partir de laquelle il est possible de deacuteduire toute autre reacutealiteacute

64 Texte et Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 1191 et 2 p 300 (DK 22 B 114 et B 2 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57 et 7)

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‒ que ἔστιν est enfin le point commun du reacuteel et du penser il fonde et assure leur rencontre Crsquoest ce qursquoaffirmera plus loin je crois les v 34-36 du frg VIII

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] Οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμὲνον ἔστιν Car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est exprimeacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖν tu ne trouveras ce laquo penser raquo

Crsquoest parce qursquoil rassemble ces trois fonctions que ἔστιν peut ecirctre consideacutereacute et affirmeacute comme le laquo cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive raquo ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ (I 29)65

Crsquoest donc agrave ce ἔστιν qursquoil faut revenir sans cesse pour veacuterifier si le propos que lrsquoon tient est toujours valide et sur lequel Parmeacutenide ne cesse de revenir dans la premiegravere partie du Poegraveme laquo agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore raquo τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις (V 2)

Frg VI 1 χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoeacutetantrdquo ldquoecirctrerdquo car ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo

Le premier vers du frg VI doit certainement conclure la justification que la voie laquo est raquo est la seule valide Sa lecture est difficile non en raison du sens des mots mais agrave cause de lrsquoabsence de syntaxe qui les relie En teacutemoigne lrsquoembarras des traducteurs En voici quelques exemples en franccedilais66

B Cassin laquo Voici ce qursquoil est besoin de dire et penser est en eacutetant car est ecirctre raquo p 81

M Conche laquo Il faut dire et penser lrsquoeacutetant ecirctre car il y a ecirctre raquo p 100

L Couloubaritsis laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoCe qui est preacutesentrdquo (Eon) est car il est ecirctre raquo p 542

J Fregravere laquo Il faut dire et penser ceci lrsquoecirctre est car il est possible drsquoecirctre raquo p 146

J Bollack laquo Ce qui est utile crsquoest de dire que ceci est eacutetant et de penser ainsi ceci car il y a moyen qursquoil soit raquo p 121

Pour faire droit agrave cette absence de syntaxe jrsquoai proposeacute dans le chapitre I de voir dans ce vers le mecircme mode drsquoexpression brachylogique que dans bien drsquoautres passages du Poegraveme et de lire les quatre formes verbales ἐόν ἔμμεναι ἔστι et εἶναι comme des autonymes Celles-ci forment deux paires dont les termes entretiennent en chacune les mecircmes rapports mecircme srsquoils ne sont pas expliciteacutes drsquoougrave lrsquointroduction de barres obliques dans ma traduction laquo Il faut dire ceci et penser ceci ldquoeacutetantrdquo ldquoecirctrerdquo car ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo

Le mieux est de partir de la proposition formuleacutee en fin de vers ἔστι γὰρ εἶναι puisqursquoelle donne lrsquoexplication de la proposition preacuteceacutedente ἐὸν ἔμμεναι Lrsquoexpression reprend le frg III dans lequel lrsquoidentification a eacuteteacute faite entre laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo Il

65 Remarque compleacutementaire Πάλιν hellip αὖθις BOLLACK veut voir en ces deux mots des valeurs distinctes Lrsquoemploi de ces deux mots qui ont le mecircme sens est freacutequent en grec Il correspond agrave notre laquo encore et encore raquo laquo Est raquo est la reacutefeacuterence fixe agrave laquelle PARMENIDE dit qursquoil reviendra sans cesse et agrave laquelle il soumettra toute penseacutee et affirmation

66 On trouvera un panel de traductions franccedilaises et eacutetrangegraveres dans M CONCHE p 101-103

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me semble qursquoil faut la comprendre ainsi laquo εἶναι est ἔστιν raquo laquo ldquoecirctrerdquo est ldquoestrdquo raquo en tant que celui-ci est penseacute

Or srsquoil y a correspondance entre ἐστίν et εἶναι en tant que le second est la saisie conceptuelle du premier il y a aussi la mecircme correspondance entre ce εἶναι remplaceacute dans la premiegravere partie du vers pour des raisons meacutetriques par la forme dorienne ou eacuteolienne ἔμμεναι et le participe preacutesent ἐόν Ἔμμεναι est agrave ἐόν ce que εἶναι est agrave ἔστιν Il y a bien un reacuteel ἐόν compris ici selon la mecircme geacuteneacuteraliteacute que ἔστιν que la penseacutee saisit lorsqursquoelle pense comme il faut χρὴ La relation entre les deux termes ἐόν et ἔμμεναι est elliptique comme dans la proposition explicative qui suit Le participe imperfectif ἐόν sans article ne deacutesigne pas une chose existante particuliegravere ni mecircme lrsquoecirctre en geacuteneacuteral car cela excluerait le penser et le dire de ce qui est mais drsquoune maniegravere la plus geacuteneacuterale possible laquo qui est raquo

La conclusion que donne ce vers agrave lrsquoexplicitation de laquo ldquoestrdquo est raquo introduit pour nous aujourdrsquohui deux nouveauteacutes dont il a tregraves vraisemblablement eacuteteacute question dans le passage perdu

La premiegravere est le parler λέγειν que lrsquoEacuteleacuteate place aux cocircteacutes du penser νοεῖν les mettant sur le mecircme plan Agrave vrai dire le parler a deacutejagrave eacuteteacute au moins implicitement affirmeacute dans le ἔστιν comme le dire deacuteictique de lrsquoeacutevidence reacutefeacuterence premiegravere de toute diction du vrai qursquoelle soit immeacutediate ou meacutediatiseacutee par un instrument ou un concept Ici il srsquoagit drsquoun dire au sens second comme le μῦθος de la deacuteesse (II 1) un dire qui est lrsquoexpression drsquoune penseacutee et qui en conseacutequence peut eacutenoncer du faux aussi bien que du vrai comme cela a eacuteteacute dit agrave la fin du frg II οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις laquo car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas (crsquoest une impasse) ni lrsquoexprimer raquo Φράζειν est un synonyme de λέγειν

La seconde nouveauteacute est lrsquointroduction de ce troisiegraveme mode du verbe εἶναι celui du participe preacutesent ἐόν laquo qui est raquo Lrsquoapparition de ce ἐόν pour fugitive qursquoelle soit en consideacuteration de ce qui nous reste de cette section du Poegraveme est capitale En fait crsquoest la seconde occurrence Parmeacutenide avait deacutejagrave employeacute cette forme participiale avec lrsquoarticle mais de maniegravere neacutegative agrave la fin du frg II que je viens justement de citer Il y reviendra longuement dans la conclusion de la premiegravere partie frg VIII 19-51a pour en deacutecrire les multiples caracteacuterisques et dans le frg IV qui se rattache certainement agrave la seconde partie Si lrsquoinfinitif εἶναι renvoie agrave la saisie subjective et conceptuelle de ἔστιν le participe ἐόν renvoie agrave la saisie objective et pourrait-on dire mateacuterielle de ce mecircme ἔστιν Il est le reacutefeacuterent agrave la fois interne agrave ἔστιν et externe agrave lrsquoeacutenonciateur sans lequel ἔστιν serait une coquille vide un pur concept Sans cette confrontation la penseacutee se mouvrait dans son propre monde dans cet ideacutealisme que lrsquoon a malencontreusement precircteacute agrave Parmeacutenide Τὸ ἐόν ne deacutesigne pas laquo lrsquoEcirctre raquo comme concept geacuteneacuteral et absolu mais le reacuteel dans ce qursquoil a de plus concret

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Chapitre II section D

Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

Apregraves la justification de laquo est ldquoestrdquo raquo devait suivre la laquo reacutefutation raquo ἔλεγχον (VII 5)

des deux thegraveses lieacutees entre elles et consideacutereacutees comme insoutenables agrave savoir celle qui considegravere que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo rejeteacutee en II 3b et formuleacutee en II 5a et celle qui eacutenonceacutee en II 5b affirme au contraire que laquo est raquo nrsquoest pas Parmeacutenide commence par eacutecarter la premiegravere thegravese qursquoil appelle ici laquo la premiegravere voie de recherche raquo (v 2-3) puis reprenant les deux thegraveses du v 5 du frg II il les regroupe en une seule parce que les tenants de ces deux thegraveses pensent que laquo ecirctre et ne pas ecirctre sont le mecircme et non le mecircme raquo

1 Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo VI 2-3

Frg VI 2-3 μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφrsquoὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

VI 2a μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν laquo Mais ldquo rien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo

Comme pour le v 1 la compreacutehension de ces premiers mots du second vers fait difficulteacute comme le montrent ces quelques exemples de traduction

B Cassin laquo Mais rien nrsquoest pas raquo p 81

M Conche laquo et rien il nrsquoy a pas raquo p 100

J Fregravere laquo et il nrsquoest pas possible que soit ce qui nrsquoest rien raquo p 146

L Couloubaritsis laquo alors que le neacuteant nrsquoest pas raquo p 542

J Bollack laquo pour le rien il nrsquoy a pas moyen qursquoil soit raquo p 121

Cette proposition srsquooppose agrave la fois agrave lrsquoaffirmation preacuteceacutedente ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo et au deacuteveloppement qui preacutecegravede sur lrsquoexplicitation que laquo ldquoestrdquo est raquo Ce que marque le δrsquo (pour δέ) laquo mais raquo apregraves μηδέν

Opposeacutee agrave ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo qursquoelle reprend de maniegravere neacutegative cette proposition est construite de la mecircme maniegravere Crsquoest pourquoi je pense qursquoil faut sous-entendre εἶναι apregraves μηδέν μηδὲν δrsquo[se εἶναι] οὐκ ἔστιν laquo mais ldquorien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo Le rapport entre les deux termes laquo rien nrsquoecirctre raquo et laquo nrsquoest pas raquo est analogue agrave celui qursquoil y a entre laquo est raquo et laquo ecirctre raquo mais avec une diffeacuterence capitale si laquo εἶναι est ἐστίν raquo laquo ldquoecirctrerdquo est ldquoestrdquo raquo en tant que celui-ci est penseacute et renvoie agrave un reacuteel μηδὲν εἶναι laquo rien nrsquoecirctre raquo οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo crsquoest-agrave-dire ne peut avoir drsquoautre mode drsquoexistence que conceptuel Crsquoest une penseacutee sans contenu ou plutocirct une penseacutee qui a pris pour objet reacuteel le concept que sa rencontre avec lrsquoobjet reacuteel a fait naicirctre laquo Rien nrsquoecirctre raquo est agrave entendre comme si lrsquoon disait laquo que rien ne soit raquo Crsquoest une pure hypothegravese On remarquera ici la preacutesence de la neacutegation

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μή contenue dans μηδέν conformeacutement agrave ce que jrsquoai dit dans le chapitre preacuteceacutedent sur la distinction entre les neacutegations οὐ et μή Lrsquoinexistence en tant que telle nrsquoa pas drsquoautre contenu que conceptuel

Si rejetant le parallegravelisme entre la premiegravere proposition du v 2 ndash μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν laquo rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo ndash et la derniegravere du v 1 ndash ἔστι γὰρ εἶναι laquo ldquoestrdquo ldquoecirctrerdquo raquo ndash on ne consideacuterait plus le ἔστιν comme un autonyme mais comme un verbe dont le sujet serait μηδὲν laquo rien raquo le sens geacuteneacuteral de la proposition ne serait pas modifieacute Lrsquoargumentation perdrait seulement de sa force

VI 2b-3 τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα laquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφrsquoὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche raquo

La fin du v 2 et le v 3 explicitent seulement le deacutebut du vers 2 comme lrsquoa bien vu B Cassin (p 166) laquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche raquo laquo Rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo est ce que Parmeacutenide et avec lui quiconque cherche agrave acqueacuterir une vraie connaissance se doivent de meacutediter Cette thegravese est qualifieacutee de laquo premiegravere voie raquo Cette laquo premiegravere voie raquo en reacutealiteacute une impasse a eacuteteacute deacutefinie au frg II 5a comme la seconde voie celle qui est agrave ne pas suivre ὡς οὐκ ἔστιν laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est raquo Pour comprendre le raisonnement de Parmeacutenide il est neacutecessaire de reprendre sous la forme affirmative ce qursquoil vient drsquoeacutenoncer de maniegravere neacutegative Lrsquohomme reacutefleacutechi dit de maniegravere neacutegative laquo rien nrsquoecirctre nrsquoest pas raquo Lrsquoirreacutefleacutechi preacutetend affirmer de maniegravere positive laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo La deacuteesse alias la raison impose de srsquoeacutecarter de cette pseudo-voie

La conjecture de Diels qui complegravete le vers 3 par εἴργω laquo jrsquoeacutecarte raquo est tout agrave fait plausible Elle srsquoinspire du v 2 du fragment suivant le frg VII 2

2 Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9 αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible La seconde voie ou impasse dont la deacuteesse veut eacutecarter Parmeacutenide est celle qursquoelle a

eacutenonceacutee dans le frg II v 5b et qui est lrsquoautre versant de la mecircme confusion ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι laquo qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo

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La suite du fragment porte sur cette double erreur Les mortels meacutelangent et confondent ce qui est avec ce qui nrsquoest pas et ce qui nrsquoest pas avec ce qui est ne respectant pas ce que lrsquoon appellera plus tard les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction dont Parmeacutenide donne ici une formulation qui eacutevoque celle que donnera Aristote67 τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo (VI 8-9) Ici la neacutegation est οὐ et non μή car les mortels prennent position sur le reacuteel Ils ne se rendent pas compte qursquoils posent un acte conceptuel et confondent cet acte avec le reacuteel En affirmant drsquoun cocircteacute que οὐκ ἔστιν laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et de lrsquoautre ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι laquo qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ils meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes de κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε laquo sourds en mecircme temps qursquoaveugles raquo (VI 7) de τεθηπότες laquo heacutebeacuteteacutes raquo (VI 7) et ce qui reacutevegravele les deux formes de la mecircme impasse de βροτοὶ εἰδότες οὐδέν δίκρανοι laquo mortels biceacutephales qui ne savent rien raquo (VI 4-5) ou drsquoἄκριτα φῦλα laquo races qui ne discernent pas raquo (VI 7) Leur (faux) laquo chemin raquo κέλευθος (VI 9) peut donc lui aussi ecirctre qualifieacute de laquo reacuteversible raquo παλίντροπος

Parmeacutenide peut conclure sa reacutefutation des fausses voies ainsi

Frg VII οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute [ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses [lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

La traduction du premier vers apparaicirctra plus comme une paraphrase que comme une traduction proprement dite laquo Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses ltqui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo Mais je nrsquoai pas trouveacute de meilleure solution pour rendre la nette opposition qui est faite entre εἶναι et μὴ ἐόντα Tous les commentateurs en effet traduisent comme srsquoil y avait οὐκ ἐόντα68 La neacutegation est μή et ne peut ecirctre que μή lorsqursquoil srsquoagit de nier non pas une chose deacutetermineacutee mais comme ici le reacuteel consideacutereacute dans sa plus grande geacuteneacuteraliteacute Elle oblige agrave comprendre le syntagme μὴ ἐόντα laquo des choses saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo et non laquo des choses qui ne sont pas raquo Si cette observation est juste εἶναι doit alors ecirctre compris comme preacuteceacutedemment laquo penser ldquoestrdquo raquo νοεῖν ἐστίν et non comme une simple affirmation drsquoexistence Drsquoougrave ma traduction laquo ecirctre consideacutereacutees comme reacuteelles des choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo Parmeacutenide nrsquoexprime pas une tautologie mais une impossibiliteacute logique en mecircme temps

67 Voir plus haut note 54

68 Par exemple M CONCHE traduit εἶναι μὴ ἐόντα par laquo des non-eacutetants ecirctre raquo p 115 B CASSIN par laquo ecirctre des non-eacutetants raquo p 85 D OrsquoBRIEN et J FRERE par laquo des non-ecirctres sont raquo Le Poegraveme de Parmeacutenide p 32 Cette traduction est reprise dans J FRERE p 143-152 L COULOUBARITSIS par laquo faire ecirctre les choses qui ne sont pas dans le preacutesent raquo p 543 A VILLANI par laquo les choses qui ne sont pas agrave ecirctre raquo Parmeacutenide Le poegraveme p 34 J BOLLACK par laquo faire que soient les choses qui ne sont pas raquo p 137 etc

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qursquoontologique Il y aurait contradiction agrave penser le contraire Il peut donc affirmer en toute assurance que cela laquo ne risque pas drsquoecirctre un jour dompteacute raquo mecircme si certains qursquoil a qualifieacutes de laquo mortels biceacutephales raquo ou de laquo races qui ne discernent pas raquo pensent pouvoir le faire en brisant les liens de la logique la plus eacuteleacutementaire Ici peut-on le remarquer au passage lrsquoEacuteleacuteate affirme agrave nouveau avec clarteacute les principes de non-contradiction et drsquoidentiteacute qursquoil a deacutejagrave eacutenonceacutes dans les fragments preacuteceacutedents II et VI et qursquoil reprendra en VIII 29

Ce nrsquoest pas ainsi que Platon dans Le Sophiste (237a et s) interpregravetera ce premier vers du frg VII si du moins lrsquoon en juge par les traductions Auguste Diegraves le traducteur du livre dans Les Belles Lettres traduit ce vers laquo Non jamais tu ne plieras de force les non-ecirctres agrave ecirctre raquo69 N-L Cordero quant agrave lui rend ainsi ce vers dans la traduction franccedilaise des Œuvres complegravetes de Platon dirigeacutee par L Brisson laquo Que ceci ne soit jamais imposeacute qursquoil y a des choses qui ne sont pas raquo70 Aristote citera eacutegalement ce vers dans une critique des Platoniciens qui ont laquo cru que tous les ecirctres nrsquoen formeraient qursquoun seul agrave savoir lrsquoEcirctre lui-mecircme si on nrsquoarrivait pas agrave reacutesoudre et agrave reacutefuter lrsquoargument de Parmeacutenide Car jamais on ne fera que ce qui est nrsquoest pas Il eacutetait donc croyait-on neacutecessaire de montrer que le Non-Ecirctre est raquo71

Dans la suite du fragment Parmeacutenide opegravere de la mecircme faccedilon que dans le fragment preacuteceacutedent Il reprend la sentence neacutegative du premier vers de maniegravere positive crsquoest-agrave-dire agrave partir de ceux qui considegraverent comme reacuteelles des choses qursquoils saisissent pourtant comme nrsquoeacutetant pas agrave savoir ceux qui suivent la seconde voie en fait ceux qui srsquoengagent dans une impasse La deacuteesse alias la raison le pousse agrave laquo eacutecarter sa penseacutee de cette voie de recherche raquo (v 2) pratiqueacutee par des personnes qui cette-fois ci sont ne sont plus deacutecrites comme laquo sourdes raquo laquo aveugles raquo ou laquo heacutebeacuteteacutees raquo (VI 7) mais comme dirigeant leur regardhellip dans le vague ndash lrsquoopposition entre νωμᾶν laquo diriger raquo et ἄσκοπον laquo sans objectif raquo relegraveve de lrsquooxymore et souligne la contradiction interne du propos des preacutetendus laquo savants raquo εἰδότες ndash nrsquoentendant et ne prononccedilant que des bruits confus crsquoest-agrave-dire inarticuleacutes parce que non soumis agrave la raison (λόγος)

Lrsquoadjectif composeacute πολύπειρον du v 3 fait difficulteacute Sans doute est-il une creacuteation de Parmeacutenide Il est pense-t-on composeacute de lrsquoadverbe πολύ qui signifie laquo beaucoup raquo et de -πειρον fait sur le thegraveme du substantif πεῖρα laquo expeacuterience raquo LrsquoEacuteleacuteate use assez souvent du preacutefixe πολύ On en compte six autres exemples dans ce qui nous reste du Poegraveme dont trois ont sans doute eacuteteacute forgeacutes par lui (le second le troisiegraveme et le cinquiegraveme)

‒ πολύφημος laquo aux multiples discours raquo (I 2)

‒ πολύφραστος laquo si reacutefleacutechi raquo (I 4)

‒ πολύποινος laquo qui chacirctie fort raquo (I 14)

‒ πολύχαλκος laquo tregraves cuivreacute raquo (I 18)

‒ πολύδηρις laquo eacuteminemment eacuteristique raquo (VII 5)

‒ πολύκαμπτος laquo aux courbes multiples raquo ou si on prend lrsquoautre version πολύπλαγκτος laquo qui erre ou fait errer de tous cocircteacutes raquo (XVI 1)

La forme πολύπειρον peut aussi bien ecirctre entre autres un nominatif neutre singulier qursquoun accusatif feacuteminin singulier Lrsquoadjectif peut donc tout autant srsquoaccorder agrave ἔθος laquo coutume raquo

69 PLATON Le Sophiste trad A DIES p 237

70 PLATON Le Sophiste trad N-L CORDERO p 1836

71 ARISTOTE La Meacutetaphysique traduction J TRICOT II p 807-808

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laquo habitude raquo qui est un neutre qursquoagrave ὁδόν laquo voie raquo feacuteminin Mais le sens de laquo riche en expeacuteriences raquo qui est agrave la base de toutes les traductions et que chacun srsquoaccorde agrave rattacher agrave ἔθος a en lui-mecircme une connotation positive qui ne convient pas au contexte ici ni lrsquolaquo habitude raquo ni la laquo voie raquo en question ont quelque creacutedit aux yeux de la deacuteesse alias la raison Elles sont agrave rejeter vigoureusement Aussi bien retiendrais-je plutocirct le sens drsquolaquo essai raquo ou de laquo tentative raquo qursquoattestent aussi πεῖρα et bien drsquoautres termes qui sont faits en grec sur la mecircme racine et je rattacherais lrsquoadjectif agrave ὁδόν plutocirct qursquoagrave ἔθος La voie a beaucoup eacuteteacute essayeacutee et pratiqueacutee au point que cette tentative est devenue une habitude mais elle nrsquoa jamais abouti elle est οὐκ ἀνυστόν laquo sans issue raquo laquo une impasse raquo (II 7)

Une premiegravere conclusion peut degraves lors ecirctre tireacutee lrsquoideacutee que cette voie qui repose sur lrsquoaffirmation que laquo est raquo nrsquoest pas et que laquo nrsquoest pas raquo est a deacutesormais reccedilu sa reacutefutation ἔλεγχον Celle-ci est qualifieacutee de πολύδηριν laquo qui donne lieu agrave beaucoup de combats raquo (VII 5) terme que faute drsquoen trouver de plus pertinents jrsquoai rendu en franccedilais par lrsquoadjectif laquo eacuteristique raquo repris agrave un terme grec ulteacuterieur agrave Parmeacutenide ἐριστικός laquo relatif agrave la controverse raquo Il srsquoagit bien drsquoune rude bataille agrave mener tant les partisans de la voie-impasse ne sont pas disposeacutes agrave en sortir mais porteacutes agrave deacutefendre leurs positions Deux traits sont agrave remarquer Le premier est lrsquousage du terme λόγος la laquo raison raquo drsquoapregraves laquelle lrsquoauditeur de la deacuteesse Parmeacutenide doit juger la reacutefutation que celle-ci vient de prononcer Car crsquoest bien en conformiteacute avec ce λόγος que la deacuteesse alias la penseacutee srsquoest exprimeacutee lequel λόγος est le propre de lrsquohomme et le fondement du discours de la deacuteesse qui par reacutefeacuterence aux dieux est appeleacute μῦθος Lrsquoautre trait est lrsquoinvitation que la deacuteesse fait agrave Parmeacutenide et agrave travers lui agrave tout un chacun srsquoil reacutepond agrave des exigences qui en tant que telles transcendent lrsquoopinion de tout homme le λόγος nrsquoen est pas moins eacutemis par un sujet par un individu qui en srsquoy conformant peut dire laquo je raquo Parmeacutenide eacutenonce ici de maniegravere forte que la veacuteriteacute nrsquoest pas une eacutenonciation anonyme ou collective qui srsquoimpose drsquoen-haut aux membres du groupe mais lrsquoeacutenonciation drsquoun individu qui srsquoefforce de transcender son moi pour acceacuteder au laquo je raquo eacutepisteacutemique Ce qui implique la controverse la discussion serreacutee avec drsquoautres laquo je raquo

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Chapitre II section E

Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51 a

Si la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre une impasse peut degraves lors tomber comme un couperet la conclusion de la premiegravere partie Elle ouvre le frg VIII le plus long du Poegraveme (il fait 61 vers)

VIII 1-2a μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

La voie est deacutesormais libre srsquoil est permis de reprendre cette image pour faire sereinement lrsquoexposeacute de la voie ἔστιν

Ἔστιν laquo ldquoestrdquo est raquo Cet eacutenonceacute est proprement un axiome agrave savoir une laquo proposition eacutevidente pour quiconque en comprend le sens sur laquelle repose toute deacutemonstration mais qui est elle-mecircme indeacutemontrable raquo72 Ici axiome doit ecirctre entendu au sens strict crsquoest-agrave-dire non au sens de postulat auquel lrsquoeacutevidence fait deacutefaut Par ailleurs il est de lrsquoordre du constat du deacuteictique un jugement sur le reacuteel le jugement drsquoexistence Par lagrave il se distingue nettement de lrsquoaxiome matheacutematique lequel est une proposition eacutenonceacutee comme base de deacutepart drsquoun systegraveme hypotheacutetico-deacuteductif et indeacutependant du reacuteel laquo Est raquo est bien le point originaire ultime auquel on remonte et auquel toute laquo opinion raquo δόξα devra ecirctre confronteacutee

Crsquoest bien cela que Parmeacutenide a saisi et veut signifier mecircme si une fois encore il ne lrsquoeacutenonce pas dans notre meacutetalangage Aussi bien ne parle-t-il pas de laquo preuves raquo ou de laquo deacutemonstration raquo mais seulement de laquo signes raquo σήματα de traits caracteacuteristiques qui sont agrave la fois des indices et des proprieacuteteacutes au sens qursquoa ce mot en matheacutematiques Ceux-ci sont reacutepartis en deux sections bien distinctes La premiegravere concerne ἔστιν proprement dit la seconde la composante fondamentale de ἔστιν τὸ ἐόν agrave savoir le reacuteel lrsquoobjet interne sans lequel ἔστιν nrsquoaurait absolument aucune consistance et ne serait qursquoun nom ὄνομα

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2 b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν 73 tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

72 P FOULQUIE Dictionnaire de la langue philosophique s u laquo axiome raquo 21969 p 64

73 Je place la virgule avant ἐστιν et non apregraves Le texte eacutediteacute par DIELS-KRANZ diffegravere quelque peu πολλὰ μάλrsquo ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν ἐστι γὰρ οὐλομελέςhellip

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οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστον74middot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν de laquo est raquo qursquoil nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de ce qui est penseacute

[comme nrsquoeacutetant pas

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ ἀνάγκη est laquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute conformeacutement agrave la [neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

Les caracteacuteristiques principales que Parmeacutenide reconnaicirct agrave ἔστιν en tant que sujet de lrsquoaxiome drsquoexistence proprement dit ont toutes pour objectif de montrer qursquoil est si on le considegravere comme tel un sempiternel preacutesent sans changement aucun

Lrsquoaffirmation la plus nette est sans doute celle du vers 5

VIII 5 οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquo ἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν laquo jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est raquo

Parmeacutenide comme il a eacuteteacute dit ne disposait pas du meacutetalangage qui sera trouveacute apregraves lui Mais par cette affirmation il explicite nettement et sans ambiguiumlteacute qursquoil a parfaitement saisi la porteacutee de ἔστιν en tant que troisiegraveme personne du singulier de lrsquoindicatif preacutesent du

74 La leccedilon ἠδrsquoἀτέλεστον est la mieux attesteacutee et convient parfaitement srsquoil srsquoagit de ἐστίν Mais certains pensant qursquoil srsquoagit de lrsquoEacutetant adoptent la correction proposeacutee par BRANDIS οὐδrsquoἀτέλεστον laquo non sans fin raquo L COULOUBARITSIS corrige lui en ἠδὲ τέλεστον laquo et acheveacute raquo correction proposeacutee par A COVOTTI I Prosocratici p 125 et eacutegalement retenue par A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoEcirctre p 26

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verbe εἶναι comme je lrsquoai fait plus haut Il regravevegravele ici srsquoil en eacutetait besoin qursquoil en eacutetait tout agrave fait conscient laquo Maintenant il est raquo νῦν ἔστιν ne deacutesigne pas lrsquoinstant preacutesent par opposition aux instants infinis de la temporaliteacute Ce laquo maintenant raquo νῦν deacutesigne un sempiternel preacutesent

Tout le deacuteveloppement peut ecirctre consideacutereacute comme une seacuterie de variations sur ces deux caracteacuteristiques majeures

VIII 3 ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν laquo inengendreacute et impeacuterissable raquo

Nrsquoeacutetant pas en tant que tel de lrsquoordre des reacutealiteacutes concregravetes et singuliegraveres ἔστιν nrsquoen a pas les traits il nrsquoest pas affecteacute par le temps et lrsquoespace Aussi est-il dit ἀγένητον καὶ ἀνώλεθρόν laquo inengendreacute et impeacuterissable raquo Il ne connaicirct ni la naissance ni le deacutepeacuterissement et la mort Le terme ἐόν nrsquoest pas ici le participe preacutesent substantiveacute mais la forme participiale sans article du verbe εἶναι dont lrsquousage est de regravegle pregraves drsquoun adjectif jouant le rocircle drsquoattribut constituant souvent ainsi une phrase participiale agrave valeur circonstancielle Le v 57 en offre un autre exemple ἤπιον ὄν laquo eacutetant doux raquo

VIII 4 οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστον laquo entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin raquo

‒ οὖλον laquo entier raquo il nrsquoy a rien agrave lrsquointeacuterieur de ἔστιν si lrsquoon peut parler de la sorte qui ne serait pas ἔστιν au sens plein du terme Il nrsquoest pas composeacute de parties Il nrsquoest pas divisible

‒ μουνογενές laquo drsquoun genre unique raquo Ce qualificatif a donneacute lieu agrave discussions certains commentateurs trouvant en particulier qursquoil eacutetait en contradiction avec ἀγένητον donneacute au vers preacuteceacutedent et dont il partage la racine75 Tous pensent qursquoil srsquoagit de lrsquoecirctre et non de laquo est raquo Il me semble que cet adjectif ne doit pas ecirctre interpreacuteteacute en reacutefeacuterence agrave la geacuteneacuteration Γένος a aussi le sens de laquo genre raquo de laquo classe raquo ou de laquo cateacutegorie raquo Aussi bien peut-on rendre μουνογενές par laquo drsquoun genre unique raquo ou laquo unique en son genre raquo Une fois encore lrsquoEacuteleacuteate emprunte un terme agrave un autre registre pour le faire glisser dans le registre eacutepisteacutemique qursquoil inaugure

‒ ἀτρεμές laquo non tremblant raquo drsquoougrave laquo immobile raquo Cet adjectif nrsquoapporte rien de nouveau sur ἔστιν si ce nrsquoest de deacutevoiler clairement pour celui qui ne srsquoen serait pas encore rendu compte que ἔστιν est bien le laquo cœur raquo ἦτορ de la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείης qui avait eacuteteacute annonceacute de maniegravere eacutenigmatique dans le proegraveme (I 29) et ougrave il faisait oxymore le cœur eacutetant par deacutefinition constamment en mouvement quand il est vivant Mais par le jeu de la meacutetaphore ἦτορ deacutesignant ici ce qui est fixe et sans mouvement aucun prend un sens nouveau qursquoil nrsquoavait pas jusqursquoalors celui de laquo centre raquo sens que le mot franccedilais laquo cœur raquo a eacutegalement

‒ ἀτέλεστον laquo sans fin raquo Cet adjectif va dans le mecircme sens que les preacuteceacutedents Il fait difficulteacute depuis lrsquoAntiquiteacute dans la mesure ougrave lrsquoon comprend que tout ce deacuteveloppement concerne laquo lrsquoeacutetant raquo et non pas laquo est raquo et en conseacutequence qursquoil est en contradiction avec les deux preacutedicats οὐκ ἀτελεύτητον laquo non sans fin raquo (v 32) et τετελεσμένονhellip πάντοθεν laquo fini de toutes parts raquo (v 42-43) qui eux concernent effectivement τὸ ἐόν Aussi a-t-on voulu le corriger en son contraire οὐδrsquoἀτέλεστον ἠδὲ τέλεστον ou ἠδrsquoἀγέν(ν)ητον Mais dans ce passage Parmeacutenide examine ἔστιν en tant que tel et non dans les limites que τὸ ἐόν lui impose laquo accidentellement raquo pourrait-on dire

75 Sur ces discussions voir M CONCHE p 131-132 et B CASSIN p 220-221

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Cet adjectif peut-on le remarquer confirme sil en eacutetait besoin que le sujet de ce passage est bien ἔστιν

VIII 5 b ndash 6a ὁμοῦ πᾶν ἕν συνεχές laquo agrave la fois tout entier un constant

Il me semble eacutevident que lrsquoadverbe ὁμοῦ laquo agrave la fois raquo laquo ensemble raquo a pour but de joindre les trois termes suivants πᾶν ἕν et συνεχές mentionneacutes sans terme de coordination

‒ πᾶν laquo tout entier raquo synonyme de οὖλον (v 4)

‒ ἕν laquo un raquo il nrsquoy a pas une pluraliteacute de ἔστιν ndash il est unique ndash et en interne il ne se divise pas ndash il est un

‒ συνεχές laquo constant raquo beaucoup de commentateurs pensant qursquoil srsquoagit de lrsquoecirctre traduisent cet adjectif par laquo continu raquo sens spatial que συνεχές peut tout agrave fait avoir et qui est reconnu plus loin agrave laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν (VIII 24 ξυνεχές) Mais srsquoagissant de ἔστιν ce sens ne convient pas Ici me semble-t-il Parmeacutenide veut dire que ἔστιν ne connaicirct aucune sorte drsquointerruption temporelle Il est toujours laquo actuel raquo νῦν ἔστιν laquo maintenant il est raquo (v 5)

VIII 6 b-7a τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

πῇ πόθεν αὐξηθέν Comment par quel moyen a-t-il crucirc

Ces deux propositions reprennent sous forme de question lrsquoadjectif ἀγένητον du v 3

VIII 7b-18 οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

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Le paragraphe final sur ἔστιν en tant que tel reprend les affirmations fondamentales qui ont eacuteteacute eacutenonceacutees et reacutepeacuteteacutees dans la premiegravere partie du Poegraveme pour conclure de la maniegravere la plus nette que la voie qui eacutenonce que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo et que laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo est fausse qursquoelle ne peut ecirctre ni penseacutee ni nommeacutee et que seule demeure et est vraie la voie qui reconnaicirct en les seacuteparant clairement que laquo ldquoestrdquo est raquo et que laquo ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

La nouveauteacute de ce paragraphe est de faire intervenir deux entiteacutes personnifieacutees Δίκη laquo Justice raquo (v 14) et Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (v 16) Δίκη a eacuteteacute mentionneacutee dans le proegraveme ougrave nous le verrons plus loin elle tient un rocircle capital puisque crsquoest elle qui agrave cocircteacute de Θέμις laquo Droit raquo deacutetient la cleacute qui ouvre la porte qui donne accegraves agrave la grand-route menant agrave la demeure de la deacuteesse Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo est mentionneacutee ici pour la premiegravere fois Comme les autres entiteacutes personnifieacutees qui ont eacuteteacute nommeacutees dans le proegraveme etou qui le seront par la suite (Θέμις laquo Droit raquo Μοῖρα laquo Destin raquo) laquo Justice raquo et laquo Droit raquo sont des notions et non des dieux Elles sont mises en scegravene comme des diviniteacutes en raison sans doute du style eacutepique qui caracteacuterise le proegraveme et colore lrsquoensemble du Poegraveme Mais ce passage par le style eacutepique ne doit pas avoir qursquoune raison litteacuteraire

Dans le proegraveme Δίκη laquo Justice raquo qui laquo tient raquo (ἔχει I 14) la cleacute qui ouvre la porte sur le chemin de la veacuteriteacute consent agrave ouvrir celle-ci agrave Parmeacutenide Ce passage-ci en donne lrsquoexplication De part et drsquoautre Parmeacutenide emploie le mecircme verbe ἔχει laquo tient raquo Dans le premier cas le discours est de type symbolique Dans le second il est de type explicatif et reacutealiste Il se tient dans le registre eacutepisteacutemique Ce passage drsquoun registre agrave lrsquoautre donne agrave penser que Parmeacutenide laquo laiumlcise raquo le discours qui fait reacutefeacuterence aux dieux en particulier celui que lrsquoon tient dans les Mystegraveres Δίκη laquo Justice raquo nrsquoest pas une deacuteiteacute qui souverainement et arbitrairement prononce une sentence Comme dans un procegraves ougrave lrsquoon instruit la cause le plus eacutequitablement possible et de maniegravere contradictoire elle repreacutesente dans la recherche du vrai les exigences eacutepisteacutemiques qui doivent guider la proceacutedure elle-mecircme Dans le procegraves qui doit deacuteterminer si ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν si laquo ldquoestrdquo est raquo ou si ldquonrsquoest pasrdquo est raquo (VIII 16) elle est le raisonnement juste qui permet drsquoemporter lrsquoassentiment avec certitude et de juger (cf κρίσις laquo jugement raquo VIII 15 et κέκριται laquo a jugeacute raquo VIII 16) que seule la premiegravere proposition est vraie Δίκη donc nrsquoa pas tous les pouvoirs Figure des regravegles eacutepisteacutemiques qui relegravevent et de la logique et de la confrontation avec la reacutealiteacute elle ne peut nrsquoy deacuteroger agrave la premiegravere ni faire fi de la seconde laquo ldquoEstrdquo est raquo eacutenonceacute degraves le deacutebut du corps du Poegraveme (I 3) est la seule proposition qui respecte les deux Il est sans doute possible drsquoimaginer que laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo ou que laquo ldquoestrdquo nrsquoest pas raquo mais il est impossible de le penser et de le dire reacuteellement οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι laquo car on ne peut ni dire ni penser que laquo est raquo nrsquoest pas raquo (VIII 8-9) Ce ne peut ecirctre qursquoun pur concept non la reacutealiteacute Cela est faux du point de vue de la logique et du reacuteel οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα laquo car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas (VII 1) Crsquoest une impossibiliteacute absolue Cette voie doit demeurer laquo impenseacutee et innommeacutee raquo ἀνόητον ἀνώνυμον elle laquo nrsquoest pas vraie raquo οὐ γὰρ ἀληθής (VIII 17) Par conseacutequent Δίκη ne peut ni changer le reacuteel et relacirccher ses entraves pour permettre agrave laquo est raquo de naicirctre et de peacuterir (VIII 13-14) ni ouvrir un tel chemin agrave la connaissance

Ici Δίκη laquo Justice raquo reccediloit le concours drsquoἈνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (VIII 16) La plupart des commentateurs comprennent ici ἀνάγκη comme un terme de sens commun et traduisent ainsi entre autres exemples la proposition κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ ἀνάγκη

‒ B Cassin laquo Or il a eacuteteacute deacutecideacute conformeacutement agrave la neacutecessiteacute raquo p 87

‒ L Couloubaritsis laquo il a eacuteteacute effectivement deacutecideacute comme par neacutecessiteacute raquo p 545

‒ M Conche laquo Or deacutejagrave a eacuteteacute deacutecideacute comme crsquoest neacutecessaire raquo p 128

57

‒ J Bollack laquo Dans ces conditions la deacutecision est acquise par neacutecessiteacute raquo p 153

‒ J Fregravere laquo Or il a eacuteteacute deacutecideacute suivant Neacutecessiteacute raquo p 147

Les traductions de lrsquoincise ὥσπερ ἀνάγκη ne me semblent pas respecter vraiment ce que dit le texte grec La conjonction ὥσπερ laquo comme raquo introduit en grec une comparaison Le laquo comme raquo de plusieurs de ces traductions srsquoil correspond lexicalement au grec ne rend pas le mecircme sens Il y reccediloit une valeur logico-causale Il eacutequivaut agrave laquo puisque raquo sens que laquo comme raquo peut avoir en franccedilais non ὥσπερ en grec Et les autres traductions srsquoeacuteloignent encore davantage du texte Mais si au lieu de comprendre κέκριται comme un parfait passif impersonnel du verbe κρίνω laquo il a eacuteteacute deacutecideacute raquo on lrsquoanalyse comme un parfait moyen du mecircme verbe ayant pour sujet Δίκη laquo Justice raquo repris par-dessus la phrase preacuteceacutedente76 la proposition comparative peut alors srsquoentendre ainsi en sous-entendant le mecircme verbe κέκριται laquo Elle [Justice] a donc jugeacute comme [a jugeacute] Neacutecessiteacute raquo

La comparaison eacutenigmatique agrave cet endroit srsquoeacuteclaire par la suite dans le deacuteveloppement consacreacute non plus agrave ἔστιν mais agrave τὸ ἐόν En VIII 30-31 on lit effet ceci

κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

Ἀνάγκη est agrave τὸ ἐόν ce que Δίκη est agrave ἔστιν Le mecircme verbe ἔχει laquo tient raquo est agrave nouveau employeacute Faut-il en deacuteduire que ἔστιν entendu comme proposition laquo ldquoestrdquo est raquo est sous le reacutegime de Δίκη tandis que le reacutefeacuterent interne de ἔστιν τὸ ἐόν est sous celui drsquoἈνάγκη Le premier mecircme srsquoil est indiscutable peut faire lrsquoobjet drsquoune controverse dans le discours des mortels car les mortels ont cette capaciteacute de penser diffeacuteremment de ce qui est de concevoir mecircme le contraire Un jugement est agrave rendre comme on en prononce dans un procegraves δίκη Le second en revanche qui relegraveve seulement de ce qui est serait de lrsquoordre de la neacutecessiteacute ἀνάγκη

Cette observation semble ecirctre confirmeacutee par la reacutefeacuterence qui sera faite un peu plus loin agrave Μοῖρα laquo Destin raquo toujours agrave propos de τὸ ἐόν En VIII 36-38 Parmeacutenide eacutecrit

οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot pour ecirctre entier et immobile

Comme Δίκη laquo Justice raquo Μοῖρα laquo Destin raquo a par ailleurs deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee dans le proegraveme (I 26) Et comme pour Δίκη et Ἀνάγκη lrsquoimage des liens lui est associeacutee

‒ Δίκη laquo Justice raquo (VIII 13-15) χαλάσασα πέδῃσιν laquo a relacirccheacute ses entraves raquo

‒ Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo (VIII 30-31) πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει laquo le tient dans les liens drsquoune limite raquo

76 Mon interpreacutetation se trouve renforceacutee si comme il est probable la phrase ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστιν laquo Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci raquo nrsquoest pas de Parmeacutenide mais une cheville due au citateur SIMPLICIUS Crsquoeacutetait lrsquoavis de DIELS Il est partageacute par A STEVENS laquo pour des raisons et meacutetriques et logiques Drsquoune part en effet ils ne peuvent constituer une fin drsquohexamegravetre alors que tous les vers de Parmeacutenide preacutesentent ce scheacutema Drsquoautre part Simplicius a coutume drsquoarticuler les longues citations par quelques mots drsquointroduction ou de synthegravese et ceux-ci complegravetent parfaitement la phrase introductive ldquoτὰ μετὰhelliprdquo (p 144) raquo (A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoecirctre p 127 n 15)

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‒ Μοῖρα laquo Destin raquo (VIII 37) ἐπέδησεν laquo a entraveacute raquo

Quant au sens Μοῖρα est agrave associer agrave Ἀνάγκη Ἀνάγκη souligne que le fait consideacutereacute relegraveve intrinsegravequement de lrsquoordre des choses Les choses elles-mecircmes nrsquoy peuvent rien ni nous-mecircmes Μοῖρα souligne surtout ce second aspect le fait consideacutereacute est ainsi et non autrement parce que crsquoest son sort son lot La racine de Μοῖρα eacutevoque agrave la base lrsquoideacutee de laquo part raquo Mais cette ideacutee sera diffeacuteremment connoteacutee suivant les langues issues de lrsquoindo-europeacuteen En latin par exemple elle est connoteacutee comme eacutetant laquo la part que chacun acquiert gracircce agrave ses efforts personnels raquo (cf meritum laquo meacuterite raquo) En grec agrave lrsquoinverse elle devient cette part qui est deacutejagrave lagrave qui nous eacutechoie et sur laquelle on ne peut rien Mais comme pour les deux autres deacuteiteacutes mentionneacutees preacuteceacutedemment et que Parmeacutenide laquo laiumlcise raquo Μοῖρα ne doit pas ecirctre entendue comme une diviniteacute mais comme une loi inscrite dans la nature elle-mecircme On peut trouver un indice de cette laquo laiumlcisation raquo dans le fait que Θέμις eacutevoqueacutee comme deacuteiteacute aux cocircteacutes de Δίκη dans le proegraveme (I 28) est mentionneacutee en VIII 32 avec sa valeur ordinaire de laquo regravegle raquo de laquo loi eacutetablie raquo qui srsquoimpose agrave tous et qui avec le verbe εἶναι forme une locution courante correspondant au franccedilais laquo il nrsquoest pas permis raquo

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51 a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

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οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque77 alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest78 ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure79 drsquoune sphegravere bien ronde

77 Pour les mecircmes raisons que plusieurs commentateurs je retiens la leccedilon manuscrite ἐπιδεές et non la leccedilon ἐπιδευές Voir B CASSIN p 89 n 1

78 Comme beaucoup drsquoautres jrsquoadopte la correction proposeacutee par PRELLER Voir les explications dans B CASSIN p 89 n 2

79 Le BAILLY et le CHANTRAINE (p 745) connaissent deux ὄγκος diffeacuterents Le premier dont le sens propre dit le BAILLY est laquo courbure raquo a les sens concrets de laquo croc drsquoune flegraveche raquo de laquo partie recourbeacutee sur les cocircteacutes drsquoun navire raquo ou drsquolaquo angle raquo Le second signifie laquo grosseur drsquoun corps raquo drsquoougrave au sens propre laquo volume masse raquo et au sens figureacute laquo ampleur majesteacute raquo On comprend degraves lors que la plupart des traducteurs aient opteacute pour le second ὄγκος le traduisant par laquo masse raquo (J FRERE p 148 B CASSIN p 89 L COULOUBARITSIS p 546) ou laquo corps raquo (M CONCHE p 128) Mais J BOLLACK qui avait souleveacute le problegraveme de cette homonymie agrave propos de ses travaux sur Empeacutedocle (travaux auquels le CHANTRAINE fait reacutefeacuterence) et qui estimait que le sens de laquo courbure raquo convenait pour le frg 60 1 (DK 31 B 20 1) et le sens de laquo masse raquo pour le frg 551 13 (DK 31 B 100 13) pense que laquo les deux homonymes ont aussi pu se contaminer raquo (p 189) et traduit ici par laquo courbure raquo (p 188) Apparement il ignore que entretemps crsquoest-agrave-dire en 1985 J JOUANNA a pu deacutemontrer qursquoil nrsquoy a eacutetymologiquement parlant qursquoun seul ὄγκος dont le sens premier est laquo courbure raquo (laquo Le mot grec ὄγκος ou de lrsquoutiliteacute drsquoHippocrate pour comprendre les textes poeacutetiques raquo Comptes rendus de lrsquoAcadeacutemie des inscriptions et belles lettres 1985) Eacutevoquant ce vers 43 du frg VIII de Parmeacutenide il dit cependant ceci p 36 n 15 laquo Le terme franccedilais ldquovolumerdquo ne rend pas compte exactement du caractegravere concret de ὄγκος Crsquoest ldquolrsquoeacutetenduerdquo drsquoun corps tel qursquoil apparaicirct agrave la vue dans la totaliteacute de ses contours Pour exprimer ce caractegravere concret le mot ldquomasserdquo est parfois plus approprieacute Crsquoest agrave ce sens de ldquovolumerdquo (ldquomasserdquo) qursquoappartiennent les emplois de ὄγκος chez Parmeacutenide (DK 28 B8 v 43 lrsquoEcirctre est limiteacute de partout ldquosemblable agrave lrsquoὄγκος de la sphegravere au beau cerclerdquo) raquo Mais Ch De LAMBERTERIE le reacutedacteur de la notice du Suppleacutement au Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque de CHANTRAINE (p 1332-1333) se montre moins scrupuleux que J JOUANNA Donnant notre vers de Parmeacutenide comme teacutemoin du sens premier il traduit laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien arrondie raquo Jrsquoai donc retenu le sens de laquo courbure raquo mais un sens deacuteriveacute comme celui de laquo masse raquo ou de laquo volume raquo nrsquoest pas agrave exclure

60

μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoecirctre ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

Deacuteterminer avec certitude quand le sujet dont Parle Parmeacutenide nrsquoest plus ἐστίν mais τὸ ἐόν au sens de totaliteacute de ce qui est nrsquoest pas chose facile Un faisceau drsquoindices autorise cependant agrave penser que ce changement srsquoeffectue au v 19 Drsquoabord le v 18 apparaicirct comme la conclusion de tout le deacuteveloppement sur la seule deacutecision agrave prendre quant au choix entre ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν entre laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo est raquo (VIII 16) En second lieu mecircme si Parmeacutenide aime agrave se reacutepeacuteter les vers 20 et suivants apparaicirctraient comme une reacutepeacutetition particuliegraverement lourde et maladroite srsquoils concernaient encore ἔστιν alors qursquoils redeviennent pertinents srsquoil srsquoagit de τὸ ἐόν Enfin et surtout les deux heacutemistiches du v 19 disent la mecircme chose si le sujet est encore ἔστιν laquo Mais comment serait-il devenu par la suite un eacutetant Et comment le serait-il devenu raquo Si en revanche on considegravere que lrsquoἐόν du premier heacutemistiche nrsquoest pas lrsquoattribut drsquoun sujet qui serait ἔστιν mais lui-mecircme sujet de la proposition les deux heacutemistiches ne sont plus reacutepeacutetitifs et la question poseacutee par le second heacutemistiche est alors pertinente Drsquoougrave ma traduction laquo Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il devenu raquo

Ce deacuteveloppement sur τὸ ἐόν est drsquoautant plus preacutecieux qursquoil est le seul fragment conseacutequent qui ait eacuteteacute conserveacute agrave son sujet

Qursquoil partage avec ἔστιν un certain nombre de caracteacuteristiques identiques ne doit pas surprendre Comment en pourrait-il en ecirctre autrement puisque sans lrsquoἐόν ἔστιν ne serait rien il ne serait qursquoun nom bien plus il ne serait mecircme ni penseacute ni eacutenonceacute puisqursquoil faut bien que quelqursquoun existe ndash ait les attributs de lrsquoἐόν et de ἔστιν ndash pour le penser et le dire

οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo (VIII 40-41)

Pas drsquoexistence sans essence en quelque sorte

La principale caracteacuteristique que τὸ ἐόν a en commun avec ἔστιν est celle de nrsquoavoir ni geacuteneacuteration ni conseacutequemment de deacutepeacuterissement

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τὸ ἐόν ἔστιν

v 21 τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

v 27-28 γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν geacuteneacuteration et peacuterissement ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin

v40 γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

v 3 ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν eacutetant inengendreacute et impeacuterissable

v 6 τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

v 13-14 οὔτε γενέσθαι οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη crsquoest pourquoi Justice ne lui a permis ni de naicirctre ni de peacuterir

v16 ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est

v 38 οὖλον entier

v 4 οὖλον entier

Mais τὸ ἐόν se distingue de ἔστιν en ce que comme son nom lrsquoindique il deacutesigne ce qui

est Pour cette raison contrairement agrave ἔστιν qui lui est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) τὸ ἐόν est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 32) laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον πάντοθεν (VIII 42) De mecircme convient-il de ne pas entendre comme ayant exactement le mecircme sens certains termes ou certaines expressions dont Parmeacutenide qualifie lrsquoun et lrsquoautre

‒ οὖλον laquo entier raquo ἔστιν (VIII 4) τὸ ἐόν (VIII 38) ‒ συνεχές laquo constant raquo pour ἔστιν (VIII 6) laquo drsquoun seul tenant raquo pour τὸ ἐόν (ξυνεχὲς

VIII 25) Comparer aussi οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι οὐδέ τι χειρότερον laquo Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant ni un moins raquo (VIII 23-24)

Agrave lire ces caracteacuteristiques de lrsquoἐόν il est clair qursquoon ne saurait le ramener agrave un concept qui serait celui drsquolaquo ecirctre raquo encore moins celui de laquo lrsquoEcirctre raquo

Tὸ ἐόν peut avoir deux significations Par la premiegravere il deacutesigne toute reacutealiteacute singuliegravere existante tout ce qui existe a existeacute et existera ndash tous les ἐόντα srsquoil est possible drsquoutiliser ce pluriel qui drsquoapregraves ce qui nous reste du Poegraveme nrsquoest mentionneacute qursquoune seule fois dans les fragments sous la forme μὴ ἐόντα laquo choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas raquo (VII 1) Ces reacutealiteacutes sont toutes marqueacutees par la contingence elles apparaissent et disparaissent elles changent de lieu et drsquoaspect comme cela est dit en particulier en VIII 40-41

γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

Par la seconde signification celle qui est surtout concerneacutee dans cette partie du frg VIII τὸ ἐόν deacutesigne concregravetement lrsquoensemble des laquo choses qui sont raquo ἐόντα pour les consideacuterer en leur totaliteacute (IV 2 VIII 19 24 25 32 35 37 46 47) Pas plus que lrsquoinfinitif εἶναι laquo ecirctre raquo avec ou sans lrsquoarticle τό le participe preacutesent τὸ ἐόν ne saurait deacutesigner laquo lrsquoecirctre raquo (encore moins laquo lrsquoEcirctre raquo) au sens drsquoune entiteacute speacutecifique qui aurait quelque consistance propre et dont pour reprendre un terme platonicien laquo participeraient raquo tous les ecirctres existants ayant existeacute ou devant exister Ce serait prendre un concept pour le reacuteel Agrave ce

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niveau de la saisie du reacuteel τὸ ἐόν repreacutesente seulement la totaliteacute de tout ce qui est de laquo toutes les choses qui sont raquo πάντα (I 28 32 VIII 38 60 IX 1 X 1 XII 3 4) Il nrsquointroduit pas une reacutealiteacute nouvelle Il permet seulement de saisir et drsquoeacutenoncer le reacuteel dans sa globaliteacute de maniegravere agrave exprimer des proprieacuteteacutes qui sont communes agrave laquo toutes les choses qui sont raquo ou qui sont dues au fait qursquoelles forment un tout et une uniteacute (πᾶν οὖλον)

Ce faisant Parmeacutenide pose apregraves la reconnaissance des contraintes eacutepisteacutemiques reacutesumeacutees dans la double affirmation laquoldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo lrsquoautre base neacutecessaire agrave toute connaissance veacuteritable son objet reacuteel agrave savoir la totaliteacute de ce qui est Et dans le mecircme temps par cet emploi de laquo lrsquoeacutetant raquo pour deacutesigner le tout il fournit lrsquoassise qui lui permet de reacutesoudre la question initiale de la permanence et de la contingence et de confondre ses pairs En VIII 38-41 en effet il en tire cette conseacutequence laquo Aussi ne seront-elles qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies devenir et peacuterir changer de lieu et drsquoeacuteclat de couleur raquo En quoi ces propositions ne seraient-elles pas laquo vraies raquo Elles sont tout agrave fait exactes si lrsquoon considegravere lrsquoensemble des choses dans leur singulariteacute et leur contingence Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoerreur des laquo mortels raquo Celle-ci reacuteside dans lrsquointerpreacutetation par laquelle ils pensent rendre compte des changements qui affectent tout ce qui existe Ils pensent que crsquoest un mecircme laquo qui est et qui nrsquoest pas raquo εἶναί τε καὶ οὐχί (VIII 40) laquo pour eux ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν (VI 8-9) Autrement dit ils attribueraient agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν deacutesignant un ecirctre singulier et contingent les attributs qui ne sont deacutevolus qursquoagrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν deacutesignant la totaliteacute dans sa permanence et sa neacutecessiteacute Ils confondraient les principes drsquoexistence et de non-existence et ne respecteraient pas les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction Leur discours ne peut donc pas ecirctre laquo vrai raquo ἀληθής

Parmi les proprieacuteteacutes que fait apparaicirctre la saisie de la totaliteacute du reacuteel comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν Parmeacutenide en mentionne un certain nombre la plupart eacutenumeacutereacutees en VIII 19-51a Ces proprieacuteteacutes ou laquo signes raquo σήματα sont moins le reacutesultat drsquoune observation du reacuteel que la deacuteduction logique du principe selon lequel laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo

La premiegravere ndash je viens de le signaler ndash est de former un tout πᾶν un ensemble ayant quelque homogeacuteneacuteiteacute ὁμοῖον (VIII 22) εἰς ὁμόν (VIII 47) ὁμῶς (IV 1) et une uniteacute indivisible οὐδὲ διαιρετόν (VIII 22) agrave la maniegravere drsquoun corps vivant δέμας comme il le dira plus loin (VIII 55 cf μελέων XVI 1 et 3) Il est laquo inseacutecable raquo laquo atome raquo ἂτομον au sens qursquoil aura dans les Cateacutegories un ecirctre que lrsquoon ne peut couper sans le deacutetruire en tant que tel On peut certes le diviser parce qursquoil est composite mais ce nrsquoest plus de lui qursquoil srsquoagit mais des eacuteleacutements qui le composent Le terme laquo individu raquo est la traduction en franccedilais de cet laquo atome raquo ἂτομον via le latin indiuiduum La saisie de tout ce qui est comme une totaliteacute et formant un tout est une condition eacutepisteacutemique neacutecessaire Pour ecirctre scientifique une assertion doit ecirctre universelle

Une autre proprieacuteteacute de ce tout est drsquoecirctre fini drsquoavoir des limites Il est laquo immobile dans les limites de liens puissants raquo ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν (VIII 26) laquo La puissante Neacutecessiteacute le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι (VIII 30-32) laquo Puisqursquoil y a une ultime limite il est fini de toutes parts raquo ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν (VIII 42-43) Crsquoest encore un postulat neacutecessaire Certes on peut avoir le concept drsquoinfini mais ce nrsquoest qursquoun concept Il est remarquable agrave ce sujet que dans le frg VIII lrsquoEacuteleacuteate distingue clairement τὸ ἐόν de ἔστιν Le premier est laquo non sans fin raquo οὐκ ἀτελεύτητον (VIII 31) laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν

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(v 42-43) le second agrave lrsquoinverse est laquo sans fin raquo ἀτέλεστον (VIII 4) Les deux ne sont pas sur le mecircme plan Le premier est au niveau du reacuteel nous pourrions dire du concret Le second est au niveau du geacuteneacuterique et du geacuteneacuteral par deacutefinition non limiteacute par le temps et lrsquoespace

Autre proprieacuteteacute ce tout nrsquoa ni commencement ni fin Il est sempiternel laquo Et comment par la suite y aurait-il eu un ldquoeacutetantrdquo Et comment le serait-il devenu Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable raquo πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquo οὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος (VIII 19-21) laquo Il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes raquo ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής Certes tout ce qui compose cet laquo eacutetant raquo naicirct et peacuterit car tout ce qui est est singulier et relegraveve de la laquo nature raquo φύσις Mais le tout quant agrave lui demeure et en tant que tel est laquo immobile raquo ἀκίνητον (VIII 26) Il est La question de savoir si lrsquoeacutetat preacutesent reacutesulte de phases anteacuterieures comme J Bollack a cru en deacuteceler distinguant un stade preacutecosmique un stade cosmogonique et un stade cosmologique nrsquoapparaicirct pas dans le Poegraveme La question des origines du tout et de ce qui est permanent nrsquoest pas poseacutee Ce tout nrsquoa eacutevidemment pas eacuteteacute creacuteeacute comme la croyance judeacuteo-chreacutetienne lrsquoaffirme et lrsquoa inscrit dans notre fond culturel De mecircme il nrsquoaura pas de fin Aucune parousie ni jugement dernier ne viendront le transformer en laquo une Terre nouvelle et en des Cieux nouveaux raquo Aucun Dieu transcendant ne preacuteside aux destineacutees drsquoun monde creacuteeacute Le monde de Parmeacutenide est clos sur lui-mecircme

Autre proprieacuteteacute dans ce tout il nrsquoy a pas de vide au sens ougrave il y aurait des lieux des espaces infimes ou immenses ougrave il nrsquoy aurait absolument rien laquo Ce qui est raquo est laquo tout plein de ce qui est Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est raquo πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει (VIII 24-25) laquo car lui nrsquoa pas besoin drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact raquo τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλον (VIII 44-48) laquo En effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde ni ne srsquoassemble raquo οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον οὔτε συνιστάμενον (IV 2-4) Le vide absolu compris comme absence absolue donnerait consistance au laquo rien raquo au laquo Neacuteant raquo lequel ne peut ecirctre qursquoun concept non une reacutealiteacute laquo mais ldquorien nrsquoecirctrerdquo ldquonrsquoest pasrdquo raquo μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν (VI 2) Crsquoest une impossibiliteacute absolue laquo il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1) Par ailleurs en introduisant une solution de continuiteacute dans lrsquoexistant il rendrait concregravetement impossibles les passages et les eacutechanges Agrave la diffeacuterence de lrsquoinfini lrsquoespace reacuteel nrsquoest pas qursquoun concept

Derniegravere proprieacuteteacute sans preacutetendre agrave lrsquoexhaustiviteacute le tout laquo est semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ (VIII 43) La raison nrsquoest ni estheacutetique ni matheacutematique au cas ougrave par exemple on estimerait que la sphegravere est la forme geacuteomeacutetrique parfaite ou la plus acheveacutee Elle est physique au sens propre du terme Ici Parmeacutenide dit seulement que laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν est laquo de force eacutegale du centre vers les cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ (VIII 32) Plus loin il explicitera cette expression et en donnera lrsquoexplication Cela tient aux laquo forces raquo δυνάμεις qui sont agrave lrsquoœuvre dans le monde

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tout entier celles de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo les deux laquo formes raquo contraires dont laquo tout est plein raquo πᾶν πλέον ἐστὶν (IX 3) Elles sont laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) car sans cette eacutegaliteacute une des formes lrsquoemporterait entraicircnant ipso facto la fin du monde Or si le monde demeure depuis toujours cela signifie que lrsquoeacutequilibre nrsquoest pas rompu

Avec ces proprieacuteteacutes de laquo lrsquoeacutetant raquo Parmeacutenide achegraveve la premiegravere partie portant sur les conditions eacutepisteacutemiques de toute recherche conditions qursquoil appelle laquo veacuteriteacute raquo laquo Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables concernant la veacuteriteacute (VIII 50-51) Il reacutepond ainsi de maniegravere anticipeacutee agrave la question que Platon percevra dans le Poegraveme et qui le conduira agrave lrsquoeacutevoquer dans son Theacuteeacutetegravete (183e et sq) qursquoest-ce que la science en tant que discours assureacute et stable Parmeacutenide semble reacutepondre la science nrsquoest un discours stable et assureacute que si elle reacutepond agrave des regravegles eacutepisteacutemiques certaines aussi bien quant agrave sa deacutemarche que quant agrave son objet Crsquoest pour ne pas les avoir rechercheacutees et respecteacutees que ses pairs ont erreacute (VI 7 VIII 54) et nrsquoont pu aboutir (II 7) Jusqursquoalors leur souci a eacuteteacute de chercher dans le reacuteel le fondement ultime sur lequel srsquoappuyer pour comprendre le monde dans sa structure sa genegravese et ses transformations un eacuteleacutement premier pouvant prendre des formes multiples par combinaison ou transformation (le feu lrsquoair la terre lrsquoeau) Crsquoeacutetait aller trop vite en besogne estime-t-il Il est une question preacutealable qursquoil fallait (χρῆν I 32) drsquoabord reacutesoudre non pas celle de la possibiliteacute qursquoa lrsquohomme de comprendre le reacuteel ndash cela il ne le met pas en doute ndash mais celle de srsquoassurer si la connaissance que lrsquoon peut en avoir est fiable et agrave quelles conditions Cette question est drsquoordre eacutepisteacutemique Et apregraves avoir poseacute les bases sur lesquelles un jugement doit srsquoappuyer pour ecirctre eacutenonceacute il semble dans ce finale de la premiegravere partie du Poegraveme limiter cette connaissance agrave une science de type laquo theacuteoreacutetique raquo comme lrsquoappellera Aristote agrave une science du laquo neacutecessaire raquo (Ἀνάγκη VIII 30) et de lrsquolaquo immuable raquo (ἀκίνητον VIII 38) une science du geacuteneacuteral et de lrsquouniversel Tel est le principe On ne saurait dire si tel est lrsquoideacuteal car sur cette base srsquoest deacuteveloppeacutee en Occident une penseacutee laquo essentialiste raquo si preacutegnante qursquoelle suscitera son renversement dans une penseacutee laquo existentialiste raquo et fera dire agrave Sartre de maniegravere provocante dans La Nauseacutee que laquo lrsquoessentiel crsquoest la contingence raquo80

Si lrsquoon suit la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη ndash mot sur lequel srsquoachegraveve la premiegravere partie et qui deacutesigne les regravegles eacutepisteacutemiques et non un contenu de savoir sur le reacuteel ndash il devient possible de soumettre agrave lrsquoexamen (I 32) les laquo opinions raquo δόξαι ou δοκοῦντα celles que lrsquoon eacutemet soi-mecircme comme celles drsquoautrui et ainsi de proposer une opinion sur les choses qui ne soit pas agrave lrsquoimage des choses elles-mecircmes mais qui les transcendant atteint lrsquouniversel et peut au moins en un sens relatif preacutetendre au qualificatif de ce qui sera par la suite appeleacute laquo science raquo ἐπιστήμη

Crsquoest justement agrave cette critique et agrave cette proposition qursquoest consacreacutee la deuxiegraveme partie du Poegraveme

80 J-P SARTRE La Nauseacutee p 171

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Chapitre III

Deuxiegraveme partie du Poegraveme

ou

le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide

laquo Les traces drsquoun univers perdu raquo Ainsi nomme L Couloubaritsis ce qui reste de la seconde partie du Poegraveme81 Et si ces traces laquo laissent soupccedilonner la preacutesence drsquoune composition grandiose digne de celles que de rares esprits ont pu eacutedifier raquo p 445 laquo les teacutemoignages que nous [en] posseacutedons font plus pour brouiller les pistes que pour nous eacutedifier raquo p 446 Crsquoest dire si lrsquoentreprise de reconstituer le laquo monde raquo de Parmeacutenide srsquoavegravere peacuterilleuse Les commentateurs contemporains srsquoy sont pourtant essayeacutes cherchant justement dans ces teacutemoignages les indications qui combleraient les lacunes des citations Mais leurs reacutesultats demeurent tregraves hypotheacutetiques et divergent grandement

Srsquoil ne permet pas de reconstituer son laquo monde raquo de maniegravere satisfaisante ce qui nous est encore accessible fournit cependant des indications suffisamment preacutecises pour connaicirctre la faccedilon dont lrsquoEacuteleacuteate lrsquoenvisageait En effet sur la base eacutepisteacutemique eacutetablie dans la premiegravere partie de son Poegraveme il rejette le laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo construit selon lui sur une simple affirmation de contraires srsquoexcluant les uns les autres pour proposer un laquo transmonde raquo διάκοσμος dans lequel les contraires en srsquoassociant et en se combinant entre eux sous la pousseacutee de leurs laquo propres forces raquo σφετέραι δυνάμεις engendrent le monde tel qursquoil est et eacutevolue et permettent ainsi de le comprendre et de lrsquoexpliquer

Il me semble que lrsquoon peut reconstituer ainsi lrsquoordonnance de cette seconde partie82

81 Crsquoest le titre du chapitre que L COULOUBARITSIS consacre agrave lrsquoeacutetude de cette partie du Poegraveme Une erreur de typographie a fait disparaicirctre le laquo s raquo du laquo les raquo dans le titre courant p 445-514

82 Voici agrave titre de comparaison comment B CASSIN ordonne ainsi les fragments

laquo En IX [hellip] laquo les deux principes constitutifs du monde de la doxa et la maniegravere dont ils servent agrave tout deacutecrire

laquo Vient XII pour lrsquoorganisation de ces principes dans la structure du monde agrave laquelle preacuteside la daimocircn [hellip]

laquo Puis passage agrave la cosmogonie proprement dite avec la genegravese des astres en XI et agrave la cosmologie en X avec leurs œuvres ou de leurs effets [hellip] srsquoachevant sur une repreacutesentation du ciel limiteacute par la neacutecessiteacute aussi concluante et conclusive que celle de la sphegravere agrave la fin de VIII

laquo Tel est en toute incertitude le deacuteroulement qui me semble le plus conforme agrave lrsquoanalogie entre ontologie et physique

laquo Quant aux autres fragments agrave partir de XII la perception de leur succession ne peut ecirctre qursquoeacutepidermiquement logique Je propose la lune et la terre dans la suite de XI et X (XIV XV XVa puis explicitant de maniegravere plus anthropologique le meacutelange (XII 4-6) lrsquoAmour et la physiologie (XIII XVIII et XVIII) enfin bouclant la doxa le rapport chez les hommes entre nature et penseacutee (XVI) avant la reacutecapitulation finale (XIX) raquo p 197-198

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A) Rejet du laquo monde raquo κόσμος des mortels et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des mortels frg VIII 51b-59

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

B) Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XI XIII-XVa

2 Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

C) Conclusion frg XIX

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Chapitre III section A

Texte et traduction

A Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare83 partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui pris en lui-mecircme

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε est lrsquoopposeacute84 nuit obscure corps dense et lourd

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et

IX

Frg VIII 60-61

[60] τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

83 La leccedilon des manuscrits comporte un mot de trop du point de vue meacutetrique ἀραιόν ἐλαφρὸν KARSTEN a retenu le premier DIELS le second Je retiens ἀραιόν pour les mecircmes motifs que M CONCHE p 193-194 en particulier en raison du teacutemoignage drsquoAeumltius (DK A 37)

84 Τἀντία contraction de τὰ ἀντία laquo les contraires raquo peut ecirctre consideacutereacute soit comme un substantif attribut dont les termes qui suivent sont des appositions soit comme un adverbe laquo au contraire raquo laquo agrave lrsquoopposeacute raquo drsquoougrave cette autre traduction possible laquo cet autre qui pris en lui-mecircme est au contraire nuit obscure corps dense et lourd raquo

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Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

Frg IX

[hellip]85 αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

B Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

85 Les eacutediteurs et commentateurs comprennent ce fragment comme ne formant qursquoune seule phrase Je considegravere pour ma part que les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont le deacutebut nrsquoa pas eacuteteacute reproduit et les deux suivants forment une autre phrase indeacutependante

69

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Agrave propos de la Lune

Frg XIV

νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

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2 Le monde des hommes frg (XIII) XII-4-6 XVII XVIII et XVI

a) La reproduction sexueacutee frg XIII XII 4-6 XVII et XVIII

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

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ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

C Conclusion frg XIX

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν86 ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Agrave chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

86 Avec N-L CORDERO (Les deux chemins de Parmeacutenide p 34 et 42) suivie par M ANNEE (Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 100 et 182) je retiens la leccedilon καὶ νῦν laquo et maintenant raquo qui est drsquoailleurs celle des manuscrits de Simplicius et non pas la leccedilon καί νυν laquo et certes raquo des eacutediteurs Il est du reste eacutetrange que dans leurs traductions ceux-ci ne rendent pas la particule intensive νυν laquo certes raquo mais bien lrsquoadverbe de temps νῦν M CONCHE 265 L COULOUBARITSIS p 550 B CASSIN p 117 J BOLLACK p 230 J FRERE p 152

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Chapitre III section B

Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος

Frg VIII 51b-61 IV et IX

Le deacutebut de la seconde partie du Poegraveme est le pendant du deacutebut de la premiegravere partie (les frg II et III) Comme lui mais dans lrsquoordre inverse il rejette le laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et propose la conception drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος dont certains aspects seront deacuteveloppeacutes par la suite Mais le rapprochement nrsquoest pas que formel La nouvelle deacutemonstration est en reacutealiteacute la reprise de la premiegravere mais de maniegravere plus concregravete si lrsquoon peut dire et non plus de maniegravere seulement laquo theacuteorique raquo En reacutealiteacute elle deacutevoile ce que visait concregravetement Parmeacutenide dans lrsquoexposeacute de la premiegravere elle est sa mise en œuvre comme une recherche est la mise en œuvre de principes eacutepisteacutemiques

1Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Le rejet du monde κόσμος des mortels occupe seulement 9 vers 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir drsquoici les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare de tous cocircteacutes le mecircme que soi

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non le mecircme que lrsquoautre et puis cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourd

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Les deux premiers vers sont une introduction et les sept suivants une explication

VIII 51 b-52 δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

La locution ἀπὸ τοῦδε laquo agrave partir de lagrave raquo indique clairement que Parmeacutenide aborde deacutesormais un nouveau sujet et que ce sujet traite des laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας Elle peut cependant ecirctre interpreacuteteacutee de deux faccedilons Tοῦδε est le geacutenitif du pronom deacutemonstratif ὃδε laquo celui-ci raquo Ici il a une valeur adverbiale dont le sens peut ecirctre preacuteciseacute par une preacuteposition comme crsquoest le cas preacutesentement ἀπό qui marque la seacuteparation lrsquoeacuteloignement ou la provenance Le Bailly mentionne la locution et ne donne que ce sens laquo agrave lrsquoinstant raquo Beaucoup de traducteurs et commentateurs consideacuterant que agrave cet endroit lrsquoEacuteleacuteate ouvre la seconde partie de son Poegraveme dont lrsquoobjet est nettement distinct de la premiegravere les opinions (δόξαι) et non plus la veacuteriteacute ἀληθείη (ἀλήθεια en ionien-attique) lrsquointerpregravetent comme marquant une rupture laquo agrave partir drsquoici raquo (B Cassin p 89 L Couloubaritsis p 546) laquo agrave partir de maintenant raquo (M Conche p 187) laquo agrave distance de ceci raquo (J Bollack p 203) Tout en partageant ce point de vue J Fregravere me semble-t-il pense que la locution exprime aussi un lien de conseacutequence avec ce qui preacutecegravede et traduit laquo en fonction de ceci raquo p 149 La question nrsquoest pas sans inteacuterecirct Il y va de lrsquointerpreacutetation geacuteneacuterale de la seconde partie et de son lien avec la premiegravere Crsquoest agrave lrsquoanalyse interne de trancher entre les deux possibiliteacutes Mais il se trouve que lrsquoexpression reacuteapparaicirct au frg XIX Parmeacutenide conclut en disant laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent qursquoelles sont maintenant et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc raquo Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα (XIX 1-2) La mort de tous les ecirctres est bien la conseacutequence ineacuteluctable de leur naissance La preacutesentation et la critique que lrsquoEacuteleacuteate entend deacutesormais faire des opinions des mortels aussi bien que la preacutesentation de sa propre opinion ne sont pas seulement un second temps de son exposeacute Ils sont la suite logique du premier temps et sa mise en œuvre

La deacuteesse invite son auditeur agrave lrsquoeacutecouter car elle veut lui enseigner maintenant μάνθανε (laquo apprends raquo impeacuteratif preacutesent) quelles sont ces laquo opinions raquo Mais preacutecise-t-elle le laquo monde raquo tel que le conccediloivent les mortels est laquo trompeur raquo ἀπατηλόϛ La formulation soulegraveve une difficulteacute que les commentateurs nrsquoont pas manqueacute de soulever agrave savoir comme lrsquoeacutecrit M Conche que laquo la Deacuteesse ne peut mentir ni se tromper ni vouloir tromper Elle ne peut dire que la veacuteriteacute raquo p 189 Aussi bien poursuit-il laquo la tromperie ne peut donc se trouver que dans ce dont elle parle agrave savoir le monde raquo p 189 Mais ajoute-il encore laquo La tromperie fait partie de lrsquoessence mecircme du monde en tant que paraissant neacutecessairement reacuteel aux mortels en tant que monde-des-mortels raquo p 189

M Conche suggegravere qursquoil y a une opposition entre deux mondes lrsquoun qui serait intrinsegravequement veacuteridique parce que monde-de-la-deacuteesse lrsquoautre qui serait intrinsegravequement trompeur parce que laquo monde-des-mortels raquo Nous savons deacutejagrave que la deacuteesse mise en scegravene par Parmeacutenide nrsquoest pas une diviniteacute mais le truchement par lequel il dit sa propre penseacutee mais penseacutee soumise agrave des critegraveres de veacuteridiction rigoureux Ce nrsquoest pas en tant qursquoeacutemanant drsquoune diviniteacute mais en tant que reacutepondant agrave ces critegraveres que le discours precircteacute agrave la deacuteesse est vrai et ne peut ecirctre que vrai drsquoune laquo veacuteriteacute bien persuasive raquo ἀληθείης εὐπειθέος (I 29) et que laquo parce qursquoil suit veacuteriteacute raquo ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ (II 4) il est laquo comme la penseacutee fiable raquo πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα (VIII 50) On ne saurait lire ce passage selon un schegraveme theacuteologique qui oppose le discours humain au discours de la Reacuteveacutelation

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En reacutealiteacute le laquo monde trompeur raquo κόσμοϛ ἀπατηλόϛ que veut deacutesigner Parmeacutenide en le mettant sur les legravevres de la deacuteesse nrsquoest pas le monde en tant que tel mais la construction erroneacutee que se font les laquo mortels raquo agrave son sujet leurs laquo opinions raquo δόξαι Quand le lecteur en arrive agrave ce passage du Poegraveme il sait depuis le deacutebut que ces opinions ne sont pas fiables laquo en elles il nrsquoest pas de vraie creacuteance raquo ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής (I 30) En conseacutequence il est clair que ce ne sont pas ces conceptions trompeuses que la deacuteesse alias Parmeacutenide veut enseigner mais en quoi et pourquoi elles sont trompeuses Crsquoest cela que signifie lrsquoexpression δόξας βροτείας μάνθανε laquo apprends les opinions des mortels raquo Elle reprend lrsquoobligation eacutenonceacutee agrave la fin du proegraveme laquo il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres [hellip] des opinions des mortels raquo πυθέσθαιhellip βροτῶν δόξας (I 28-30) Le propos est donc moins une preacutesentation de ces opinions qursquoune critique argumenteacutee et sans concession de leurs erreurs

Ces laquo opinions des mortels raquo sont preacutesenteacutees et critiqueacutees dans les sept vers suivants

VIII 53-59 μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute la structure en contraires et poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourde

Comme pour beaucoup drsquoautres passages lrsquointerpreacutetation de celui-ci est largement controverseacute surtout en ce qui concerne les deux premiers vers87 Agrave leur propos note B Cassin laquo les traductions les plus freacutequentes sont gravement incompatibles [hellip] Pourtant [hellip] tout le monde est drsquoaccord sur le sens non pas de la phrase mais de lrsquoerreur des mortels et de la critique de la deacuteesse ils dualisent au lieu drsquouner raquo p 183 Examinons drsquoabord le premier vers

VIII 53 μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

Les deux mots κατέθεντο et γνώμας forment une expression Le verbe κατατίθημι signifie au sens concret laquo deacuteposer raquo le mot franccedilais deacuterivant drsquoun mot latin composeacute de la mecircme faccedilon que le verbe grec avec des eacuteleacutements ayant fondamentalement le mecircme sens Parmeacutenide lrsquoemploie en deux autres endroits dans ce qui nous reste du Poegraveme

‒ en VIII 39 laquo toutes les choses que les mortels ont eacutetablies κατέθεντο persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo

‒ en XIX 3 laquo sur chacune drsquoelles [les choses] les hommes ont apposeacute κατέθεντο un nom comme signe distinctif raquo

87 Pour une preacutesentation et une critique de ces interpreacutetations agrave commencer par celle drsquoARISTOTE voir M CONCHE p 188-197 et B CASSIN p 181-185

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La valeur meacutetaphorique du terme et son contexte sont les mecircmes en ces trois passages et prennent probablement leur source dans lrsquoassembleacutee qui devait donner un avis ou prononcer un jugement en le laquo deacuteposant raquo dans une urne Ce sens preacutecis peut alors ecirctre expliciteacute par la jonction drsquoun accusatif dit de relation ou drsquoobjet interne γνώμας comme crsquoest le cas ici en VIII 5388 Les laquo mortels raquo ont donc porteacute un jugement pris une deacutecision mecircme si celle-ci nrsquoeacutetait pas la bonne mecircme si elle nrsquoeacutetait pas conforme agrave Justice Δίκη mecircme laquo srsquoils croyaient qursquoelle eacutetait vraie raquo πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ Mais ce nrsquoest qursquoun avis qursquoune laquo opinion raquo δόξα

Le contenu de ce jugement est laquo nommer raquo ὀνομάζειν Le rapport entre laquo ont eacutetabli raquo κατέθεντο et laquo nom raquo ὄνομα a deacutejagrave eacuteteacute poseacute dans les deux passages qui viennent drsquoecirctre citeacutes VIII 38-39 et XIX 3

‒ VIII 38-39 laquo ainsi ne seront qursquoun nom τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται toutes les choses que les mortels ont eacutetablies κατέθεντο raquo

‒ XIX 3 laquo sur chacune drsquoelles [les choses] les hommes ont apposeacute κατέθεντο un nom ὄνομα comme signe distinctif raquo

Quant au verbe ὀνομάζειν il sera repris en IX 1 laquo puisque toutes choses sont nommeacutees ὀνόμασται lumiegravere et nuit raquo reacutealiteacutes qui reprennent justement ce qursquoici Parmeacutenide nomme laquo formes raquo μορφαί et qursquoil deacuteveloppe immeacutediatement apregraves (VIII 55-59) Ce que rejette Parmeacutenide nrsquoest pas le fait de laquo nommer raquo On ne peut penser et dire sans nommer Ce qui est inacceptable selon lui est qursquoil nrsquoy ait rien derriegravere les mots et que lrsquoon prenne les mots pour la reacutealiteacute

Ce que les laquo mortels raquo ont deacutecideacute de nommer ce sont laquo deux formes raquo μορφὰς δύο Celles-ci sont expliciteacutees aux vers 55-59

VIII 55-59 ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui est en soi

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε les contraires nuit obscure corps dense et lourd

Une premiegravere lecture de ces cinq vers peut nous inciter agrave penser que Parmeacutenide fait non seulement allusion aux thegraveses de ses devanciers et de ses contemporains sur les eacuteleacutements constitutifs du monde mais qursquoil entend aussi situer son propos sur le mecircme plan qursquoeux Mais une lecture plus attentive invite agrave reacuteviser cette impression Tout drsquoabord il ne parle que de deux laquo eacuteleacutements raquo le feu πῦρ et la nuit νύξ alors que les autres Preacutesocratiques en eacutenumegraverent jusqursquoagrave quatre ndash la terre lrsquoeau lrsquoair et le feu ndash les consideacuterant le plus souvent comme des laquo transformations raquo ou laquo modaliteacutes raquo τροπαί drsquoun eacuteleacutement premier le feu par exemple pour Heacuteraclite89 Ensuite la nuit que Parmeacutenide mentionne ne peut ecirctre mise sur le

88 SIMPLICIUS est le seul citateur de ce passage Un certain nombre de manuscrits donnent la leccedilon γνώμαις un datif instrumental (aussi plausible) au lieu de lrsquoaccusatif

89 Πυρὸς τροπαί HEacuteRACLITE DK 22 B 31 M MARCOVICH 53a M CONCHE 82 J-FR PRADEAU 482 p 239

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mecircme plan que le feu elle ne saurait en elle-mecircme constituer un laquo eacuteleacutement raquo Le propos de Parmeacutenide ici ne porte donc pas sur les eacuteleacutements constitutifs du monde ou alors srsquoil y fait reacutefeacuterence crsquoest pour les envisager selon une autre faccedilon drsquoappreacutehender le reacuteel

Dans une note de son ouvrage sur Heacuteraclite J-Fr Pradeau reprenant une eacutetude de H Cherniss90 rappelle que lrsquohypothegravese selon laquelle la recherche sur la nature doit commencer par un examen des principes eacuteleacutementaires constitutifs de toutes les reacutealiteacutes et que chacun des laquo physiciens raquo posait un ou plusieurs eacuteleacutements premiers en guise de principe (ἀρχή) est une hypothegravese strictement aristoteacutelicienne laquo Il est peu probable poursuit-il qursquoelle rende convenablement compte de toutes les philosophies de la nature anteacuterieures mais il est en revanche certain qursquoelle leur a donneacute cette homogeacuteneacuteiteacute tregraves artificielle qui pourrait laisser entendre que [hellip] tous les philosophes anteacuterieurs conduisaient une recherche semblable sinon identique raquo91 Il serait donc prudent de ne pas enfermer drsquoembleacutee Parmeacutenide dans cette quecircte drsquoun ou de plusieurs laquo eacuteleacutements raquo premiers

Ce que Parmeacutenide entend mettre en relief dans ces cinq vers est comme lrsquoont constateacute ses preacutedeacutecesseurs et contemporains avant tout Heacuteraclite que la contrarieacuteteacute est ce qui caracteacuterise principalement les choses Et de prendre en exemples ou comme symboles deux cas extrecircmes que tous les laquo signes raquo σήματα (VIII 55) opposent

‒ le feu eacutetheacutereacute doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme ‒ la nuit obscure corps dense et lourd

La totaliteacute de la reacutealiteacute est ici appeleacutee laquo corps raquo δέμας Le terme est fort ancien utiliseacute seulement en poeacutesie Il deacuterive drsquoun verbe δέμω eacutegalement drsquousage uniquement poeacutetique et dont le sens fondamental est dit P Chantraine laquo construire par rangeacutees eacutegales et superposeacutees raquo92 En langage homeacuterique il deacutesigne un corps vivant par opposition agrave un corps mort sens que peut eacutegalement avoir le terme σῶμα

Cette reacutepartition de la reacutealiteacute en contraires est le produit drsquoune constatation suivie drsquoun laquo jugement raquo drsquoune laquo deacutecision raquo sens qursquoimplique ἐκρίναντο et qui reprend une theacutematique deacutejagrave fortement affirmeacutee Parmeacutenide la nomme μορφή Ce terme laquo signifie ldquoformerdquo dit encore Chantraine en tant que cette forme dessine un tout en principe harmonieux raquo93 La notion drsquoharmonie semblerait ici faire deacutefaut puisque laquo feu raquo et laquo nuit raquo srsquoexcluent mutuellement Heacuteraclite Parmeacutenide le sait certainement a surmonteacute la contrarieacuteteacute du monde pour affirmer qursquoil est un et ordonneacute en postulant qursquoil est la transformation constante drsquoun mecircme eacuteleacutement le feu Parmeacutenide ne le suit pas sur cette voie laquo Les premiers physiciens de lrsquoIonie ont donc erreacute en ne posant qursquoun unique principe raquo dit A Motte en conclusion drsquoun paragraphe consacreacute agrave lrsquoeacutetude du mot μορφή chez Parmeacutenide94 Platon opposera μορφή agrave εἶδος ce terme eacutetant compris comme laquo forme reacuteelle raquo95 Trouver un terme geacuteneacuterique crsquoest-agrave-dire passer du

90 H CHERNISS Aristotle Criticism of Presocratic Philosophy p 1-143

91 J FR PRADEAU Heacuteraclite p 54 n 1

92 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque p 250

93 Ibid p 687

94 A MOTTE laquo Les philosophes preacuteclassiques raquo p 24

95 PLATON Reacutepublique 380d SOCRATE demande ironiquement si un dieu eacutetait par magie capable de laquo nous apparaicirctre sous des figures diverses tantocirct en se produisant lui-mecircme par la transformation de son ecirctre propre en plusieurs formes (ὁ αὑτοῦ εἶδος εἰς πολλὰς μορφάς) tantocircthellip raquo (trad G LEROUX in L BRISSON (dir) Platon Œuvres complegravetes p 1541) Pour une vision drsquoensemble de la notion de laquo forme raquo dans la philosophie grecque des Preacutesocratiques jusqursquoagrave ARISTOTE voir lrsquoouvrage collectif de A MOTTE Chr RUTTEN et P SOMVILLE (eacuteds) Philosophie de la Forme Eidos Idea Morphegrave dans la philosophie grecque des origines agrave Aristote

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registre descriptif et concret au registre explicatif et notionnel nrsquoest pas encore une entreprise aiseacutee Parmeacutenide srsquoy risque Il semble bien en effet mecircme si le vers 53 nrsquoest pas parfaitement clair agrave ce sujet que crsquoest lui qui le premier use de ce terme96 Lrsquoexpression μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν laquo ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes raquo nrsquoimplique pas forceacutement que le terme μορφή ait eacuteteacute employeacute par ses pairs Son emploi par lrsquoEacuteleacuteate laisse supposer que lrsquoobjet ainsi deacutesigneacute est vu sous lrsquoangle de ce qui apparaicirct que lrsquoon ne prend pas position sur sa nature son entiteacute et qursquoil a une coheacuterence interne On pourrait sans doute le rendre ici par laquo classe raquo laquo cateacutegorie raquo laquo genre raquo mais ce serait masquer lrsquoimage qursquoil comporte et en affaiblir le sens Les termes de δέμας97 laquo corps raquo et de μορφή laquo forme raquo comme celui de κόσμος laquo monde raquo (VIII 51) sur lequel je vais revenir comportent tous un signifieacute commun celui de composition ordonneacutee voire drsquoharmonie

VIII 54 τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

Toute lrsquointelligence du deacutebut de la seconde partie repose en reacutealiteacute sur la compreacutehension de ce vers Celle-ci diverge grandement selon les commentateurs En voici un eacutechantillon pris parmi nos auteurs habituels98 crsquoest des deux laquo formes raquo qursquoil srsquoagit

B Cassin laquo en pensant que lrsquoune nrsquoa pas besoin drsquoecirctre en quoi ils errent raquo p 89

M Conche laquo dont il ne faut pas faire une ndash en quoi ils se sont trompeacutes raquo p 187

Jean Fregravere laquo il ne faut pas nommer seulement lrsquoune ndash de ce point de vue on se trouve en errance raquo p 149

L Couloubaritsis laquo dont lrsquouniteacute des deux nrsquoest pas obligatoire ndash en quoi ils se sont eacutegareacutes raquo p 546

96 La documentation que nous avons sur les philosophes preacuteclassiques (ou preacutesocratiques) est beaucoup trop lacunaire pour que nous soyons affirmatifs Drsquoapregraves lrsquoeacutetude qursquoA MOTTE a faite de ce terme et de quelques autres chez ces philosophes PARMENIDE est le premier agrave lrsquoemployer PHILOLAOS preacutesente une occurrence (plus deux dans les teacutemoignages doxographiques) EMPEDOCLE trois (dont une sous la forme διάμορφος) ANAXAGORE une seule dans les teacutemoignages et DEMOCRITE une seule (sous la forme εὐμορφίη) mais dix dans les teacutemoignages (dont une sous la forme δυσμορφία) La seule autre occurrence de μορφή ayant un sens proche de celui de PARMENIDE se trouve chez EMPEDOCLE (DK 31 B 21) lequel est posteacuterieur agrave PARMENIDE et connaissait certainement le Poegraveme A MOTTE laquo Les philosophes preacutesocratiques raquo p 20-21 34 54 58-59

97 Le terme δέμας apparaicirct trois fois dans les fragments de XENOPHANE DE COLOPHON agrave propos de la repreacutesentation que lrsquoon se fait des dieux Le rendre en franccedilais nrsquoest pas une chose aiseacutee comme lrsquoattestent les traductions L REIBAUD le traduit par laquo stature raquo ou laquo forme raquo frg 14 laquo les mortels pensent que les dieuxhellip ont la mecircme stature qursquoeux raquo frg 15 laquohellip chacun leur [aux dieux] ferait des corps de mecircme stature que le sien raquo frg 23 laquo un seul dieu suprecircme parmi dieux et hommes nullement semblable aux mortels ni par la forme ni mecircme par lrsquoesprit raquo (L REIBAUD Xeacutenophane de Colophon p 30 et 40 lrsquoitalique est de moi) J VOILQUIN traducteur des Preacutesocratiques le rendait par laquo corps raquo dans les frg14 et 23 et paraphrasait ainsi la fin du frg 15 laquo bref des images analogues agrave celles de toutes les espegraveces animales raquo (Les Penseurs grecs avant Socrate p 64-65) J H LESHER le traduit comme J VOILQUIN par laquo body raquo dans les mecircmes frg 14 et 23 et par laquo sort raquo dans le frg 15 laquo and they would make the bodies of the sort which each of them had raquo (Xeacutenophanes of Colophon respectivement p 85 96 et 89) Il se trouve en effet que dans le frg 15 δέμας apparaicirct aux cocircteacutes de σῶμα en tant que synonyme σώματrsquoἐποίουν τοιαῦθrsquoοἷoacuteν περ καὐτοὶ δέμας εἶχον ltἓκαστοιgt Dans une note au frg 23 p 97 J H LESHER dit que laquo δέμας is better rendered therefore as lsquobodyrsquo or lsquobodily formrsquo rather than the more general lsquoformrsquo (Edmonds Burnet) or lsquoGestaltrsquo (D-K Heitsch) raquo

98 On trouvera une preacutesentation et une discussion des diverses interpreacutetations y compris celle drsquoARISTOTE dans B CASSIN p 181-185 et dans une moindre mesure dans M CONCHE p 190-193

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J Bollack qui au lieu de μορφὰς fait de γνώμας traduit par laquo principes raquo lrsquoanteacuteceacutedent de μίαν laquo Lrsquoun de ceux-lagrave nrsquoa pas besoin drsquoecirctre nommeacute dans le monde de lrsquoerrance ougrave ils se trouvent raquo p 208

La solution se trouve me semble-t-il dans la premiegravere partie du Poegraveme au frg II dont ce deacutebut est symeacutetrique Dans la proposition τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν lrsquoaccusatif μίαν est a priori soit le sujet drsquoun infinitif sous-entendu qui ne peut ecirctre qursquoεἶναι comme le pensent la plupart des commentateurs soit le compleacutement drsquoobjet direct de lrsquoinfinitif sous-entendu ὀνομάζειν repris du vers preacuteceacutedent comme le pensent J Fregravere J Bollack et drsquoautres que je nrsquoai pas citeacutes La confrontation avec le frg II permet de lever toute ambiguiumlteacute Au vers 5 de ce fragment Parmeacutenide reacutecuse la proposition selon laquelle οὐκ ἔστιν τε καὶ χρεών ἔστι μὴ εἶναι laquo ldquonrsquoest pasrdquo est et il faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo La seconde partie de ce vers correspond exactement agrave la proposition du v 55 du frg VIII pour peu que lrsquoon deacuteplace la neacutegation οὐ devant lrsquoinfinitif sous-entendu laquelle neacutegation devient alors μή Et cet infinitif sous-entendu est εἶναι

‒ II 5 χρεών [ἐστιν] ἔστι μὴ εἶναι ‒ VIII 55 μίαν οὐ χρεών ἐστιν rarr μίαν χρεών ἐστι μὴ [εἶναι]

Lrsquoerreur preacutecise que commettent les laquo mortels raquo nrsquoest pas de reacutepartir la reacutealiteacute en contraires Ces contraires sont un fait Elle est face agrave deux faits contraires de les tenir seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 56) de nrsquoen retenir qursquoun et de nier lrsquoautre de nier la nuit quand ils traitent de la lumiegravere et agrave lrsquoinverse de nier la lumiegravere quand ils traitent de la nuit ou peut-ecirctre plus exactement de faire disparaicirctre lrsquoun quand ils affirment lrsquoautre Mίαν laquo lrsquoune raquo est agrave comprendre comme laquo soit lrsquoune soit lrsquoautre raquo et non seulement la forme de la nuit Ils disent laquo il faut raquo χρεών ἐστιν au nom drsquoune logique fausse puisqursquoils affirment drsquoune mecircme chose que tantocirct laquo elle est raquo ἔστιν et tantocirct qursquoelle laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστιν Or crsquoest soit lrsquoun soit lrsquoautre laquo ldquoestrdquo est et ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo (II 3) Leur interpreacutetation fait que laquo nrsquoest pas raquo est et que laquo est raquo nrsquoest pas (II 5)

Si le frg II eacuteclaire singuliegraverement ce deacutebut de la seconde partie celle-ci en retour eacuteclaire drsquoun jour nouveau toute la premiegravere Nous savons deacutesormais ce que visait Parmeacutenide en exposant des principes eacutepisteacutemiques Cela nrsquoavait rien drsquoun pur exercice de logique formelle La question eacutetait eacuteminemment concregravete et lrsquoenjeu de premiegravere importance les conditions de la validiteacute du discours que nous tenons sur le monde Le discours actuel est erroneacute mecircme srsquoil part de constats justes parce que ceux qui le tiennent nrsquoont pas reacutefleacutechi agrave ces conditions On comprend deacutesormais pourquoi Parmeacutenide distingue clairement entre laquo est raquo ἔστι et laquo nrsquoest pas raquo οὐκ ἔστι et que en conseacutequence il exclut toute possibiliteacute de les faire se confondre ou se permuter On comprend aussi deacutesormais pourquoi il traite laquo drsquoindividus biceacutephales raquo δίκρανοι (VI 5) laquo de race sans discernement raquo ἄκριτα φῦλα (VI 7) etc les savants laquo pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8)

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

a) Eacutenonceacute de la proposition

Frg VIII 60-61

τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

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b) Deacuteveloppement de la proposition

‒ Premier principe voir les contraires ensemble

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble99 fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι En effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

‒ Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

a) Eacutenonceacute de la proposition du laquo transmonde raquo διάκοσμος VIII 60-61

De lrsquoannonce du sujet que Parmeacutenide entend deacutesormais traiter dans la seconde partie de son Poegraveme il ne reste que deux vers VIII 60-61

τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Aucun commentateur agrave ce qursquoil mrsquoa sembleacute nrsquoa vu la rupture qursquointroduisent ces deux vers Tous pensent que la seule rupture se fait en VIII 51b (cf plus haut leur interpreacutetation de la locution ἀπὸ τοῦδε laquo agrave partir de lagrave raquo) et que Parmeacutenide poursuit jusqursquoagrave la fin du Poegraveme son exposeacute mecircleacute de critique des laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας (VIII 50) de leur laquo monde trompeur raquo κόσμον ἀπατηλόν (VIII 51) Il nrsquoen est rien Comme en II 1 ougrave il marque le deacutebut de la premiegravere partie le laquo moi raquo ἐγὼ est la marque linguistique de cette rupture La deacuteesse indique qursquoelle va deacutesormais parler en son propre nom et non plus au nom des laquo mortels raquo que le laquo monde raquo κόσμος qursquoelle va laquo reacuteveacuteler raquo φατίζω nrsquoest plus celui des laquo mortels raquo mais le laquo transmonde raquo διάκοσμον qui est le sien Ce nrsquoest sans doute pas exactement ainsi je crois que les interpregravetes anciens ont compris cette seconde partie du

99 Je lis ὁμῶς laquo ensemble raquo et non ὅμως laquo cependant raquo comme le font la plupart des traducteurs qui suivent la leccedilon eacutediteacutee par DIELS-KRANZ

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Poegraveme mais il semble bien qursquoils ont consideacutereacute le contenu de la deuxiegraveme partie comme lrsquoexpression non pas des laquo opinions des mortels raquo que Parmeacutenide repousse mais de lrsquoopinion de Parmeacutenide lui-mecircme Il est vrai qursquoils avaient du moins certains drsquoentre eux la possibiliteacute de lire le Poegraveme en son entier tandis que nous nous nrsquoavons que des fragments et que la coupure qui suit les vers 60-61 a fortement contribueacute agrave les rattacher agrave ce qui preacutecegravede et non agrave ce qui pouvait suivre

Ce nrsquoest donc pas eacutetonnant si se meacuteprenant sur la porteacutee de ces deux vers les commentateurs divergent encore plus sur le sens agrave leur reconnaicirctre comme lrsquoattestent ces quelques traductions du vers 60

VIII 60 τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω

B Cassin laquo Mes formules te livrent le dispositif du monde dans toute sa ressemblance raquo p 91

M Conche laquo Quant agrave moi je trsquoexpose cet arrangement-en-monde vrai-semblable (sic) en tous points raquo p 188

J Fregravere laquo Pour toi le deacuteploiement reacuteunifieacute du monde en son eacutevidente vraisemblance crsquoest dans son entier que je trsquoen donne la reacuteveacutelation raquo p 189

L Couloubaritsis laquo Quant agrave moi je mrsquoengage agrave te reacuteveacuteler lrsquoordonnance totale des choses qui convient raquo p 546

J Bollack laquo Telle qursquoelle est je te la dis agrave toi la dualiteacute de cet arrangement si entiegraverement adapteacute raquo p 209

Une interpreacutetation plus assureacutee de ces deux vers devient possible si comme je le pense ils ouvrent un nouveau deacuteveloppement dans lequel Parmeacutenide propose sa conception drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος agrave la place du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo

Διάκοσμος est composeacute du preacutefixe διά- et du mot κόσμος

Le substantif κόσμος est aussi polyseacutemique en grec que peut lrsquoecirctre laquo monde raquo en franccedilais par lequel on le traduit le plus souvent Le terme franccedilais deacuterive du mot latin mundus dont le sens premier est laquo ensemble des corps ceacutelestes cieux univers lumineux raquo100 Mais disent A Ernout et A Meillet ce terme laquo semble bien ecirctre le mecircme mot que mundus ldquoparurerdquo qui a eacuteteacute choisi pour deacutesigner le ldquomonderdquo sans doute agrave lrsquoimitation du gr κόσμος raquo101 Avant drsquoavoir une histoire lieacutee agrave κόσμος mundus avait donc le sens de laquo parure raquo ce qui le rapproche de κόσμος dont le sens premier est laquo ordre mise en ordre raquo102 La traduction de κόσμος par laquo monde raquo semble donc toute indiqueacutee mecircme srsquoil convient de distinguer les niveaux de signification

Dans la bouche des laquo mortels raquo dont lrsquoEacuteleacuteate conteste les laquo opinions raquo laquo monde raquo recouvre la totaliteacute de ce qui est lrsquoensemble des laquo eacutetants raquo πάντα Il ne saurait ecirctre reacuteduit agrave lrsquolaquo univers raquo au laquo cosmos raquo sens speacutecifique qursquoil aura par exemple dans certains eacutecrits drsquoAristote Mais lrsquousage qursquoen font les laquo mortels raquo est en contradiction avec le sens premier du mot qui est toujours preacutesent dans les sens speacutecifiques qursquoil peut prendre celui drsquolaquo ordre raquo ou de laquo mise en ordre raquo Il sert agrave deacutesigner chez eux la contrarieacuteteacute mais une contrarieacuteteacute qursquoils pensent surmonter en eacuteliminant agrave chaque fois lrsquoun des deux termes Il est donc laquo trompeur raquo

100 A ERNOUT et A MEILLET Dictionnaire eacutetymologique de la latine Histoire des mots p 420

101 Ibid

102 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque s uerbo p 549

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ἀπατηλός Il se peut que Parmeacutenide vise plus particuliegraverement Heacuteraclite mecircme si celui-ci postule une laquo harmonie invisible raquo ἁρμονία ἀφανής qui unifierait les contraires tout en les maintenant103 ne respectant pas ainsi le principe de non-contradiction que Parmeacutenide vient de mettre en eacutevidence dans la premiegravere partie du Poegraveme et qursquoil rappelle agrave cet endroit et comme le lui reprocheront aussi Platon et Aristote104

Au laquo monde fallacieux raquo κόσμος ἀπατηλός des laquo mortels raquo Parmeacutenide oppose son διάκοσμος que je traduis faute de trouver mieux par laquo transmonde raquo dont lrsquoadjectif correspondant pourrait lui ecirctre fait sur διάκοσμος laquo diacosmique raquo105 En composition διά dit le Bailly marque une ideacutee soit de seacuteparation soit de peacuteneacutetration (laquo agrave travers raquo) soit de supeacuterioriteacute soit drsquoachegravevement Les sens donneacutes par le dictionnaire pour διάκοσμος le verbe διακοσμέω laquo mettre en ordre raquo laquo disposer raquo et διακόσμησις laquo mise en ordre raquo se comprennent avant tout avec lrsquoideacutee de distinction ou de seacuteparation mais peuvent aussi impliquer celle de peacuteneacutetration et drsquoachegravevement Les commentateurs retiennent pour la plupart lrsquoideacutee de seacuteparation Crsquoest celle que met en avant en particulier B Cassin dans son commentaire laquo Dans diakosmos dia- insiste sur le deacuteploiement de la structure sa partition sa division ainsi diakosmos deacutesigne reacuteguliegraverement chez Homegravere lrsquoldquoordre de bataillerdquo La deacuteesse va expliciter la systeacutematique doxique du monde et comment ce systegraveme repose sur une partition entre contraires raquo p 192 Et drsquoajouter immeacutediatemennt apregraves laquo Mourelatos insiste agrave juste titre ldquopar le choix de diakosmos le sens de lsquoordrersquo dans -kosmos et inverseacute en lsquoseacutegreacutegation division clivage conflitrsquo Le kosmos des mortels deacuteployeacute par la deacuteesse est en fait un champ de bataillerdquo raquo p 192 Cette interpreacutetation du preacutefixe διά- est due au fait que les commentateurs pensent comme le dit B Cassin ndash laquelle partage cet avis ndash qursquoici laquo la deacuteesse se fait le porte-parole de la physique et de la cosmologie de lrsquoopinion [que] ses formules en livrent la teneur raquo p 165

Je pense que lrsquoon ne peut faire dire agrave διάκοσμος exactement le contraire de ce que signifie son composant principal κόσμος Du reste ces propos de la deacuteesse ne concernent pas ce qui preacutecegravede (le laquo monde raquo des laquo mortels raquo) mais ce qui suit agrave savoir lrsquoexposeacute du κόσμος tel que Parmeacutenide lrsquoenvisage mais un Parmeacutenide qui en se cachant derriegravere la figure de la deacuteesse indique qursquoil se soumet agrave des exigences eacutepisteacutemiques comme par exemple celle du principe de non-contradiction Par le choix de ce terme il indique que les contraires srsquoils sont bien constitutifs de la reacutealiteacute sont porteacutes par une logique qui les unifie en empecircchant les

103 Ἁρμονίη ἀφανὴς φανερῆς κρείττων laquo Lrsquoharmonie qui est inapparente lrsquoemporte sur celle qui est apparente raquo texte et trad J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Frg 28 1 p 219 (DK 22 B 54 M MARCOVICH 9 M CONCHE 126)

104 Drsquoapregraves J-Fr PRADEAU (Heacuteraclite p 270) chez HERACLITE lrsquouniteacute ne se ferait pas en supprimant les contraires Srsquoappuyant sur un fragment que les eacutediteurs ne retiennent pas ce dernier eacutecrit que laquo si le monde est un comme Heacuteraclite le suppose crsquoest dans la mesure ougrave lrsquouniteacute reacutesulte drsquoune certaine coiumlncidence des contraires qursquoelle est le produit litteacuteralement de leur reacuteunion [hellip] De ce point de vue et crsquoest ce qui fait lrsquooriginaliteacute de la thegravese heacuteracliteacuteenne les contraires ne sont si supprimeacutes ni subsumeacutes par lrsquouniteacute mais ils la constituent raquo (p 270) Le fragment en question est le suivant τὸ ἓν διαφερόμενον αὐτὸ αὐτῷ ξυμφέρεσθαι ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας laquo lrsquoun coiumlncide en diffeacuterant lui-mecircme de lui-mecircme comme crsquoest le cas pour lrsquoharmonie de lrsquoarc et celle de la lyre raquo (texte et trad J-FR PRADEAU frg 80 p 269) PARMENIDE ne semble pas partager cette analyse Pour lui HERACLITE nrsquoexplique pas comment srsquoeffectue cette laquo harmonie invisible raquo qui preacuteserverait les contraires Peut-ecirctre est-ce lui qursquoil vise plus particuliegraverement par lrsquoemploi du terme παλίντροπος pour qualifier le chemin de ses pairs (VI 9) Cet adjectif est justement employeacute par HERACLITE pour reacutecuser la position de ses adversaires qualifier cette harmonie et en rendre raison en la comparant agrave celle de lrsquoarc et de la lyre οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέειmiddot παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης laquo Ils ne comprennent pas comment ce qui est diffeacuterent de soi-mecircme srsquoaccorde avec soi-mecircme il y a une harmonie dans les deux directions comme dans lrsquoarc et la lyre raquo (texte et trad J-FR PRADEAU frg 79 2 p 269)

105 Lrsquoadjectif διακοσμικὁς nrsquoexiste pas en grec Jamblique fait usage drsquoun διακοσμητικὁς (cf en franccedilais laquo cosmeacutetique raquo)

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laquo puissances raquo δυνάμεις qui sont les leurs de se deacutetruire mutuellement et en les faisant produire au contraire tout le reacuteel singulier Cette logique sera deacutevoileacutee plus loin (frg XII et XIII notamment) Le preacutefixe διά- devant κόσμος ne vise pas lrsquoantinomie qui existe entre les contraires Il indique que le principe drsquouniteacute et drsquoorganisation signifieacute par κόσμος se retrouve partout agrave travers tout quel que soit le domaine consideacutereacute et pas seulement dans lrsquoagencement de lrsquounivers Crsquoest donc avec cette valeur de laquo agrave travers raquo que agrave deacutefaut de transcrire simplement διάκοσμος par diacosme il convient drsquoentendre le preacutefixe trans- dans transmonde et non avec celle drsquolaquo au-delagrave de raquo Il nrsquoy a pas de transcendance

Crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoexplicite le qualificatif ἐοικότα πάντα qui accompagne διάκοσμον Ἐοικότα est le participe parfait drsquoun verbe deacutefectif dont le preacutesent qui nrsquoest plus attesteacute est εἴκω laquo ecirctre semblable raquo Il a la valeur drsquoun adjectif Le Bailly donne trois sens 1 laquo semblable raquo 2 laquo convenable raquo drsquoougrave laquo juste raquo laquo naturel raquo laquo raisonnable 3 laquo vraisemblable raquo laquo probable raquo On ne peut deacutecider de son sens sans tenir compte de πάντα qui le suit Πάντα est une forme polyvalente ici il peut ecirctre lrsquoaccusatif masculin de πᾶς laquo tout raquo et se rapporter agrave διάκοσμον (ce que pense par exemple L Couloubaritsis) ou un accusatif pluriel neutre agrave valeur adverbiale laquo en tout raquo et se rapporter soit agrave ἐοικότα justement (comme le pensent par exemple M Conche et J Bollack) soit agrave φατίζω (comme le fait J Fregravere) Il me semble que πάντα a ici comme en I 28 une valeur adverbiale qursquoil se rapporte agrave ἐοικότα et que lrsquoexpression preacutecise ou conforte le sens de διάκοσμος et de son preacutefixe διά- Le laquo transmonde raquo est un principe drsquoordonnance qui est laquo semblable en tout raquo Il nrsquoest pas reacuteserveacute agrave un domaine particulier Il est universel Srsquoil nrsquoest pas dit laquo identique raquo ou laquo le mecircme raquo ὁ αὐτός comme est lrsquoeacutetant τὸ ἐόν (cf VIII 29) crsquoest sans doute parce qursquoil diffegravere selon les domaines quels qursquoils soient lrsquounivers aussi bien que le monde des hommes par exemple En cela il assure agrave la recherche de Parmeacutenide lrsquoassise sans laquelle elle ne pourrait avoir de preacutetention laquo scientifique raquo comme on la qualifiera plus tard Lrsquouniversaliteacute drsquoune regravegle ou drsquoune loi est la condition de sa validiteacute

Ici la similitude du laquo transmonde raquo concerne lrsquoensemble des laquo reacutealiteacutes singuliegraveres raquo πάντα lesquelles ne sont pas par elles-mecircmes homogegravenes On sait deacutejagrave que la laquo similitude raquo est aussi une des caracteacuterisques de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν lequel laquo nrsquoest pas divisible puisqursquoil est tout entier semblable raquo ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖον (VIII 22) laquo il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute raquo οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν (VIII 46-47) Si laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν est une faccedilon de saisir dans leur totaliteacute laquo toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres raquo πάντα le laquo transmonde raquo διάκοσμος apparaicirct alors comme eacutetant aussi lrsquoune de ses caracteacuteristiques Du coup laquo lrsquoeacutetant raquo ne doit pas ecirctre compris comme une entiteacute statique mais dynamique Sans doute est-ce un concept mais en tant qursquoil permet comme le veut son eacutetymologie de laquo saisir raquo intellectuellement le reacuteel Crsquoest agrave ce dernier qursquoil renvoie et non agrave lui-mecircme Il nrsquoest pas autoreacutefeacuterentiel Sa deacutefinition est deacutetermineacutee par lrsquoobjet dont il est la saisie

M Conche donne agrave ἐοικότα le sens de laquo vrai-semblable raquo laquo Bien que le discours cosmologique soit tenu par la Deacuteesse qui ne peut dire que la veacuteriteacute ce discours ne peut aller au-delagrave de la vrai-semblance de la semblance du vrai raquo p 197 Le sens de laquo vrai-semblable raquo serait acceptable si le propos que va tenir la deacuteesse eacutetait un exposeacute des laquo opinions des mortels raquo comme chacun le croit exposeacute dont drsquoailleurs on ne verrait pas lrsquointeacuterecirct si ce nrsquoeacutetait pour le critiquer et le rectifier Ce qui nrsquoest pas le cas Que la veacuteriteacute soit toujours pour Parmeacutenide de lrsquoordre de lrsquoopinion raquo δόξα cela ne fait aucun doute Mais cette laquo opinion raquo nrsquoest pas une laquo semblance du vrai raquo Ici le propos est de fonder dans le reacuteel mecircme lrsquoappreacutehension que lrsquointelligenge peut en avoir pour que le discours construit qursquoil en donne le laquo transmonde raquo διάκοσμος soit le plus adeacutequat possible le plus laquo juste raquo possible et donc le moins contestable et reacutefutable possible

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Quant au verbe φατίζω laquo dire raquo deacutejagrave employeacute en VIII 35 agrave propos de laquo lrsquoeacutetant dans lequel ldquoestrdquo est formuleacute raquo ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν la contrainte de la versification peut suffire agrave justifier son emploi agrave la place drsquoun synonyme plus commun comme λέγειν ou φράζειν laquo dire raquo Toutefois ce verbe est deacuteriveacute drsquoun substantif φάτις dont le sens premier est laquo ce qursquoon dit raquo drsquoougrave laquo rumeur raquo laquo parole raquo laquo discours raquo etc Or chez les Tragiques il a souvent le sens particulier de laquo parole drsquoun dieu raquo laquo oracle raquo Le traduire par laquo reacuteveacuteler raquo conviendrait ici fort bien agrave la condition toutefois de lrsquoentendre dans un sens laquo laiumlciseacute raquo Il nrsquoy a aucune laquo reacuteveacutelation raquo divine La parole est bien celle de Parmeacutenide

VIII 61 ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Telle qursquoelle est formuleacutee la finaliteacute de tout cet effort intellectuel pour tenir un discours vrai sur les choses peut sembler bien deacuterisoire Ne devrait-elle pas se trouver seulement ou avant tout dans le bonheur de connaicirctre Mais explique M Conche laquo Parmeacutenide entend faire mieux que ses rivaux les philosophes qui lrsquoont preacuteceacutedeacute [hellip] On reconnaicirct lagrave lrsquoesprit de lrsquo ἀγών (concours compeacutetition eacutemulation) essentiel agrave la civilisation grecque Lrsquohomme grec veut lutter pour ldquoecirctre le meilleur surpasser les autresrdquo (Il 6208) telle est la ldquobonne erisrdquo (lutte rivaliteacute) drsquoHeacutesiode (Tr 24)hellip raquo p 196 Cela est incontestable agrave la condition de ne pas ramener cette rivaliteacute agrave la quecircte drsquoune vaine gloriole Comme lrsquoeacutecrit encore fort justement M Conche mais agrave propos drsquoHeacuteraclite le fondement de cette eris se trouve laquo dans la recherche et la passion de la veacuteriteacute raquo106 Nous ne sommes plus agrave lrsquoeacutepoque drsquoHomegravere mais agrave celle des savants-philosophes Le combat est un deacutebat et la raison λόγος seule en est lrsquoarbitre comme cela a eacuteteacute dit dans le frg VII laquo mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique par moi prononceacutee raquo κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα (VII 5-6) Le λόγος qui en grec est inseacuteparablement laquo raison raquo et laquo parole raquo ndash double sens qursquoaucune traduction franccedilaise ne peut sauvegarder ndash implique discussion deacutebat Il ne se tient pas dans la pure contemplation Lrsquoἒρις a sans aucun doute pour but de remporter la victoire et drsquoapparaicirctre comme le meilleur mais en mettant agrave lrsquoeacutepreuve les arguments qui sont avanceacutes par les uns et les autres pour en eacutecarter les mauvais et retenir les bons Aussi bien si lrsquoon deacuteconstruit le jeu drsquoeacutecriture qui fait parler la deacuteesse agrave la place de Parmeacutenide le veacuteritable destinataire du propos est-il le lecteur de son Poegraveme Crsquoest lui qui dans la recherche de la veacuteriteacute sera indeacutepassable non pas parce qursquoil est deacutetenteur drsquoune connaissance indeacutepassable ndash ce qui nrsquoa aucun sens ndash mais parce que lrsquoargumentation qursquoil tient repose sur des bases logiques indiscutables universelles et atemporelles Heacuteraclite avait afficheacute une preacutetention semblable dans le fragment le plus long que lrsquoon a conserveacute de lui107

106 M CONCHE Heacuteraclite p 119

107 Heacuteraclite frg 77 p 263 J-FR PRADEAU (DK 22 B 1 M MARCOVICH 1 M CONCHE 2) laquo Lrsquoargument drsquoHeacuteraclite commente J-FR PRADEAU p 265-266 est critique les hommes se figurent qursquoune connaissance de la nature de toutes choses et de chacune drsquoentre elles est impossible nrsquoexiste pas pour eux mais qursquoelle est reacuteserveacutee aux dieux Heacuteraclite conteste cette croyance pour affirmer au contraire que la connaissance vraie est communeacutement accessible (elle est encore agrave porteacutee de main preacutecise encore le texte 115) La preuve qursquoen donne Heacuteraclite est deacuteroutante puisqursquoelle ne fait que consacrer lrsquoextraordinaire exception de sa propre personne Outre la part de provocation qui ici comme dans drsquoautres citations paraicirct rechercheacutee on peut toutefois accorder un sens plus mesureacute agrave cette auto-ceacuteleacutebration Il nrsquoest pas exclu en effet qursquoHeacuteraclite cherche agrave faire de son propre exemple la preuve qursquoon peut atteindre la connaissance vraie Si Heacuteraclite se donne en exemple crsquoest pour suggeacuterer que lrsquoldquoeacutecouterdquo est possible agrave un homme pourvu qursquoil y consacre une attention dont le caractegravere meacutethodique est ici accentueacute Heacuteraclite nrsquoest pas simplement celui des hommes qui sait il est celui qui sait pour certaines raisons et au prix drsquoun certain effort raquo

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Jrsquoai dit plus haut que lrsquoensemble des commentateurs nrsquoont pas vu la rupture qursquointroduisent les deux vers 60 et 61 du frg VIII et donc considegraverent que dans les fragments qui composent la seconde partie du Poegraveme Parmeacutenide expose les laquo opinions des mortels raquo δόξας βροτείας B Cassin cependant a bien senti qursquoune telle perception soulevait quelques difficulteacutes laquo Si en effet la doxa srsquointerroge-t-elle agrave juste titre nrsquoest pour Parmeacutenide qursquoun ramassis drsquoopinions contradictoires pourquoi lrsquointerpregravete srsquoeacutechinerait-il agrave reconstruire une coheacuterence et de quel type de coheacuterence peut-il alors srsquoagir raquo p 192 B Cassin propose de lever ainsi cette difficulteacute

laquo Dans lrsquoeacuteconomie du poegraveme la doxa apparaicirct tantocirct du point de vue de lrsquo alecirctheia comme une contradiction ontologique un discours intenable tenu dans lrsquoerrance par les mortels dikranes et tantocirct du point de vue de la doxa elle-mecircme comme un discours intelligent et soigneux attentif aux pheacutenomegravenes permettant de les organiser en monde La cosmogonie la cosmologie voire la psychologie et la theacuteorie de la connaissance [hellip] contenues dans les fragments IX agrave XIX constituent le discours doxique sur la doxa que la deacuteesse expose au mortel-Parmeacutenide (I 31-32) Elles repreacutesentent donc une mise en forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo p 193

Je ne vois pas bien comment on peut veacuterifier dans le texte mecircme de Parmeacutenide comment srsquoopegravere cette distinction entre la doxa des laquo mortels raquo et le laquo discours doxique sur la doxa raquo tenu par la deacuteesse ni comment srsquoeffectue laquo la mise en forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo La difficulteacute souleveacutee par B Cassin disparaicirct degraves lors que lrsquoon considegravere la suite comme un exposeacute de la propre doxa de Parmeacutenide sans qursquoil soit question de celle des laquo mortels raquo Que lrsquoEacuteleacuteate soit tributaire de ses contemporains ne fait aucun doute Mais crsquoest une autre question Il entend par contre ndash et il ne srsquoen cache pas ndash se deacutemarquer nettement par rapport agrave eux et les laquo deacutepasser raquo drsquoune maniegravere qursquoil estime agrave jamais incontestable Du reste avant de poser la question de lrsquointerpregravete ne conviendrait-il pas de poser celle de lrsquoauteur Quel inteacuterecirct Parmeacutenide avait-il agrave deacuteployer tant drsquoeacutenergies pour preacutesenter un tel laquo ramassis raquo srsquoil nrsquoavait pas une meilleure doxa agrave proposer

b) Deacuteveloppement de la proposition IV et IX

De ce qui devait ecirctre un deacuteveloppement de la proposition eacutenonceacutee en VIII 60 il ne reste que deux fragments les frg IV et IX lesquels eacutenoncent chacun un principe

‒ Premier principe voir les contraires ensemble frg IV

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

Lrsquointerpreacutetation du frg IV deacutepend de la place qursquoon lui trouve dans lrsquoeacuteconomie du Poegraveme108 Et inversement cette place deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon en donne Si

108 Elle est tregraves variable selon les commentateurs Voir M CONCHE p 91-92 J BOLLACK p 306-307 B CASSIN p 214-215

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cependant on associe et confronte les deux deacutemarches la solution qui me semble srsquoimposer est de consideacuterer ce fragment comme lrsquoun des deux qui restent du bref deacuteveloppement qui devait suivre les deux vers introducteurs du propre propos de Parmeacutenide sur le laquo monde raquo son laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60-61)

La premiegravere phrase est savamment eacutelaboreacutee La reacutepartition des termes nrsquoest pas seulement due aux exigences de la versification Elle se veut hautement significative La proposition est symeacutetriquement construite autour du substantif νόῳ laquo par la penseacutee raquo laquo en penseacutee raquo et lrsquoabsence totale drsquoun article devant les deux participes rend possible a priori presque toutes les combinatoires entre chacun de ses termes109

Λεῦσσε δ΄ ὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως

La plupart des traducteurs partagent cependant quelques options communes Ils font de ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo le compleacutement drsquoobjet direct de λεῦσσε laquo regarde raquo et de παρεόντα laquo des choses preacutesentes raquo lrsquoattribut de ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo Mais a priori lrsquoinverse est tout aussi possible Ils rapportent lrsquoadverbe βεϐαίως laquo fermement raquo agrave παρεόντα laquo des choses preacutesentes raquo Quant agrave lrsquoadverbe ὁμῶς laquo ensemble raquo que je retiens avec J Bollack (qui le traduit par laquo semblablement raquo) ils lisent agrave sa place ὅμως laquo cependant raquo et le rattachent soit agrave λεῦσσε laquo regarde raquo soit agrave ἀπεόντα laquo des choses absentes raquo Quelques exemples

M Conche laquo Les choses absentes regarde-les pourtant par le penser comme fermement preacutesentes raquo p 91

B Cassin laquo Regarde par la penseacutee les choses qui ne sont pourtant pas lagrave comme eacutetant lagrave fermement raquo p 93

J Fregravere laquo Bien que de telles choses soient absentes contemple-les comme eacutetant fermement preacutesentes agrave lrsquointelligence raquo p 145

L Couloubaritsis laquo Cependant les choses absentes appreacutehende-les clairement par la faculteacute de penser comme fermement preacutesentes raquo p 546

J Bollack laquo Embrasse semblablement du regard ce qui est absent la penseacutee le rend fermement preacutesent raquo p 306110

La suite du fragment qui en donne lrsquoexplication ndash elle est introduite par un γάρ laquo en effet raquo ndash permet de lever les doutes Parmeacutenide reprend une des caracteacuteristiques fondamentales de lrsquoἐόν laquo lrsquoeacutetant raquo formuleacutees en VIII 22-25 celle drsquoecirctre laquo drsquoun seul tenant raquo συνέχεσθαι ξυνεχὲς et donc drsquoecirctre laquo indivisible raquo οὐδὲ διαιρετόν

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

109 B CASSIN p 215 en mentionne un certain nombre pour ce vers et les suivants

110 J BOLLACK place ce fragment apregraves le frg XVIII et le regroupe avec le frg XVI dans un paragraphe portant sur la connaissance

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[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

Son extension agrave la totaliteacute nrsquoest le reacutesultat ni drsquoune laquo dispersion raquo σκιδνάμενον ni drsquoun laquo assemblage raquo συνιστάμενον lesquels supposeraient des ruptures dans lrsquouniteacute de lrsquoeacutetant

Il me semble par conseacutequent que dans le premier vers de ce fragment il convient de lire ὁμῶς laquo ensemble raquo et non ὅμως laquo cependant raquo111 Un des citateurs preacutesente cette lecture Theacuteodoret de Cyr J Bollack la retient aussi (laquo semblablement raquo) Mais Parmeacutenide est agrave lui-mecircme son meilleur avocat Il a deacutejagrave employeacute cet adverbe deux fois

‒ en VI 7 ougrave il accuse les laquo mortels biceacutephales raquo drsquoecirctre laquo sourds en mecircme temps qursquoaveugles raquo κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε

‒ et en VIII 49 ougrave agrave propos de lrsquoeacutetant il dit que laquo de partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la mecircme faccedilon raquo ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει

Lrsquouniteacute et lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de lrsquoeacutetant sont si importantes pour Parmeacutenide qursquoil emploie souvent soit lrsquoadjectif ὁμός laquo un le mecircme commun uni raquo soit des deacuteriveacutes de cet adjectif dont ὁμῶς fait partie

‒ en VIII 5-6 ἔστιν est laquo agrave la fois ὁμοῦ tout entier un constant raquo ‒ en VIII 22 citeacute ci-dessus lrsquoeacutetant est dit indivisible laquo puisqursquoil est tout entier

semblable raquo ὁμοῖον ‒ en VIII 46-47 laquo il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner de parvenir agrave

lrsquo homogeacuteneacuteiteacute raquo εἰς ὁμόν ‒ En IX 3 laquo tout est plein agrave la fois ὁμοῦ de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo

Le propos est de souligner comme eacutetant un impeacuteratif eacutepisteacutemique ndash drsquoougrave lrsquoimpeacuteratif λεῦσσε laquo regarde raquo et le futur agrave valeur impeacuterative ἀποτμήξει laquo tu nrsquoempecirccheras pas en coupant raquo ndash de consideacuterer laquo ensemble raquo ὁμῶς laquo fermement raquo βεϐαίως les ἀπεόντα et les παρεόντα Lrsquoadverbe ὁμῶς comme ὁμοῦ en VIII 5-6 permet drsquounir plus eacutetroitement qursquoun τε καί ou simplement un καί laquo et raquo les deux participes preacutesents ἀπεόντα et παρεόντα

Que sont ces ἀπεόντα et ces παρεόντα La reacuteponse se trouve justement dans les vers qui agrave la fin du frg VIII ouvrent la seconde partie du Poegraveme Parmeacutenide vient de reprocher aux laquo mortels biceacutephales raquo non pas drsquoavoir laquo reacuteparti la structure en contraires et poseacute des signes de seacuteparation entre eux raquo ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 55-56) mais de consideacuterer qursquoune seacuterie de ces contraires une laquo forme raquo μορφή nrsquoest pas τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν (VIII 54) La disposition ordonneacutee du laquo monde raquo qursquoil propose le laquo transmonde raquo διάκοσμος est de tenir ensemble les contraires de ne pas prendre en consideacuteration seulement la laquo forme raquo qui est preacutesente et que lrsquoon a sous les yeux (le feu par exemple) et de penser que laquo nrsquoest pas raquo celle qui est absente et que lrsquoon ne voit pas (la nuit par exemple) En VIII 60 il a dit que le laquo transmonde raquo est laquo semblable en tout raquo ἐοικότα πάντα Lrsquoadjectif ἐοικότα synonyme de ὁμοῖος est repris ici par lrsquoadverbe ὁμῶς en IV 1 Il appartient agrave lrsquolaquo intelligence raquo νοῦς du moins agrave lrsquointelligence qui respecte les regravegles eacutepisteacutemiques de tenir ensemble ce qursquoune perception sensible seacutepare Cette fonction centrale est symboliseacutee par la position meacutediane qursquoil occupe dans le vers Il me semble donc que le frg IV trouve pleinement sa place agrave ce moment de lrsquoexposeacute de lrsquoEacuteleacuteate

111 ὅμως est lrsquoadverbe donneacute par A H COXON dans sa derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmenides p 61

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‒ Deuxiegraveme principe les contraires remplissent tout selon leurs propres forces frg IX

Il en va de mecircme pour le frg IX Drsquoapregraves Simplicius qui est le seul agrave le rapporter ce passage vient laquo peu apregraves raquo μετrsquoὀλίγα la citation qursquoil a faite du frg VIII 53-59112 Mais la nature du propos lui-mecircme milite pour cet endroit du Poegraveme Il est drsquoordre geacuteneacuteral Il ne traite pas des choses drsquoune maniegravere descriptive et concregravete comme cela sera par la suite Comme preacuteceacutedemment son intelligence reacutesulte de la confrontation croiseacutee entre la place qursquoil occupe dans le Poegraveme et son analyse interne

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune

[ni dans lrsquoautre

Ce fragment pose un problegraveme de lecture que nrsquoa perccedilu agrave ma connaissance aucun des eacutediteurs traducteurs et commentateurs113 Jrsquoai deacutejagrave souligneacute agrave propos du frg VIII que sa coupure apregraves le vers 61 avait certainement eacuteteacute la cause qui a empecirccheacute les commentateurs de voir que les deux derniers vers marquaient une rupture dans le propos de Parmeacutenide qursquoils ouvraient lrsquoexposeacute de sa propre penseacutee sur le laquo monde raquo son laquo transmonde raquo διάκοσμος Ici la coupure du fragment a empecirccheacute de voir que les deux premiers vers sont la fin drsquoune phrase dont le deacutebut nous eacutechappe et non pas le commencement drsquoune nouvelle

Tout le monde114 lit ainsi ce fragment mis agrave part la traduction que jrsquoemprunte pour lrsquoexemple agrave B Cassin car elle est toujours au plus pregraves du texte grec p 95

Aὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται Alors degraves lors que toutes choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς crsquoest-agrave-dire les noms qui correspondent aux forces qursquoelles mettent en œuvre dans [tel ou tel cas

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien

112 SIMPLICIUS In Aristotelis Physicorum libros quattuor priores commentaria ed H DIELS Commentaria in Aristotelem graeca vol IX Berlin 1882 1808 (39 17)

113 En dernier lieu M ANNEE qui commence ainsi sa traduction laquo Alors une fois que toutes les choses ont eacuteteacute nommeacutees ldquonuitrdquo et ldquolumiegravererdquohellip raquo M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 175

114 En dernier lieu R MCK IRAHAN dans la derniegravere eacutedition de The Fragments of Parmeacutenides de A H COXON laquo Now since light and night have been given all names and the names corresponding to their potencies have been given to these things and those all is full of light and invisible night together both of them equal since in neither is there Nothing raquo p 88

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Une telle lecture comporte deux anomalies majeures

La premiegravere est une impossibiliteacute logique Lrsquoaffirmation du vers 3 laquo tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo est donneacutee comme la conseacutequence logique de la deacutenomination de toutes choses en termes de lumiegravere et de nuit (vers 1) et de ce que ces termes deacutesignent non pas les choses elles-mecircmes mais les laquo forces raquo δυνάμεις qui en elles en commandent diversement les transformations (v 2) La logique exigerait une formulation inverse laquo puisque tout est plein ensemble de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere [hellip] toutes choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuithellip raquo La constatation du reacuteel preacutecegravede et entraicircne sa diction Lrsquoinverse nrsquoest pas possible Le reacuteel ne peut pas ecirctre la conseacutequence de ce que lrsquoon en dit

La seconde anomalie apparaicirct au vers 4 Elle est de nature agrave la fois grammaticale et seacutemantique Les traducteurs et les commentateurs ne sont pas tregraves explicites Mais soit ils supposent que la conjonction ἐπεί laquo puisque raquo du vers 4 introduit une proposition subordonneacutee dont la principale est πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου laquo tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo (v 3) Dans ce cas cette proposition principale se trouve encadreacutee par deux propositions causales la premiegravere introduite par ἐπειδή laquo puisque raquo (vers 1) et la seconde par ἐπεί laquo puisque raquo (vers 4) Lrsquoune est de trop Soit ils comprennent comme le fait B Cassin la seconde proposition causale du vers 4 ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν laquo puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien raquo ou laquo puisqursquoil nrsquoest rien qui ne participe ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre raquo comme une explication des geacutenitifs du deacutebut du vers ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo Mais dans ce cas outre la difficulteacute que soulegraveve la compreacutehension de cette explication la proposition causale ne peut grammaticalement deacutependre des geacutenitifs ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo parce qursquoils sont des appositions agrave φάεος et agrave νυκτὸς du vers preacuteceacutedent et non des geacutenitifs absolus lesquels exigeraient la preacutesence drsquoun verbe au participe ὄντων par exemple Ils ne forment pas une proposition

La conclusion qui srsquoimpose me semble-t-il est de couper le fragment en deux phrases indeacutependantes De la premiegravere seule la fin a eacuteteacute conserveacutee Ce sont les deux premiers vers du fragment Quant agrave la seconde elle occupe les deux derniers vers

Mecircme srsquoils divergent beaucoup quant agrave son interpreacutetation115 tous les interpregravetes considegraverent que ce fragment est agrave mettre sur le mecircme plan que tous ceux qui suivent et qursquoil fait partie de la doxa parmeacutenidienne laquo En IX et dans la suite directe de VIII 38-39 et 55-59 eacutecrit B Cassin [sont eacutenonceacutes] les deux principes constitutifs du monde de la doxa et la maniegravere dont ils servent agrave tout deacutecrire raquo p 197-198 Mais que faut-il entendre par laquo doxa parmeacutenidienne raquo La laquo forme parmeacutenidienne des opinions des contemporains raquo comme le dit B Cassin et le pense lrsquoensemble des interpregravetes ou la doxa personnelle de Parmeacutenide Or me semble-t-il ce passage nrsquoest pas agrave mettre au compte de la doxa des laquo mortels raquo ni mecircme drsquoune laquo formulation doxique de la doxa raquo comme la nomme encore B Cassin Il preacutesente la penseacutee personnelle de lrsquoEacuteleacuteate son transmonde raquo διάκοσμος

Lorsqursquoil en vient agrave lire ce passage le lecteur ne peut manquer de le rappprocher de ce que Parmeacutenide a deacutejagrave dit et sur la laquo nomination raquo des choses par les laquo mortels raquo et sur la reacutepartition entre laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo Pour nous aujourdrsquohui crsquoest en VIII 38-41 et en VIII 53-59 comme vient de le rappeler B Cassin

115 Pour une preacutesentation de ces divergences voir par exemple M CONCHE p 199-203 et B CASSIN p 199-200

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En VIII 38-41 lrsquoEacuteleacuteate a eacutecrit agrave propos de laquo lrsquoeacutetant raquo que laquo ne seront qursquoun nom toutes les choses πάντrsquoὄνομrsquoἔσται que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies ldquodevenirrdquo et ldquopeacuterirrdquo ldquoecirctrerdquo et ldquonrsquoecirctre pasrdquo ldquochanger de lieurdquo et ldquochanger drsquoeacuteclat de couleurrdquo raquo Parmeacutenide je lrsquoai deacutejagrave noteacute ne conteste nullement le fait de qualifier les choses drsquoun nom Agrave cet endroit il deacuteclare que ce qursquoils ont nommeacute ne sera qursquoun nom si cela ne correspond pas agrave quelque chose de reacuteel agrave laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν laquo Sans lrsquoeacutetant dans lequel laquo est raquo est formuleacute tu ne trouveras pas ce ldquopenserrdquo raquo avait-il dit juste avant οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν εὑρήσεις τὸ νοεῖν (VIII 35-36) Ici les futurs laquo sera raquo ἔσται et laquo trouveras raquo εὑρήσεις impliquent la reacutealisation drsquoune condition Si elle nrsquoest pas remplie le dire des laquo mortels raquo ne sera qursquoune laquo opinion raquo δόξα au sens le plus subjectif du terme un pur construit intellectuel Une sorte drsquoauto-nomination dans laquelle le sujet prend pour reacuteel le concept qursquoil eacutenonce Toutefois Parmeacutenide ne parle pas agrave cet endroit de laquo lumiegravere et de nuit raquo mais de laquo ldquodevenirrdquo et ldquopeacuterirrdquo ldquoecirctrerdquo et ldquonrsquoecirctre pasrdquo ldquochanger de lieurdquo et ldquochanger drsquoeacuteclat de couleurrdquo raquo un meacutelange de couples de contraires et de changements qui ne se situent pas tous sur le mecircme plan sauf agrave les consideacuterer comme des traits de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν au sens drsquoecirctre singulier et contingent

En VIII 53-59 en revanche lrsquoobjet de la nomination faite par les laquo mortels raquo porte sur les deux laquo formes raquo de contraires qursquoils ont nommeacutees laquo feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ et laquo nuit raquo νύξ et entre lesquelles ils ont reacuteparti les choses (VIII 53-59) Lagrave non plus il ne dit pas qursquoil conteste cette reacutepartition et cette deacutenomination (mecircme si crsquoest lui qui lrsquoeacutetablit et la nomme ainsi) Son deacutesaccord porte seulement sur la faccedilon dont ils perccediloivent cette reacutepartition Leur tort dit-il est de ne pas affirmer ensemble les deux laquo formes raquo de telle maniegravere que lorsqursquoils en affirment une lrsquoautre ne soit pas nieacutee pour eux laquo il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54) Ils commettent ainsi agrave la fois une erreur de logique et une erreur drsquointerpreacutetation du reacuteel

Quand donc lrsquoEacuteleacuteate eacutecrit ces vers du frg IX il ne vise plus les laquo mortels raquo et leurs erreurs mais fait lrsquoexposeacute de sa propre conception des choses Ce fragment se comprend entiegraverement non pas agrave partir de ce qui preacutecegravede mais agrave la lumiegravere de ce qui suit

IX 1 [hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

Lrsquoadverbe αὐτάρ peut prendre deux sens diffeacuterents selon le contexte Soit il marque une opposition et peut ecirctre rendu en franccedilais par laquo mais raquo soit il exprime une succession et peut ecirctre rendu par laquo drsquoautre part raquo laquo ensuite raquo et dans ce cas il peut ecirctre suivi drsquoune autre particule ou conjonction telle ἐπειδή comme ici Crsquoest donc ce second sens qui srsquoimpose

Mecircme si nous ne savons pas de quelle affirmation les deux premiers vers sont lrsquoexplication il nrsquoest pas interdit drsquoen comprendre le sens et drsquoen tirer parti La premiegravere partie de lrsquoexplication contenue dans le premier vers comporte trois eacuteleacutements

Le premier est la nomination ὀνόμασται laquo sont nommeacutees raquo Une action langagiegravere faite par les hommes Donc un jugement drsquoordre eacutepisteacutemique comportant un avis et une deacutecision theacutematique agrave laquelle Parmeacutenide nous a habitueacutes placeacutee sous lrsquoemblegraveme de laquo Justice raquo (cf VIII 14-16 et les termes κρίσις laquo jugement raquo κέκριται laquo a deacutecideacute raquo cf aussi le verbe κατέθεντο laquo ont eacutetabli raquo VIII 39 et 53) Sans doute serait-il abusif que de vouloir precircter agrave Parmeacutenide plus qursquoil ne faut de cette simple notation ὀνόμασται laquo sont nommeacutees raquo Mais ce que nous avons lu de lui jusqursquoagrave preacutesent nous autorise agrave penser qursquoil accorde au langage la plus grande importance Tout commence avec le dire humain sur les choses et toute la recherche commence aussi par un regard sur ce dire lequel implique un acte de penser νοεῖν comme cela vient drsquoecirctre particuliegraverement souligneacute au frg IV 1 Ici importe-t-il

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de le souligner cette nomination nrsquoest pas mise au compte des laquo mortels biceacutephales raquo Elle est celle de la deacuteesse crsquoest-agrave-dire de Parmeacutenide lui-mecircme en tant qursquoil se soumet agrave des exigences eacutepisteacutemiques universelles Tout homme senseacute est supposeacute la partager

Le second eacuteleacutement est lrsquoobjet de cette nomination devenu sujet drsquoun verbe au passif πάντα laquo toutes choses raquo sans limitation aucune crsquoest-agrave-dire y compris les choses qui en tant que telles nrsquoont aucun rapport mateacuteriel ou physique avec la lumiegravere et la nuit

Le troisiegraveme enfin est la qualification de laquo toutes les choses raquo φάος καὶ νύξ laquo lumiegravere et nuit raquo La deacutenomination est leacutegegraverement diffeacuterente de celle que Parmeacutenide a employeacutee pour deacutecrire la reacutepartition faite par les laquo mortels raquo Eux divisent le laquo corps raquo δέμας (VIII 59) entre laquo le feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ (VIII 56) et laquo la nuit raquo νύξ (VIII 59) Mais cela ne devrait pas porter agrave conseacutequence Ce nrsquoest pas sur cette reacutepartition et cette deacutenomination que Parmeacutenide est en deacutesaccord avec les laquo mortels raquo Il lrsquoest sur la faccedilon de les comprendre dans leur nature et dans leur relation entre elles et par rapport aux choses

IX 2 καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici et lagrave

B Cassin comprend le vers 2 comme une explication du vers 1 et lrsquointerpregravete ainsi laquo toutes les choses ont reccedilu les noms de lumiegravere et de nuit crsquoest-agrave-dire (kai) les noms (ta sc onomata) qui correspondent (kata) aux forces que lumiegravere et nuit mettent en œuvre agrave la puissance qursquoelles deacuteploient (spheteras dunameis) dans tel et tel cas agrave propos de tel ou tel objet (epi toisi te kai tois) raquo (p 199) Aussi le traduit-elle ainsi laquo crsquoest-agrave-dire les noms qui correspondent aux forces qursquoelles mettent en œuvre dans tel ou tel cas raquo p 95

Parmeacutenide introduit ici un terme geacuteneacuterique nouveau de la plus grande importance pour lrsquointelligence de son propos δύναμις dont le sens fondamental est laquo ldquoforcerdquo au sens le plus geacuteneacuteral raquo 116 et qui peut recevoir diverses acceptions plus preacutecises selon le contexte Il deacuterive du verbe δύναμαι dont le sens est laquo avoir en soi la capaciteacute de ecirctre capable de raquo117

La division entre laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo pour parler de la totaliteacute des choses apparaicirct chez Parmeacutenide on lrsquoa vu agrave propos des laquo mortels raquo en VIII 56-59 Mais il se trouve que cette division ne reacutefegravere agrave aucun philosophe connu qui lui soit anteacuterieur ou qui soit son contemporain M Conche estime pour sa part que les laquo mortels raquo que vise Parmeacutenide sont des laquo mortels non philosophes raquo raquo incapables de comprendre la genegravese du monde La lumiegravere et la nuit sont lagrave crsquoest tout raquo p 191-192 Les philosophes ajoute-t-il ont montreacute que laquo tout ce qursquoil y a ndash mais non le il y a lui-mecircme ndash est le reacutesultat drsquoun devenir [hellip] Ils seacuteparent drsquoabord les contraires mais ne les laissent pas dans leur seacuteparation raquo p 192 Lrsquoantagonisme dans lequel srsquoeacutetablirait Parmeacutenide pour construire son propos serait donc celui-lagrave mecircme qui deviendra classique et qui oppose le discours savant au discours commun ou vulgaire celui du laquo grand nombre raquo οἱ πολλοί Mais dans ces conditions la victoire que lrsquoon remporte agrave reacutefuter lrsquoopinion commune est facile et la gloire qui en reacutesulte bien faible Elles ne sont pas agrave la mesure de lrsquoambition que laisse supposer le Poegraveme dans sa facture et sa composition (cf en particulier le proegraveme) Parmeacutenide ou le lecteur qui le suit ne risque pas drsquoecirctre un jour laquo deacutepasseacute raquo (VIII 61) Et si la seacuteparation entre lumiegravere et nuit precircteacutee aux laquo mortels raquo eacutetait le fruit de lrsquoinvention de Parmeacutenide notre preux chevalier risquerait drsquoapparaicirctre rapidement sous les traits drsquoun Don Quichotte

116 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque s u δύναμαι p 288

117 Ibid

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Lrsquohypothegravese que je formulerais pour ma part est de consideacuterer que Parmeacutenide ramegravene agrave deux cateacutegories fondamentales celles dans lesquelles ses preacutedeacutecesseurs ou contemporains ont reacuteparti la totaliteacute des choses pour pouvoir rendre compte intellectuellement agrave la fois de leur multipliciteacute de leur diversiteacute de leur contrarieacuteteacute et surtout de leurs transformations les unes dans les autres Il appelle ces deux cateacutegories laquo lumiegravere raquo et laquo nuit raquo La raison est double

La premiegravere est que ce couple antinomique a son fondement dans la reacutealiteacute Il permet drsquoune part de deacutecrire et de saisir la reacutealiteacute dans ce qursquoelle a de plus fondamental la contrarieacuteteacute Lumiegravere et nuit sont deux images qui plus que toute autre la font ressortir et ce de maniegravere irreacuteductible118 Drsquoautre part comme chaque jour la nuit succegravede agrave la lumiegravere et la lumiegravere agrave la nuit chacune opeacuterant ses propres œuvres cette double image est des plus approprieacutees pour suggeacuterer les rapports entre des contraires Pris dans le reacuteel ce couple est tout indiqueacute pour deacutesigner meacutetonymiquement et meacutetaphoriquement toutes les autres reacutealiteacutes y compris tout ce qui concerne la constitution de lrsquohomme et la procreacuteation dont il sera question par la suite Il permet de nommer et de deacutesigner dans le reacuteel visible cette laquo capaciteacute raquo δύναμις qui srsquoy trouve et qui comme telle est insaisissable comme lrsquoest la vie ou le sujet dans un ecirctre vivant mais qui est cause des transformations qursquoil connaicirct Cette laquo capaciteacute raquo est ce qui fait que le laquo monde raquo κόσμος nrsquoest pas qursquoun ensemble de choses organiseacutees mais statiques mais un laquo transmonde semblable en tout raquo un διάκοσμος ἐοικὼς πάντα (cf VIII 60) dans lequel une mecircme logique en reacutegit les transformations mais de maniegravere tregraves diverse

La seconde raison est drsquoordre logique Dans la premiegravere partie du Poegraveme Parmeacutenide a affirmeacute avec insistance qursquoil nrsquoy a pas de confusion possible entre ἔστιν et οὐκ ἔστιν erreur que commettent les laquo mortels raquo Si en ouverture de la seconde partie il regroupe et reacutecapitule sous le couple lumiegravere et nuit les diverses thegraveses qursquoont eacutemises sur le monde les savants-philosophes qui lrsquoont preacuteceacutedeacute ou qui lui sont contemporains crsquoest pour signifier la rupture que son approche marque avec les leurs Pour rendre compte du passage de la nuit agrave la lumiegravere et inversement ils sont obligeacutes agrave chaque fois de les poser laquo seacutepareacutement raquo χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων (VIII 56) et de nier lrsquoune des deux laquo il faut que lrsquoune [des deux formes] ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54 cf II 5) Pour eux laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν (VI 8) Ils ne peuvent reconnaicirctre lrsquoexistence simultaneacutee des deux formes sans se contredire Crsquoest lrsquoune ou lrsquoautre de maniegravere exclusive Comme si crsquoeacutetait des laquo entiteacutes raquo figeacutees des οὐσίαι comme lrsquoauteur (Aristote ) des Cateacutegories appellera bien plus tard ce qui fait la singulariteacute drsquoun ecirctre οὐσία πρώτη laquo entiteacute premiegravere raquo ou celle de son espegravece οὐσία δεύτερα laquo entiteacute seconde raquo

118 Il pourrait aussi y avoir une allusion aux vers 123-124 de la Theacuteogonie drsquoHESIODE ougrave il est dit que Nuit et Jour sont les premiers contraires qui naquirent de Chaos HESIODE cependant parle de Jour (Ἡμέρη) et non de Lumiegravere (Φάος) mais dans le proegraveme PARMENIDE parle aussi de laquo la porte des chemins de Nuit et de Jour raquo πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός κελεύθων La diffeacuterence la plus importante est que chez Heacutesiode Jour et Nuit ne sont pas neacutes en mecircme temps Jour naquit de Nuit on est dans une vision cosmogonique qui nrsquoest pas celle de lrsquoEacuteleacuteate

ἐκ Χάεος δrsquoἜρεβός τε μέλαινά τε Νὺξ ἐγένοντοmiddot Du Chaos Eacuteregravebe (= Obscuriteacute) et Nuit noire naquirent

Νυκτὸς δrsquoαὖτrsquoΑἰθήρ τε καὶ Ἡμέρη ἐξεγένοντο Et de Nuit ensuite sortirent Eacutether et Jour

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IX 3-4 πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune ni dans [lrsquoautre

Au vers 3 et 4 lrsquoEacuteleacuteate reprend lrsquoaffirmation du vers 1 non plus comme le fruit drsquoune nomination mais comme un constat du reacuteel laquo tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere raquo Il preacutecise aussi que la reacutepartition entre lumiegravere et nuit est eacutegale et que srsquoil affirme que tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit crsquoest parce que rien nrsquoexiste qui soit en dehors de ces deux laquo formes raquo ayant chacune ses propres laquo forces raquo

Qursquoentend Parmeacutenide par laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων Les interpregravetes se divisent pour savoir srsquoil srsquoagit drsquoune eacutegaliteacute qualitative ou quantitative M Conche qui preacutesente les positions des uns et des autres penche pour cette derniegravere interpreacutetation p 201 Si on considegravere que lumiegravere et nuit ne sont pas des choses ni des constituants des choses mais des forces il est logiquement neacutecessaire que ces forces restent en eacutequilibre car si lrsquoune lrsquoemportait sur lrsquoautre ce serait rapidement la fin du monde Et la force qui resterait victorieuse disparaicirctrait elle aussi avec celle de son support Ce faisant les vers 3 et 4 du frg IX donnent-ils une explication agrave lrsquoaffirmation qui eacutetait donneacutee en VIII 44 agrave propos de τὸ ἐόν laquo de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ Lrsquoadjectif ἰσοπαλής est composeacute du preacutefixe ἰσο- laquo eacutegal raquo et de lrsquoeacuteleacutement παλής lequel est tireacute du substantif πάλη laquo lutte raquo en particulier lutte drsquoathlegravete (drsquoougrave le terme παλαίστρα laquo palestre raquo lieu ougrave lrsquoon srsquoexerccedilait agrave la lutte) Ce nrsquoest pas certain mecircme si ce nrsquoest pas exclu Il ne srsquoagit pas de la mecircme chose ou peut-ecirctre lrsquoaccent nrsquoest pas mis exactement sur la mecircme chose en VIII 44 la force concerne lrsquoeacutetant dans sa plus grande geacuteneacuteraliteacute Le propos est dans la continuiteacute des affirmations preacuteceacutedentes il est de dire drsquoune autre maniegravere qursquoil nrsquoy a aucune rupture dans lrsquoeacutetant Il nrsquoy a pas un endroit ougrave il serait plus faible qursquoailleurs En IX 4 en revanche il srsquoagit de lrsquoeacutequilibre entre les deux formes contraires que sont nuit et lumiegravere Mais les forces de celles-ci ne seraient pas eacutequilibreacutees si lrsquoeacutetant ne lrsquoeacutetait pas lui-mecircme Elles le preacutesupposent

La fin du v 4 a eacuteteacute plus discuteacutee encore119 La traduction que je propose se rapproche de celle de M Conche et de plusieurs autres commentateurs avec cependant une leacutegegravere diffeacuterence quant au sens Mais B Cassin est formelle Cette traduction est irrecevable Elle srsquoen explique ainsi p 199 laquo En 4 meta mis pour metesti laquo eacutechoir en part raquo se construit avec le datif drsquoattribution (metesti moi laquo jrsquoai en part raquo) un nominatif pouvant preacuteciser la part accordeacutee (mestesti moi mecircden laquo je nrsquoai part agrave rien raquo) Elle traduit donc ainsi cette partie du vers laquo aucune drsquoentre elles (oudeteroi agrave savoir le jour et la nuit) nrsquoa part (meta) agrave rien (mecircden) raquo120 Et drsquoajouter p 199 qursquoil faut laquo eacutecarter les traductions tregraves freacutequentes qui inversent sujet et objet en ldquoil nrsquoest rien qui nrsquoait part ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautrerdquo (Conche) raquo Elle en donne enfin lrsquointerpreacutetation suivante laquo ldquorienrdquo signifie rien drsquoautre qursquoeux (ou qursquoelles la lumiegravere et la nuit) agrave savoir aucun principe exteacuterieur agrave eux et je comprends que jour et nuit se retrouvent agrave eacutegaliteacute parce que servant agrave tout nommer et eacutetendant leur juridiction sur tous les pheacutenomegravenes du monde des hommes ils ne sont reacutegis ou habiteacutes par aucun principe supeacuterieur agrave eux raquo p 200

119 M CONCHE p 200-203 preacutesente et discute les tregraves nombreuses interpreacutetations qui en ont eacuteteacute donneacutees

120 Traduction qui devient en face du texte grec laquo toutes deux eacutegales puisque ni lrsquoune ni lrsquoautre ne participe agrave rien raquo p 95

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Lrsquoargumentation avanceacutee par B Cassin serait convaincante si elle eacutetait irreacutefutable du point de vue grammatical et si elle eacutetait satisfaisante quant agrave lrsquointerpreacutetation La construction qursquoelle met en avant est certes tregraves bien attesteacutee surtout agrave lrsquoeacutepoque classique Mais le Bailly atteste que le verbe μέτειμι se construit aussi avec le datif comme un verbe ordinaire Le sens en est alors un peu diffeacuterent laquo ecirctre parmi raquo et non pas laquo prendre part agrave raquo Ainsi par exemple au vers 85 du chant V de lrsquoIliade il est dit du fils de Tydeacutee qursquolaquo on nrsquoaurait pu savoir dans lequel des deux camps il se trouvait raquo οὐκ ἂν γνοίης ποτέροισι μετείη et au vers 487 du chant XIV de lrsquoOdysseacutee Eumeacutee deacuteclare laquo je ne serai plus longtemps parmi les vivants raquo οὔ τοι ἔτι ζωοῖσι μετέσσομαι Si lrsquoon tient agrave garder le sens de laquo prendre part agrave raquo pour μέτειμι lrsquoargument grammatical avanceacute par B Cassin srsquoimpose Mais rien ne nous y oblige Lrsquoautre sens indiqueacute par le dictionnaire convient parfaitement ici avec la construction qui srsquoy trouve Drsquoougrave ma traduction laquo puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune ni dans lrsquoautre raquo soit en termes positifs laquo puisque tout ce qui est se trouve neacutecessairement soit dans lrsquoune soit dans lrsquoautre raquo Le verbe μέτειμι peut ecirctre consideacutereacute comme un synonyme de κύρω laquo se trouver raquo laquo se rencontrer raquo qui en VIII 49 est dit de lrsquolaquo eacutetant raquo ἐόν qui laquo se rencontre dans ses limites de la mecircme faccedilon raquo ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει

Il me semble que Parmeacutenide tient agrave souligner que tout absolument tout est reacutegi par un couple de laquo forces raquo contraires et eacutegales entre elles que les transformations des choses ne reacutesultent pas de la meacutetamorphose drsquoun unique eacuteleacutement en divers eacutetats successifs et reacuteversibles drsquoun mecircme qui deviendrait autre ni mecircme de plusieurs eacuteleacutements mais qursquoelles sont la manifestation drsquoune dynamique interne inscrite drsquoune maniegravere originaire et permanente dans lrsquoecirctre mecircme de laquo lrsquoeacutetant raquo produisant laquo toutes les choses raquo singuliegraveres πάντα dans leur diversiteacute eacutepheacutemegravere sans affecter lrsquouniteacute lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et la permanence de laquo lrsquoeacutetant raquo sans mettre en cause laquo la force eacutegale raquo ἰσοπαλές qui du centre jusqursquoagrave ses limites laquo tient raquo σύνεχει la sphegravere de laquo lrsquoeacutetant raquo (cf VIII 43-44) Mais pour que le monde reacuteel se produise il est neacutecessaire qursquointervienne une autre force capable de faire se rencontrer positivement les forces contraires de chacune des deux laquo formes raquo celle du laquo transmonde raquo

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Chapitre III section C

Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Texte et traduction

A Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

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αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Deux astres la Lune et la Terre

‒ Agrave propos de la Lune

Frg XIV

Νυκτιφαὲς121 περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

‒ Agrave propos de la Terre

Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

B Lrsquohomme frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

a) la reproduction sexueacutee frg (XIII) XII 4-6 XVI I et XVIII

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ

121 Νυκτιφαὲς SCALINGER La leccedilon des manuscrits est νυκτὶ φάος

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le macircle agrave la femelle Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du [meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

2 Commentaire

A Remarques preacuteliminaires

a) Une limitation agrave deux mondes lrsquounivers et lrsquohomme

De la laquo composition grandiose raquo dont parle L Couloubaritsis et dans laquelle Parmeacutenide donne une explication scientifique du laquo transmonde raquo il ne reste que ces quelques fragments La premiegravere question qursquoil convient de se poser est de savoir de quelle eacutetendue eacutetait cette composition et quels champs elle recouvrait Or il semblerait bien que ceux-ci aient eacuteteacute reacuteduits agrave deux

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Le premier champ est bien circonscrit celui de lrsquounivers en tant qursquoensemble de la matiegravere distribueacutee dans lrsquoespace et dans le temps depuis la Terre jusqursquoagrave ses limites extrecircmes le firmament Les teacutemoignages des citateurs et des doxographes en particulier celui drsquoAeumltius auteur du Ier ou du IIe siegravecle de notre egravere complegravetent quelque peu les rares citations dont nous disposons aujourdrsquohui

Le second champ est moins net agrave deacutelimiter Il ne semble pas avoir vraiment retenu lrsquoattention des philosophes de lrsquoAntiquiteacute Et sans le teacutemoignage de meacutedecins nous serions bien dans lrsquoincapaciteacute de nous en faire quelque ideacutee Quatre fragments les XIII XII 4-6 XVII et XVIII traitent de la reproduction sexueacutee chez lrsquohomme Le frg XVI quant agrave lui concerne son activiteacute intellectuelle Dans son eacutetude du Poegraveme de Parmeacutenide J Bollack a ouvert deux sections seacutepareacutees qursquoil intitule pour la premiegravere laquo les hommes et les femmes raquo et pour la seconde laquo connaissance raquo Pour constituer cette derniegravere il a inteacutegreacute le frg XVI ainsi que le frg IV que pour ma part jrsquoai deacutejagrave placeacute au deacutebut de la seconde partie car il nrsquoest pas descriptif mais injonctif (λεῦσσε laquo regarde raquo ) Par ailleurs il y a incorporeacute quelques teacutemoignages qui apportent drsquoautres eacuteleacutements Deux sont drsquoAeumltius lequel affirme agrave propos de lrsquoacircme que laquo Parmeacutenide Hippasos et Heacuteraclite la disent igneacutee raquo (citeacute p 303) et agrave propos de lrsquoalimentation que laquo Parmeacutenide et Empeacutedocle disent que lrsquoappeacutetit se produit par le manque de nourriture raquo (citeacute p 324) Un troisiegraveme est de Simplicius Dans son Commentaire de la Physique drsquoAristote (p 39 18-21 DK ad fr 13) il dit agrave propos des acircmes laquo Et pour les acircmes [agrave la suite des dieux] il [Parmeacutenide] dit que la deacuteesse les fait aller tantocirct de la clarteacute vers lrsquoobscuriteacute tantocirct prendre le chemin inverse raquo (citeacute p 327) Selon J Bollack qui suit A Stevens122 Simplicius commente ici agrave la suite du frg XIII une phrase de Parmeacutenide que malheureusement pour nous il ne cite pas J Bollack cite encore des teacutemoignages qui concernent la vue p 325-326 les couleurs p 327 la meacutemoire et lrsquooubli le sommeil les sensations p 320-325 Rien ne nous autorise agrave invalider a priori ces teacutemoignages srsquoils peuvent srsquoinseacuterer dans le schegraveme diacosmique selon lequel Parmeacutenide rend compte de lrsquoensemble des choses Ils conforteraient alors lrsquoideacutee que lrsquoEacuteleacuteate a consacreacute une importante section speacutecifique agrave lrsquohomme section dans laquelle il abordait de nombreux aspects tels que ceux qui viennent drsquoecirctre mentionneacutes

Puisque de tous les teacutemoignages que les commentateurs ont minutieusement recueillis et inteacutegreacutes dans leurs analyses il ne me semble pas qursquoon puisse tirer lrsquohypothegravese que le Poegraveme comprenait des deacuteveloppements sur drsquoautres sujets que les deux sur lesquels nous avons des fragments nous pouvons conclure que la seconde partie se terminait par la description de deux laquo mondes raquo bien distincts lrsquounivers et lrsquohomme ce dernier eacutetant seulement envisageacute si lrsquoon se fie aux citations et aux teacutemoignages comme un ecirctre individuel formant un tout et non eacutegalement comme membre de son espegravece comme ecirctre social et ecirctre au monde si ce nrsquoest en tant que procreacuteateur Aucune mention nrsquoest faite par exemple des activiteacutes humaines dans le monde et de lrsquoorganisation en socieacuteteacute123 Drsquoun point de vue formel ces deux mondes seraient dans la seconde partie du Poegraveme le pendant dans la premiegravere des deux sections sur ἔστιν (VIII 2-18) et sur τὸ ἐόν (VIII 19-51)

122 A STEVENS Posteacuteriteacute de lrsquoEcirctre Simplicius interpregravete du Parmeacutenide p 77

123 Cependant drsquoapregraves CICERON Parmeacutenide rapporterait eacutegalement au dieu laquo la guerre la discorde le deacutesir et toutes les autres choses du mecircme genre qui sont deacutetruites par la maladie le sommeil lrsquooubli ou le temps raquo (quippe qui bellum qui discordiam qui cupiditatem ceteraque generis eiusdem ad deum reuocat quae uel morbo uel somno uel obliuitione uel uetustate delentur) De natura deorum I 11 28 M CONCHE p 221 y voit la marque drsquoune influence heacuteracliteacuteenne sur PARMENIDE agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoune confusion chez CICERON des deux penseurs preacutesocratiques

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Mais alors pourquoi cette limitation Pourquoi ce choix Parmeacutenide srsquoen est-il expliqueacute dans ce qui est perdu Peut-ecirctre Faute de pouvoir srsquoen assurer je serais tenteacute de formuler lrsquohypothegravese que lrsquoEacuteleacuteate eacutevitant de se lancer dans une exposition encyclopeacutedique des choses dont Heacuteraclite deacutenonccedilait lrsquoinaniteacute124 a seulement voulu exposer la thegravese diascosmique par laquelle il rend compte agrave la fois de la permanence du monde dans sa totaliteacute et du changement de toutes les choses qui sont

b) Une promesse de deacutecouvertes

Les futurs qui jalonnent le frg X et qui devaient aussi commander le frg XI me paraissent en effet tregraves reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

‒ εἴσῃ laquo tu sauras raquo (XII 1) ‒ πεύσῃ laquo tu apprendras raquo (XII 4) ‒ εἰδήσεις laquo tu connaicirctras raquo (XII 5)

Ils nrsquoannoncent pas un exposeacute de connaissances deacutejagrave bien eacutetablies complegravetes et deacutefinitives Ils eacutenoncent une laquo promesse raquo comme lrsquoa tregraves bien vu le citateur du fragment Cleacutement drsquoAlexandrie (cf le participe ὑπισχνουμένου125) Ils laissent percer un reacuteel enthousiasme et une certaine forme de jubilation La joie de la recherche advient pleinement lorsque celle-ci deacutebouche sur une connaissance du monde reacuteel Cette connaissance est promise agrave celui qui saura aborder la reacutealiteacute sous lrsquoangle de la contrarieacuteteacute τἀντία et des laquo puissances raquo δυνάμεις que recegravele chacune des laquo formes raquo contraires Elle est donc encore en tregraves grande partie agrave construire Il semble que les citateurs et les commentateurs anciens ont neacutegligeacute quelque peu cet angle drsquoattaque plutocirct porteacutes qursquoils eacutetaient agrave srsquointeacuteresser immeacutediatement aux reacutealiteacutes concregravetes dont Parmeacutenide fait eacutetat ou agrave interroger son œuvre agrave partir de questions et de probleacutematiques qui eacutetaient les leurs et non les siennes Aussi bien nrsquoont-ils pas vu que le laquo monde raquo dont Parmeacutenide cherche agrave deacutecouvrir les meacutecanismes nrsquoest pas le reacutesultat statique issu drsquoune cosmogonie primordiale mais une laquo cosmogeacutenegravese raquo continue un enfantement permanent

Les deux domaines que deacutecrit Parmeacutenide reacutesultent certes drsquoun ensemble drsquoobservations qursquoil a pu faire personnellement ou mecircme qursquoil reprend dans une large mesure agrave ses devanciers et contemporains comme formant deacutejagrave en quelque sorte une doxa commune une vulgate agrave partir de laquelle et sur laquelle on peut srsquoappuyer pour travailler jusqursquoagrave ce que des examens plus approfondis viennent les rectifier ou les modifier plus ou moins profondeacutement126 Mais ils sont aussi une construction intellectuelle le produit drsquoun regard noeacutetique respectant des contraintes rationnelles et capable de laquo voir raquo ce qui est invisible et

124 La condamnation est sans appel laquo Lrsquoeacuterudition nrsquoenseigne pas lrsquointelligence raquo πολυμαθίη νόον οὐ διδάσκει texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 85 p 273 (DK 22 B 40 M MARCOVICH 16 M CONCHE 2) ou encore agrave propos de la laquo sagesse raquo σοφίην de PYTHAGORE laquo eacuterudition et imposture raquo πολυμαθείην κακοτεχνίην texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 86 p 274 (DK 22 B 129 M MARCOVICH 17 M CONCHE 26)

125 laquo Parvenu donc agrave lrsquoeacutetude de la veacuteriteacute que celui qui le deacutesire eacutecoute la promesse de Parmeacutenide drsquoEacuteleacutee raquo ἀκουέτο μὲν Παρμενίδου τοῦ Ἐλεάτου ὑπισχνουμένου CLEMENT DrsquoA LEXANDRIE Stromates V xıv 138 1 Texte drsquoA LE BOULUEC et trad de P VOULET coll laquo Sources chreacutetiennes raquo ndeg 278 1981 p 242-243

126 PLUTARQUE dira que PARMENIDE laquo a composeacute un livre de son cru sans emprunter agrave drsquoautres raquo Adversus Colotem 13 114 b-c eacuted M POHLENZ Leipzig Bibl Teubner 1952 reacuteeacuted R WESTMAN 1959 eacuted B EINARSON ET PH H DE LACY (LCL Plutarchrsquos Moralia vol XIV) Londres Heinemann 1967 Cette impression est vraisemblablement due au διάκοσμος original selon lequel PARMENIDE envisage la constitution du monde et ses transformations

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inaccessible agrave lrsquoexpeacuterience Ici srsquoapplique avec toute sa force lrsquoimpeacuteratif eacutenonceacute en IV 1 Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως laquo Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement raquo Nos anciens ne disposaient drsquoaucun moyen technique pour sonder lrsquounivers Ils nrsquoen avaient pas davantage pour sonder le vivant dans ce qursquoil a de plus intime et de plus petit Ils ne pouvaient compter que sur les capaciteacutes hypotheacutetico-deacuteductives de la penseacutee Aussi bien la description de lrsquounivers comme celle du monde humain se preacutesentent-elles comme lrsquoaboutissement et le couronnement de tout ce qui preacutecegravede depuis le proegraveme jusqursquoaux caracteacuteristiques de laquo lrsquoeacutetant raquo en passant par lrsquoexposeacute des contraintes de la logique Finalement tous ces deacuteveloppements nrsquoavaient drsquoautre finaliteacute que drsquooutiller lrsquointelligence pour qursquoelle soit en mesure drsquoappreacutehender le reacuteel tel qursquoil est et non pas tel qursquoil apparaicirct tel qursquoil srsquoimpose objectivement et non pas tel qursquoon peut le croire ou lrsquoimaginer mecircme si la coupure entre les deux nrsquoest pas souvent facile agrave faire et si en deacutefinitive lrsquoobjectiviteacute est aussi le reacutesultat drsquoun travail subjectif sur du subjectif

Mecircme si les citateurs les commentateurs ou autres doxographes ne nous ont pas faciliteacute la tacircche en se focalisant sur les contenus de savoirs et en precirctant relativement peu drsquoattention agrave lrsquoangle eacutepisteacutemique sous lequel Parmeacutenide abordait ces contenus il est capital pour lrsquointelligence du Poegraveme dans son ensemble de percevoir le lien eacutetroit qui unit cette description aux principes eacutenonceacutes dans la premiegravere partie et au deacutebut de la seconde Ici encore se veacuterifie la proceacutedure qui srsquoest progressivement imposeacutee au cours de notre deacutecouverte du Poegraveme lrsquointelligence drsquoun passage reacutesulte de la confrontation de ce passage avec lrsquoensemble de lrsquoœuvre les deux srsquoeacuteclairant mutuellement

B Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a) Le programme de la recherche frg X et XI

Les frg X et XI annoncent le programme de la recherche ou tout au moins une partie de ce programme

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

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Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

Les laquo signes raquo σήματα qui sont dans lrsquoeacutether deacutesignent tregraves vraisemblablement les constellations Agrave noter que le laquo ciel raquo οὐρανός qui nrsquoest pas un astre en fait partie

Le questionnement selon lequel lrsquoensemble de lrsquounivers est envisageacute porte sur la formation et le deacuteveloppement des astres leur origine et le rocircle que certains drsquoentre eux ndash le soleil la lune et le ciel ndash exercent Peut-ecirctre est-il pertinent et significatif de relever que les eacuteclaircissements attendus sont de lrsquoordre des modaliteacutes (ὥς laquo comment raquo X 6 πῶς laquo comment raquo XI 1) ou des enchaicircnements eacutenonceacutes le plus souvent sous la figure de la geacuteneacuteration (ὁππόθεν laquo drsquoougrave raquo X 3 ἔνθεν laquo drsquoougrave raquo X 6) non du laquo pourquoi raquo διὰ τί Ils ne relegravevent pas drsquoun questionnement portant sur les causes proprement dites en tout cas pas sur les causes laquo finales raquo comme les appellera plus tard Aristote Le laquo transmonde raquo de Parmeacutenide est clos sur lui-mecircme Il nrsquoest ni projeteacute ni porteacute par une transcendance de quelque nature que ce soit Il ne reacutepond agrave aucune viseacutee teacuteleacuteologique

X 1 φύσιν laquo nature raquo

B Cassin J Fregravere OrsquoBrien-Fregravere et L Couloubaritsis traduisent φύσιν par laquo nature raquo J Bollack par laquo croissance raquo M Conche par laquo naissance raquo laquo Si lrsquoon traduit φύσις par ldquonaturerdquo on manque le sens de ce fragment eacutecrit M Conche [hellip] Or le contexte est suffisamment clair Parmeacutenide ne se propose nullement drsquoexposer la ldquoconstitutionrdquo (drsquoanalyser les composants) encore moins de deacutefinir lrsquoldquoessencerdquo de lrsquoeacutether ou de la lune raquo p 204-205 Mais toute autre traduction (laquo naissance raquo ou laquo croissance raquo) en restreint le sens et manque agrave son tour la signification du mot dans cette section du Poegraveme laquo Comme lrsquoont signaleacute bon nombre drsquohistoriens des ideacutees anciennes eacutecrit J-Fr Pradeau (en dernier lieu voyez G Nadaf LrsquoOrigine et lrsquoeacutevolution du concept grec de ldquophusisrdquo Edwin Mellen Lewiston-Queenston-Lampeter 1992127 p 1-57) lrsquoemploi de phuacutesis comme cateacutegorie cosmologique et deacutefinitionnelle est caracteacuteristique de la langue nouvelle qui au tournant des vɪe et ve siegravecles deacutesigne agrave la fois la totaliteacute des reacutealiteacutes (toutes choses eacutetant soumises agrave un processus de croissance et de deacuteveloppement qursquoon nomme preacuteciseacutement ldquonaturerdquo) et la speacutecificiteacute des proprieacuteteacutes de chacune drsquoentre elles (chaque chose est le reacutesultat drsquoun processus de croissance particulier qui lui confegravere son aspect et ses proprieacuteteacutes crsquoest-agrave-dire ldquosa naturerdquo) raquo128

Ce mot qui apparaicirct trois fois dans le Poegraveme (X 1 et 5 XVI 3) est tireacute du verbe φύω dont le sens fondamental est agrave lrsquoactif et au mode transitif laquo faire pousser faire naicirctre

127 Note personnelle Cet ouvrage donne lieu agrave une reprise et agrave un remaniement dont le premier volume paru a pour titre Le concept de nature chez les Preacutesocratiques 2008 Lrsquoauteur y traite de PARMENIDE p 206-214

128 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 267

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produire raquo et rarement agrave lrsquoactif intransitif mais reacuteguliegraverement au meacutedio-passif φύομαι laquo croicirctre pousser naicirctre raquo (CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u φύομαι p 1188) Srsquoil met lrsquoaccent sur le fait de naicirctre et de croicirctre il implique aussi le fait de mourir et de disparaicirctre Agrave la diffeacuterence de laquo est raquo et de laquo lrsquoeacutetant raquo consideacutereacute dans sa globaliteacute qui eux ne sont pas soumis agrave la naissance et agrave la mort129 toute chose singuliegravere naicirct et disparaicirct Cette condition sera rappeleacutee agrave lrsquoextrecircme fin du Poegraveme (XIX 2) Parmeacutenide la juge mecircme laquo hideuse raquo

Crsquoest en ce sens que PARMENIDE et ses pairs sont proprement des laquo physiciens raquo φυσικοί qualificatif qui leur sera donneacute plus tard par ARISTOTE mais en un sens restrictif puisqursquoARISTOTE distinguera et opposera dans les eacutetudes philosophiques la laquo physique raquo φυσική qui srsquooccupe de la nature de lrsquolaquo eacutethique raquo ἠθική qui traite de la morale et de la laquo logique raquo λογική qui eacutetudie la raison Chez PARMENIDE tout au moins tout absolument tout aurait releveacute de la laquo physique raquo φυσική si le mot avait existeacute Crsquoest donc avec ce sens pleacutenier que je qualifierais lrsquoEacuteleacuteate de laquo physicien raquo Et en ce sens la tradition tardive ne srsquoest pas trompeacutee en donnant au Poegraveme le titre de περὶ φύσεως laquo sur la nature raquo130

X 2-3 καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα [tu sauras] de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere les œuvres hideuses

Deux adjectifs soulegravevent quelques difficulteacutes εὐαγέος et ἀΐδηλα

Eὐαγέος se rapporte agrave ἠελίοιο laquo soleil raquo et peut ecirctre a priori le geacutenitif singulier de trois homonymes grecs

‒ un premier εὐαγής composeacute de eὖ laquo bien raquo et de ἅγος ou ἄγος laquo ce qui doit ecirctre expieacute raquo laquo crime raquo et signifiant laquo exempt de souillure raquo laquo favorable raquo et par extension laquo lumineux raquo (en particulier chez Platon)

‒ un second εὐαγής eacutegalement composeacute de eὖ laquo bien raquo et drsquoun terme tireacute du verbe ἄγω laquo mener raquo et signifiant laquo qui se meut facilement raquo (chez Hippocrate)

‒ un troisiegraveme εὐαγής composeacute du mecircme eὖ laquo bien raquo et drsquoun terme tireacute du verbe ἡγέομαι laquo conduire raquo laquo guider raquo et signifiant laquo bien conduit raquo drsquoougrave laquo reacutegulier raquo et particuliegraverement preacutecise le Bailly qui vise notre mot ici le rapprochant drsquoun autre terme fait sur le mecircme radical περιηγής (ou περιαγής) laquo de forme arrondie raquo

Les commentateurs actuels optent pour le premier mais avec divers sens La plupart le traduisent soit par laquo brillant raquo (M Conche p 204) laquo bien brillant raquo (B Cassin p 101) laquo resplendissant raquo (J Fregravere p 149) laquo lumineux raquo (L Couloubaritsis p 548) J Bollack cependant le rattache agrave λαμπάδος laquo torche raquo et lrsquoassociant agrave καθαρᾶς laquo pure raquo le traduit par laquo sainte raquo p 264

Le choix de J Bollack nrsquoest pas recevable Lrsquoexpression εὐαγέος ἠελίοιο forme un tout enclaveacute entre un nom λαμπάδος et son deacuteterminant καθαρᾶς pour bien signifier qursquoil srsquoagit drsquoun compleacutement du nom λαμπάδος Εὐαγέος ne peut ecirctre qursquoun deacuteterminant du soleil Quant agrave lrsquoexpression laquo la torche du soleil raquo elle est eacutevidemment agrave comprendre comme laquo la torche qursquoest le soleil raquo et non une torche que brandirait Soleil et qui en serait distincte

Le contexte invite agrave retenir le sens de laquo bien lumineux raquo Il se peut que εὐαγής ait eacuteteacute rapprocheacute de αὐγή laquo lumiegravere eacuteclatante raquo notamment pour deacutesigner lrsquoeacuteclat du soleil et au

129 Pour laquo est raquo laquo eacutetant inengendreacute et impeacuterissable raquo (VIII 3) pour laquo lrsquoeacutetant raquo laquo ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable raquo (VIII 21)

130 Voir aussi lrsquointerpreacutetation de G CASERTANO laquo Parmenides-Scholar of Nature raquo in N-L CORDERO Parmenides Venerable and Awesome p 21-58

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pluriel ses rayons comme dans le frg XV Il se peut mecircme (quatriegraveme possibiliteacute eacutetymologique) que ici il ait eacuteteacute fait sur le thegraveme de ce mot Parmeacutenide nrsquoeacutetant pas avare de neacuteologismes

Les effets de la puissance du soleil ses laquo œuvres raquo ἔργα sont qualifieacutes drsquoἀΐδηλα Le sens de cet adjectif varie lagrave encore consideacuterablement selon les traducteurs et commentateurs Ainsi si nous reprenons nos traducteurs habituels il est rendu par laquo invisibles raquo (B Cassin) laquo cacheacutees raquo (OrsquoBrien-Fregravere et J Fregravere) laquo bien claires raquo (J Bollack) ou laquo destructrices raquo (M Conche L Couloubaritsis) Devant lrsquoimpossibiliteacute de le faire srsquoaccorder avec la laquo pureteacute raquo du soleil et avec les effets beacuteneacutefiques que selon nous il procure certains vont mecircme jusqursquoagrave lui substituer un autre mot tregraves proche ἀείδελος laquo invisible raquo ou ἀείδηλος laquo toujours clair raquo131

Le Bailly se fondant sur lrsquoeacutetymologie distingue un sens actif laquo qui rend invisible qui fait disparaicirctre destructeur raquo et un sens passif laquo invisible inconnu raquo laquo sombre obscur raquo Le reacutedacteur de la notice du Dictionnaire eacutetymologique de Chantraine laisse transparaicirctre sa perplexiteacute comme srsquoil ne parvenait pas agrave saisir ce qui pourrait mettre ces diffeacuterents sens en coheacuterence Il commence par distinguer chez Homegravere trois emplois laquo a) p-ecirc ldquoodieuxrdquo dont on ne peut supporter la vue () eacutepithegravete appliqueacutee agrave Atheacutena agrave Aregraves dans des contextes significatifs [hellip] et aux preacutetendants [hellip] b) mais mecircme dans ces passages les Anciens donnent au mot le sens actif de ldquoqui fait disparaicirctre qui deacutetruitrdquo [hellip] et crsquoest en tout cas le sens qui srsquoimpose lorsque le mot est eacutepithegravete de πῦρ [hellip] c) enfin le sens passif de ldquosecret obscurrdquo est attesteacute Hes Tr 756 [hellip] raquo Et il termine ainsi sa notice laquo Le sens premier semble ecirctre ldquoagrave la vue insupportablerdquo mais dans certains contextes le terme a eacuteteacute entendu comme ldquoqui fait disparaicirctre destructeurrdquo Enfin le sens drsquoldquoinvisiblerdquo est attesteacute Ces donneacutees autorisent agrave poser un ἀ- privatif et ἰδεῖν avec le suffixe -ᾶλος -ηλος raquo132

Puisque le soleil est laquo feu raquo πῦρ et que chez Homegravere crsquoest le sens de laquo qui fait disparaicirctre qui deacutetruit raquo qui srsquoimpose dans ce cas-lagrave il paraicirctrait eacutevident que le sens agrave retenir est laquo destructeur raquo Mais cela nrsquoexplique pas comment on est passeacute du sens eacutetymologique agrave ce sens particulier Par ailleurs il est difficile drsquoeacutecarter drsquoentreacutee de jeu que lrsquoexpression ἔργrsquoἀΐδηλα employeacutee par lrsquoEacuteleacuteate ne fasse pas allusion au chant V de lrsquoIliade ougrave elle apparaicirct deux fois avec le sens croit-on drsquolaquo actions odieuses raquo Or il me semble que lrsquoon peut sortir de lrsquoembarras si lrsquoon repart du sens eacutetymologique de laquo agrave la vue insupportable raquo Une bataille comme un incendie laissent derriegravere eux un spectacle de deacutesolation laquo agrave la vue insupportable raquo La cause en est qursquoils deacutetruisent et que cette destruction est aussi bien insupportable agrave la vue qursquoagrave la droite raison Agrave cause de ce rapport on est facilement passeacute par meacutetonymie de laquo agrave la vue insupportable raquo agrave laquo destructeur raquo mais sans oublier ce lien de cause agrave effet Dans ces conditions lagrave ougrave chez Homegravere on a cru que ἀΐδηλος en raison du contexte signifiait agrave bon droit laquo odieux raquo je pense que lrsquoon peut garder lrsquoimage du sens eacutetymologique et traduire par exemple par laquo hideux raquo qui connote les deux valeurs visuelle et morale

La premiegravere fois qursquoelle se rencontre dans lrsquoIliade lrsquoexpression ἔργrsquoἀΐδηλα est dans la bouche drsquoHeacutera qui srsquoadressant agrave Zeus lui demande V 757 laquo Zeus pegravere nrsquoes-tu pas outreacute des actions hideuses drsquoAregraves raquo La seconde fois elle est sur les legravevres drsquoAregraves lui-mecircme qui blesseacute par Diomegravede implore Zeus dans les mecircmes termes V 871 laquo Zeus pegravere nrsquoes-tu pas outreacute de voir toutes ces actions hideuses raquo Quelques vers plus loin le mecircme Aregraves parle

131 Pour des explications compleacutementaires sur cette question et sur les choix des traducteurs voir M CONCHE p 205-207 et J BOLLACK p 266-267

132 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 30

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drsquoAtheacutena en la traitant drsquolaquo enfant hideuse raquo παῖδrsquoἀΐδηλον (V 880) Et Zeus dans sa reacuteponse agrave Aregraves reconnaicirct qursquoil lrsquoa fait naicirctre lui-mecircme laquo si hideuse raquo ὧδε ἀΐδηλος (V 897)

Je serais donc fortement tenteacute pour ma part de penser que Parmeacutenide visait ici en X 3 agrave propos des œuvres du soleil agrave la fois leur aspect laquo destructeur raquo (aspect objectif) et leur aspect moral (jugement de valeur) Crsquoest dans la nature du feu de deacutetruire Mais par cette destruction qui met un terme aux ecirctres singuliers et qui en particulier fait peacuterir les vivants il autorise en mecircme temps le passage drsquoun eacutetat des eacuteleacutements agrave un autre drsquoun ecirctre agrave un autre Il en est lrsquoagent neacutecessaire Crsquoest une laquo destruction creacuteatrice raquo pour reprendre lrsquoexpression que Joseph Stumpeter a formuleacutee pour theacuteoriser une certaine eacuteconomie Mais aussi bien en raison des modaliteacutes qui sont peacutenibles et douloureuses que de la condition geacuteneacuterale des ecirctres qui est drsquoecirctre eacutepheacutemegravere et mortelle le regard qursquoune connaissance approfondie conduit agrave porter sur le monde mecircme lorsqursquoelle a eacuteteacute engageacutee avec enthousiasme nrsquoen reste pas moins profondeacutement pessimiste Oui tous les ecirctres sont eacutepheacutemegraveres Oui lrsquohomme est bien un laquo mortel raquo βροτός Pas drsquoeacutechappatoire possible Il nrsquoest pas doteacute drsquoune acircme immortelle Et il nrsquoy a pas un autre monde ougrave celle-ci pourrait srsquoeacutevader et mener une autre vie Lrsquoanalyse rationnelle aboutit ainsi agrave la conclusion que le monde tout entier bien que rationnel dans sa constitution est finalement absurde au sens ougrave Camus lrsquoentendait133 qursquoil est cruel laquo hideux raquo ἀΐδηλος que lrsquoharmonie dynamique du laquo transmonde raquo se paie au prix fort la destruction des ecirctres singuliers Par le choix de ce terme Parmeacutenide nrsquoexprime pas seulement un constat il porte un jugement intellectuel et moral lequel implique au moins de maniegravere implicite que le malheur sinon le mal se trouve inscrit dans lrsquoordre mecircme des choses Celui-ci nrsquoest pas la conseacutequence de la preacutesence de la laquo matiegravere raquo introduite dans la constitution des choses par suite drsquoune deacutegradation selon une conception eacutemanatiste de la genegravese du monde ni comme dans la tradition judeacuteo-chreacutetienne la conseacutequence drsquoune faute morale primordiale imputable agrave lrsquohomme Il est la condition mecircme de la transformation du monde et de la genegravese des ecirctres et des choses Il est immanent Crsquoest dans la deacutefinition mecircme de la laquo nature raquo φύσις

Cette analyse sera corroboreacutee par le frg XII dans lequel lrsquoEacuteleacuteate eacutetend le qualificatif drsquolaquo odieux raquo στυγεροῖο (XII 4) agrave lrsquoensemble des reacutealiteacutes cosmiques aussi bien qursquoagrave la geacuteneacuteration humaine

La torche est qualifieacutee de laquo pure raquo καθαρᾶς Cet adjectif est sans aucun doute agrave entendre agrave partir de la division de la totaliteacute en deux laquo contraires raquo ἀντία laquo Feu raquo Πῦρ et laquo Nuit raquo Νύξ (cf VIII 55-59) Mais je pense qursquoil ne doit pas ecirctre pris au pied de la lettre Le soleil ne saurait certes se confondre avec la nuit Mais en tant qursquoecirctre singulier il est neacutecessairement un laquo mixte raquo un meacutelange de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo avec eacutevidemment une proportion maximale de laquo Lumiegravere raquo

Frg X 5-7 εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

133 Absurde non pas au sens de qui viole un raisonnement logique mais laquo dont lrsquoexistence ne paraicirct justifieacutee par aucune fin derniegravere raquo

104

Lagrave encore les commentateurs divergent grandement sur la nature du laquo ciel raquo οὐρανός sur sa position et le rocircle qursquoil tient dans la cosmologie de Parmeacutenide134

laquo Drsquoapregraves le fragment 10 eacutecrit M Conche le ciel ldquose tient tout autourrdquo il convient en effet de donner agrave ἀμφὶς ἔχειν le sens homeacuterique de se tenir tout autour (cf ἀμφὶς ἐόντες ldquoceux qui sont tout autourrdquo Il 24488) Nous avons vu (ad 830-31) qursquoAnankegrave tient lrsquoecirctre dans les liens de la limite lrsquoenlace Mais alors il srsquoagissait drsquoune figure de style Ici il srsquoagit drsquoune figure mythique puisque ldquoAnankegraverdquo est lrsquoun des noms de la diviniteacute (δαίμων) qui preacuteside agrave la geacuteneacuteration des ecirctres (cf A 37 I) dans le cadre drsquoun mythe cosmogonique Par le meacutelange des principes contraires le Feu-lumiegravere et la Nuit est neacute le monde et en particulier lrsquoenglobant de tout ce qui est au monde le ciel οὐρανός raquo p 208

Selon J Bollack laquo on voit bien la puissance deacutemiurgique traiter le ciel aussi implacablement que lrsquoont eacuteteacute les Titans enchaicircneacutes Elle lui confie comme agrave un Atlas la tacircche de porter ou de maintenir les frontiegraveres infeacuterieures de ce monde supeacuterieur situeacute entre lrsquoeacutether et la lune raquo p 265

B Cassin qui reacuteagissait agrave cette conception de J Bollack exprimeacutee jusqursquoalors dans un article paru en 1990135 exprimait ainsi ses reacuteserves

laquo Dans la logique de reacutesonance alecirctheia-doxa136 il me semble pour ma part essentiel de ne pas couper cet amphis ekhonta du amphis ekhein (I 12) qui caracteacuterise le linteau enserrant les portes de la nuit et du jour Et drsquoentendre simultaneacutement VIII 31 anagkecirc peiratos en desmoisin ekhei to min amphis eergei ldquola neacutecessiteacute le tient dans les liens de la limite qui lrsquoenclocirct tout autourrdquo Bref jrsquoattache plus de creacutedit aux eacutechos internes ndash le linteau la neacutecessiteacute qui tient lrsquoeacutetant et le ciel avec la neacutecessiteacute qui le megravene ndash qursquoagrave la construction de la congruence avec Aeumltius raquo [hellip] Et je deacuteduirais volontiers de ces analogies [hellip] que lrsquounivers de la doxa parmeacutenidienne est spheacuterique comme lrsquoeacutetant raquo p 197

J Bollack dans son livre paru en 2006 rejette ces reacuteserves Les laquo eacutechos internes raquo qursquoelle met en avant dit-il laquo sont loin de fournir lrsquoargument que lrsquoon croit en faveur drsquoun encerclement On peut au contraire sur cette base mecircme ecirctre ameneacute agrave reconsideacuterer les renvois internes au poegraveme exactement dans lrsquoautre sens Les apparences ne sont pas en faveur de lrsquohypothegravese que ldquocielrdquo deacutesigne la voucircte externe raquo p 265

Il me semble que crsquoest B Cassin qui a vu juste mecircme si lrsquoexpression qursquoelle emploie laquo eacutechos internes raquo est trop faible Les expressions ἀμφὶς ἔχοντα laquo qui tient tout autour raquo et ἐπέδησεν Ἀνάγκη πείρατrsquoἔχειν ἄστρων laquo Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute pour qursquoil maintienne les limites des astres raquo imposent en effet de faire un rapprochement avec ce que Parmeacutenide a dit dans la premiegravere partie du Poegraveme des caracteacuteristiques de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν ougrave figurent des expressions identiques ou eacutequivalentes137

134 Voir par exemple M CONCHE p 208-209 B CASSIN p 197 J BOLLACK p 264-266

135 J BOLLACK laquo La cosmologie parmeacutenidienne de Parmeacutenide raquo in R BRAGUE et J-F COURTINE (eacuted) Hermeacuteneutique et ontologie Paris PUF 1990 p 17-53

136 Alecirctheia renvoie agrave la premiegravere partie du Poegraveme doxa agrave la seconde (note personnelle)

137 B CASSIN a tout agrave fait raison de rapprocher lrsquoexpression ἀμφὶς ἔχοντα de X 5 de ἀμφὶς ἔχειν du proegraveme (I 12) Mais le proegraveme eacutetant une annonce de ce qui sera exposeacute par la suite on ne peut le faire entrer dans lrsquoargumentation Cette argumentation en revanche sera preacutecieuse pour la compreacutehension du proegraveme

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Aux vers 42-44 du frg VIII Parmeacutenide a affirmeacute que laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν en tant que totaliteacute de toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres πάντα

‒ a une laquo limite raquo πεῖρας ‒ qursquoil est laquo fini de toutes parts raquo τετελεσμένον πάντοθεν ‒ qursquoil est laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης

ἐναλίγκιον ὄγκῳ ‒ enfin qursquoil est laquo de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ

Un peu plus haut aux vers 30-31 du mecircme fragment il en a donneacute lrsquoexplication en disant que laquo la puissante Neacutecessiteacute le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει

Il ne fait pas de doute que le laquo ciel raquo οὐρανός du frg X est la limite laquo physique raquo externe πεῖρας de laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν qursquoil englobe tout lrsquounivers et qursquoil a pour des raisons drsquoeacutequilibre des laquo forces raquo ἴσων ἀμφοτέρων laquo toutes deux eacutegales raquo (IX 4 cf ἰσοπαλές laquo de force eacutegale raquo VIII 44) la forme drsquoune laquo sphegravere bien ronde raquo σφαῖρα εὔκυκλος (VIII 43) Au-delagrave il nrsquoy a absolument rien On peut certes concevoir un espace infini Mais cet espace nrsquoest qursquoun concept Il nrsquoa rien de reacuteel Il nrsquoy a pas non plus un espace qui pourrait ecirctre le seacutejour des dieux par exemple Peut-ecirctre Parmeacutenide rejette-t-il explicitement cette possibiliteacute lorsque plus loin en XI 2-3 il appelle le ciel laquo lrsquoOlympe extrecircme raquo Ὂλυμπος ἔσχατος En laquo seacutecularisant raquo ou laquo laiumlcisant raquo ainsi lrsquoOlympe il reacutecuse en mecircme temps lrsquoexistence des dieux

La deacutemarche de lrsquoEacuteleacuteate est laquo scientifique raquo Face agrave ce qui est expeacuterimentalement inaccessible la deacutemarche logique est de proposer une hypothegravese explicative agrave partir drsquoobservations et de raisonnements analogiques ou autres jusqursquoagrave ce qursquoun jour lrsquoexpeacuterience vienne la confirmer lrsquoinfirmer ou la transformer Crsquoest ce qursquoa fait Parmeacutenide La conception drsquoun univers spheacuterique a peut-ecirctre eacuteteacute suggeacutereacutee par lrsquoimpression que nous donne une vision naiumlve du ciel Mais les savants de lrsquoAntiquiteacute avaient certainement observeacute que crsquoeacutetait une illusion drsquooptique en constatant que la demi-sphegravere que lrsquoon voit au-dessus de nos tecirctes a pour centre lrsquoobservateur et qursquoelle se deacuteplace en mecircme temps que lui comme le fait la ligne drsquohorizon Pour affirmer que le ciel est spheacuterique et qursquoil est la limite extrecircme de lrsquounivers il fallait deacutepasser cette illusion et construire sur drsquoautres bases plus solides Et lrsquoargument principal qursquoavance Parmeacutenide est celui de laquo lrsquoeacutequilibre des forces raquo ἰσοπαλὲς que seule une forme spheacuterique est susceptible de preacuteserver sans quoi lrsquoeacutetant nrsquoaurait pas une permanence certaine

Ce qui nous a eacuteteacute transmis du texte de Parmeacutenide est trop lacunaire pour savoir comment il deacutefinissait cette sphegravere-limite Drsquoapregraves Aeumltius elle serait laquo solide raquo στερεόν laquo ce qui les [ie les couronnes] enveloppe toutes agrave la maniegravere drsquoun rempart est solide raquo τὸ περιέχον δὲ πάσας τείχους δίκην στερεὸν ὑπάρχειν138

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Telle eacutetait la promesse Qursquoen fut-il de sa reacutealisation sous la conduite de Parmeacutenide Nous ne le saurons pas La tradition a apparemment eacuteteacute aussi deacutevastatrice qursquoun feu De la construction qursquoil a faite de lrsquounivers il ne reste que quelques rares brandons 3 vers seulement pour le preacutesenter dans son ensemble 2 vers incomplets pour deacutecrire la Lune et 1 mot pour notre Terre Leur interpreacutetation qui plus est est incertaine Les commentateurs ont

138 AEumlTIUS De placitiis philosophorum ed H DIELS Doxographi graeci Berlin 1879 p 335 La citation entiegravere du passage sera donneacutee un peu plus bas

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cru que le teacutemoignage drsquoAeumltius allait les sortir drsquoembarras Ils ont donc tenteacute de reconstituer lrsquounivers parmeacutenidien Ainsi en franccedilais M Conche p 215-229 J Fregravere p 119-126 J Bollack p 226-276 et L Couloubaritsis p 459-505 J Bollack deacuteveloppant une ideacutee eacutemise par K Reinhardt en 1916 a mecircme cru voir en ce frg XII la premiegravere phase drsquoune peacuteriodisation la phase preacutecosmique laquelle preacutecegravede la phase cosmogonique (qui serait eacutevoqueacutee en XI) et la phase cosmologique (frg X) Comme agrave lrsquoaccoutumeacute ces reconstructions divergent grandement et reconnaissons-le relegravevent beaucoup de la speacuteculation Aussi B Cassin exprime-t-elle beaucoup de reacuteserves agrave leur eacutegard et se garde-t-elle prudemment drsquoen proposer une autre

Agrave la veacuteriteacute les commentateurs se sont trompeacutes sur le propos que tient Parmeacutenide dans les deux premiers vers du frg XII Ils ont coupeacute ces derniers des deux vers qui les suivent et du seul vers qui compose le frg XIII pensant qursquoils concernent seulement la geacuteneacuteration humaine alors qursquoils portent sur les deux domaines agrave la fois lrsquoordre cosmique et lrsquoordre humain et qursquoils indiquent clairement le sens selon lequel ils doivent ecirctre compris

Eacutetant donneacute lrsquoimportance que les commentateurs ont attacheacutee agrave ce passage du Poegraveme il me semble neacutecessaire de montrer drsquoabord qursquoune interpreacutetation qui isole les deux premiers vers du frg XII deacutebouche sur une impasse avant drsquoen proposer une nouvelle lecture apregraves les avoir reconsideacutereacutes dans leur contexte

Dispositif drsquoensemble

Frg XII 1-4 139

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μέν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle imaginahellip

139 SIMPLICIUS est le seul agrave nous rapporter ce passage Il le fait en deux fois drsquoabord les vers 2-6 (in Physica 31 13-17) puis les vers 1-3 (in Physica 39 14-16) En son entier le fragment fait un peu plus de 5 vers Le v 5 et le deacutebut du v 6 concernent agrave lrsquoeacutevidence la geacuteneacuteration humaine Crsquoest pourquoi je les reacuteserve pour le moment ougrave je traiterai de cette question Les deux premiers concernent lrsquoordre cosmique Cela ne fait aucun doute Quant aux vers meacutedians les v 3 et 4 auxquels il convient drsquoajouter lrsquounique vers du frg XIII ils portent sur les deux ordres agrave la fois le cosmique et lrsquohumain

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De la Lune et de la Terre

Agrave propos de la Lune Frg XIV

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο Le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

Le teacutemoignage drsquoAeumltius

Texte grec et traduction140

Παρμενίδης στεφάνας εἶναι περιπεπεπλεγμένας ἐπαλλήλους Parmeacutenide dit qursquoil y a des couronnes tresseacutees tout autour les unes au-dessus des autres

τὴν μὲν ἐκ τοῦ ἀραιοῦ τὴν δὲ ἐκ τοῦ πυκνοῦ μικτὰς δὲ ἄλλας ἐκ φωτὸς καὶ σκότους lrsquoune faite du rare lrsquoautre du dense drsquoautres meacutelangeacutees faites de lumiegravere et drsquoobscuriteacute

μεταξὺ τούτων καὶ τὸ περιέχον δὲ πάσας τείχους δίκην στερεὸν ὑπάρχειν dans lrsquointervalle entre elles et ce qui les entoure toutes comme un rempart est solide

ὑφrsquoᾧ πυρώδης στεφάνη καὶ τὸ μεσαίτατον πασῶν avec au-dessous une couronne de feu et ce qui est le plus au centre de toutes lt est solide gt

περὶ ὃ πάλιν πυρώδης τῶν δὲ συμμιγῶν τὴν μεσαιτάτην autour de lui agrave nouveau une couronne de feu La plus centrale des couronnes mixtes est

ἁπάσαις ltτοκέαgt [ou lt ἀρχήν gt τε καὶ lt αἰτίανgt]141 πάσης κινήσεως pour toutes lt la megravere gt [ou lt le principe gt et lt la cause gt] de tout mouvement

καὶ γενέσεως ὑπάρχειν ἣντινα καὶ δαίμονα κυϐερνῆτιν καὶ κληροῦχον ἐπονομάζει et de tout engendrement Il lrsquoappelle diviniteacute qui gouverne et qui tient les parts

Δίκην τε καὶ Ἀνάγκην Justice et Neacutecessiteacute

c) Lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reconstruction de la structure de lrsquounivers de Parmeacutenide

XII 1-2 Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

140 Le texte est eacutediteacute deux fois par DIELS une fois dans les Fragmente der Vorsokratiker (A 37 I) et une autre fois dans les Doxographi Graeci p 335 4-16 Le texte des Fragmente der Vorsokratiker est fautif en ce sens que lrsquoeacutediteur a introduit une conjecture sans la mentionner comme telle στερεόν apregraves τὸ μεσαίτατον πασῶν laquo la plus centrale de toutes raquo Pour cette raison les commentateurs retiennent la version publieacutee dans les Doxographi Graeci

141 La leccedilon des manuscrits est seulement τε καὶ

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αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

De la structure supposeacutee de lrsquounivers de Parmeacutenide il ne reste que ces deux vers en tout et pour tout qui plus est incomplets en ce sens que nous manquent le nom de ce dont il est question et lrsquoaffirmation dont ces deux vers sont lrsquoexplication (ils sont introduits par un γάρ laquo en effet raquo) La raison en est que Simplicius le seul citateur ne srsquointeacuteresse pas agrave la configuration cosmologique de lrsquoEacuteleacuteate142 mais seulement agrave la laquo cause productrice des corps qui sont en devenir et des choses non corporelles qui complegravetent la geacuteneacuteration raquo agrave savoir la laquo diviniteacute raquo δαίμων mentionneacutee au v 3 Drsquoapregraves le doxographe Aeumltius les composantes dont parlerait ici Parmeacutenide seraient des laquo couronnes raquo στεφάναι Aeumltius convient-il de le remarquer drsquoentreacutee de jeu agrave la diffeacuterence de Simplicius ne connaicirct pas directement le Poegraveme de Parmeacutenide Il ne le connaicirct qursquoagrave travers Theacuteophraste (372370 ndash 288285) qui fut disciple drsquoAristote et le premier scholarque du Lyceacutee (de 322 agrave sa mort) Le passage correspondant de Theacuteophraste est perdu On ne peut donc distinguer entre ce qui revient en propre agrave Aeumltius et ce qui appartient agrave sa source Theacuteophraste ou mecircme lrsquoun des eacuteventuels doxographes intermeacutediaires

Le terme στεφάναι laquo couronnes raquo devait ecirctre dans la source puisqursquoil est eacutegalement mentionneacute par Ciceacuteron qui cite Parmeacutenide eacutegalement drsquoapregraves Theacuteophraste143 Nous savons que pour lrsquoEacuteleacuteate lrsquounivers consideacutereacute dans son entier est laquo semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde raquo εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ (VIII 43) Nous savons aussi que agrave lrsquointeacuterieur de cette sphegravere les laquo forces raquo parce qursquoelles sont contraires doivent ecirctre reacuteparties de maniegravere eacutequilibreacutee sans quoi le monde prendrait fin assez rapidement Il serait donc logique que les laquo formes raquo qui portent ces laquo forces raquo au niveau cosmique aient eacutegalement une forme spheacuterique ou tout du moins srsquoinscrivent dans cette forme geacuteomeacutetrique Pourquoi degraves lors Parmeacutenide si crsquoest agrave lui qursquoil faut faire remonter la deacutenomination de laquo couronnes raquo nrsquoaurait-il pas gardeacute le terme σφαῖραι pour deacutesigner des eacutepaisseurs spheacuteriques lesquelles peuvent srsquoemboicircter les unes dans les autres agrave la maniegravere de poupeacutees gigognes On peut eacutevoquer une raison meacutetrique ou mecircme simplement de style Nous en avons deacutejagrave rencontreacute quelques exemples Mais plus concregravetement lrsquoimage de la laquo sphegravere raquo pour deacutesigner des eacutetages infeacuterieures ou internes de lrsquounivers pouvait ecirctre gecircneacutee par le rapprochement avec des astres comme le soleil la lune et la terre qui sont des laquo boules raquo pleines et que lrsquoon qualifie eacutegalement de laquo sphegraveres raquo σφαῖραι En revanche lrsquoimage de la laquo couronne raquo si elle a lrsquoavantage drsquoeacutevoquer une eacutepaisseur circulaire a lrsquoinconveacutenient de ne deacutesigner qursquoune laquo bande raquo non une forme spheacuterique ou une couche concentrique comme on le dit aujourdrsquohui par exemple de la constitution de la Terre Plus grave elle rend impossible toute adeacutequation entre une repreacutesentation du monde et la reacutealiteacute physique des choses

Le pluriel et le comparatif (laquo les plus eacutetroites raquo et laquo celles drsquoau-dessus raquo) laissent supposer qursquoil srsquoagit drsquoune structure binaire qui se reproduit laquelle structure comprend une composante laquo pleine drsquoun feu sans meacutelange raquo et une autre laquo pleine de nuit raquo Le comparatif laquo στεινότεραι raquo qui est drsquousage quand il srsquoagit de deux et non comme en franccedilais le

142 Peut-ecirctre aussi et ce serait un indice en faveur de lrsquointerpreacutetation que je donnerai plus loin parce qursquoil a bien vu que ces vers de PARMENIDE ne concernent pas lrsquoorganisation de la structure de lrsquounivers mais sa genegravese permanente

143 Dans le De natura deorum (I 11 28) CICERON eacutecrit Nam Parmenides commenticium quiddam coronae simile efficit (στεφάνην appellat)hellip laquo car Parmeacutenide fabrique une sorte drsquoinvention semblable agrave une couronne (il lrsquoappelle στεφάνη)hellip raquo

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superlatif ou lrsquoadjectif simple144 laisse eacutegalement supposer que la composante pleine de feu est agrave lrsquointeacuterieur lrsquoautre agrave lrsquoexteacuterieur si lrsquoeacutetroitesse en question concerne le diamegravetre de la couronne et non sa largeur et si la preacuteposition ἐπί dans lrsquoexpression αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς a un sens spatial de verticaliteacute et signifie bien laquo au-dessus raquo et non laquo apregraves raquo qui pourrait avoir un sens spatial de lateacuteraliteacute comme le laissent entendre les traductions de B Cassin (laquo celles qui les suivent raquo p 97) M Conche et L Couloubaritsis (laquo celles qui suivent raquo respectivement p 222 et p 548) J Bollack (laquo celles qui venaient agrave la suite de celles-lagrave raquo p 237) J Fregravere traduit par laquo agrave cocircteacute raquo p 150

laquo Entre les deux raquo μετά laquo jaillit raquo ἵεται un laquo lot raquo αἶσα de flammes φλογός (le grec a le singulier) Des traducteurs que jrsquoai habituellement retenus seul L Couloubaritsis traduit μετά par laquo entre raquo J Fregravere rend cet adverbe par laquo avec raquo p 150 et les autres par laquo apregraves raquo introduisant plutocirct une ideacutee de temporaliteacute que de spatialiteacute (J Bollack p 237 B Cassin p 97 M Conche p 222) Lrsquounivers serait donc constitueacute drsquoune alternance de couples de couronnes spheacuteriques qui srsquoemboicircteraient les uns dans les autres la couronne de feu eacutetant agrave chaque fois en-dessous et celle de nuit au-dessus avec entre les deux un espace dans lequel laquo jaillit un lot de flammes raquo Selon cette disposition la derniegravere (qui porterait le nom de laquo ciel raquo οὐρανός ou drsquolaquo Olympe extrecircme raquo Ὂλυμπος ἔσχατος) serait faite de nuit

Le teacutemoignage drsquoAeumltius complegravete certes le texte de Parmeacutenide Mais il rend la repreacutesentation des choses encore plus confuse

Il confirme tout drsquoabord que les couronnes sont regroupeacutees par paires La fin de la premiegravere proposition se termine au singulier τὴν μὲν ἐκ τοῦ ἀραιοῦ τὴν δὲ ἐκ τοῦ πυκνοῦ laquo lrsquoune faite du rare lrsquoautre du dense raquo La structure de la phrase est manifestement elliptique Il faut comprendre qursquoil y a une seacuterie de laquo couronnes raquo que celles-ci sont organiseacutees par paires et que pour chaque paire une des deux couronnes est composeacutee du rare lrsquoautre du dense Les termes ἀραιός laquo rare raquo et πυκνός laquo dense raquo sont bien parmeacutenidiens Mais ils proviennent drsquoun autre endroit du Poegraveme de VIII 56-59 drsquoun passage ougrave il est question de la reacutepartition faite par les laquo mortels raquo Les adjectifs ἀραιός et πυκνός sont chez Parmeacutenide deux des traits qui caracteacuterisent pour lrsquoun le feu pour lrsquoautre la nuit Chez Aeumltius ils remplacent les expressions parmeacutenidiennes πλῆντο πυρός laquo sont pleines de feu raquo (XII 1) et [πλῆντο] νυκτός laquo sont pleines de nuit raquo (XII 2) Cela se comprend bien si on se rappelle qursquoAeumltius nrsquoavait pas le texte de Parmeacutenide sous les yeux mais celui de Theacuteophraste (ou drsquoune source intermeacutediaire) et si deacutejagrave chez ce dernier lrsquointerpreacutetation personnelle ou la paraphrase srsquoeacutetait substitueacutee au texte parmeacutenidien

En revanche la description qursquoAeumltius (ou sa source) fait des rapports entre les couronnes rend leur repreacutesentation encore plus probleacutematique Tout drsquoabord il dit qursquoelles sont περιπεπεπλεγμένας ἐπαλλήλους laquo tresseacutees tout autour les unes au-dessus des autres raquo Le tressage en question se rapporte-t-il agrave chaque couronne prise isoleacutement ou deacutefinit-il les relations dans chaque binocircme entre la couronne infeacuterieure et la couronne supeacuterieure auquel cas chaque couronne serait tantocirct supeacuterieure tantocirct infeacuterieure Par ailleurs le participe parfait περιπεπεπλεγμένας est-il agrave prendre au sens litteacuteral ou doit-il ecirctre consideacutereacute comme ameneacute presque meacutecaniquement par lrsquoimage de la couronne et ne doit pas ecirctre pris au sens propre La majeure partie des couronnes eacutetaient tresseacutees Lrsquoexpression πλέκειν στεφάνας laquo tresser des couronnes raquo a fini par devenir une locution toute faite Aeumltius (ou sa source) aurait tout aussi bien pu eacutecrire στεφάνας περιτεθειμένας laquo couronnes placeacutees tout autour raquo

144 En franccedilais par exemple nous pouvons employer lorsque nous comparons deux personnes lrsquoune forte lrsquoautre faible soit laquo la personne forte lrsquoemporte sur la personne faible raquo (adjectif simple) soit laquo la personne la plus forte lrsquoemporte sur la personne la plus faible raquo (superlatif) Le grec en pareil cas utilise le comparatif pour les deux adjectifs

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expression synonymique eacutegalement attesteacutee en grec Le preacutefixe περί signifie laquo autour raquo laquo tout autour raquo Enfin le pronom ἐπαλλήλους signifie laquo les unes au-dessus des autres raquo Le pronom simple αλλήλους exprime la reacuteciprociteacute laquo les uns les autres raquo et le preacutefixe ἐπί en preacutecise la modaliteacute soit selon la valeur qursquoon retient un rapport de superposition laquo au-dessus raquo soit un rapport de succession dans lrsquoespace ou dans le temps laquo apregraves raquo Si lrsquoon veut malgreacute tout sauver une repreacutesentation du monde qui fasse droit agrave la reacutealiteacute physique observable il convient de ne pas prendre ces images au pied de la lettre et de consideacuterer que les laquo couronnes raquo sont une autre faccedilon de nommer des laquo sphegraveres raquo En conseacutequence il nrsquoy a donc pas agrave imaginer que les bandes spheacuteriques qui distribuent les composants de lrsquounivers sont elles-mecircmes tresseacutees comme des couronnes ni qursquoelles le sont entre elles comme cela est parfois compris M Conche traduit laquo des couronnes enrouleacutees lrsquoune autour de lrsquoautre qui se suivent sans interruption raquo p 215 J Bollack raquo des couronnes (ou ldquosphegraveresrdquo) encastreacutees circulairement coucheacutees les unes sur les autres raquo p 242 B Cassin laquo des couronnes encastreacutees agrave la suite les unes des autres raquo p 195 J Fregravere laquo sphegraveres encastreacutees de faccedilon concentrique serreacutees les unes contre les autres raquo L Couloubaritsis enfin parle de laquo couronnes qui sont enchevecirctreacutees entre elles raquo p 488

Autre complication apporteacutee par Aeumltius entre ces premiegraveres couronnes srsquointercalent des couronnes laquo mixtes faites de lumiegravere et drsquoobscuriteacute raquo μικτὰς δὲ ἄλλας ἐκ φωτὸς καὶ σκότους Lrsquoadjectif μικτάς laquo mixtes raquo laquo meacutelangeacutees raquo ne figure pas dans ce qui nous reste du texte de Parmeacutenide Mais le thegraveme de ce mot apparaicirct aussitocirct apregraves non pas agrave propos des laquo couronnes raquo mais agrave propos du rapport entre macircle et femelle (μίξιος et μιγῆν XII 4 et 5) Si lrsquoemploi de ce qualificatif agrave propos des laquo couronnes raquo est ducirc agrave Aeumltius ou agrave sa source il est parfaitement justifieacute Un grand nombre de pheacutenomegravenes cosmiques peuvent ecirctre compris comme des produits engendreacutes par la rencontre entre deux formes contraires et donc ecirctre des composeacutes de lrsquoune et de lrsquoautre selon des proportions variables On doit en deacuteduire que les couronnes mixtes ne srsquointercalent pas entre les couples de couronnes que lrsquoon peut qualifier de laquo pures raquo mais agrave lrsquointeacuterieur de ces couples entre celle du laquo rare raquo et celle du laquo dense raquo comme les appelle Aeumltius En revanche les termes qui deacutesignent ce dont les couronnes mixtes sont faites ne sont pas exactement ceux de Parmeacutenide Selon lui elles sont faites de laquo lumiegravere et drsquoobscuriteacute raquo ἐκ φωτὸς καὶ σκότους Le premier terme est effectivement employeacute par Parmeacutenide dans le frg XII (vers 1) Lrsquoautre σκότος laquo obscuriteacute raquo ne figure dans aucun fragment Parmeacutenide parle de laquo nuit raquo νύξ laquo Lumiegravere raquo et laquo nuit raquo ne sont pas de veacuteritables antonymes agrave la lumiegravere srsquooppose lrsquoobscuriteacute et agrave la nuit le jour On peut supposer que pour cette raison Aeumltius ou sa source a remplaceacute νύξ par σκότος Quant agrave imaginer ce que tout cela donne concregravetement on serait bien en peine drsquoen esquisser le moindre modegravele

Apregraves avoir parleacute des couronnes mixtes Aeumltius preacutecise qursquoune couronne de feu est au-dessous de laquo ce qui les entoure toutes comme un rempart raquo autrement dit de la limite de lrsquounivers le laquo ciel raquo lrsquolaquo Olympe extrecircme raquo Mais lrsquoadjectif qursquoemploie Aeumltius pour qualifier la couronne qui est placeacutee au-dessous drsquoelle est pour le moins ambigu Il dit qursquoelle est laquo de feu raquo πυρώδης En reacutealiteacute elle devrait ecirctre comprise comme une laquo couronne mixte raquo comme il appelle les couronnes intermeacutediaires puisqursquoelle se trouve neacutecessairement entre deux enveloppes drsquoun binocircme dont la supeacuterieure ou exteacuterieure est laquo solide raquo et laquo faite de nuit raquo et dont lrsquoinfeacuterieure ou inteacuterieure est laquo faite drsquoun feu sans meacutelange raquo

Si lrsquoon maintenait jusqursquoau bout la logique des binocircmes de couronnes concentriques dans un univers spheacuterique avec agrave lrsquointeacuterieur de chacun drsquoeux une couronne mixte la couronne infeacuterieure du binocircme le plus central devrait neacutecessairement se ramener agrave une laquo sphegravere raquo au sens de laquo boule raquo Elle serait laquo pleine de feu raquo et drsquoelle devrait laquo jaillir un lot de flammes raquo Compte tenu de ce que les Anciens pouvaient connaicirctre de lrsquounivers seul le soleil

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pouvait reacutepondre agrave cette deacutefinition Mais ce nrsquoest pas ce que laissent supposer ni la suite du texte drsquoAeumltius ni les autres rares teacutemoignages

Aeumltius (ou sa source) dit que laquo ce qui est le plus au centre de toutes les couronnes [est solide] autour de lui agrave nouveau une couronne de feu raquo Comme le pensent plusieurs commentateurs comme B Cassin p 195 ou J Bollack p 243 il convient certainement de sous-entendre στερεὸν ὑπάρχειν laquo est solide raquo apregraves τὸ μεσαίτατον πασῶν Il manque un verbe Et la symeacutetrie avec la proposition preacuteceacutedente invite agrave reprendre ce verbe et cet attribut Ce type drsquoellipse est tregraves courant Est-ce la Terre que deacutesigne Aeumltius et faisant partie de la couronne de feu qui lrsquoentoure le soleil Dans ce cas il faudrait inverser lrsquoordre des deux couronnes qui composent ce binocircme central lrsquoeacuteleacutement laquo nuit raquo serait en-dessous et lrsquoeacuteleacutement laquo feu raquo au-dessus Il faudrait aussi consideacuterer que la Terre est faite de laquo nuit raquo qursquoelle nrsquoest pas un astre drsquoune couronne mixte Pour la plupart des commentateurs de Parmeacutenide la Terre serait au centre et le soleil dans la peacuteripheacuterie de la Terre cf J Bollack (scheacutema p 275) L Couloubaritis (scheacutema p 501) Aristote dit que pour Parmeacutenide le soleil laquo va autour de la Terre raquo (Meacutetaphysique Z 15 1040 a 31)

Du texte parmeacutenidien compleacuteteacute par drsquoautres sources avant tout du teacutemoignage drsquoAeumltius il ressort qursquoil est impossible ni de tirer une repreacutesentation coheacuterente du dispositif cosmique envisageacute par Parmeacutenide ni de distribuer les pheacutenomegravenes observables agrave lrsquointeacuterieur de ce dispositif145 Mais sans doute est-ce une erreur que de vouloir absolument poursuivre un tel objectif

d) La genegravese permanente du laquo monde raquo de Parmeacutenide XII 1-4 et XIII

Une autre interpreacutetation de ces deux premiers vers du frg XII devient possible si lrsquoon srsquoavise de ne pas les couper de ce qui suit les vers 3 et 4 et drsquoen rapprocher le frg XIII

XII 3-4 ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

XIII Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle imaginahellip

Dans le frg XII de Parmeacutenide la mention de la diviniteacute δαίμων fait immeacutediatement suite agrave la mention des premiegraveres paires de laquo couronnes raquo La diviniteacute se trouve en leur milieu Drsquoapregraves Aeumltius (ou sa source) qui intercale des laquo couronnes mixtes raquo la diviniteacute est identifieacutee agrave lrsquoune de ces derniegraveres et plus preacuteciseacutement laquo agrave celle qui est la plus au centre raquo et qui laquo pour toutes est geacutenitrice [ou cause et principe] de tout mouvement et de tout engendrement raquo Cette couronne preacutecise Aeumltius Parmeacutenide laquo lrsquoappelle aussi diviniteacute qui gouverne et qui tient les parts Justice et Neacutecessiteacute raquo

Le texte du doxographe est agrave quelques endroits incertain et relegraveve plus de la paraphrase et de lrsquointerpreacutetation que drsquoune reproduction fidegravele

145 Il est tentant de rapprocher la description du cosmos faite par PARMENIDE des sphegraveres armillaires qui effectivement distribuent les astres sur des cercles emboiteacutes ayant souvent lrsquoaspect de couronnes Mais ce serait confondre le reacuteel que lrsquoEacuteleacuteate veut expliquer plutocirct que deacutecrire et lrsquoinstrument que lrsquoon a imagineacute pour pouvoir le repreacutesenter et faire des calculs et qui pour des raisons de manipulation ou de figuration de mouvements orbitaux devait remplacer les sphegraveres par des cercles ou des couronnes

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Tout drsquoabord il preacutesente un τε καὶ laquo et raquo apregraves ἁπάσαις laquo pour toutes raquo particules de coordination auxquelles rien ne se rattache Et il manque un mot qui puisse gouverner les geacutenitifs qui suivent Soit la double particule de liaison τε καὶ laquo et raquo est une meacutelecture de ce mot soit manquent les deux mots qursquoelle est supposeacutee relier Deux eacutediteurs Davis et Krische ont opteacute pour la premiegravere hypothegravese Le premier Davis propose donc de lire τοκέα laquo geacutenitrice raquo laquo megravere raquo agrave la place de τε καὶ conjecture que Diels a adopteacutee dans lrsquoeacutedition des Doxographi Graeci Le second Krische conjecture αἰτίαν laquo cause raquo dont les lettres srsquoeacuteloignent plus de τε καὶ que τοκέα Il est suivi par J Fregravere qui traduit par laquo Cause raquo p 122 Auparavant dans son eacutedition des Fragmente der Vorsokratiker Diels avait opteacute pour la seconde solution et proposeacute de restituer autour de τε καὶ les mots ἀρχήν laquo principe raquo et αἰτίαν laquo cause raquo

La variante τοκέα laquo geacutenitrice raquo a en sa faveur le fait drsquoecirctre assez proche de la leccedilon des manuscrits τε καὶ et lrsquoimage de la laquo geacutenitrice raquo semble ecirctre la mieux adapteacutee au contexte La conjecture ἀρχή τε καὶ αἰτία suppose lrsquoomission de deux mots et fait basculer dans un langage abstrait non parmeacutenidien En revanche elle relegraveve drsquoune tradition bien eacutetablie dans la lecture de Parmeacutenide Aristote dont deacutependent les doxographes et les commentateurs anciens les emploie pour qualifier les deux principales composantes du systegraveme parmeacutenidien agrave un endroit ougrave il les ramegravene au laquo chaud raquo et au laquo froid raquo laquo autrement dit le feu et la terre raquo (Meacutetaphysique A 5 986 b 33-34) Simplicius qualifiera la diviniteacute de laquo cause productrice raquo ποιητικὸν αἴτιον (31 18-19) ou simplement τὸ ποιητικόν (39 18)

Ni τοκέα ni ἀρχή ni αἰτία ne sont des termes parmeacutenidiens Le premier tregraves concret srsquoinscrit dans une interpreacutetation qui laquo concreacutetise raquo aussi la diviniteacute en couronne mixte Aeumltius en effet identifie la diviniteacute δαίμων agrave une laquo couronne raquo une laquo mixte raquo en lrsquooccurrence laquelle couronne eacutetant placeacutee la plus au centre commanderait agrave laquo toutes raquo ἁπάσαις les autres couronnes du mecircme type Lrsquoidentification devait deacutejagrave se trouver dans sa source Ciceacuteron qui deacutepend eacutegalement de cette mecircme source mais de maniegravere sans doute moins directe ne mentionne qursquoune couronne laquelle faite de lumiegravere et ceignant le ciel serait appeleacutee laquo dieu raquo deum par Parmeacutenide146 Mais on ne voit pas bien comment une couronne mixte centrale qui perdant son statut de diviniteacute pour devenir une reacutealiteacute physique bien circonscrite dans lrsquoespace pourrait agir physiquement sur toutes les autres couronnes mixtes et en ecirctre la geacutenitrice Pareille identification rend le texte parmeacutenidien inintelligible au risque de le discreacutediter L Couloubaritsis tient pourtant cette identification comme parmeacutenidienne p 481-505 passim Quant aux seconds termes ἀρχή et αἰτία laquo pincipe raquo et laquo cause raquo ils relegravevent drsquoune relecture de Parmeacutenide agrave partir drsquoun questionnement et de concepts qui pour ecirctres leacutegitimes nrsquoeacutetaient pas ceux de lrsquoEacuteleacuteate Lrsquoaddition des deux interpreacutetations nrsquoest pas insolite dans un ouvrage doxographique lequel par deacutefinition tend agrave la compilation Aussi bien ces deux leccedilons ne nous renseignent-elles guegravere sur le texte du Poegraveme de Parmeacutenide Elles concernent davantage lrsquohistoire de son interpreacutetation

En second lieu un doute subsiste dans le texte drsquoAeumltius sur le terme κληροῦχον laquo qui tient les parts raquo pour qualifier lrsquoaction de la diviniteacute Crsquoest le terme des manuscrits Mais certains estiment que ce terme ne peut convenir agrave la diviniteacute laquo Le ldquocleacuterouquerdquo est celui qui possegravede une part assigneacutee par le sort eacutecrit M Conche Or la deacutecision par le hasard ὁ κλῆρος est quelque chose qui ne concerne en rien la diviniteacute soit qursquoelle en deacutepende soit que par elle les choses en deacutependent raquo p 219 Aussi M Conche accepte-t-il la correction de κληροῦχον en κλῃδοῦχον laquo qui deacutetient les clefs raquo correction proposeacutee par Fuumllleborn Cette correction peut srsquoappuyer sur I 14 ougrave il est dit que laquo Justice deacutetient les clefs raquo Δίκη [hellip] ἔχει

146 Continentem ardore lucis orbem qui cingit caelum quem appellat deum laquo un cercle continu drsquoembrasement lumineux qui ceint le ciel et qursquoil appelle dieu raquo (De natura deorum I 11 28)

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κληῖδας Justice agrave laquelle justement Aeumltius assimile la diviniteacute Lrsquoargumentation de M Conche tiendrait si le terme par lequel Parmeacutenide nomme la diviniteacute δαίμων ne signifiait pas aussi laquo hasard raquo laquo destin raquo Crsquoest pourquoi je serais tenteacute pour ma part de voir en ce κληροῦχον laquo qui tient les parts raquo une allusion au laquo lot raquo de flammes αἶσα dont parle Parmeacutenide en XII 2 et dont κλῆρος laquo lot raquo laquo part raquo est un synonyme Par ailleurs lrsquoideacutee de laquo part raquo est contenue dans la racine du mot δαίμων Le rocircle de la diviniteacute ndash je vais y revenir ndash est de preacuteserver lrsquoeacutequilibre des forces en veillant agrave leur juste reacutepartition J Fregravere p 122 et B Cassin p 195 ont donc raison de garder la leccedilon des manuscrits Bollack p 244 traduit par laquo deacutetentrice des clefs raquo mais commente quelques lignes plus bas par laquo la faculteacute de reacutepartir les parts raquo

Revenons au texte de Parmeacutenide

En XII 3 lrsquoEacuteleacuteate eacutecrit que situeacutee laquo au milieu raquo des deux couronnes ἐν μέσῳ τούτων147 il y a laquo une diviniteacute qui gouverne tout raquo δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ Les commentateurs srsquoarrecirctent geacuteneacuteralement ici pour rendre compte de la conception parmeacutenidienne de lrsquounivers Ce faisant ils oublient que le vers suivant donne lrsquoexplication de ce vers 3 il lui est relieacute par un γάρ laquo en effet raquo Cette explication agrave savoir laquo qursquolaquo elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει ne concerne donc pas seulement la geacuteneacuteration humaine dont il va ecirctre question aussitocirct apregraves mais absolument toutes choses y compris lrsquoordre cosmique Enfin le frg XIII ajoute dans la mecircme perspective que la diviniteacute laquo imagina Amour comme le tout premier de tous les dieux148 raquo La conclusion qui srsquoimpose est que les deux premiers vers du fragment ne doivent pas ecirctre compris comme une description drsquoune structure plus ou moins statique de lrsquounivers mais comme une explication de sa genegravese permanente comme le produit drsquoun enfantement permanent Les laquo couronnes raquo organiseacutees en laquo couples raquo de laquo contraires raquo le laquo lot de flammes qui jaillit raquo de la couronne de feu les laquo entrelacements raquo dont parle Aeumltius sont inspireacutes par la meacutetaphore dynamique de lrsquoaccouplement entre des ecirctres sexueacutes La structure de la totaliteacute des choses repose certes sur des contraires qui en principe srsquoexcluent et se combattent mutuellement mais dit Parmeacutenide une logique interne en oriente les forces pour qursquoelles srsquounissent au lieu de se combattre et produisent constamment le monde tel qursquoil est Les logiques de la contrarieacuteteacute et de lrsquounion sont toutes deux premiegraveres et indissociables lrsquoune de lrsquoautre Elles sont permanentes Crsquoest la raison pour laquelle lrsquoEacuteleacuteate deacutecrit directement la structure du monde dans celle de la reproduction sexueacutee La theacutematique du laquo feu raquo et de la laquo nuit raquo pointe la structure duale des contraires qui composent la reacutealiteacute celle drsquolaquo Amour raquo la force qui reacutegit leur rencontre pour produire les effets contraires agrave ceux qui seraient logiquement attendus Rechercher dans les premiers vers du frg XII une structure statique est donc se tromper complegravetement sur le sens du propos de Parmeacutenide

Nous sommes lagrave au cœur de ce qui constitue le laquo transmonde raquo διάκοσμος de Parmeacutenide

Lrsquoensemble du dispositif universel est dirigeacute par une δαίμων une laquo deacutemone raquo si lrsquoon veut ecirctre au plus pregraves du texte grec Le terme laquo diviniteacute raquo que jrsquoutilise avec beaucoup drsquoautres

147 Le pronom τούτων laquo de celles-ci raquo renvoie normalement aux deux types de laquo couronnes raquo dont il vient drsquoecirctre question si eacutevidemment le vers 3 du fragment suivait immeacutediatement le vers 2 dans le texte de PARMENIDE et srsquoil nrsquoen eacutetait pas seacutepareacute par des indications sur les laquo couronnes mixtes raquo comme le laisserait supposer AEumlTIUS

148 Une traduction eacuteleacutegante inviterait agrave omettre laquo tout raquo ou laquo tous raquo Mais pour des raisons soit meacutetriques soit drsquoinsistance significative PARMENIDE nrsquoa pas mis lrsquoadjectif simple πρῶτον laquo premier raquo mais le superlatif πρώτιστον laquo tout premier raquo par ailleurs il dit bien laquo de tous les dieux raquo θεῶν πάντων et non pas seulement laquo des dieux raquo θεῶν

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commentateurs est moins preacutecis et surtout peut precircter agrave confusion en laissant entendre qursquoil pourrait srsquoagir drsquoun dieu personnel149

Δαίμων qui peut ecirctre parfois feacuteminin signifie dit Chantraine laquo ldquopuissance divinerdquo drsquoougrave ldquodieu destinrdquo [hellip] Le terme srsquoemploie chez Hom pour deacutesigner une puissance divine que lrsquoon ne peut ou ne veut nommer drsquoougrave les sens de diviniteacute et drsquoautre part de destin Le δαίμων nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoun culte raquo150 Agrave la fin de la notice il dit que le terme est laquo tireacute de δαίομαι au sens de ldquopuissance qui attribuerdquo drsquoougrave ldquodiviniteacute destinrdquo raquo B Cassin en conclut que δαίμων exprime laquo plutocirct un pouvoir ou un vouloir divin que la personne mecircme drsquoun ldquodieurdquo ou drsquoune ldquodeacuteesserdquo (theacuteos thea) raquo p 189 Ici le terme qui est geacuteneacuterique est utiliseacute au feacuteminin comme il lrsquoest dans le proegraveme (I 3) Cela a sans doute une signification Dans le contexte du frg XII qui est celui de lrsquolaquo enfantement raquo τόκος (XII 4) le feacuteminin peut aiseacutement se comprendre

Agrave lrsquoinverse de δαίμων qui est un terme geacuteneacuterique et reacutefegravere uniquement au monde divin Ἔρως laquo Amour raquo est un terme singulier et commun avant drsquoecirctre divin Parmeacutenide le range dans le genre des laquo dieux raquo θεῶν Et il est neacutecessairement de genre masculin Quelle fonction occupe-t-il dans le dispositif parmeacutenidien

Nous savons deacutejagrave que pour Parmeacutenide le laquo corps raquo (vivant) δέμας de lrsquounivers en sa totaliteacute est reacuteparti en deux laquo formes raquo μορφαί de laquo forces eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων IX 4 (cf ἰσοπαλές VIII 44) mais opposeacutees et srsquoexcluant mutuellement Leur rapport ne peut ecirctre a priori que conflictuel Elles ne peuvent coexister mais seulement se substituer les unes aux autres sans rien produire de nouveau Or le monde pris dans sa totaliteacute atteste qursquoil est fait drsquoecirctres singuliers que ceux-ci apparaissent ou naissent se deacuteveloppent se transforment se reproduisent pour certains drsquoentre eux et finissent par disparaicirctre Il y a donc une puissance particuliegravere qui empecircche les contraires de se deacutetruire les uns les autres et qui tout en les maintenant en retourne les forces pour en faire une eacutenergie creacuteatrice Cette puissance qui regroupe tout ce qursquoimplique concregravetement un processus de geacuteneacuteration Parmeacutenide lrsquoappelle preacuteciseacutement du nom qui la deacutesigne chez les ecirctres sexueacutes agrave commencer par les humains ἔρως laquo deacutesir amoureux raquo laquo amour raquo deacuteriveacute du verbe ἔραμαι laquo aimer drsquoamour deacutesirer raquo151 Dans la tradition grecque ce deacutesir amoureux est aussi diviniseacute Ἔρως est le laquo dieu de lrsquoamour raquo Mais mecircme eacutenonceacute comme dieu cet laquo Amour raquo est inscrit dans les choses elles-mecircmes il ne leur est pas exteacuterieur Il nrsquoest pas une puissance ou un ecirctre qui les transcende Enfin eacutetant donneacute son rocircle on comprend qursquoil soit le laquo tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον θεῶν πάντων imagineacute par la laquo diviniteacute raquo δαίμων

On imagine lrsquohabileteacute et le tour de force que reacutealise la laquo diviniteacute raquo δαίμων en inventant cette puissance dont la finaliteacute est de contrecarrer les contraires pour que leurs forces soient productives et non mutuellement destructrices Crsquoest sans doute ce qursquoexprime Parmeacutenide en employant le verbe μητίσατο laquo imagina raquo pour deacutesigner lrsquoactiviteacute de la laquo diviniteacute raquo δαίμων Μῆτις dont deacuterive le verbe signifie laquo parfois ldquoplan plan habilerdquo plus souvent ldquosagesserdquo habile et efficace qui nrsquoexclut pas la ruse raquo152 laquo Ce terme qui srsquoapplique agrave lrsquointelligence pratique parfois agrave la ruse est issu drsquoune racine verbale qui signifie ldquomesurerrdquo mesurer implique calcul connaissance exacte Ce sens est conserveacute dans deux mots grecs μέτρον et

149 La difficulteacute de transcrire le grec par laquo deacutemon raquo et au feacuteminin laquo deacutemone raquo vient de la signification du mot franccedilais laquo deacutemon raquo profondeacutement empreint de culture chreacutetienne

150 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 236

151 Voir P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 347

152 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 673

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μήτρα ldquomesure agrairerdquo raquo153 Calcul preacutecis pour mesurer les forces en preacutesence sagesse pour en sauvegarder lrsquoeacutequilibre et ruse pour deacutejouer leur contrarieacuteteacute trois qualiteacutes neacutecessaires qui supposent une grande intelligence

Toutefois si gracircce agrave laquo Amour raquo Ἔρως elle sauve la permanence du monde en empecircchant les contraires de se deacutetruire mutuellement la laquo diviniteacute raquo ne peut empecirccher la destruction de tous les ecirctres singuliers qursquoAmour fait naicirctre Cette conseacutequence nrsquoest pas qursquoun effet du soleil (X 3) Elle est geacuteneacuterale Drsquoougrave le qualificatif drsquolaquo odieux raquo στυγερός donneacute agrave lrsquolaquo engendrement raquo τόκος (XII 4) Ce qualificatif comme je lrsquoai dit plus haut agrave propos des laquo œuvres hideuses raquo ἔργrsquoἀΐδηλα du soleil (X 3) nrsquoa rien agrave voir avec une certaine conception moralisatrice de la sexualiteacute la consideacuterant comme intrinsegravequement mauvaise et honteuse Il est inspireacute par le sentiment tregraves profond de quelqursquoun qui constate que tous les ecirctres singuliers parce qursquoils naissent sont neacutecessairement voueacutes agrave la mort et agrave la disparition et qursquoil en fait lui-mecircme partie Si le monde demeure dans sa structure tous les ecirctres singuliers πάντα quant agrave eux naissent et meurent neacutecessairement Et cela peut ecirctre insupportable

Si lrsquoon comprend bien le texte parmeacutenidien tel qursquoil est ici formuleacute laquo les dieux raquo οἱ θεοί seraient infeacuterieurs agrave la laquo diviniteacute raquo δαίμων Ils seraient plusieurs alors qursquoelle est unique Ils seraient mecircme ses creacuteatures Ils ne seraient donc pas sur le mecircme plan qursquoelle Quelle conception du monde divin cela induit-il Pourquoi en particulier Parmeacutenide les fait-il intervenir agrave cet endroit de son propos

Nous pouvons supposer sans risque de nous tromper que Parmeacutenide reacutecuse lrsquoexistence des dieux au sens du moins drsquoecirctres personnels intervenant dans le cours des eacuteveacutenements Crsquoest un reacutequisit de la deacutemarche scientifique qui a eacuteteacute poseacute degraves le deacutebut par les savants-philosophes La reconnaissance de dieux intervenant dans le cours des choses est la neacutegation mecircme drsquoune investigation scientifique Elle remet radicalement en cause la rationaliteacute sur laquelle seule repose une recherche digne de ce nom Pour les savants-philosophes grecs le rapport agrave ce que lrsquoon peut appeler avec beaucoup de preacutecautions la laquo religion raquo est uniquement envisageacute sous le rapport eacutepisteacutemique sous celui de la croyance Ce que lrsquoon croit et raconte agrave propos des dieux relegraveve non seulement de lrsquoopinion δόξα mais eacutegalement drsquoune opinion non fondeacutee et indeacutemontrable Pour cette raison ils qualifieront ces croyances par lrsquoun de ses ressorts psychologiques δεισιδαιμονία laquo crainte des dieux raquo au sens de crainte infondeacutee superstition Il est clair aussi pour eux comme le laisse entendre Xeacutenophane de Colophon avant Heacuteraclite et Parmeacutenide que le discours qursquoun dieu tient est un discours humain qui lui est precircteacute La veacuteriteacute qursquoil reacutevegravele nrsquoa rien de divin

Mais la laquo religion raquo a aussi une dimension sociale et politique majeure On ne la remet pas en cause impuneacutement Certes en mecircme temps que les savants-philosophes grecs posent que la construction de la veacuteriteacute est neacutecessairement lrsquoaffaire drsquoune penseacutee individuelle et non celle drsquoune communauteacute qui dicterait cette veacuteriteacute agrave ses membres qursquoelle est une question poseacutee par un laquo je raquo ce qui implique la confrontation avec drsquoautres laquo je raquo une partie du monde grec connaicirct une mutation socio-politique majeure lrsquoavegravenement de la deacutemocratie Agrave la diffeacuterence de la royauteacute ou drsquoun reacutegime oligarchique la deacutemocratie est lrsquoaffaire de citoyens de laquo je raquo qui confrontent leurs points de vue afin de deacuteterminer le bien commun lequel est agrave construire car il nrsquoest pas donneacute drsquoavance ni imposeacute par une autoriteacute supeacuterieure La rationaliteacute agrave laquelle se soumettent les savants-philosophes est aussi une exigence interne de

153 Ibid

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la citoyenneteacute deacutemocratique154 Pour cette raison la laquo religion raquo grecque de lrsquoeacutepoque classique ne peut-elle avoir dans de nombreuses citeacutes agrave commencer par Athegravenes le sens et lrsquoimportance de ce qursquoaura la religio pour les Romains Mais mecircme ainsi reacuteduite elle pegravese encore psychologiquement par les croyances sociologiquement par les fecirctes et les rites et politiquement par le rocircle de garant qursquoelle tient pour les citeacutes en interne comme dans leurs relations avec les autres (elle garantit notamment les traiteacutes et autres accords) Crsquoest pourquoi si la recherche philosophique et la dynamique deacutemocratique reposent en principe sur des bases communes les mentaliteacutes et les institutions avec tous les inteacuterecircts mis en jeu ne sont pas precirctes agrave supporter une critique qui remettrait radicalement en cause ce qui les repreacutesente et les symbolise Socrate ne sera pas le seul agrave en faire la cruelle expeacuterience Srsquoattaquer agrave lrsquoexistence des dieux ou simplement les mettre agrave lrsquoeacutecart de lrsquoanalyse que lrsquoon fait de la reacutealiteacute exige donc quelques preacutecautions

Se preacuteserver soi-mecircme est deacutejagrave une raison suffisante pour mentionner positivement les dieux dans son discours savant Mais il en est drsquoautres Lrsquoune relegraveve de la strateacutegie Plutocirct que drsquoattaquer frontalement et de susciter la riposte nrsquoest-il pas moins risqueacute et drsquoune efficaciteacute plus sucircre que drsquoinvestir la place en faisant croire le contraire agrave lrsquoadversaire En lrsquooccurrence de prendre son langage et de le subvertir de lui faire dire le contraire de ce qursquoune eacutecoute superficielle laisserait croire On ne mettra pas ouvertement en cause lrsquoexistence des dieux mais on leur fera servir son propre propos On seacutecularisera et mecircme laiumlcisera leur influence Ils seront mis au service drsquoun propos rationnel Le beacuteneacutefice sera double puisqursquoon videra en mecircme temps la croyance religieuse de son contenu Comme jrsquoespegravere le montrer quand jrsquoaborderai le proegraveme jrsquoestime que Parmeacutenide en employant le terme de laquo deacuteesse raquo θεά en I 22 veut signifier agrave ses pairs que son propos se substitue au discours religieux en particulier agrave celui qui est tenu dans les Mystegraveres qursquoil le subvertit et lrsquoannule Il nrsquoest pas le premier Heacuteraclite avait choisi dans le mecircme esprit de srsquoadresser aux hommes laquo sous les traits drsquoun oracle raquo155 Il se peut aussi que le choix drsquoeacutecrire en vers plutocirct qursquoen prose relegraveve de la mecircme strateacutegie se substituer aux poegravemes anciens homeacuteriques ou non qui mettaient tout sur le compte des dieux

Une autre raison drsquointroduire le divin est aussi paradoxal que cela puisse paraicirctre de garantir agrave la rationaliteacute sa veacuteritable pertinence tout en en signifiant les limites Comprendre et expliquer le reacuteel relegraveve de lrsquoactiviteacute intellectuelle de lrsquoesprit de lrsquoinvisible Par ailleurs lrsquoexercice rationnel de la raison atteste qursquoil est impossible drsquoatteindre lrsquoultime raison qui expliquerait tout ou plutocirct que cette raison nrsquoexiste pas Lrsquoexplication du reacuteel se diffracte en une multitude infinie de causes sans que lrsquoon ne puisse jamais y mettre un terme Ce qursquoon appelait regressus ad infinitum laquo la reacutegression agrave lrsquoinfini raquo Lrsquoune des raisons et des fonctions de la laquo religion raquo poliade est justement drsquoexprimer que lrsquooriginaire nous eacutechappe qursquoil est en lui-mecircme inaccessible tout en le mettant agrave notre porteacutee en lrsquoeacutenonccedilant comme Origine Elle clocirct lrsquoinvestigation et la dispute sans fin en obligeant agrave retenir hic et nunc ce qui fera fonction drsquoOrigine Ce qursquoelle sanctionne est certes temporaire et arbitraire Mais elle ordonne de le consideacuterer comme assureacute et deacutefinitif jusqursquoagrave ce qursquoune situation nouvelle oblige agrave le reacuteviser Le discours scientifique et philosophique nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle Y impliquer les dieux

154 Dans lrsquointroduction agrave son eacutetude du concept de nature chez les Preacutesocratiques G NADDAF annonce qursquoil tentera laquo drsquoeacutetablir contrairement agrave ce que la plupart des speacutecialistes preacutetendent que chaque philosophe eacutetait actif au sein de son milieu politique et social et souvent mecircme au-delagrave de ces limites En outre chacun semble avoir eacuteteacute un deacutefenseur du pouvoir de la loi et un ardent partisan de la deacutemocratie ou de son eacutequivalent la toute nouvelle isonomiacutea et cela mecircme srsquoils eacutetaient tous issus de familles riches ou aristocratiques raquo Le concept de nature chez les preacutesocratiques p 19

155 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 77 Voir aussi p 20 et les commentaires aux frg 142 et 143 p 318 et 319

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relegraveve sans doute encore du deacutetournement Mais le reacuteduire agrave cela serait en manquer le sens profond En invoquant le divin et en le placcedilant dans le reacuteel le savant-philosophe signifie en mecircme temps que la connaissance qursquoil donne est de lrsquoordre de lrsquointelligence de lrsquoideacuteel que le reacuteel est rationnel (condition neacutecessaire pour le comprendre et lrsquoexprimer) enfin que tout ce qursquoil peut en dire toutes les deacutemonstrations qursquoil peut en faire nrsquoest jamais complet et deacutefinitif qursquoil est toujours sujet agrave caution Ce sont les raisons pour lesquelles crsquoest agrave ce moment de son exposeacute que Parmeacutenide fait intervenir la laquo diviniteacute raquo δαίμων et le dieu laquo Amour raquo Ἔρως

Sur le rapport geacuteneacuteral agrave la laquo religion raquo Parmeacutenide nrsquoinnove pas totalement Dans son texte δαίμων est la substitution laquo religieuse raquo de la γνώμη que lrsquoon rencontre par exemple dans ce fragment drsquoHeacuteraclite ἕν τὸ σοφόν ἐπίστασθαι γνώμην κυϐερνῆσαι πάντα διὰ πάντων laquo le savoir ne consiste qursquoen une seule chose reconnaicirctre qursquoune penseacutee gouverne toutes choses agrave travers tout raquo156 Pour Parmeacutenide comme pour Heacuteraclite cette penseacutee est preacutesente dans la totaliteacute des choses Elle leur est immanente Elle entre dans leur constitution mecircme Elle ne leur est pas externe Elle nrsquoest pas celle drsquoun dieu particulier qui doteacute drsquoune intelligence et drsquoune volonteacute propres pourrait ecirctre compris comme Creacuteateur et comme Providence Πρόνοια ou agrave lrsquoinverse comme un ecirctre malveillant un laquo deacutemon raquo au sens chreacutetien du terme Sur ce point Parmeacutenide signerait le propos drsquoHeacuteraclite selon lequel nul dieu ni homme nrsquoa fait ce monde-ci157 Δαίμων contient plutocirct lrsquoideacutee de laquo destin raquo au sens drsquoune reacutealiteacute de fait agrave laquelle on ne peut rien changer Elle se rapproche de laquo neacutecessiteacute raquo ἀνάγκη Ici elle est mentionneacutee plus particuliegraverement lagrave ougrave srsquoopegraverent les transformations du monde lagrave ougrave se rencontrent les forces de Feu et celles de Nuit Dans le vers 2 lrsquoEacuteleacuteate dit que de la couronne de feu jaillit un laquo lot raquo αἶσα de flammes Le terme αἶσα peut ecirctre tenu pour un eacutequivalent poeacutetique du mot commun κλῆρος ou mecircme de μοῖρα utiliseacute en prose et en poeacutesie Lrsquointelligence qui est dans les choses a pour fonction speacutecifique de reacuteguler les laquo puissances raquo δυνάμεις pour que lrsquoeacutequilibre entre elles soit constamment sauvegardeacute et que ainsi le monde persiste Crsquoest en cela que consiste sa laquo gouvernance raquo πάντα κυϐερνᾷ elle laquo gouverne tout raquo Le verbe κυβερνάω est emprunteacute par meacutetaphore au monde marin Il qualifie le travail et la responsabiliteacute du pilote qui est de manœuvrer le navire de telle sorte que celui-ci eacutevite les eacutecueils reacutesiste aux tempecirctes eacutechappe aux attaques garde le cap et parvienne agrave destination

Elle laquo tient les parts raquo κληροῦχον dit justement Aeumltius ou sa source La laquo part raquo de flammes est intelligemment deacutetermineacutee comme si elle faisait lrsquoobjet drsquoune deacutecision La δαίμων a une fonction semblable agrave celle que la laquo penseacutee raquo γνώμη occupe dans le laquo monde raquo drsquoHeacuteraclite lequel est constitueacute drsquoun seul eacuteleacutement le feu lequel se transforme laquo Ce monde-ci le mecircme pour tous que nul dieu ni homme nrsquoa fait mais qui eacutetait toujours qui est et qui sera un feu eacuteternel srsquoallumant en mesures (μέτρα) et srsquoeacuteteignant en mesures (μέτρα) raquo158 laquo Le soleil dit encore Heacuteraclite [hellip] ne transgresse pas ses limites Car srsquoil les franchit les Eacuterinyes servantes de la justice (Δίκης) le deacutecouvriront raquo159 Parmeacutenide a insisteacute (VIII 14 et 16) pour dire lui aussi que le monde tout entier est soumis agrave lrsquoordre de Δίκη et drsquoἈνάγκη

156 Texte grec et traduction de J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 95 p 280 (DK 22 B 41 M MARCOVICH 10 M CONCHE 64)

157 Texte citeacute au paragraphe suivant

158 Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 481 (DK 22 B 30 M MARCOVICH 51 M CONCHE 80) Nous avons vu avec P Chantraine que μέτρα et μῆτις ont la mecircme racine

159 Frg 74 reacutecemment trouveacute Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 260

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appellations qui preacutefigurent et preacuteparent ce que les savants drsquoaujourdrsquohui nomment des laquo lois raquo terme qui faut-il le remarquer provient du monde de la justice160

Pour autant les indications que donne Parmeacutenide dans les frg XII et XIII restent assez floues concernant la nature et les fonctions qursquoil attribue aux dieux et aux diviniteacutes De nombreuses questions demeurent en suspens Par exemple les savants se demandent si la δαίμων des frg XII et XIII est la mecircme que celle dont parle Parmeacutenide dans le proegraveme (I 3) et si elle est eacutegalement la mecircme que la θεά qui lrsquoaccueille dans sa demeure (I 22) Par ailleurs quels rapports entretiennent-elles avec ces abstractions personnifieacutees que sont Δίκη laquo Justice raquo Ἀνάγκη laquo Neacutecessiteacute raquo Μοῖρα laquo Destin raquo Θέμις laquo Droit raquo dont nous avons rencontreacute quelques-unes dans le frg VIII et que nous retrouverons dans le proegraveme Drsquoautres laquo intervenants raquo telles les laquo Filles de Soleil raquo Ἡλιάδες (I 9) sont-ils agrave mettre sur le mecircme plan La suite du Poegraveme et lrsquoeacutetude du proegraveme au chapitre suivant devraient nous permettre drsquoeacuteclaircir ces questions

e) De la Lune et de la Terre frg XIV-XVa

Agrave propos de la Lune Frg XIV

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip Lumineuse la nuit errante autour de la terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

Lagrave encore ces quelques fragments de vers sont certainement loin de repreacutesenter ce que Parmeacutenide a pu dire sur un certain nombre drsquoastres161 Malheureusement pour nous ils sont beaucoup trop reacuteduits pour nous permettre de savoir si le modegravele diacosmique preacuteceacutedemment deacutecrit a permis agrave lrsquoEacuteleacuteate drsquoexposer et drsquoexpliquer de maniegravere satisfaisante ce que lui imposait lrsquoobservation Nous ne saurons donc pas si les deux beaux neacuteologismes lrsquoun νυκτιφαές162

160 La filiation nrsquoest sans doute pas eacutevidente Elle est probablement intervenue comme une greffe avec le retour agrave lrsquoAntiquiteacute et la relegraveve de la science antique au moment de la Renaissance Drsquoapregraves le Dictionnaire historique de la langue franccedilaise s u LOI le sens de laquo formule geacuteneacuterale exerccedilant une correacutelation entre des pheacutenomegravenes physiques raquo srsquoest reacutealiseacute au xvɪɪe s dans les sciences (1677) puis srsquoest deacutegageacute laquo vraiment de lrsquoideacutee drsquoune volonteacute transcendante ou de la nature des choses qursquoavec la conception moderne de la science vers la fin du xvɪɪɪe et au xɪxe siegravecle raquo

161 W JAEGER a cru trouver dans la Meacutetaphysique drsquoARISTOTE (Z 15 1040 a31) un nouveau fragment concernant le soleil περὶ γῆν ἰὸν νυκτικρυφὲςhellip laquo allant autour de la Terre cacheacute la nuit raquo (laquo Ein verkanntes Fragment des Parmenides raquo Rheinisches Museum 100 1957 p 42-47) et M UNSTERSTEINER lrsquoa inteacutegreacute comme frg XIIIa (Parmenide Testimonianze e Frammenti Firenze La laquo Nuova Italia raquo 1958 p 162) Mais ils nrsquoont pas eacuteteacute suivis par les commentateurs sauf par L COULOUBARITSIS Voir E SPINELLI et FR TRABATTONI laquo Discussioni raquo Elenchos 12 21991 p 303-318 M CONCHE p 239

162 Νυκτιφαὲς est une correction proposeacutee par SCALINGER et adopteacutee par tous Les manuscrits donnent deux mots νυκτὶ φάος laquo de nuit lumiegravere raquo

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forgeacute pour qualifier la Lune et lrsquoautre ὑδατόριζον pour caracteacuteriser la Terre (ou terre) sont agrave prendre au sens litteacuteral laquo lumineuse la nuit raquo et laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo ou srsquoils traduisent le caractegravere laquo mixte raquo de leur composition comme reacutesultat de la rencontre de contraires que sont bien le laquo feu raquo et la laquo nuit raquo pour la Lune ndash νυκτιφαές laquo de nuit et de lumiegravere raquo ndash mais seulement laquo drsquoeau et de terre raquo ὑδατόριζον pour la Terre

Srsquoil faut en croire Aeumltius qui preacutecise cela agrave la suite du passage citeacute plus haut la Lune serait drsquoapregraves Parmeacutenide laquo un meacutelange drsquoair et de feu raquo συμμιγῆ [hellip] εἶναι τὴν σελήνην τοῦ τ᾽ἀέρος καὶ τοῦ πυρός163 Elle a laquo le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil raquo αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο LrsquoEacuteleacuteate nrsquoest pas le premier agrave avoir observeacute que la lumiegravere principale qui eacutemane de la Lune ne lui est pas propre mais qursquoelle est un reflet du soleil (frg XIV) Ce meacuterite reviendrait agrave Thalegraves164 On ne se laissera pas pieacuteger par la formulation laquelle peut laisser croire que laquo en cherchant sans cesse du regard les rayons du soleil raquo la Lune aurait la face constamment tourneacutee vers lui Les Anciens avaient bien constateacute que la Lune lorsqursquoelle est pleine semble preacutesenter une laquo face raquo πρόσωπον En X 4 Parmeacutenide a mecircme qualifieacute cette face de laquo ronde raquo κύκλωπος σελήνης Mais cette face est toujours dirigeacutee vers la Terre Elle reste visible mecircme quand crsquoest la phase de nouvelle Lune que lrsquoastre se trouve entre le Soleil et la Terre et que pour nous il est uniquement eacuteclaireacute par la lumiegravere secondaire que reacutefleacutechit la Terre Nous en connaissons lrsquoexplication la rotation de la Lune sur elle-mecircme est parfaitement synchrone avec sa reacutevolution autour de la Terre Parmeacutenide dit seulement que la partie la plus lumineuse de la Lune est toujours orienteacutee vers sa source le soleil

Quant au qualificatif ὑδατόριζον laquo enracineacutee dans lrsquoeau raquo donneacute par une scholie en marge drsquoun texte de saint Basile qui reacutecuse qursquoun corps lourd et dense puisse ne pas srsquoenfoncer dans lrsquoeau165 je me permets de renvoyer agrave lrsquoanalyse de M Conche qui rassemble ce que les Anciens ont pu dire des conceptions de Parmeacutenide agrave propos de la Terre et qui conclut ainsi laquo La terre ldquoenracineacutee dans lrsquoeaurdquo est la terre avec sa veacutegeacutetation sa flore et sa faune bref la terre vivante raquo p 242 Jrsquoajouterai seulement que cette preacutecision de Parmeacutenide srsquoinscrit alors pleinement dans la perspective geacuteneacuterale qui est la sienne agrave cet endroit de son Poegraveme celle de la reproduction Crsquoest comme si la terre et lrsquoeau formaient un couple Dans ce cas laquo terre raquo γῆ nrsquoest pas agrave entendre au sens de laquo planegravete Terre raquo mais de lrsquoeacuteleacutement solide qui entre dans sa composition et qui en srsquoassociant agrave lrsquoeau ὕδωρ geacutenegravere les vivants Xeacutenophane de Colophon eacutecrivait de son cocircteacute laquo Tout ce qui naicirct et croicirct est composeacute de terre et drsquoeau raquo γῆ καὶ ὕδωρ πάντrsquoἐσθrsquoὃσα γίνονται ἠδὲ φύονται (DK 21 B 29 p 136 trad L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 50-51) laquo crsquoest de la terre et de lrsquoeau que tous nous naissons raquo πάντες γὰρ γαίης τε καὶ ὕδατος ἐκγενόμεσθα (DK 21 B 33 p 136 trad L Reibaud Xeacutenophane de Colophon p 54-55)

C Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

Les hasards de la transmission ont fait que le second domaine pris comme reacutefeacuterence par Parmeacutenide est un peu plus eacutetoffeacute que le preacuteceacutedent et peut en conseacutequence nous fournir des indications preacutecieuses pour son interpreacutetation Mais les citations ne le couvrent pas entiegraverement Elles ne concernent que deux secteurs du monde des hommes la procreacuteation et la penseacutee Des teacutemoignages comme ceux que jrsquoai citeacutes plus haut au deacutebut de cette section

163 AEumlTIUS II 7 1 (H DIELS Doxographi Graeci p 335 b 20-22 = A 37 II)

164 AEumlTIUS II 28 5 (H DIELS Doxographi Graeci p 358 b)

165 Le passage en question de lrsquoHexaeumlmeron de St BASILE DE CESAREE a eacuteteacute reproduit et traduit par D OrsquoBRIEN et J FRERE Le Poegraveme de Parmeacutenide p 71

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dans les remarques preacuteliminaires eacutevoquent encore drsquoautres domaines comme par exemple lrsquoalimentation ou lrsquoacircme Crsquoest drsquoautant plus regrettable que cela nous empecircche de voir comment dans un champ deacutetermineacute lrsquoEacuteleacuteate essayait de rendre raison de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes par la laquo theacuteorie raquo geacuteneacuterale que les frg XII et XIII ont reacuteveacuteleacutee et ce lrsquoest drsquoautant plus que ce champ est sans aucun doute celui qui a servi de reacutefeacuterence pour eacutetablir son modegravele interpreacutetatif de la genegravese permanente de la totaliteacute des ecirctres singuliers

a) La reproduction sexueacutee fr XII 4-6 XVII et XVIII

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du [meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

XII 5-6 πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις ἄρσεν θηλυτέρῳ poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse le macircle agrave la [femelle

La disposition qui pousse la femelle agrave srsquounir au macircle et inversement est eacutenonceacutee comme

une loi qui srsquoimpose agrave tous les ecirctres sexueacutes Elle nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave lrsquohomme Elle est mise au compte de la laquo diviniteacute raquo δαίμων et non agrave celui drsquoAmour Ἔρως J Fregravere a penseacute que

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crsquoeacutetait agrave tort166 Il aurait raison si les deux diviniteacutes en question eacutetaient des ecirctres autonomes Ce qui nrsquoest pas le cas Il nrsquoy a qursquoune logique rationnelle de la totaliteacute des choses dans sa composition comme dans son organisation logique que Parmeacutenide nomme δαίμων Amour Ἔρως quant agrave lui nrsquoest qursquoune dimension de cette organisation dimension fondamentale certes puisqursquoelle consiste agrave faire opeacuterer aux forces speacutecifiques σφετέραι δυνάμεις (IX 2) des contraires le contraire de ce qursquoelles devraient produire mais dimension seconde Le contexte limite le propos agrave la reproduction des ecirctres sexueacutes Mais il doit srsquoentendre meacutetaphoriquement de la totaliteacute des choses

XVII δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches

[les filleshellip

Sans le contexte de la citation ce tregraves court fragment resterait bien eacutenigmatique Il srsquoagit toujours de la reproduction des humains agrave consideacuterer sans doute comme repreacutesentative de la reproduction des ecirctres sexueacutes Drsquoapregraves son citateur le meacutedecin Galien qui cite ce propos de Parmeacutenide agrave lrsquoappui de sa propre thegravese les macircles se formeraient dans la partie droite de lrsquouteacuterus et les femelles dans la partie gauche Mais la confrontation avec drsquoautres teacutemoignages qursquointegravegre M Conche dans sa discussion p 258-260 donne agrave penser que la compreacutehension de ce fragment est un peu plus complexe Par laquo parties droites raquo et par laquo parties gauches raquo eacutecrit M Conche p 258-259 il ne faut pas entendre laquo seulement la partie droite ou gauche de lrsquouteacuterus Il faut songer aux parties droites ou gauches des organes geacutenitaux aussi bien masculins et feacuteminins raquo Et de citer ce passage drsquoAeumltius laquo Selon Anaxagore et Parmeacutenide le sperme en provenance du testicule droit descend vers la partie droite de la matrice et celui en provenance du testicule gauche vers la partie gauche srsquoil y a interversion dans la projection ce sont des femelles qui naissent raquo (Aeumltius V 7 4167) Dans ces conditions commente M Conche laquo on a des macircles dans un seul cas et des femelles dans les trois autres cas ndash eacutetant entendu que dans le cas ougrave le sperme issu des parties droites aboutit dans les parties gauches ladite ldquofemellerdquo nrsquoest qursquoun macircle effeacutemineacute raquo p 259168

La question qui est poseacutee est celle de la deacutetermination du sexe de lrsquoecirctre agrave venir Comment Amour srsquoy prend-il pour que les deux laquo forces raquo contraires qui caracteacuterisent les macircles et les femelles se conjuguent pour produire ensemble des ecirctres qui soient tantocirct macircles et tantocirct femelles tout en ayant des traits qui proviennent des deux agrave la fois et selon une proportion tout agrave fait variable La reacuteponse originale169 de Parmeacutenide est drsquoattribuer ces deacuteterminations non pas aux ecirctres sexueacutes eux-mecircmes qui se rencontrent mais agrave la situation aleacuteatoire que creacutee la position des organes geacutenitaux Ces organes en effet sont doubles Chacun drsquoeux conserverait inteacutegralement lrsquoune des deux forces speacutecifiques que sont les caractegraveres macircles et les caractegraveres femelles Chaque ecirctre singulier est un combineacute des deux avec des traits plutocirct macircles ou plutocirct femelles Mais chacun porte et transmet dans son

166 J FRERE laquo Aurore Eacuteros et Anankeacute Autour des dieux parmeacutenidiens (fr 12-fr 13) raquo p 462

167 PLUTARQUE Œuvres Morales t XII2 Opinions des philosophes Texte eacutetabli et traduit par G LACHENAUD Paris Les Belles Lettres 1993 p 171

168 M CONCHE p 259 trouve une confirmation de ce teacutemoignage drsquoAEumlTIUS dans celui drsquoARISTOTE qui dit qursquoANAXAGORE et drsquoautres naturalistes (parmi lesquels il faut inclure PARMENIDE) affirment (Gen an IV 1 763 b 33 s) que laquo le macircle vient des parties droites la femelle des parties gauches comme dans lrsquouteacuterus les macircles sont agrave droites les femelles agrave gauche raquo

169 AEumlTIUS cite PARMENIDE aux cocircteacutes drsquoANAXAGORE pour cette explication Et ARISTOTE parle drsquoANAXAGORE et des naturalistes Mais si ANAXAGORE est plus jeune que PARMENIDE ndash il aurait veacutecu entre 500 et 428 ndash la paterniteacute de la thegravese en revient agrave ce dernier

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inteacutegraliteacute les deux forces opposeacutees On pourrait consideacuterer que lrsquoEacuteleacuteate preacutefigure ici la thegravese moderne concernant la transmission du patrimoine geacuteneacutetique Mais les attendus et lrsquoargumentation ne sont eacutevidemment pas du tout les mecircmes Pour Parmeacutenide il srsquoagit de maintenir intactes agrave travers les geacuteneacuterations les forces qui preacutesident agrave lrsquoengendrement tout en rendant compte de la combinaison singuliegravere et originale qursquoatteste chaque ecirctre qui en reacutesulte Par ailleurs que lrsquoune des forces lrsquoemporte et crsquoest la fin de la reproduction et des espegraveces Si chaque ecirctre est un laquo mixte raquo les laquo forces raquo qui le produisent et qui le font se reproduire doivent en permanence rester pures et eacutegales

Crsquoest ce que preacutecise le frg XVIII lequel est la traduction latine faite par un meacutedecin du ve siegravecle (probablement) Caelius Aurelianus de lrsquoouvrage aujourdrsquohui perdu drsquoun meacutedecin grec de la premiegravere moitieacute du second siegravecle lequel citait Parmeacutenide Il met lrsquoaccent sur les conseacutequences que comporte la rencontre aleacuteatoire entre les semences issues des laquo parties droites raquo et des laquo parties gauches raquo macircles et femelles

XVIII Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences [de Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de [sangs opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de [la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

Si la reacutepartition des semences srsquoeffectue laquo correctement raquo crsquoest-agrave-dire si par exemple la semence venant du testicule droit va dans la partie droite de lrsquouteacuterus et y rencontre de ce fait lrsquoeacuteleacutement masculin eacutemis par la femelle lrsquoecirctre qui naicirctra sera sans conteste un macircle et si la semence vient du testicule gauche et va dans la partie gauche de lrsquouteacuterus et y rencontre lrsquoeacuteleacutement feacuteminin eacutemis par la femelle lrsquoecirctre agrave naicirctre sera assureacutement une femelle Mais srsquoil y a croisement de la droite vers la gauche ou de la gauche vers la droite lrsquoecirctre agrave naicirctre sera perturbeacute Ce qui ne lrsquoempecircchera pas de transmettre agrave son tour de maniegravere intacte les laquo forces170 raquo qui en lui se sont mal combineacutees

Lrsquointeacuterecirct de la thegravese parmeacutenidienne nrsquoest pas seulement drsquoexpliquer comment se fait la reacutepartition des sexes agrave partir de deux laquo forces raquo contraires et comment ces forces persistent de maniegravere laquo pure raquo bien que transmises par des ecirctres laquo mixtes raquo Il est drsquoexpliquer aussi comment dans le concret les ecirctres singuliers qui en reacutesultent sont harmonieux et bien constitueacutes ou agrave lrsquoinverse disgracieux et deacuteseacutequilibreacutes La mortaliteacute qui affecte tout ecirctre singulier rend toute geacuteneacuteration laquo odieuse raquo ou laquo hideuse raquo (cf X 3 et XII 4) Mais celle-ci peut lrsquoecirctre encore par les rateacutes difformiteacutes deacuteficiences malformations ou monstruositeacutes

170 Ce fragment en latin est le seul dans lequel figure agrave nouveau le terme eacutenonceacute au frg IX 3 virtus et virtutes sont la traduction de δύναμις et de δυνάμεις

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qursquoelle peut entraicircner du seul fait des aleacuteas de la migration de la semence du macircle vers lrsquouteacuterus de la femelle Ni la diviniteacute δαίμων ni Amour ne peuvent lrsquoempecirccher Drsquoougrave le jugement de valeur que porte Parmeacutenide pour la troisiegraveme fois les puissances sont laquo funestes raquo dirae (XVIII 5) Il se peut que le terme grec rendu en latin par dirus soit δεινός dont lrsquoun des sens drsquoapregraves le Bailly est laquo mauvais raquo laquo malfaisant raquo laquo funeste raquo Dans ce cas le mot serait agrave rapprocher des deux autres qualificatifs employeacutes preacuteceacutedemment par lrsquoEacuteleacuteate pour parler des effets du soleil et de la geacuteneacuteration laquo hideux raquo pour les premiers laquo odieuse raquo pour la seconde En effet δεινός a aussi le sens de laquo effrayant raquo laquo terrible raquo et entre souvent dans des expressions comme laquo terrible ou effrayant agrave voir ou agrave entendre raquo Substantiveacute il signifie laquo chose horrible raquo τὸ δεινόν

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

Quand au deacutebut de cette section du preacutesent chapitre jrsquoai voulu savoir lrsquoeacutetendue des domaines que recouvrait la partie correspondante du Poegraveme de Parmeacutenide jrsquoai mentionneacute quelques affirmations recueillies par les uns et les autres chez les auteurs anciens affirmations qui laissent entendre que lrsquoEacuteleacuteate avait abordeacute en plus de la reproduction sexueacutee lrsquoappeacutetit la vue et les couleurs la meacutemoire et lrsquooubli le sommeil les sensations et lrsquoacircme Ce dernier fragment concernant lrsquoespegravece humaine traite de lrsquoactiviteacute intellectuelle Son interpreacutetation est discuteacutee On ne srsquoen eacutetonnera pas deacutesormais elle diverge grandement selon les auteurs M Conche p 243-257 B Cassin p 140-144 et J Bollack p 314-328 preacutesentent chacun agrave sa maniegravere les analyses de ceux qui les ont preacuteceacutedeacutes tout en proposant leur propre interpreacutetation Bien des difficulteacutes tomberaient drsquoelles-mecircmes cependant si lrsquoon ne commettait pas de graves erreurs dans la lecture du texte

Le fragment se compose de trois phrases dont chacune y compris la premiegravere est donneacutee comme lrsquoexplication de la preacuteceacutedente elles sont toutes introduites par un γάρ laquo en effet raquo Elles sont donc fortement lieacutees entre elles et avec ce qui les preacuteceacutedait dans le Poegraveme

XVI 1-2a Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes

Le texte de cette premiegravere phrase fait difficulteacute agrave quatre endroits

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1 Les manuscrits offrent plusieurs variantes agrave la place de ἑκάστοτrsquo laquo agrave chaque fois raquo ἕκαστος laquo chacun raquo ἑκάστῳ laquo agrave chacun raquo ἑκάστον laquo chacun raquo (cod) Mais sans entrer dans la discussion il ne fait pas de doute que la leccedilon agrave retenir est ἑκάστοτrsquo laquo agrave chaque fois raquo

2 κρᾶσιν est la forme attesteacutee par tous les manuscrits Mais comme la proposition nrsquoa pas de sujet exprimeacute Estienne a proposeacute de lire le nominatif κρᾶσις Il a eacuteteacute suivi par drsquoautres eacutediteurs et commentateurs Drsquoailleurs crsquoest sans doute la mecircme raison qui avait pousseacute un scribe agrave remplacer lrsquoadverbe ἑκάστοτrsquo laquo chaque fois raquo par le pronom au nominatif ἕκαστος Lrsquoaccusatif κρᾶσιν est la leccedilon qui srsquoimpose

3 Une divergence oppose les deux citateurs sur le dernier mot du premier vers Πολυκάμπτων laquo aux courbes multiples raquo est lrsquoadjectif donneacute par Aristote πολυπλάγκτων laquo qui erre de tous cocircteacutes raquo (drsquoougrave un sens secondaire laquo qui est toujours en mouvement raquo) ou laquo qui fait errer de tous cocircteacutes raquo est celui que donne Theacuteophraste Πολυκάμπτων a lrsquoinconveacutenient drsquoecirctre un hapax Par ailleurs on estime qursquoAristote citait de meacutemoire et qursquoil a pu ecirctre influenceacute dit M Conche p 245-246 par un passage du Timeacutee (44 e) ougrave il est question de laquo membres longs et flexibles raquo καμπτά Ce double inconveacutenient doit cependant ecirctre relativiseacute Parmeacutenide nrsquoest pas avare de neacuteologismes comme on lrsquoa souvent constateacute Par ailleurs le composeacute πολύκαμπτος nrsquoest pas une forme improbable elle est tregraves proche de πολυκαμπής attesteacute par ailleurs en particulier dans le De sensibus de Theacuteophraste (65 1 et 66 10) Le choix de la leccedilon agrave retenir deacutependra du sens qui convient dans la phrase Rapporteacutes agrave ce que nous avons deacutejagrave lu du Poegraveme les deux adjectifs sont possibles πολυκάμπτων fait reacutefeacuterence aux formes circulaires sphegraveres et couronnes qui caracteacuterisent lrsquoordre cosmique (cf VIII 43 XII 1-3) πολυπλάγκτων agrave lrsquoerrance des mortels laquo biceacutephales raquo (cf VI 5 et 6 VIII 28 et 54)

4 La derniegravere divergence concerne le verbe du second vers Theacuteophraste rapporte le parfait παρέστηκε et Aristote le preacutesent παρίσταται Cette derniegravere forme est ameacutetrique laquo Il est probable dit M Conche p 246 qursquoelle a eacuteteacute induite par le παρίστατο du vers drsquoEmpeacutedocle qursquoAristote avait encore dans lrsquoesprit (1009 b 21) raquo On retiendra donc la leccedilon donneacutee par Theacuteophraste avec le ν eacutephelcystique que lui ont ajouteacute les eacutediteurs

Les principales de ces difficulteacutes seraient supprimeacutees ndash et lrsquointelligence du texte en serait aussi grandement faciliteacutee ndash si lrsquoon srsquoavisait comme pour drsquoautres fragments que celui-ci nrsquoest pas fermeacute sur lui-mecircme qursquoil continue un deacuteveloppement engageacute preacuteceacutedemment Ce qui me semble-t-il nrsquoa eacuteteacute observeacute par personne171 Plutocirct donc de chercher un sujet dans la premiegravere proposition comparative ou comme B Cassin (apregraves drsquoautres) de consideacuterer que crsquoest le mecircme sujet eacutenonceacute dans la proposition principale νόος qui vaut pour les deux172 le plus simple et le plus satisfaisant du double point de vue de la construction et du sens est de consideacuterer que le sujet implicite de la proposition comparative reprend un terme qui a eacuteteacute eacutenonceacute juste avant et cela agrave propos drsquoune affirmation dont le fragment XVI donne une explication (la phrase commence par un γάρ laquo en effet raquo) Or me semble-t-il le seul terme qui puisse ecirctre mis ici en eacutequivalence avec νόος laquo penseacutee raquo est laquo diviniteacute raquo δαίμων le νοῦς (ou νόος) est aux hommes ce que la δαίμων est agrave lrsquoensemble des choses de lrsquounivers en particulier

171 En dernier lieu M ANNEE traduit ainsi le premier vers laquo Car de mecircme qursquoagrave chaque fois il y a maintien du meacutelange uniforme des membres partout errants raquo M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 179 R D MCK IRAHAN Philosophy before Socrates laquo For as each person has a mixture of much-wandering limbs so is thought present to humans raquo et plus reacutecemment in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo For as is the temper which it has of the vagrant body at each moment so is mind present to men raquo p 94

172 Lrsquoeacutenonciation du sujet commun reporteacutee dans la proposition principale est un gallicisme non un helleacutenisme

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La locution ἔχει κρᾶσιν est eacutequivalente au verbe simple κεράννυσι comme le sont en franccedilais laquo faire le meacutelange raquo et laquo meacutelanger raquo Le remplacement du verbe simple par une locution composeacutee du verbe ἔχω suivi drsquoun substantif agrave lrsquoaccusatif du mecircme radical que le verbe simple est tregraves freacutequent en grec Il nrsquoy a donc pas agrave donner agrave ἔχει comme le fait J Bollack p 315 le sens fort de laquo tenir raquo ou laquo maintenir raquo qursquoil a en I 12 et 14 ou en VIII 15

Le terme κρᾶσις reprend les termes μίξιος laquo meacutelange raquo de XII 4 agrave propos de toutes choses μιγῆν laquo se meacutelanger raquo de XII 5 et permixto laquo meacutelangeacute raquo de XVIII 4 et 5 agrave propos de la geacuteneacuteration humaine Faut-il voir une nuance entre les deux notions et une application distincte Mίξις (ainsi que le verbe μίγνυμι dont ce nom deacuterive et dont μιγῆν est lrsquoinfinitif aoriste) deacutesigne normalement un meacutelange de choses qui nrsquoimplique pas forceacutement leur dissolution dans le produit qui en reacutesulte Kρᾶσις lrsquoimplique Le premier terme convient pour parler de laquo lumiegravere raquo et de laquo nuit raquo qui demeurent intactes dans leurs composeacutes Le second est approprieacute agrave toutes les reacutealiteacutes singuliegraveres produites par la rencontre de laquo lumiegravere raquo et de laquo nuit raquo crsquoest-agrave-dire agrave tout ce qui est reacuteellement et que Parmeacutenide nomme ici laquo membre raquo μέλος

Ce substantif μέλος laquo membre raquo justement fait difficulteacute aux yeux de la plupart des commentateurs mecircme lorsqursquoils considegraverent que ce premier vers concerne les hommes et non lrsquounivers Le terme franccedilais laquo membre raquo qui correspond le mieux au terme grec srsquoentend il est vrai de maniegravere plus restreinte qursquoen grec il deacutesigne seulement les parties articuleacutees distinctes du reste du corps (tecircte et tronc) Le terme grec peut deacutesigner toutes les parties du corps Du reste il est souvent associeacute agrave μέρος laquo partie raquo terme avec lequel la diffeacuterence drsquoune seule lettre invite agrave faire le rapprochement Mais il srsquoen distingue par une connotation importante laquo Le mot deacutesigne les membres en tant qursquoils sont le siegravege de la force corporelle raquo dit Chantraine173 En deacutesignant les ecirctres par ce terme lrsquoEacuteleacuteate indique qursquoils sont le siegravege des laquo forces raquo δυνάμεις qui preacutesident agrave leur propre formation et transformations que celles-ci ne leur sont pas exteacuterieures

Lrsquoemploi ici de μέλος agrave propos de lrsquounivers est eacutegalement hautement significatif du point eacutepisteacutemique Dans ce deacutebut du frg XVI Parmeacutenide prend lrsquoordre cosmique comme modegravele de lrsquoordre humain (Ὡς laquo de mecircme que raquohellip τὼς laquo ainsi raquohellip) Ce dernier nrsquoest qursquoun cas particulier du preacuteceacutedent Comme je lrsquoai deacutejagrave noteacute une proposition ne peut ecirctre scientifique que si elle est geacuteneacuterale et universelle Dans son extension la plus large elle implique que la totaliteacute forme un tout qursquoelle soit organiseacutee et coheacuterente comme lrsquoest justement un corps humain crsquoest-agrave-dire un corps humain vivant un ecirctre humain ayant un principe drsquouniteacute et drsquoaction Cette comparaison a eacuteteacute quasi explicitement affirmeacutee en VIII 55 quand il a eacuteteacute dit que les mortels ont interpreacuteteacute le laquo corps raquo δέμας en contraires δέμας deacutesignant un laquo corps vivant raquo (cf aussi VIII 59) Dans la deacutemarche scientifique lrsquoecirctre humain vivant est en reacutealiteacute la reacutefeacuterence premiegravere mecircme si au terme de la deacutemarche il est preacutesenteacute comme le cas particulier drsquoune loi plus geacuteneacuterale174 Donc si dans la preacutesentation des choses on a pu faire apparaicirctre lrsquoecirctre humain comme un laquo microcosme raquo un univers en miniature en reacutealiteacute crsquoest lrsquounivers qui a drsquoabord eacuteteacute envisageacute comme un ecirctre humain en grand ce que ne suggegravere pas lrsquoappellation de laquo macrocosme raquo On aurait ducirc inventer un mot comme meacuteganthrope Jrsquoai eacutegalement noteacute plus haut agrave propos du frg XII que la description que Parmeacutenide donnait de la genegravese permanente du cosmos se preacutesentait comme une meacutetaphore de lrsquoaccouplement et de

173 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 657

174 Dans Phegravedre 264c PLATON eacutecrira mecircme laquo tout discours doit ecirctre constitueacute agrave la faccedilon drsquoun ecirctre vivant qui possegravede un corps agrave qui il ne manque ni tecircte ni pieds mais qui a un milieu et des extreacutemiteacutes eacutecrits de faccedilon agrave convenir entre eux et agrave lrsquoensemble raquo trad L BRISSON in Platon Œuvres complegravetes (dir L BRISSON) p 1281

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lrsquoembrassement Il me semble que en deacuteplaccedilant le terme de μέλος de la proposition principale dans la comparative lrsquoEacuteleacuteate entend exprimer que le monde forme un tout et une uniteacute agrave la maniegravere drsquoun ecirctre vivant que ce sont les mecircmes lois qui srsquoexercent partout et en tout et que crsquoest une condition eacutepisteacutemique

En conseacutequence si la proposition comparative concerne la fonction de la δαίμων dans lrsquounivers lrsquoadjectif qui clocirct le premier vers ne peut ecirctre que πολυκάμπτων laquo aux courbes multiples raquo Agrave lui seul il reacutesume la configuration du monde cosmique que le frg XII a laisseacute entrevoir La leccedilon πολυπλάγκτων donneacutee par Theacuteophraste serait donc fautive

XVI 2b-4a τὸ γὰρ αὐτό car ce que pense

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν la nature des membres est preacuteciseacutement la mecircme chose chez les hommes

καὶ πᾶσιν καὶ παντί qursquoen toutes choses et en tout

La seconde phrase du frg XVI reprend et justifie la premiegravere elle est eacutegalement introduite par un γάρ laquo en effet raquo Son interpreacutetation diverge comme le montre notre panel habituel de traductions

J Fregravere laquo Car lrsquoobjet qursquoappreacutehende la nature de nos membres crsquoest un seul et mecircme objet pour tous les hommes et pour chacun raquo p 151

L Couloubaritsis laquo car le mecircme est chez les hommes en tous et en chacun (la) nature des membres qui reacutefleacutechit raquo p 549

M Conche laquo Car chez les hommes en tous et en chacun la nature du corps est cela mecircme qui pense raquo p 212

B Cassin laquo car crsquoest un mecircme ce dont srsquoavise la nature des membres et pour tous les hommes et pour tout raquo [ou laquo pour les hommes pour tous et pour chacun raquo] p 115

J Bollack laquo car ceci-mecircme crsquoest lagrave que conccediloit la croissance des membres chez les hommes et chez tous et chez chacun raquo p 313

Les principales difficulteacutes drsquointerpreacutetation tomberaient me semble-t-il si lrsquoon respectait la construction de la phrase Il est eacutetrange que personne175 nrsquoait vu que le premier des deux καί qui preacutecegravedent les pronoms-adjectifs πᾶσιν et παντί nrsquoest pas une conjonction de coordination (= laquo et raquo) mais un adverbe appeleacute par le αὐτό du deacutebut de la phrase Cette construction est classique apregraves des adjectifs ou adverbes qui marquent lrsquoeacutegaliteacute ou la ressemblance tel que αὐτό laquo mecircme raquo Ce premier καί eacutequivaut agrave un laquo que raquo en franccedilais Il faut donc comprendre ainsi la structure de la phrase laquo ce que pense la nature des membres chez les hommes est preacuteciseacutement la mecircme chose qursquo (τὸ αὐτόhellip καὶ hellip) en toutes choses et en tout raquo Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord en effet sur lrsquointerpreacutetation des deux derniers pronoms-adjectifs πᾶσιν et παντί Faut-il les rapporter agrave ἀνθρώποισιν comme le font la plupart drsquoentre eux Faut-il les dissocier et rapporter le premier agrave ἀνθρώποισιν et consideacuterer le second comme indeacutependant et deacutesignant la totaliteacute des choses comme le fait

175 Y compris en dernier ressort M ANNEE Parmeacutenide Fragments Poegraveme laquo car crsquoest du mecircme ldquoEstrdquo que la nature des membres est animeacutee pour les hommes comme pour toutes les choses comme pour le tout raquo p 179-181 M D MCK IRAHAN in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo for it is the same as the awareness belonging to the nature of the body for all and each raquo p 94 ou encore P CURD laquo for the same is what the nature of limbs thinks in humans both in all and in each raquo dans son eacutetude de ce fragment laquo Thought and Body in Parmenides raquo p 116

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B Cassin Mais la question nrsquoest pas agrave poser Pour eacutetayer ces deux hypothegraveses il faudrait qursquoil nrsquoy ait pas de καί entre ἀνθρώποισιν et πᾶσιν Par contre crsquoest respecter la structure de la phrase que drsquoy voir une comparaison

Quant au sens preacutecis agrave donner respectivement agrave πᾶσιν et agrave παντί la question reste ouverte Ou bien πᾶσιν signifie laquo toutes choses raquo dans leur diversiteacute (= τὰ πάντα τὰ ἐoacuteντα) et παντί opegravere une extension maximale en deacutesignant les mecircmes choses dans leur totaliteacute sans exclusion aucune (= τὸ πᾶν τὸ ἐoacuteν) ou bien πᾶσιν exprime cette extension maximale et παντί les envisage chacune dans leur singulariteacute Lrsquoexpression peut sembler redondante Par cette insistance Parmeacutenide veut sans doute signifier que sa thegravese est vraiment universelle Ce redoublement nrsquoest pas unique dans le Poegraveme Il est lrsquoeacutequivalent de δὶα παντὸς πάντα de I 32 ou de πάντῃ πάντως de IV 3 Le laquo transmonde raquo διάκοσμος est laquo semblable en tout raquo ἐοικώς πάντα (VIII 60)

Cette seconde phrase du fragment reprend la comparaison qui est exprimeacutee dans la premiegravere ce qui se passe pour lrsquounivers tout entier est preacuteciseacutement la mecircme chose que ce qui se passe pour lrsquohomme Mais elle va beaucoup plus loin en affirmant deux choses importantes

La premiegravere qursquoil nrsquoy a pas seulement similitude ou analogie mais identiteacute entre le monde et lrsquohomme en ce qui concerne cet laquo objet raquo (ὅπερ laquo ce que preacuteciseacutement raquo) que laquo la nature des membres ldquoφρονέειrdquo raquo B Cassin est convaincue que ce passage est agrave rapprocher du frg III ougrave comme tout un chacun elle y lit lrsquoidentiteacute du penser et de lrsquoecirctre Nous serions laquo ici dans la transposition doxique du frg III lrsquoidentiteacute nrsquoest pas construite par le redoublement de lrsquoecirctre et du penser mais par le redoublement de lrsquoacircme du monde et de lrsquoacircme des hommes caracteacuteristique drsquoune physique inteacutegrale raquo p 144 Je ne crois pas qursquoil y ait lieu de faire ce rapprochement Le sujet abordeacute ici est tout autre Ce qui est affirmeacute est que lrsquointelligence et drsquoautres faculteacutes (φρονέει) qui se manifestent dans les choses et qui sont attribueacutees agrave la δαίμων et par assimilation agrave la θεά agrave Ἔρως ou aux autres θεοί eacuteventuels sont les mecircmes que celles qui sont attribueacutees au νοῦς (ou νόος) laquo penseacutee raquo chez les hommes

La seconde affirmation porte justement sur cette reacutealiteacute (ὅπερ) sa nature et son origine Faute de pouvoir le deacuteterminer quelques commentateurs ont cru trouver la solution en consideacuterant que le verbe φρονέει eacutetait ici intransitif et donc que μελέων φύσις laquo la nature des membres raquo eacutetait le sujet reacuteel apposeacute agrave ὅπερ ainsi parmi drsquoautres M Conche et L Couloubaritsis citeacutes ci-dessus Mais crsquoest vraiment forcer le texte et aller contre une lecture eacutevidente La phrase serait eacutecrite autrement ou comporterait neacutecessairement un indicateur pour signifier cette apposition

Lrsquoactiviteacute que megravenent de faccedilon identique la diviniteacute et lrsquohomme est deacutefinie par un verbe φρονέειν (φρονεῖν en attique) Ce terme nrsquoa pas drsquoeacutequivalent en franccedilais Dans la tregraves longue notice qursquoil consacre au mot φρήν dont le verbe φρονέειν deacuterive Chantraine le rend par ces trois eacutequivalents laquo ecirctre aviseacute penser avoir des sentiments raquo176 Quant au terme source φρήν il en exprime ainsi la richesse seacutemantique laquo ldquodiaphragmerdquo ou ldquopeacutericarderdquo plus vaguement ldquoentraillesrdquo ldquocœurrdquo comme siegravege des passions ldquoespritrdquo siegravege de la penseacutee ldquovolonteacuterdquo raquo177 Le verbe φρονέειν renvoie donc agrave lrsquoensemble des fonctions qui caracteacuterisent le psychisme humain mais que lrsquoEacuteleacuteate eacutetend agrave lrsquoensemble des choses La premiegravere et la principale de ces fonctions est la capaciteacute de comprendre lrsquointelligence Dans ce cas le verbe est synonyme de νοεῖν laquo penser raquo qursquoeacutevoque le νόος laquo intelligence raquo mentionneacute dans la

176 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u φρήν p 1183

177 Ibid p 1182

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phrase preacuteceacutedente mot de la mecircme racine que νοεῖν La seconde qui lui est associeacutee relegraveve plutocirct du ressenti du sentiment Elle implique de lrsquoeacutenergie du dynamisme du laquo cœur raquo Traduire par laquo penser raquo comme je lrsquoai fait faute de trouver mieux reacuteduit donc le sens du mot agrave une seule de ses facettes

LrsquoEacuteleacuteate preacutecise que cette activiteacute complexe est un acte de la laquo nature des membres raquo μελέων φύσις Il eacutenonce ici clairement ce qursquoil entend aussi bien par les dieux et diviniteacutes que par lrsquointelligence humaine et reacutepond ainsi agrave la question que jrsquoai laisseacutee plus haut en suspens Ce sont des proprieacuteteacutes des ecirctres des faculteacutes Celles-ci ne sont ni exteacuterieures ni transcendantes mais totalement immanentes Elles ne sont pas elles-mecircmes des ecirctres des substances ou des essences Le pilotage qursquoelles assurent (cf le κυϐερνᾷ laquo gouverne raquo qui qualifie lrsquoaction de la δαίμων XII 3) ne surplombe pas les ecirctres il leur est interne178 Nous pourrions les qualifier de laquo forces raquo δυνάμεις puisque tel est le terme que lrsquoEacuteleacuteate utilise agrave propos de laquo Lumiegravere raquo et de laquo Nuit raquo (XII 2) et agrave propos des puissances qui interviennent dans la formation des vivants (XVIII 2 et 4) Elles font partie de la laquo nature raquo φύσις et en partagent les lois mecircme si elles sont invisibles et insaisissables en elles-mecircmes Et comme eux elles y occupent la place centrale comme cela est dit de la δαίμων en XII 3 laquelle est laquo au milieu raquo ἐν δὲ μέσῳ et comme cela est signifieacute par la place centrale qursquooccupe le terme laquo penseacutee raquo νόῳ en IV 1

Parmeacutenide nrsquoest pas le premier agrave consideacuterer que le divin et lrsquointelligence de lrsquohomme sont du mecircme ordre Heacuteraclite avait eacutecrit entre autres propos du mecircme genre laquo Le savoir τὸ σοφὸν ne consiste qursquoen une seule chose qui ne souhaite pas et souhaite ecirctre appeleacutee du nom de Zeus raquo179 Agrave vrai dire le divin est conccedilu sur le modegravele de lrsquointelligence humaine et comme elle il nrsquoest connaissable que par ses effets et non en lui-mecircme Je dirais pour pasticher la ceacutelegravebre formule qursquoeacutenoncera lrsquoAgrave Diognegravete agrave propos des chreacutetiens ce que lrsquointelligence est dans le corps le divin lrsquoest dans le monde180 Ce sont des instances non des entiteacutes substantielles Une tradition philosophico-theacuteologique nous a fait mettre le monde sous la tutelle drsquoun Dieu transcendant et personnel et identifier lrsquointelligence humaine agrave une acircme substantielle et immortelle Pour Parmeacutenide comme pour beaucoup drsquoautres savants-philosophes de lrsquoAntiquiteacute ces instances sont perccedilues comme le sera le laquo sujet raquo humain un laquo sous-jacent raquo ὓποκείμενον absolument neacutecessaire pour penser lrsquouniteacute de la personne mais tout autant absolument insaisissable en lui-mecircme car non seacuteparable de lrsquoecirctre dont il exprime lrsquouniteacute et la singulariteacute

XVI 4b τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

La troisiegraveme et derniegravere phrase du fragment introduite comme les deux preacuteceacutedentes par un γάρ laquo en effet raquo justifie lrsquoaffirmation preacuteceacutedente Si lrsquoemploi du verbe φρονέειν pour qualifier lrsquoaction identique que megravene laquo la nature des membres raquo sous les noms de laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo intelligence raquo est approprieacute crsquoest parce que des deux dimensions principales que pointe ce verbe lrsquointellectuelle et la sensitive la laquo penseacutee raquo νόημα est preacutepondeacuterante

178 Plus tard notamment chez les Stoiumlciens la partie dirigeante de lrsquoacircme la raison sera appeleacutee τὸ ἡγεμονικόν laquo ce qui relegraveve de la direction raquo

179 Traduction J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 711 p 246-257 (DK 22 B 32 M MARCOVICH 84 M CONCHE 65)

180 laquo Ce que lrsquoacircme est dans le corps les chreacutetiens le sont dans le monde raquo ὅπερ ἐστὶν ἐν σώματι ψυχή τοῦτrsquoεἰσὶν ἐν κόσμῳ Χριστιανοί Agrave Diognegravete VI 1 Texte et traduction H-I MARROU A Diognegravete p 64

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Les commentateurs se divisent lagrave encore sur la signification agrave donner agrave cette proposition Le deacutesaccord vient du sens agrave reconnaicirctre agrave τὸ πλέον Certains le considegraverent comme lrsquoadjectif substantiveacute πλέος laquo plein raquo Ainsi parmi nos traducteurs habituels L Couloubaritsis laquo en effet crsquoest le plein qui fait la penseacutee accomplie raquo p 549 et J Bollack laquo Car crsquoest le plein qui fait la penseacutee raquo p 313 Drsquoautres lrsquoanalysent comme le comparatif substantiveacute de πολύς laquo nombreux raquo laquo beaucoup raquo agrave savoir πλείων avec le sens de laquo ce qui preacutedomine raquo Ainsi M Conche laquo Car ce qui preacutedomine fait la penseacutee raquo p 243 J Fregravere p 151 B Cassin p 115 laquo car ce qui preacutedomine est penseacutee raquo181 Tous en font le sujet de la phrase Or et je ne comprends pas qursquoaucun traducteur ou commentateur ne lrsquoait vu sauf en tout dernier lieu M Anneacutee182 une autre lecture aurait ducirc srsquoimposer drsquoembleacutee Tὸ πλέον est bien la forme neutre du comparatif πλείων mais il nrsquoa pas ici la valeur drsquoun substantif Il srsquoagit drsquoun adverbe qui peut signifier dit le Bailly soit laquo pour la plus grande partie raquo ou mecircme simplement laquo plus raquo soit drsquoune maniegravere geacuteneacuterale laquo plus raquo ou laquo plutocirct raquo et ecirctre lrsquoeacutequivalent de μᾶλλον183 Cet emploi est courant La phrase est dans la continuiteacute de la preacuteceacutedente et en garde le sujet τὸ αὐτό laquo car crsquoest pour la plus grande part une penseacutee raquo

Qursquoest-ce agrave dire

Une premiegravere voie est drsquoessayer drsquointerpreacuteter la phrase dans son contexte immeacutediat crsquoest-agrave-dire dans le rapport qursquoeacutetablit Parmeacutenide entre νόημα laquo penseacutee raquo et φρονέειν dont le spectre seacutemantique est plus large que νοεῖν laquo penser raquo et que νόημα qui est la forme nominale de ce dernier Φρονέειν comme je lrsquoai dit plus haut comporte aussi une dimension qui relegraveve du sentiment laquelle peut entraicircner une certaine disposition bonne ou mauvaise Mais souligne Parmeacutenide la dimension intellectuelle ou rationnelle lrsquoemporte la plupart du temps sur lrsquoautre dimension Elle est fondamentale et premiegravere sans quoi il nrsquoy aurait pas de possibiliteacute de connaicirctre les choses avec quelque chance drsquoacceacuteder au vrai Mais sa mise en œuvre aussi bien dans la reacutealiteacute des choses que dans la sphegravere humaine proprement dite peut ecirctre perturbeacutee fausseacutee ou empecirccheacutee par drsquoautres laquo forces raquo lieacutees agrave drsquoautres proprieacuteteacutes de la laquo nature des membres raquo μελέων φύσις en particulier aux sensations laquo Reacutefleacutechir est commun agrave tous raquo ξυνόν ἐστι πᾶσι τὸ φρονέειν avait eacutecrit Heacuteraclite184 mais il avait eacutegalement ajouteacute laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun mais alors que la raison est en commun la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une raison particuliegravere raquo διὸ δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ τοῦ λόγου δrsquoἐόντος ξυνοῦ ζώουσιν οἱ πολλοὶ ὡς ἰδίαν ἔχοντες φρόνησιν185 ou encore laquo La plupart des hommes ne reacutefleacutechissent pas aux choses telles qursquoils les rencontrent pas plus qursquoils ne les connaissent lorsqursquoon les leur a enseigneacutees mais ils se lrsquoimaginent raquo οὐ φρονέουσι τοιαῦτα πολλοὶ ὁκοίοις ἐγκυρεῦσιν οὐδὲ μαθόντες γινώσκουσιν ἑωυτοῖσι δὲ δοκέουσι186 Bien que doteacutes de lrsquointelligence νοῦς ils sont souvent laquo ignorants raquo ἀξύνετοι187

181 M D MCK IRAHAN in A H COXON The Fragments of Parmenides laquo for the preponderant is the thought the mind conceives raquo p 94

182 Laquelle traduit ainsi la derniegravere proposition du frg XVI faisant de ἐστί un autonyme (eacutequivalent de laquo ldquoestrdquo est raquo laquo car pour la plus grande partie ldquoestrdquo la penseacutee raquo Parmeacutenide Fragments Poegraveme p 181

183 La mecircme chose se retrouve avec le superlatif pluriel de πολύς τὰ πλεῖστα laquo le plus souvent raquo ou laquo le plus longtemps possible raquo laquo le plus possible raquo

184 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 118 p 299 (DK 22 B 113 M CONCHE 6 M MARCOVICH

ne le retient pas)

185 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 1192 p 300 (DK 22 B 2 M CONCHE 7 M MARCOVICH

ne le retient pas) On notera que J-FR PRADEAU traduit par le mecircme terme laquo raison raquo les deux mots grecs λόγου et φρόνησιν

186 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 90 p 276 (DK 22 B 17 M CONCHE 5 M MARCOVICH 3)

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mot agrave mot laquo qui ne rapprochent pas raquo laquo qui ne font pas le lien raquo Parmeacutenide ne veut sans doute pas dire autre chose qursquoHeacuteraclite Il ne suffit pas drsquoecirctre doteacute de lrsquointelligence encore faut-il srsquoen servir correctement en en respectant les regravegles eacutepisteacutemiques et en ne se laissant pas emporter ou aveugler par drsquoautres forces Mais la condition laquo mixte raquo des reacutealiteacutes singuliegraveres que sont les humains fait que leurs conceptions et leurs eacutenonciations ne seront jamais des veacuteriteacutes certaines et intangibles mais toujours des laquo opinions raquo δόξαι Agrave la diffeacuterence drsquoHeacuteraclite en revanche il eacutetend ce meacutesusage du penser agrave la totaliteacute des choses Si le monde est rationnel dans sa constitution il ne lrsquoest pas toujours dans la reacutealiteacute comme cela a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute

Mais peut-ecirctre la derniegravere phrase de notre fragment reacutefegravere-t-elle aussi agrave un contexte plus global Dans la theacuteorie geacuteneacuterale que Parmeacutenide eacutelabore de lrsquoensemble des choses theacuteorie qui constate que cet ensemble est fait de contraires et qui postule qursquoune force les fait se rencontrer et srsquounir pour geacuteneacuterer ce qui est reacuteellement il est neacutecessaire que preacuteside une logique rationnelle Mais si comme le reacuteel oblige agrave le constater cette logique ne srsquoimpose pas de maniegravere absolue il importe qursquoelle soit largement dominante sans quoi lrsquoeacutequilibre des forces serait rapidement rompu et le monde srsquoeffondrerait Or il perdure Pour lrsquohomme comme pour le monde la logique rationnelle lrsquoemporte habituellement sur les autres forces Peut-ecirctre nrsquoest-ce pas sans signification que Parmeacutenide a utiliseacute le terme δαίμων il connote une ideacutee de laquo hasard raquo dans la reacutepartition effective des choses lrsquoideacutee que cette reacutepartition nrsquoest pas toujours rationnelle mecircme si en fin de compte lrsquoeacutequilibre des forces est toujours maintenu188

187 HERACLITE Texte et trad J-FR PRADEAU Frg 77 p 263 (DK 22 B 1 M CONCHE 2 M MARCOVICH 1) et Frg 713 p 257 (DK 22 B 34 M CONCHE 3 M MARCOVICH 2)

188 Sur la faccedilon dont THEOPHRASTE a utiliseacute ce fragment dans sa preacutesentation de la conception parmeacutenidienne des sensations voir M CONCHE p 253-257 qui donne une traduction franccedilaise et un commentaire du passage en question

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Chapitre III section D

Conclusion

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Sur chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

Simplicius qui fut notre principal citateur de Parmeacutenide et qui est le seul agrave transmettre ces trois vers dit qursquoils se situent apregraves lrsquoexposeacute de laquo lrsquoarrangement des choses sensibles raquo τὴν τῶν αἰσθητῶν διακόσμησιν (5588) ce dernier terme (διακόσμησιν) eacutetant la reprise du terme διάκοσμος employeacute par lrsquoEacuteleacuteate en VIII 60 Ils en sont la conclusion et du moins pour nous aujourdrsquohui eacutegalement celle du Poegraveme tout entier Ils en reacutesument lrsquoessentiel et nrsquoapportent rien de vraiment nouveau

Οὕτω τοι laquo ainsi donc raquo Lrsquoadverbe οὕτω reprend les adverbes interrogatifs employeacutes pour annoncer le programme de recherche et qui portent sur le laquo comment raquo et non sur le laquo pourquoi raquo ὥς laquo comment raquo (X 6) πῶς laquo comment raquo (XI 1) ὁππόθεν laquo drsquoougrave raquo (X 3) ἔνθεν laquo drsquoougrave raquo (X 6) Entre temps Parmeacutenide a reacutepondu en expliquant que laquo ce monde-ci raquo le monde qui est le nocirctre que nous avons sous les yeux et dont nous faisons partie ce monde tel qursquoil est et pas autrement est totalement une laquo nature raquo φύσις un ensemble drsquoecirctres de choses drsquoentiteacutes qui sont toutes singuliegraveres et qui comme lrsquoimplique la notion mecircme du mot adviennent se deacuteveloppent et disparaissent Le pronom-adjectif τάδε laquo ces choses-ci raquo reprend bien sucircr ce dont Parmeacutenide vient de parler le monde cosmique et le monde humain Mais comme ces deux domaines ont valeur drsquoexemplariteacute il doit ecirctre eacutetendu agrave la totaliteacute des choses Il eacutequivaut au κόσμον τόνδε laquo ce monde-ci raquo qursquoa employeacute Heacuteraclite lorsqursquoil a eacutecrit laquo ce monde-ci le mecircme pour tous que nul dieu ni homme nrsquoa fait mais qui eacutetait toujours qui est et qui sera raquo κόσμον τόνδε τὸν αὐτὸν ἁπάντων οὔτε τις θεῶν οὔτε ἀνθρώπων ἐποίησεν ἀλλrsquoἦν ἀεὶ καὶ ἔστιν καὶ ἔσται189 Mais agrave la diffeacuterence drsquoHeacuteraclite ce monde-ci nrsquoest pas pour Parmeacutenide laquo un feu eacuteternel srsquoallumant en mesures et srsquoeacuteteignant en mesures raquo190 Il reacutesulte de laquo forces raquo δυνάμεις reacuteparties selon deux laquo formes raquo μορφαὶ appeleacutees laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo qui sont contraires et qui srsquoexcluent mutuellement mais qui gracircce agrave lrsquoaction de deux forces reacutegulatrices internes la δαίμων et Ἒρως srsquounissent pour

189 HERACLITE Texte et Trad J-FR PRADEAU Frg 481 p 239 (DK 22 B 30 M MARCOVICH 51 M CONCHE 80

190 Ibid

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former tout ce qui est concregravetement Cette structure binaire qui constitue laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν demeure et nrsquoest pas affecteacutee par les transformations des ecirctres qursquoelle geacutenegravere

Cette explication bien sucircr nrsquoest qursquoune laquo opinion raquo δόξα En aucune maniegravere elle ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme une certitude Mais si elle respecte des regravegles de rationaliteacute qui elles sont universelles et indiscutables deacutemarche que Parmeacutenide nomme ἀληθείη (= attique ἀλήθεια) laquo veacuteriteacute raquo elle peut ecirctre tenue pour vraie tant qursquoune meilleure explication ne la preacutecise ne la rectifie ou mecircme ne la supplante Crsquoest parce qursquoelle ne respecte pas ces regravegles qursquoil a deacutegageacutees dans la premiegravere partie du Poegraveme que Parmeacutenide rejette les theacuteories des laquo mortels biceacutephales raquo Et il estime que celle qursquoil avance les observe

Quant aux laquo noms ὀνόματα que les hommes ont apposeacutes agrave chaque chose pour les distinguer raquo ils partagent le mecircme statut que lrsquolaquo opinion raquo Comme la laquo repreacutesentation raquo en quoi celle-ci consiste ils sont un meacutedium neacutecessaire agrave la saisie des choses Parmeacutenide envisage le langage comme une speacutecificiteacute humaine Ici crsquoest le terme ἄνθρωποι laquo hommes raquo qui est employeacute alors que jusqursquoagrave preacutesent il avait toujours useacute du terme βροτοί laquo mortels raquo Le rapport entre langage et reacutealiteacute est eacutenonceacute en termes de σήματα laquo signes raquo Lrsquoadjectif ἐπίσημον ici substantiveacute et attribut drsquoὄνομα est fait sur ce terme employeacute en VIII 2 et 55 dans un contexte identique (en X 2 les laquo signes σήματα ceacutelestes deacutesignent les constellations) Il y a donc un intervalle entre le dire et ce qui est nommeacute qui redouble celui qui existe entre le penser et ce qui est penseacute Soit les mots ne reacutepondent pas agrave des critegraveres eacutepisteacutemiques et dans ce cas ils ne seront que des noms vides de sens (VIII 38-39 cf VIII 53) et purement subjectifs (cf III) eacutenonccedilant un monde trompeur (cf VIII 51) soit ils y reacutepondent et alors ils correspondent agrave une certaine reacutealiteacute objective

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Chapitre IV

Le proegraveme ou

Le reacutecit drsquoune deacutecouverte

Sans Sextus Empiricus un auteur qui veacutecut vraisemblablement vers la fin du ɪɪe siegravecle de notre egravere nous nrsquoaurions absolument aucune ideacutee du proegraveme que Parmeacutenide a placeacute comme propyleacutee agrave son Poegraveme Il est le seul agrave nous le rapporter agrave lrsquoexception des deux derniers vers sans doute trop eacutenigmatiques agrave ses yeux pour ecirctre retenus191

Proegraveme est le terme dont usent habituellement les commentateurs pour nommer ce que en franccedilais nous appelons communeacutement preacuteambule mot issu de praeambulus terme du latin tardif lui-mecircme fait justement sur le modegravele de προοίμιον laquo en tecircte du chemin raquo laquo qui marche devant raquo dont laquo proegraveme raquo est la transcription en franccedilais Sa valeur meacutetaphorique eacutetait bien perccedilue des Grecs comme Aristote lrsquoatteste lorsqursquoil eacutecrit dans sa Rheacutetorique laquo Lrsquoexorde est le commencement du discours ce qursquoest le prologue dans le poegraveme dramatique ou le preacutelude dans un morceau de flucircte ce sont lagrave autant de commencements et comme lrsquoouverture du chemin pour qui va srsquoy engager ὁδοποίησις τῷ ἐπιόντι raquo192 Un peu plus loin il preacutecise laquo La fonction la plus neacutecessaire du proegraveme celle qui lui est propre est drsquoindiquer la fin ougrave vise le discours crsquoest pourquoi si elle est eacutevidente de soi et si lrsquoaffaire est minime on ne doit pas employer de proegraveme raquo193

Que le Poegraveme neacutecessitacirct un proegraveme parce sa fin nrsquoeacutetait pas eacutevidente et lrsquoaffaire drsquoimportance la lecture que nous venons drsquoen faire est lagrave pour lrsquoattester Mais ce proegraveme ne semble pas remplir sa fonction du moins agrave premiegravere vue tant il est lui-mecircme si peu eacutevident Il est difficile cependant drsquoimaginer que Parmeacutenide ait pris la peine drsquoen composer un simplement pour rendre lrsquoaccegraves agrave lrsquointelligence de son Poegraveme encore plus ardu Lrsquointerpreacutetation qui doit srsquoimposer est que le mode drsquoeacutecriture de la premiegravere partie du proegraveme

191 SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 111-114 in H DIELS-W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratiker t I p 227-230 Traduction franccedilaise in J-P DUMONT Les eacutecoles preacutesocratiques p 345-347 B CASSIN p 14-17 preacutesente et commente lrsquointerpreacutetation que SEXTUS fait du proegraveme

192 ARISTOTE Rheacutetorique III 14 1414a 19-20 trad M DUFOUR et A WARTELLE Les Belles Lettres 1973 p 78 Un peu auparavant (III) ARISTOTE dit ceci laquo Lrsquoexorde est le commencement du discours ce qursquoest le prologue dans le poegraveme dramatique ou le preacutelude dans un morceau de flucircte ce sont lagrave autant de commencements et comme lrsquoouverture du chemin pour qui va srsquoy engager ὁδοποίησις τῷ ἐπιόντι raquo (ibid p 78)

193 Ibid III 14 1415a 22-26 Les Belles Lettres p 80 Avant ARISTOTE PLATON fera dire agrave lrsquoEacutetranger dans les Lois (IV 722d) laquo Tout discours toute composition ougrave intervient la voix comporte des preacuteludes [προοίμια] quelque chose comme une mise en train qui conforte une sorte drsquohabile prise en main utile agrave ce qui va srsquoexeacutecuter raquo Lois IV 722d trad L BRISSON et J-FR PRADEAU in L BRISSON (dir) PLATON Œuvres complegravetes p 782

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ndash celle qui fait surtout difficulteacute la seconde quant agrave elle est du mecircme style que le corps du Poegraveme ndash est intentionnel et significatif Le propre drsquoun proegraveme en effet nrsquoest pas de reacutesumer par avance ce qui sera deacuteveloppeacute par la suite Il est drsquoannoncer ce deacuteveloppement en le situant dans le contexte qui en a eacuteteacute lrsquoorigine et qui lui donne sa pleine signification Crsquoest pourquoi si la lecture du corps du Poegraveme est neacutecessaire pour comprendre le proegraveme celui-ci agrave son tour peut ecirctre fort preacutecieux pour en connaicirctre lrsquoorientation geacuteneacuterale comprendre comment Parmeacutenide situait lui-mecircme son propre propos par rapport agrave celui de ses pairs quelle est la question preacutecise qui srsquoest poseacutee agrave lui et de quelle faccedilon il lrsquoa instruite pour y reacutepondre Du reste lrsquoEacuteleacuteate a neacutecessairement composeacute le proegraveme apregraves avoir eacutecrit le Poegraveme apregraves avoir effectueacute sa deacutecouverte et meneacute sa recherche agrave terme Sans cela il ne pourrait pas en faire le reacutecit En conseacutequence la faccedilon dont il relate le cheminement de sa deacutecouverte a sans aucun doute eacuteteacute reacuteviseacutee et eacutecrite pour ecirctre en accord avec les reacutesultats comme pour montrer quelles en furent les preacutemices Par exemple la δαίμων qursquoil mentionne degraves le vers 3 du proegraveme comme terme de sa recherche nrsquoeacutetait tregraves probablement pas une donneacutee de deacutepart Telle qursquoil la conccediloit elle fait partie des reacutesultats Et nous non plus nous ne pouvons lire le proegraveme sans tenir compte de lrsquoexposeacute qui le suit Il est cependant certain que lrsquoEacuteleacuteate dut connaicirctre une peacuteriode durant laquelle sa deacutemarche devait ecirctre assez confuse et heacutesitante

La lecture du corps du Poegraveme a fait apparaicirctre que son propos comporte trois registres diffeacuterents Le premier le plus important quant au fond est celui du discours que lrsquoon peut qualifier de savant par lequel lrsquoEacuteleacuteate exprime sa propre penseacutee et reacutefuse (cf ἔλεγχος VII 5) celle de ses pairs Le second registre le plus important quand agrave la forme est celui de la meacutetaphore dont la principale est celle de la voie agrave laquelle se rattachent les sous-meacutetaphores du char et de la porte Le troisiegraveme registre enfin qui vient surdeacuteterminer les deux premiers et donne agrave lrsquoensemble un style eacutepique est drsquoordre symbolique Il est agrave caractegravere religieux et mythique Sa fonction est drsquoeacutecarter par substitution le discours laquo religieux raquo avant tout celui tenu dans les Mystegraveres en tant que celui-ci preacutetend reacuteveacuteler lrsquoexplication vraie et ultime des choses Lrsquointerpreacutetation du proegraveme doit se faire agrave la lumiegravere de ces trois registres

Si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence premiegravere les genres litteacuteraires ou styles drsquoeacutecriture mis en œuvre le proegraveme comprend deux parties de taille tregraves ineacutegale

A La premiegravere la plus longue (I 1-28a) deacutecrit en termes meacutetaphoriques et eacutepiques lrsquoitineacuteraire qursquoa suivi Parmeacutenide dans sa tentative de trouver une explication rationnelle de la totaliteacute des choses et de la deacutecouverte majeure qui en est reacutesulteacutee

B La seconde est si reacuteduite (quatre vers et demi I 28b-32) qursquoelle pourrait tout aussi bien ecirctre interpreacuteteacutee comme une phrase de transition Elle indique en termes savants les mecircmes que ceux qui seront employeacutes par la suite les deux parties qui forment le corps du propos et preacutecise lrsquooptique selon laquelle il convient de lrsquoenvisager

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Chapitre IV section A

Texte et traduction

A Lrsquoitineacuteraire de la recherche (I 1-28a)

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ194 φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte195 des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute196 de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

194 Les leccedilons donneacutees par les manuscrits divergent sans qursquoaucune ne puisse convenir drsquoun point de vue meacutetrique Jrsquoexplique plus loin ma proposition de lecture

195 Le pluriel πύλαι laquo portes raquo deacutesigne une porte le singulier πύλη deacutesignant un battant

196 Comme pour la porte je rends le pluriel grec κληῖδας laquo cleacutes raquo par un singulier car il nrsquoy en a qursquoune seule

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πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι197 lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ Toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des [sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

B Plan et optique I 28b-32

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς198 ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα199 il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

197 Au lieu de εἰλίξασαι donneacute par tous les eacutediteurs et qui ne correspond agrave aucun verbe je lis εἱλίξασαι participe aoriste de εἱλίσσω (autre forme pour ἑλίσσω) laquo faire tourner raquo sens que drsquoailleurs les traducteurs retiennent

198 Plusieurs citateurs preacutesentent de maniegravere tout agrave fait recevable le terme ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo drsquoougrave laquo ferme raquo laquo solide raquo laquo exact raquo agrave la place de ἀτρεμὲς

199 Sur les 4 manuscrits du seul citateur SIMPLICIUS un seul donne la leccedilon περῶντα les trois autres περ ὄντα

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Chapitre IV section B

Lrsquoitineacuteraire de la recherche I 1-28a

La majeure partie du proegraveme deacutecrit en termes imageacutes lrsquoitineacuteraire de la recherche suivi par Parmeacutenide Son interpreacutetation comme le reste du Poegraveme a donneacute lieu lagrave encore agrave des divergences inconciliables Le style eacutepique y a contribueacute particuliegraverement en tirant cette interpreacutetation du cocircteacute du mythe L Couloubaritsis en preacutesente et discute longuement les principales orientations les classant selon qursquoelles donnent une interpreacutetation laquo litteacuterale raquo laquo religieuse raquo laquo alleacutegorique raquo ou laquo rationaliste raquo p 132-196 La seule voie agrave suivre me semble-t-il est celle que je me suis efforceacute de suivre jusqursquoagrave preacutesent Elle consiste agrave confronter le fragment agrave lrsquoensemble du reste de lrsquoœuvre en fonction de la place qui est la sienne (celle drsquoun proegraveme) Or comme je viens de le noter lrsquoanalyse du corps du Poegraveme a reacuteveacuteleacute que le discours se situait sur trois registres diffeacuterents drsquoineacutegale importance le propos personnel de Parmeacutenide la reacutefutation de ses pairs et le rejet par substitution du discours laquo religieux raquo Il est leacutegitime de srsquoattendre agrave ce que le premier registre soit la matrice de lrsquoensemble du proegraveme et lui donne sa coheacuterence mecircme si dans la premiegravere partie il est eacutenonceacute dans un registre meacutetaphorique qui inclut des eacuteleacutements du troisiegraveme

Lrsquoitineacuteraire que Parmeacutenide dit avoir parcouru suit un ordre agrave la fois logique et chronologique Il comporte trois phases

1 La premiegravere deacutecrit la premiegravere eacutetape laquo vers la lumiegravere raquo jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo Lrsquoitineacuteraire eacutetant celui drsquoune recherche elle en preacutecise les conditions eacutepisteacutemiques initiales Elle suggegravere qursquoelles nrsquoeacutetaient pas pleinement satisfaisantes et quel eacutetait le point qui faisait le plus difficulteacute (I 1-10)

2 La seconde reacutevegravele que effectivement cette laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo agrave laquelle conduit la recherche telle qursquoelle eacutetait engageacutee est fermeacutee mais que gracircce agrave une nouvelle cleacute celle-ci a pu ecirctre ouverte et franchie donnant ainsi accegraves agrave la voie rapide vers la demeure de la deacuteesse (I 11-21) La nouvelle cleacute repreacutesente la deacutecouverte majeure que Parmeacutenide pense avoir faite

3 La derniegravere phase enfin raconte lrsquoarriveacutee agrave la demeure de la deacuteesse lrsquoaccueil qursquoelle a reacuteserveacute agrave son hocircte et le jugement qursquoelle porte sur la deacutemarche qursquoil a suivie (I 22-28a)

1 Jusqursquoagrave la laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo ou les conditions eacutepisteacutemiques initiales de la recherche I 1-10

Degraves les premiers mots du proegraveme le lecteur du Poegraveme est directement plongeacute in medias res Aucune indication nrsquoest donneacutee sur ce qui a preacuteceacutedeacute en particulier sur les raisons et les circonstances qui ont pousseacute Parmeacutenide agrave effectuer sa propre recherche comme si seul comptait le discours savant et que lrsquoon pouvait faire abstraction des conditions environnantes La description qui est donneacutee de la premiegravere eacutetape laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος preacutecise en

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revanche les conditions eacutepisteacutemiques selon lesquelles celle-ci a eacuteteacute engageacutee et suggegravere quelle eacutetait la question qui faisait problegraveme

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie en effet me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

I 1-2a Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι πέμπον Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet me

[ deacutepecircchaient

Ἵπποι ταί με φέρουσιν laquo les cavales qui me portent raquo Ἵπποι laquo chevaux raquo est normalement un masculin Mais le relatif feacuteminin qui le suit ταί (= αἵ en attique) laquo qui = lesquelles raquo indique tout de suite qursquoil srsquoagit de juments Sont-elles deux ou quatre Impossible agrave dire Lrsquoexpression laquo qui me portent raquo ταί με φέρουσιν doit ecirctre entendue comme beaucoup drsquoautres semblables en matiegravere de transport en un sens meacutetonymique Parmeacutenide nrsquoest pas agrave cheval mais dans le char tireacute par les cavales Par ailleurs comme cela sera preacuteciseacute par la suite il ne conduit pas lui-mecircme le char Cette direction est tenue par des laquo jeunes filles raquo (cf I 5 et 24) Quant aux cavales ont-elles une valeur meacutetaphorique ou sont-elles un simple eacuteleacutement qursquoimpose la meacutetaphore du char sans avoir lui-mecircme une signification particuliegravere Ce qui est dit drsquoelles par la suite invite agrave retenir la premiegravere alternative

ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι litteacuteralement laquo autant que [leur] ardeur peut atteindre raquo La majoriteacute des traducteurs et commentateurs sous-entendent un adjectif possessif de la premiegravere personne (= laquo mon raquo) non obligatoire quand lrsquoappartenance est eacutevidente et attribuent le θυμός agrave Parmeacutenide laquo aussi loin que mon ardeur peut atteindre raquo (B Cassin p 71) laquo aussi loin que mon deacutesir puisse aller raquo (M Conche p 42) laquo aussi loin que puisse parvenir mon deacutesir raquo (J Fregravere p143) laquo aussi loin que va mon deacutesir raquo (J Bollack p 70) laquo aussi loin que mon deacutesir peut acceacuteder raquo (L Couloubaritsis p 539)

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Du point de vue grammatical θυμός ne peut se rapporter qursquoaux laquo cavales raquo ἳπποι et non agrave un adjectif ou pronom possessif sous-entendu tel que ἐμός laquo mon raquo ou μου laquo de moi raquo Si cet adjectif ou pronom nrsquoest pas mentionneacute crsquoest qursquoil nrsquoy a pas de doute sur lrsquoidentiteacute du possesseur qursquoil est le mecircme que dans la proposition principale En ne respectant pas comme beaucoup drsquoautres cette regravegle grammaticale J Fregravere qui a eacutetudieacute particuliegraverement lrsquohistoire de ce mot depuis Homegravere jusqursquoagrave Platon pense que dans ce passage du Poegraveme le seul endroit ougrave le terme apparaicirct le mot acquiert un sens nouveau laquohellip la signification du mot est radicalement autre que celle du fragment drsquoHeacuteraclite Il srsquoagit ici de cette part du psychisme qui srsquoefforce non tant de viser le Juste que trsquoatteindre le Vrai [hellip] Le cœur soutient ici lrsquointellect et la raison en leur saine orientation [hellip] Deacutesormais lrsquoimpeacutetuositeacute de lrsquohomme nrsquoest plus au service de lrsquointelligence utilitaire (Heacutes) et des ambitions personnelles (Hom) elle se met au service de la rigoureuse raison de la quecircte du Vrai raquo200 Srsquoil se rapporte aux cavales le terme conserve sa signification traditionnelle de siegravege de la vigueur avec toutes les formes que celle-ci peut prendre Mais la question se reporte alors sur ce qursquoil faut entendre par laquo cavales raquo ἳπποι Elles ne peuvent que deacutesigner meacutetaphoriquement le dynamisme intellectuel qui pousse Parmeacutenide agrave engager et agrave mener jusqursquoau bout son questionnement sur laquo tout ce qui est raquo πάντα Du coup si le mot conserve sa valeur propre le jeu de la meacutetaphore fait qursquoil acquiert ici pour la premiegravere fois une nouvelle signification Le commentaire de J Fregravere retrouve alors sa pertinence

Ce qui est affirmeacute degraves le deacutebut du proegraveme par la meacutetaphore des laquo cavales raquo ἳπποι et lrsquoexpression du laquo moi raquo με ce sont les conditions eacutepisteacutemiques initiales de toute recherche Ce laquo moi raquo doit ecirctre entendu dans un double sens Au sens de la personnaliteacute mecircme de Parmeacutenide tout drsquoabord Le caractegravere preacutedominant de cette personnaliteacute est le laquo deacutesir raquo θυμός qui srsquoil est dit des cavales concerne en reacutealiteacute lrsquoauteur du Poegraveme et qui est fondamentalement un deacutesir de connaissance et non comme lrsquoeacutecrit Sextus laquo les pulsions et les appeacutetits irrationnels de lrsquoacircme raquo Sans ce ressort premier point de recherche possible Nous avons vu que les futurs du frg X et XI laissent mecircme transparaicirctre un reacuteel enthousiasme intellectuel En second lieu ce laquo moi raquo με doit ecirctre entendu au sens drsquoun laquo je raquo eacutepisteacutemique drsquoun sujet dont lrsquoactiviteacute et le discours pour ecirctre personnels sont uniquement reacutegis par des regravegles eacutepisteacutemiques tenues pour universelles lesquelles exigent la confrontation avec autrui La preacutedominance du laquo je raquo sur le laquo moi raquo est drsquoailleurs telle que dans tout le proegraveme Parmeacutenide ne se preacutesente jamais comme lrsquoacteur de la recherche mais seulement comme un beacuteneacuteficiaire et un agent Ce nrsquoest pas lui qui tient les recircnes mais les laquo jeunes filles raquo figures justement drsquoune intelligence respectant les regravegles eacutepisteacutemiques Il est mecircme laquo mandateacute raquo le sens fondamental du verbe πέμπον laquo deacutepecircchaient raquo est laquo envoyer raquo souvent pour effectuer une tacircche remplir une mission Et cette mission vaut la peine que lrsquoon srsquoy consacre laquo agrave fond raquo comme les cavales qui foncent laquo aussi vite que leur ardeur le permet raquo ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Il est clair que le verbe πέμπω nrsquoest pas approprieacute pour parler de chevaux Il ne relegraveve pas de la meacutetaphore mais de ce dont les cavales sont la meacutetaphore Il est employeacute trois autres fois dans ce qui nous reste du Poegraveme quelques vers plus bas (I 8) agrave propos des jeunes filles qui poussent les cavales pour laquo deacutepecirccher raquo πέμπειν Parmeacutenide vers la lumiegravere en I 26 sous la forme composeacutee προπέμπειν pour faire dire agrave la deacuteesse que ce nrsquoest pas laquo mauvais Destin raquo qui lrsquolaquo a deacutepecirccheacute raquo προὔπεμπε sur la route qursquoil a suivie et en XII 5 enfin pour dire que la laquo deacutemone raquo laquo pousse raquo πέμπουσα le macircle et la femelle agrave srsquounir Srsquoil y a une transcendance crsquoest uniquement une transcendance eacutepisteacutemique Implicitement est donc rejeteacutee toute autre transcendance comme celle drsquoune origine divine agrave une quelconque veacuteriteacute

200 J FRERE Ardeur et colegravere Le thumos platonicien p 97-98

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Nous savons pour avoir analyseacute tout le Poegraveme que la totaliteacute des choses est sous le reacutegime de la contrarieacuteteacute (laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo) chaque contraire ayant laquo ses propres forces raquo σφετέρας δυνάμεις (IX 2) que par ailleurs une force drsquounion laquo Amour raquo Ἔρως les pousse agrave produire le reacuteel tel qursquoil est Il est donc leacutegitime de se demander si la meacutetaphore des cavales srsquoinscrit aussi dans ce schegraveme geacuteneacuteral eacutetant entendu que mecircme srsquoil est supposeacute deacutecrire la phase initiale de la recherche le proegraveme a eacuteteacute composeacute apregraves coup in fine La laquo force raquo δύναμις est la caracteacuteristique fondamentale des cavales Le terme qui la deacutefinit θυμός invite agrave voir en elle une forme drsquolaquo Amour raquo Ἔρως Les deux forces contraires que le deacutesir de connaicirctre met en œuvre seraient-elles alors lrsquoignorance (cocircteacute laquo Nuit raquo) et la connaissance (cocircteacute laquo Lumiegravere raquo) et leur produit un savoir Ce qui fait qursquoil ne saurait y avoir de savoir parfait et absolu tel un feu totalement pur Eacutetant par deacutefinition un mixte il comporterait neacutecessairement une part drsquoignorance et oscillerait entre les deux extrecircmes le curseur se deacuteplaccedilant en fonction des possibiliteacutes reacuteelles drsquoinvestigation et du respect ou du non-respect des exigences eacutepisteacutemiques Il ne peut ecirctre qursquoune laquo opinion raquo δόξα

Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le fait de parler de laquo cavales raquo et non de chevaux macircles est-il intentionnel et a-t-il une signification particuliegravere On cherchera en vain des raisons meacutetriques ou une reacutefeacuterence dans la litteacuterature anteacuterieure Un masculin aurait eacuteteacute a priori plus pertinent si Parmeacutenide avait vraiment voulu souligner la force de lrsquolaquo ardeur raquo θυμός qui le pousse agrave mener sa recherche mais au risque de suggeacuterer que cette force relegraveve plus de lrsquoirrationnel comme lrsquoa compris Sextus que du rationnel La question serait tregraves secondaire si lrsquoemploi de ce feacuteminin eacutetait isoleacute dans le proegraveme Drsquoautres ecirctres en effet y sont nommeacutes au feacuteminin et non des moindres alors que le masculin pouvait tout aussi bien convenir δαίμων laquo diviniteacute raquo (I 3) κοῦραι laquo jeunes filles raquo (I 5 et 9) ἡνιόχοισιν laquo cochers raquo (I 24) qui deacutesigne les jeunes filles et enfin θεά laquo deacuteesse raquo (I 22) La theacutematique geacuteneacuterale dont tous ces ecirctres participent est celle de la laquo voie raquo ὁδός qui est un terme exclusivement feacuteminin Mais lrsquohypothegravese que je formulerais volontiers est que cette preacutesentation drsquoensemble srsquointegravegre dans la figure de la geacuteneacuteration et de lrsquoenfantement En XII 3-4 Parmeacutenide dit que la δαίμων laquo qui gouverne tout raquo laquo commande en toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo La recherche relegraveverait alors elle aussi de la logique geacuteneacuterale de lrsquoenfantement et ses reacutesultats (le savoir) seraient soumis aux mecircmes regravegles que tout ce qui existe et qui relegraveve de la laquo nature raquo φύσις apparaicirctre croicirctre et disparaicirctre crsquoest-agrave-dire ecirctre remplaceacutes par drsquoautres reacutesultats

Quoi qursquoil en soit de ce dernier point qui annonce drsquoune certaine faccedilon la maiumleutique socratique les conditions initiales de la recherche sont si fondamentales que Parmeacutenide a jugeacute utile de les rappeler en les mettant dans la bouche mecircme de la deacuteesse et pratiquement dans les mecircmes termes Crsquoest parce qursquoil les a respecteacutees que Parmeacutenide est parvenu agrave sa demeure laquo crsquoest gracircce aux cavales qui te portent que tu parviens agrave ma demeure raquo ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ (I 25)

I 2-3a hellip ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι δαίμονος hellip lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur la voie [aux multiples discours de la diviniteacute

Ἐς ὁδὸν πολύφημον δαίμονος lrsquoimage de la laquo voie raquo ὁδός est devenue si commune et si banale en philosophie en science en religion et en bien drsquoautres domaines que lrsquoon nrsquoa pratiquement plus conscience qursquoil srsquoagit drsquoune meacutetaphore et que le premier agrave en avoir fait veacuteritablement le concept fondamental pour deacutesigner lrsquoensemble des deacutemarches agrave engager et agrave suivre pour atteindre un objectif dans le domaine de la recherche savante et philosophique est Parmeacutenide Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion en commentant le frg II 4 de souligner les connotations conceptuelles nombreuses et deacuteterminantes qursquoimplique cette image Je nrsquoy

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reviens pas du moins pour lrsquoinstant Une source fort probable de cette image me semble en revanche pertinente agrave souligner

En effet la voie est drsquoembleacutee qualifieacutee de laquo voie de la diviniteacute raquo ὁδὸν δαίμονος et non pas comme on aurait pu srsquoy attendre de laquo voie de la recherche raquo ὁδὸς διζήσιος comme cela sera dit degraves le deacutebut du corps du Poegraveme (II 2) Cette substitution est drsquoautant plus significative qursquoelle paraicirct oseacutee la recherche savante est tout le contraire drsquoune reacuteveacutelation divine La laquo voie raquo que Parmeacutenide propose de suivre est en particulier agrave lrsquoopposeacute de celle que lrsquoon suivait dans les Mystegraveres Une recherche savante est une recherche active suit des regravegles eacutepisteacutemiques rigoureuses et conduit agrave un savoir incertain et jamais acheveacute eacutetant selon la theacuteorie parmeacutenidienne un laquo mixte raquo issu gracircce agrave Amour de la rencontre positive entre les deux laquo formes raquo contraires que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo Elle est par ailleurs publique Une connaissance par reacuteveacutelation est passive ne reacutepond agrave aucun critegravere de veacuteridiction et donne la fausse conviction de deacutetenir un savoir certain et deacutefinitif Dans les Mystegraveres elle est mecircme donneacutee sous le sceau du secret garanti par la loi Elle ne saurait en aucune maniegravere ecirctre reconnue et compareacutee agrave une recherche savante On peut donc penser que par cette substitution lrsquoEacuteleacuteate entend lrsquoeacuteliminer purement et simplement

Degraves le deacutebut de son Poegraveme donc lrsquoEacuteleacuteate affirme avec force que par δαίμων il ne deacutesigne pas un ecirctre divin comme on lrsquoentend dans le langage ordinaire et religieux mais comme il le preacutecisera plus loin (frg XII XIII XVI) une intelligence qui est inscrite dans les choses elles-mecircmes et qui fait partie de la laquo nature raquo φύσις Elle repreacutesente le point ultime de la quecircte de Parmeacutenide la reacuteponse agrave la question fondamentale qursquoil se pose et au-delagrave de laquelle il nrsquoest pas possible de remonter Cette question nous pouvons la percevoir plus nettement maintenant que nous sommes parvenus au terme du Poegraveme comprendre comment les contraires qui constituent le fondement des choses peuvent sans srsquoabolir ni se deacutetruire mutuellement produire la totaliteacute des choses singuliegraveres lesquelles apparaissent et disparaissent La δαίμων sera ndash car Parmeacutenide ne le sait pas encore au deacutebut de sa recherche ndash la reacuteponse en eacutetant cette instance rationnelle inscrite dans le monde lui-mecircme et cela depuis toujours Elle nrsquoapparaicirct pas dans un second temps pour mettre de lrsquoordre dans ce qui serait un chaos Aussi met-elle en eacutechec ceux qui pour expliquer le changement constant du monde meacutelangent les contraires les font se transformer les uns dans les autres ou nrsquoen retiennent qursquoun seul en eacuteliminant lrsquoautre

Peut-on degraves lors deacutecider du sens qursquoil faut reconnaicirctre agrave πολύφημον qui qualifie cette voie Le terme πολύφημος est composeacute du preacutefixe πολύ- tireacute de lrsquoadjectif πολύς laquo ldquoabondant nombreux vaste longrdquo en parlant du temps raquo dit Chantraine201 et de φημον fait sur le nom φήμη dont le sens va de laquo preacutesage raquo agrave laquo renommeacutee raquo en passant par laquo reacuteputation raquo laquo rumeur raquo laquo leacutegende raquo etc et lui-mecircme issu du verbe φημί laquo deacuteclarer affirmer preacutetendre dire raquo202 Le Bailly propose deux sens

‒ I passif 1 laquo dont on parle beaucoup tregraves renommeacute fameux ceacutelegravebre raquo 2 laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo

‒ II actif laquo qui parle beaucoup c agrave d 1 abondant en reacutecits 2 qui se reacutepand en paroles raquo

Il renvoie agrave lrsquoOdysseacutee pour les sens I2 (laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo) et II1 (laquo qui parle beaucoup raquo)

201 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 893

202 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 1151

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A priori tous ces sens sont recevables Nos traducteurs habituels ont plutocirct opteacute pour le sens actif M Conche laquo aux nombreux signes raquo p 42 J Fregravere laquo riche en paroles raquo p 143 B Cassin laquo qui dit tant raquo p 71 J Bollack laquo de riche langage raquo p 71 L Couloubaritsis ne tranche pas et joint les deux sens laquo abondant en paroles reacuteputeacutees raquo p 539 Si lrsquoon entend bien par laquo voie raquo la recherche que poursuit Parmeacutenide apregraves tant drsquoautres et comme tant drsquoautres le sens qui conviendrait le mieux me semble-t-il serait le second sens passif donneacute par le dictionnaire laquo ougrave lrsquoon eacutechange beaucoup de discours raquo Parmeacutenide pointerait tout de suite la pluraliteacute qui caracteacuterise les discours savants ou non et les divergences irreacuteductibles qui les opposent Nous savons aussi qursquoils ne sont pas tous eacutegalement acceptables Certains srsquoeacutecartent de la voie juste parce qursquoils sont erroneacutes Ainsi en est-il des laquo opinions des mortels biceacutephales raquo qui ne respectent pas les regravegles de la logique et engagent dans une impasse (cf II 7) Le vers suivant me semble conforter cette interpreacutetation

I 3 hellip ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα [diviniteacute] qui y fait chuter tout homme qui sait

Toutes les leccedilons donneacutees par les manuscrits montrent que les copistes se sont trouveacutes devant un modegravele corrompu et qursquoils ont parfois tenteacute de reacutesoudre la difficulteacute tout en respectant au maximum le texte qursquoils avaient sous les yeux sans pour autant offrir une leccedilon satisfaisante du point de vue meacutetrique πάντrsquoἄτη πάν τἀτη πάντα τη πάντα τῆ πάντα τῇ Dans le manuscrit N Mutschmann a lu par erreur πάντrsquoἄστη laquo toutes citeacutes raquo au lieu de πάντrsquoἄτη Il a eacuteteacute suivi par Diels-Kranz et parmi les commentateurs que nous citons habituellement par J Fregravere et J Bollack lesquels faisant de ὁδόν lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἣ laquo laquelle raquo traduisent ainsi ce vers laquo chemin qui megravene lrsquohomme qui sait dans toute ville raquo J Fregravere p 133 laquo celui qui porte lrsquohomme du savoir dans toute ville raquo J Bollack p 70

Parmi les conjectures proposeacutees par les savants203 celle de N-L Cordero ndash πᾶν ταύτῃ ndash a plus particuliegraverement retenu lrsquoattention des commentateurs N-L Cordero faisait de ταύτῃ un adverbe synonyme de τῇ laquo lagrave raquo qui apparaicirct deux fois dans le vers suivant (I 4) et faisait de δαίμονος lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἥ laquo laquelle raquo Il interpreacutetait donc ainsi ce vers laquo la Deacuteesse qui conduit lagrave (sc le Royaume de la Deacuteesse) agrave lrsquoeacutegard de tout (ou en ce qui concerne tout) lrsquohomme qui sait raquo204 Il a eacuteteacute suivi par M Conche p 41 et par L Couloubaritsis p 551 pour la conjecture mais non pour la construction et lrsquointerpreacutetation de la phrase Comme J Fregravere J Bollack et beaucoup drsquoautres ils font de ὁδόν et non de δαίμονος lrsquoanteacuteceacutedent du relatif ἥ et interpregravetent ταύτῃ comme un pronom deacutemonstratif deacutesignant la laquo diviniteacute raquo M Conche traduit donc laquo voie qui agrave lrsquoeacutegard de tout ltce qursquoil y agt megravene agrave celle-ci [ie la diviniteacute raquo] lrsquohomme mortel en le rendant savant raquo p 42 Quant agrave L Couloubaritsis il comprend ainsi ce vers laquo [chemin] qui porte sur toute son eacutetendue lrsquohomme qui sait raquo p 539 Agrave noter que B Cassin ne se prononce pas p 71

Il est difficile drsquoimaginer que le pronom relatif ἥ laquo laquelle raquo laquo qui raquo nrsquoait pas pour anteacuteceacutedent δαίμονος qui le preacutecegravede immeacutediatement et dont crsquoest le seul signe qui indique qursquoil srsquoagit drsquoun feacuteminin et non drsquoun masculin Sa place est comparable agrave celle du pronom relatif ταί (= αἵ en attique) laquo lesquelles raquo laquo qui raquo du premier vers lequel suit immeacutediatement ἴπποι

203 A H COXON conserve dans la derniegravere eacutedition de 2009 avec la traduction de R MCK IRAHAN lrsquoadverbe ἂντην (laquo en face raquo) qursquoil avait conjectureacute dans les eacuteditions anteacuterieures Il lit donc πάντrsquoἂltνgtτηltνgt φέρει et traduit laquo which carries through every stage to meet her face to face a man of understanding raquo A H COXON The Fragments of Parmenides p 48-49

204 N-L CORDERO laquo Le vers 13 de Parmeacutenide (ldquoLa deacuteesse conduit agrave lrsquoeacutegard de toutrdquo) raquo Revue philosophique p 173-174

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pour bien marquer qursquoil srsquoagit de laquo juments raquo et non de laquo chevaux raquo205 Le pronom de rappel αὐτῇ ne saurait remplir une telle fonction Il ne peut se comprendre que si lrsquoon sait deacutejagrave que son anteacuteceacutedent est un feacuteminin

Pour redonner agrave la syllabe sa longueur attendue je retiens la lettre conjectureacutee par N L Cordero agrave savoir la voyelle υ mais je propose de faire un autre deacutecoupage des mots Au lieu de πᾶν ταύτῃ je lis πάντrsquoαὐτῇ αὐτῇ laquo par elle raquo agrave savoir la laquo voie raquo ὁδός au lieu de ταύτῃ laquo agrave celle-ci raquo et au lieu du pronom neutre πᾶν laquo tout raquo je lie πάντrsquo (pour πάντα) laquo tout raquo adjectif masculin que je raccorde agrave lrsquoaccusatif εἰδότα φῶτα ce qui donne laquo tout homme qui sait raquo Reste la particule κατά Tous les traducteurs et commentateurs si ne je me trompe en font une preacuteposition Mais elle peut tout aussi bien ecirctre un preacuteverbe et porter sur le verbe φέρει par-dessus πάντrsquoαὐτῇ Ce que nous appelons des laquo preacutepositions raquo parce qursquoelles se placent ordinairement devant un substantif ou ce qui en tient lieu et ce que nous appelons des laquo preacuteverbes raquo non pas parce qursquoils preacutecegravedent un verbe mais parce qursquoils se fixent agrave lui pour former des preacutefixes sont en grec des speacutecifications des mecircmes particules et conservent un sens fort Par ailleurs et crsquoest preacuteciseacutement le cas qui se preacutesente ici les particules qui se rapportent agrave un verbe et en preacutecisent les modaliteacutes nrsquoeacutetaient pas agrave lrsquoorigine fixeacutees au verbe Elles ne le devinrent que progressivement et gardant leurs valeurs propres elles pouvaient toujours en ecirctre seacutepareacutees surtout en poeacutesie pour des raisons meacutetriques Les grammairiens grecs drsquoeacutepoque tardive analysant ce pheacutenomegravene agrave partir des usages de leur eacutepoque lrsquoont appeleacute τμῆσις laquo tmegravese raquo qui signifie laquo seacuteparation raquo alors qursquoil aurait eacuteteacute plus pertinent de lrsquoappeler drsquoun terme comme laquo rattachement raquo σύναψις Or justement le verbe composeacute καταφέρω est fort bien attesteacute en grec depuis Homegravere et signifie litteacuteralement laquo porter (φέρω) en bas (κατά) raquo Par meacutetaphore lrsquoimage peut convenir agrave bien des situations Le verbe peut alors prendre le sens de preacutecipiter abattre renverser Je comprends donc ainsi la proposition relative laquo de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait raquo Parmeacutenide poursuit lrsquoideacutee exprimeacutee preacuteceacutedemment par lrsquoadjectif πολύφημον laquo aux multiples discours raquo et par lrsquoexpression ὁδὸν δαίμονος laquo voie de la diviniteacute raquo expression que lrsquoon pourrait qualifier drsquooxymore puisqursquoil donne agrave δαίμων un sens qui est agrave lrsquoopposeacute de celui du langage courant agrave savoir une recherche reacutepondant agrave des critegraveres rationnels et rigoureux La laquo diviniteacute raquo devenue figure de la rationaliteacute fait chuter quiconque preacutetend savoir degraves lors qursquoil ne respecte pas les regravegles fondamentales de la connaissance

Par laquo tout homme qui sait raquo πάντrsquo hellip εἰδότα φῶτα lrsquoEacuteleacuteate vise quiconque envisage le savoir comme une certitude et un acquis deacutefinitif Sans doute vise-t-il plus particuliegraverement le laquo polymathe raquo que deacutenonce Heacuteraclite pour qui laquo lrsquoeacuterudition (πολυμαθίη) nrsquoenseigne pas lrsquointelligence autrement elle aurait instruit Heacutesiode et Pythagore et encore Xeacutenophane et Heacutecateacutee raquo206 Heacuteraclite commente J-Fr Pradeau laquo poursuit sa critique de lrsquoeacuterudition en demandant que lrsquoon distingue la connaissance veacuteritable (comprise comme eacutecoute et compreacutehension du lόgos) de lrsquoaccumulation vaine de connaissances partielles qui lui paraicirct tenir lieu chez ses contemporains drsquoideacuteal savant ldquoEacuteruditionrdquo ne rend qursquoimparfaitement le terme grec polumathiḗ qui deacutesigne litteacuteralement lrsquoaptitude preacutetendue agrave maicirctriser tous les savoirs et mecircme agrave maicirctriser toutes les techniques ou tous les meacutetiers raquo207 Il se peut que Parmeacutenide vise aussi ceux de ses pairs (parmi lesquels figurerait Heacuteraclite lui-mecircme) qui en

205 Comme argument en faveur de la laquo diviniteacute raquo comme anteacuteceacutedent N-L CORDERO remarque que laquo lrsquoaction de guider le voyageur appartient toujours chez Parmeacutenide agrave des agents personnels ou du moins agrave des ecirctres vivants drsquoune espegravece tregraves particuliegravere raquo laquo Le vers 1 3 de Parmeacutenide raquo p 174 Statut que ne peut avoir la voie

206 Trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 85 p 273 (DK 22 B 40 M MARCOVICH 16 M CONCHE 21) Voir aussi le frg 86 p 274 (DK 22 B 129 M MARCOVICH 17 M CONCHE 26)

207 J-FR PRADEAU Heacuteraclite p 273

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croyant srsquoappuyer sur des observations et des raisonnements justes alors qursquoils sont inexacts ont la certitude de deacutetenir un savoir irreacutecusable ces laquo mortels biceacutephales qui ne savent rien raquo βροτοὶ εἰδότες οὐδέν δίκρανοι comme il les appelle (VI 4-5 seul autre endroit du Poegraveme ougrave apparaicirct le participe parfait εἰδώς) laquo Aussi ne seront-elles qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ (VIII 38-39) Il se peut aussi que lrsquoEacuteleacuteate se vise lui-mecircme quand il eacutetait au deacutebut de sa recherche et qursquoil lrsquoentamait avec les mecircmes preacutesupposeacutes et convictions que ses pairs Ce qui ne pouvait que le conduire agrave lrsquoeacutechec agrave se trouver devant une porte solidement verrouilleacutee Il ne fait pas de doute enfin qursquoil vise ceux qui preacutetendent deacutetenir un savoir laquo divin raquo surtout srsquoil est dit obtenu par reacuteveacutelation comme dans les Mystegraveres ou les oracles Bref il srsquoen prend agrave tous ceux qui preacutetendent tout savoir qui preacutetendent ecirctre des laquo lumiegraveres raquo alors qursquoils sont dans la laquo nuit raquo Comment en effet ne pas entendre le jeu de mots que fait ici Parmeacutenide en employant le terme φώς laquo homme raquo homonyme de φῶς laquo lumiegravere raquo

Ainsi compris le vers 3 trouve sa pleine signification dans lrsquoeacuteconomie du proegraveme il annonce le blocage face auquel Parmeacutenide srsquoest trouveacute dans sa recherche pour lrsquoavoir entreprise sur les mecircmes bases que ses pairs

I 4-5 τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie en effet me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Parmeacutenide insiste crsquoest par cette voie dit-il deux fois dans le vers 4 qursquoil est porteacute vers la connaissance des choses laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος (I 10) Tῇ est le datif feacuteminin du deacutemonstratif grec ὁ Il est geacuteneacuteralement compris comme un adverbe soit de lieu (laquo lagrave raquo laquo par ce chemin raquohellip) soit de maniegravere (laquo ainsi raquo laquo de cette faccedilon raquo) Il se retrouve un peu plus loin sous cette forme adverbiale (I 20) Mais rien nrsquoempecircche de lrsquoentendre ici comme eacutetant reacuteellement un pronom deacutemonstratif dont lrsquoanteacuteceacutedent est ὁδός Ce qui donnerait un peu plus de force au propos sans en changer sensiblement le sens Reste agrave comprendre cette insistance Agrave ce stade de la lecture du proegraveme trois hypothegraveses sont possibles Les deux premiegraveres sont contraires lrsquoune agrave lrsquoautre Soit lrsquoEacuteleacuteate entend signifier que la voie qursquoil emprunte est la mecircme que celle de ses pairs soit il veut deacutejagrave bien marquer que sa voie est diffeacuterente de celle des autres qursquoelle est unique et originale tout en preacutetendant ecirctre universelle puisqursquoelle reacutepondrait agrave des exigences qui le sont La troisiegraveme hypothegravese est de faire un mixte des deux premiegraveres la voie qursquoemprunte Parmeacutenide est bien identique agrave celle que les autres ont suivie Comment en serait-il autrement Nrsquoa-t-il pas commenceacute par lire ses pairs et les suivre sur leurs chemins Si lrsquoon juge drsquoapregraves la suite son point de deacutepart est le mecircme que le leur le double constat de lrsquoeacutevanescence de tout ce qui existe en mecircme temps que la permanence du monde Mais la solution qursquoils envisagent pour concilier les deux et les articuler entre elles est irrecevable Elle megravene tout droit agrave une impasse elle se heurte agrave une porte fermement verrouilleacutee Et crsquoest bien ce qui lui est arriveacute agrave lui aussi Mais agrave la diffeacuterence de ses pairs il srsquoen est rendu compte Il a bien vu qursquoil nrsquoeacutetait pas arriveacute agrave terme qursquoil nrsquoavait pas instruit pleinement et correctement la question qursquoil srsquoeacutetait poseacutee Aussi bien a-t-il reconsideacutereacute son outillage conceptuel et chercheacute la cleacute susceptible de lui ouvrir la porte pour poursuivre sa recherche jusqursquoau bout

Lrsquoadjectif πολύφραστοι est un neacuteologisme inventeacute par Parmeacutenide Il est mecircme un hapax puisque personne drsquoautre ne lrsquoa employeacute Nous ne disposons donc pas drsquoautres attestations permettant drsquoen connaicirctre les usages Il est composeacute de la mecircme maniegravere que

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πολύφημος attribueacute plus haut agrave la laquo voie raquo un thegraveme verbal avec πολύ- comme preacutefixe φραστος qui nrsquoest pas attesteacute comme terme indeacutependant mais qui aurait pu lrsquoecirctre est un adjectif verbal de φράζω La notice du Chantraine reacutesume tregraves bien celle du Bailly laquo φράζω ldquofaire comprendre indiquerrdquo par des signes (Od Hdt etc) ou par la parole (Od etc) ldquoexpliquerrdquo ce que lrsquoon pense ce que lrsquoon veut dire (Od etc) apregraves Homegravere ldquoparlerrdquo pour se faire comprendre ldquodire annoncerrdquo raquo208 Comme πολύφημος laquo aux multiples discours raquo πολύφραστοι est agrave comprendre non pas agrave partir du terme meacutetaphorique qursquoil qualifie les cavales qui par deacutefinition ne parlent pas mais agrave partir de ce dont celles-ci sont la meacutetaphore Si πολύφημος laquo aux multiples discours raquo qualifie la laquo voie raquo que suit Parmeacutenide en tant qursquoelle est eacutegalement parcourue par beaucoup drsquoautres et de maniegraveres fort diverses dont certaines sont fausses πολύφραστος qui est dit des cavales qualifie me semble-t-il comme je lrsquoai dit plus haut ce qui dans la personnaliteacute de Parmeacutenide en est le trait dominant en tant que chercheur le deacutesir de connaicirctre exprimeacute de maniegravere explicite par le terme θυμός La signification propre de πολύφραστος assez proche de celle de πολύφημος adjoindrait agrave ce deacutesir ardent de connaicirctre celui de faire connaicirctre notamment par le langage La recherche relegraveve du dire et de lrsquoeacutenonciation mecircme si le noter pourrait aujourdrsquohui passer pour une lapalissade Elle ne se tient pas dans une pure contemplation solitaire Elle implique des explications et une argumentation logique Si le but est de convaincre autrui il est aussi de se confronter agrave lui agrave ses propres observations analyses et argumentations afin de le reacutefuter si neacutecessaire Cette confrontation lui est inheacuterente Elle requiert la mise en œuvre de toutes les ressources du langage Il se pourrait alors que le preacutefixe πολύ- vise la diversiteacute des registres du discours tels que le registre eacutepique du proegraveme celui du discours logique qui preacuteside agrave la premiegravere partie du Poegraveme celui du discours explicatif de la seconde partie qui relegraveve de lrsquolaquo opinion raquo δόξα et enfin celui du discours descriptif ou narratif qui dans la seconde partie sert agrave deacutecrire lrsquounivers et la reproduction humaine Parmi les commentateurs habituels que jrsquoai principalement retenus trois proposent une traduction qui irait dans ce sens J Bollack qui traduit par laquo de riche discours raquo p 70 B Cassin par laquo qui tant indiquent raquo p 71 L Couloubaritsis par laquo aux multiples indications raquo p 539

Mais le Bailly nrsquoanalyse pas le terme de la sorte Il rend πολύφραστος par laquo tregraves prudent raquo laquo tregraves reacutefleacutechi raquo ou laquo tregraves habile raquo Tregraves vraisemblablement il se reacutefegravere agrave deux autres mots faits sur la mecircme racine le verbe πολυφραδέω laquo ecirctre tregraves sage raquo et lrsquoadjectif πολυφραδής laquo tregraves sage tregraves aviseacute raquo dont πολύφραστος serait un synonyme209 Au v 494 de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode vers auquel le Bailly fait reacutefeacuterence πολυφραδής qualifie les conseils que Terre donne agrave Cronos laquo Cronos trompeacute par les conseils bien reacutefleacutechis πολυφραδέεσσι de Terre recracha tous ses enfants raquo210 Si ces deux mots ont ce sens crsquoest parce qursquoils sont construits note le Bailly non pas sur le verbe φράζω agrave sa forme active mais sur ce verbe agrave la forme moyenne φράζομαι Au moyen en effet il a le sens fondamental dit toujours le Bailly de laquo se mettre dans lrsquoesprit ou avoir dans lrsquoesprit raquo drsquoougrave les sens particuliers de laquo penser raquo laquo reacutefleacutechir raquo laquo meacutediter raquo tous attesteacutes chez Homegravere Crsquoest pour avoir laquo bien reacutefleacutechi raquo laquo bien meacutediteacute raquo et tourneacute la question dans tous les sens que Parmeacutenide a pu voir ougrave se trouvait la difficulteacute que rencontrait la thegravese de ses pairs et qursquoil a pu trouver la solution Son deacutesir de connaissance nrsquoeacutetait pas que spontaneacute Il impliquait une reacuteflexion sur la

208 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 1179

209 Nous avons deacutejagrave rencontreacute plus haut un cas analogue ici lrsquoadjectif πολύφραστος est agrave πολυφραδής ce que lrsquoadjectif πολύκαμπτος eacutegalement inventeacute par PARMENIDE est agrave πολυκαμπής (XVI 1)

210 M MAZON qui tient ce vers pour inauthentique rend πολυφραδής par laquo ourdie raquo Cronos laquo succombant agrave la ruse ourdie par les conseils de Terrehellip raquo HESIODE Theacuteogonie p 50

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deacutemarche agrave suivre un questionnement drsquoordre eacutepisteacutemique qursquoatteste la premiegravere partie du Poegraveme Drsquoougrave ma traduction par laquo si reacutefleacutechies raquo

La preacutesentation des conditions initiales de la recherche srsquoachegraveve sur lrsquoentreacutee en lice de laquo jeunes filles raquo κοῦραι Elles laquo conduisaient et montraient la voie raquo κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον eacutecrit Parmeacutenide laquo Les jeunes filles montraient la voie raquo traduit M Conche p 43 laquo montraient le chemin raquo J Fregravere p 143 et J Bollack p 70 laquo ouvraient la voie raquo B Cassin p 71 laquo dominaient le chemin raquo L Couloubaritsis p 539 Le verbe ἡγεμονεύω est un deacuteriveacute de ἡγέομαι dont les premiers sens attesteacutes chez Homegravere sont laquo marcher en tecircte aller en tecircte guider ecirctre le chef de raquo211 Il signifie fondamentalement dit le Bailly laquo ecirctre le guide de raquo et par suite laquo conduire diriger commander raquo Le mecircme dictionnaire relegraveve eacutegalement le syntagme ὁδὸν ἡγεμονεύω et donnant des exemples de lrsquoexpression pris agrave Homegravere et agrave Pindare le traduit par laquo montrer le chemin raquo ne retenant qursquoun aspect du sens Nous nrsquoaurions que cette indication sur les jeunes filles nous pourrions ecirctre dans lrsquoembarras Celles-ci en effet ne peuvent laquo marcher en tecircte raquo drsquoun attelage qui fonce au galop Elles pourraient ecirctre alors sur les cocircteacutes de la voie formant une cohorte drsquohonneur et indiquant par des gestes la direction agrave suivre

Mais la suite du proegraveme permet de lever toute ambiguiumlteacute Les jeunes filles ne sont pas un eacuteleacutement du deacutecor un simple motif litteacuteraire puisqursquoelles vont encore accomplir un certain nombre drsquoautres tacircches Elles doivent avoir une signification particuliegravere dans le dispositif eacutepisteacutemique de Parmeacutenide Deacutejagrave nous pouvons ecirctre certains du rocircle qursquoelles tiennent En I 24 en effet la deacuteesse qui reccediloit Parmeacutenide le salue en le deacutesignant comme le laquo compagnon drsquoimmortels cochers raquo ἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Il ne fait pas de doute que par laquo immortels cochers raquo la deacuteesse deacutesigne les jeunes filles Mais combien sont-elles Deux ou plus LrsquoEacuteleacuteate ne le preacutecise pas Sont-elles toutes dans le char pour tenir les regravenes212 Certaines sont-elles aussi sur les juments Mais ces questions pas plus que celle du nombre de cavales nrsquoont sans doute pas drsquointeacuterecirct Les meacutetaphores du char et des jeunes filles nrsquoont eacuteteacute choisies par Parmeacutenide que pour lrsquoun ou lrsquoautre de leurs aspects Il nrsquoy a pas agrave les filer La coheacuterence est agrave chercher dans la reacutealiteacute pour la compreacutehension de laquelle elles ont eacuteteacute convoqueacutees On peut retenir en revanche que la tacircche des jeunes filles est double elles conduisent lrsquoattelage (fonction de cocher drsquoaurige) et ce sont elles qui deacuteterminent la voie agrave suivre (tacircche que nrsquoimplique pas forceacutement la fonction de cocher elle revient au donneur drsquoordre) Drsquoougrave ma traduction par deux verbes laquo conduisaient et montraient la voie raquo

Si les cavales sont la meacutetaphore du laquo deacutesir raquo intellectuel θυμός qui pousse Parmeacutenide agrave vouloir connaicirctre et la reacuteflexion tregraves approfondie qursquoil entraicircne les jeunes filles sont la meacutetaphore de son intellect de son νοῦς agrave la fois personnel et repreacutesentatif de tout intellect digne de ce nom Elles sont donc aussi dans la figure de la δαίμων remplissant au niveau individuel ce que celle-ci effectue au niveau de la totaliteacute ἡγεμονεύω laquo conduire raquo est agrave rapprocher de κυϐερνᾶν laquo gouverner raquo de XII 3 De ce verbe sera tireacute lrsquoadjectif ἡγεμονικός laquo qui est propre agrave diriger agrave conduire raquo adjectif qui substantiveacute deacutesignera selon la theacuteorie stoiumlcienne la partie dirigeante de lrsquoacircme la raison En attribuant cette fonction aux jeunes filles

211 P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 388

212 On peut srsquoen faire une ideacutee agrave partir de repreacutesentations figureacutees comme celles de Peacutelops et Hippodamie aux cocircteacutes lrsquoun de lrsquoautre dans la course engageacutee contre le pegravere de cette derniegravere Voir par exemple le bas-relief conserveacute au Metropolitan Museum of Art agrave New York ou la peinture de lrsquoamphore attique du dernier quart du ve siegravecle A C qui serait dit lrsquoouvrage ougrave jrsquoai pu la voir au Museacutee National des Antiquiteacutes agrave Florence (T SPITERIS Histoire inteacutegrale de lrsquoArt La Peinture grecque et eacutetrusque Lausanne Eacuteditions Rencontre 1965 p 74) Voir aussi les croquis faits agrave partir drsquoautres documents iconographiques dans E SAGLIO Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines art laquo Currus raquo t I p 1635-1642

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au lieu de srsquoen faire un attribut personnel Parmeacutenide entend bien signifier que sa deacutemarche a une porteacutee universelle comme si elle eacutetait exteacuterieure et srsquoimposait agrave lui comme le sont les exigences eacutepisteacutemiques Peut-ecirctre est-ce la raison pour laquelle elles sont qualifieacutees drsquolaquo immortelles raquo (I 24)

I 6-8a Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν roues bien tourneacutees

Les commentateurs passent vite sur ces deux vers et demi ou mecircme comme M Conche

les passent totalement sous silence Il serait eacutetonnant qursquoils ne soient lagrave que pour des raisons poeacutetiques

laquo Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte raquo Manifestement le crissement que les roues font entendre est le signe que le char roule agrave grande vitesse Le bruit est mecircme caracteacuteristique drsquoun roulement en train de gripper Parmeacutenide a dit degraves le premier vers que laquo les cavales vont aussi vite que leur ardeur le permet raquo Pour qursquoun rouage puisse bien fonctionner il faut que les piegraveces en contact soient parfaitement faccedilonneacutees faites au tour Dans le cas preacutesent les deux piegraveces majeures en cause sont les extreacutemiteacutes de lrsquoessieu (les fuseacutees coniques) et les anneaux inteacuterieurs (les boicirctes) qui sont fixeacutees agrave lrsquointeacuterieur du moyeu et dans lesquelles passe chaque fuseacutee Sans un corps gras cependant le frottement freine consideacuterablement le mouvement produit un eacutechauffement tregraves important et eacutemet un crissement caracteacuteristique annonccedilant un grippage prochain qui bloquera tout213

Nos traducteurs habituels rendent σύριγγος ἀϋτήν par laquo un cri de flucircte raquo B Cassin p 71 L Couloubaritsis p 539 laquo crissement de flucircte raquo J Bollack p 76 laquo un son flucircteacute raquo J Fregravere p 143 laquo le son aigu de la flucircte raquo M Conche p 43 Cette traduction est possible et acceptable Celle par laquo crissement de la boicircte raquo toutefois me semble plus juste La description du char est preacutecise drsquoun point de vue technique comme le sera celle de la porte un peu plus loin (I 11-13) Toute la question et de savoir quel sens preacutecis donner agrave σύριγγος et conjointement agrave χνοίῃσιν Le vocabulaire deacutesignant le moyeu et les piegraveces qui le composent est flottant Le terme χνoacuteη utiliseacute ici par Parmeacutenide peut deacutesigner dit le Bailly soit lrsquolaquo eacutecrou de fer au centre du moyeu raquo (crsquoest-agrave-dire la boicircte) soit le laquo bout de lrsquoessieu dans le moyeu raquo (crsquoest-agrave-dire la fuseacutee conique) Ici seul le premier sens convient puisque lrsquoessieu ἄξων est dit peacuteneacutetrer en lui Mais sans doute nrsquoest-il pas le sens exact Dans son article laquo Currus raquo du Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines t I 1887 E Saglio donne drsquoautres noms pour deacutesigner cette piegravece laquo πλῆμναι πλημνoacuteδετον ou θώραξ le ruban du moyeu ou bande de meacutetal formant lrsquoanneau inteacuterieur qui enserre les rais Pollux indique aussi les termes ἄταρνον γάρνον δέστρον comme les noms de lrsquoanneau inteacuterieur qui tourne autour de lrsquoaxe crsquoest-agrave-dire de la boicircte agrave graisse raquo (p 1635) Il note aussi que le terme σῦριγξ eacutegalement employeacute ici par Parmeacutenide est un des termes pour deacutesigner le moyeu agrave cocircteacute de πλῆμνη et de χοινικίς Le sens premier de σῦριγξ est dit le Bailly laquo roseau tailleacute et creuseacute raquo drsquoougrave par analogie entre autres choses laquo flucircte champecirctre ou flucircte de Pan raquo et laquo tout objet ou conduit long et eacutetroit raquo en particulier laquo trou du moyeu drsquoune roue raquo ou comme plus loin en I 19 lrsquolaquo eacutecrou drsquoun gond raquo crsquoest-agrave-dire la crapaudine Le crissement provoqueacute par le frottement de la fuseacutee dans la boicircte

213 Pour une description deacutetailleacutee et eacutegalement valable pour lrsquoAntiquiteacute avec scheacutemas et croquis agrave lrsquoappui voir Eacute DE LAUBRIE et J-R TROCHET Veacutehicules agricoles des reacutegions de France notamment p 27

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peut eacutevoquer le son aigu drsquoune flucircte et traduire ainsi ce vers du proegraveme nrsquoest pas incongru Mais le sens de laquo flucircte raquo nrsquoest pas premier pour σῦριγξ il est un sens secondaire comme le sont laquo boicircte raquo et laquo crapaudine raquo Il ne srsquoimpose donc pas Aussi me paraicirct-il plus pertinent de le traduire par son sens technique de laquo boicircte raquo et donner agrave χνoacuteη le sens de laquo moyeu raquo

Le char roulait donc tregraves vite non seulement parce qursquoil eacutetait tireacute par des cavales qui fonccedilaient mais eacutegalement parce que ses roues avaient eacuteteacute bien tourneacutees et que comme il est dit juste apregraves les jeunes filles cochers laquo preacutecipitaient le mouvement raquo σπερχοίατο Lrsquoempressement eacutetait donc agrave son comble Au risque de paraicirctre complegravetement deacuteraisonnable la course pouvant ecirctre preacutematureacutement arrecircteacutee pour grippage

Parmeacutenide le sait parfaitement Si crsquoest la vitesse seule qursquoil avait voulu mettre en exergue il savait qursquoil srsquoexposait agrave cette critique Aussi bien sommes-nous en droit de nous demander si dans cette description drsquoun char en train de gripper ne se cache pas plutocirct une meacutetaphore particuliegravere Sextus Empiricus voyait dans ses roues les oreilles apregraves avoir identifieacute les jeunes filles aux sens et les filles de Soleil aux yeux214 Je ne le suivrai eacutevidemment pas sur cette voie

Ce que deacutecrit ici Parmeacutenide se situe dans la premiegravere phase de son parcours Il nrsquoa pas encore trouveacute la cleacute qui pour reprendre sa propre image lui ouvre la porte vers le vrai chemin de la connaissance La voie qursquoil suit est sans aucun doute la bonne puisqursquoelle conduit vers cette porte Ses preacutemices sont justes Mais elle nrsquoest pas par elle-mecircme la laquo grand-route raquo ἀμαξιτὸς ὁδός qui megravene laquo tout droit raquo ἰθύς au but rechercheacute (I 21) Le problegraveme fondamental qui taraude Parmeacutenide nous le savons deacutesormais est de comprendre sans devoir en nier lrsquoun comment srsquoarticulent les deux termes entre lesquels se reacutepartit tout ce qui est la permanence et le changement Le monde demeure dans son inteacutegraliteacute et en mecircme temps tout ce qui le constitue apparaicirct et disparaicirct Tout est nouveau Rien de ce qui est aujourdrsquohui nrsquoeacutetait hier et nrsquoexistera plus demain (cf ἔφυhellip νῦν ἔασιhellip τελευτήσουσι XIX 1-2) Et paradoxalement le monde persiste Pour lrsquoinstant ces deux faits aussi aveacutereacutes et indubitables lrsquoun que lrsquoautre srsquoarticulent dans sa tecircte comme le sont lrsquoessieu du char figure de la permanence et de lrsquoimmobiliteacute et les roues figures du mouvement et du changement Le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que ccedila coince et que ccedila grince Tout est bien en place pour que le char puisse avancer agrave vive allure Les piegraveces sont parfaitement travailleacutees les cavales vigoureuses et les cochers bien au fait de leur mission Mais ce qui gecircne freine et risque de tout bloquer se situe preacuteciseacutement agrave lrsquoarticulation de lrsquoessieu et du moyeu agrave lrsquoarticulation de ce qui est fixe permanent et de ce qui est mobile changeant Sans aucun doute Parmeacutenide indique ici en termes voileacutes parce que symboliques la difficulteacute majeure qursquoil a rencontreacutee lrsquoobstacle eacutepisteacutemologique qui a eacuteteacute le sien et qursquoil a ducirc surmonter Le char dans ces conditions revecirct lui aussi une valeur symbolique Si la voie rassemble meacutetaphoriquement tout ce qursquoimplique une veacuteritable recherche le char figure la theacuteorie dirions-nous aujourdrsquohui qui porte cette recherche et la fait avancer

Je ne sais si la meacutetaphore du char en mouvement peut eacutegalement srsquoentendre sur un autre registre Elle preacutesente en effet deux traits qui la rapprochent de ce qui est dit dans le frg XII de la constitution du monde Lrsquoessieu presseacute par le moyeu laquo fait jaillir raquo ἵει le crissement de la boicircte laquo sous lrsquoeffet de la brucirclure raquo αἰθόμενος En XII 2 laquo un lot de flammes jaillit entre raquo les deux couronnes de Feu et de Nuit μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα Des deux cocircteacutes figure le mecircme verbe ἵημι agrave lrsquoactif dans le premier cas ἵει laquo lance raquo agrave la forme moyenne ἵεται laquo srsquoeacutelance raquo dans le second Par ailleurs le participe preacutesent moyen αἰθόμενος laquo brucirclant raquo joint au laquo crissement de la boicircte raquo nrsquoest pas sans eacutevoquer le laquo lot de flammes raquo φλογὸς αἶσα

214 SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 111-114 (DIELS-KRANZ t I p 228)

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qui jaillit entre les couronnes de Feu et de Nuit Un tel rapprochement ne me paraicirctrait pas illeacutegitime maintenant que nous savons que dans la theacuteorie parmeacutenidienne tout ce qui est reacuteellement y compris donc la connaissance relegraveve drsquoun laquo mixte raquo entre laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo agrave ce stade de la recherche le rapport entre les deux laquo composantes raquo (lrsquoignorance et la connaissance) nrsquoest manifestement pas bon Pour srsquoen assurer il faudrait disposer du texte inteacutegral du Poegraveme Les quelques reacuteflexions que formule Theacuteophraste agrave propos du fragment XVI sont insuffisantes et peu claires

I 8b-10 ὅτε σπερχοίατο πέμπειν chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Heureusement lrsquointelligence nrsquoest pas une machine Pour elle le grippage nrsquoest pas forceacutement une issue ineacuteluctable Du reste la conjonction de temps ὅτε laquo quand raquo construit avec lrsquooptatif σπερχοίατο suggegravere que la chevaucheacutee nrsquoeacutetait pas constamment agrave son maximum qursquoelle devait marquer des temps de ralentissement et de reacutepit Cette construction est drsquousage pour indiquer une reacutepeacutetition dans le passeacute La conjonction est alors assez bien rendue en franccedilais par laquo chaque fois que raquo

Les jeunes filles sont maintenant appeleacutees laquo filles de Soleil raquo Ἡλιάδες Si Parmeacutenide reprend cette deacutenomination ce nrsquoest pas pour assimiler les jeunes filles cochers aux cinq filles drsquoHeacutelios et de lrsquoOceacuteanide Clymegravene lesquelles drsquoapregraves Parmeacutenon que cite la notice du Bailly apregraves avoir pleureacute la mort de leur fregravere Phaeacutethon et vu leurs larmes transformeacutees en gouttes drsquoambre furent elles-mecircmes changeacutees en peupliers LrsquoEacuteleacuteate ne fait ici reacutefeacuterence agrave la mythologie que pour mieux la subvertir et y substituer son propre discours La deacutenomination laquo filles de Soleil raquo signifie que lrsquointelligence pour conduire le chercheur laquo vers la lumiegravere raquo εἰς φάος doit elle-mecircme relever de la lumiegravere celle-ci eacutetant comprise agrave la fois comme meacutetaphore ordinaire de lrsquointelligence et eacutegalement selon la theacuteorie parmeacutenidienne comme relevant de la laquo forme raquo μορφή de laquo Lumiegravere raquo agrave laquelle srsquooppose celle de laquo Nuit raquo Lrsquointelligence progresse en srsquoeacuteloignant de lrsquoignorance ou de lrsquoerreur laquo demeures de la nuit raquo δώματα νυκτός crsquoest-agrave-dire en repoussant de devant les yeux le voile qursquoelles forment ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας Dans le cas preacutesent le voile en question est mecircme plus preacuteciseacutement ce qui aveugle les contemporains de Parmeacutenide et les empecircche de voir lrsquoaporie dans laquelle se meut leur penseacutee la confusion entre ce qui demeure et ce qui change Lrsquointelligence ainsi preacutedisposeacutee la lumiegravere peut apparaicirctre lrsquoobseacutedante question qui tourmente Parmeacutenide peut recevoir sa reacuteponse

2 Le deacuteverrouillage de la porte ou la premiegravere deacutecouverte de Parmeacutenide I 11-21

Cette reacuteponse est donneacutee sous la forme imageacutee du deacuteverrouillage drsquoune porte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις

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elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Comme preacuteceacutedemment la difficulteacute majeure que preacutesente ce passage reacuteside dans le fait de devoir discerner dans cette description entre ce qui relegraveve du registre meacutetaphorique et ce qui appartient au registre reacutealiste ainsi que du lien entre les deux Des eacuteleacutements du premier peuvent figurer simplement parce qursquoils sont utiles au deacuteploiement de la meacutetaphore sans avoir pour autant une signification dans lrsquoordre symbolique Par ailleurs si le registre symbolique peut accumuler les images en partie disparates (voie char chevaux jeunes filles porte battants cleacutehellip) le registre reacutealiste est unique il est drsquoordre eacutepisteacutemique et concerne la deacutemarche que Parmeacutenide a entreprise pour avoir la connaissance la plus certaine possible du reacuteel Ce dernier registre doit ecirctre notre fil rouge agrave travers les diffeacuterentes meacutetaphores

Comme dans un reacutecit de la meilleure facture qui soit Parmeacutenide raconte que dans la quecircte qui eacutetait la sienne (la connaissance du monde consideacutereacute comme un tout) il srsquoest brusquement trouveacute devant un obstacle apparemment infranchissable symboliseacute par une porte bien verrouilleacutee Pour surmonter lrsquoobstacle il lui fallut trouver la solution eacutepisteacutemique symboliseacutee par une cleacute et pour obtenir cette cleacute recourir agrave lrsquoaide drsquoun auxiliaire ou adjuvant (selon la terminologie structuraliste) lequel se trouvait ecirctre aussi drsquoune certaine faccedilon son opposant puisqursquoil lui barrait la voie Justice Δίκη Crsquoest comme si la voie dans laquelle il srsquoeacutetait engageacute identique agrave celle de ses pairs et consideacutereacutee comme valide conduisait en reacutealiteacute agrave une impasse qursquoil lui fallait donc changer drsquoorientation et proceacuteder drsquoune autre faccedilon

I 11-13 Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

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La description faite en ce passage par Parmeacutenide comprend un ensemble symbolique nouveau et deux figures connues Le premier se preacutesente sous la forme drsquoune porte dont certains deacutetails sont preacuteciseacutes le linteau le seuil les battants et la cleacute Les secondes sont laquo Justice raquo et le couple laquo Nuit raquo et laquo Jour raquo Le premier nrsquoest pas mentionneacute dans le corps du Poegraveme dont nous nrsquoavons il est vrai que des fragments Mais il est quasiment certain qursquoil nrsquoy figurait pas Il concerne la recherche elle-mecircme dont traite le proegraveme non les reacutesultats qursquoa pour objet le corps du Poegraveme Il doit certainement avoir avec la mention de lrsquoeacutequipage du char et des jeunes filles une signification capitale dans lrsquoeacuteconomie du proegraveme laquo Justice raquo et le couple laquo Nuit raquo et laquo Jour raquo en revanche sont bien connus pour faire partie inteacutegrante du corps du Poegraveme Ces deux figures fournissent pour reprendre agrave lrsquoEacuteleacuteate sa propre image la cleacute permettant drsquointerpreacuteter correctement les eacuteleacutements symboliques

La porte πύλαι est deacutefinie comme laquo porte des chemins de Nuit et de Jour raquo πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός κελεύθων (I 12) M Conche p 49 nrsquoen dit rien si ce nrsquoest qursquoil faut traduire avec beaucoup drsquoautres πύλαι par un singulier J Bollack p 79-81 consideacuterant que les mots du proegraveme laquo ne se rapportent qursquoagrave eux-mecircmes raquo et que le principe drsquointerpreacutetation laquo srsquoappuie sur lrsquoideacutee qursquoil srsquoagit drsquoune eacutetude du langage raquo p 69 lit ce passage selon cette perspective B Cassin se demande p 51-52 ndash mais sans apporter de reacuteponse ndash si laquo les portes des chemins de la nuit et du jour raquo sont laquo les portes du grand ciel et de lrsquoOlympe raquo de lrsquoIliade (V 749 sq) ou plutocirct comme dans lrsquoOdysseacutee (X 86) laquo lagrave ougrave le chemin du jour est tout pregraves de celui de la nuit raquo ou bien le Tartare de la Theacuteogonie (740) lagrave ougrave laquo la nuit et le jour se rencontrent et se saluent en se croisant raquo laquo Route ceacuteleste route infernale agrave quel texte se vouer raquo

Celui de Parmeacutenide me semble le plus sucircr Crsquoest dans la suite du Poegraveme nous le savons deacutesormais que se trouve la reacuteponse Les deux thegravemes laquo Nuit raquo Νύξ et laquo Jour raquo Ἢμαρ figurent plusieurs fois dans la deuxiegraveme partie du Poegraveme Le premier est toujours formuleacute de maniegravere identique par un seul mot laquo Nuit raquo Νύξ (VIII 59 IX 1 et 3 XII 2) le second en revanche est exprimeacute par plusieurs termes ou expressions synonymiques laquo Feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον Πῦρ (VIII 56) laquo Lumiegravere raquo Φάος (IX 1 et 3) ou simplement laquo Feu raquo Πῦρ (XII 1) Nous savons aussi que les reacutealiteacutes que deacutesignent ces termes forment le laquo corps raquo δέμας dont la laquo totaliteacute des choses raquo πάντα (IX 1) est constitueacutee qursquoelles sont des laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) et constituent des laquo formes raquo μορφαί (VIII 53) Chacune de ces deux cateacutegories de contraires est doteacutee de laquo forces qui lui sont propres raquo σφετέρας δυνάμεις (XI 2) Elles sont agrave eacutegaliteacute ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) Enfin elles demeurent sempiternellement du moins tant que entre elles persistera lrsquoeacutegaliteacute des forces Mais peut-ecirctre allons-nous deacutejagrave un peu trop vite du cocircteacute de la solution trouveacutee par lrsquoEacuteleacuteate et dans la relecture qursquoil a faite lui-mecircme de son propre parcours

Parmeacutenide dit en effet ne pas ecirctre lrsquoinventeur de la reacutepartition des choses entre ce qursquoil nomme les deux laquo formes raquo que sont laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo Il la preacutesente comme un acquis de la recherche faite par ses pairs Mais comme drsquoapregraves les sources disponibles il est le premier agrave user du terme de laquo forme raquo μορφή cette preacutesentation porte deacutejagrave la marque de la faccedilon nouvelle dont il envisage la question et qui lui permettra de la reacutesoudre Crsquoest ce que suggegravere lrsquoimage drsquoune porte verrouilleacutee

La porte qui lrsquoarrecircte dans sa course ne deacutesigne pas la porte drsquoentreacutee de la demeure de la deacuteesse Du chemin restera encore agrave faire pour y parvenir Elle est planteacutee lagrave sur le parcours Parmeacutenide dit qursquoelle eacutetait laquo eacutetheacutereacutee raquo αἰθέριαι Cet adjectif est un deacuteriveacute de αἰθήρ laquo eacutether raquo reacutegion supeacuterieure de lrsquoair le ciel En XI 2 lrsquoEacuteleacuteate le mentionne comme eacuteleacutement laquo commun raquo ξυνός au milieu des astres Deacutecrire la porte comme srsquoeacutelevant jusqursquoau ciel crsquoest agrave mon sens laisser entendre qursquoelle ouvre sur le monde consideacutereacute dans sa totaliteacute et formant

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un tout objectiveacute et donc que la question dont il traite et la reacuteponse qursquoil souhaite trouver concernent ce tout et mecircme ne valent que si elles le concernent

La porte se compose de deux parties La premiegravere est constitueacutee du chambranle dont seuls le laquo linteau raquo ὑπέρθυρον et le laquo seuil raquo οὐδός sont mentionneacutes La seconde forme les deux laquo battants raquo deacutenommeacutes ici θύρετραι les termes habituels eacutetant θύρα ou πύλη ce dernier seulement au singulier Le linteau et le seuil sont les eacuteleacutements fixes Ce sont eux qui tiennent la porte laquo des deux cocircteacutes raquo (ἀμφὶς ἔχει I 12) Grammaticalement le verbe ἔχει laquo tient raquo se rapporte seulement agrave laquo linteau raquo ὑπέρθυρον et lrsquoadjectif λάϊνος laquo de pierre raquo seulement agrave laquo seuil raquo οὐδός Mais il est eacutevident que le verbe ἔχει laquo tient raquo est agrave sous-entendre devant οὐδός laquo seuil raquo Cela vaut-il inversement pour lrsquoadjectif λάϊνος laquo de pierre raquo Qualifie-t-il aussi le linteau Pour ma part je serais tenteacute de le penser Mais ce nrsquoest pas une certitude Un linteau de pierre apparaicirctrait a priori plus robuste et plus durable qursquoun linteau de bois Lrsquoexpression laquo tient des deux cocircteacutes raquo ἀμφὶς ἔχει est agrave entendre de la maniegravere suivante Les gonds qui tiennent les battants de la porte ne sont pas fixeacutes aux jambages sur les cocircteacutes Ils srsquoenfoncent dans des crapaudines des trous creuseacutes aux extreacutemiteacutes du linteau et du seuil Il nrsquoest peut-ecirctre pas insignifiant que le mot image dont lrsquoEacuteleacuteate nomme les crapaudines est le mecircme que celui qui deacutesigne la boicircte au centre des moyeux σῦριγξ (I 6) Dans les deux cas il srsquoagit du point drsquoarticulation entre ce qui est fixe et ce qui est mobile

Il ne fait pas de doute que le linteau en haut et le seuil en bas symbolisent laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo les deux laquo formes raquo contraires dont tout le monde pense qursquoelles repreacutesentent en se les reacutepartissant la totaliteacute de ce qui existe Mais pour rendre compte agrave la fois de la permanence du monde et de son renouvellement complet tout aussi permanent tout le monde pense aussi que les reacutealiteacutes que ces formes repreacutesentent se succegravedent les unes aux autres comme le jour succegravede agrave la nuit et la nuit au jour Les deux ne sauraient en effet ecirctre en mecircme temps Mais une telle conception nrsquoest ni conforme agrave une exacte observation du reacuteel ni agrave la logique que lrsquoEacuteleacuteate deacutecouvre certainement agrave ce moment-lagrave Il est contraire au reacuteel que le mecircme puisse ecirctre disparaicirctre puis ecirctre agrave nouveau Le nouveau est neacutecessairement autre Pour qursquoune telle alternance puisse exister on doit supposer que quelque chose demeure sous le changement qursquoelle implique Heacuteraclite a certes raison drsquoaffirmer que tout change que rien de ce qui est ne demeure πάντα κινεῖται laquo tout se meut raquo πάντα ῥεῖ laquo tout srsquoeacutecoule raquo πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει laquo tout passe et rien ne demeure raquo215 Mais le laquo mobilisme universel raquo dont il srsquoest fait le heacuteraut ne peut ecirctre agrave lui-mecircme son propre support Le changement ne peut se produire que si laquo quelque chose raquo persiste sans quoi le changement lui-mecircme ne pourrait exister Quant agrave la logique il est impossible drsquoaffirmer qursquoune mecircme chose puisse en mecircme temps ecirctre et ne pas ecirctre ni qursquoelle soit un meacutelange des deux En conseacutequence la cleacute eacutepisteacutemique dont pensent pouvoir user ceux qui envisagent ainsi lrsquoexplication des choses est totalement inopeacuterante et trompeuse Elle ne peut ouvrir la porte Ou pour reprendre lrsquoautre image celle de la laquo voie raquo ὁδός le laquo chemin raquo κέλευθος qursquoils empruntent srsquoavegravere ecirctre une laquo impasse raquo (II 6)

Pour ouvrir la porte et poursuivre sur le bon chemin κέλευθος il faut recourir agrave laquo Justice raquo car crsquoest elle qui deacutetient la bonne cleacute

I 14 τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de lrsquoeacutechange

215 Texte et trad de J-Fr PRADEAU Heacuteraclite frg 12 13 et 15 p 206-208 lequel agrave lrsquoinverse de H DIELS et de M MARCOVICH considegravere ces fragments comme authentiques M CONCHE retient les deux derniers 136 et 135

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Par chance pour nous nous disposons drsquoun fragment dans lequel Δίκη est mentionneacutee et dans lequel sa fonction est deacutecrite Il srsquoagit du frg VIII agrave propos de ἔστιν laquo ldquoestrdquo est raquo

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquo ἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

Ce preacutecieux passage laisse clairement entendre que Δίκη laquo Justice raquo nrsquoest pas agrave comprendre en termes mythiques institutionnels ou juridiques mais uniquement en termes eacutepisteacutemiques Elle est la personnification des regravegles et exigences eacutepisteacutemiques elles-mecircmes

Elle intervient quand on enfreint ces regravegles agrave commencer comme dans ce frg VIII par le premier des principes neacutecessaires agrave toute eacutenonciation dont Parmeacutenide fait certainement alors la deacutecouverte celui drsquoexistence La voie que suivent les pairs de Parmeacutenide et sur laquelle il srsquoest lui-mecircme drsquoabord engageacute ne respecte pas ces regravegles Ils confondent laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo laquo pour eux ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8) Ou comme il est dit degraves le deacutebut du corps du Poegraveme ils pensent laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι (II 5) Mais ce nrsquoest pas parce qursquoils le pensent et peuvent le penser que cela est vrai Cette laquo voie nrsquoest pas vraie raquo οὐ γὰρ ἀληθής ὁδός (VIII 17-18) parce qursquoune telle conception ne respecte ni les regravegles eacutepisteacutemiques ni le reacuteel Ils franchissent donc une ligne qui ne peut en aucun cas ecirctre franchie sous peine de srsquoengager dans un laquo sentier totalement inexplorable raquo παναπευθέα ἀταρπόν (II 6) une laquo impasse raquo οὐ γὰρ ἀνυστόν mot agrave mot laquo qui ne fait pas aboutir raquo (II 7) ou autre image de se condamner agrave lrsquoerrance (cf laquo ils errent raquo πλάττονται VI 5 laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo πεπλανημένοι εἰσίν VIII 48) Ils font ce qui est une impossibiliteacute absolue laquo car on ne peut ni dire ni penser que laquo est raquo nrsquoest pas raquo οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι (VIII 8-9) laquo car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1) Crsquoest pourquoi la voie qursquoils suivent doit demeurer laquo impenseacutee et innommeacutee raquo ἀνόητον ἀνώνυμον (VIII 17) laquo Justice raquo Δίκη nrsquoy peut rien changer Elle ne peut changer ni le reacuteel ni les regravegles et relacirccher ses entraves pour permettre agrave laquo est raquo de naicirctre et de peacuterir (VIII 13-14) Elle ne peut donc donner une cleacute qui ouvrirait agrave une telle effraction

Elle peut mecircme chacirctier celui qui userait pourrait-on dire drsquoune fausse cleacute La justice eacutepisteacutemique est aussi intraitable que la justice institutionnelle Elle est πολύποινος laquo qui chacirctie fort raquo autre neacuteologisme inventeacute par Parmeacutenide M Conche p 50 ne dit rien quant au sens de cet adjectif dans la penseacutee parmeacutenidienne J Bollack et B Cassin lrsquointegravegrent dans lrsquointerpreacutetation de lrsquoadjectif donneacute agrave la cleacute ἀμοιϐούς laquo en eacutechange raquo et sur lequel je vais revenir Pour J Bollack le linteau et le seuil de pierre laquo repreacutesentent les deux masses

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extrecircmes qui encadrent comme la voucircte du ciel et la Terre le font pour le cosmos p 80-81 En conseacutequence laquo selon une reacutepartition qui fait penser au fragment drsquoAnaximandre les regravegnes ldquopayent chacunrdquo agrave lrsquoautre leur diffeacuterence raquo p 81 B Cassin dont J Bollack srsquoest peut-ecirctre inspireacute dit que les laquo cleacutes drsquoalternance raquo κληῖδας ἀμοιϐούς que deacutetient la justice laquo permettent agrave sa rigueur (polupoinos) de reacutetribuer drsquoeacutechanger faute contre chacirctiment et meacuterite contre reacutecompense raquo p 136 Il me semble que le dur chacirctiment auquel srsquoexpose celui qui ne respecte pas laquo Justice raquo qui ne suit pas scrupuleusement les regravegles eacutepisteacutemiques qursquoelle incarne est drsquoabord drsquoordre eacutepisteacutemique ecirctre dans lrsquoerreur et non dans le vrai Il connaicirct alors le triste sort de srsquoenfermer dans une impasse ou drsquoerrer Peine suppleacutementaire il nrsquoeacutechappera pas au discreacutedit qursquoentraicircnera la reacutefutation que lrsquoon fera de ses fausses affirmations (VII 5)

Mais si elle veut laquo chacirctier raquo ceux qui sont dans lrsquoerreur tout en affirmant qursquoils sont dans le vrai elle se doit de le deacutemontrer Et il nrsquoest de meilleure reacutefutation de lrsquoerreur que la deacutemonstration du vrai laquo Justice raquo se doit de fournir la laquo cleacute de remplacement raquo κληῖδας ἀμοιϐούς une cleacute capable drsquoouvrir les battants

Lrsquointerpreacutetation de lrsquoadjectif ἀμοιϐός comme agrave lrsquoaccoutumeacutee diverge grandement selon les interpregravetes certains allant mecircme jusqursquoagrave le neacutegliger Le Bailly le rend ainsi en franccedilais laquo qui est ou se fait en eacutechange ou en retour de raquo drsquoougrave substantiveacute laquo remplaccedilant au combat raquo (cf Iliade 13 793) Que voudrait donc dire une cleacute qui laquo serait en eacutechange raquo ou laquo en retour de raquo Lrsquoadjectif aurait-il un autre sens que ne mentionnerait pas le dictionnaire mais qui serait reacuteveacuteleacute par les autres mots de la mecircme famille Le verbe ἀμείϐω dont provient lrsquoadjectif ἀμοιϐός et qursquoemploie Parmeacutenide en VIII 41 pour parler du changement de couleurs signifie agrave lrsquoactif et au sens transitif laquo eacutechanger raquo laquo donner en eacutechange raquo ou simplement laquo changer raquo et au sens intransitif laquo prendre la place de raquo laquo succeacuteder agrave raquo Le Bailly cite une locution au participe preacutesent tireacutee de Pindare avec le sens de laquo alternativement raquo ἐν ἀμείϐοντι sens qui cette fois pourrait convenir en parlant drsquoune cleacute qui alternativement ouvrirait et fermerait Mais lrsquoalternance dont il srsquoagit nrsquoest pas exactement la mecircme Il y est question des arbres qui laquo ne veulent agrave tous cycles drsquoanneacutees porter fleur embaumeacutee drsquoune eacutegale richesse mais agrave tour de rocircle raquo J-P Savignac agrave qui je reprends cette traduction aussi exacte qursquoeacuteleacutegante216 rend lrsquoexpression en franccedilais par laquo agrave tour de rocircle raquo conformeacutement au sens intransitif du verbe crsquoest-agrave-dire laquo en se succeacutedant raquo Le substantif ἀμοιϐή a le mecircme sens que lrsquoadjectif laquo ce qui se fait ou se donne en eacutechange raquo dit le Bailly Dans Odysseacutee XIV 521 le laquo manteau de rechange raquo ἀμοιϐὰς χλαῖνα dont le porcher recouvre Ulysse est un manteau laquo eacutepais et gros raquo qursquoil a en reacuteserve pour remplacer son manteau habituel en cas de mauvais temps Sur cet adjectif ἀμοιϐάς Parmeacutenide a peut-ecirctre forgeacute lrsquoadverbe ἀμοιϐαδόν laquo alternativement raquo laquo lrsquoun apregraves lrsquoautre raquo pour deacutecrire le mouvement que font agrave lrsquoouverture les gonds de chacun des battants (I 19) Un autre adjectif tireacute du substantif ἀμοιϐή ἀμοιϐαῖος signifie dit toujours le Bailly laquo qui a lieu en retour en eacutechange en compensation raquo ou laquo qui se reacutepond alternatif raquo Certes si lrsquoon ne peut totalement exclure que par extension lrsquoadjectif ἀμοιϐός puisse deacutesigner un mouvement alternatif et donc convenir pour une cleacute qui va et qui vient qui ouvre et qui ferme cette possibiliteacute reste cependant peu probable Ce qualificatif comme les mots de la mecircme famille ne servent pas agrave deacutecrire un mecircme objet qui va dans un sens puis dans lrsquoautre mais diffeacuterentes entiteacutes objets ou individus qui se succegravedent se reacutepondent ou srsquoeacutechangent

En reacutealiteacute si certains comme Kranz et drsquoautres veulent trouver en ἀμοιϐός le sens qui semble convenir parfaitement agrave une cleacute agrave savoir laquo qui ouvre et qui ferme raquo crsquoest parce qursquoils prennent les cleacutes drsquoaujourdrsquohui comme modegraveles Or la litteacuterature ancienne et lrsquoarcheacuteologie

216 PINDARE Neacutemeacuteennes 11 43 trad J-P SAVIGNAC p 343

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reacutevegravelent que les cleacutes nrsquoavaient pas alors ce double usage Dans son ouvrage sur Parmeacutenide217 H Diels a rassembleacute et analyseacute les diffeacuterents teacutemoignages des auteurs anciens et des peintures sur vases Son eacutetude et ses scheacutemas ont eacuteteacute repris par R Vallois dans lrsquoarticle Sera du Dictionnaire des Antiquiteacutes grecques et romaines de Ch Daremberg et Ed Saglio (t IV 2e partie p 1242-1243) et enfin par M Conche p 50-53 Or il ressort que la cleacute en tant que telle ne servait qursquoagrave ouvrir la porte non agrave la fermer La barre recourbeacutee en quoi consistait cette cleacute eacutetait introduite par un trou du vantail La manœuvre consistait agrave accrocher une barbe qui faisait saillie sur le verrou de maniegravere agrave le faire glisser hors de sa gacircche Il fallait donc une adresse certaine avoir le coup de main comme on dit pour effectuer cette opeacuteration La fermeture quant agrave elle se faisait au moyen drsquoune courroie ἱμάς que lrsquoon faisait passer autour du verrou pour le tirer agrave travers un autre trou du vantail On pourrait certes encore arguer que le pluriel κληῖδας laquo cleacutes raquo employeacute par Parmeacutenide au lieu du singulier κληΐς pourrait englober et la cleacute proprement dite et la courroie Je ne le pense pas Des raisons meacutetriques peuvent ecirctre suffisantes pour expliquer ce pluriel

On comprend que devant cette difficulteacute certains aient malgreacute tout chercheacute un sens agrave ἀμοιϐός qui puisse convenir en parlant de cleacute M Conche traduit par laquo adapteacute raquo p 45 Il srsquoen justifie en recourant agrave un argument pour le moins curieux car sans fondement linguistique laquo la clef doit ecirctre adapteacutee au verrou doit lui ldquocorrespondrerdquo crsquoest ce que signifie le mot ἀμοιϐούς raquo p 50 Le sens de laquo correspondre raquo nrsquoest nulle part attesteacute pour ἀμοιϐός ni envisageable J Fregravere p 144 eacutelude aussi le problegraveme en srsquoeacutecartant totalement du sens du mot laquo qui les ouvrent raquo (ie cleacutes qui ouvrent les battants) J Bollack respecte le sens fondamental du terme en traduisant laquo cleacutes de lrsquoeacutechange raquo p 79 Mais il nrsquoexplique pas son choix dans son commentaire Il nrsquoy mentionne mecircme pas du tout le rocircle de ces cleacutes L Couloubaritsis croit reacutesoudre la difficulteacute en consideacuterant qursquoil y a deux battants et donc que la cleacute sert laquo tour agrave tour raquo laquo cleacutes qui les ouvrent tour agrave tour raquo p 540 crsquoest-agrave-dire qui ouvre chacun des deux battants Mais cette interpreacutetation ne reacutepond ni au sens du mot ni aux donneacutees archeacuteologiques la cleacute glisseacutee par le trou du battant agrave ouvrir en premier pour atteindre le verrou fixeacute sur lrsquoautre battant ne servait qursquoune fois pour ouvrir entiegraverement la porte

Si lrsquoon veut parvenir agrave une interpreacutetation qui soit agrave la fois fidegravele au sens du mot et significative quant au propos de Parmeacutenide il nrsquoest qursquoagrave suivre le style drsquoeacutecriture que Parmeacutenide a adopteacute pour la premiegravere partie du proegraveme Ce nrsquoest pas la premiegravere fois en effet qursquoapparaicirct une discordance de sens assez forte entre deux termes lieacutes entre eux que le second ne se comprend pas agrave partir du mot qursquoil qualifie mais agrave partir de la reacutealiteacute dont ce mot est la meacutetaphore Ainsi par exemple le verbe πέμπον laquo deacutepecircchaient raquo (I 2) et lrsquoadjectif πολύφραστοι laquo si reacutefleacutechies raquo (I 4) agrave propos des cavales ἳπποι ou lrsquoadjectif πολύφημον laquo aux multiples discours raquo attribueacute agrave la voie ὁδόν (I 2) nrsquoont vraiment de sens que rapporteacutes agrave ce dont les cavales et la voie sont les meacutetaphores Comme si lrsquoEacuteleacuteate voulait drsquoembleacutee bien faire comprendre qursquoil ne doit pas ecirctre pris au pied de la lettre et selon un seul registre de discours Le qualificatif ἀμοιϐός doit donc me semble-t-il ecirctre interpreacuteteacute de la mecircme maniegravere en confrontant ce qui est dit ici de maniegravere imageacutee agrave la reacutealiteacute qursquoil repreacutesente

La deacutecouverte ou plutocirct la premiegravere seacuterie de deacutecouvertes et de trouvailles que Parmeacutenide a effectueacutee simplement figureacutee ici par une cleacute mais expliciteacutee dans le corps du Poegraveme a consisteacute drsquoune part agrave poser les principes eacutepisteacutemologiques qui srsquoimposent agrave toute penseacutee et agrave toute diction du vrai (partie deacutecouverte proprement dite) et drsquoautre part agrave bien distinguer entre ce qui est permanent et ce qui est mouvant et agrave trouver une explication permettant de comprendre leur articulation (partie plutocirct trouvaille) Du point de vue

217 H DIELS Parmenides Lehrgedicht Berlin 1897

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eacutepisteacutemique il affirme en premier lieu le principe drsquoexistence laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν et rejette le principe contraire celui de non-existence laquo ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo οὐκ ἔστι μὴ εἶναι (II 3) Ce dernier ne peut ecirctre qursquoun concept Ce double principe doit ecirctre la pierre de touche de tout eacutenonceacute qui entend ecirctre vrai Le principe de non-existence est la conseacutequence drsquoune faiblesse naturelle de la penseacutee Lrsquoune des particulariteacutes de la penseacutee en effet est de pouvoir srsquoillusionner de confondre le concept et le reacuteel de croire qursquoune chose est du seul fait de la penser et inversement de croire qursquoelle nrsquoest pas du seul fait de penser qursquoelle nrsquoest pas Agrave ce double premier principe il affirme eacutetroitement lieacutes agrave lui les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction lesquels impliquent neacutecessairement celui du tiers exclu Ils sont eux aussi directement mis en cause par ses pairs

Du point de vue de la reacutealiteacute la meacutetaphore de la porte suggegravere que la solution agrave lrsquoaporie agrave laquelle les thegraveses preacuteceacutedentes aboutissaient a eacuteteacute obtenue gracircce agrave des trouvailles dont lrsquoune a eacuteteacute drsquoeacutetablir une nette seacuteparation dans le reacuteel entre ce qui est permanent et ce qui est mouvant une autre de situer les laquo contraires raquo du cocircteacute du permanent et les reacutealiteacutes singuliegraveres du cocircteacute du mouvant la troisiegraveme enfin de trouver comment articuler entre eux ces deux ensembles La porte bloque parce que dans la conception de ses pairs elle forme justement un bloc Dans leur vision les eacuteleacutements fixes (le linteau et le seuil) et les eacuteleacutements mobiles (les portes) sont confondus LrsquoEacuteleacuteate a alors lrsquoideacutee pour deacutebloquer la situation drsquoanalyser le reacuteel selon deux plans distincts Le premier est celui des deux laquo formes raquo μορφαί (VIII 53) laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ (IX 1) Celles-ci ne relegravevent pas des laquo contingents raquo comme le dira Aristote Sinon elles seraient elles aussi mouvantes et eacutevanescentes Elles ne sont pas des reacutealiteacutes singuliegraveres Leur appellation (laquo forme raquo) indique qursquoelles ne sont pas des laquo ecirctres raquo des entiteacutes palpables comme tout ce qui existe Ce sont ndash autre trouvaille de lrsquoEacuteleacuteate ndash des laquo forces raquo δυνάμεις (IX 2) permanentes et intangibles comme nous le dirions aujourdrsquohui des lois naturelles Elles sont figureacutees par les eacuteleacutements fixes de la porte le linteau et le seuil Les battants en revanche figurent tout ce qui est mouvant crsquoest-agrave-dire la totaliteacute des reacutealiteacutes singuliegraveres πάντα tout ce qui naicirct et disparaicirct Quant agrave leur jonction et leur articulation elles sont assureacutees par le seul poteau qui de chaque cocircteacute les arrime agrave la fois au linteau et au seuil agrave savoir laquo Amour raquo sous lrsquoeacutegide de la laquo diviniteacute raquo

Le choix de lrsquoadjectif ἀμοιϐός nrsquoest donc pas agrave comprendre agrave partir du meacutecanisme physique de la cleacute mais agrave partir de la fonction symbolique que celle-ci occupe dans le propos parmeacutenidien Le modegravele que propose Parmeacutenide doit deacutesormais laquo remplacer raquo celui qui est deacutefendu par ses pairs B Cassin a noteacute parmi les textes auxquels Parmeacutenide a pu faire reacutefeacuterence un passage de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode ougrave il est dit ndash je reprends sa traduction ndash que laquo la nuit et le jour se rencontrent et se saluent en se croisant raquo (Theacuteogonie 749) laquo En se croisant raquo traduit le participe preacutesent moyen du verbe ἀμείϐω dont est tireacute lrsquoadjectif ἀμοιϐός Or le sens de ce participe nrsquoest pas laquo en se croisant raquo mais laquo lorsqursquoils se remplacent raquo ou laquo se succegravedent raquo Ici lrsquoadjectif ne peut deacutesigner le remplacement reacuteciproque de laquo Jour raquo et de laquo Nuit raquo comme le pensent les laquo mortels biceacutephales raquo mais la substitution du modegravele parmeacutenidien au leur Crsquoest lui qui ouvre la porte sur le chemin de la connaissance sur le chemin κέλευθος qui reacutesout la question de lrsquoantinomie que constituent les contraires laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo 218

218 laquo Chemin raquo est au pluriel κελεύθων Est-ce pour signifier que crsquoest agrave cet endroit que se fait la bifurcation entre le bon chemin que va suivre PARMENIDE et qui en ouvrant la porte fait la jonction entre les contraires sans les alteacuterer et le mauvais chemin que suivent ses pairs et qui se transforme en impasse Est-ce parce qursquoun chemin est celui de laquo Jour raquo et lrsquoautre de laquo Nuit raquo crsquoest-agrave-dire respectivement de la connaissance vraie et de lrsquoerreur sens particuliers que peuvent prendre eacutegalement laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo Il nrsquoest pas exclu que PARMENIDE

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I 15-17a Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο de la porte le verrou obstructeur

Si je comprends bien B Cassin p 136 la deacutemarche de seacuteduction effectueacutee par les jeunes filles aupregraves de Justice a peut-ecirctre pour but de la convaincre laquo drsquoeacutequilibrer le monde de tenir la balance entre la lumiegravere et la nuit raquo chose qui drsquoapregraves sa lecture du frg IX ne serait pas faite M Conche srsquoeacutetonne que les jeunes filles aient agrave seacuteduire la Justice laquo ce qursquoelles demandent nrsquoayant preacuteciseacutement rien que de juste raquo p 53 laquo Mais poursuit-il la nature de Dikegrave est neacutegative Son rocircle est de deacutevoiler [hellip] de deacutenoncer [hellip] les entorses agrave lrsquoordre naturel comme les actes ou paroles injustes des hommes de poursuivre les coupables [hellip] et de punir Dikegrave nrsquoa pas agrave se manifester drsquoelle-mecircme lorsqursquoil nrsquoy a eu aucun crime aucune faute Elle reste figeacutee De lagrave la neacutecessiteacute de la persuader accomplir ce agrave quoi elle nrsquoest pas obligeacutee est une faveur raquo p 53

Une autre interpreacutetation de la deacutemarche des jeunes filles aupregraves de Justice peut ecirctre donneacutee me semble-t-il si nous comprenons laquo jeunes filles raquo et laquo Justice raquo selon le sens et la fonction que leur donne Parmeacutenide dans son Poegraveme Il est clair si lrsquoon accepte mon interpreacutetation que cette deacutemarche ne saurait avoir pour objectif drsquoamener Justice agrave assouplir ses regravegles agrave faire une exception agrave accorder une faveur indue Cela est totalement exclu Elle ferait exactement le contraire de ce qursquoelle est et de ce qui est attendu drsquoelle Elle se nierait elle-mecircme Elle ferait ce qui a eacuteteacute deacuteclareacute comme une impossibiliteacute absolue laquo qursquoun jour ceci soit dompteacute ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas raquo οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα (VII 1 voir aussi VIII 12-18 rappeleacute ci-dessus agrave propos de I 14) Mais si lrsquoon se place du point de vue de la deacutemarche de Parmeacutenide deacutemarche qursquoil partage au deacutepart avec ses pairs les exigences eacutepisteacutemiques neacutecessaires agrave sa reacutealisation ne sont pas encore pleinement reacuteunies Certes elles sont espeacutereacutees mais elles sont eacutegalement redouteacutees parce que lrsquoon ne sait pas quelles elles sont exactement ni quelles sont leurs conditions Tout savoir produit sans leur connaissance sera agrave coup sucircr reacutefuteacute et deacuteconsideacutereacute parce qursquoerroneacute Elles sont un obstacle en tant qursquoelles sont meacuteconnues Il importe donc drsquoabord de les deacutecouvrir De cette deacutecouverte Parmeacutenide ne dit pas clairement comment il lrsquoa faite Il suggegravere que ce fut au terme drsquoune recherche qui lrsquoa obligeacute agrave remettre en cause le modegravele explicatif leacutegueacute par ses pairs agrave abandonner ses certitudes pour se mettre totalement agrave lrsquoeacutecoute de ce que pouvaient ecirctre ces regravegles de maniegravere agrave les avoir comme atout et non plus comme obstacle Ce nrsquoest pas laquo Justice raquo qursquoil a fallu convaincre de changer mais le chercheur Il est agrave noter que laquo Justice raquo ne donne pas la cleacute aux jeunes filles Crsquoest bien elle qui repousse le verrou Si les jeunes filles sont la figure du chercheur honnecircte et laquo Justice raquo celle des regravegles eacutepisteacutemiques crsquoest bien le fait drsquoacqueacuterir ces regravegles et de srsquoy soumettre qui deacutebloque la situation et permet de continuer la recherche Il est agrave noter que pour deacutecrire le retrait du verrou Parmeacutenide use du mecircme verbe ὠθέω-ῶ laquo repousser raquo (I 17) que pour deacutecrire celui du voile des jeunes filles (I 10) comme pour bien signifier que ce

fasse aussi allusion au moins implicitement au rituel drsquoinitiation des Mystegraveres drsquoEacuteleusis Selon P FOUCART

(Les Mystegraveres drsquoEacuteleusis p 398-401) lors de la premiegravere phase de lrsquoinitiation la τελετή dans une salle que pour cette raison les archeacuteologues appellent communeacutement le τελεστήριον laquo salle drsquoinitiation raquo on faisait passer les initieacutes des laquo teacutenegravebres agrave la lumiegravere raquo σκότους τε καὶ φωτὸς ἐναλλὰξ γενομένων (DION CHRYSOSTOME Or XII p 387 eacuted REISKE) et on leur montrait que apregraves la mort ils seraient jugeacutes laquo dans la plaine au carrefour formeacute de deux routes (τὼ ὁδώ) qui conduisent lrsquoune aux Iles des Bienheureux et lrsquoautre au Tartare raquo (PLATON Gorgias 524a trad M CANTO-SPERBER p 505)

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verrou est bien drsquoordre eacutepisteacutemologique Du moins est-ce ainsi que je comprends cette deacutemarche de seacuteduction et de persuasion

I 17b-21 ταὶ δὲ θυρέτρων En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

La suie du reacutecit continue avec la sous-meacutetaphore du char Lrsquoobstacle eacutepisteacutemologique qui empecircchait la recherche drsquoavancer est entiegraverement leveacute remplaceacute par la nouvelle theacuteorie La libeacuteration est telle que les battants semblent srsquoenvoler (cf le participe passeacute ἀναπτάμεναι laquo srsquoeacutetant envoleacutees raquo du v 18 reprenant lrsquoadverbe ἀπτερέως laquo agrave tire drsquoailes raquo du v preacuteceacutedent) deacutegageant la totaliteacute de lrsquoouverture Il nrsquoy a plus aucune entrave pour mener la recherche Lrsquoeacutequipage peut mecircme foncer La voie est toute droite ἰθύς et se transforme en laquo grand-route raquo ἀμαξιτός

Lrsquoouverture des battants est mecircme faciliteacutee par la qualiteacute de leur eacutetat LrsquoEacuteleacuteate preacutecise en effet que les gonds couverts de cuivre ou reposant sur une coupelle de cuivre πολυχάλκους sans doute pour en faciliter la rotation eacutetaient laquo tous deux garnis de clous et de pointes raquo γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε (I 20) Le participe parfait ἀρηρότε donne une preacutecision technique Il est au duel Il nrsquoy a donc que deux gonds un pour chaque battant Un battant nrsquoest donc pas tenu par deux gonds un en bas avec une ferrure fixeacutee en dessous et un en haut avec ferrure fixeacutee au-dessus Il est drsquoune seule piegravece de bas en haut faisant ainsi le lien entre le seuil et le linteau entre laquo Nuit raquo et laquo Lumiegravere raquo Comme je lrsquoai deacutejagrave dit il figure laquo Amour raquo qui fait la jonction entre les contraires et retourne leur contrarieacuteteacute en collaboration beacuteneacutefique et productrice des ecirctres singuliers

La situation preacutesente contraste fortement avec celle du deacutepart Le char bien que parfaitement conccedilu grinccedilait et menaccedilait de gripper tant la recherche eacutetait laborieuse et incertaine (I 6-7) Ici aucun grincement dans le mouvement des portes et des gonds dans les crapaudines (σύριγγες) plus aucun crissement qui surgisse du frottement de lrsquoessieu et de la boicircte La recherche peut ecirctre poursuivie en toute tranquilliteacute et assurance LrsquoEacuteleacuteate ne dit rien quant agrave son contenu Il suggegravere seulement qursquoelle allait de soi comme deacutecoulant logiquement Ce qursquoelle impliqua et les deacutecouvertes ou trouvailles auxquelles elle donna lieu est agrave chercher dans le corps du Poegraveme agrave lrsquoexception peut-ecirctre des derniegraveres deacutecouvertes rattacheacutees agrave la laquo diviniteacute raquo-laquo deacuteesse raquo δαίμων-θεά qui en sont lrsquoaboutissement Nous en avons deacutejagrave noteacute un certain nombre concernant la logique et les principes drsquoexistence de non-existence drsquoidentiteacute et de non-contradiction Drsquoautres concernent le langage en particulier ce qui touche agrave la valeur de certaines formes verbales et agrave leurs rapports entre elles (lrsquoindicatif preacutesent agrave la troisiegraveme personne du singulier ndash ἒστι ndash lrsquoinfinitif ndash εἶναι ndash et le participe ndash ἐoacuteν) drsquoautres le rapport entre le langage le reacuteel et la penseacutee drsquoautres enfin les diffeacuterents plans selon lesquels on peut saisir le reacuteel et le nommer pour bien distinguer entre ce qui est permanent et ce qui est eacutevanescent entre ce qui relegraveve du tout en tant que tel et de chaque singulariteacute lrsquoemploi du

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mecircme terme ἐόν laquo eacutetant raquo pour deacutesigner les uns et les autres eacutetant une ideacutee aussi juste qursquooriginale

3 Lrsquoaccueil de la deacuteesse I 22-28a

Le parcours initial srsquoachegraveve par lrsquoarriveacutee agrave la demeure de la laquo deacuteesse raquo θεά lrsquoaccueil bienveillant que celle-ci lui reacuteserve et le jugement qursquoelle porte sur sa deacutemarche

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en [dehors des sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

I 22 Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατοhellip laquo Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillancehellip raquo

La diviniteacute chez laquelle parvient Parmeacutenide nrsquoest plus appeleacutee δαίμων laquo diviniteacute raquo comme au deacutebut du proegraveme mais θεά laquo deacuteesse raquo Cette nouvelle deacutenomination pose la question de savoir si lrsquoentiteacute ainsi nommeacutee ici en I 22 est la mecircme que

‒ la δαίμων qui en I 3 laquo fait chuter tout homme qui sait raquo ἣ κατὰ πάντrsquoαὐτῇ φέρει εἰδότα φῶτα (I 2-3)

‒ la δαίμων qui en XII 3-4 laquo gouverne tout car elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo ἣ πάντα κυϐερνᾷ πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει

‒ et qui en XIII laquo imagina Amour comme le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον μέν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων

‒ enfin la δαίμων qui selon moi en XVI 1 laquo fait le meacutelange des membres aux courbes multiples raquo ἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων

Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord entre eux Pour M Conche par exemple p 227 la θεά du proegraveme et la δαίμων des frg XII et XIII sont aussi nettement distinctes que le Jour et la Nuit Mais cette distinction srsquoeacutevanouit dans son propos puisqursquoil dit de la premiegravere qursquoelle nrsquoest rien drsquoautre qursquolaquo une fiction individuelle une fiction du poegravete-philosophe raquo p 57 et de la seconde qursquoelle laquo nrsquoa drsquoautre deacutetermination que celle indiqueacutee dans le discours raquo p 227 B Cassin dit de son cocircteacute que lrsquolaquo on ne peut eacutevidemment pas assimiler la deacutemone de lrsquoengendrement et la diviniteacute-deacuteesse du prologue lrsquoune fait tout simplement partie du discours de lrsquoautre raquo p 190

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Savoir si la θεά de I 22 est identique ou non agrave la δαίμων qui est mentionneacutee en I 3 et ailleurs agrave plusieurs reprises nrsquoest pas une question secondaire ou neacutegligeable Elle est mecircme de la plus grande importance Donneacutee au deacutebut du proegraveme comme unique deacuteterminant de la voie de la recherche (ἐς ὁδὸν πολύφημον δαίμονος laquo vers la voie aux multiples discours de la diviniteacute raquo I 2-3) et agrave la fin comme celle qui en est le terme et lrsquoaboutissement (ἱκάνων ἡμέτερον δῶ laquo parvenant agrave notre demeure raquo I 25) la laquo diviniteacute raquo-laquo deacuteesse raquo doit revecirctir une fonction capitale dans le systegraveme parmeacutenidien Mais comme pour bien drsquoautres termes en particulier pour un certain nombre drsquoadjectifs rencontreacutes dans le proegraveme la signification du mot doit ecirctre chercheacutee avant tout dans la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne La nouvelle qualification en θεά qui nrsquoest pas ameneacutee pour des raisons meacutetriques pourrait indiquer que lrsquoentiteacute qursquoelle recouvre assume trois types de fonctions diffeacuterentes et recueille ainsi sous son nom geacuteneacuterique les derniegraveres trouvailles de lrsquoEacuteleacuteate

Le premier type de fonctions regroupe celles qui dans le Poegraveme sont attribueacutees agrave la laquo diviniteacute raquo δαίμων et agrave laquo Amour raquo Ἔρως qualifieacute de laquo dieu raquo θεoacuteς (XIII) deux des derniegraveres trouvailles majeures de Parmeacutenide La nature de la δαίμων est drsquoecirctre une laquo force raquo comme son nom lrsquoindique et plus preacuteciseacutement laquo une force qui attribue raquo en respectant neacutecessairement certaines contraintes ce qui la rapproche de lrsquoideacutee de laquo Justice raquo et de celle de laquo Destin raquo crsquoest-agrave-dire de donneacutees de fait sur lesquelles rien ni personne ne peut agir et que lrsquoon ne peut que constater Placeacutee laquo au centre raquo ἐν μέσῳ (XII 3) de tout cette force principalement rationnelle a pour premiegravere fonction de maintenir lrsquoeacutequilibre entre les laquo formes contraires raquo (formes qui sont aussi des forces) de sorte que le monde qui nrsquoest fait que de singulariteacutes contingentes se maintienne constamment La seconde fonction est pour passer des laquo formes raquo immuables aux ecirctre singuliers de produire et de diriger (laquo elle imagina raquo μητίσατο XIII) une autre laquo force raquo capable quant agrave elle de convertir en forces creacuteatrices les forces contraires de laquo Jour raquo et de laquo Nuit raquo qui sans elle chercheraient agrave srsquoentredeacutetruire le laquo dieu raquo laquo Amour raquo (XIII) Pas plus que la δαίμων laquo Amour raquo nrsquoest un dieu personnel Il nrsquoest lui aussi qursquoune proprieacuteteacute de la laquo nature raquo Il repreacutesente le versant dynamique eacutemotionnel et affectif de la δαίμων Il est clair deacutesormais que les laquo forces contraires raquo que sont laquo Jour raquo et laquo Nuit raquo bien que constituantes de la φύσις ne sont pas du mecircme ordre que les ecirctres qursquoelles permettent de produire et qursquoelles ne sont pas affecteacutees par leurs apparitions et transformations Il est clair aussi qursquolaquo Amour raquo qursquoinvente alors Parmeacutenide pour reacutesoudre la question de lrsquoarticulation entre ce qui est permanent et ce qui et mouvant pour ecirctre le gond qui articule les battants au linteau et au seuil est une force du mecircme type Comme les lois laquo naturelles raquo de nos physiciens elles sont universelles et atemporelles219 Cette notion de laquo force raquo δύναμις est je crois une trouvaille sinon une deacutecouverte fondamentale faite par lrsquoEacuteleacuteate celle qui en faisant sortir drsquoune conception laquo mateacuterialiste raquo et laquo essentialiste raquo des choses lui a permis de reacutesoudre lrsquoantinomie jusqursquoalors insoluble entre la permanence et le mouvement Elle constitue le terme de sa recherche et la cleacute de voucircte de son systegraveme

Le second type de fonctions qursquoassume la θεά est de figurer lrsquointelligence humaine dans ce qursquoelle a de proprement rationnel le νoacuteος (ou νοῦς) Dans le frg XVI comme je crois lrsquoavoir deacutemontreacute au chapitre preacuteceacutedent Parmeacutenide assimile lrsquoactiviteacute de lrsquolaquo intelligence humaine raquo νoacuteος et celle de la δαίμων laquo En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange des membres aux courbes multiples ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose qursquoen toutes choses et en tout raquo La δαίμων est pour la totaliteacute des choses ce qursquoest le νoacuteος pour un individu humain mecircme si comme je lrsquoai noteacute crsquoest lrsquointelligence humaine qui a servi

219 Pour les physiciens drsquoaujourdrsquohui la notion drsquoatemporaliteacute ne vaut qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoun laquo temps propre raquo

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de modegravele pour penser la laquo diviniteacute raquo Les deux sont une production de la φύσις une proprieacuteteacute des ecirctres et des choses et non des entiteacutes autonomes Elles apparaissent et disparaissent avec eux Elles sont laquo au centre raquo ἐν μέσῳ (XII 3) pour la laquo diviniteacute raquo le laquo cœur raquo ἦτορ pour lrsquolaquo intelligence raquo avec ce sens nouveau de laquo centre raquo qursquoil prend chez Parmeacutenide en I 29 (voir aussi la position du νoacuteος au centre de la proposition en IV 1 ὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως) Les verbes φρονέειν laquo penser raquo (XVI 3) κυϐερνᾶν laquo gouverner raquo (XII 3) et μητίεσθαι laquo imaginer raquo (XIII) indiquent une activiteacute complexe que les traductions franccedilaises ne peuvent rendre correctement mais que lrsquoexpression actuelle laquo activiteacute ceacutereacutebrale raquo pourrait rassembler si du moins on considegravere que les Grecs attribuent au laquo cœur raquo φρήν (dont φρονέειν deacuterive) ou ἦτορ ce que nous nous attribuons au cerveau La laquo penseacutee raquo y occupe laquo la plus grande partie raquo τὸ πλέον (XVI 4) Mais agrave la diffeacuterence de la δαίμων qui nrsquoeacutetant pas un dieu identifiable et personnalisable ne srsquoexprime pas lrsquointelligence humaine est individuelle et doueacutee de la parole

Le troisiegraveme type de fonctions de la θεά enfin qui justifie aussi la deacutenomination de θεά est drsquoeacutecarter toute reacutefeacuterence agrave une reacuteveacutelation divine en en prenant la forme pour exprimer une deacutemarche et une connaissance purement humaines La fin du proegraveme et tout le corps du Poegraveme nrsquoont rien drsquoune reacuteveacutelation Ils sont un discours savant tel qursquoun homme se soumettant agrave des regravegles eacutepisteacutemiques parvient agrave en eacutenoncer un sur le monde En mettant le discours savant dans la bouche de la deacuteesse en le preacutesentant mecircme comme si crsquoeacutetait le fruit drsquoune initiation Parmeacutenide parachegraveve la substitution qursquoil opegravere des discours mythologiques et religieux notamment ceux des Mystegraveres et des oracles Par exemple dans lrsquoHymne I agrave Deacutemeacuteter que Parmeacutenide a pu connaicirctre puisque sa composition drsquoapregraves son eacutediteur dans la collection des Belles Lettres remonterait laquo aux derniegraveres anneacutees de lrsquoautonomie eacuteleusinienne ndash peu avant 610 raquo220 Deacutemeacuteter est le plus souvent deacutesigneacutee par le simple mot θεά laquo deacuteesse raquo Pour signifier cette substitution le terme theacutea est mecircme beaucoup plus fort que le terme daimocircn eacutenonceacute degraves le deacutepart agrave la place du mot laquo recherche raquo

Ce sont certainement toutes ces reacutefeacuterences et concordances qursquoentend suggeacuterer lrsquoEacuteleacuteate lorsqursquoil dit que la deacuteesse le reccedilut avec bienveillance et lui prit la main droite dans sa main Dans le mecircme temps il exprime la profonde uniteacute qui preacuteside agrave lrsquoorganisation du monde dans sa totaliteacute et qursquoil appelle laquo transmonde raquo diakosmos

Jrsquoai deacutejagrave noteacute qursquoHeacuteraclite pensait que gracircce au λόγος laquo raison raquo et laquo parole raquo lequel est commun agrave tous lrsquohomme est capable de saisir lrsquolaquo harmonie invisible raquo ἁρμονία ἀφανής qui unit les contraires laquo Ceux qui parlent de faccedilon reacutefleacutechie ξὺν νῷ doivent neacutecessairement srsquoappuyer sur ce qui est commun ξυνῷ agrave toushellip raquo laquo Il faut obeacuteir agrave ce qui est commun ξυνῷ mais alors que la raison est en commun ξυνοῦ la plupart des hommes vivent comme srsquoils posseacutedaient une reacuteflexion particuliegravere ἰδίαν ἔχοντες φρoacuteνησιν raquo221 laquo De cette explication qui existe toujours les hommes demeurent ignorants ἀξύνετοι raquo222 laquo Ignorants ἀξύνετοι alors qursquoils eacutecoutent ils ressemblent agrave des sourds raquo223 Lrsquoadjectif ἀξύνετος qui est ici traduit par laquo ignorant raquo signifie proprement laquo qui ne met pas ensemble raquo crsquoest-agrave-dire qui ne voit pas les liens invisibles qui unissent malgreacute les deacutesaccords visibles Parmeacutenide va beaucoup plus

220 J HUMBERT Homegravere Hymnes p 39

221 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 119 1 et 2 p 300 (DK 22 B 114 et B 2 M MARCOVICH 23 M CONCHE 57 et 7)

222 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 77 p 263 (DK 22 B 1 M MARCOVICH 1 M CONCHE 2)

223 Traduction J-Fr PRADEAU Heacuteraclite Fragments frg 71 3 p 257 (DK 22 B 34 M MARCOVICH 2 M CONCHE 3)

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loin Cette harmonie invisible que lrsquointelligence est capable de saisir dans les choses elle y est reacuteellement gracircce au couple laquo diviniteacute raquo-laquo Amour raquo qui dans le monde comme chez lrsquohomme tire de la force permanente des contraires le contraire de ce qursquoelle devrait produire si elle eacutetait laisseacutee agrave elle-mecircme lrsquoexistence de tout ce qui existe LrsquoEacuteleacuteate pense avoir surmonteacute la contradiction qui enfermait ses pairs et proposeacute un systegraveme drsquoexplication de la totaliteacute des choses agrave la fois conforme aux exigences eacutepisteacutemiques et agrave la reacutealiteacute Ce dispositif constitutif de lrsquoordre du monde en son entier ndash il est laquo semblable en tout raquo ἐοικώς πάντα ndash il le nomme laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60)

I 24-25 ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

Agrave partir de lagrave le reacutecit change de locuteur Ce nrsquoest plus Parmeacutenide qui parle mais la θεά personnification du discours savant Par cette autre substitution lrsquoEacuteleacuteate signifie que le discours qursquoil tient est un discours qui nrsquoest plus vraiment le sien il est universel et chacun peut le faire sien

La deacuteesse alias Parmeacutenide rameneacute agrave sa pure capaciteacute intellectuelle porte drsquoabord un jugement sur le parcours effectueacute Elle en rappelle les deux principaux ressorts les cavales symbole de lrsquolaquo ardeur raquo θυμός (I 1) et de la reacuteflexion approfondie πολύφραστοι (I 4) plutocirct agrave mettre du cocircteacute de la composante psychique qui est en chacun laquo Amour raquo les jeunes filles repreacutesentant la composante intellectuelle pure νόημα

La deacuteesse preacutecise ensuite ce qui laquo a deacutepecirccheacute raquo Parmeacutenide sur la voie de recherche qui a eacuteteacute la sienne Ce nrsquoest pas laquo Destin mauvais raquo Μοῖρα κακή mais laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε Seule Δίκη apparaicirct dans le corps du Poegraveme agrave propos de ἔστιν (VIII 13-15) et elle a deacutejagrave eacuteteacute nommeacutee dans le proegraveme (cf plus haut I 14-17) Elle repreacutesente les regravegles eacutepisteacutemiques dans toute leur rigueur

I 26-28a χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en [dehors des sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

Le terme θέμις figure bien dans le corps du Poegraveme dans le mecircme fragment que Δίκη mais agrave propos de τὸ ἐόν (frg VIII 32) Mais ce serait forcer le texte que drsquoy voir comme ici une personnification divine Il ne srsquoagit que de lrsquoexpression courante θέμις ἐστίν laquo il est permis raquo οὐ θέμις ἐστίν laquo il nrsquoest pas permis raquo laquo la puissante Neacutecessiteacute le [ie ce qui est] tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin raquo κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι (VIII 32-35) Lrsquoeacutetymologie de θέμις a donneacute lieu agrave divers hypothegraveses sans qursquoaucune ne se soit imposeacutee224 Pas plus que les autres laquo diviniteacutes raquo ou abstractions personnifieacutees et diviniseacutees la Θέμις du proegraveme terme que jrsquoai rendu par laquo Droit raquo nrsquoest agrave comprendre agrave partir de la mythologie Ici elle est associeacutee agrave Δίκη laquo Justice raquo Elle la renforce en soulignant la notion de laquo regravegle raquo ou de laquo loi raquo selon laquelle

224 Cf P CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique s u p 411-412

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preacuteciseacutement le laquo jugement juste raquo δίκη peut et doit ecirctre rendu Elle souligne que ces regravegles ou lois eacutepisteacutemiques srsquoimposent comme de lrsquoexteacuterieur et qursquoelles ne deacutependent en aucun cas du bon vouloir humain Elles ne sont pas des inventions mais des deacutecouvertes La connaissance du vrai est agrave ce prix

Drsquoapregraves Heacutesiode les Μοῖραι laquo Destineacutees raquo seraient tantocirct filles de la Nuit (Theacuteogonie 217) tantocirct filles de Zeus et de Theacutemis ((Theacuteogonie 904) Mais la Μοῖρα dont il est question ici est uniquement agrave comprendre comme lrsquoantithegravese de laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε Elle ne renvoie pas agrave une laquo Destineacutee raquo implacable et en lrsquooccurrence meacutechante qui aurait enfermeacute Parmeacutenide dans ses rets Elle ne renvoit pas non plus comme en VIII 37 agrave lrsquoordre mecircme des choses auquel rien ni personne ne peut changer quoi que ce soit Ici Elle signifie simplement comme le vers suivant le dit clairement que Parmeacutenide ne srsquoest pas laisseacute laquo enchaicircner raquo (cf VIII 37) par la doxa commune cette laquo part partageacutee raquo agrave noter que le mot εἱμαρμένη ndash litteacuteralement laquo la partageacutee raquo ndash est tireacute de la mecircme racine que Μοῖρα un autre nom du Destin Auquel cas cet enchaicircnement aurait eacuteteacute catastrophique (cf κακή) le bloquant dans sa recherche Celle-ci a eacuteteacute libeacutereacutee justement parce qursquoil srsquoest soumis aux regravegles eacutepisteacutemiques les seules qui affranchissent des erreurs qui empecircchent drsquoavancer En preacutecisant que la voie qursquoil a suivie laquo est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des sentiers battus raquo ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν (I 29) la deacuteesse souligne certainement lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche originaliteacute dont il peut ecirctre fier mais elle indique aussi que cet eacutecart par rapport aux autres est en reacutealiteacute un maintien dans la bonne direction le bon laquo chemin raquo κέλευθος (cf I 11 II et VI 9) Ce sont les autres qui se sont mis agrave lrsquoeacutecart de la voie laquo droite raquo (cf πλάττονται laquo ils errent raquo VI 5 et πεπλανημένοι εἰσίν laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo VIII 54) et se sont engageacutes dans une impasse (cf οὐ γὰρ ἀνυστόν laquo il nrsquoaboutit pas raquo II 7) Les contraintes eacutepisteacutemiques sont donc libeacuteratrices Qui les respecte scrupuleusement Parmeacutenide ou quiconque laquo est indeacutepassable raquo ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ laquo afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse raquo (VIII 61)225

225 Qursquoil me soit permis de faire ici une remarque Si la recherche meneacutee par PARMENIDE nrsquoa pas eacuteteacute affecteacutee par laquo Destineacutee mauvaise raquo on ne saurait en dire autant de sa reacuteception par la posteacuteriteacute tant elle fut et est resteacutee incomprise

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Chapitre IV section C

Plan et optique I 28b-32

Avec la mention de laquo Droit et Justice raquo Θέμις τε Δίκη τε srsquoarrecircte non pas le discours

precircteacute agrave la deacuteesse mais un mode drsquoexpression que lrsquoon pourrait qualifier drsquoeacutepique et meacutetaphorique Agrave partir de I 28b commence le discours savant qui sera celui du corps du Poegraveme La fin du proegraveme en annonce le plan et lrsquooptique geacuteneacuterale selon laquelle le propos sera tenu

1 Plan I 28b-30

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

I 28b χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

Il y a deux faccedilons de comprendre le pronom πάντα laquo tout raquo Soit on en fait un compleacutement drsquoobjet direct de πυθέσθαι laquo srsquoenqueacuterir raquo et dans ce cas les deux propositions qui suivent en sont des attributs qui en explicitent le contenu soit on en fait un adverbe laquo en tout raquo et les deux propositions suivantes sont les compleacutements drsquoobjet direct de πυθέσθαι laquo srsquoenqueacuterir raquo

Nos traducteurs de reacutefeacuterence optent tous pour la premiegravere solution B Cassin laquo il faut que tu sois instruit de tout et du cœurhellip et de cehellip raquo p 72 J Fregravere laquo il faut que tu sois instruit de toutes choses aussi bienhellip quehellip raquo p 144 J Bollack laquo il trsquoest utile de tout apprendre raquo p 97 L Couloubaritsis laquo tu dois trsquoenqueacuterir de toutes choses drsquoune parthellip drsquoautre part raquo p 540 M Conche laquo il faut que tu sois instruit de tout agrave la foishellip ethellip raquo p 43

La seconde solution me semble preacutefeacuterable Nous savons que lrsquointention de Parmeacutenide nrsquoest pas de laquo tout raquo connaicirctre Il nrsquoa pas la preacutetention au demeurant absurde parce qursquoimpossible drsquoecirctre un laquo polymathe raquo De ce point de vue il fait sienne lrsquoaccusation drsquoHeacuteraclite En revanche il entend bien embrasser les choses dans leur totaliteacute en les envisageant comme un tout crsquoest-agrave-dire comme une uniteacute organiseacutee sinon organique agrave lrsquoimage drsquoun corps vivant (cf δέμας laquo corps vivant raquo VIII 55 μελέων laquo membres raquo XVI 1 et 3) Nous avons deacutejagrave rencontreacute πάντα ayant une valeur adverbiale laquo en tout raquo en un passage cleacute du Poegraveme En VIII 60 la deacuteesse annonce qursquoelle va lui reacuteveacuteler le transmonde laquo semblable en tout raquo laquo Quant agrave moi je te reacutevegravele le transmonde semblable en tout raquo τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω La connaissance que lrsquoEacuteleacuteate a chercheacute agrave acqueacuterir et

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qursquoil transmet est celle qui lui permet de deacutegager les lois et principes geacuteneacuteraux qui gouvernent le monde dans sa globaliteacute et qui srsquoappliquent partout parce qursquouniversels

B Cassin J Fregravere et M Conche traduisent le verbe πυθέσθαι par laquo sois instruit raquo Cette traduction pourrait laisser entendre que la connaissance que Parmeacutenide va acqueacuterir est le fruit drsquoune reacuteveacutelation Il est vrai que en VIII 60 jrsquoai moi-mecircme traduit le verbe φατίζω par laquo je reacutevegravele raquo agrave un endroit ougrave il est deacutesormais bien clair qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune reacuteveacutelation Il est vrai aussi que la mise en scegravene du deacutebut du proegraveme met Parmeacutenide en position de beacuteneacuteficiaire de la recherche et non directement comme son auteur Il est vrai enfin que le discours qui est tenu est mis sur les legravevres drsquoune deacuteesse telle une reacuteveacutelation faite agrave un initieacute Mais le verbe πυνθάνομαι laquo chercher agrave savoir raquo laquo srsquoenqueacuterir raquo nrsquoest pas un verbe passif mais un moyen agrave valeur active Ce qui est affirmeacute ici est que Parmeacutenide est bien lrsquoauteur de la recherche qursquoil a meneacutee La fiction qui lui fait precircter agrave drsquoautres que lui (les jeunes filles laquo Justice raquo la deacuteessehellip) lrsquoinitiative et la responsabiliteacute de la deacutemarche nrsquoa drsquoautre but que de bien souligner que la validiteacute de sa recherche deacutepend des conditions eacutepisteacutemiques rigoureuses auxquelles il srsquoest soumis et en mecircme temps qursquoelle suit une deacutemarche qui se substitue agrave celle drsquoune reacuteveacutelation

Le choix du verbe πυθέσθαι par Parmeacutenide a aussi je pense une autre signification Il paraicirct eacutetrange en effet que la deacuteesse invite son hocircte agrave entreprendre la recherche alors que drsquoune part elle vient de reconnaicirctre que en arrivant chez elle il est parvenu drsquoune certaine faccedilon agrave son terme et que drsquoautre part lrsquoexposeacute qui va suivre est la preacutesentation des reacutesultats de cette recherche Cette anomalie srsquoexplique me semble-t-il si par-delagrave lrsquoexposeacute des reacutesultats de sa propre recherche Parmeacutenide par le truchement de la deacuteesse veut montrer que sa deacutemarche est exemplaire et inviter son lecteur non seulement agrave en accepter les reacutesultats mais eacutegalement agrave la faire sienne et agrave la poursuivre pour son propre compte Nul nrsquoest deacutepasseacute lorsqursquoil respecte scrupuleusement les exigences eacutepisteacutemiques (cf VIII 61)

I 29-30 ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

Je me suis deacutejagrave expliqueacute au chapitre I sur le sens qursquoil faut reconnaicirctre aux deux particules ἠμέν et ἠδέ que je lis agrave la place des articles ἡ μέν laquo lrsquoune raquo et ἡ δέ laquo lrsquoautre raquo des eacutediteurs Si en II 3 et 5 elles ont une valeur uniquement disjonctive (= laquo soithellip soithellip raquo) ici elles ont en plus une valeur accumulative (= laquo ethellip ethellip) Les deux domaines dont Parmeacutenide ou tout chercheur doit srsquoenqueacuterir sont bien distincts et sont bien tous deux agrave connaicirctre Crsquoest lrsquoun et lrsquoautre et non lrsquoun ou lrsquoautre comme en II 3 et 5 La lecture du corps du Poegraveme permet de dire que les deux domaines en question sont ceux de la premiegravere et de la seconde partie la premiegravere axeacutee sur les conditions de la laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη en tant que voie drsquoaccegraves au vrai la seconde sur les δόξαι laquo opinions raquo comprises comme discours savants que les laquo mortels raquo peuvent tenir sur le monde Les deux mots ἀληθείη et δόξαι qui les reacutesument ici seront repris pour lrsquoun tout au deacutebut de la premiegravere partie (II 4 πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin ndash il suit veacuteriteacute ndash raquo) et comme son dernier terme (VIII 51a ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα ἀμφὶς ἀληθείης laquo Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables concernant la veacuteriteacute raquo) pour lrsquoautre comme le premier mot de la seconde partie (VIII 51b δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας μάνθανε laquo Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels raquo) et dans le dernier fragment (XIX 1 Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent et qursquoelles sont maintenant raquo) Il nrsquoy a aucun doute agrave avoir agrave ce sujet

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Δόξα (I 30 VIII 51 XIX 1) deacutesigne drsquoune maniegravere geacuteneacuterale le reacutegime de toute penseacutee Elle laquo peacutenegravetre tout en tout raquo (I 32) La traduction habituelle par laquo opinion raquo tireacutee du latin opinio rend bien le terme grec avec cependant une petite restriction agrave savoir qursquoun Grec lorsqursquoil entend ou prononce ce mot ne peut le couper totalement drsquoun autre sens que preacutesente le verbe δοκέω-ῶ dont il deacuterive laquo paraicirctre raquo et dont Parmeacutenide use juste apregraves du participe preacutesent δοκοῦντα comme un synonyme de δόξαι (I 31) laquo Opinion raquo est le versant penseacute de ce qui est perccedilu ce perccedilu eacutetant drsquoabord saisi pour autant qursquoil laquo paraicirct raquo La saisie intellectuelle des choses en ce qursquoelles sont reacuteellement et veacuteritablement nrsquoest pas immeacutediate Elle est meacutediatiseacutee par un laquo paraicirctre raquo qui peut ecirctre laquo trompeur raquo tant du cocircteacute de lrsquoobjet perccedilu que du sujet percevant (VIII 52) Crsquoest pour cette raison que le reacuteel saisi par la penseacutee est exprimeacute en termes de laquo signes raquo σήματα (VIII 2 55 XIX 3) Cela suppose observation et laquo interpreacutetation raquo (I 32 VIII 55) ainsi qursquoune confrontation avec des pairs pour mieux srsquoassurer de la qualiteacute de la perception et de lrsquointerpreacutetation La deacutemarche conduit agrave porter un laquo jugement raquo agrave prendre une laquo deacutecision raquo (VIII 15 16 39 53)

Mais comment faire pour que ce jugement ne soit pas laquo sans discernement raquo (VI 7) le fruit drsquoun laquo aveuglement raquo (VI 7) et drsquoune laquo errance raquo (VI 5-6 VIII 54)) qursquoun laquo nom raquo poseacute sur les choses (VIII 28 38) mais au contraire laquo fiable raquo (I 30 VIII 50) et capable drsquoentraicircner la laquo persuasion raquo (I 29 II 4) si lrsquolaquo opinion raquo δόξα est un stade indeacutepassable de la penseacutee La confrontation avec autrui ne suffit pas Un travail critique doit neacutecessairement ecirctre entrepris comme cela va ecirctre immeacutediatement preacuteciseacute (I 32) un travail qui ne peut ecirctre qursquoun retour de lrsquoopinion sur elle-mecircme (Parmeacutenide use drsquoun adverbe fait sur le mecircme thegraveme que δόξα δοκίμως I 32) Ce travail lrsquoEacuteleacuteate le nomme ἀληθείη ndash ἀλήθεια en ionien-attique (I 29 II 4 VIII 51) Ce terme est la plupart du temps rendu en franccedilais par laquo veacuteriteacute raquo terme issu du latin ueritas Cette traduction nrsquoest sans doute pas erroneacutee Mais elle deacuteplace totalement lrsquoangle sous lequel les Grecs abordent la question Le mot nrsquoeacutevoque pas pour eux ce qursquoeacutevoque laquo veacuteriteacute raquo pour nous Crsquoest un mot drsquoaction tireacute de lrsquoadjectif ἀληθής laquo vrai raquo Cet adjectif partant le substantif qui en deacuterive est drsquoune composition assez particuliegravere et rare car associant deux eacuteleacutements exprimant chacun un manque une deacuteficience Habituellement lrsquoideacutee ou la chose dont on indique la privation est une qualiteacute ou une reacutealiteacute positive Or ici si le preacutefixe α- dit privatif indique bien que lrsquoideacutee exprimeacutee par le thegraveme du mot fait deacutefaut le mot λήθη quant agrave lui exprime eacutegalement un manque ou pour ecirctre plus exact un manquement laquo oubli raquo Ἀληθής signifie proprement laquo sans oubli raquo Quand donc un Grec eacutenonce entend ou lit le mot ἀληθείη (ou ἀλήθεια) la repreacutesentation qui lui vient agrave lrsquoesprit nrsquoest pas celle drsquoun contenu ideacuteel se reacutefeacuterant directement au reacuteel comme y invite agrave le faire le terme laquo veacuteriteacute raquo mais lrsquoaction de ne pas oublier La traduction litteacuterale serait laquo inoubli raquo terme que nous avons dans lrsquoadjectif laquo inoubliable raquo Ἀληθείη serait le fait de ne pas laquo oublier raquo une eacutetape neacutecessaire mais neacutegligeacutee (laquo il faudrait raquo I 32) dans la formation et lrsquoexpression drsquoun jugement celle drsquoun examen critique de la saisie que lrsquoon fait du reacuteel afin de porter un jugement qui soit vraiment creacutedible (I 30 VIII 17 28 39) et qui puisse laquo persuader raquo (I 29 II 4) Le terme est particuliegraverement bienvenu pour deacutesigner la situation que Parmeacutenide a rencontreacutee au deacutebut de sa deacutemarche lrsquooubli fait par ses devanciers et contemporains dans lrsquoexamen du monde agrave savoir celui des regravegles eacutepisteacutemiques fondamentales que sont le jugement drsquoexistence et celui de non-existence ainsi que les principes de contradiction et de non-contradiction objet de la premiegravere partie du Poegraveme Ces principes que Parmeacutenide est le premier agrave avoir deacutecouverts sont aussi figureacutes par les jeunes filles du proegraveme et par Justice (I 14 28 VIII 14) et Droit (I 28) Le terme est eacutegalement particuliegraverement reacuteveacutelateur de ce qursquoest une veacuteritable recherche δίζησις (II 2) la laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθείη) est bien un laquo non oubli raquo non pas positivement une donneacutee certaine mais le fruit drsquoune double neacutegation au sens ougrave elle supprime ce qui empecircche de connaicirctre tant du cocircteacute de lrsquoobjet que de

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celui du sujet Elle est fondamentalement une critique permanente une laquo enquecircte raquo (laquo srsquoenqueacuterir raquo πυνθάνομαι I 28 X 4) jamais acheveacutee

Concernant le premier domaine celui de la laquo veacuteriteacute raquo une premiegravere question agrave reacutesoudre est celle de la teneur du texte Les manuscrits divergent sur deux termes εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo agrave propos de veacuteriteacute et ἀτρεμές agrave propos de laquo cœur raquo Lrsquoadjectif εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo est la leccedilon donneacutee par la plupart des citateurs Mais Proclus propose εὐφεγγέος laquo bien illumineacutee raquo laquo conformeacutement agrave ce qursquoattend un lecteur des Enneacuteades raquo dit B Cassin p 73 n 1 et Simplicius εὐκυκλέος laquo bien ronde raquo comme lrsquoest la sphegravere en VIII 43 laquo On suppose agrave juste titre dit encore B Cassin p 73 n 1 qui reprend ces observations agrave ses preacutedeacutecesseurs que les leccedilons plus tardives cherchent agrave eacuteviter lrsquoalliance peu platonicienne entre veacuteriteacute bonne et persuasion dangereuse (Timeacutee 29 c 3) raquo La leccedilon agrave retenir est sans conteste εὐπειθέος laquo bien persuasive raquo Nous savons deacutesormais que pour Parmeacutenide la veacuteriteacute en question nrsquoest pas un savoir constitueacute lequel relegraveve de lrsquolaquo opinion raquo δόξα mais une deacutemarche faite conformeacutement agrave des principes eacutepisteacutemiques irreacutefutables pouvant seuls susciter lrsquoadheacutesion laquo de persuasion ldquoestrdquo est chemin (il suit veacuteriteacute) raquo πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ (II 4)

La leccedilon ἀτρεμές laquo non tremblant raquo est concurrenceacutee par la leccedilon ἀτρεκές laquo qui ne tourne pas raquo donc laquo ferme raquo laquo exact raquo laquo preacutecis raquo La premiegravere a pour elle lrsquoappui de Sextus Empiricus (dans un passage) de Cleacutement drsquoAlexandrie de Proclus et de Simplicius la seconde lrsquoappui du mecircme Sextus Empiricus (mais dans un autre endroit) de Plutarque et de Diogegravene Laeumlrce La seule chose que lrsquoon peut dire est que les deux versions devaient se trouver dans la tradition manuscrite anteacuterieurement aux citateurs et que lrsquoon ne peut rien tirer de deacuteterminant de leur confrontation

Les deux adjectifs sont composeacutes de la mecircme maniegravere un thegraveme nominal preacuteceacutedeacute du α- privatif (correspondant au franccedilais laquo non-hellip raquo)

Les deux thegravemes nominaux ne sont pas tregraves eacuteloigneacutes quant au sens -τρεμής est tireacute du verbe τρέμω qui signifie fondamentalement laquo trembler raquo Le verbe ἀτρεμέω-ῶ existe avec le sens chez Heacutesiode de laquo ne pas trembler raquo drsquoougrave laquo demeurer immobile raquo ainsi que drsquoautres termes composeacutes de la mecircme faccedilon -τρεκής repose sur un thegraveme dont lrsquoeacutetymologie nous eacutechappe Drsquoapregraves le Bailly le sens litteacuteral du composeacute ἀτρεκής est laquo qui ne tourne pas raquo drsquoougrave au sens propre laquo droit ferme solide raquo et au sens figureacute laquo droit exact preacutecis raquo La notion drsquoexactitude semble la dominante des autres mots qui en sont tireacutes le substantif ἀτρέκεια par exemple signifie chez Heacuterodote laquo reacutealiteacute exacte veacuteriteacute raquo Ces eacutequivalents en franccedilais cependant ont le deacutesavantage de dire positivement ce que le grec dit neacutegativement avec le α- privatif (= non-hellip) et donc de masquer lrsquoimage sous-jacente Lrsquoimage sous-jacente agrave chacun des deux termes est diffeacuterente (le tremblement pour ἀτρεμής le tournoiement pour ἀτρεκής) Mais cette diffeacuterence srsquoestompe dans lrsquoexpression neacutegative (laquo absence de tremblement raquo et laquo absence de tournoiement raquo) surtout si elle est prise en un sens figureacute

La reacuteponse est-elle donneacutee par le terme que lrsquoadjectif qualifie ἦτορ laquo cœur raquo Comme pour ses synonymes καρδία et κῆρ ἦτορ signifie le laquo cœur raquo soit en tant qursquoorgane soit en tant que siegravege de la vie des sentiments ou de lrsquointelligence Or aucune de ces deux significations ne convient au contexte de cette fin du proegraveme De nouveau le mot fait image et son sens vient de la reacutealiteacute dont il est la meacutetaphore Dans la premiegravere partie du Poegraveme la seule donneacutee qui puisse convenir est ἔστιν laquelle implique de maniegravere indissociable τὸ ἐόν Crsquoest la seule reacutealiteacute fondamentale et stable En VIII 26 et en VIII 38 τὸ ἐόν est qualifieacute drsquolaquo immobile raquo ἀκίνετον Et mecircme ndash ce qui me semble-t-il nrsquoa pas eacuteteacute remarqueacute ndash ἀτρεμές laquo non tremblant raquo qualifie ἔστιν au tout deacutebut du frg VIII (v 4) Cela signifie que ἔστιν et τὸ ἐόν forment le laquo cœur raquo ἦτορ stable et sucircr agrave partir duquel il est possible de tenir

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un discours vrai sur le monde sur tout ce qui est Lrsquoadjectif ἀτρεμής pour qualifier le laquo cœur raquo ἦτορ en I 29 ndash si crsquoest bien lui qursquoil faut retenir ndash ne serait donc pas appeleacute comme cela a deacutejagrave eacuteteacute souvent constateacute depuis le deacutebut du proegraveme par le mot qui fait image le laquo cœur raquo mais par ce dont le cœur est la meacutetaphore Si ce nrsquoeacutetait pas le cas la conjonction des deux termes formerait un oxymore pour le moins eacutetrange En effet le cœur en tant qursquoorgane est sans cesse en mouvement drsquoun mouvement qui pourrait ecirctre qualifieacute de tremblement Or srsquoil nrsquoest plus en mouvement crsquoest qursquoil est mort Est-ce pour cette raison qursquoun terme moins contrasteacute ἀτρεκής lui aurait eacuteteacute substitueacute Nul ne peut le dire Il reste que une fois de plus nous pouvons constater le travail que fait Parmeacutenide sur la langue Il fait passer ἦτορ du sens physique (organe ou siegravege des sentiments et de la penseacutee) agrave un sens figureacute que le mot laquo cœur raquo peut avoir en franccedilais celui de deacutesigner la partie centrale de quelque chose le lieu qui constitue lrsquoorgane directeur (comme la laquo diviniteacute qui au centre ἐν μέσῳ gouverne tout raquo XII 3) le point ougrave tout converge ou drsquoougrave tout rayonne (comme du centre de la sphegravere VIII 44) La premiegravere deacutemarche que doit effectuer le chercheur est donc de srsquoassurer des critegraveres eacutepisteacutemiques indiscutables qui permettront de pouvoir saisir et eacutenoncer le monde dans sa totaliteacute agrave commencer par les principes premiers

Le second domaine dont le chercheur doit conjointement srsquoenqueacuterir est celui des laquo opinions des mortels raquo βροτῶν δόξας mecircme si laquo en elles il nrsquoest pas de vraie creacuteance raquo ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής Deux ideacutees fortes me semble-t-il sont contenues dans cette proposition qui annonce de toute eacutevidence la seconde partie du Poegraveme La premiegravere est qursquoil nrsquoest pas de recherche digne de ce nom qui ne soit pas drsquoabord un eacutetat de la question qui ne srsquointerroge pas sur la faccedilon dont la question que lrsquoon veut traiter a eacuteteacute instruite par les autres sur les meacutethodes suivies et les reacutesultats obtenus La confrontation avec autrui est inheacuterente agrave toute recherche comme agrave tout logos en tant que raison et parole Elle nrsquoest pas qursquoune condition de la deacutemocratie La recherche de Parmeacutenide est neacutee de cette inscription et de cette confrontation La seconde ideacutee forte est que le statut de ce savoir est et demeure celui de lrsquolaquo opinion raquo δόξα Srsquoil peut revendiquer drsquoacceacuteder agrave une certaine forme de vrai si sur tel ou tel point et selon tel point de vue il est possible de dire que cela est ou nrsquoest pas est ainsi et non autrement la veacuteriteacute en tant que discours global sur un objet a fortiori sur tout est une construction que lrsquoon peut tenir pour probable ou vraisemblable mais jamais pour certaine et deacutefinitive De ce point de vue Parmeacutenide est du mecircme avis que Xeacutenophane de Colophon laquo opinion sur tout est fabriqueacutee raquo δόκος δrsquoἐπὶ πᾶσι τέτυκται (DK 21 B 34) Et il nrsquoimagine pas que lui-mecircme ou qui que ce soit puisse eacutechapper agrave la regravegle commune

Ce qui ne veut pas dire qursquoil nrsquoy a rien agrave espeacuterer ni agrave faire Car agrave la diffeacuterence de Xeacutenophane il pose les principes et les regravegles eacutepisteacutemiques dont le respect limite le relativisme de lrsquoopinion

2 Optique geacuteneacuterale I 31-32

Le proegraveme srsquoachegraveve justement sur ce qursquoil est possible de faire et qui devrait ecirctre fait

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

La phrase a certainement ducirc embarrasser Sextus Empiricus puisqursquoil lrsquoomet alors qursquoil a recopieacute inteacutegralement le proegraveme La formulation grecque il est vrai bien que ne comportant

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aucun mot qui en lui-mecircme fasse difficulteacute226 nrsquoest pas du tout eacutevidente Les traductions proposeacutees divergent agrave ce point que le lecteur qui srsquoaviserait de les comparer pourrait leacutegitimement se demander si elles sont toutes faites sur le mecircme texte Qursquoon en juge

J Beaufret laquo Mais oui apprends aussi comment la diversiteacute qui fait montre drsquoelle-mecircme devrait deacuteployer une preacutesence digne drsquoecirctre reccedilue eacutetendant son regravegne agrave travers toutes choses raquo 227

J Bollack laquo Pourtant de cela aussi tu seras instruit que les valeurs il fallait toutes les valider en les faisant passer par le tout raquo p 98

M Conche laquo Tu nrsquoen apprendras pas moins encore ceci comment il eacutetait ineacutevitable que les semblances aient semblance drsquoecirctre traversant tout depuis toujours raquo p 43

B Cassin laquo En tout cas tu apprendras en outre ceci comment les choses qui apparaissent doivent ecirctre en leur apparaicirctre elles qui agrave travers tout peacutenegravetrent toutes choses raquo p 73

L Couloubaritsis laquo Mais tu apprendras eacutegalement ceci comment il faudrait que soient comme il convient les choses (deacutesigneacutees par les mortels) qui toutes traversent agrave travers tout raquo p 540

J Fregravere laquo Mais toutefois tu apprendras encore ceci comment des ltprincipesgt valables manifestes doivent ecirctre manifestement valables traversant toutes choses dans leur totaliteacute p 144228

Aux traductions habituelles jrsquoai ajouteacute celle de J Beaufret comme teacutemoin de la surinterpreacutetation heideggeacuterienne que lrsquoon a faite du Poegraveme en plus de sa lecture platonisante229

La derniegravere consigne de la deacuteesse porte sur lrsquoaffirmation preacuteceacutedente agrave savoir la non-fiabiliteacute des opinions des mortels pour marquer une restriction ἀλλrsquoἔμπης (en ionien-attique ἀλλrsquoἔμπας) laquo mais toutefois raquo Le caractegravere indeacutepassable de lrsquoopinion pour reacutedhibitoire qursquoil soit nrsquoest pas un obstacle absolu agrave la recherche du vrai et ne doit donc pas deacutecourager de lrsquoentreprendre Le chercheur peut srsquoattaquer en confiance agrave son objet et aux opinions qui sont eacutemises agrave son sujet y compris les siennes (il fait lui aussi partie des laquo mortels raquo) justement parce qursquoil est muni des regravegles eacutepisteacutemiques eacutenonceacutees dans la premiegravere partie Crsquoest tout ce que veut dire ce final du proegraveme

Τὰ δοκοῦντα litteacuteralement laquo ce qui semble raquo est lrsquoeacutequivalent de αἱ δόξαι laquo les opinions raquo ce dernier terme eacutetant tireacute du verbe

Χρῆν pour ἐχρῆν signifie laquo il faudrait raquo Lrsquoabsence de la particule ἄv est de regravegle avec les verbes impersonnels drsquoobligation de convenance etc laquo En fait eacutecrit M Bizos il srsquoagit ici le plus souvent drsquoobligations de convenances reacuteelles qui ont eacuteteacute neacutegligeacutees raquo230 Les laquo mortels biceacutephales raquo ont effectivement neacutegligeacute de soumettre leurs opinions aux exigences

226 Il nrsquoy a que pour le dernier mot περῶντα que la tradition manuscrite diverge

227 J BEAUFRET Parmeacutenide Le Poegraveme p 79

228 La traduction commune avec OrsquoBRIEN est celle-ci laquo Mais toutefois tu apprendras encore ceci comment il faudrait que les apparences fussent reacuteellement traversant toutes choses dans leur totaliteacute raquo Le Poegraveme de Parmeacutenide p 8

229 Voir agrave ce sujet les remarques de B CASSIN p 18-19

230 M BIZOS Syntaxe grecque p 160 Remarque 4

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eacutepisteacutemiques Au nouveau chercheur de ne pas faire comme eux ce que Parmeacutenide reconnaicirct avoir fait lui aussi au deacutebut de sa recherche (cf la premiegravere partie du proegraveme)

Δοκίμως εἶναι laquo ecirctre eacuteprouveacutees raquo laquo ecirctre mises agrave lrsquoeacutepreuve raquo Crsquoest preacuteciseacutement en quoi consiste lrsquoopeacuteration de laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη comme cela vient drsquoecirctre dit La construction drsquoun adverbe avec le verbe εἰμί agrave la place drsquoun adjectif nrsquoest pas rare en grec Δοκίμως est lrsquoeacutequivalent de lrsquoadjectif δόκιμος dont lrsquoun des sens est laquo eacuteprouveacute raquo laquo dont on a fait lrsquoessai raquo laquo qui a fait ses preuves raquo Agrave Athegravenes la δοκιμασία laquo dokimasie raquo deacutesignera la veacuterification de lrsquoaptitude ou de lrsquoeacuteligibiliteacute agrave bon nombre de fonctions Δοκίμως est fait sur le mecircme thegraveme verbal que laquo les opinions raquo τὰ δοκοῦντα (et αἱ δόξαι) qui sont agrave mettre agrave lrsquoeacutepreuve Comment en serait-il autrement Toute affirmation relegraveve de lrsquoopinion Les opinions sont en mecircme temps que le reacuteel ce qui est agrave veacuterifier Par ailleurs mecircme en usant de concepts et de principes rigoureux et incontestables la recherche relegraveve de toute maniegravere de lrsquoopinion et ses reacutesultats seront toujours de lrsquoordre de lrsquoopinion Mais ce nrsquoest pas qursquoune question de degreacute Entre lrsquoerroneacute et le vrai il y a plus qursquoun eacutecart Et Parmeacutenide a donneacute lrsquoexemple de cette mise agrave lrsquoeacutepreuve en deacutecouvrant et en eacutenonccedilant le premier les principes eacutepisteacutemiques auxquels on doit soumettre les opinions et en se montrant intransigeant aussi bien avec lui-mecircme qursquoavec les autres Toute recherche veacuteritable est la mise en œuvre de ce que nous appelons aujourdrsquohui lrsquoesprit critique ou vigilance eacutepisteacutemologique Elle implique obstacles et ruptures eacutepisteacutemologiques

Διὰ παντὸς πάντα περῶντα laquo elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo La leccedilon περῶντα laquo qui peacutenegravetrent raquo est la bonne mecircme si elle nrsquoest donneacutee que par un seul des manuscrits La leccedilon περ ὄντα donneacutee par les trois autres manuscrits et retenue par certains commentateurs231 pose tant de difficulteacutes que R Brague propose apregraves une longue discussion de corriger περ en ἃπερ232 La reacutepeacutetition de πᾶς sous forme pronominale ou adverbiale nrsquoest pas unique dans le Poegraveme Nous lrsquoavons rencontreacutee en IV 3 sous la forme πάντῃ πάντως laquo partout et de toutes maniegraveres raquo agrave propos de τὸ ἐόν qui ne saurait ecirctre rassembleacute puisqursquoil ne peut ecirctre fractionneacute et en XVI 4 sous la forme πᾶσιν καὶ παντί laquo en toutes choses et en tout raquo agrave propos de lrsquoactiviteacute que megravene de maniegravere identique la δαίμων et le νόος de lrsquohomme Elle indique lrsquouniversaliteacute comme dans ce fragment drsquoHeacuteraclite agrave propos du savoir ἕν τὸ σοφόν ἐπίστασθαι γνώμην κυϐερνῆσαι πάντα διὰ πάντων laquo le savoir ne consiste qursquoen une seule chose reconnaicirctre qursquoune penseacutee gouverne toutes choses agrave travers tout raquo233 La proposition au participe διὰ παντὸς πάντα περῶντα est agrave comprendre me semble-t-il comme une apposition agrave τὰ δοκοῦντα laquo les opinions raquo et donne la raison pour laquelle il nrsquoest pas de solution en dehors drsquoelles leur universaliteacute Avec lrsquoideacutee nouvelle cependant que lrsquointelligence qui les eacutemet a la capaciteacute de peacuteneacutetrer le reacuteel dans sa totaliteacute inteacutegrale Il nrsquoest rien qui puisse rester en dehors laquo Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement raquo Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως (IV 1) Drsquoougrave la possibiliteacute de proposer un modegravele drsquointerpreacutetation du monde qui vaille pour tout le laquo transmonde semblable en tout raquo διάκοσμον ἐοικότα πάντα (VIII 60)

Loin drsquoecirctre un morceau de bravoure ou un motif deacutecoratif le proegraveme se reacutevegravele donc fort preacutecieux pour comprendre comment Parmeacutenide a engageacute sa recherche dans le sillage de ses

231 Voir L COULOUBARITSIS p 540 n 4 et R BRAGUE laquo La vraisemblance du faux (Parmeacutenide fr I 31-32) raquo

232 R BRAGUE laquo La vraisemblance du faux (Parmeacutenide fr I 31-32) raquo p 46-60

233 Texte grec et traduction de J-FR PRADEAU Heacuteraclite frg 95 p 280 (DK 22 B 41 M MARCOVICH 10 M CONCHE 64)

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pairs quelle eacutetait la pierre drsquoachoppement qursquoil a rencontreacutee dans leurs laquo theacuteories raquo et quelles ont eacuteteacute les deacutecouvertes et trouvailles qursquoil a faites pour franchir lrsquoobstacle et proposer un modegravele explicatif geacuteneacuteral et coheacuterent La meacutetaphore de la voie avec char cavales cochers porte agrave franchir et destination lui a permis de preacutesenter de maniegravere inclusive et vivante lrsquoensemble des donneacutees proceacutedures et probleacutematiques qursquoimplique un vrai parcours de recherche Lrsquointeacutegration de traits eacutepiques dont le but eacutetait certainement de deacutetourner le discours religieux en lrsquointeacutegrant a malheureusement rendu opaque ce travail sur la meacutetaphore de la voie et contribueacute agrave lrsquoincompreacutehension dont tout le Poegraveme a eacuteteacute lrsquoobjet

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Conclusion

Un laquo physicien raquo de geacutenie

trop en avance pour ecirctre compris

Restaureacute comme un archeacuteologue aurait pu le faire de lrsquoœuvre unique drsquoun grand artiste le Poegraveme de Parmeacutenide a retrouveacute en grande partie sa forme et sa teneur Certes drsquoimportantes lacunes nous privent encore de preacutecieuses informations notamment sur lrsquoeacutetendue et les modaliteacutes du modegravele geacuteneacutealogique par lequel il expliquait lrsquoensemble des pheacutenomegravenes Mais lrsquoessentiel est deacutesormais restitueacute et je lrsquoespegravere correctement deacutecrypteacute Le moins que lrsquoon puisse dire est que la lecture qui srsquoimpose ne va pas du tout dans le sens des interpreacutetations qui en sont proposeacutees qursquoelles soient traditionnelles ou actuelles Rien en particulier qui puisse autoriser lrsquoideacutee que lrsquoEacuteleacuteate serait le pegravere de lrsquoontologie comme penseacutee de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre ou de lrsquoideacutealisme qui confond concept et reacuteel Ce nrsquoest pas lui qui a orienteacute la science et la philosophie vers cette double impasse De mecircme son discours ne se perd pas dans une confusion entre mythologie et rationalisme Reacutealiste et rationnel il srsquoest attacheacute agrave comprendre le reacuteel tel qursquoil est Le premier il a eacutetabli les bases eacutepisteacutemiques sur lesquelles srsquoappuyer pour tenir des propositions vraies Sur ces bases il a essayeacute de construire une theacuteorie geacuteneacuterale ingeacutenieuse et rigoureuse qui puisse rendre compte agrave la fois de la permanence du monde et de la contingence de tout ce qui est Et srsquoil a emprunteacute des termes et des meacutetaphores agrave la sphegravere religieuse et agrave la mythologie crsquoest pour mieux les disqualifier en les mettant au service drsquoun discours savant

A Le systegraveme diacosmique de Parmeacutenide

1 Le point de deacutepart

Le deacutecryptage du proegraveme conjugueacute aux attaques formuleacutees dans le corps du Poegraveme et agrave la nette deacuteclaration de VIII 53-54 (laquo ils [les mortels] ont eacutetabli de nommer deux formes dont il faut que lrsquoune ne soit pas raquo) laisse clairement entendre que la recherche de Parmeacutenide est neacutee de lrsquoinsatisfaction que faisaient naicirctre en lui les thegraveses de ses pairs Il eacutetait tout agrave fait drsquoaccord avec eux en particulier avec Heacuteraclite pour reconnaicirctre que tous les ecirctres sont singuliers quels qursquoils soient et qursquoils sont tous contingents Rien de ce qui est aujourdrsquohui nrsquoa existeacute par le passeacute et nrsquoexistera demain Cela est eacutevident pour lrsquoindividu humain pris comme reacutefeacuterence premiegravere et pour tous les vivants animaux et veacutegeacutetaux dont la briegraveveteacute de la vie est sous nos yeux Cela vaut aussi pour le regravegne mineacuteral dont les changements eacutechappent au regard et semblent braver les siegravecles Cela vaut enfin pour les corps ceacutelestes eux-mecircmes en apparence immuables Comme le changement ne peut ecirctre agrave lui-mecircme sa propre cause ni le fondement de sa permanence les savants drsquoalors supposaient drsquoapregraves Parmeacutenide que lrsquoensemble de tout ce qui est est la reacutesultante de contraires qui selon la preacutesentation regroupeacutee qursquoil en fait relegravevent de deux laquo formes raquo μορφαί appeleacutees

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laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ (VIII 59 IX 1 et 3 XII 2) Le terme μορφή employeacute par Parmeacutenide indique drsquoune part qursquoil ne prend pas position sur lrsquoentiteacute elle-mecircme sur ce qui constitue la reacutealiteacute dont on parle mais que lrsquoon srsquoen tient agrave ce qui apparaicirct agrave sa manifestation que drsquoautre part ce que recouvre la laquo forme raquo se preacutesente sous une certaine configuration une structure qui implique dynamisme et organisation Il ne srsquoagit ni de laquo substances raquo pour utiliser un terme plus tardif ni drsquoun chaos De mecircme les appellations de laquo Lumiegravere raquo Φάος et de laquo Nuit raquo Νύξ dont seule la seconde est constante chez Parmeacutenide ndash la premiegravere reccediloit des noms variables234 ndash ne sont pas agrave prendre au pied de la lettre Ce sont des deacutenominations des laquo noms raquo ὀνόματα (cf laquo nommer raquo ὀνομάζειν VIII 53 laquo est nommeacute raquo ὀνόμασται IX 1 laquo nom raquo ὄνομα XIX 3) qui sont la conseacutequence drsquoune perception du reacuteel drsquoun jugement porteacute sur lui et drsquoune eacutenonciation langagiegravere laquo Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes raquo μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν (VIII 53) laquo ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires raquo ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας (VIII 55) Ces deacutenominations sont emprunteacutees au monde cosmique mais valent meacutetaphoriquement pour toutes choses Toutefois agrave la diffeacuterence de laquo forme raquo ces deacutenominations ne sont pas qursquoune simple commoditeacute pour deacutesigner quelque chose qui se retrouve de maniegravere fort diverse et en proportion variable dans le reacuteel Ce ne sont pas que des concepts qui permettent drsquoappreacutehender le reacuteel de dire quelque chose qui a bien un fondement dans la reacutealiteacute mais fondement eacutechappant lui-mecircme agrave sa saisie Dans la conception que srsquoen font ses pairs si lrsquoon comprend bien la preacutesentation qursquoen fait lrsquoEacuteleacuteate laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo deacutesignent le reacuteel dans ce qui pourrait en ecirctre le cœur

Or crsquoest lagrave que le bacirct blesse Lrsquoexplication repose sur une contradiction Ou bien laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo disparaissent reacuteellement lorsqursquoelles se succegravedent ou se meacutelangent laquo Il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 54) Dans ces conditions elles ne peuvent plus ecirctre les mecircmes lorsqursquoelles reacuteapparaissent Elles sont obligatoirement autres Elles participent alors du mecircme changement dont sont affecteacutes les ecirctres singuliers lesquels ne reacuteapparaissent jamais lorsqursquoils disparaissent Elles ne peuvent donc pas ecirctre tenues pour leur fondement Il faut trouver autre chose Ou bien laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo bien qursquoappellations meacutetaphoriques et renvoyant agrave des reacutealiteacutes diverses deacutesignent quelque chose de permanent et de stable un mecircme Auquel cas on ne peut dire qursquoelles peuvent se meacutelanger disparaicirctre et reacuteapparaicirctre Ses pairs sont donc laquo dans lrsquoerrance raquo πεπλανημένοι εἰσίν (VIII 54) Leur chemin est laquo reacuteversible raquo παλίντροπος (VI 9)235

2 Le monde comme un laquo tout raquo πᾶν

En prenant conscience de cette impossibiliteacute agrave la fois contraire agrave la logique et au reacuteel Parmeacutenide deacutecouvre en mecircme temps les moyens de la surmonter La solution qursquoil trouve deacutebouche sur lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme explicatif de lrsquoensemble des choses

234 laquo Lumiegravere raquo φάος (IX 1 et 3) laquo feu eacutetheacutereacute de la flamme raquo φλογὸς αἰθέριον πῦρ (VIII 56) laquo feu raquo πῦρ (XII 1) laquo Jour raquo ἢμαρ (I 11)

235 Nous avons peut-ecirctre deacutesormais lrsquoexplication de cet adjectif παλίντροπος HERACLITE lrsquoavait utiliseacute pour qualifier lrsquolaquo harmonie invisible raquo qui unit les contraires et dont il voyait un symbole dans lrsquoarc et la lyre (frg 79 2 et 80 de J-FR PRADEAU p 269 DK 28 B 51 M MARCOVICH 27 M CONCHE 125) Pour PARMENIDE lrsquoexplication ne tient pas Elle ne permet pas drsquoharmoniser les contraires Elle les fait se succeacuteder sans les maintenir ensemble En ce sens elle est bien παλίντροπος laquo reacuteversible raquo crsquoest-agrave-dire non harmonieuse Le son de lrsquoarc ou de la lyre nrsquoest pas plus harmonieux que celui que produit le frottement de lrsquoessieu dans la boicircte tant que nrsquoest pas trouveacutee la bonne explication

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a) La deacutecouverte des principes eacutepisteacutemiques fondamentaux

Tout drsquoabord il deacutecouvre que pour qursquoune assertion sur le monde puisse ecirctre tenue pour vraie il est neacutecessaire qursquoelle soit conforme agrave des principes fondamentaux Le premier il eacutetablit le principe drsquoexistence en mecircme temps que les principes drsquoidentiteacute de non-contradiction et donc du tiers exclu Le principe drsquoexistence formuleacute dans le simple eacutenonceacute ἔστιν poseacute degraves le deacutebut de la premiegravere partie (frg II) et deacuteployeacute dans le frg VIII 1a-18 est un acte par lequel un ecirctre humain prend conscience intellectuellement que quelque chose est et qursquoil le formule verbalement Le principe contraire de non-existence est une impossibiliteacute reacuteelle absolue Il relegraveve du pur concept capaciteacute que possegravede lrsquoesprit humain mais qui lrsquoentraicircne agrave commettre de graves erreurs Autre est de concevoir que quelque chose qui est ne soit pas autre le fait que cette chose ne soit pas Inversement il ne suffit pas de concevoir une chose pour qursquoelle soit reacuteellement236 Quand donc les savants que visent Parmeacutenide meacutelangent laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ou les font se succeacuteder alors mecircme qursquoils les comprennent comme fondements permanents de la reacutealiteacute ils font comme srsquoils niaient temporairement leur existence Peut-ecirctre ont-ils une excuse lrsquousage commun de la langue Son systegraveme verbal en particulier ne connaicirct pas que lrsquoindicatif qui eacutenonce une prise directe sur le reacuteel un constat que tranche lrsquoeacutevidence Il srsquoest deacuteployeacute en drsquoautres modes (subjonctif optatif infinitifhellip) par lesquels srsquoexprime la subjectiviteacute le lieu ougrave le concept et le constat peuvent se confondre aideacutes en cela par le deacutesir ou la crainte Le mode infinitif en particulier est en grec le mode drsquoun grand nombre de propositions subordonneacutees De cela le premier et bien avant tous les autres Parmeacutenide a eu clairement conscience Lorsqursquoon exprime le reacuteel par ce mode il faut ecirctre tregraves vigilant pour ne pas le confondre avec la penseacutee que lrsquoon en a Drsquoougrave son constat en forme de mise en garde eacutenonceacute au frg III τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι laquo en effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo Lrsquoinfinitif εἶναι est la forme linguistique de la saisie νοεῖν de ἔστιν subordonneacutee aux conditions de cette saisie agrave une subjectiviteacute

Du principe drsquoexistence deacutecoulent les principes drsquoidentiteacute de non-contradiction et implicitement du tiers-exclu repris tout au long de la premiegravere partie du Poegraveme Lagrave encore Parmeacutenide en a pleinement conscience mecircme srsquoil ne les formule pas de maniegravere explicite Ses pairs ne se rendent sans doute pas compte qursquoils les bafouent puisqursquoils les ignorent lorsqursquoils meacutelangent les contraires que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ou les prennent lrsquoun pour lrsquoautre Leur ignorance si crsquoen est une les disculpe peut-ecirctre Mais elle ne leur donne pas raison LrsquoEacuteleacuteate est seacutevegravere contre ces laquo mortels biceacutephales raquo laquo une incapaciteacute en leur poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible raquo ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος (VI 5-9) laquo Mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus la langue aussi raquo νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν καὶ γλῶσσαν (VII 4-5)

236 Cette affirmation ne doit pas ecirctre confondue avec celle selon laquelle du reacuteel peut effectivement reacutesulter drsquoune conception Lrsquoune des capaciteacutes de lrsquointelligence (celle de lrsquohomme comme celle qui est dans tout la δαίμων) est justement de pouvoir laquo inventer raquo μητίεσθαι et de produire des choses reacuteelles et pas seulement imaginaires

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b) La deacutefinition de la totaliteacute comme laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν

En srsquoappuyant sur ces principes Parmeacutenide reconsidegravere ensuite totalement la faccedilon dont on aborde la saisie du reacuteel et propose un nouveau modegravele explicatif Il reprend agrave son compte ndash ou plutocirct agrave sa maniegravere ndash la distribution de la reacutealiteacute en deux laquo formes raquo μορφαί de laquo contraires raquo ἀντία ainsi que leurs deacutenominations laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo La contrarieacuteteacute tout comme le changement relegraveve drsquoun constat indeacuteniable Comme lui elle est premiegravere Elle permet de rendre compte du caractegravere contingent de tous les ecirctres du fait que un jour ils sont alors qursquoauparavant ils nrsquoeacutetaient pas et que apregraves ils ne seront plus agrave nouveau Lrsquoexistence et la non-existence sont en matiegravere de contrarieacuteteacute ce qursquoil y a de plus absolu Mais pense alors Parmeacutenide on ne saurait laquo ontologiser raquo la contrarieacuteteacute et la non-existence pour reprendre un terme moderne en faire un ecirctre reacuteel au mecircme titre que les ecirctres singuliers qui sont les seuls agrave exister reacuteellement Il faut lrsquoenvisager dans un tout autre cadre conceptuel

Ce cadre pour ecirctre valide doit embrasser les choses dans leur totaliteacute La totaliteacute sera donc consideacutereacutee comme un laquo tout raquo πᾶν (VIII 22 24 25 48 X 3) agrave la maniegravere drsquoun ecirctre vivant (δέμας laquo corps vivant raquo) dont lrsquoindividu humain est le paradigme donc quelque chose de logiquement organiseacute un laquo monde raquo κόσμος dont on a saisi ce qui en assure transversalement lrsquouniteacute et la logique drsquoensemble et que lrsquoEacuteleacuteate appelle le laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60) Il srsquoagit lagrave non drsquoun constat mais drsquoun postulat neacutecessaire agrave toute affirmation agrave caractegravere scientifique Lrsquouniversaliteacute est la condition de toute loi Sans ce postulat Isaac Newton qui nrsquoavait pas les moyens drsquoacceacuteder jusqursquoaux confins de lrsquoUnivers nrsquoaurait jamais pu eacutenoncer la loi de la gravitation ou de lrsquoattraction universelle On peut donc srsquoexprimer agrave propos du tout comme agrave propos drsquoun ecirctre vivant ayant des caracteacuteristiques propres et hieacuterarchiseacutees Le monde nrsquoest pas un chaos un amas de choses sans principe drsquoorganisation On peut tenir agrave son sujet des propos qui valent pour lrsquoensemble

Ce monde saisi comme un tout il le nomme laquo ce qui est raquo (τὸ) ἐόν (IV 2 VIII 19 24 25 32 35 37 46 47) Ce participe preacutesent ne saurait deacutesigner laquo lrsquoecirctre raquo (encore moins laquo lrsquoEcirctre raquo) au sens drsquoune entiteacute speacutecifique qui aurait quelque consistance propre et dont pour reprendre un terme platonicien laquo participeraient raquo tous les ecirctres existants ayant existeacute ou devant exister Ce serait prendre un concept pour le reacuteel Il nrsquointroduit pas une reacutealiteacute nouvelle Il permet seulement de saisir et drsquoeacutenoncer le reacuteel dans sa globaliteacute de maniegravere agrave exprimer des proprieacuteteacutes qui sont communes agrave laquo toutes les choses qui sont raquo ou qui sont dues au fait qursquoelles forment un tout et une uniteacute Ce faisant Parmeacutenide pose apregraves la reconnaissance des contraintes eacutepisteacutemiques lrsquoautre base neacutecessaire agrave toute connaissance veacuteritable son objet reacuteel

Dans le chapitre V des Cateacutegories transmises sous le nom drsquoAristote les ecirctres singuliers et lrsquoespegravece commune dont ils relegravevent recevront le nom drsquolaquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη pour les premiers et drsquolaquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα pour la seconde237 Par exemple en nommant laquo Socrate raquo lrsquoindividu qui est devant moi ou dont je veux parler je deacutesigne un ecirctre singulier et unique Le nom propre est un deacuteictique qui ne fonctionne que si la personne (ou la chose238) indiqueacutee par ce nom est connue sous ce nom et ne precircte pas agrave confusion comme lorsque lrsquoon montre quelqursquoun ou quelque chose du doigt drsquoougrave son nom de deacuteictique Mais si

237 ARISTOTE Cateacutegories 2a 11 et sq (= chap V) Je traduis οὐσία par laquo entiteacute raquo et non par laquo essence raquo ou par laquo substance raquo lesquels bien qursquohabituels sont trop connoteacutes ils prennent position sur le contenu de cette entiteacute en lrsquolaquo ontologisant raquo et la reacuteifiant

238 Pour une chose singuliegravere lrsquousage le plus freacutequent fait que le nom commun (celui de lrsquoespegravece) sert aussi agrave la deacutesigner et peut fonctionner comme un nom propre

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je veux dire quelque chose de lui de son identiteacute comme de toute autre particulariteacute je ne peux le faire qursquoen usant de termes et de notions qui sont geacuteneacuteraux ou communs Si parlant de son identiteacute je dis qursquoil est un homme laquo homme raquo est la cateacutegorie commune agrave tous les autres membres de lrsquoespegravece humaine Si je dis qursquoil est Atheacutenien laquo Atheacutenien raquo est un caractegravere commun agrave tous les citoyens drsquoAthegravenes Si je dis qursquoil est philosophe laquo philosophe raquo est un trait qui le range parmi tous ceux que lrsquoon nomme de la sorte Et ainsi de suite On le voit si lrsquoindividu que je perccedilois ou me repreacutesente est bien singulier et unique je ne peux en parler qursquoen termes et en concepts qui eux sont forceacutement communs et geacuteneacuteraux quelle que soit lrsquoeacutetendue de cette geacuteneacuteraliteacute partielle ou totale Ainsi en est-il pour tout Mais en raison de cette contrainte du langage la cateacutegorie geacuteneacuterale ou abstraite lrsquolaquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα a souvent pris le dessus sur lrsquolaquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη et a mecircme fini par passer pour la veacuteritable entiteacute au point que le reacuteel singulier a eacuteteacute compris comme la reacutealisation de concepts et devant srsquoy conformer Telle ne fut pas la conception que Parmeacutenide se faisait du rapport de la penseacutee aux ecirctres et aux choses

La distinction proposeacutee par lrsquoauteur des Cateacutegories permet de mieux saisir le trait de geacutenie qursquoa eu Parmeacutenide en deacutesignant par le participe preacutesent du verbe εἰμί τὸ ἐόν tout ce qui existe dans sa totaliteacute et formant un tout Nous avons deacutejagrave eu lrsquooccasion de constater agrave la fin du chapitre II que τὸ ἐόν a une double signification Drsquoun cocircteacute il deacutesigne toute reacutealiteacute singuliegravere existante marqueacutee par la contingence De lrsquoautre il deacutesigne concregravetement lrsquoensemble des laquo choses qui sont raquo consideacutereacutees comme formant un tout Nous sommes alors devant le mecircme cas de figure selon lequel le mot laquo homme raquo peut deacutesigner aussi bien tel individu singulier que lrsquoensemble de lrsquoespegravece humaine Lrsquoappellation τὸ ἐόν ne deacutesigne pas une laquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη mais une laquo entiteacute seconde raquo οὐσία δεύτερα crsquoest-agrave-dire une cateacutegorie commune Mais ici au lieu de se limiter comme il se devrait agrave une cateacutegorie speacutecifique et limiteacutee lrsquolaquo espegravece raquo εἴδος (par exemple laquo homme raquo) et mecircme agrave une cateacutegorie plus large mais moins preacutecise le laquo genre raquo γένος (par exemple laquo ecirctre animeacute raquo)239 cette cateacutegorie commune srsquoeacutetend agrave absolument tout

La raison de cette entorse srsquoexplique par le fait que Parmeacutenide entend moins speacutecifier par τὸ ἐόν le laquo mateacuteriau raquo fondamental dont le monde serait fait et dont il ne fait nulle part mention que son existence reacuteelle La notion drsquolaquo entiteacute raquo qursquoimplique la deacutenomination τὸ ἐόν comporte en effet deux faces lrsquoune qui est tourneacutee vers ce qui est sa nature son laquo essence raquo lrsquoautre qui est dirigeacutee vers le fait qursquoelle soit son laquo existence raquo Dans la penseacutee occidentale cette bivalence a fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat constant la face laquo essence raquo preacutevalant le plus souvent sur la face laquo existence raquo Or le problegraveme que lrsquoEacuteleacuteate a agrave reacutesoudre ne porte pas sur la reacutealiteacute et la nature de laquo ce qui est raquo mais sur son existence le tort que commettent ses pairs et qui conduit agrave lrsquoaporie est de confondre ἔστιν laquo est raquo et οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo lrsquoexistence et la non-existence Drsquoune chose singuliegravere (une laquo entiteacute premiegravere raquo οὐσία πρώτη) parce qursquoelle est contingente on peut dire avant qursquoelle soit et apregraves qursquoelle nrsquoest plus οὐκ ἔστιν laquo nrsquoest pas raquo Mais cela ne peut ecirctre dit quand elle existe et cela ne peut jamais ecirctre dit du reacuteel dans sa totaliteacute De mecircme que lrsquoon ne peut jamais consideacuterer comme reacuteelles des choses qui sont saisies comme nrsquoeacutetant pas (VII 1) on ne peut jamais consideacuterer comme nrsquoeacutetant pas des choses qui sont reacuteellement On peut certes le penser mais ce nrsquoest alors qursquoun concept Par le choix de τὸ ἐόν pour deacutesigner la totaliteacute Parmeacutenide signifie clairement drsquoune part qursquoil met lrsquoaccent sur son existence comme lrsquoindique le deacuteictique ἔστιν laquo est raquo dont τὸ ἐόν est la forme participiale drsquoautre part que le tout nrsquoa pas drsquoautre identiteacute que ce qui le compose qursquoil nrsquoest ni un ecirctre nouveau ni un pur concept

239 ARISTOTE Cateacutegories 2a 14-19

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Pour nommer ce tout Parmeacutenide aurait certes pu retenir un terme faisant image comme par exemple κόσμος laquo monde raquo φύσις laquo nature raquo ou mieux des termes comme laquo un raquo ἓν laquo tout raquo ὃλον ainsi que drsquoautres savants-philosophes lrsquoont proposeacute Mais il semble que agrave ses yeux ces termes deacutesignent lrsquoune ou lrsquoautre des caracteacuteristiques de laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν non ce qui en pointe directement son laquo entiteacute raquo οὐσία comme on le dira un peu plus tard Κόσμος laquo monde raquo est peut-ecirctre deacutejagrave trop emprisonneacute dans des configurations interpreacutetatives que lrsquoEacuteleacuteate qualifie de laquo trompeuses raquo Il lui oppose son διάκοσμος laquo transmonde raquo Φύσις laquo nature raquo englobe certes absolument tout mais deacutesigne ce tout sous un angle particulier celui du changement Ἓν laquo un raquo est dit de ἔστιν (VIII 6) Ὃλον sous la forme οὖλον laquo tout raquo est dit de ἔστιν (VIII 4) et de τὸ ἐόν (VIII 38) En retenant donc le participe preacutesent ἐόν pour deacutesigner la totaliteacute des choses comme un tout Parmeacutenide ne pouvait trouver terme plus approprieacute plus geacuteneacuteral et plus juste

Par ailleurs avec le couple indissociable ἔστιν et τὸ ἐόν lrsquoEacuteleacuteate dans la quecircte de lrsquooriginaire agrave laquelle se livre quiconque veut comprendre la reacutealiteacute dans son ensemble pense avoir trouveacute le point ultime que lrsquoon peut atteindre et agrave partir duquel il devient possible drsquoune part de penser et de dire la reacutealiteacute et drsquoautre part de soumettre constamment ce penser et ce dire agrave lrsquoexamen critique laquo ldquoEstrdquo mrsquoest le point commun drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore) raquo ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις (frg V) Χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα laquo Il faudrait qursquoelles [les opinions] soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo (I 32)

c) La permanence des deux laquo formes contraires raquo μορφαἱhellip ἀντία (VIII 52 et 55)

laquo Ce qui est raquo τὸ ἐόν est laquo de force eacutegale du centre vers les cocircteacutes raquo μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ (VIII 32) de maniegravere que laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo dont laquo tout est plein raquo πᾶν πλέον ἐστὶν (IX 3) soient laquo toutes deux eacutegales raquo ἴσων ἀμφοτέρων (IX 4) Sans cette eacutegaliteacute entre les deux laquo formes raquo qui sont agrave lrsquoorigine de toutes les choses qui sont un deacuteseacutequilibre se produirait tregraves rapidement au profit de lrsquoune des deux laquelle finirait par occuper tout lrsquoespace et entraicircnerait ipso facto la fin du monde puisque ce qui constitue la totaliteacute de ce qui est πάντα est le produit de leur rencontre Or le monde demeure depuis toujours preuve que lrsquoeacutequilibre nrsquoest pas rompu

Le changement qui caracteacuterise tout ce qui existe nrsquoaffecte donc pas les deux laquo formes contraires raquo laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont des laquo forces raquo δυνάμεις Par le choix de ce terme Parmeacutenide signifie que la contrarieacuteteacute nrsquoa pas de consistance ontologique laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ne deacutesignent pas de la matiegravere Elles ne renvoient pas agrave des laquo eacuteleacutements raquo premiers agrave des particules inseacutecables (atomes) par exemple qui par des combinaisons infinies donneraient forme agrave tout ce qui existe Il se tient agrave lrsquoopposeacute drsquoune penseacutee essentialiste Sa physique est ni laquo mateacuterialiste raquo ni laquo hyleacutemorphique raquo au sens ougrave les ecirctres corporels seraient la reacutesultante de deux principes la matiegravere et la forme Elle est laquo dynamique raquo Pour lui laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont des proprieacuteteacutes internes aux ecirctres eux-mecircmes Comme toutes les autres forces dont il sera question plus loin elles font partie de la laquo nature raquo φύσις (XVI 3) Il nrsquoy a rien qui existe en-dehors des ecirctres contingents et anteacuterieurement agrave eux Avec la notion de laquo force raquo δύναμις qui anticipe sur les theacuteories modernes de la physique mecircme si ce meacuterite ne lui a jamais eacuteteacute reconnu lrsquoEacuteleacuteate introduit un outil conceptuel qui srsquoest aveacutereacute exact et tregraves pertinent et qui par sa malleacuteabiliteacute son adaptabiliteacute et son indeacutetermination permet de poursuivre sans arrecirct lrsquoinvestigation du reacuteel Une conception raquo mateacuterialiste raquo et laquo essentialiste raquo risque au contraire de faire prendre une reacutealiteacute deacutetermineacutee pour le terme

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ultime de la recherche comme lrsquoatteste le terme drsquolaquo atome raquo que lrsquoon a retenu pour deacutesigner un eacuteleacutement qui srsquoest aveacutereacute par la suite ne pas ecirctre laquo inseacutecable raquo240

3 Le monde des singuliers contingents

Srsquoil est vrai que le monde demeure il est non moins vrai que tout ce qui est au monde est contingent La notion de laquo force raquo δύναμις va justement permettre agrave Parmeacutenide de reacutesoudre la question de la permanence du monde et de sa contingence en pensant leur articulation

a) Une double logique directrice laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως

Les laquo forces propres raquo σφέτεραι δυνάμεις (IX 2) que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo ne sont pas livreacutees agrave elles-mecircmes Comme pour un ecirctre vivant elles sont canaliseacutees et eacutequilibreacutees par drsquoautres laquo forces raquo qui sont non seulement capables drsquoempecirccher leur destruction mutuelle mais mecircme drsquoorganiser leur rencontre pour qursquoelles deviennent creacuteatrices du monde tel qursquoil est Parmeacutenide en nomme deux la laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως

Ma traduction de δαίμων par laquo diviniteacute raquo agrave la suite de beaucoup drsquoautres a le double inconveacutenient drsquoorienter vers une deacuteiteacute individuelle et de masquer la pertinence de ce terme dans le dispositif parmeacutenidien Comme cela a eacuteteacute noteacute lors de lrsquoexamen des frg XII et XIII ougrave le terme apparaicirct puis agrave propos du proegraveme ougrave srsquoajoute la deacutenomination θεά (I 3 et 22) δαίμων ne renvoie jamais agrave un dieu particulier Le terme connote deux ideacutees importantes la premiegravere est celle de laquo puissance raquo justement de laquo force raquo δύναμις Δαίμων est pourrait-on dire la version raquo religieuse raquo de la notion de δύναμις ou inversement dans le propos parmeacutenidien δύναμις est la version laiumlciseacutee de δαίμων version qui ici entraicircne eacutegalement δαίμων dans une conception laiumlciseacutee Agrave la notion de laquo force raquo δαίμων puisqursquoelle est au feacuteminin chez Parmeacutenide comme lrsquoest le terme δύναμις ajoute celle de reacutepartition ce qui implique une forme de rationaliteacute (cf μητίσατο laquo imagina raquo XIII) Elle se tient laquo au milieu raquo ἐν μέσῳ et elle laquo gouverne tout raquo πάντα κυϐερνᾷ (XII 3) comme le fait dans la conception grecque le laquo cœur raquo ἦτορ dans un individu humain siegravege de la laquo penseacutee raquo νοῦς

La laquo diviniteacute raquo δαίμων dit Parmeacutenide laquo a imagineacute Amour comme le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων (XIII) Pas plus que sa creacuteatrice crsquoest-agrave-dire une logique de rationaliteacute inscrite dans lrsquoordre des choses Ἔρως nrsquoest un dieu personnel Comme elle il est une proprieacuteteacute de la laquo nature raquo (XVI 1 et 3) et peut ecirctre consideacutereacute comme une speacutecification de la δαίμων comme le sont eacutegalement les abstractions diviniseacutees telles que laquo Justice raquo Δίκη laquo Droit raquo (I 28) Θέμις (I 28) ou laquo Neacutecessiteacute raquo Ἀνάγκη (VIII 30) Si la δαίμων exprime plutocirct le versant intellectuel et rationnel de lrsquoactiviteacute de la laquo nature raquo activiteacute exprimeacutee en XVI 3 par le verbe φρονέειν qui signifie agrave la fois penser et ressentir laquo Amour raquo repreacutesente plutocirct le versant affectif le deacutesir mais un deacutesir positif qui peut ecirctre drsquoordre intellectuel et qui ne doit pas ecirctre identifieacute au pulsionnel et aux autres affects irrationnels auxquels parfois on le reacuteduira plus tard La haine plus que son contraire est sa neacutegation Comme laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo sont emprunteacutees au monde cosmique pour deacutesigner les deux laquo formes raquo contraires originaires Ἔρως est un terme commun tireacute drsquoune reacutealiteacute humaine et employeacute communeacutement pour deacutesigner la force qui y preacuteside celle de lrsquolaquo engendrement raquo τόκος la rencontre productrice de deux forces opposeacutees la force macircle et la force femelle Mais dans le langage parmeacutenidien il prend une

240 Cet usage du mot laquo atome raquo (qui signifie laquo inseacutecable raquo) est agrave bien distinguer de celui qui a eacuteteacute mentionneacute plus haut agrave propos du tout que forme la totaliteacute ou agrave propos de lrsquolaquo individu raquo dans ces derniers cas il signifie que ce qui constitue le tout ou lrsquoindividu comme laquo un raquo est absolument inseacutecable et qursquoil nrsquoest pas le produit des eacuteleacutements qui le composent Le tout nrsquoest pas la somme des parties sauf agrave nrsquoecirctre qursquoun tas

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autre dimension Il qualifie le retournement qursquoopegravere la laquo diviniteacute raquo dans la gestion des formes et forces contraires et cela non seulement dans lrsquoordre du vivant mais dans tous les domaines y compris lrsquoordre cosmique laquo En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout car elle commande de toutes choses lrsquoodieux engendrement et le meacutelange raquo ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει (XII 3-4) Ce retournement est originel et geacuteneacuteral Crsquoest pourquoi laquo Amour raquo est dit Parmeacutenide avec insistance laquo le tout premier de tous les dieux raquo πρώτιστον θεῶν πάντων (XIII) Lrsquoengendrement est la meacutetaphore qui deacutesigne le processus universel auquel tous les ecirctres sont soumis ndash naicirctre croicirctre et disparaicirctre ndash et que signifie tregraves preacuteciseacutement en grec le terme φύσις laquo nature raquo

b) Les ecirctres singuliers un laquo mixte raquo μίξις des deux laquo formes contraires raquo

Le reacutesultat de lrsquoaction conjointe de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo est double Le premier est de donner forme agrave tous les ecirctres singuliers quels qursquoils soient y compris dans le domaine de la penseacutee des sentiments et des sensations domaine sur lequel les parties perdues du Poegraveme devaient donner des preacutecisions La particulariteacute de cette forme est drsquoecirctre un laquo mixte raquo un laquo meacutelange raquo μίξις des deux laquo formes contraires raquo que sont laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo (XII 4 cf miscent XVIII 1 et permixto XVIII 4 et 5) Toutes les combinatoires sont possibles depuis un partage eacutequilibreacute entre laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo jusqursquoagrave la preacutedominance de lrsquoune sur lrsquoautre mais sans jamais rompre leur eacutequilibre au niveau geacuteneacuteral La derniegravere proposition du frg XVI eacutenonce que dans lrsquoactiviteacute laquo psychique raquo qui se trouve chez les hommes comme en tout la fonction proprement intellectuelle la laquo penseacutee raquo νόημα est preacutepondeacuterante laquo en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee raquo τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα (XVI 4) Theacuteophraste qui cite ce fragment agrave propos des laquo sensations raquo αἰσθήσεις confirme cette extension agrave tout du laquo meacutelange raquo des contraires mecircme srsquoil entend les formes contraires comme des laquo eacuteleacutements raquo στοιχεῖα et ramegravene la laquo Lumiegravere raquo au laquo chaud raquo et la laquo Nuit raquo au laquo froid raquo laquo [hellip] distinguant deux eacuteleacutements il [Parmeacutenide] srsquoest borneacute agrave dire que la connaissance (γνῶσις) se conforme agrave celui qui lrsquoemporte (τὸ ὑπερϐάλλον) Car selon que crsquoest le chaud ou le froid qui a le dessus la penseacutee (διάνοια) est autre elle est meilleure et plus pure par lrsquoeffet du chaud Elle nrsquoexiste toutefois que par le respect drsquoune certaine proportion (συμμετρία) raquo Il conclut laquo en geacuteneacuteral tout ce qui est (πᾶν τὸ ὄν) a une certaine connaissance (γνῶσις) raquo241 Des anomalies dans la reacutepartition et le reacutesultat peuvent donc aussi se comprendre comme cela a eacuteteacute noteacute agrave propos de la procreacuteation laquo Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu du meacutelange funestes elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant raquo nam si virtutes permixto semine pugnent nec faciant unam permixto in corpore dirae nascentem gemino vexabunt semine sexum (XVIII 3-5)

Lrsquoautre reacutesultat de lrsquoaction conjointe de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo est de preacuteserver les laquo forces raquo originaires que sont les formes contraires Comme dans la geacuteneacuteration qui garde intact le patrimoine geacuteneacutetique les laquo formes raquo contraires ne sont pas affecteacutees ou alteacutereacutees par leur meacutelange Ce qui est possible si elles ne sont pas de lrsquoordre de la matiegravere Seul le reacutesultat est contingent Ainsi peuvent srsquoarticuler le neacutecessaire ou permanent et le contingent ou singulier

Ainsi donc il semble bien que Parmeacutenide nrsquoaurait pas signeacute du moins pas sans de seacuterieuses reacuteserves la formule qursquoemploiera peu apregraves lui Anaxagore de Clazomegravenes et qui est devenue ceacutelegravebre laquo Rien ne naicirct ni ne peacuterit mais des choses deacutejagrave existantes se combinent

241 Traduction reprise agrave M CONCHE p 253

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puis se seacuteparent de nouveau raquo οὐδὲν γὰρ χρῆμα γίνεται οὐδὲ ἀπόλλυται ἀλλrsquoἀπὸ ἐόντων χρημάτων συμμίσγεταί τε καὶ διακρίνεται242 ni celle que lrsquoon attribue au fondateur de la chimie moderne A L Lavoisier laquo rien ne se perd rien ne se creacutee tout se transforme raquo Si lrsquoon considegravere les ecirctres singuliers crsquoest-agrave-dire tout ce qui existe reacuteellement et concregravetement tout naicirct et disparaicirct Ce qui est actuellement nrsquoeacutetait pas auparavant et ne sera plus apregraves Mais ce dont est fait tout ce qui existe demeure et demeure sans changement Comme il nrsquoy a rien en dehors de la φύσις en dehors de ce qui advient croicirct et disparaicirct il est vain de chercher une laquo matiegravere raquo un laquo eacuteleacutement raquo qui serait preacuteexistant et dont tout ce qui est serait fait Ce que Parmeacutenide appelle au singulier τὸ ἐόν nrsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo comme on lrsquoa toujours penseacute mais les choses qui sont consideacutereacutees dans leur totaliteacute et formant un tout Ce qui nrsquoest pas mateacuteriel lrsquolaquo intelligence raquo la laquo penseacutee raquo νοῦς en fait eacutegalement partie

Il est toujours deacutelicat drsquointerpreacuteter un silence surtout quand celui-ci nrsquoest pas sucircr en raison des lacunes de la transmission Mais tout drsquoabord il est difficile drsquoimaginer que la tradition aurait quant agrave elle passeacute sous silence le passage ou les passages dans lesquels Parmeacutenide aurait abordeacute la question de la laquo matiegravere raquo du monde Le teacutemoignage de Theacuteophraste citeacute ci-dessus montre ensuite que ce que lrsquoEacuteleacuteate appelle laquo formes raquo μορφαί est ce qui a eacuteteacute interpreacuteteacute comme laquo eacuteleacutements raquo στοιχεῖα fondamentaux du monde Le silence de Parmeacutenide est intentionnel Il nrsquoa pas voulu srsquoengager sur le chemin traceacute par ses devanciers lesquels essayaient de comprendre le monde agrave partir drsquoeacuteleacutements pouvant se combiner ou agrave partir drsquoun seul pouvant se transformer en des eacutetats opposeacutes et intermeacutediaires Heacuteraclite par exemple concevait la totaliteacute agrave partir drsquoun eacuteleacutement premier le laquo feu raquo πῦρ lequel pouvait se transformer en laquo air raquo en laquo terre raquo et en laquo eau raquo laquo les transformations du feu drsquoabord mer de la mer une moitieacute terre une moitieacute souffle brucirclant raquo πυρὸς τροπαὶ πρῶτον θάλασσα θαλάσσης δὲ τὸ μὲν ἣμισυ γῆ τὸ δὲ πρηστήρ243 En disant drsquoentreacutee de jeu que laquo les mortels ont eacutetabli de nommer deux formes raquo μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν (VIII 52) lrsquoEacuteleacuteate signifie clairement me semble-t-il qursquoil rejette leur approche des choses (la question drsquoune matiegravere premiegravere nrsquoest pas pertinente) pour ne retenir que lrsquoaffirmation de la contrarieacuteteacute fondamentale Le terme mecircme de laquo forme raquo μορφή indique que la contrarieacuteteacute doit eacutegalement ecirctre consideacutereacutee agrave partir de son aspect et non agrave partir de constituants ontologiques Les reacutealiteacutes singuliegraveres qui composent le monde depuis toujours sont si diverses que vouloir les ramener agrave quelques eacuteleacutements premiers voire agrave un seul est srsquoengager dans une impasse La permanence dans ces conditions serait un pur concept Beaucoup plus pertinent et productif agrave ses yeux est de srsquointerroger sur le dynamisme qui preacuteside aux transformations constantes du monde et de postuler que des laquo forces raquo logiques δυνάμεις y sont agrave lrsquoœuvre Mecircme si lrsquoon ne dispose pas encore drsquooutils conceptuels et instrumentaux pour les analyser et les mesurer avec quelque preacutecision on tient avec elles les concepts majeurs permettant drsquoeacutelaborer un modegravele interpreacutetatif du monde dans sa permanence dans son changement non moins permanent et de lrsquoarticulation des deux modegravele geacuteneacuteral que lrsquoEacuteleacuteate lui-mecircme qualifie de laquo transmonde raquo διάκοσμος (VIII 60)

B De quelques points plus saillants

Le modegravele selon lequel Parmeacutenide comprenait et interpreacutetait lrsquoensemble des choses est sans aucun doute le point majeur que lrsquoanalyse que jrsquoai meneacutee de son œuvre a mis en eacutevidence Il implique drsquoautres points importants ou speacutecifiques dont les plus saillants

242 DK 59 B 17 p 40-41 Traduction J VOILQUIN Les Penseurs grecs avant Socrate p 150

243 Texte et trad J-FR PRADEAU Heacuteraclite 48 2 p 239 (DK 22 B 31 M MARCOVICH 53a M CONCHE 82)

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meacuteritent drsquoecirctre releveacutes mecircme si ce ne peut ecirctre que briegravevement dans le cadre drsquoune conclusion Jrsquoen noterai seulement trois

1 Deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures

Le premier de ces points agrave souligner sont les deux ruptures eacutepisteacutemologiques majeures que Parmeacutenide a opeacutereacutees la premiegravere par rapport au discours religieux la seconde par rapport agrave ses pairs

LrsquoEacuteleacuteate nrsquoest pas le premier agrave avoir remis en cause les croyances concernant les dieux Degraves le deacutebut la recherche grecque antique nrsquoa pu se poser qursquoen reacutecusant les croyances de cette nature Crsquoeacutetait une condition premiegravere dans la mesure ougrave le discours laquo religieux raquo speacutecialement lorsqursquoil se donnait comme une reacuteveacutelation preacutetendait dire une veacuteriteacute preacutesenteacutee comme certaine et indiscutable Reacuteveacutelation et deacutemarche scientifique sont exclusives lrsquoune de lrsquoautre la seconde ne pouvant accepter une veacuteriteacute qui soit toute faite qui ne soit pas le fruit drsquoun questionnement meacutethodiquement meneacute et qui surtout donne des explications totalement inveacuterifiables Si des ecirctres impossibles agrave connaicirctre les dieux intervenaient dans le cours des eacuteveacutenements en interrompant le processus normal des causes aucune recherche rationnelle ne serait possible Les Grecs y compris les savants nrsquoont jamais saisi la question religieuse agrave partir drsquoune notion globale comme celle que les Latins eacutelaboreront avec celle de religio Ses savants-philosophes lrsquoont abordeacutee principalement sur le plan eacutepisteacutemique tout en continuant agrave la pratiquer sur les autres plans Crsquoest pourquoi saisie agrave partir des croyances la religion a eacuteteacute comprise comme une faiblesse de lrsquointelligence drsquoougrave le nom de laquo crainte des diviniteacutes raquo δεισιδαιμονία qursquoils lui ont donneacute Je ne reviens pas davantage sur ce que jrsquoai eacutecrit plus haut agrave ce sujet notamment agrave propos des frg XII et XIII Le seul point que je voudrais souligner ici est que Parmeacutenide achegraveve le processus critique engageacute par ses preacutedeacutecesseurs Il ne critique plus ouvertement les croyances aux dieux Il nrsquoeacuteprouve mecircme pas le besoin drsquoopposer les deux modes de diction de la veacuteriteacute Il eacutevite mecircme le conflit et eacutecarte ainsi la menace du crime drsquolaquo impieacuteteacute raquo ἀσέϐεια dont Socrate et drsquoautres seront accuseacutes Toute son habiliteacute consiste agrave vider le discours religieux de son contenu en inteacutegrant les dieux et mecircme le proceacutedeacute de la reacuteveacutelation dans son propre propos Apparemment donc les croyances religieuses et leurs mythologies ne sont pas attaqueacutees Elles sont neacuteanmoins complegravetement deacutetourneacutees et videacutees de leur substance Lrsquoemprise qursquoexercera la culture chreacutetienne sur le monde occidental fera que le retour agrave une deacutemarche proprement scientifique aux xvɪe et xvɪɪe s ndash je pense en particulier agrave Galileacutee ndash devra refaire cette rupture eacutepisteacutemologique Le discours savant devra alors srsquoaffirmer contre un discours de reacuteveacutelation qui non seulement fait intervenir Dieu dans lrsquohistoire mais le place comme Creacuteateur et Providence Drsquoougrave la mention laquo rien ne se creacutee raquo dans la formule attribueacutee agrave Lavoisier

La reacutefutation que fait Parmeacutenide des thegraveses de ses pairs et surtout le jugement particuliegraverement seacutevegravere qursquoil porte sur leur meacutethode et sur les fondements de leur propos attestent qursquoil avait conscience drsquoeffectuer une seconde rupture eacutepisteacutemologique au sein mecircme de la deacutemarche scientifique Comme la premiegravere partie du proegraveme le suggegravere fortement me semble-t-il il a engageacute sa reacuteflexion agrave lrsquointeacuterieur des postulats et des thegraveses de ses pairs Mais attentif avec la plus extrecircme vigilance aux attendus aux raisonnements et agrave lrsquoobservation du reacuteel il srsquoest rendu compte que les modegraveles explicatifs proposeacutes par ses pairs eacutechouaient quant aux reacutesultats et surtout comportaient de graves contradictions Quitte agrave ne pas ecirctre compris puisque crsquoest ce qui lui est effectivement arriveacute il a rompu avec leurs approches Cette rupture dans le champ scientifique comporte deux aspects majeurs Le premier est proprement drsquoordre eacutepisteacutemique Il porte sur les regravegles auxquelles toute recherche digne de ce nom doit srsquoastreindre et il deacutebouche sur la mise en eacutevidence des principes

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drsquoexistence et de non-existence drsquoidentiteacute de non-contradiction et du tiers exclu Agrave ce titre il me paraicirctrait juste de reconnaicirctre Parmeacutenide comme le pegravere de lrsquoeacutepisteacutemologie Le second aspect concerne le modegravele explicatif qui lui permet de reacutesoudre la contradiction fondamentale que manifeste lrsquoobservation des choses la singulariteacute et la contingence de tout ce qui est drsquoune part la permanence du monde drsquoautre part Pour ce faire il a introduit de nouvelles notions et de nouveaux concepts importants qui permettaient de ne pas les mettre sur le mecircme plan et drsquoexpliquer leur articulation tels que laquo ce qui est raquo τὸ ἐόν laquo forme raquo μορφή laquo force raquo δύναμις laquo meacutelange raquo μίξις laquo transmonde raquo διάκοσμος etc Il a eacutegalement eacuteteacute ameneacute agrave reacutefleacutechir sur la langue sur la signification des mots sur le rapport entre le langage la penseacutee et le reacuteel avec une acuiteacute et une preacutecision telles que nrsquoont pu percevoir et comprendre ni ses contemporains ni ses successeurs pendant des siegravecles Je vais y revenir

Du seul point de vue de ces deux ruptures eacutepisteacutemologiques le projet parmeacutenidien relegraveve bien du palimpseste au sens fort du terme et non au sens affaibli selon lequel on lrsquoentend depuis G Genette244 et que reprend B Cassin p 48 Un palimpseste en effet deacutesigne un manuscrit dans lequel par suite de la cherteacute du parchemin on a effaceacute par grattage un texte deacutejagrave eacutecrit pour eacutecrire agrave la place un texte jugeacute plus important ou plus utile La substitution est totale De ce fait il me semble que Parmeacutenide nrsquoest pas seulement le pegravere de lrsquoeacutepisteacutemologie mais eacutegalement le veacuteritable pegravere de la science en tant que deacutemarche

2 Langage et penseacutee

Le langage et la penseacutee ont fait lrsquoobjet de la plus grande attention de la part de Parmeacutenide Mais il a meneacute agrave leur propos une analyse si pousseacutee qursquoelle a totalement eacutechappeacute agrave ses contemporains et agrave ses successeurs et que aujourdrsquohui encore elle nous paraicirct absolument impensable pour son eacutepoque Il faudra attendre Abeacutelard et mecircme la peacuteriode moderne pour que lrsquoon ouvre agrave nouveau les questions qursquoil a poseacutees

Isoler des formes verbales (ἔστιν laquo est raquo εἶναι ou ἔμμεναι laquo ecirctre raquo ἐόν laquo qui est raquo νοεῖν laquo penser raquo) voire des syntagmes (νοεῖν ἔστιν laquo penser est raquo μηδὲν [se εἶναι] laquo ne rien ecirctre raquo) pour en faire des autonymes suppose que lrsquoon ne porte pas seulement attention au sens que peut avoir ce mot ou ce syntagme dans la proposition telle qursquoelle est eacutenonceacutee mais que lrsquoon est en mesure de les extraire de la chaicircne parleacutee pour lrsquoexaminer en lui-mecircme tant du point de vue du sens que de la forme grammaticale Rapprocher certaines de ces formes pour les comparer juger de leurs eacutequivalences et de leurs rapports comme cela est fait au deacutebut du frg VI (laquo Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo laquo ecirctre raquo mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστιν VI 1-2) et de maniegravere plus flagrante encore dans le frg III (laquo En effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) suppose eacutegalement que lrsquoon ait reacutefleacutechi agrave lrsquoexistence des formes verbales (en particulier des modes indicatif infinitif et participe) agrave leurs implications seacutemantiques et aux enjeux que cela repreacutesente dans une eacutenonciation

Comment expliquer une telle prise de conscience unique et improbable en son temps La reacuteponse est donneacutee par Parmeacutenide lui-mecircme degraves le deacutebut du corps du Poegraveme dans les frg II et III Il nrsquoy a pas eacuteteacute ameneacute par des preacuteoccupations proprement linguistiques mais par la nature mecircme de ses recherches pour comprendre le monde dans sa totaliteacute et reacutesoudre les apories dans lesquelles ses pairs les avaient enfermeacutees LrsquoEacuteleacuteate srsquoest drsquoabord rendu compte que dans leurs explications pour rendre compte de la permanence du monde et du

244 G GENETTE Palimpsestes La litteacuterature au second degreacute

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changement non moins permanent de tout ce qui le compose ses pairs faisaient disparaicirctre lrsquoune des deux laquo formes raquo contraires laquo il faut que lrsquoune ne soit pas raquo τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν (VIII 53) Pour eux par conseacutequent laquo ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme raquo οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται (VI 8)

Crsquoest ainsi que Parmeacutenide a deacutecouvert le principe drsquoexistence et de son contraire ainsi que les principes drsquoidentiteacute et de non-contradiction principes qursquoil eacutenonce ainsi dans le frg II laquo penser soit que ldquoestrdquo est et que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre [hellip] soit que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo νοῆσαι ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι [hellip] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι (II 2-3 et 5) La forme verbale de la troisiegraveme personne de lrsquoindicatif preacutesent ἔστιν est lrsquoexpression la plus concise et la plus juste du principe drsquoexistence Reconnaicirctre ce principe crsquoest laquo penser (et dire) que ldquoestrdquo est raquo νοῆσαι ἠμὲν ὅπως ἔστιν [ἐστίν] (II 2-3) Car cette assertion est un laquo jugement raquo le premier de tous Quant agrave son contraire le principe de non-existence il ne peut ecirctre eacutenonceacute de la mecircme maniegravere Dans le second membre du v 3 du frg II lrsquoEacuteleacuteate dit laquo penserhellip que ldquonrsquoest pasrdquo ne saurait ecirctre raquo νοῆσαιhellip ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι Il emploie lrsquoinfinitif εἶναι et non lrsquoindicatif ἔστιν Lrsquoeacutenonceacute geacuteneacuteral οὐκ ἔστιν [ἐστίν] laquo nrsquoest pas est raquo est impossible Ce serait donner existence agrave ce qui nrsquoexiste pas Crsquoest pourtant ce que font ses pairs et qursquoil deacutenonce au v 5 eux pensent laquo que ldquonrsquoest pasrdquo est et qursquoil faut que ldquoestrdquo ne soit pas raquo ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι

Dans le mecircme temps qursquoil deacutecouvre ainsi la troisiegraveme personne de lrsquoindicatif preacutesent du verbe ecirctre agrave la fois comme reacutefeacuterence au reacuteel (τὸ ἐόν) reacutefeacutereacute de maniegravere deacuteictique (ἔστιν) et comme eacutenonceacute proprement dit reacutefeacuterant agrave une penseacutee qui saisit ce reacuteel drsquoougrave la redondance implicite mais grammaticalement neacutecessaire ἔστιν [ἐστίν] laquo ldquoestrdquo est raquo Parmeacutenide deacutecouvre lrsquoinfinitif comme mode exprimant de maniegravere privileacutegieacutee une saisie du reacuteel qui peut ecirctre soit conforme agrave la reacutealiteacute soit contraire Lrsquoinfinitif εἶναι est un mode verbal qui permet drsquoexprimer ce qursquoune intelligence pense lorsqursquoelle saisit le reacuteel ou qursquoelle croit le saisir Drsquoougrave lrsquoeacutequivalence donneacutee dans le frg III lequel devait ecirctre la conclusion du frg II laquo En effet crsquoest la mecircme chose ldquopenser lsquoestrsquordquo et ldquoecirctrerdquo raquo τὸ γὰρ αὐτὸ [se ἐστί] νοεῖν ἔστιν τε καὶ εἶναι Lrsquoinfinitif εἶναι est un mode verbal qui permet de dire ἔστιν saisi subjectivement par une intelligence Si ce εἶναι ne correspond pas agrave la reacutealiteacute il nrsquoest alors qursquoun laquo mot raquo laquo Aussi ne seront qursquoun nom toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies raquo τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ (VIII 38-39) laquo Qursquoun nom raquo crsquoest de la sorte que Parmeacutenide deacutesigne le laquo concept raquo pur une notion sans correspondance dans le reacuteel245 terme qursquoil nrsquoavait pas agrave sa disposition

Enfn il ne saurait y avoir de ἔστιν laquo est raquo ou laquoldquoestrdquo est raquo sans un reacutefeacuterent interne le reacuteel que Parmeacutenide nomme τὸ ἐόν laquo ce qui est raquo et qui nrsquoest autre que le participe preacutesent substantiveacute du mecircme verbe laquo sans ce qui est dans lequel ldquoestrdquo est formuleacute tu ne trouveras pas ce ldquopenserrdquo raquo οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται (VIII 35-36)

245 Dans le mecircme ordre de confusion mais en sens inverse ARISTOTE ira jusqursquoagrave assimiler le νοῦς laquo lrsquointelligence raquo et le νοητόν laquo lrsquointelligible raquo quand la premiegravere se prend elle-mecircme pour objet de connaissance Ce que le dieu fait agrave la perfection et qursquoil propose comme un ideacuteal pour lrsquohomme laquo Lrsquointelligence se pense elle-mecircme en saisissant lrsquointelligible car elle devient elle-mecircme intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant de sorte qursquoil y a identiteacute entre lrsquointelligence et lrsquointelligible raquo ὣστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν (Meacutetaphysique VII 1072b 19-21 traduction J TRICOT p 681-682) La penseacutee et le penseacute ne font alors plus qursquoun Crsquoest la voie que tenteront de suivre les laquo contemplatifs raquo chreacutetiens ou non et lrsquoassimilation agrave Dieu sera donneacutee comme fin de lrsquohomme

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Crsquoest ainsi me semble-t-il que Parmeacutenide a pris conscience de ces formes verbales que sont lrsquoindicatif preacutesent (agrave la troisiegraveme personne du singulier) lrsquoinfinitif et le participe preacutesent et de leur importance pour la penseacutee et son expression langagiegravere

Je ne reviens pas sur ce que jrsquoai deacutejagrave pu dire sur les rapports chez Parmeacutenide entre la penseacutee le langage et le reacuteel notamment au chap II et au chap III agrave propos du frg XVI Je nrsquoinsiste pas davantage sur les concepts ou notions que lrsquoEacuteleacuteate a introduits ou installeacutes durablement dans le champ eacutepisteacutemique agrave commencer par celui de laquo voie raquo ὁδός (I 2 5 27 II 2 VI 3 VII 2 et 3 VIII 1 et 18) et le syntagme ὁδός διζήσιός laquo voie de la recherche raquo (II 2) si ce nrsquoest pour dire maintenant que je suis arriveacute au terme du deacutecryptage du Poegraveme que lrsquoEacuteleacuteate devait avoir pleinement conscience des implications de cette meacutetaphore la voie symbolise la recherche dans son ensemble en tant qursquoitineacuteraire les cavales et leur laquo ardeur raquo ce qui est neacutecessaire agrave quiconque veut entreprendre une recherche le deacutesir de connaicirctre et de connaicirctre veacuteritablement Le char repreacutesente la laquo theacuteorie raquo la laquo thegravese raquo le questionnement et son outillage qui permettent drsquoavancer Lrsquoessieu et la boicircte deacutesignent la question preacutecise qui eacutetait poseacutee degraves le deacutepart et qui faisait problegraveme lrsquoarticulation entre les deux contraires qui caracteacuterisent le monde et que sont la permanence du tout et le changement de chaque chose (contrarieacuteteacute agrave distinguer de celle qui oppose dans la solution que propose Parmeacutenide laquo Lumiegravere raquo et laquo Nuit raquo toutes deux eacutetant permanentes) Les jeunes filles cochers repreacutesentent les regravegles eacutepisteacutemiques agrave respecter sinon crsquoest lrsquoerrance (VI 5 laquo ils errent raquo VIII 54 laquo ils sont dans lrsquoerrance raquo) ou lrsquoimpasse (II 6) Justice et Droit le caractegravere irreacutefragable de ces regravegles Neacutecessiteacute la contrainte qursquoimplique lrsquoobjet de la recherche (le reacuteel ce qui est) la porte la reacuteplique du char mais comme neacutecessaire reacutevision ou refondation de la theacuteorie en mecircme temps que figure des notions drsquoobstacle et de rupture eacutepisteacutemologiques le seuil et le linteau drsquoun cocircteacute les battants de lrsquoautre eacutetant respectivement agrave la porte ce que lrsquoessieu et les roues sont au char la cleacute la solution au problegraveme (un nouveau modegravele theacuteorique capable drsquoexpliquer le monde dans sa totaliteacute et en particulier de reacutesoudre lrsquoantinomie entre la permanence et le changement) la demeure de la deacuteesse enfin le terme de la recherche comme objet agrave connaicirctre agrave savoir le monde consideacutereacute en sa totaliteacute et comme un tout la deacuteesse eacutetant lrsquointelligence ou la raison inscrite agrave la fois dans le monde et dans lrsquohomme permettant au premier drsquoecirctre expliqueacute et au second de deacutecouvrir et drsquoexprimer cette explication

Je ne reviens pas non plus sur le couple antinomique laquo nuit raquo et laquo jour raquo comme symbole du passage de lrsquoignorance agrave la connaissance tel qursquoil apparaicirct dans le proegraveme (I 9-10) et qui repris dans le couple drsquoabord juif puis chreacutetien deviendra aussi le symbole de la lutte des forces du bien contre les forces du mal tous les concepts ou notions qui viennent drsquoecirctre mentionneacutes autour du principe drsquoexistence (laquo est raquo ἔστιν laquo est raquo ou laquoldquoestrdquo est raquo laquo lrsquoeacutetant raquo τὸ ἐόν laquo ecirctre raquo εἶναι) mecircme si le sens de τὸ ἐόν a eacuteteacute incompris et deacutetourneacute au profit drsquoune conception ontologique (τὸ ἐόν = lrsquoecirctre) et onto-theacuteologique (= lrsquoEcirctre)246 le couple antitheacutetique laquo veacuteriteacute raquo ἀληθείη et laquo opinion raquo δόξα la premiegravere ndash au singulier ndash ne deacutesignant pas cependant une connaissance assureacutee mais seulement les conditions requises pour atteindre une telle connaissance et la seconde ndash au singulier et au pluriel ndash la connaissance effective et limiteacutee agrave laquelle seulement on peut reacuteellement parvenir et qui peut ecirctre trompeuse celui de laquo signe raquo σῆμα comme marque du travail drsquointerpreacutetation de la penseacutee dans sa saisie du reacuteel lrsquoassertion comme laquo jugement raquo les termes servant agrave deacutecrire et agrave expliquer comment le monde se produit laquo nature raquo φύσις laquo forme raquo μορφή laquo meacutelange raquo μίξις et surtout laquo force raquo δύναμις les termes emprunteacutes au monde religieux ou mythologique pour exprimer des proprieacuteteacutes internes de la laquo nature raquo φύσις avant tout laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως mais aussi ces abstractions personnifieacutees que sont

246 Cf D DUBARLE Dieu avec lrsquoecirctre de Parmeacutenide agrave Saint Thomas essai drsquoontologie theacuteologale

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laquo Droit raquo Θέμις et laquo Justice raquo Δίκη je laisse de cocircteacute les termes auxquels par le jeu meacutetaphorique il donne un sens nouveau θυμός laquo ardeur raquo comme eacutelan proprement intellectuel ἦτορ laquo cœur raquo comme laquo centre raquo etc On peut regretter que par suite drsquoune incompreacutehension du projet parmeacutenidien celui de laquo transmonde raquo διάκοσμος ne soit pas passeacute agrave la posteacuteriteacute tant il eacutetait chargeacute de potentialiteacutes heuristiques comme on peut deacuteplorer drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que la perte drsquoune grande partie du Poegraveme nous ait certainement priveacutes drsquoautres concepts ou notions remarquables On peut enfin leacutegitimement se demander si lrsquousage de termes contraires allant jusqursquoagrave celui de lrsquooxymore nrsquoatteste pas agrave sa faccedilon la contrarieacuteteacute qui existe en tout Tout cela meacuteriterait une eacutetude speacutecifique et approfondie laquelle montrerait que mecircme si les termes techniques et explicites nrsquoy sont pas encore crsquoest bien tout le systegraveme eacutepisteacutemique drsquoune vraie recherche scientifique tout le laquo dispositif raquo comme lrsquoappelle G Agamben247 que Parmeacutenide a mis en place autour de la meacutetaphore de la voie lui meacuteritant certainement le titre de fondateur de la science en Occident

Le point qursquoil me paraicirct plus utile de reprendre dans le cadre de cette conclusion est la faccedilon dont lrsquoEacuteleacuteate envisageait la nature de la penseacutee dans son systegraveme diacosmique Selon la theacuteorie geacuteneacuterale parmeacutenidienne tout ce qui existe de quelque ordre que ce soit relegraveve de la laquo nature raquo φύσις crsquoest-agrave-dire drsquoune logique qui conformeacutement au sens du mot fait naicirctre croicirctre et disparaicirctre En second lieu toutes ces reacutealiteacutes sont le reacutesultat de la rencontre de deux laquo formes raquo μορφαί (VIII 52) laquo contraires raquo ἀντία (VIII 55) laquo Lumiegravere raquo Φάος et laquo Nuit raquo Νύξ ayant chacune laquo leurs propres forces raquo σφετέρας δυνάμεις (IX 2) En troisiegraveme lieu enfin gracircce agrave lrsquoaction conjugueacutee de deux forces compleacutementaires la laquo diviniteacute raquo δαίμων (XII) et laquo Amour raquo Ἔρως (XIII) qui orientent les forces contraires de telle sorte qursquoelles soient productives et non destructrices toutes ces reacutealiteacutes sont des laquo mixtes raquo des laquo meacutelanges raquo μίξεις

Comme le laisse entendre le frg XVI chez lrsquohomme la laquo penseacutee raquo νoacuteος (ou νοῦς) et le laquo deacutesir raquo θυμός sont les formes humaines de ce que sont la laquo diviniteacute raquo δαίμων et laquo Amour raquo Ἔρως pour lrsquoensemble des choses En eux-mecircmes ils ne relegraveveraient pas des laquo formes contraires raquo ni de leur laquo forces propres raquo mais seraient comme cela est dit de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo deux forces permettant aux forces contraires de se conjuguer pour ecirctre productives Dans ces conditions la laquo penseacutee raquo νόημα ou connaissance γνῶσις (terme qui nrsquoest pas attesteacute dans les fragments mais qursquoutilise Theacuteophrase agrave propos du frg XVI) serait un laquo mixte raquo μίξις de deux formes contraires qui ne peuvent ecirctre me semble-t-il que lrsquoignorance complegravete (= laquo Nuit raquo) et le savoir parfait (= laquo Lumiegravere raquo) comme le suggegravere le proegraveme laquo chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles neacutees de Soleil apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte raquo ὅτε σπερχοίατο πέμπειν Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας (I 8-10) Crsquoest la raison pour laquelle la connaissance ne peut ecirctre qursquoune δόξα une laquo opinion raquo jamais une connaissance parfaite et certaine et que cette opinion en tant qursquoassertion est toujours un laquo jugement raquo une laquo deacutecision raquo Seul celui qui est porteacute par le deacutesir de connaicirctre peut parvenir agrave une connaissance plus assureacutee si du moins il soumet ses opinions et celles drsquoautrui agrave lrsquoeacutepreuve des contraintes de la rationaliteacute laquo les opinions il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout raquo τὰ δοκοῦντα χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα (I 31-32) laquo Il faudrait raquo χρῆν cet irreacuteel atteste que aux yeux de Parmeacutenide cette exigence est loin drsquoecirctre pleinement respecteacutee et que mecircme si elle lrsquoeacutetait un savoir parfait est une impossibiliteacute Le savoir vrai auquel on peut parvenir restera toujours une

247 Ici jrsquoentends cependant ce terme en un sens pous restreint que G AGAMBEN Cf Qursquoest-ce qursquoun dispositif p 31

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laquo opinion raquo qui a subi le feu de lrsquoexamen critique et dont son deacutetenteur sait qursquoil demeure une laquo opinion raquo

3 Le monde bien que rationnel est absurde

Tout lrsquoeffort de Parmeacutenide pour comprendre le monde dans sa totaliteacute repose sur la conviction que ce monde est laquo rationnel raquo λογικός mecircme si ce terme ne fait pas partie de son vocabulaire Il est sous la reacutegulation de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo qui sont tous les deux des laquo forces raquo rationnelles Il est donc tout agrave fait possible de tenter de le connaicirctre de deacutecouvrir les lois auxquelles il est soumis et qui sont universelles Degraves le premier vers du proegraveme lrsquoEacuteleacuteate a exprimeacute le laquo deacutesir raquo ardent θυμός (version individuelle drsquolaquo Amour raquo) qui lrsquoa pousseacute agrave srsquoengager sur cette voie Au moment drsquoexposer son systegraveme diacosmique il ne cache pas le reacuteel enthousiasme que cette connaissance lui procure et procurera agrave celui qui le suivra sur cette voie Lrsquoattestent les trois futurs du frg XII εἴσῃ laquo tu sauras raquo (XII 1) πεύσῃ laquo tu apprendras raquo (XII 4) εἰδήσεις laquo tu connaicirctras raquo (XII 5)

Lrsquoun des reacutesultats de cette investigation cependant est lrsquoamer constat que ce monde est absurde au sens ougrave A Camus lrsquoa utiliseacute Oui le monde est ainsi fait que tous les ecirctres en quoi il consiste sont voueacutes agrave la destruction et agrave la mort laquo Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent qursquoelles sont maintenant et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc raquo Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα (XIX 1-2) Agrave trois reprises Parmeacutenide exprime son sentiment Aux deux premiegraveres il trouve que cette terrible reacutealiteacute qui le concerne personnellement comme tout un chacun est laquo hideuse raquo (agrave propos des laquo œuvres hideuses du soleil raquo ἠελίοιο ἔργrsquoἀΐδηλα X 2) et laquo odieuse raquo (agrave propos de laquo lrsquoengendrement et du meacutelange que commande la diviniteacute raquo στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει XII 4) La mort la seule question qui veacuteritablement taraude chaque ecirctre humain et que chacun faute de pouvoir lrsquoeacutelucider intellectuellement drsquoune faccedilon pleinement satisfaisante srsquoefforce agrave sa faccedilon drsquooublier La troisiegraveme fois il juge que lrsquoaction conjugueacutee de la laquo diviniteacute raquo et drsquolaquo Amour raquo ne peut empecirccher que des anomalies se produisent dans le meacutelange des contraires et que lrsquoecirctre singulier qui en reacutesulte soit atteint de troubles de deacuteficiences de malformations ou de tout autre malheur laquo Si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence et qursquoainsi elles ne forment pas qursquoune seule dans le corps issu du meacutelange funestes (dirae = δειναί ) elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant raquo (XVIII 4-6)

Par ces deux aspects contradictoires lrsquoenthousiasme et lrsquoamertume la joie de connaicirctre et la conscience aigueuml drsquoecirctre laquo mortel raquo βροτός et que le monde comporte bien des imperfections et des anomalies Parmeacutenide reacutevegravele qursquoil nrsquoest pas qursquoun ceacutereacutebral Il est humain profondeacutement humain Et honnecircte il a poursuivi jusqursquoau bout sa quecircte de la veacuteriteacute sans chercher agrave dissimuler la question fondamentale qui au fond la motivait et la reacuteponse que pourtant il eacutetait sucircr de trouver

4 Une incompreacutehensionhellip compreacutehensible

Reste une derniegravere question lrsquoincompreacutehension geacuteneacuterale dans laquelle le Poegraveme de Parmeacutenide a eacuteteacute tenue depuis lrsquoantiquiteacute jusqursquoagrave nos jours Sans doute est-ce le destin que partagent la plupart des geacutenies Les ideacutees qursquoils eacutemettent sont si novatrices et si eacutetrangegraveres agrave ce que pensent leurs contemporains qursquoelles leur paraissent inintelligibles Mais pousseacutee agrave ce point et aussi longtemps une telle incompreacutehension deacutefit elle-mecircme lrsquoentendement Il est vrai que au caractegravere proprement inouiuml de son propos Parmeacutenide a ajouteacute quelques difficulteacutes peu propres agrave en faciliter lrsquointelligence Jrsquoen vois principalement deux

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La premiegravere est lrsquointroduction dans son texte de verbes autonymes Le fait eacutetait tellement nouveau que les lecteurs ne les ont pas vus et cherchant malgreacute tout un sens aux propositions dans lesquelles ils se trouvaient ils se sont eacutegareacutes La seconde eacutegalement drsquoordre linguistique est la preacutesence simultaneacutee de trois registres distincts dans lrsquoeacutelaboration de son discours en particulier dans le proegraveme dont la fonction est pourtant drsquoouvrir au sens du propos le registre savant dans lrsquoeacutenonceacute de sa propre penseacutee et celui de la penseacutee de ceux qursquoil reacutefute le registre meacutetaphorique qui construit sur le thegraveme central de la voie associe drsquoautres sous-meacutetaphores comme celles du char et de la porte enfin le registre symbolique agrave caractegravere religieux et mythique pour exprimer aussi bien de pures notions que des composantes du reacuteel Lrsquoentremecirclement (mixis) de ces trois registres agrave lrsquoimage de tout ce qui existe a rendu opaque un propos que la nouveauteacute suffisait deacutejagrave agrave elle seule agrave rendre suffisamment ardu

Par ailleurs Parmeacutenide nrsquoa laisseacute aucune cleacute ni dans le texte mecircme (il ne disposait pas de signes diacritiques approprieacutes) ni dans drsquoautres eacutecrits Certes il a en quelque sorte donneacute des indices dans le proegraveme en introduisant des termes (verbes adjectifs noms) dont le sens ne convient pas aux mots auxquels ils se rapportent mais seulement aux reacutealiteacutes dont ces mots sont la meacutetaphore Mais pour les voir comme indices et non comme une difficulteacute suppleacutementaire il aurait fallu que le lecteur ait deacutejagrave eu accegraves agrave lrsquointelligence de lrsquoœuvre On peut penser que pour ce qui concerne le registre religieux crsquoeacutetait faire acte de prudence que de ne pas eacuteveiller de soupccedilon on ne remet pas en cause impuneacutement lrsquoordre religieux (la croyance aux dieux) dont deacutepend lrsquoordre eacutetabli agrave commencer par lrsquoordre politique On peut eacutegalement deacuteduire de la meacutecompreacutehension geacuteneacuterale du Poegraveme que le contenu de celui-ci nrsquoa pas fait lrsquoobjet drsquoun laquo enseignement raquo de la part de Parmeacutenide LrsquoEacuteleacuteate nrsquoa ni fait eacutecole ni eu de disciples

Crsquoest comme si pour reprendre une meacutetaphore bien plus reacutecente il avait jeteacute une bouteille agrave la mer et que celle-ci aurait eacuteteacute trouveacutee et ouverte seulement maintenant vingt-cinq siegravecles plus tard Il est donc plus que temps que justice lui soit rendue et qursquoil soit reconnu en fonction du meacuterite qui lui revient Je souhaite vivement que ce travail soit un nouveau deacutepart dans les eacutetudes parmeacutenidiennes Il reste beaucoup agrave deacutecouvrir et agrave preacuteciser en ce qui concerne le propre propos de Parmeacutenide Sur la base de cette analyse il devrait ecirctre eacutegalement possible de reacuteeacutevaluer sa reacuteception dans la tradition de mieux distinguer en particulier dans une citation une mention ou simplement une allusion ce qui correspond agrave sa penseacutee et ce qui revient agrave lrsquointerpreacutetation du citateur De mecircme une reacuteeacutevaluation du mecircme ordre sera ineacutevitable sur les preacutedeacutecesseurs les contemporains et les successeurs de Parmeacutenide notamment Xeacutenophane de Colophon Heacuteraclite et Empeacutedocle drsquoAgrigente et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale sur les origines de la penseacutee scientifique en Occident Peut-ecirctre fera-t-elle apparaicirctre que malgreacute une incompreacutehension globale son œuvre a exerceacute une reacuteelle influence ne serait-ce qursquoagrave partir du thegraveme de la laquo voie raquo qursquoil a imposeacutee comme image matricielle de la recherche Mais sera-t-il possible de percer ce double mystegravere agrave savoir le surgissement drsquoune penseacutee aussi novatrice et acheveacutee que fut celle de Parmeacutenide et lrsquoincompreacutehension totale et multiseacuteculaire dans laquelle elle a eacuteteacute tenue

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Texte et traduction

Proegraveme frg I

A Lrsquoitineacuteraire de la recherche frg I 1-28a

Ἵπποι ταί με φέρουσιν ὅσον τrsquoἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι Les cavales qui me portent autant que leur ardeur le permet

πέμπον ἐπεί μrsquoἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι me deacutepecircchaient lorsqursquoelles mrsquoemmenegraverent pour me conduire sur [la voie aux multiples discours

δαίμονος ἣ κατὰ πάντrsquoαltὐgtτῇ φέρει εἰδότα φῶτα de la diviniteacute qui y fait chuter tout homme qui sait

τῇ φερόμην τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι Par cette voie jrsquoeacutetais porteacute par cette voie me portaient [les cavales si reacutefleacutechies

[5] ἅρμα τιταίνουσαι κοῦραι δrsquoὁδὸν ἡγεμόνευον en tirant le char Des jeunes filles conduisaient et montraient la voie

Ἄξων δrsquoἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀϋτήν Lrsquoaxe faisait jaillir dans les moyeux le crissement de la boicircte

αἰθόμενος δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν sous lrsquoeffet de la brucirclure car il eacutetait presseacute des deux cocircteacutes par les deux

κύκλοις ἀμφοτέρωθεν ὅτε σπερχοίατο πέμπειν roues bien tourneacutees chaque fois que se hacirctaient les jeunes filles [neacutees de Soleil

Ἡλιάδες κοῦραι προλιποῦσαι δώματα νυκτός apregraves avoir quitteacute les demeures de la nuit pour me deacutepecirccher

[10] εἰς φάος ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας vers la lumiegravere non sans avoir repousseacute des mains le voile de leur tecircte

Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων Lagrave est la porte des chemins de Nuit et de Jour

καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάϊνος οὐδός un linteau la tient des deux cocircteacutes ainsi qursquoun seuil de pierre

αὐταὶ δrsquoαἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέπροις elle-mecircme eacutetheacutereacutee est remplie de grands battants

τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς dont Justice qui chacirctie fort deacutetient la cleacute de remplacement

[15] Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν Alors la seacuteduisant par de douces paroles les jeunes filles

πεῖσαν ἐπιφράδέως ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα la persuadegraverent avec intelligence de leur repousser rapidement

ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο ταὶ δὲ θυρέτρων de la porte le verrou obstructeur En srsquoenvolant celle-ci

χάσμrsquoἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους fit des battants une ouverture beacuteante apregraves avoir fait tourner

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ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἱλίξασαι lrsquoun apregraves lrsquoautre dans leurs crapaudines les gonds

[20] γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε τῇ ῥα διrsquoαὐτέων cuivreacutes tous deux eacutetant bien fixeacutes par des clous et des pointes [Par lagrave alors les franchissant

ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατrsquoἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους les jeunes filles conduisaient tout droit sur la grand-route [char et cavales

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο χεῖρα δὲ χειρί Alors la deacuteesse mrsquoaccueillit avec bienveillance prit ma main

δεξιτερὴν ἕλεν ὧδε δrsquoἔπος φάτο καί με προσηύδα droite dans sa main et srsquoadressant agrave moi me tint ce langage

ὦ κοῦρrsquoἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν Jeune homme compagnon drsquoimmortels cochers

[25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ toi qui gracircce aux cavales qui te portent parviens agrave notre demeure

χαῖρrsquo ἐπεὶ οὔτι σε Μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι reacutejouis-toi car ce nrsquoest pas Destin mauvais qui trsquoa deacutepecirccheacute pour suivre

τήνδrsquoὁδόν ἦ γὰρ ἀπrsquoἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν cette voie ndash elle est assureacutement agrave lrsquoeacutecart des hommes en dehors des [sentiers battus ndash ἀλλὰ Θέμις τε Δίκη τε mais Droit et Justice

B Plan et optique frg I 28b-32

χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι Mais il faut que en tout tu trsquoenquiegraveres

ἠμὲν ἀληθείης εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ et du cœur non tremblant de veacuteriteacute bien persuasive

[30] ἠδὲ βροτῶν δόξας ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής et des opinions des mortels en lesquelles il nrsquoest pas de vraie creacuteance

ἀλλrsquoἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι ὡς τὰ δοκοῦντα Mais toutefois tu apprendras encore ceci que les opinions

χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα il faudrait qursquoelles soient eacuteprouveacutees elles qui peacutenegravetrent tout en tout

Premiegravere partie les conditions drsquoune vraie connaissance

A Thegravese geacuteneacuterale et rejet de sa neacutegation frg II et III

Frg II

εἰ δrsquoἄγrsquoἐγὼν ἐρέω κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας Bien Moi je vais dire ndash toi tu eacutecoutes et prends bonne note de mon exposeacute ndash

αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσιmiddot νοῆσαι quelles sont preacuteciseacutement les seules voies de recherche penser

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ἠμὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo est raquo est et que laquo nrsquoest pas raquo ne saurait ecirctre

πειθοῦς ἔστι κέλευθος ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ de persuasion laquo est raquo est chemin (il suit veacuteriteacute)

[5] ἠδrsquoὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἔστι μὴ εἶναι soit que laquo nrsquoest pas raquo est et qursquoil faut que laquo est raquo ne soit pas

τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόνmiddot ce sentier je te lrsquoassure est totalement inexplorable

οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐόν οὐ γὰρ ἀνυστόν car tu ne pourrais connaicirctre ce qui est assureacutement penseacute comme nrsquoeacutetant pas

[(crsquoest une impasse)

οὔτε φράσαις ni lrsquoexprimer

Frg III

τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι En effet crsquoest la mecircme chose laquo penser ldquoestrdquo raquo et laquo ecirctre raquo

B Explicitation frg V-VII

1 Explicitation de la proposition laquo ldquoestrdquo est raquo ἔστιν frg V et VI 1

Frg V ξυνὸν δὲ μοί ἔστιν

laquo est raquo mrsquoest le point commun

ὁππόθεν ἄρξωμαιmiddot τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις drsquoougrave je pars (agrave ce point je reviendrai et reviendrai encore)

Frg VI 1

χρὴ τὸ λέγειν τὸ νοεῖν τrsquoἐὸν ἔμμεναιmiddot ἔστι γὰρ εἶναι Il faut dire ceci et penser ceci laquo eacutetant raquo laquo ecirctre raquo car laquo est raquo raquo ecirctre raquo

2 Reacutefutation des fausses voies frg VI 2-9 et VII

a)Reacutefutation de la voie laquo ldquonrsquoest pasrdquo est raquo οὐκ ἔστιν frg VI 2-3

Frg VI 2-3

μηδὲν δrsquoοὐκ ἔστινmiddot τά σrsquoἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα mais laquo rien nrsquoecirctre raquo laquo nrsquoest pas raquo Ceci moi je trsquoordonne de le meacutediter

Πρώτης γάρ σrsquoἀφ΄ὁδοῦ ταύτης διζήσιος ltεἴργωgt Car je trsquolteacutecartegt de cette premiegravere voie de recherche

b) Reacutefutation de la voie qui confond laquo ecirctre raquo et laquo ne pas ecirctre raquo τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸνhellip κοὐ ταὐτόν frg VI 4-9 et VII

Frg VI 4-9

αὐτὰρ ἔπειτrsquoἀπὸ τῆς ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδέν et ensuite de celle sur laquelle assureacutement errent les mortels [qui ne savent rien

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[5] πλάττονται δίκρανοι ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν biceacutephales une incapaciteacute en leur

στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον οἱ δὲ φοροῦνται poitrine dirige une penseacutee errante ils se laissent porter

κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε τεθηπότες ἄκριτα φῦλα sourds en mecircme temps qursquoaveugles heacutebeacuteteacutes race sans discernement

οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται pour qui ecirctre et ne pas ecirctre est penseacute comme eacutetant le mecircme

κοὐ ταὐτόν πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος et non le mecircme Chez tous le chemin est reacuteversible

Frg VII οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα

Car il nrsquoest pas agrave craindre qursquoun jour ceci soit dompteacute [ecirctre lt consideacutereacutees comme reacuteelles gt des choses

[lt qui sont saisies comme gt nrsquoeacutetant pas

ἀλλὰ σὺ τῆσδrsquoἀφrsquoὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα Mais toi eacutecarte ta penseacutee de cette voie de recherche

μηδέ σrsquoἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τὴνδε βιάσθω et que lrsquohabitude ne te force agrave suivre cette voie tant essayeacutee

νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν mouvoir un regard sans but une ouiumle reacutesonnant de bruits confus

[5] καὶ γλῶσσαν κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον la langue aussi mais par la raison juge de la reacutefutation eacuteminemment eacuteristique

ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα par moi prononceacutee

C Conclusion les caracteacuteristiques de ἔστιν et de lrsquoἐόν frg VIII 1-51a

μόνος δrsquoἔτι μῦθος ὁδοῖο Ne reste plus que le seul exposeacute de la voie

λείπεται ὡς ἔστιν laquo est raquo est

1 Les caracteacuteristiques de ἔστιν frg VIII 2b-18

ταύτῃ δrsquoἐπὶ σήματrsquoἔασι Sur elle sont des signes

πολλὰ μάλrsquoὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἔστιν tregraves nombreux que eacutetant inengendreacute et impeacuterissable laquo est raquo est

οὖλον μουνογενές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδrsquoἀτέλεστονmiddot entier drsquoun genre unique non tremblant et sans fin

[5] οὐδέ ποτrsquoἦν οὐδrsquoἔσται ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν jamais il nrsquoeacutetait ni ne sera puisque maintenant il est agrave la fois tout entier

ἕν συνεχέςmiddot τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ un constant Quelle geacuteneacuteration lui chercheras-tu

192

πῇ πόθεν αὐξηθέν οὐτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω Comment par quel moyen a-t-il crucirc Je ne te laisserai pas non plus dire et penser

φάσθαι σrsquoοὐδὲ νοεῖνmiddot οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν que crsquoest de rien car on ne peut ni dire ni penser

ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι τί δrsquoἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν que laquo est raquo nrsquoest pas Quel besoin preacuteciseacutement lrsquoaurait pousseacute

[10] ὕστερον ἢ πρόσθεν τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν agrave naicirctre apregraves plutocirct qursquoavant agrave partir de rien

οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί Ainsi il faut qursquoil soit absolument ou pas du tout

οὐδέ ποτrsquoἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς Jamais non plus une force digne de creacuteance ne permettra que de rien

γίγνεσθαί τι παρrsquoαὐτόmiddot τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι advienne quelque chose agrave cocircteacute de lui crsquoest pourquoi Justice

οὔτrsquoὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν nrsquoa pas relacirccheacute ses entraves pour lui permettre de naicirctre et de peacuterir

[15] ἀλλrsquoἔχειmiddot ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδrsquoἔστινmiddot mais le tient Le jugement agrave ce sujet reacuteside en ceci

ἔστιν ἢ οὐκ ἔστινmiddot κέκριται δrsquoοὖν ὥσπερ Ἀνάγκη laquo est raquo est raquo ou laquo nrsquoest pas raquo est Elle a donc jugeacute comme [lrsquoa fait] Neacutecessiteacute

τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής drsquoen laisser une impenseacutee innommeacutee car ce nrsquoest pas

ἔστιν ὁδός τὴν δrsquoὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι une vraie voie de sorte que lrsquoautre demeure et est vraie

2 Les caracteacuteristiques de lrsquoἐόν frg VIII 19-51a

πῶς δrsquoἂν ἔπειτα πέλοιτο ἐόν πῶς δrsquoἄν κε γένοιτο Et comment par la suite y aurait-il eu un laquo eacutetant raquo Et comment le serait-il [devenu

[20] εἰ γὰρ ἔγεντrsquo οὐκ ἔστrsquoοὐδrsquoεἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι Car srsquoil est devenu il nrsquoest pas ni si non plus un jour il doit ecirctre

τὼς γένεσις μὲν ἀπέσβεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος Ainsi la geacuteneacuteration est eacuteteinte et le peacuterissement introuvable

οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖονmiddot Il nrsquoest pas non plus divisible puisqursquoil est tout entier semblable

οὐδέ τι τῇ μᾶλλον τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι Il nrsquoy a pas non plus ici un plus qui lrsquoempecirccherait drsquoecirctre drsquoun seul tenant

οὐδέ τι χειρότερονmiddot πᾶν δrsquoἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος ni un moins il est tout plein de ce qui est

[25] τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστινmiddot ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει Aussi est-il tout drsquoun seul tenant car ce qui est est contigu agrave ce qui est

αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν Drsquoautre part immobile dans les limites de liens puissants

ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος il est sans commencement sans fin puisque geacuteneacuteration et peacuterissement

τῆλε μάλrsquoἐπλάχθησαν ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής ont eacuteteacute eacutecarteacutes au plus loin ndash une creacuteance vraie les a repousseacutes

193

ταὐτόν τrsquoἐν ταὐτῷ τε μένον καθrsquoἑαυτό τε κεῖται Demeurant le mecircme et en lui-mecircme il est conforme agrave lui-mecircme

[30] χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένειmiddot κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη et reste lagrave ainsi ferme car la puissante Neacutecessiteacute

πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει τό μιν ἀμφὶς ἐέργει le tient dans les liens drsquoune limite qui lrsquoenferme tout autour

οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναιmiddot crsquoest pourquoi il nrsquoest pas permis que ce qui est soit sans fin

ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεέςmiddot μὴ ἐὸν δrsquoἂν παντὸς ἐδεῖτο Car il est sans manque alors que nrsquoeacutetant pas il manquerait de tout

ταὐτὸν δrsquoἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα Crsquoest la mecircme chose penser et ce pourquoi il y a penseacutee

[35] οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν car sans ce qui est dans lequel laquo est raquo est formuleacute

εὑρήσεις τὸ νοεῖνmiddot οὐδὲν γὰρ ltἢgt ἔστιν ἢ ἔσται tu ne trouveras pas ce laquo penser raquo Rien en effet nrsquoest ou ne sera

ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος ἐπεὶ τό γε Mοῖρrsquoἐπέδησεν drsquoautre hors de ce qui est puisque Destin lrsquoa preacuteciseacutement entraveacute

οὖλον ἀκίνητόν τrsquoἔμεναιmiddot τῷ πάντrsquoὄνομrsquoἔσται pour ecirctre entier et immobile Aussi ne seront-elles qursquoun nom

ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆmiddot toutes les choses que les mortels ont eacutetablies persuadeacutes qursquoelles eacutetaient vraies

[40] γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι εἶναί τε καὶ οὐχί laquo devenir raquo et laquo peacuterir raquo laquo ecirctre raquo et laquo nrsquoecirctre pas raquo

καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείβειν laquo changer de lieu raquo et laquo changer drsquoeacuteclat de couleur raquo

αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον τετελεσμένον ἐστί Par ailleurs puisqursquoil y a une ultime limite il est fini

πάντοθεν εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ de toutes parts semblable agrave la courbure drsquoune sphegravere bien ronde

μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃmiddot τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον de force eacutegale du centre vers tous cocircteacutes car lui nrsquoa pas besoin

[45] οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇmiddot drsquoecirctre ni plus grand ni plus petit ici ou lagrave

οὔτε γὰρ οὐτrsquoἐὸν ἔστι τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι car il nrsquoest pas drsquoeacutetant qui puisse le deacutetourner

εἰς ὁμόν οὔτrsquoἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος de parvenir agrave lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et il nrsquoest pas non plus drsquoeacutetant tel qursquoil y aurait

τῇ μᾶλλον τῇ δrsquoἧσσον ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλονmiddot plus drsquoeacutetant ici et moins lagrave puisqursquoil est totalement intact

οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει De partout en effet il est eacutegal agrave lui-mecircme il se rencontre dans ses limites de la [mecircme faccedilon

[50] ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα Ici jrsquoarrecircte pour toi discours et penseacutee fiables

ἀμφὶς ἀληθείης concernant la veacuteriteacute

194

Deuxiegraveme partie le laquo transmonde raquo διάκοσμος

A Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo et proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 51b-61 IV et IX

1 Rejet du laquo monde raquo κόσμος des laquo mortels raquo frg VIII 51b-59

Frg VIII 51 b-59

δόξας δrsquoἀπὸ τοῦδε βροτείας Apprends agrave partir de lagrave les opinions des mortels

μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων en eacutecoutant le laquo monde raquo trompeur de mes paroles

μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν Ils ont en effet eacutetabli de nommer deux formes

τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν dont il faut que lrsquoune ne soit pas en quoi ils sont dans lrsquoerrance

[55] ἀντία δrsquoἐκρίναντο δέμας καὶ σήματrsquoἔθεντο Ils ont interpreacuteteacute le corps en contraires et ont poseacute des signes

χωρὶς ἀπrsquoἀλλήλων τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ seacutepareacutement les uns des autres drsquoun cocircteacute le feu eacutetheacutereacute de la flamme

ἤπιον ὄν μέγrsquoἀραιόν ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν doux tregraves rare partout identique agrave lui-mecircme

τῷ δrsquoἑτέρῳ μὴ τωὐτόν ἀτὰρ κἀκεῖνο κατrsquoαὐτό mais non identique agrave lrsquoautre de lrsquoautre cocircteacute cet autre qui pris en lui-mecircme

τἀντία νύκτrsquoἀδαῆ πυκινὸν δέμας έυϐριθές τε est lrsquoopposeacute nuit obscure corps dense et lourd

2 Proposition drsquoun laquo transmonde raquo διάκοσμος frg VIII 60-61 IV et IX

Frg VIII 60-61

[60] τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω Quant agrave moi je te reacutevegravele le laquo transmonde raquo semblable en tout

ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ afin que jamais une penseacutee de mortel ne te deacutepasse

Frg IV

Λεῦσσε δrsquoὁμῶς ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως Le preacutesent lrsquoabsent par la penseacutee regarde les ensemble fermement

οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι en effet tu nrsquoempecirccheras pas lrsquoeacutetant de tenir agrave lrsquoeacutetant en lrsquoen coupant

οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον lui qui ni ne se disperse partout et de toutes maniegraveres de par le monde

οὔτε συνιστάμενον ni ne srsquoassemble

195

Frg IX

[hellip] αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται ensuite puisque toutes choses sont nommeacutees lumiegravere et nuit

καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς et ce selon leurs propres forces qui srsquoexercent ici ou lagrave

πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφἁντου Tout est plein agrave la fois de lumiegravere et de nuit sans lumiegravere

ἴσων ἀμφοτέρων ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν toutes deux eacutegales puisqursquoil nrsquoest rien qui ne se trouve ni dans lrsquoune [ni dans lrsquoautre

B Le laquo transmonde raquo διάκοσμος frg X-XVIII

1 Lrsquounivers frg X-XII 1-4 XIII-XVa

a)Le programme de la recherche frg X et XI

Frg X

Εἴσῃ δrsquoαἰθερίαν τε φύσιν τά τrsquoἐν αἰθέρι πάντα Tu sauras la nature de lrsquoeacutether et tous les signes

σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο dans lrsquoeacutether et de la torche pure du soleil eacuteclatant de lumiegravere

λαμπάδος ἔργrsquoἀΐδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο les œuvres hideuses et drsquoougrave elles proviennent

ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης tu apprendras les œuvres peacuteriodiques de la lune au visage rond

[5] καὶ φύσιν εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα et sa nature tu connaicirctras aussi le ciel qui tient tout autour

ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγουσrsquoἐπέδησεν Ἀνάγκη drsquoougrave il est neacute et comment Neacutecessiteacute qui le megravene lrsquoa entraveacute

πείρατrsquoἔχειν ἄστρων pour qursquoil maintienne les limites des astres

Frg XI

πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη comment la terre le soleil et la lune

αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τrsquoοὐράνιον καὶ Ὂλυμπος lrsquoeacutether commun et le lait ceacuteleste lrsquoOlympe

ἔσχατος ἠδrsquoἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν extrecircme et la chaude vigueur des astres srsquoeacutelancegraverent

γίγνεσθαι pour naicirctre

196

b) Quelques bribes de lrsquounivers frg XII 1-4 XIII-XVa

Dispositif drsquoensemble frg XII 1-4 XIII

Frg XII 1-4

Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο Car les plus eacutetroites sont pleines drsquoun feu sans meacutelange

αἱ δrsquoἐπὶ ταῖς νυκτός μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα et celles drsquoau-dessus sont pleines de nuit entre elles jaillit un lot [de flammes

ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ En leur milieu est la diviniteacute qui gouverne tout

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

Frg XIII

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

Deux astres la Lune et la Terre frg XIV-XVa Agrave propos de la Lune

Frg XIV

νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶςhellip lumineuse la nuit errante autour de la Terre lumiegravere drsquoun autrehellip

Frg XV

αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο le regard sans cesse dirigeacute vers les rayons du soleil

Agrave propos de la Terre Frg XVa

ὑδατόριζον enracineacutee dans lrsquoeau

2 Le monde des hommes frg (XIII) XII 4-6 XVII XVIII et XVI

a)La reproduction sexueacutee frg (XIII) XII 4-6 XVII et XVIII

(Frg XIII) 248

Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντωνhellip Amour fut le tout premier de tous les dieux qursquoelle [la diviniteacute] [imaginahellip

248 Je reproduis ici le frg XIII car il concerne eacutegalement cette section du Poegraveme

197

Frg XII 4-6

πάντων γὰρ στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει car elle [la diviniteacute] commande de toutes choses lrsquoodieux [engendrement et le meacutelange

[5] πέμπουσrsquoἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τrsquoἐναντίον αὖτις poussant la femelle agrave srsquounir au macircle et agrave lrsquoinverse

ἄρσεν θηλυτέρῳ le macircle agrave la femelle

Frg XVII

δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους λαιοῖσι δὲ κούραςhellip Dans les parties droites les garccedilons dans les parties gauches [les filleshellip

Frg XVIII

Femina virque simul Veneris cum germina miscent Quand la femme et lrsquohomme ensemble mecirclent les semences de [Veacutenus

venis informans diverso ex sanguine virtus issues de leurs veines la puissance formatrice agrave partir de sangs [opposeacutes

temperiem servans bene condita corpora fingit faccedilonne si elle garde la proportion des corps bien constitueacutes

nam si virtutes permixto semine pugnent Car si les puissances se combattent dans le meacutelange de la semence

[5] nec faciant unam permixto in corpore dirae et qursquoainsi elles nrsquoen forment pas qursquoune seule dans le corps issu [du meacutelange funestes

nascentem gemino vexabunt semine sexum elles feront souffrir de leur double semence le sexe naissant

b) Penseacutee des hommes penseacutee du monde frg XVI

Frg XVI

Ὡς γὰρ ἑκάστοτrsquoἔχει κρᾶσιν μελέων πολυκάμπτων En effet de mecircme que agrave chaque fois ltla diviniteacutegt fait le meacutelange [des membres aux courbes multiples

τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται τὸ γὰρ αὐτό ainsi la penseacutee est preacutesente aux hommes en effet ce que

ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν pense la nature des membres chez les hommes est la mecircme chose

καὶ πᾶσιν καὶ παντί τὸ γὰρ πνέον ἐστὶ νόημα qursquoen toutes choses et en tout en effet crsquoest pour la plus grande part une penseacutee

198

C Conclusion frg XIX

Frg XIX

Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καὶ νῦν ἔασι Crsquoest donc ainsi que selon lrsquoopinion ces choses-ci naquirent [qursquoelles sont maintenant

καὶ μετέπειτrsquoἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα et que ensuite agrave partir de lagrave elles mourront apregraves avoir crucirc

τοῖς δrsquoὄνομrsquoἄνθρωποι κατέθεντrsquoἐπίσημον ἑκάστῳ Agrave chacune drsquoelles les hommes ont apposeacute un nom comme signe distinctif

199

Index des mots grecs

Sont uniquement mentionneacutes les mots faisant lrsquoobjet drsquoun commentaire

ἀγένητος sans naissance VIII 3 ἀΐδηλος hideux raquo X 3 ἀληθείη veacuteriteacute I 29 II 4 VIII 51 ἀληθής vrai I 30 VIII 17 28 39 ἀμοιϐός de remplacement I 14 Ἀνάγκη Neacutecessiteacute VIII 16 30 X 6 ἀνώλεθρός impeacuterissable VIII 3 ἀπατηλόϛ trompeur VIII 52 ἀτέλεστος sans fin VIII 4 ἀτρεμής non tremblant I 29 VIII 4 δαίμων diviniteacute I 3 XII 3 XVI 1 δέμας corps VIII 55 59 διάκοσμος transmonde VIII 60 Δίκη Justice I 14 28 VIII 14 δόξα opinion I 30 VIII 51 XIX 1 δύναμις force IX 2 XVIII 2 4 (virtus) εἰδώς qui sait I 3 VI 4 εἰμί ecirctre249 - εἶναι (autonyme) laquo ecirctre raquo III VI 1 2 (sous-entendu) - εἶναι (non autonyme) ecirctre I 32 VII 1 VIII 18 32 39 40 - ἔμμεναι (autonyme) laquo ecirctre raquo VI 1 - ἔμμεν (non autonyme) ecirctre II 6 ἔμεναι VIII 38 - ἔστι(ν) (autonyme) laquo ldquoestrdquo est raquo II 3 4 5 III V 1 VI 1 VIII 3 9 16 35 - ἔστι(ν) ou ἐστί(ν) (non autonyme) I 27 VI 9 VIII 5 11 15 18 20 22 24 25 27 33 34 (bis) 36 42 45 46 47 48 54 IX 3 XVI 3 4 - οὐκ ἔστι(ν) (autonyme) laquo nrsquoest pas raquo II 3 5 VI 2 VIII 16 - οὐκ ἔστι(ν) (non autonyme) nrsquoest pas VIII 9 - εἰσι(ν) sont I 11 II 2 VIII 54 - ἔασι sont VIII 2 XIX 1 - εἴη serait VIII 47 - ἐόν (autonyme) laquo lrsquoeacutetant raquo VI 1 - ἐόν (τὸ) (non autonyme) (l)rsquoeacutetant IV 2 (bis) VIII 3 12 19 24 25 (bis) 32 33 35 37 46 47 (bis) ὄν VIII 57 - μὴ ἐόν (τὸ) ce qui est penseacute comme nrsquoeacutetant pas II 7 μὴ ἐόντα VII 1 - μὴ εἶναι ne saurait ecirctre II 3 ne soit pas II 5 - οὐκ εἶναι ne pas ecirctre VI 8 - Voir aussi πέλω ecirctre VI 8 VIII 11 18 19 45 εἷς μία ἕν un VIII 6 54 ἔλεγχος reacutefutation VII 1 ἐοικώς semblable VIII 60 Ἔρως Amour XIII εὐαγής eacuteclatant de lumiegravere X 2

249 Le non helleacuteniste doit savoir que lrsquoentreacutee drsquoun verbe dans les dictionnaires grecs est la premiegravere personne de lrsquoindicatif preacutesent (εἰμί = laquo je suis raquo) et non lrsquoinfinitif comme dans un dictionnaire franccedilais

200

ἠδέ hellip soithellip (disjonctif) II 5 hellip ethellip (disjonctif et accumulatif) I 30 ἠμέν soithellip (disjonctif) II 3 ethellip (disjonctif et accumulatif) I 29 ἦτορ cœur I 29 θεά deacuteesse I 22 θέμις permis VIII 32 Θέμις Droit I 28 θυμός ardeur I 1 ἡγεμονεύω conduire et montrer I 5 ἳππος (ἡ) jument cavale I 1 ἰσοπαλής de force eacutegale VIII 44 κατατίθημι deacuteposer apposer VIII 39 53 XIX 3 κέλευθος chemin I 11 II 4 VI 9 κληΐς cleacute I 14 κόσμος monde IV 3 VIII 52 κρᾶσις meacutelange XVI 1 κρίνω juger VII 5 VIII 16 interpreacuteter VIII 55 κυϐερνάω gouverner XII 3 λέγειν dire VI 1 λόγος parole I 15 raison VII 5 discours VIII 50 μέλος membre XVI 1 3 μέτα (= μέτεστι) se trouve IX 4 μή penseacute comme nehellip pas II 3 5 7 VI 2 VII 1 VIII 7

- μηδέ et que nehellip pas VII 3 - μηδέν nehellip rien VI 2 VIII 10 IX 4

μητίομαι imaginer XIII μίξις meacutelange XII 4 Μοῖρα Destin I 26 VIII 37 μορφή forme VIII 53 μουνογενής drsquoun genre unique VIII 4 μῦθος exposeacute II 1 VIII 1 νοέω penser II 2 III VI 1 VIII 8 34 36 νοητoacuteς VIII 8

- νοεῖν ἐστίν (autonyme) laquo penser ldquoestrdquo raquo III νόος (νοῦς) penseacutee IV 1 VI 6 XVI 2 νύξ nuit I 9 11 VIII 59 IX 1 3 XII 2 ξυνεχής constant VIII 6 συνεχής drsquoun seul tenant VIII 25 ξυνός commun V 1 XI 2 ὁδός voie I 2 5 27 II 2 VI 3 VII 2 3 VIII 1 18 ὁμῶς ensemble IV 1 VI 7 VIII 49 ὄγκος courbure masse volume VIII 43 ὄνομα nom VIII 38 XIX 3 ὀνομάζω nommer VIII 53 IX 1 οὐ(κ) οὐχί nehellip pas I 30 II 3 5 7 IV 2 VI 2 8 VIII 8 9 11 16 17 20 32 33 35 54

- οὔτι nehellippas I 26 - οὔτε et nehellippas ni II 7 8 IV 3 4 VIII 13 14 44 45 46 (bis) 47 - οὐδέ ni non plus VIII 5(bis) 7 8 (bis) 12 20 22 23 24 - οὐδέν rien VI 4 VIII 36 - οὐ μήποτε il nrsquoest pas agrave craindre que VII 1 - οὐ μή ποτε nehellip jamais VIII 61

οὖλος entier VIII 4 38

201

οὐρανός ciel X 5 παλίντροπος reacuteversible VI 9 παναπευθής totalement inexplorable II 6 πᾶς tout I 3 28 32 (bis) VI 9 VIII 5 22 24 25 33 38 48 60 IX 1 X 1 XII 3 4 16 4 (bis) πέμπω deacutepecirccher I 2 8 XII 5 προπέμπω I 26 πλέον (τὸ) pour la plupart XVI 4 πολύπειρος tant essayeacute VII 3 πολύποινος qui chacirctie fort I 14 πολύφημος aux multiples discours I 2 πολύφραστος si reacutefleacutechi I 4 προοίμιον proegraveme preacuteambule πύλη πύλαι porte I 11 17 πυνθάνομαι srsquoenqueacuterir apprendre I 28 X 4 πῦρ feu VIII 56 XII 1 στεφάνη couronne (sous-entendu) XII 1 στυγερός odieux XII 4 συνεχής voir sous ξυνεχής σῦριγξ boicircte (de moyeu) I 6 crapaudine I 19 ὑδατόριζος enracineacute dans lrsquoeau XVa φάος (φῶς) lumiegravere I 10 IX 1 3 XIV φατίζω formuler reacuteveacuteler VIII 35 60 φρονέω penser XVI 3 φύσις nature X 1 5 XVI 3 χνoacuteη moyeu I 6

202

Reacutefeacuterences Bibliographiques

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